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Sciences sociales

dimanche 30 août 2009, par Robert Paris

Le futur des sciences sociales

de Immanuel Wallerstein

L’espace et le temps sont les paramètres les plus élémentaires de notre existence. Ces concepts nous sont inculqués très tôt dans la vie et nous les utilisons constamment. Nous savons ce qu’ils sont. De plus, nous savons que le temps et l’espace sont deux dimensions tout à fait différentes de la réalité, bien qu’elles soient généralement considérées comme d’égale importance. Nous savons aussi qu’elles sont des réalités objectives, ne dépendant pas de nous et que nous ne pouvons pas modifier de façon significative. Chaucer exprime cette opinion souvent répétée dans The Clerkes Tale :

" For thogh we slepe or wake, or rome, or ryde,
Ay fleeth the tyme, it nyl no man abyde "

Je souhaite contester ces vérités évidentes. Je crois que le sens de l’espace et du temps dans nos existences est une invention humaine et que des groupes d’individus différents les définiraient différemment. Je pense en outre que l’espace et le temps sont irrémédiablement liés et qu’ils constituent une seule dimension que j’appellerai espace-temps. Je crois de plus, que non seulement nous pouvons les modifier de manière significative mais que les sciences sociales ont édifié une large interprétation et par conséquent une manipulation de l’espace-temps. L’interprétation donnée jusqu’à présent par les sciences sociales était en fait une vision très particulière qui est fortement remise en question aujourd’hui. Enfin, je crois que notre conceptualisation de l’espace-temps peut avoir un impact crucial sur notre futur social commun et qu’il est donc très important de regarder attentivement l’histoire et l’usage de ce concept.

Il est difficile de savoir comment d’autres formes d’êtres vivant conçoivent l’espace-temps. La plupart des animaux semblent posséder le sens de la territorialité, ils ont même une façon de la marquer. Ont-ils également la perception du temps ? Les mammifères, au moins semblent avoir une perception de l’étendue de la vie et d’une certaine façon, reconnaître son déroulement. Les humains ont poussé cela beaucoup plus loin. Nous avons créé des mesures du temps et de l’espace. Il existe pour cela, la règle et la montre. Ce sont, si l’on y réfléchit, des inventions remarquables. Au départ, ce ne sont que des mécanismes grossiers de mesure qu’un millénaire de progrès technologique a perfectionnés. Aujourd’hui, les physiciens (ou est-ce les ingénieurs ?) peuvent apparemment garantir les mesures avec un extraordinaire degré de précision. Non seulement nous connaissons la durée d’une seconde ou la longueur d’un pouce rapportés à un phénomène cosmique que nous pensons stable (ou au moins plus stable), mais nous définissons les distances cosmiques par le concept d’années lumières, espace parcouru par la lumière en une année.

Une telle précision dans la mesure est sans aucun doute très importante pour de nombreuses activités de haute technologie, mais la plupart du temps et pour la majorité d’entre nous, nous pouvons nous contenter d’outils plus simples. Nous nous attendons rarement à ce que notre montre indique, à la seconde près, la même heure que celle de notre entourage. Nous décrivons les phases de l’existence en termes vagues, en catégories inexactes comme l’enfance, l’adolescence et la vieillesse. Nous utilisons des termes comme grandes agglomérations, petites villes mais il nous serait souvent difficile de fournir un chiffre assez précis de la population, sans parler du nombre de kilomètres carrés de la superficie d’une ville. Nous ne nous sentons pas intellectuellement diminués par l’usage de ces approximations. Le devrions-nous ? Je ne le pense pas. La notion de grande agglomération est bien souvent plus significative que le fait de savoir qu’elle a 414,4 km2 et 3 257 490 habitants. D’une part, le chiffre de population change virtuellement chaque seconde, d’autre part, les décisions d’inclure ou d’exclure quelques kilomètres carrés supplémentaires aux limites urbaines passent bien souvent inaperçues pour la plupart de la population. Il serait cependant difficile de parler du monde actuel si l’on supprimait de notre vocabulaire le terme agglomération.

Quels types d’espace-temps utilisons nous, et à quelles fins ? Le "nous" de la question est ambigu, car ce "nous" est multiple. Dans un article précédent, j’ai défini cinq types d’espace-temps en usage dans le monde moderne. J’ai nommé ces cinq catégories : l’espace-temps épisodique de la géopolitique, l’espace-temps cyclico-idéologique, l’espace-temps structurel, l’espace-temps éternel et l’espace-temps transformationnel. Sans reprendre en détail le contenu de cet article, permettez que je précise chacun de ces concepts afin d’envisager comment les sciences sociales les ont utilisés ou les ont ignorés depuis 150 ans.

Par espace-temps géopolitico-épisodique, je veux dire ces catégories avec lesquelles nous débattons de l’histoire immédiate, par exemple dans les quotidiens quand ils traitent des émeutes de Brixton ou des élections en Ulster. L’histoire immédiate n’est pas juste l’histoire en cours. La prise de la Bastille le 14 juillet 1789 est aussi de l’espace-temps géopolitico-épisodique. L’élément clé réside en une définition courte en terme de temps et d’espace et en la liaison des événements au sens que leur donne le contexte immédiat dans lequel ils se produisent.

Par espace-temps cyclico-idéologique, je désigne ces catégories par lesquelles nous expliquons quelques fois l’histoire immédiate, comme lorsque l’on rend compte des élections en Ulster par l’opposition ancestrale entre catholiques et protestants, ou des difficultés de la Grande Bretagne à liquider les séquelles du colonialisme britannique, ou par d’autres facteurs qui mettent l’accent sur une période de temps long et qui impliquent une définition de la situation prenant sens dans le temps et l’espace de groupes particuliers.

