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L’attentat contre Trotsky

mercredi 28 octobre 2009, par Robert Paris

1940

Mémoire aux autorités mexicaines envoyé au président Cardenas par l’intermédiaire de son chef de cabinet. A. Lenero (T 4887), traduction du russe, revue. Les […] indiquent la partie qui ne fut pas publiée dans l’édition au Mexique en 1940 de Los Gangsters de Stalin parce qu’elle avait été reprise dans l’étude sur le Comintern et le G.P.U.

Léon Trotsky

L’Attentat du 24 mai
8 juin 1940

L’attaque se produisit à l’aube, vers quatre heures du matin. Je dormais profondément, car j’avais pris un soporifique après une journée de travail écrasante. Réveillé par les rafales de la fusillade, mais encore plutôt dans un demi-sommeil, je m’imaginai d’abord que l’on célébrait la fête nationale près de la maison, avec des feux d’artifice. Mais les explosions étaient trop proches de nous, à l’intérieur même de la pièce, près de moi, et au-dessus de ma tête. L’odeur de la poudre prenait de plus en plus à la gorge. De toute évidence, ce que nous attendions depuis longtemps était maintenant en train de se produire : nous étions attaqués. Où étaient les policiers cantonnés hors de la maison ? Qu’étaient devenus les gardes placés à l’intérieur ? Pieds et poings liés ? Enlevés ? Assassinés ? Ma femme avait déjà sauté du lit. La fusillade continuait sans arrêt. Ma femme m’a dit plus tard qu’elle m’avait entraîné sur le plancher, me poussant dans le coin entre le lit et le mur. C’est l’exacte vérité. Elle était restée devant moi, près du mur, comme pour me protéger de son corps. Mais, par gestes et à voix basse, je la persuadai de s’étendre à terre. Les coups de feu venaient de tous côtés, il était difficile de savoir d’où exactement. A un moment, comme elle me le raconta plus tard, ma femme put distinguer la lueur du coup de feu : c’est donc que la rafale partait de la pièce même, bien que nous ne voyions personne. Mon impression est que deux cents coups de feu environ furent tirés, dont une centaine dans la pièce même, tout près de nous. Des éclats de vitre et de plâtre volaient dans toutes les directions. Un peu plus tard, je m’aperçus que j’avais été légèrement touché deux fois à la jambe droite.

Quand la fusillade s’arrêta, nous entendîmes notre petit-fils [1] appeler dans la pièce voisine : « Grand-père ! ». La voix de l’enfant, dans la nuit, au milieu de la fusillade, reste le souvenir plus tragique de toute cette nuit. Après qu’une rafale eût traversé son lit en diagonale comme l’attestent les marques sur la porte et le mur, l’enfant se jeta sous son lit : une balle traversa le matelas, le blessa au gros orteil et s’enfonça dans le plancher. Les assaillants lancèrent deux bombes incendiaires et quittèrent la chambre de notre petit-fils. Criant « Grand-père ! », il courut derrière eux dans le patio, laissant derrière lui une traînée de sang et, sous le feu, se précipita dans la chambre d’un des gardes, Harold Robins [2].

Au cri de notre petit-fils, ma femme se précipita dans sa chambre, déjà vide. Le plancher, la porte et un petit meuble brûlaient. « Ils ont enlevé Sieva », lui dis-je. Ce fut le pire moment. Les coups de feu continuaient, mais déjà loin de notre chambre à coucher, quelque part dans le patio ou dehors, près des murs. Apparemment, les terroristes couvraient leur retraite. Ma femme s’empressa d’étouffer les flammes avec une couverture. Une semaine plus tard, elle devait encore soigner ses brûlures.

Deux membres de notre garde apparurent, Otto [Schüssler] et Charles [Cornell] : ils avaient été séparés de nous pendant l’attaque par un feu nourri de mitraillettes. Ils confirmèrent que les assaillants semblaient s’être retirés puisqu’on n’en voyait plus un seul dans le patio. Le garde de service cette nuit-là, Robert Sheldon Harte avait disparu. Les deux automobiles étaient parties. Pourquoi les policiers de garde, qui stationnaient à l’extérieur, gardaient-ils le silence ? Ils avaient été ligotés par les attaquants qui criaient « Vive Almazàn ». Telle fut l’histoire que racontèrent les policiers ligotés.

Ma femme et moi crûmes, le lendemain, que les attaquants avaient tiré à travers les fenêtres et les portes, et qu’aucun d’eux n’avait pénétré dans notre chambre. Pourtant un examen de la trajectoire des balles prouva de façon irréfutable que les huit coups qui frappèrent le mur à la tête des deux lits et qui trouèrent le matelas en quatre endroits, ainsi que les traces de balles dans le plancher sous le lit ne pouvaient avoir été tirés que de l’intérieur de la pièce. Des douilles trouvées sur le plancher et une couverture roussie en deux endroits témoignent en faveur de la même interprétation.

Quand les terroristes entrèrent-ils dans notre chambre ? Au cours de la première partie de l’attaque, avant que nous soyons réveillés ? Ou bien au contraire pendant les derniers moments, alors que nous étions couchés sur le plancher ? Je penche pour la seconde hypothèse. Ayant tiré à travers portes et fenêtres plusieurs vingtaines de balles, et n’ayant entendu ni cris ni gémissements, les attaquants avaient toutes raisons de penser qu’ils n’avaient pas achevé leur besogne. L’un d’entre eux a dû entrer au dernier moment pour donner le coup de grâce. Il est possible que draps et traversins aient conservé la forme de corps humains. A quatre heures du matin, la pièce était dans l’obscurité. Ma femme et moi restions étendus en silence et sans bouger sur le plancher. Avant de quitter notre chambre, le terroriste qui vint pour vérifier si la tâche était déjà accomplie a pu tirer quelques coups sur le lit « pour en avoir le cœur net ».

Il serait fastidieux d’analyser ici dans le détail les légendes variées, nées de l’incompréhension ou de la malveillance, qui ont servi directement ou indirectement à la théorie de l’attentat simulé. La presse allégua que ma femme et moi n’étions pas dans notre chambre la nuit de l’attentat. El Popular - l’organe de l’allié des staliniens, [Lombardo] Toledano - se répandit en propos concernant mes « contradictions » : selon une version on dit que j’avais rampé dans un coin de la pièce, selon un autre, que j’avais sauté sur le plancher, etc. Il n’y a là-dedans pas un mot de vrai. Toutes les pièces de la maison sont occupées, la nuit par des personnes désignées d’avance, à l’exception de la bibliothèque, de la salle à manger et de mon bureau. Mais précisément, les attaquants traversèrent ces pièces et ne nous y trouvèrent pas. Nous dormions là où nous dormions toujours dans notre chambre à coucher. Comme on l’a déjà établi, je me jetai dans un coin de la pièce et ma femme m’y rejoignit.

