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La révolution cubaine était-elle socialiste ?

jeudi 31 décembre 2009, par Robert Paris

Che Guevara et Fidel Castro, le castrisme et le guérillérisme

« Dans ces zones rurales, commence la structuration du futur appareil d’Etat. Déjà la guérilla possède une organisation, une structure nouvelle (…) toutes les caractéristiques d’un gouvernement miniature. » Ernesto Che Guevara.

« Quels peuvent être aujourd’hui comme demain face à ce peuple victorieux les ennemis de la révolution ? Les pires ennemis que peut avoir à partir d’aujourd’hui la révolution cubaine sont les révolutionnaires eux-mêmes. (….) Il faut que les armes rentrent dans les casernes, d’où elles sortiront le jour où les ennemis du peuple se présentent, mais, pour le moment, personne n’a le droit de posséder une armée privée. (…) A partir d’aujourd’hui, les festivités de la révolution sont terminées ; demain sera un jour de travail comme n’importe quel jour. »
Fidel Castro
à la télévision le 8 janvier 1959, au lendemain de la mise en place du nouveau pouvoir.

« Nous voulons établir à Cuba une véritable démocratie, sans aucune trace de fascisme, péronisme et communisme. »
Discours de Fidel Castro
à la conférence de presse le 23 avril 1959

« Celui qui est médiocre dans son travail, ou pire que médiocre, ne peut pas être un bon communiste. (…) Comment se fait-il que vous qui portez déjà ce nom vous dédaigniez le travail ? (…) Pourquoi est-ce ainsi ? Parce que nous n’avons pas encore donné au travail sa véritable signification. Nous n’avons pas été capables d’unir le travailleur à l’objet de son travail et de donner en même temps au travailleur la conscience de l’importance de l’acte créateur qu’il réalise chaque jour. (…) Il faut travailler à former peu à peu des générations qui s’intéresseront le mieux possible au travail et qui saurons y trouver une source permanente et constamment changeante de nouvelles émotions. Nous devons faire du travail quelque chose de créateur, quelque chose de nouveau. (…) Aujourd’hui, j’ai assisté au ministère à une assemblée où l’on discutait de l’émulation. Beaucoup d’entre vous ont probablement déjà discuté de l’émulation et ont déjà lu un très long texte là-dessus. Mais, quel est le problème de l’émulation, camarades ? (…) Quand deux camarades commencent l’émulation, chacun avec sa machine peut produire davantage, ils sentent au bout d’un certain temps la nécessité d’un règlement qui détermine lequel des deux produit le plus avec sa machine (….) Il nous arrive simplement ce qui est arrivé à beaucoup d’entre vous : cette émulation est froide, un peu inventée, et nous n’avons pas su entrer en contact direct avec la masse des travailleurs de l’industrie. Demain nous aurons une assemblée pour en parler et pour essayer de résoudre tous ces problèmes, de chercher les points de contact, d’instaurer le langage commun d’une identité absolue entre les travailleurs de cette industrie et nous, les travailleurs du ministère. Quand nous y serons arrivés, je suis sûr que notre rendement augmentera beaucoup et que nous pourrons au moins lutter honorablement pour les premières places. »
Ernesto Che Guevara
Dans « Qu’est-ce qu’un jeune communiste ? »