Par espace-temps structurel, j’entends ces catégories par lesquelles nous désignons des phénomènes tels que "l’émergence de l’occident" ou la continuité de la pertinence culturelle du limes romain, ou par lesquelles nous essayons de comprendre les fondements de la spectaculaire croissance économique de l’Asie de l’est dans l’économie mondiale, à la lumière d’explications structurelles du fonctionnement du système monde. Ces explications reposent sur un temps beaucoup plus long et définissent en fait le type de système historique dans lequel nous vivons aussi bien que ses frontières dans le temps et dans l’espace.

Par espace-temps éternel, je désigne par exemple, les explications du "nettoyage ethnique", en terme d’incompatibilité fondamentale affirmée des groupes entre eux, ou d’instincts agressifs que l’homme est supposé avoir, ou même les effets du climat sur le comportement social. Le critère de définition est ici une affirmation d’intemporalité et de non spatialité, c’est de fait l’inapplicabilité du temps et de l’espace dans l’analyse.

Par espace-temps transformationnel, je me réfère à une analyse exactement opposée, qui repose sur la spécificité de l’événement, sa particulière qualité et son effet sur les grandes institutions de notre monde. La vision chrétienne de la venue du Christ sur terre est une explication de ce type. Nous pouvons en préciser l’année et le lieu mais ont-ils un intérêt ? Ou si vous préférez un exemple plus séculier, abordons la question de la "révolution agricole". Là encore, on peut préciser l’année et le lieu, d’une façon plus approximative cependant ; mais à nouveau quel en est l’intérêt ? Ce qui compte, c’est la transformation profonde, la rupture qui, pensons-nous, s’est produite et a affecté tout ce qui a suivi. Bien que le lieu et le temps ne semblent pas jouer, au sens où ils ne participent pas intrinsèquement à cette rupture, ou même à son explication immédiate, l’espace-temps transformationnel est supposé se produire au "bon" endroit et au "bon" moment, par conséquent dans les seuls lieu et temps où il pouvait se dérouler.

Ce qu’il est important de noter à propos de ces cinq variétés d’espace-temps, c’est que chacun représente un niveau totalement différent d’analyse avec des conceptions différentes de l’espace et du temps. Par ailleurs, il n’est pas une de ces cinq variétés qui ne soulève de controverses ou qui ne soit contestée. Quelle que soit l’explication contextuelle que je fournisse de chacune de ces cinq variétés, d’autres diront que j’ai utilisé des définitions erronées du temps et de l’espace. Assurément, c’est ce qui est en jeu en Ulster. Pour le Sinn Fein, l’Ulster fait partie d’un espace appelé "Irlande", à la fois moralement et historiquement, bien qu’il en soit détaché juridiquement. Pour les Unionistes, l’Ulster fait partie d’un espace appelé Royaume Uni, moralement, historiquement et juridiquement. De plus, si l’on demande aux deux parties depuis quand cela est une réalité, vous obtiendrez des réponses divergentes.

Quelquefois le débat se porte sur la nature de l’espace-temps le plus pertinent. Prenons le débat, obscur à tous ceux qui n’en sont pas partie prenante, du Kosovo. Kosovo est le nom géographique d’un district de la Yougoslavie d’après-guerre. Du temps où Tito était président, cette région reçut un statut juridico-politique particulier. Bien qu’elle ne fût pas une des six républiques fédératives, elle fut proclamée région autonome de l’une de ces républiques, la Serbie. En 1989 la Serbie révoqua unilatéralement le statut d’autonomie du Kosovo. Je n’ai pas l’intention de débattre de la légalité constitutionnelle de cette action. Je m’intéresse à ses justifications. Au Kosovo, la grande majorité des habitants sont Albanais, selon les critères ethniques en usage dans cette région du monde. Ils réclament le droit à l’autodétermination sur la base de leur nombre dans cette région dont les frontières ont seulement été établies officiellement au XXe siècle. Ils raisonnent en terme d’espace-temps géopolitico-épisodique. L’argument du gouvernement serbe était radicalement différent. Il parle au nom d’une entité vraisemblablement ancienne, le peuple serbe. Il affirme que le Kosovo est le berceau historique de la Serbie parce que c’est là qu’en 1389 les Serbes choisirent la mort plutôt que la reddition aux ennemis Ottomans (à qui les Albanais du Kosovo qui sont musulmans sont mentalement assimilés). L’argumentation repose sur le fait que cette bataille a fait naître le sentiment national serbe et qu’il est par conséquent inconcevable qu’il puisse exister un État serbe sans le Kosovo. De ce fait, pour les Serbes, les derniers chiffres de population et les frontières actuelles sont tout simplement hors- propos. Le Kosovo fait partie de la Serbie à cause d’événements qui se sont déroulés au XIVe siècle. C’est une argumentation qui s’appuie sur l’espace-temps structurel, l’appartenance du Kosovo à la Serbie était un fait structurellement acquis. Il n’y a aucun moyen de résoudre ce débat intellectuellement. Aucun des deux camps ne peux démontrer son bon droit, si par démonstration, nous entendons des raisonnements qui soient soutenus par la charge de la preuve dans une construction scientifique. C’est un affrontement politique au sein duquel les coordonnées de l’espace-temps sont un simple outil pour chaque camp. La question ne pourra être résolue que politiquement.

Ces questions de l’Ulster et du Kosovo sont des différends politiques, typiques de notre temps. Ce qui est intéressant dans ces exemples pour notre propos est non seulement l’emploi des concepts particuliers de l’espace-temps mais aussi implicitement (et parfois explicitement), l’appui dans les deux cas sur des justifications provenant des sciences sociales. Les sciences sociales ne sont nullement neutres sur de tels sujets, elles sont même souvent ambiguës. C’est dans l’espoir de réduire une partie de l’ambiguïté et de souligner la non-neutralité des conceptualisations que je discute de ces questions aujourd’hui.