Comment se fait-il que nous ayons survécu ? De toute évidence par un hasard heureux. Les lits furent sous un feu croisé. Peut-être les attaquants eurent-ils peur de se blesser mutuellement et tirèrent-ils instinctivement plus haut ou bas qu’ils n’auraient dû. Mais ce n’est qu’une supposition du domaine de la psychologie. Il est également possible que ma femme et moi ayons aidé le hasard en ne perdant pas la tête, en n’appelant pas au secours, alors que cela n’aurait servi à rien, en ne tirant pas quand cela n’aurait eu aucun sens, mais en restant tranquillement étendus sur le sol, faisant les morts [3].

[Il pourrait paraître incompréhensible aux non-initiés que la clique de Staline m’eût d’abord exilé, puis ait tenté ensuite de m’assassiner à l’étranger. N’eût-il pas été plus simple de me fusiller à Moscou, comme tant d’autres ?

Voici l’explication. En 1928, lorsque je fus exclu du parti et exilé en Asie centrale, il était encore impossible non seulement de parler de peloton d’exécution, mais même d’arrestation. La génération avec laquelle j’avais traversé la révolution d’Octobre et la guerre civile était encore en vie. Le bureau politique se sentait assiégé de tous côtés. D’Asie centrale, j’avais pu maintenir des contacts directs avec l’Opposition. Dans ces conditions, Staline, après avoir hésité pendant un an, décida d’avoir recours à l’exil comme un moindre mal. Il pensa que Trotsky, isolé de l’U.R.S.S., dépourvu d’appareil et de ressources matérielles, serait incapable d’entreprendre quoi que ce soit. De plus il calcula qu’après être parvenu à me noircir complètement aux yeux de la population, il n’aurait aucune difficulté à obtenir du gouvernement allié de Turquie mon retour à Moscou pour le coup final. Les événements ont toutefois montré depuis qu’il est possible, sans appareil ni ressources matérielles, de prendre part à la vie politique. Avec l’aide de jeunes camarades, j’ai posé les bases de la IV° Internationale qui se fraie lentement mais sûrement son chemin. Les procès de Moscou de 1936-1937 ont été organisés pour obtenir mon expulsion de Norvège, c’est-à-dire en fait me livrer aux mans du G.P.U. Mais cela n’a pas réussi. J’ai atteint le Mexique. Je sais que Staline a reconnu à plusieurs reprises que c’était une « erreur énorme » de m’avoir exilé. Pour réparer cette erreur, il ne restait qu’une action terroriste.

Au cours des dernières années, le G.P.U. a supprimé des centaines de mes amis, ainsi que des membres de ma famille en U.R.S.S. En Espagne, il a assassiné mon ancien secrétaire Erwin Wolf et plusieurs camarades ; à Paris, il a assassiné mon fils, Léon Sedov [4], que les tueurs professionnels de Staline guettaient depuis deux ans. A Lausanne, le G.P.U. a tué Ignace Reiss qui l’avait quitté et avait rejoint les rangs de la IV° Internationale. A Paris, les agents de Staline ont assassiné un autre de mes anciens secrétaires, Rudolf Klement, dont le corps fut retrouvé dans la Seine, la tête, les mains et les jambes coupées. On pourrait poursuivre cette liste interminable.

Au Mexique, il y eut une tentative évidente de me faire assassiner dans ma maison par un individu muni d’une fausse recommandation d’un homme politique très connu [5]. Ce fut après cet incident, que nous primes des mesures de protection plus sérieuses : gardes nuit et jour, système d’alarme, etc.

Après la participation active et véritablement meurtrière du G.P.U. dans les événements d’Espagne, j’ai reçu nombre de lettres de mes amis, surtout de Paris et de New York, à propos des agents du G.P.U. qui ont été envoyés de France ou des États-Unis au Mexique. Les noms et les photographies de ces messieurs, je les ai transmis en temps voulu à la police mexicaine. La déclaration de guerre a d’autant plus aggravé cette situation par suite de ma lutte irréductible contre la politique étrangère et intérieure du Kremlin. Mes déclarations et mes articles dans la presse mondiale - sur le démembrement de la Pologne, la faiblesse de l’Armée rouge dirigée par Staline, etc. - ont été reproduits à des dizaines de millions d’exemplaires. Le mécontentement ne cesse de grandir en U.R.S.S. même. En tant qu’ancien révolutionnaire, Staline se souvient que la III° Internationale était infiniment plus faible au début de la Première Guerre mondiale que ne l’est à présent la IV°. Le déroulement de la guerre peut donner un puissant élan au développement de la IV° Internationale, y compris en U.R.S.S. C’est pourquoi Staline ne peut pas avoir manqué de donner des ordre à ses agents d’en finir avec moi au plus vite.

Des faits connus de tous et des considérations politiques générales démontrent également sans aucun doute possible que l’organisation de l’attentat du 24 mai ne peut être l’œuvre que du G.P.U. Il ne manque pourtant pas de preuves supplémentaire :