« Vint l’étape de la guérilla. Celle-ci se développa dans deux milieux distincts, le peuple, masse encore endormie qu’il fallait mobiliser, et son avant-garde, les guérilleros, qui suscitaient la conscience révolutionnaire et l’enthousiasme combatif. Cette avant-garde fut l’agent catalyseur qui créa les conditions subjectives nécessaires pour la victoire. (…) En janvier 1959, le gouvernement révolutionnaire se constitua, avec la participation de divers membres de la bourgeoisie réactionnaire. (…) A première vue, on pourrait croire que ceux qui parlent de l’assujettissement de l’individu à l’Etat ont raison ; les masses réalisent avec un enthousiasme et une discipline inégalée, les tâches que le gouvernement a fixées, qu’elles soient d’ordre économique et culturel, défensif, sportif, etc. L’initiative vient en général de Fidel et du Haut Commandement de la Révolution et est expliquée au peuple qui la fait sienne. (…) Il est évident que ce mécanisme ne suffit pas pour assurer des décisions efficaces et qu’il manque une connexion plus structurée avec la masse. Nous devons l’améliorer au cours des années à venir. (…) La nouvelle société en formation doit combattre très durement le passé, qui se répercute non seulement dans la conscience individuelle où pèsent les résidus d’une éducation systématiquement orientée vers l’isolement de l’individu, mais aussi dans le caractère même de cette période de transition où persistent des rapports marchands. (…) Dans le schéma de Marx, la période de transition était conçue comme le résultat de la transformation explosive du système capitaliste déchiré par ses contradictions ; plus tard, dans la réalité, on a vu comment se détachent de l’arbre capitaliste quelques pays qui constituent ses branches faibles (…) Dans ces pays, il n’y a pas encore eu une éducation complète orientée vers e travail social et le phénomène d’appropriation ne permet pas de mettre les richesses à la portée de tous. (…) Nous avons encore beaucoup à parcourir avant d’arriver à un niveau de développement économique suffisant, et la tentation de marcher sur des sentiers battus, de recourir à l’intérêt matériel comme levier d’un développement économique accéléré est très grande. (…) Pour construire le communisme, il y a besoin de changer l’homme en même temps que la base économique. (…) Il ne s’agit pas du nombre de kilos de viande que l’on mange ni du nombre de fois où l’on peut aller à la plage, ni du nombre d’articles de luxe importés que l’on peut s’acheter avec les salaires actuels. Il s’agit précisément que l’individu se sente plus riche intérieurement et beaucoup plus responsable. L’homme de notre pays sait que la glorieuse époque qui lui est échue est une époque de sacrifices. »
Ernesto Che Guevara Dans « Le socialisme et l’homme à Cuba »

« Le mécanisme des rapports de production et leur conséquence, la lutte des classes, cache dans une certaine mesure le fait objectif que ce sont des hommes qui se meuvent dans l’atmosphère historique. (…) C’est-à-dire que le communisme ne peut être considéré simplement comme le résultat des contradictions de classe dans une société hautement développée qui se seraient résolues au cours d’une étape de transition pour atteindre le sommet (…) Quant à la présence, sous forme individualisée, de l’intérêt matériel, nous l’admettons (tout en luttant contre elle et en essayant d’accélérer sa disparition par l’éducation) et nous utilisons l’intérêt matériel dans les normes de travail en temps avec prime, et dans les sanctions financières lorsque les normes ne sont pas réalisées. (…) Ne pas réaliser les normes, c’est ne pas remplir son devoir social ; la société punit le défaillant par la déduction d’une partie de ses gains. (…) Le grand rôle du parti dans l’unité de production est d’être son moteur interne et d’utiliser toutes les formes d’exemple de ses militants pour que le travail productif, l’aptitude professionnelle, la participation dans les affaires économiques de l’unité soient partie intégrante de la vie des ouvriers et deviennent peu à peu une habitude irremplaçable. »Ernesto Che Guevara
Dans « A propos du système budgétaire de financement »

« Notre mouvement est très marqué par la petite bourgeoisie tant physiquement qu’idéologiquement. »
Ernesto Che Guevara

Discours de mai 1964 à son ministère de l’industrie

« Notre communisme ne peut être considéré simplement comme le résultat des contradictions de classe. » Ernesto Che Guevara
Article pour la revue « Nueva industria »
de février 1964