Nous commencerons par nous rappeler une partie de l’histoire des sciences sociales .Cette forme de connaissances, son nom même, sont principalement une production du XIXe siècle. Cela ne signifie pas que les questions discutées en sciences sociales n’aient pas été précédemment élaborées par des auteurs dont certains valent encore la peine d’être lus aujourd’hui. Mais l’idée qu’il y a un domaine spécifique du savoir, que nous appelons les sciences sociales, qui a lui même été divisé en disciplines, que la production et reproduction de ce savoir disciplinaire devaient s’effectuer à l’intérieur d’institutions particulières, tout cela ne fut définitivement réalisé qu’entre 1850 et 1914.

Quand je dis que ces institutions sociales furent élaborées, je pense d’abord aux "noms" qui furent acceptés comme domaine des connaissances et qui furent consacrés par l’ouverture de chaires et de départements universitaires, au sein desquels des étudiants pouvaient obtenir des diplômes faisant d’eux des spécialistes de ces disciplines. La plupart des étudiants obtenant un doctorat finissaient par devenir professeur ou chercheur dans un environnement para-universitaire. De plus ces spécialistes créèrent des associations nationales (et plus tard internationales), fondèrent des journaux érudits portant le nom des dites disciplines. Associations et journaux devaient permettre des échanges d’opinions mais servirent aussi à identifier les limites des disciplines. Finalement, les grandes bibliothèques commencèrent à classer leurs livres en fonction de ces disciplines. Dans cette période, cette activité concerne essentiellement cinq pays, la Grande Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Italie et les États-Unis. De toutes ces structures organisées en 1914, presqu’aucune n’existait en 1850. Les noms consacrés étaient au nombre de six, seulement six pourrait-on dire : l’histoire, l’économie, la science politique, la sociologie, l’anthropologie et les études orientales. Je reviendrai plus loin sur le cas de la géographie et sur les raisons pour lesquelles je ne l’inclus pas dans cette liste. Si l’on regarde attentivement la liste de ces six disciplines, comme elles se définissaient alors, on peut remarquer qu’elles reflètent trois clivages principaux tous en rapport avec l’espace-temps. Tout d’abord, le clivage passé/présent. L’histoire étant supposée traiter du passé, l’économie, la science politique et la sociologie étaient de facto en rapport avec le présent.

Ensuite, le clivage civilisés/autres, un clivage qui se définissait géographiquement comme : occidental/non occidental. Les quatre disciplines que je viens de mentionner, l’histoire, l’économie, la science politique et la sociologie, ne s’intéressent pratiquement exclusivement pendant cette période qu’à l’occident. En effet, ces sciences ne concernent seulement que les cinq pays cités précédemment. La plupart des autres pays, les non occidentaux, ressortaient des domaines de l’anthropologie et des études orientales. Là aussi, la division entre ces deux disciplines était d’ordre géographique. L’anthropologie était supposée traiter des tribus primitives, vivant en des lieux spécifiques de la planète, la plupart de l’Afrique, certaines parties de l’Asie du sud est ; des lieux enclavés, difficiles d’accès (régions montagneuses, forêt dense, régions polaires) des Amériques, du grand nord eurasiatique, de l’Himalaya ainsi que les îles isolées du globe. Les études orientales concernaient des régions qui furent définies comme ayant à un certain moment du passé appartenu à de grands empires bureaucratiques, exerçant sur elles leur contrôle politique ; notamment, la Chine, le Japon, l’Inde, le monde arabe, la Perse, le monde turc et byzantin.

En plus de ce premier clivage (passé /présent) ostensiblement temporel et du second (civilisé/autres) qui était ostensiblement spatial, il y avait un troisième clivage dont les lignes de démarcation étaient celles de l’espace hypothétique. C’était le clivage entre économie, science politique et sociologie. Ces trois disciplines définirent leurs frontières selon des domaines supposés autonomes, le marché, l’État et la société civile. Pourquoi est-ce que je l’appelle espace hypothétique ? A l’étude, il apparaît que les frontières géographiques de chaque unité d’analyse étaient de fait identiques. Les frontières étaient celles de l’État, dans sa définition juridique actuelle, réellement ou potentiellement. Il était supposé y avoir un État national britannique, une économie nationale britannique, une société britannique. On voit immédiatement les problèmes d’une telle conception dans cet exemple de la Grande Bretagne. Pourquoi devrions-nous parler d’une société britannique et non pas de sociétés écossaise et anglaise ? Peut-on dire qu’il y a une société civile du Northumberland ? ou des Highlands ? J’appelle cela espace hypothétique parce que le spécialiste prétend pouvoir distinguer les activités qui concernent le domaine de l’État de celles qui concernent la sphère du marché ou de la société civile. Il affirme qu’il peut d’une façon ou d’une autre les garder analytiquement séparées et concentrer son attention sur l’un ou l’autre des domaines. Mais s’ils sont réellement séparés, ne sont-ils pas hypothétiquement spatiaux, même si les espaces se recoupent, un peu comme les juridictions mêlées de l’Europe féodale que les érudits décrivent comme une structure de "souveraineté parcellisée", précisément parce qu’une portion de territoire peut ressortir de plusieurs juridictions concurrentes. Cette partition du savoir du monde social en ces six disciplines ne fut bien évidemment pas accidentelle. Elle reflétait le monde dominant, la vision de l’occident au XIXe siècle et plus particulièrement du libéralisme qui se cristallisa comme géoculture du système monde en réponse aux soulèvements occasionnés et symbolisés par la Révolution française. C’était l’époque de la croyance dans le progrès, progrès vers un monde plus civilisé, progrès dont les impulsions étaient censées se trouver en Occident, progrès vers un monde dans lequel la différentiation des institutions était supposée être le point d’appui du système social.