1. Quelques semaines avant l’attentat, la presse mexicaine était pleine de rumeurs au sujet d’une concentration d’agents du G.P.U. au Mexique. Il y avait bien des choses fausses dans ces rapports. Mais le fondement de ces rumeurs était exact.
2. Il faut noter avec soin l’exceptionnelle qualité technique de l’attentat. L’assassinat n’a échoué que par un de ces hasards qui font partie intégrante de toute guerre. Mais la préparation et l’exécution de l’attentat sont étonnantes par leur caractère méthodique, leur efficacité et le nombre des participants. Les terroristes sont familiarisés avec les abords de la maison et sa vie intérieure : ils sont équipés d’uniformes de police [6], d’armes, de scies électriques, d’échelles de corde, etc. Ils ont parfaitement réussi à ligoter les policiers placés à l’extérieur. Ils ont paralysé les gardes placés à l’intérieur par une disposition judicieuse de leurs tirs ; ils ont pénétré dans la chambre de la victime désignée, tiré impunément pendant trois à cinq minutes, lancé des bombes incendiaires et quitté le champ de bataille sans laisser derrière eux la moindre trace. Une telle entreprise dépasse les possibilités d’un groupe indépendant. Il faut noter la formation, l’entraînement, les ressources considérables et la sélection des exécutants. Cela, c’est le travail du G.P.U.
3. Tout à fait conforme au système classique du G.P.U. est le soin avec lequel on cherche à dévoyer l’enquête sur une fausse piste introduisant cette dernière dans la préparation même de l’attentat. En ligotant les policiers, les assaillants criaient : « Viva Almazàn ! » Ces clameurs artificielles et frauduleuses, la nuit devant cinq policiers dont trois dormaient, visaient deux buts à la fois : distraire, ne fût-ce que pour quelques jours l’attention de l’enquête à venir et la tenir à l’écart du G.P.U. et de son agence au Mexique et compromettre les partisans d’un des candidats à la présidence. Tuer un adversaire en rejetant le soupçon sur autrui, c’est la méthode classique du G.P.U., ou, plus exactement, de son inspirateur, Staline.
4. Les assaillants avaient apporté avec eux plusieurs bombes incendiaires, dont deux ont été jetées dans la chambre de mon petit-fils. Ceux qui participaient à l’attaque avaient donc l’intention non seulement de tuer mais aussi de mettre le feu. Leur unique but, dans ce cas, ne pouvait être que de détruire mes archives. Ceci n’intéresse que Staline, du fait de l’exceptionnelle valeur de mes archives dans ma lutte contre l’oligarchie du Kremlin. Ce sont en particulier mes archives qui m’ont permis de démontrer que les procès de Moscou n’étaient que des machinations policières. Le 7 novembre 1936, le G.P.U., courant de gros risques, avait déjà volé à Paris une partie de mes archives. Il ne les oublia pas pendant la nuit du 24 mai. Les bombes incendiaires sont ainsi une sorte de carte de visite de Staline.
5. Tout à fait caractéristique des crimes du G.P.U. est la division du travail entre les tueurs clandestins et les « amis » légaux. Tout en préparant l’attaque par un travail conspiratif clandestin, on menait une campagne ouverte de calomnies dans le but de discréditer la victime présumée. La même division du travail se poursuit après le crime : les terroristes vont se cacher pendant que leurs avocats tentent ouvertement d’attirer l’attention de la police sur une fausse piste.
6. Enfin, il n’est pas possible de ne pas relever les réactions de la presse mondiale : les journaux de toutes tendances partent de l’idée tacite ou nettement exprimée selon laquelle cet attentat est l’œuvre du G.P.U. Seuls les journaux stipendiés par le Kremlin ou à ses ordres soutiennent une version différente. C’est une preuve politique irréfutable !

Le matin du 24 mai, les représentants de la direction de la police me demandèrent ma collaboration pour résoudre le problème. Le colonel Salazar et des dizaines d’agents s’adressèrent à moi, de la manière la plus amicale possible, pour obtenir des informations diverses. Ma famille, mes collaborateurs et moi-même, nous fîmes tout ce qui était en notre pouvoir.

Le 25 ou le 26 mai, deux agents de la police secrète me dirent que l’enquête était sur une bonne voie, et qu’il était déjà de toute façon prouvé « qu’il s’agissait bien d’une « tentative d’assassinat ». Je fus étonné. Après tout, était-il nécessaire de le prouver ? Je me demandai précisément contre qui la police avait à prouver que cet attentat en était bien un ? En tout cas, jusqu’au soir du 27 mai, l’enquête, autant que je pouvais le juger, était tournée contre les assaillants inconnus, et pas contre les victimes. Le 28 mai, je transmis au colonel Salazar une épreuve qui, comme le démontra la troisième phase de l’enquête, était de la plus haute importance . Mais était alors inscrite à l’ordre du jour une seconde phase, que je n’aurais jamais imaginée, celle d’une enquête dirigée contre moi et mes collaborateurs.

Dans la nuit du 28 mai, un changement complet et brutal dans l’orientation de l’enquête et dans l’attitude de la police vis-à-vis de ma maison fut préparé et réalisé. Nous fûmes immédiatement entourés d’une atmosphère hostile. Que se passe-t-il ?, nous, demandions-nous avec embarras. Ce tournant ne s’est pas produit tout seul. Il devait y avoir des raisons concrètes et impératives. Il ne s’était révélé et ne pouvait se révéler même un semblant de fait ou d’élément factuel pouvant justifier pareil tournant dans le cours de l’enquête. Je ne puis y trouver d’autre explication que l’énorme pression exercée par le G.P.U. appuyé sur tous ses « amis ». Un véritable coup d’état s’était produit en coulisses. Qui l’avait dirigé ?

C’est ici qu’intervient un fait qui pourrait sembler insignifiant, mais qui mérite la plus grande attention. Au matin du 27 mai, El Popular et El Nacional publièrent tous deux une histoire identique : « M. Trotsky se contredit », m’imputant des contradictions sur ma conduite durant la nuit du 24 mai et dans le cours de l’attentat lui-même. Cette histoire, que, dans l’agitation de ces heures, j’ai laissée passer sans y prêter attention, était du début à la fin une pure affabulation. Qui avait donné cette information aux journaux « de gauche » ? C’est une question capitale. On se réfère comme sources à des « observateurs anonymes ». Qui sont ces « observateurs » ? Qu’ont-ils observé, et où ? Il est tout à fait évident que cette histoire avait pour but de préparer et de justifier aux yeux des cercles gouvernementaux, où ces journaux sont largement diffusés, le tournant hostile de l’enquête contre moi et mes collaborateurs. Un examen serré de cet épisode mettrait à coup sûr bien des choses en lumière.

Deux employées de la maison furent interrogées pour la première fois le 28 mai, c’est-à-dire le jour même où nous étouffions déjà dans une atmosphère hostile, et où la police se tournait déjà vers l’interprétation de l’« attentat simulé ». Le lendemain 29, les deux femmes furent de nouveau convoquées, emmenées à 4 heures de l’après-midi via Madero (Guadalupe) où elles furent interrogées jusqu’à 11 heures du soir dans l’immeuble, et de 11 heures à 2 heures du matin, dans une automobile dans la cour obscure.

Aucun procès-verbal ne fut pris. Elles furent reconduites à la maison aux environs de 3 heures. Le 30 mai, un agent de police apparut dans la cuisine avec un procès-verbal tout prêt, et les deux femmes le signèrent sans l’avoir lu. L’agent quitta la cuisine une minute environ après y être entré. Quand ces deux femmes apprirent par les journaux que mes secrétaires Charles et Otto avaient été arrêtés sur la base de leurs déclarations, elles affirmèrent toutes les deux qu’elles n’avaient absolument rien dit qui puisse justifier leur arrestation.

Pourquoi ces deux membres de ma garde ont-ils été arrêtés, et pas les autres ? Parce que Otto et Charles servaient d’agents de liaison avec les autorités et avec quelques camarades qui se trouvaient en ville. Préparant le coup contre moi, les magistrats chargés de l’instruction décidèrent d’isoler d’abord totalement notre maison. Le même jour, un Mexicain, Z[endejas] et un Tchèque B[azant] [7], deux jeunes amis qui nous avaient rendu visite pour exprimer leur sympathie, furent arrêtés. Le but de leur arrestation était évidemment identique : couper toutes nos liaisons avec le monde extérieur. On exigea des gardes arrêtés qu’ils avouent « en un quart d’heure » que c’était moi qui leur avait donné l’ordre d’accomplir cet attentat. Je ne tiens pas à exagérer de tels épisodes ou à leur donner une signification tragique. Ils ne m’intéressent que du point de vue de la possibilité de démasquer les forces réunies « en coulisses » et qui furent capables, en 24 heures, de déclencher de façon presque magique un tournant radical dans l’orientation de l’enquête. Ces forces continuent aujourd’hui encore à exercer une influence sur le cours de l’enquête.