Des combats, nombreux et courageux, du prolétariat bolivien, Che Guevara s’était totalement coupé en installant en 1966 sa guérilla dans une région sauvage et désolée du sud-est du pays. Cette région paysanne avait été très malencontreusement choisie car acquise au général Barrientos du fait de la réforme agraire. Che Guevara écrivait que « les paysans sont impénétrables comme le roc ». Son idée du « foyer révolutionnaire » supposait qu’il fallait d’abord construire, hors de toute lutte des travailleurs, une armée de guérilleros qui tenait une zone « libérée ». Il était même resté coupé des combats de la paysannerie bolivienne, nombreux à cette époque, victime de ses propres conceptions. L’annonce de son lâche assassinat par l’armée a provoqué plus de réactions populaires que le lancement de sa guérilla. En 1969, du fait de la force du prolétariat, le pouvoir devait à nouveau composer avec le mouvement ouvrier, réintégrant même des mineurs licenciés en 1965.
Ernesto Guevara, dit « le Che », a connu un succès posthume qui dépasse largement son rôle de son vivant. Et l’estime pour son personnage qui est générale dans la jeunesse du monde n’a rien à voir avec une connaissance réelle de son histoire. Très peu de gens se sont réellement intéressés à son histoire et encore moins à ses idées politiques. Tout le monde sait qu’il voulait lutter les armes à la main contre l’impérialisme américain, qu’il ne limitait pas son combat à un seul pays. Et ils croient que tout cela caractérise les idées révolutionnaires et socialistes. C’est là qu’ils commettent une profonde erreur. Et sur plusieurs points. Premièrement, Guevara a soutenu le camp stalinien à une époque où celui-ci était un adversaire radical de la révolution prolétarienne. Deuxièmement, la conception guérilleriste de Guevara propose la formation d’une armée professionnelle, donc d’un Etat indépendant de la population, y compris de la population paysanne. Il propose que cette armée prenne le pouvoir, et non que les travailleurs le prennent. Il est contre toute indépendance de l’action des villes, y compris du prolétariat des villes. Il considère que la révolution est une simple guerre. Ce qui s’oppose ouvertement à l’idée d’une lutte sociale des masses populaires menant à des organes de pouvoir indépendants des masses : les soviets et à un Etat de type nouveau : l’Etat en décomposition où les masses populaires rendent l’Etat de plus en plus faible et sans pouvoir au dessus de la population. Il est remarquable que nombre de courants petits-bourgeois qui sont attirés par Che Guevara sont ceux qui ont rompu avec la révolution russe d’Octobre et avec le léninisme ou le trotskysme parce qu’ils rejettent les soviets dans le stalinisme. Ils n’ont pas conscience que Guevara est un vrai produit du stalinisme et du nationalisme, c’est-à-dire de thèses qui attribuent un rôle hypertrophié à l’Etat et le rôle minimal à la lutte indépendante des masses et à leur capacité de diriger la société. Guevara a toujours cautionné le stalinisme, lui qui déclarait que l’URSS était le « chef de file de la lutte de libération mondiale ». Même si le soldat de la guérilla appréciait modérément le tournant russe de la « coexistence pacifique », ou la lutte violente entre URSS et Chine, il n’a jamais dit un mot pour se démarquer clairement des pouvoirs dictatoriaux, anti-ouvriers et anti-socialistes des régimes russe et chinois. Arrivé au pouvoir, il a mis en place un régime qui n’a rien à voir avec le pouvoir des ouvriers et des paysans : la dictature d’un Etat hypertrophié dont l’objectif d’industrialisation réalisée en surexploitant la population a été un échec. Le développement national, a fortiori dans une petite île située dans un envirronnement hostile, ne pouvait pas donner un développement industriel. Mais fondamentalement, c’est l’objectif lui-même qui était particulièrement celui de Guevara qui est nationaliste et petit-bourgeois et n’a rien à voir avec la perspective de transformation du monde par le prolétariat mondial. Bien sûr, on peut penser que les limites de la révolution