L’impact de ce fractionnement sur la façon dont nous concevons et utilisons l’espace-temps est rarement abordé. Des cinq types d’espace-temps que j’ai énumérés, ce fut l’espace-temps éternel qui occupa la place principale. Ce n’est nullement surprenant. Ce même XIXe siècle est l’époque où les sciences de la nature, particulièrement sous la forme de la mécanique newtonienne triomphent finalement, en tant que seule forme véritable et légitime du savoir. Le savoir théologique a été définitivement détrôné, mais il en a été de même pour la philosophie, qui dorénavant était perçue comme étant tout autant arbitraire et spéculative que la théologie. À la fin du XIXe siècle, Windelbrand développa la thèse maintenant largement acceptée que les sciences sociales étaient saisies de ce qu’il appelle une Methodenstreit, entre ce qu’il appelle épistémologie idiographique et nomothétique, ce qui signifie, entre ceux qui pensaient que chaque situation sociale était particulière et que tout ce qu’un spécialiste puisse faire, était de la reconstruire par empathie ou par l’herméneutique, et ceux qui pensaient que chaque situation sociale pouvait être analysée en terme d’universel, ce qui recouvre des lois s’appliquant à tout le temps et l’espace. C’était bien sûr la même distinction que C.P. Snow devait développer plus tard entre ce qu’il nommait les deux cultures, les humanités ou la littérature d’une part et la science de l’autre. De toute façon, Windelbrand ne parlait ni de littérature ni de sciences mais de science sociale, ce qui nous permet de voir que la séparation entre les deux cultures passait juste au milieu de cette forme entre-deux de savoir que nous appelons science sociale. Les sciences sociales méthodologiquement ne semblaient pas avoir d’autonomie. Ses praticiens étaient attirés dans deux directions opposées par les deux grands courants intellectuels, et les chercheurs en sciences sociales avaient le sentiment qu’ils devaient choisir un des camps. Nous savons quel camp ils choisirent. Dans la période allant au moins jusqu’en 1945, la majorité de ceux qui s’intitulèrent historiens tendirent à opter pour le coté humaniste, à se considérer praticiens d’une épistémologie idiographique. Leur argument était sans détours. La texture dense de la réalité historique ne pourrait jamais se réduire en de simples formules ou équations. Les événements historiques sont uniques et ne se répètent pas. Plus nous nous penchons sur une séquence particulière d’événements et plus elle apparaît complexe, en terme de motivations et en type de facteurs expliquant ses prolongements. La tâche des historiens devrait être de capturer la réalité dans sa richesse, en se référant aux sources écrites de l’époque (le document primaire) et de transmettre ce qui est arrivé avec empathie aux lecteurs. Il est certain que la révolution historiographique du XIXe siècle fut profondément influencée par le mythe de la science. Les historiens affirmèrent vouloir faire apparaître ce qui avait vraiment été, et ils voulaient utiliser pour l’établir, des preuves empiriques (archives). Ils acceptèrent ainsi l’existence d’une réalité objective, en dehors de la personne du chercheur, un principe de base de la science, et l’idée que le chercheur ne devait pas laisser ses préjugés intervenir dans son analyse (autre principe de base). Par ailleurs, ils se joignirent aux savants des sciences naturelles pour dénoncer la philosophie qui semblait pour les historiens l’incarnation de mythe plutôt que la réalité. Ce fut ainsi précisément parce qu’ils rejetaient si fortement la philosophie qu’ils devinrent profondément suspicieux envers les généralisations, se demandant quelle validité empirique de telles généralisations pourraient avoir, craignant que leur usage ne rouvre le chemin de la spéculation philosophique.

Ainsi les historiens prêchaient la proximité aux données tirées des archives, ce qui crée une forte double contrainte. La première est géographique puisque l’existence d’archives dépend de conditions sociales qui ne se rencontrent pas de façon égale dans toutes les parties du monde. La deuxième est temporelle en raison du type de données disponibles dans les archives. Normalement les archives contiennent des données définies en termes d’espace-temps géopolitico-épisodique. Qui écrit les documents et qui les collecte ? D’abord les Etats, et premièrement pour enregistrer les transactions géopolitiques courantes. Il y a cependant une contrainte supplémentaire : les archives contiennent des secrets, et en conséquence, les États ne les rendent disponibles que pour des périodes passées depuis longtemps. La règle des cinquante ans est courante. De ce fait, les archives ne peuvent être utilisées pour analyser le présent.

Les économistes, les chercheurs en sciences politiques et les sociologues s’orientèrent dans une tout autre direction. Ces disciplines étaient basées sur les institutions du monde moderne qu’ils supposaient distinctes. En ce sens, le monde pré-moderne semblait sur le plan intellectuel largement sans rapport. Mais comment connaître le monde moderne ? Le génie scientifique guidait les chercheurs vers l’observation directe. Les informations qui pouvaient jeter de la lumière sur les questions qu’ils posaient étaient à portée de main et non dans les archives. Les informations sur l’État, le marché et la société civile se trouvaient dans les données publiques à disposition ou elles pouvaient être créées. Elles étaient plus faciles à trouver ou à créer quand elles concernaient le présent immédiat : données de toutes sorte tirées des statistiques publiques, des rapports de presse, des interviews. Comment pouvait-on être sûr que de telles données étaient dignes de confiance ? Quelle pouvait en être la fiabilité ? La réponse se trouvait dans la quantification et donc dans le soin apporté à la collecte des données. Ceci renforçait l’orientation vers le présent de ces trois disciplines, du fait que les meilleures données (en terme de fiabilité) étaient normalement les plus récentes et étaient collectées dans des sites qui avaient la meilleure infrastructure, ce qui renforçait la tendance géographique étroite de ces chercheurs. Ces chercheurs tentaient d’approcher les conditions des chercheurs en sciences naturelles, créant de pseudo laboratoires où la pratique des chercheurs elle-même pouvait être contrôlée. Il ne pouvait y avoir qu’une seule voie pour justifier la validité de données basées sur un échantillon limité dans le temps et dans l’espace, la pleine confiance dans une épistémologie nomothétique. Si on assumait l’idée que le comportement social était gouverné par des lois, le lieu de l’échantillon était sans importance. L’espace-temps éternel était le postulat nécessaire des chercheurs nomothétiques en sciences sociales.