Le jeudi 30 mai, lorsque B[azant] fut interrogé via Madero tous les agents de la police partaient de la théorie de l’« attaque contre soi-même » et se conduisaient avec insolence à mon égard, à l’égard de ma femme et de mes collaborateurs. Pendant ses quatre jours d’incarcération, Z[endejas] eut l’occasion d’écouter quelques conversations entre les policiers. Voici ses conclusion : « La main de Lombardo Toledano, de Bassols [8] et autres pénétrait profondément dans l’activité de la police et ce avec beaucoup de succès. L’idée de l’auto-attentat était artificiellement soufflée par cette source. »

La pression des cercles intéressés a dû assumer des proportions véritablement irrésistibles pour obliger les représentants de l’enquête à prendre au sérieux l’idée absurde de l’attaque contre soi-même.

Quel but aurais-je poursuivi en m’aventurant dans une aussi monstrueuse, aussi répugnante et aussi dangereuse ? Personne ne l’a encore expliqué jusqu’à présent. On allègue que je voulais noircir Staline et son G.P.U. Mais un autre attentat ajouterait-il quoi que ce soit à la réputation d’un homme qui a détruit une vieille génération entière du parti bolchevique ? On dit que je voulais prouver l’existence de la « cinquième colonne ». Pourquoi ? Dans quel but ? En outre, les agents du G.P.U. suffisent parfaitement pour perpétrer un attentat sans qu’il soit besoin de la mystérieuse 5° colonne. On dit que j’ai voulu créer des difficultés au gouvernement mexicain. Quels motifs plausibles aurais-je pu avoir de susciter des difficultés au seul gouvernement qui m’ait offert l’hospitalité ? On dit que j’ai voulu provoquer une guerre entre les États-Unis et le Mexique. Mais cette explication relève intégralement du domaine du délire. Pour provoquer une telle guerre, il eût été en tout cas plus efficace d’organiser un attentat contre un ambassadeur américain ou des magnats du pétrole, pas contre un bolchevik révolutionnaire, étranger et haï des cercles impérialistes.

Quand Staline organise un attentat pour m’assassiner, le sens de son action est clair : il veut abattre son ennemi n° 1. Staline ne court ce faisant aucun risque : il agit de loin. Au contraire, en organisant un « attentat simulé », je dois assumer moi-même la responsabilité d’une telle entreprise : je mets en jeu mon propre destin, celui de ma famille, ma réputation politique et celle du mouvement que je sers. Qu’ai-je donc à y gagner ?

Mais, même si l’on voulait admettre l’impossible, c’est-à-dire qu’après avoir renoncé à la cause de toute ma vie et foulé aux pieds le sens commun et mes propres intérêts vitaux, j’aie décidé d’organiser cet « attentat simulé » pour quelque objectif inconnu, il reste encore la question suivante : Où et comment ai-je-pu obtenir vingt exécutants ? Comment ai-je pu les équiper d’uniformes de policiers ? Comment les ai-je armés ? Comment les ai-je équipé du matériel nécessaire ? etc. En d’autres termes, comment un homme, qui vit presque complètement isolé du monde extérieur, a-t-il pu réaliser une entreprise qui n’est concevable que pour un puissant appareil ? Je dois avouer que je me sens mal à l’aise en critiquant une idée qui est au-dessous de toute critique.

Le G.P.U. a adroitement mobilisé ses agents pour m’assassiner. La tentative a échoué accidentellement. Les amis du G.P.U. sont compromis. Ils sont maintenant obligés de faire tout ce qu’ils peuvent pour rejeter sur moi la responsabilité de l’attentat manqué de leur propre chef. Ce faisant, ils n’ont pas un grand choix des moyens. Il leur faut agir par des méthodes grossières et conformer à l’aphorisme de Hitler : plus le mensonge est gros et plus facilement on le croira [9].]

On peut tirer des conclusions extrêmement précieuses du travail en coulisses du G.P.U. d’une étude du comportement d’une partie de la presse mexicaine dans les jours qui ont suivi la tentative d’assassinat. Laissons de côté La Voz de México, la publication stalinienne officielle, avec ses contradictions grossières, ses accusations insensées et ses calomnies cyniques. Laissons également de côté les organes de la droite qui sont inspirés d’un côté par la recherche du sensationnel et essaient du l’autre d’utiliser l’attentat à leur profit à eux, c’est-à-dire contre la « gauche » en général. Politiquement, je suis plus loin de journaux comme Universal ou Excélsior que de Lombardo Toledano et les siens. J’utilise ces journaux-là pour me défendre exactement comme j’utiliserais un autobus pour me déplacer.

De plus, les manœuvres des journaux de droite ne sont qu’un reflet de la politique du pays et ils ont essentiellement une attitude détachée par rapport à la question de l’attentat et celle du G.P.U. Pour nos objectifs il est bien plus important d’analyser le comportement d’El Popular et en partie d’El Nacional. La politique active dans ce cas, c’est El Popular qui la mène. En ce qui concerne El Nacional, il ne fait que s’adapter à son ami intéressé.

En dépit du fait rapporté par les journaux, que [Lombardo] Toledano avait quitté la capitale deux ou trois jours avant l’attentat, El Popular avait au moment critique des directives claires et précises. L’attentat n’a pas surpris ce journal, ne l’a pas pris au dépourvu. Dans cette affaire, la rédaction n’a pas essayé de faire de l’attentat une plaisanterie ni de faire allusion à ma « folie de la persécution », etc. Au contraire, le journal a tout de suite pris un ton sérieux et alarmé. Le numéro du 25 mai, sur toute la première page, lançait le mot d’ordre : « L’attentat contre Trotsky est un attentat contre le Mexique. » L’éditorial sous ce titre exigeait l’enquête la plus rigoureuse et la punition exemplaire des coupables quelles que soient leur tendance politique et la puissance étrangère à laquelle ils sont liés. Par cette phraséologie l’article cherche à donner l’impression de la plus grande impartialité et d’une indignation patriotique. L’objectif immédiat est de creuser en quelque sorte un abîme entre la rédaction d’El Popular et les terroristes qui pourraient un jour ou l’autre tomber aux mains de la police. Cette mesure de précaution est d’autant plus nécessaire qu’El Popular avait mené avec un zèle tout particulier une campagne de calomnies contre moi au cours de la période précédente.