cubaine seraient dues à la dureté de la lutte que lui a livré l’impérialisme US, en particulier de l’embargo économique et de l’agression de la baie des cochons. Le premier gouvernement était tout ce qu’il y a de moins anti-bourgeois et anti-US. A preuve : six des quinze ministres de ce premier gouvernement allaient se réfugier finalement aux USA, un sera excécuté pour trahison et le premier président sera un adversaire du castrisme. Les mesures prises en mars 1959 n’avaient pas un caractère socialiste. Il s’agissait d’une baisse de 30% des loyers, une limitation des importations de produits de luxe, une réduction du prix des médicaments, des livres scolaires, des tarifs d’électricité, du téléphone et des transports. Il ne s’agissait absolument pas de l’expropriation des compagnies détenues par le bourgeoisie, pas même celles détenues par les trusts US. La première réforme agraire, celle de mai 1959, ne faisait que limiter la propriété privée des terres à une taille de 1342 hectares. Les terres expropriées étaient indemnisées. Ce n’était pas la révolution. En réalité, c’est au contraire l’attitude agressive des USA qui scellé un caractère particulièrement populaire et socialement radical du régime bourgeois ou petit-bourgeois cubain. L’attaque de la baie des cochons et son échec grâce à la mobilisation de la population ont donné au régime une assise populaire massive. Castro n’a radicalisé ses mesures que devant le refus de toute collaboration de la bourgeoisie cubaine en liaison avec le refus de toute relation de la part des USA. Ce n’est pas le radicalisme, et encore moins le communisme, de la révolution cubaine qui a entraîné cette attitude des USA, mais la crainte de l’encouragement que le renversement de la dictature de Cuba pouvait entraîner en Amérique latine, y compris l’encouragement pour les dirigeants bourgeois et petits-bourgeois qui auraient voulu se rendre un peu plus indépendants de l’impérialisme. Les présidents tout ce qu’il y a de bourgeois d’Argentine ou du Chili feront des gestes pour s’appuyer sur l’existence de Castro à Cuba pour acquérir cette petite indépendance, sans succès. Castro et Guevara ne peuvent être qualifiés de « révolutionnaires » qu’au sens où Simon Bolivar, dont ils ne cessaient de se réclamer, l’était. Il y a des différences très notables entre les idées défendues par Castro et Guevara. Castro ne se cachait pas de ne se préoccuper que de Cuba et de ne pas prétendre discuter de la manière de libérer le monde. Guevara affirmait se préoccuper de la « révolution tricontinentale ». Mais dans les actes, dans les affirmations politiques comme dans les alliances choisies, dans la politique de la guérilla, dans la gestion de l’Etat, Castro et Guevara n’ont jamais émis de divergence qui soit connue publiquement. Même en quittant Cuba, Guevara a écrit une lettre d’allégence totale au dictateur de Cuba, Castro. Pour ceux qui s’imaginent Guevara en idéaliste, ayant conçu une révolution vraiment populaire évitant les caricatures que sont les régimes russe et chinois, rappelons que Guevara avait affirmé que le régime qui lui plaisait le plus au monde était … le régime de Corée du nord ! Rappelons que les opposants d’extrême gauche étaient en prison perpétuelle, y compris les trotskystes et que les travailleurs qui contestaient de devoir travailler gratuitement étaient traités d’ennemis de la révolution. Quant aux gauchistes qui continuent de cultiver l’humanisme révolutionnaire de Guevara ‘le rêve de « l’homme nouveau »), qu’il suffise de leur rappeler qu’il est l’initiateur de l’idée d’enfermer les homosexuels dans les camps de travail où on trouvait déjà les travaileurs récalcitrants et qui s’intitulaient « UMAP ou Unités militaires d’aide à la production ». Dans ces centres de travail forcés on parquait des prétendus « asociaux » (voir notamment ce qu’en dit Angelo Trento dans « Castro et la révolution cubaine »). Belle réalisation d’un ministre de l’industrie qui considérait que le travail était un plaisir et prétendait remplacer les augmentations de salaire par des incitations morales !