Quand nous nous tournons vers les sciences sociales extra européennes, "l’anthropologie et les études orientales", nous découvrons qu’elles tendent à défendre des positions épistémologiques très proches de celles de l’histoire. Les anthropologues s’intéressent à la compréhension, l’explication et la médiation des réalités sociales de peuples qui étaient, d’un point de vue européen, extrêmement étranges, primitifs selon le terme consacré à l’époque. Le concept de primitif a un sens clairement opérationnel. Ces peuples avaient une technologie qui n’utilisait pas le savoir de la science moderne ; ils ne produisaient pas de documents écrits ; ils occupaient des espaces relativement restreints ; ils n’avaient pas d’institutions différenciées. On en tirait deux conclusions épistémologiques de cette définition. La première était la difficulté d’acquérir des connaissances sur ces peuples, en dehors d’un contact direct et prolongé dans le cadre d’une méthode intitulée l’observation participante. Ce qui signifiait nécessairement que les données étaient principalement contemporaines. Mais, d’un autre côté, on supposait (et on devait souligner le verbe "supposer") que, si ces peuples étaient présentement primitifs, il ne pouvaient pas y avoir eu d’évolution historique, et par conséquent que leur comportement dans le passé devait avoir été le même que leur comportement dans le présent. Ils étaient par conséquent des "peuples sans histoire". Pour cette raison, les études ethnographiques étaient rédigées dans ce qui était appelé le présent anthropologique.

L’aire limitée que couvraient ces peuples conduisait à l’observation de la singularité de chaque peuple voisin, dans sa langue, ses coutumes, ses croyances. On en déduisait que la structure complexe de chaque peuple était irréductible à des formules, et par conséquent que les généralisations, même sur les peuples primitifs en général, étaient incertaines si ce n’est totalement exclues. Nous arrivons ainsi à la conclusion semblable à celles que les historiens avaient formulées confrontés à leurs documents d’archives : seule une épistémologie idiographique était légitime. Le fait que les anthropologues en arrivent à défendre la nature raisonnable des coutumes étranges des peuples qu’ils décrivaient, renforçait cette tendance que toute généralisation semblait réifier les coutumes et les normes européennes comme les seules "rationnelles". Dans cette voie, les ethnologues utilisaient aussi l’espace-temps géopolitico-épisodique, même si le terme géopolitique sonne anachronique ici, parce que le sens donné aux coutumes l’est par le contexte immédiat dans lequel elles surviennent.

Les études orientales étaient confrontées à un dilemme différent. Les chercheurs travaillaient sur ce qu’on appelait au XIXe siècle les grandes civilisations. Le sens opérationnel du terme était clair là aussi. Les grandes civilisations occupaient de larges espaces sur de longues durées, possédaient des technologies complexes (bien que moins complexes que celles du monde moderne occidental), des documents écrits, des langues unifiées, et des "religions-monde" (par quoi nous signifions des religions qui recouvraient toute l’aire de grande civilisation). Ceci était sous-tendu par l’existence, à un ou plusieurs moments de l’histoire, d’un large empire bureaucratique couvrant l’aire d’extension de la civilisation en question.

Quoi qu’il en soit, ces grandes civilisations n’étaient pas modernes et leur non modernité devenait le centre d’intérêt de l’analyse. Pourquoi n’étaient-elles pas modernes, en fait pourquoi n’avaient-elles pu devenir modernes, c’était l’énigme que les études orientales essayaient de résoudre. Comment la résoudre ? Ici encore le problème était celui de l’accès à la connaissance d’une civilisation étrange, mais complexe requérant un long contact avec elle. Dans ce cas, cependant, on mettait l’accent sur le contact avec les textes écrits et non avec le peuple. Ces textes étaient pour la plupart anciens et religieux et requéraient une analyse philologique pour être capable de traduire leur sagesse en termes compréhensifs par le monde occidental. Quelque part dans ces textes le chercheur pouvait découvrir les raisons de l’incapacité de ces civilisations à se moderniser. Par conséquent, bien que l’objet d’étude imposât une histoire diachronique, on insistait sur les éléments qui "gelaient" le procès de modernité ou empêchaient le mouvement de modernisation. D’un point de vue important, ces civilisations incarnaient le passé traditionnel de l’ouest que celui-ci avait quelque part dépassé. Une fois encore par conséquent le chercheur était renvoyé dans une structure idiographique traitant de la particularité essentielle de la civilisation chinoise, hindou ou arabo-musulmane. Une fois encore le seul espace-temps qui semblait important était l’espace-temps géopolitico-épisodique, bien sûr à grande échelle, mais néanmoins prenant sens dans le contexte immédiat dans lequel il se produisait. En résumé, six disciplines émergeaient à cette période. Et dans le grand débat méthodique, trois d’entre elles s’affirmaient nomothétiques, l’économie, la science politique et la sociologie et les trois autres idiographiques, l’histoire, l’anthropologie et les études orientales. Les premières utilisaient l’espace-temps éternel et les secondes l’espace-temps géopolitico-épisodique. Et aucune d’elles ne semblait utiliser les trois autres catégories d’espace-temps que j’ai identifiées.