Pourtant, sous la coquille littéraire de l’impartialité, pointent quelques insinuations prudentes destinées à être mieux élaborées dans les jours qui suivent. On remarque en passant, dans une simple phrase qu’il y a « des aspects mystérieux et suspects à cet attentat ». Ce jour-là, ces mots sont passés inaperçus. Mais il est maintenant parfaitement clair que l’auteur s’était réservé d’avance la possibilité d’avancer la théorie de l’« assaut simulé » en cas d’échec de l’enquête judiciaire. La seconde insinuation n’est pas moins significative : l’article prédit que les « ennemis du Mexique » attribueront l’attentat à Staline et à Moscou [10]. Les ennemis du Mexique sont ici identifiés à ceux de Staline. L’appel solennel à rechercher les criminels, quelle que soit la puissance avec laquelle ils sont liés revêt donc une interprétation très limitée.

Avec tous ces zigzags et ses équivoques, l’article est soigneusement réfléchi. Ses contradictions découlent du caractère contradictoire et indéfini de la situation elle-même. On ne connaît pas encore le résultat de l’enquête. Au cas où elle aurait abouti, il fallait battre en retraite aussi loin que possible. Au cas où elle n’aboutirait pas, il était nécessaire de conserver la liberté d’action sur la ligne de la vieille calomnie et de la persécution. Il fallait en même temps détourner du G.P.U. aussi loin que possible l’attention, sans pour autant se lier totalement les mains. En relisant aujourd’hui cet article, on peut voir clairement que la manœuvre était cousue de fil blanc.

Dans le numéro du 26 mai, la même ligne continue pour l’essentiel. El Popular exige des autorités la punition énergique des coupables. Le danger que ceux qui ont participé à l’attentat tombent entre les mains de la police est encore très grand, d’où cet accent sévère d’impartialité.

Le numéro du 27 mai reproduit déjà la cynique histoire « M. Trotsky se contredit [11] ». C’est la première tentative pour développer l’insinuation à propos des « aspects suspects » de l’attentat. On affirme dans cette histoire que j’ai donné un témoignage contradictoire au sujet de mes faits et gestes pendant l’attaque. L’incongru de la situation saute aux yeux. Si un homme qui vit dans la solitude de l’émigration a été capable de mobiliser vingt conspirateurs et d’obtenir pour eux des uniformes et des mitraillettes, alors il doit être capable de préparer une réponse sur ses faits et gestes au moment de l’attentat. Mais ne chicanons pas sur la technique de la falsification. Une chose est claire : El Popular est en train de préparer le terrain pour la théorie de l’« assaut simulé ».

L’enquête pendant ce temps se heurte à de grandes difficultés : le G.P.U. est capable de prévoir beaucoup du choses et de bien couvrir ses propres traces. Quatre jours se sont écoulés depuis l’attentat. Le danger de l’arrestation des principaux participants de l’attentat pouvait être considéré comme écarté, d’autant plus que, dans l’intervalle, ils avaient largement eu la possibilité de franchir la frontière avec des passeport préparés à l’avance. Conformément à cela, El Popular adopte le 27 mai un ton plus hardi. Il ne s’en tient pas à l’histoire mentionnée ci-dessus dans la partie « informations ». L’éditorial de ce jour déclare nettement que « tous les jours qui passent, l’attentat éveille des doutes importants et parait de plus en plus suspect et de moins en moins logique » ; plus loin on emploie mot de « camouflage ». L’article attribue l’attentat aux impérialistes américains qui cherchent à intervenir au Mexique et s’appuient apparemment sur ma collaboration. Pourquoi les impérialistes m’auraient-ils choisi comme l’objet de l’attentat plutôt qu’un autre, on ne le sait pas. Et la raison précise pour laquelle l’attentat contre un bolchevik russe au Mexique pourrait justifier une intervention des États-Unis demeure encore moins compréhensible. Au lieu d’analyses et de preuves, un choix de phrases ronflantes.

Il reste à rappeler qu’avant la conclusion du bloc Hitler-Staline, El Popular avait l’habitude de me caricaturer toujours avec une croix gammée. Je ne fus donc soudain transformé en agent des États-Unis qu’après l’invasion de la Finlande par l’Armée rouge. El Popular essaie de disposer de moi avec la même liberté dont Staline use pour donner des ordres à ses agents. Dans leur agitation verbale et leurs manœuvres de coulisses, Toledano et ses alliés sont sans aucun doute allés beaucoup plus loin que dans leur propre presse. Comme le montrent les événements des jours suivants, ils ont engagé un travail particulièrement intense dans la police.

Le 28 mai, les autorités chargées de l’enquête étaient déjà totalement gagnées à l’idée de l’« attentat simulé ». Deux de mes secrétaires, Otto [Schüssler] et Charles [Cornell] et deux personnes liées à la maison, B[azant] et Z[endejas] ont été arrêtés. Après cette victoire, El Popular se retire soigneusement l’ombre : dans le numéro du 28 mai, il prend de nouveau une position objective. La raison pour laquelle les directeurs du journal prenaient garde de ne pas s’engager irrévocablement est claire. Ils en savaient plus qu’ils n’en disaient, ils avaient beaucoup moins confiance dans la version de l’attentat simulé que n’en avait la police qu’ils avaient égarée sur une fausse piste. C’est pourquoi, après avoir transféré la responsabilité sur le dos de la police, El Popular, le 28 mai, reprend une fois de plus l’attitude de l’observateur patriote alarmé.

Dans le numéro du 29 mai, El Popular publiait sans commentaire la déclaration du parti communiste qui exigeait non le châtiment des terroristes, mais l’expulsion de Trotsky du Mexique [12]. Ce jour-là, ma maison et tous ses habitants furent coupés du monde extérieur par un anneau de soupçons fantasmagoriques. Il vaut la peine de souligner qu’en la circonstance également, [Lombardo] Toledano abandonne les mots d’ordre les plus naïfs du Kremlin pour les laisser lancer par les dirigeants du parti communiste qui, eux, n’ont rien à perdre. Il cherche à conserver une porte de sortie pour sa propre retraite.

Le 1° juin, la presse publia ma lettre au procureur de la République, dans laquelle je désignais nommément [Lombardo] Toledano comme un complice moral de la préparation de l’attentat. Après cela, Toledano sort à moitié de l’ombre. « La C.T.M. accuse Trotsky de servir d’instrument dans la guerre des nerfs », proclamait El Popular le 6 juin [13]. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est de la rhétorique vide, sans aucun sens ni preuve à l’appui ! Au nom de la C.T.M., [Lombardo] Toledano soumet aux autorités un document dans lequel l’attentat est entremêlé dans un filet d’intrigues internationales large et tout à fait vague. En dehors de moi-même, qui suis suspect d’intriguer, il y a beaucoup de facteurs, d’institutions et d’individus. Beaucoup, mais pas le G.P.U. Seuls « des ennemis du Mexique », comme nous le savons déjà, sont capables de soupçonner le G.P.U. Ainsi, à travers toutes ses manœuvres, Toledano demeure l’ami n° 1 du G.P.U.