Le moment est maintenant venu de parler de la géographie comme discipline. La géographie est bien sûr enseignée dans presque toutes les universités du monde. C’est une appellation honorée. Mais curieusement, en termes de nombre de chercheurs et de centres d’attention, elle n’a jamais atteint l’importance des six disciplines dont je viens de parler. Pourtant c’est la seule autre science sociale, avec l’histoire, qui est enseignée dans toutes les écoles secondaires du monde. Ceci semble anormal et mérite quelque explication. Je crois que la clé se trouve dans le fait que la géographie ne s’accordait pas au modèle précis que j’ai décrit. Elle ignorait les clivages.

D’un côté la géographie a reçu une grande impulsion forte de l’exploration européenne du monde non européen. Ce qui a entraîné, au XIXe siècle particulièrement, son large chevauchement avec l’anthropologie et dans une moindre mesure avec les études orientales. Mais la géographie s’intéressait aussi au monde occidental et plus particulièrement au pays dans lequel travaillaient les géographes, et dans cette direction, elle empiétait largement sur le domaine de l’histoire. Toutes ces disciplines étaient massivement idiographiques comme nous l’avons vu. Mais la géographie était aussi fortement orientée vers l’environnement naturel, empiétant sur les sciences naturelles, et tirée vers l’épistémologie nomothétique, croisant là l’économie, la science politique et la sociologie. Traversant les divisions disciplinaires qui émergeaient, et n’entrant dans aucune d’elles, nous aurions pu nous attendre à ce que la géographie disparaisse en tant que recherche autonome, ses différentes branches absorbées par les autres disciplines. Déjà en 1917, un géographe autrichien H. Hassinger la dénommait "la cendrillon de la science allemande". La question alors devient moins de savoir pourquoi la géographie n’a pas réussi à s’établir mieux mais surtout de savoir pourquoi elle a finalement réussi à survivre.

Je pense qu’il y a ici deux réponses. L’une est le support important que lui octroyaient les structures non universitaires, telles que la Royal Geographical Society, développant un intérêt particulier pour l’exploration. Il est révélateur à ce titre de feuilleter le Vol. I, N% 1, 193, du Society’s Geographical Journal. Il contient cinq articles signés : Dr. Fridtjof Nansen, "How can the North Polar Region be Crossed ?", A. P. Harper, Hon. Sec., N.Z. Alpine Society, "Exploration and Character of Principal New Zealand Glaciers" inton Dent, F.R.C.S., "Physiological Effects of High Altitudes", N. Andrusoff, "Exploration of the Black Sea", Captain F.D. Lugard, "Treaty Making in Africa"

Cette orientation vers des matières d’intérêt politique immédiat donnait certainement à la géographie une base que les autres disciplines n’avaient pas. Mais c’est moins important, je pense, que la seconde raison qui explique pourquoi la géographie n’a pas dépéri. Souvenez-vous : j’ai noté la position de faiblesse de la géographie dans les universités, et sa présence extrêmement forte dans les écoles secondaires, et par conséquent dans les écoles primaires. Voilà, je pense, le fil directeur. Pourquoi sa présence était-elle si appuyée dans le système scolaire ? Nous devons nous rappeler que l’une des fonctions centrales de l’éducation primaire obligatoire (et plus tard du secondaire obligatoire) à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle concernait l’intégration nationale, via la formation de citoyens nationaux. L’histoire était l’un des piliers de cette formation, destiné à faire comprendre aux étudiants qu’ils participaient d’une structure nationale singulière dont les racines plongeaient profondément dans le temps. La fameuse récitation des écoliers français "Nos ancêtres les gaulois" porte un témoignage particulier de cet effort. La géographie en était l’autre pilier. Les écoliers apprenaient d’abord la géographie de leur propre pays, avec la connaissance détaillée des noms de lieu, des variations régionales, et s’imprégnant par dessus tout de l’hypothétique unité du tout. La géographie s’offrait comme une leçon qui fait sens dans laquelle aucune partie de l’État ne pouvait être négligée, où toutes étaient utiles. La géographie a ainsi survécu comme discipline, tout juste une pauvre matière relative destinée aux écoliers. En résultat elle jouait cependant un petit rôle en obligeant à un estimation réelle de la centralité de l’espace dans l’analyse sociale. Les sciences sociales ont donné une place centrale à l’espace-temps éternel et réservé une place importante, encore que secondaire, à l’espace-temps géopolitico-épisodique, mais ont ignoré toutes les autres catégories d’espace-temps. Quelle différence cela faisait-il ? La première chose à signaler est la faveur accordée, sur les cinq catégories d’espaces-temps, aux deux qui faisaient du temps et de l’espace des phénomènes socialement exogènes et en fin de compte socialement sans importance. C’est ainsi que nous enseignons le temps et l’espace aux jeunes enfants. Le temps et l’espace sont là, ailleurs, toujours là, destinés à être plus ou moins mesurés. Ils constituent les marqueurs de nos vies. Nous dépassons des jalons. Nous fêtons des anniversaires. Ils constituent de formidables réalités, des colosses qui nous imposent des contraintes implacables. Cette conception est doublement abominable. Elle nous éloigne de la compréhension adéquate du monde social. Elle rend difficile sinon impossible, de jouer un rôle substantiel dans la construction du monde social que nous souhaiterions.

La poussée idiographique, utilisant l’espace-temps géopolitico-épisodique affirme en effet l’absence d’explication utile à ce qui s’est passé, au delà de la narration de la séquence d’événements qui précédaient l’objet de notre observation. L’accumulation de détails inclus dans cette séquence est fonction de la validité des rapports, du jugement de celui qui reconstruit la séquence quant à ce qui mérite d’y être inclus ou non et de l’énergie du chercheur et du lecteur. Toute séquence est infiniment extensible, et entre chaque point de la séquence, il y a toujours d’autres occurrences. Une vraie reconstruction de la séquence inclurait la reprise de l’histoire diachronique de l’univers. Comme ceci est absurde, la tendance naturelle est de limiter de façon drastique la séquence. Un pays déclare la guerre à un autre parce que ses dirigeants le décident. Le dirigeant le décide parce qu’il craint que l’autre pays fasse x ou y, ou parce que le dirigeant est sujet à l’influence d’un conseiller qui souhaite la guerre. Le taux de chômage s’est élevé parce que le taux de change de la monnaie nationale est devenu défavorable. Le taux de change est devenu défavorable parce que la production des exportations clés est devenu moins efficiente. La production des exportation clés est devenue moins efficiente parce que les syndicats ont empêché la mise en place du contrôle de qualité. Et ainsi de suite.