Contrairement à tous les autres journaux de la capitale, El Nacional n’a même pas mentionné l’attentat dans la première partie de son numéro du 25 mai. Il a reproduit dans la deuxième une dépêche intitulée : « Trotsky subit dans sa maison un attentat théâtral (!). » On ne sait pas sur quelle base il est arrivé à cette appréciation. Je suis malheureusement obligé de dire, qu’en plusieurs circonstances antérieures, ce journal a essayé de m’attribuer des actes répréhensibles sans une ombre de justification.

Il faut relever avec la plus extrême attention le fait que, jour où El Nacional parlait d’un attentat « théâtral », El Popular écrivait : « L’attentat contre Trotsky est un attentat contre le Mexique. » Il peut sembler à première vue qu’El Nacional avait une attitude bien plus hostile vis-à-vis de la victime de l’attentat que ne l’avait El Popular. En fait, ce n’est pas le cas. Par son attitude, El Nacional révélait simplement qu’il était beaucoup plus loin qu’El Popular des sources du stalinisme et par conséquent de celles de l’attentat. Les rédacteurs d’El Nacional font tout leur possible pour plaire aux staliniens. Ils savent que le plus simple est de lancer contre moi quelque soupçon. Quand ils ont reçu la nouvelle de l’attentat contre ma maison, l’un des rédacteurs a mis en circulation la première formule ironique qui lui est passée par la tête. Ce fait même montre que les rédacteurs d’El Nacional, à la différence de ceux d’El Popular, ne connaissent pas ce sur quoi ils écrivent.

Au cours des jours qui suivent, on peut cependant observer un rapprochement des lignes de ces deux publications. El Nacional, devinant d’après le comportement d’El Popular qu’il avait agi avec imprudence en lançant son hypothèse d’un attentat « théâtral », bat en retraite à la hâte et prend une attitude plus réservée. Pour sa part, El Popular, s’étant convaincu qu’aucun de ceux qui ont participé à l’attentat n’a été arrêté, a commencé à passer sur la position de l’attentat « théatral ». L’histoire du 27 mai, « M. Trotsky se contredit », était également publiée par El Nacional

Sur la base d’une analyse des articles d’El Popular et d’une comparaison entre eux et les articles d’El Nacional, il est donc possible d’affirmer avec certitude que [Lombardo] Toledano connaissait d’avance les préparatifs de l’attentat, au moins en gros. Le G.P.U. a préparé simultanément - et par des canaux différents - le complot secret, la défense politique et le dévoiement de l’enquête. Pendant les journées critiques, El Popular recevait sans aucun doute des instructions de Toledano en personne. Il est tout à fait probable que l’auteur de l’article du 25 mai n’est autre que lui. En d’autres termes, Lombardo Toledano a eu une part morale dans la préparation de l’attentat et dans la dissimulation de ses traces.

Pour mieux comprendre le contexte de cet attentat en même temps que certaines circonstances liées à l’enquête, il faut dire quelques mots de ma garde. Certains journaux ont publié des rapports disant que je « louais » pour ma garde presque exclusivement des étrangers, que c’étaient des mercenaires, etc. Tout cela est faux. Ma garde existe depuis le jour de mon exil en Turquie, c’est-à-dire depuis presque douze ans. Sa composition n’a cessé de changer en fonction du pays dans lequel je vivais, bien qu’un petit nombre de mes collaborateurs m’aient accompagné d’un pays à l’autre. Elle a toujours été formée de jeunes camarades, liés à moi par l’identité de nos idées politiques et par mes amis plus vieux et plus expérimentés parmi les volontaires dont il n’a pas manqué.

Le mouvement auquel j’appartiens est un mouvement jeune qui est apparu sous les persécutions sans précédent de l’oligarchie de Moscou et de ses agences dans tous les pays du monde. De façon générale, il est impossible de trouver dans un mouvement qui ait eu autant de victimes en si peu de temps que le mouvement de la IV° Internationale. C’est ma conviction personnelle qu’à notre époque de guerres, d’annexions, de rapines, de destructions, et de toutes sortes de bestialités, la IV° Internationale est destinée à jouer un rôle historique. Mais c’est l’avenir. Dans le passé, elle n’a connu que les coups et la persécution. Personne n’aurait pu espérer au cours des douze dernières années faire une carrière grâce à la IV° Internationale. Pour cette raison, ceux qui ont rejoint ce mouvement sont des gens désintéressés, convaincus, prêts à renoncer non seulement aux biens matériels, mais aussi, si c’est nécessaire, prêts au sacrifice de leur vie. Sans vouloir aucunement tomber dans l’idéalisation, je me permettrai néanmoins de dire qu’il est impossible de trouver dans une autre organisation une telle sélection d’hommes dévoués à leur drapeau et étrangers aux prétentions personnelles, que dans la IV° Internationale. Ma garde a été entièrement recrutée dans cette jeunesse.

La garde au Mexique a d’abord été constituée de jeunes amis mexicains. Cependant je me suis rapidement persuadé des inconvénients d’une telle solution. Mes ennemis essayaient systématiquement de m’impliquer dans la politique du Mexique afin de rendre impossible mon séjour dans ce pays. Et, dans la mesure où mes jeunes amis mexicains, vivant dans ma maison, pouvaient réellement apparaître dans une certaine mesure comme des agents de mon influence politique, j’ai été obligé du refuser qu’ils participent à ma garde et de les remplacer par des étrangers, essentiellement des citoyens des États-Unis. Tous ont été envoyés ici après une sélection spéciale opérée par mes vieux amis expérimentés.

Laissez-moi ajouter, pour être parfaitement clair, que ce n’est pas moi qui assume les frais de ma garde - je n’ai pas les ressources suffisantes - mais un comité spécial qui collecte les fonds nécessaires parmi nos amis et sympathisants. Nous vivons - ma famille et mes gardes - en une petite communauté fermée, séparée du monde extérieur par quatre murs élevés, Toutes ces circonstances suffisent à expliquer pourquoi je considère comme justifiée la confiance que je fais à ma garde et pourquoi je la crois incapable de trahison ou de crime.

En dépit de toutes ces précautions, il est évidemment impossible de considérer comme absolument exclue la possibilité qu’un agent isolé du G.P.U. ait pu s’infiltrer dans ma garde. L’enquête, dès le début, a soupçonné Robert Sheldon Harte, le membre de ma garde qui a été enlevé, d’avoir été complice de l’attentat [14]. A cela j’ai répondu : si Sheldon Harte était un agent du G.P.U., il aurait pu me tuer la nuit sans mettre en branle vingt personnes qui ont toutes couru un risque considérable. De plus, dans les jours qui ont précédé l’attentat, Sheldon Harte s’occupait de choses insignifiantes comme acheter de petits oiseaux, réparer une cage, la peindre, etc. Je n’ai pas entendu un seul argument convaincant indiquant que Sheldon Harte était un agent du G,P.U. C’est pourquoi, dès le début, j’ai prévenu mes amis que je serais le dernier à donner quelque crédit à la thèse de la participation de Sheldon à l’attentat. Si, contrairement à toutes mes suppositions, cette participation se trouvait confirmée, cela ne changerait rien à la signification générale de l’attentat.. Avec ou sans l’aide d’un membre de la garde, c’est le G.P.U. qui a organisé un complot pour m’assassiner et brûler mes archives. Telle est l’essence de cette affaire.

Dans ses déclarations officielles, le parti communiste répète que le terrorisme individuel ne fait pas partie de son système d’action, etc. Personne ne suppose que cet attentat a été organisé par le parti communiste. Le G.P.U. utilise les partis communistes, mais il ne se confond pas avec eux.

Parmi les participants possibles de l’attentat, ceux qui connaissent bien la vie interne du parti communiste ont cité un individu qui a été autrefois exclu du parti et a été réintégré plus tard, en échange de certains services. La question de la catégorie des « exclus » est généralement d’un très grand intérêt du point de vue de l’étude des méthodes criminelles du G.P.U. Dans la première période de la lutte contre l’Opposition en U.R.S.S., la clique de Staline excluait délibérément du parti les Oppositionnels les plus faibles, les plaçant ainsi dans des circonstances matérielles très difficiles et donnant ainsi au G.P.U. la possibilité de recruter parmi eux des agents pour travailler au sein de l’Opposition. Plus tard, cette méthode a été perfectionnée et étendue aux partis de la III° Internationale.

Les exclus peuvent être divisés en deux catégories : certains quittent le parti en raison de divergences de principe et tournent le dos au Kremlin, cherchant d’autres voies. D’autres sont exclus pour légèreté dans la gestion des fonds ou pour des faits, réels ou supposés, contraires à la morale. La majorité des exclus de la seconde catégorie a été étroitement liée à l’appareil du parti, est incapable d’un autre travail, et s’est trop habituée à une position privilégiée. Les exclus de ce type constituent pour le G.P.U. un matériel valable, et il en fait des instruments obéissants pour les plus dangereuses et les plus criminelles de ses entreprises.

Laborde, qui a été le chef du parti communiste mexicain pendant de nombreuses années, a été récemment exclu sur la base des accusations les plus monstrueuses : comme un homme vénal, qui avait vendu des grèves, et même... touché l’argent des... « trotskystes ». La chose la plus étonnante cependant est qu’en dépit du caractère particulièrement ignominieux des accusations contre lui, Laborde n’a même pas essayé de se justifier [15]. Il a montré ainsi que son exclusion était nécessaire en fonction de quelque objectif mystérieux auquel lui, Laborde, n’osait pas s’opposer. Mieux encore, il a saisi la première occasion pour déclarer dans la presse son indéfectible loyauté au parti, même après son exclusion. En même temps que lui, un certain nombre de gens ont été exclus, qui ont suivi la même tactique. Ces gens sont capables de tout. Ils exécuteront n’importe quel ordre, perpétreront n’importe quel crime, pour ne pas perdre la faveur du parti. Il est même possible que certains d’entre eux aient été exclus d’avance pour dégager la responsabilité du parti pour leur participation à l’attentat qui était en préparation. Dans de tels cas, les instructions concernant qui doit être exclu et quand, émanent des représentants les plus qualifiés du G.P.U. qui agissent en coulisses.

Pour Staline, il aurait été beaucoup plus profitable d’avoir organisé le meurtre de telle sorte qu’il ait été possible de le représenter aux yeux de la classe ouvrière mondiale comme le châtiment soudain et spontané d’un « ennemi du peuple » par les ouvriers mexicains. Il faut de ce point de vue accorder une grande attention à l’insistance et à l’acharnement du G.P.U, à me lier à tout prix à la campagne électorale présidentielle, plus précisément à la candidature du général Almazàn. Un certain nombre de déclarations de Toledano et des dirigeants du P.C. révèlent avec beaucoup de clarté cet objectif stratégique : trouver ou fabriquer un prétexte favorable pour leur permettre de s’occuper les armes à la main de leurs ennemis sur la liste desquels je n’occupe probablement pas la dernière place. Il ne fait aucun doute qu’existent au sein de la milice ouvrière de la C.T.M. des groupes de choc secrets spéciaux créés par le G.P.U. pour les entreprises les plus risquées.

Pour faire pièce à ce plan à temps, j’ai continuellement exigé à toute occasion dans la presse la constitution d’une commission d’enquête impartiale pour examiner à fond tous ces faux rapports. Mais, même sans cela, l’opinion publique du Mexique a visiblement jusqu’à maintenant rejeté la calomnie. Les staliniens, autant que je puisse en juger, n’ont pas réussi à inculquer aux cercles ouvriers la haine contre moi. Staline, pendant ce temps, se fatiguait d’attendre l’explosion d’ « indignation populaire » et le G.P.U. a reçu de lui l’ordre d’agir par les méthodes plus habituelles et plus directes.

L’échec accidentel de l’attentat si soigneusement et si habilement préparé, est un coup sérieux pour Staline. Le G.P.U. doit se réhabiliter devant lui. Staline doit faire la démonstration de sa puissance. Une répétition de l’attentat est inévitable. Sous quelle forme ? Peut-être une fois encore sous celle d’un acte purement terroriste, où des bombes apparaissent avec les mitraillettes. Mais il n’est pas du tout exclu qu’ils essaient de camoufler l’acte terroriste au moyen d’une fausse « indignation populaire ». La campagne de calomnies menée de façon toujours plus venimeuse par les agents de Staline au Mexique vise précisément ce but.

Pour justifier leur persécution contre moi et pour dissimuler les attentats du G.P.U., les agents du Kremlin parlent de ma tendance « contre-révolutionnaire ». Tout dépend de ce que l’on entend par révolution et contre-révolution. La force la plus puissante de la contre-révolution à notre époque est l’impérialisme, aussi bien sous sa forme fasciste que sous sa couverture quasi- démocratique. Aucun pays impérialiste ne veut m’autoriser à vivre sur son territoire. Quant aux pays opprimés, demi-indépendants, ils ont refusé de m’admettre, sous la pression des gouvernements impérialistes ou de la bureaucratie de Moscou laquelle joue maintenant un rôle extrêmement réactionnaire dans le monde entier. Le Mexique m’a accordé son hospitalité parce qu’il n’est pas un pays impérialiste ; et, pour cette raison, son gouvernement s’est révélé, de façon tout à fait exceptionnelle, suffisamment indépendant à l’égard de toute pression extérieure pour se déterminer conformément à ses propres principes. Je peux donc affirmer que je vis sur cette terre non pas conformément à la règle, mais comme une exception à la règle.