Dans ce genre de litanie, nous apprenons beaucoup, mais nous n’apprenons rien. Nous ne pouvons jamais décider si toutes les variables sont décisives ou seulement quelques-unes d’entre elles. Lesquelles auraient pu varier sans altérer le résultat ? C’est contre les limitations de ce genre d’utilisation idiographique du temps et de l’espace immédiats que le camp nomothétique pointe ses alternatives. Analysons, disent-ils, toutes les situations dans lesquelles le taux de change devient défavorable. Est-ce que cela entraîne toujours du chômage ? Si ce n’est pas la cas, sous quelles conditions particulières ? Nous cheminons ici dans la comparaison systématique et contrôlée. Mais est-ce que toutes ces situations que nous comparons relèvent de la même approche ? Il y a des taux de change en Asie de l’Est au XIIe siècle, et en Amérique latine au XXe siècle. Il y a des taux de change en période d’étalon-or dominant, et des taux de change en période d’étalon dollar flottant. Est-ce que le même concept de taux de change, défini opérationnellement, s’applique de la même façon dans ces différentes situations ? En bref avons-nous, par sa définition étroite, réifié le taux de change comme essence ?

C’est cette dernière série de questions qui a conduit un nombre important de chercheurs en sciences sociales du XXe siècle à rejeter le piège du choix obligé entre l’espace-temps géopolitico-épisodique et l’espace-temps éternel et à insister sur l’existence d’autres catégories d’espace-temps. Le meilleur exemple nous est donné par la version de l’histoire des Annales, au moins à l’époque de Febvre, Bloch et Braudel. Ils mettaient l’accent sur les espace-temps cyclico-idéologique et structurel. Le cœur de leur argument était que les concepts, les outils de base que nous utilisons pour faire des analyses comparées ne sont pas éternels mais dépendent des constructions de l’espace-temps que nous édifions. Oui, les explications sont possibles en termes de règles générales de comportement, mais seulement à l’intérieur du contexte de la structure spécifique à long terme, ce que je préfère appeler systèmes historiques.

Les systèmes historiques ont des vies et des espaces. Ils existent dans le temps et l’espace, et le temps et l’espace de leur existence est un élément fondamental de leur définition. Ils ont un espace-temps structurel, et l’une des questions-clés pour le chercheur en sciences sociales est de distinguer ses paramètres. Il n’est pas seulement là. Il a été créé comme élément de la création du système historique. Mais une fois là, il détermine les régularités du système, aussi bien que ses trajectoires. Il n’est en aucune façon facile de délimiter ses paramètres, particulièrement parce qu’ils évoluent dans le temps et l’espace et ne sont pas prédéterminés par quelque force céleste. Non seulement ces paramètres de temps et d’espace sont construits, mais ils doivent être intériorisés par les membres du système socio-historique s’ils ont à en contrôler (et limiter) l’action. Pourtant parce qu’ils sont structurels, ils sont intériorisés dans un niveau subconscient de façon à ne pas être en permanence mis en question, de façon à ce qu’ils fonctionnent avec une automaticité apparente. C’est l’une des raisons fondamentales du refus des sciences sociales au XIXe siècle de s’intéresser à eux. Observer l’espace-temps structurel peut entraîner la subversion de son aptitude à structurer le discours culturel et par là-même celle du système socio-historique lui même. C’est bien sûr particulièrement vrai du système socio-historique dans lequel nous vivons . Mais même l’étude d’espace-temps structurels de systèmes socio-historiques défunts peut faire émerger des questions sur celui du système courant . À l’intérieur de tout espace-temps structurel, il y a un espace-temps cyclico-idéologique parce que c’est cette catégorie d’espace-temps qui permet au système de fonctionner. On peu prendre l’analogie, et elle n’est pas mauvaise, de la respiration humaine. Si nous n’inhalions pas et n’exhalions pas, l’organisme humain ne pourrait pas survivre. Mais l’inhalation et l’exhalation sont des moments différents et le corps fonctionne différemment quand il fait l’un ou l’autre. L’espace-temps cyclico-idéologique porte aussi la subversion du système de notre monde moderne. En insistant sur les modèles répétitifs de long terme, on questionne l’idéologie des lentes accumulations de progrès, le nouveau étant toujours vu comme quelque chose de mieux. Mais si le nouveau n’est pas réellement nouveau ? Ou plutôt, si nous apprenons à distinguer le cyclique de la progression linéaire, ne pourrions-nous pas voir plus clairement quelles sont les contradictions d’un système donné et comment les procès cycliques fonctionnent comme des mécanismes de restauration d’un équilibre qui est inévitablement en train de se rompre au fur et à mesure que le système s’ébranle et s’éloigne irrémédiablement de l’équilibre ? N’avez-vous jamais été frappés par ce fait étrange que pratiquement tous les économistes s’accordent à reconnaître l’existence de cycles très courts, de 2 à 4 ans, qu’ils appellent "business cycles" (à peu près de la durée des cycles météorologiques) mais que la plupart des mêmes économistes considèrent comme absurde l’analyse de cycles de 50 60 ans, les fameux Kondratieff ? Comment les uns peuvent-ils être considérés comme si évidents et les autres comme si peu vraisemblables ? N’est-ce pas que les cycles longs révèlent certains modèles de fonctionnement du système de notre monde moderne, sa relation aux cycles du profit et des sources de profit et par conséquent menacent la sécurité idéologique des acteurs majeurs du système alors que les cycles ultra courts semblent si réconfortants, apportant l’assurance que les situations momentanément négatives ne le sont que momentanément ? Pourquoi sommes-nous si peu disposés à reconnaître que le relatif déclin de la domination américaine sur le système mondial dans les vingt dernières années ressemble fortement à ce qui est arrivé à la Grande Bretagne dans le dernier quart du XIXe siècle ? Pourquoi n’est-ce pas une matière centrale d’analyse pour les sciences sociales ? Une fois que nous commençons à entrer dans l’analyse des espaces-temps dans lesquels le monde bouge réellement, l’espace-temps cyclico-idéologique et l’espace-temps structurel, nous ne pouvons pas seulement analyser de façon effective notre système monde contemporain mais aussi bien l’ensemble de l’histoire humaine. Nous apercevons alors l’absurdité des clivages construits par les sciences sociales au XIXe siècle. Les différences ne sont pas entre le passé et le présent, ou entre les civilisés et les autres, mais entre différents systèmes socio-historiques, ou au moins différentes catégories de systèmes socio-historiques. Le temps et l’espace ne sont pas seulement ailleurs, ce sont les premiers éléments que nous étudions quand nous essayons de comprendre notre monde. Quelle catégorie d’espace-temps utilise-t-on et pourquoi, quelle catégorie nous aiderait dans l’évaluation des trajectoires ? Ceux qui critiquent l’accent mis sur les autres catégories d’espace-temps avancent un argument apparemment fort. Ils affirment qu’en tournant notre attention en priorité vers l’espace-temps structurel, nous semblons donner la priorité à l’immobile et de ce fait éliminer ce que certains appellent la "médiation humaine". C’est cependant mal interpréter l’espace-temps structurel. L’espace-temps structurel n’est pas immobile au contraire de l’espace-temps éternel. Ce dernier éternel prétend mettre l’accent sur le changement éternel (c’est-à-dire le progrès) mais il aboutit à un modèle dans lequel le comportement humain obéit toujours aux mêmes règles. L’espace-temps structurel met l’accent sur la continuité, soit, mais il pose aussi une limite temporelle à la continuité. Les structures se reproduisent jusqu’à ce que leurs contradictions internes, leurs trajectoires d’évolution contraignent à une bifurcation. Alors elles explosent ou implosent dans un changement réel.