Dans une époque de réaction comme la nôtre, un révolutionnaire est obligé de nager contre le courant. Je le fais de mon mieux. La pression de la réaction mondiale s’est peut-être exprimée de façon plus implacable sur mon destin personnel et mes proches. Je n’y vois là aucun mérite qui me revienne en propre : c’est le résultat de l’enchevêtrement de circonstances historiques. Mais quand des gens comme Toledano, Laborde et autres clament que je suis un « contre-révolutionnaire », je peux tranquillement ne pas en tenir compte, laissant le verdict final à l’Histoire.

Notes

[1] Vsiévolod P. Volkov, plus tard Esteban Volkow (né en 1926), était le fils de Zinaïda, fille aînée de Trotsky, qui s’était suicidée en exil à Berlin et de P.I. Volkov enseignant, mort en déportation après 1935. Il avait été recueilli par son oncle et la compagne de ce dernier, Jeanne Martin, et était finalement arrivé à Mexico en août 1939.

[2] Harold Roberman dit Robins (né en 1912) était un peintre en bâtiment que le S.W.P. avait envoyé à Coyoacàn comme garde et chauffeur.

[3] Ici commence la coupure indiquée n° 1.

[4] Léon (Lev) L. Sedov (1906-1938), fils de Trotsky, l’avait suivi en exil et avait partagé son combat jusqu’à sa mort à Paris dans des circonstances suspectes. (Note de l’édition originale). Il a depuis été prouvé que Sédov avait bien été assassiné par la G.P.U. (N.R.)

[5] Il s’agit de la curieuse affaire au cours de laquelle un homme s’était présenté à la maison de Trotsky prétendant apporter un colis de la part du général Mùgica. Ce dernier, contacté par téléphone, avait démenti, mais l’homme, maladroitement alerté, s’était éclipsé et ne fut pas retrouvé.

[6] Ces uniformes avaient été procurés aux conspirateurs par un instituteur rural membre du P.C. qui avait sollicité un fonctionnaire pour une opération du parti contre les gens d’Almazàn. Découvert, l’instituteur dénonça l’homme qui lui avait passé commande, début mai, David Serrano, dirigeant du P.C.M. Luis Mateo Martinez devait tenter de se suicider en prison aux premiers jours de sa détention.

[7] Francisco Zendejas (1917-1985) était étudiant aux États-Unis et, à son retour était venu assurer des gardes à la maison de Trotsky. Il avait amené avec lui un boursier de Tchécoslovaquie qu’il avait connu aux États-Unis, Jan Bazan (né en 1913).

[8] Narciso Bassols (1898-1959), professeur de droit, ancien ministre de l’Instruction publique avant 1934, puis ministre de l’Intérieur en 1934, des Finances en 35-36, était ambassadeur à Paris, et ses services opéraient un tri qui permit de faire venir au Mexique nombre de staliniens, écartant leurs adversaires. Trotsky l’accusait - et le F.B.I. le soupçonnait fortement - d’être en liaison et en travail commun avec le G.P.U.

[9] Ici se termine la coupure signalée n°1.

[10] Le communiqué du P.C.M. indiquait : « L’attaque contre la maison de Trotsky a été organisée et exécutée par des éléments provocateurs chassés de la police, et des cadres de l’armée ; cette provocation fait partie du programme de la réaction au service des compagnies pétrolières et de l’impérialisme yankee pour préparer l’atmosphère afin de déchainer des représailles et de véritables attentats contre les organisations et leurs dirigeants, et en premier lieu contre le P.C. » Le bref commentaire d’El Popular indiquait que l’objectif des criminels était d’« attribuer l’attentat » « au gouvernement soviétique, aux puissances ennemies des E.U. et à la 5° colonne enfin » : « La grossière manœuvre ne pouvait être plus claire. »

[11] L’article d’El Popular assurait que Trotsky « avait donné trois versions différentes quant au lieu où il se trouvait à l’heure de la fusillade ».

[12] Le communiqué du P.C.M. assurait : « Il n’y a pas de doute que la provocation éxécutée dans la maison de Trotsky a été organisée par la réaction mexicaine et les agents de la commission Dies [ ... ] Le Parti communiste dénonce devant le peuple et ses organisations révolutionnaires cette affaire comme une provocation d’envergure qui mérite d’être condamnée par les masses et qui, de la part de notre président Càrdenas, doit mériter l’expulsion immédiate du Mexique de Trotsky et de sa suite. »

[13] La protestation de la C.T.M. revendiquait non seulement le jugement et la condamnation des auteurs matériels de l’attentat contre la maison de Trotsky, mais aussi la conduite audacieuse provocatrice et menaçante du « chef d’une organisation politique internationale (la IV° Internationale) car c’est ce qu’est Trotsky, pas un réfugié politique ».

[14] Depuis la publication de ce texte, il a été établi que ces soupçons étaient justifiés et que Trotsky se trompait : R.S. Harte était bien un agent du G.P.U. (Note du MIA).

[15] Cf. Oeuvres t. 23 n. 4 p. 324, la lettre de Laborde exclu proclamant sa fidélité au P.C. et à ses propres calomnies contre Trotsky. Ni Campa ni lui ne levèrent le petit doigt pour empêcher le crime qui se préparait et auxquels ils n’avaient, disent-ils, pas voulu s’associer…

Messages

  • Quand la fusillade s’arrêta, nous entendîmes notre petit-fils [1] appeler dans la pièce voisine : « Grand-père ! ». La voix de l’enfant, dans la nuit, au milieu de la fusillade, reste le souvenir plus tragique de toute cette nuit. Après qu’une rafale eût traversé son lit en diagonale comme l’attestent les marques sur la porte et le mur, l’enfant se jeta sous son lit : une balle traversa le matelas, le blessa au gros orteil et s’enfonça dans le plancher. Les assaillants lancèrent deux bombes incendiaires et quittèrent la chambre de notre petit-fils. Criant « Grand-père ! », il courut derrière eux dans le patio, laissant derrière lui une traînée de sang et, sous le feu, se précipita dans la chambre d’un des gardes, Harold Robins [2].

  • N’eût-il pas été plus simple de me fusiller à Moscou, comme tant d’autres ?

    Voici l’explication. En 1928, lorsque je fus exclu du parti et exilé en Asie centrale, il était encore impossible non seulement de parler de peloton d’exécution, mais même d’arrestation. La génération avec laquelle j’avais traversé la révolution d’Octobre et la guerre civile était encore en vie. Le bureau politique se sentait assiégé de tous côtés. D’Asie centrale, j’avais pu maintenir des contacts directs avec l’Opposition.

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