Cette remarque nous amène au dernier des espaces-temps, que j’appelle l’espace-temps transformationnel. À la différence de ceux qui s’agitent au sujet de l’action, je ne crois pas que nous pouvons transformer le monde à chaque instant. Nous ne possédons ce pouvoir ni individuellement ni collectivement. Mais nous avons la possibilité de transformer le monde quelquefois, au bon moment. Précisément quand les structures s’éloignent fortement de l’équilibre, quand elles sont à l’orée de la bifurcation, que de petites poussées dans une direction ou une autre peuvent avoir un impact énorme, qu’elles peuvent de fait déterminer la forme du système historique de remplacement en train de naître. Ici encore, la sensibilité à nos espaces temps est essentielle. Il nous appartient de reconnaître les possibilités spatio-temporelles du moment, de saisir l’opportunité, mais nous ne pouvons la saisir si nous ne savons pas qu’elle existe et qu’elle est à certains moments dans certains lieux et non à d’autres. Il est peu utile de s’y efforcer si elle est absente. Et sa présence est de faible valeur si nous ne pouvons pas tenter de la saisir. Les sciences sociales, si elles ont une quelque utilité, doivent nous aider à reconnaître ces moments. Nous sommes condamnés à vivre dans des temps intéressants, comme le dirait le vieux proverbe chinois. Notre système socio-historique a atteint un moment de bifurcation. Il y en a de nombreux signes. L’un des plus intéressants est la remise en question du génie scientifique, dans sa forme newtonienne, par un segment significatif de la communauté scientifique dans les vingt dernières années. C’est le vieux modèle newtonien qui légitimait directement le concept d’espace-temps éternel et indirectement le concept d’espace-temps géopolitico-épisodique. Aujourd’hui les concepts s’accommodent des bifurcations, le chaos qui crée un nouvel ordre et les fractales deviennent populaires. L’interprétation particulière du temps et de l’espace produite par les sciences sociales au XIXe siècle a été sapée et peut maintenant être ouvertement discutée. Les frontières entre les disciplines sont de nouveau ouvertes.

Bien sûr il y a de nombreuses autres raisons pour conclure que notre système social historique est en crise. Je ne peux les développer ici. En ce sens nous vivons des temps intéressants. Et l’opportunité est à saisir. Mais il n’existe pas de garanties. Il dépend de notre volonté intellectuelle de "refaçonner" les sciences sociales comme outil de cette transformation. Il dépend de notre volonté politique d’oser développer une utopie mesurée et de chercher à la construire. Mai nous n’en ferons rien à moins d’apprécier le temps dont dispose l’espace et l’espace dont dispose le temps et le choix de l’espace-temps que nous utilisons. Regardons ces possibilités carrément en face. Je ne suggère pas que c’est sans risques ou que nous ne devrions pas être inquiets. Ce n’est pas un appel au triomphalisme naïf sur un monde meilleur. C’est un appel pour un choix moral et politique dans une situation difficile au sujet de laquelle nous ne maîtrisons que trop peu de savoir, dans un monde qui est encore trop fragmenté (en dépit de toute la magie de la révolution de l’information) pour étendre facilement la communication collective à l’ensemble du monde.

Pourtant, pourquoi le choix politique et moral devrait-il être facile ? S’il l’était, il n’y aurait pas beaucoup de choix et les opportunités ne vaudraient probablement le coup d’être explorées.

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