Citons d’emblée le texte fondamental de Guevara écrit en 1960 où il théorise sa politique, « La guerre de guérilla » :
« La Révolution cubaine a apporté trois changements fondamentaux dans le mécanisme des mouvements révolutionnaires en Amérique :
1°) Les forces populaires peuvent gagner une guerre contre l’armée régulière
2°) On ne doit pas toujours attendre que soient réunies toutes les conditions pour faire la Révolution ; le foyer nsurrectionnel peut les faire surgir.
3°) Dans l’Amérique sous-développée, le terrain fondamental de la lutte doit être la campagne. (…) Le guérillero exercera son action en milieu rural (je souligne) et peu peuplé, là où se situe de préférence la lutte du peuple pour ses revendications, et ceci presque exclusivement (je souligne) dans la perspective du changement des structures sociales de la propriété des terres, le guérillero est avant tout un révolutionnaire agraire. »

Ernesto Guevara est né dans la bonne société d’Argentine en juin 1928. Il a obtenu des diplômes de maître d’œuvre, d’architecte puis de médecin. Il a été rapidement révolté par la misère de l’Amérique latine et ses voyages lui ont montré qu’elle touchait tout le continent latino-américain. Les nombreux fans du Che lui attribuent une idéologie politique libératrice claire : communiste et internationaliste En fait, s’il a baigné dans une ambiance politique (oncle stalinien, opposition aux côtés du PC et de la bourgeoisie à la montée du péronisme en Argentine), il ne s’est jamais démarqué clairement ni du stalinisme, ni du péronisme. Nombre de partis staliniens participent en cette fin de guerre aux gouvernements les plus réactionnaires comme celui de Batista à Cuba. Michael Lowy écrit dans "le marxisme en Amérique latine" expose : "A Cuba, par exemple, après avoir siégé de 1943 à 1944 au gouvernement du général Batista, le Parti socialiste populaire (nouveau nom du PC cubain) publie en 1945 une brochure intitulée « La collaboration entre les patrons et les ouvriers », pour commémorer un important déjeuner réunissant à La Havane l’Association patronale des industriels, le gouvernement et les dirigeants (communistes) de la Confédération des Travailleurs Cubains (centrale syndicale). En 1944, quand Batista démissionna, le PC cubain lui envoie une lettre qui déclare : « Dès 1940, notre parti a été le soutien le plus loyal et le plus constant de vos mesures gouvernementales, le promoteur le plus énergique de votre plateforme inspirée par la démocratie, la justice sociale et la défense de la prospérité nationale. » « La période 1944-45 voit se développer en Amérique latine un phénomène désigné par le terme de « browdérisme ». Dans l’euphorie des accords de Téhéran, Earl Browder, secrétaire du PC nord-américain, proclame le début d’une ère d’amitié et de collaboration totale entre le camp socialiste et les USA, destinée à durer même après la guerre. (…) Les partis communistes latino-américains vont être aussi emportés par le browdérisme. Par exemple, dans un livre publié en 1944, « En marcha por un mundo mejor » (En marche pour un monde meilleur), Vittorio Codovilla écrivait ceci : « Les conditions internationales de la coopération entre les grandes puissances capitalistes et entre celles-ci et l’URSS pour la création d’un monde meilleur montrent que les Etats-Unis et l’Angleterre arriveront à un accord sur la politique économique à suivre en Amérique latine, avec le but de contribuer au développement économique, politique et social dans un sens progressiste. (…) Cet accord devra se fonder sur la coopération de ces deux grandes puissances, avec des gouvernements démocratiques et progressistes d’Amérique latine, pour l’accomplissement d’un programme commun qui, en même temps qu’il offre un marché dix ou vingt fois supérieur à l’actuel pour leurs capitaux, leurs machines et leurs produits industriels, contribue au développement indépendant de l’économie de ces pays, et leur permet en peu d’années de liquider le retard dans lequel elles vivent depuis des dizaines d’années. »
Ernesto vit en Argentine dans un milieu bourgeois de gauche qui dénonce le péronisme, ce bonapartisme populaire. Il n’a que huit ans quand Péron est l’étoile montante des pauvres d’Argentine, les « descamisados ». A cette époque, pour s’opposer à Péron, il y a l’Union démocratique qui comprend le Parti communiste, la gauche libérale et les partis les plus conservateurs. L’Union démocratique a le soutien de l’ambassadeur des USA Braden. Péron est un colonel de l’armée d’Argentine, un admirateur de Mussolini. Il affirme : « Nous créerons un fascisme mais en évitant soigneusement les erreurs de Mussolini. » A la fin de la guerre, il construit sa popularité comme ministre du travail par un lien avec le mouvement syndical et quelques mesures populaires favorisées par une nouvelle prospérité. Son arrestation en fait un martyr. Le 17 octobre 1945, la foule des descamisados manifeste en sa faveur. On doit le relâcher. Le 24 février, après une grève générale largement suivie, Péron est élu triomphalement contre son concurrent de l’Union démocratique. Le vote apparaît comme un vote de classe et un vote anti-impérialiste. Le slogan de Péron : « Votez contre Braden, le jockey club, la Société rurale, l’Union des industriels, la Bourse de commerce, les grands propriétaires, le grand capital, la presse subventionnée et pour la nouvelle Argentine qui naît avec Péron, sans pauvreté ni corruption ». Le parti communiste est du côté de Braden et des industriels et grands propriétaires. C’est dire combien, à cette époque de l’après-guerre, les partis staliniens sont de mèche avec l’impérialisme US ! C’est dans les années 50 que Péron obtient le soutien plus ou moins clair du Parti communiste. Pourtant, à cette époque, les illusions sur le péronisme ont commencé à tomber dans les classes populaires du fait notamment de la dégradation de la situation économique. Il n’empêche, c’est de là que Guevara tirera son inspiration politique. Le jeune Ernesto connaît les difficultés de ses parents, exploitants du maté et doit travailler comme fonctionnaire municipal à la voirie de Villa Maria, près de Cordoba. Etudiant ingénieur puis médecin, il parcourt le continent à l’aventure plus qu’avec un projet. En 1953, le Che passe par la Bolivie. Elle vient de connaître une insurrection révolutionnaire dirigée par la classe ouvrière mais où la politique de l’organisation révolutionnaire, le POR, a mené le dirigeant bourgeois Paz Estenssoro et son parti le MNR au pouvoir. Cependant, la classe ouvrière a montré sa force et sa capacité révolutionnaire. Tel n’est nullement la leçon politique que tire le futur « Che » qui voit défiler devant lui les milices ouvrières. Le Che va discuter avec les nouveaux dirigeants dont le ministre des affaires paysannes, Nuno Chaves. Il est accompagné d’un politicien bourgeois argentin, l’avocat Ricardo Rojo. Il est déçu du mépris du nouveau gouvernement « révolutionnaire » pour les paysans indiens. Cependant, il n’en tire nullement l’idée qu’il faudrait une autre politique révolutionnaire au prolétariat bolivien. Le Che fait pourtant connaissance avec les mineurs révolutionnaires boliviens de Siglo XX et Catavi, les deux principales mines de la région d’Oruro. Il est défavorable aux mesures du gouvernement Estenssoro qui indemnise les anciens propriétaires des mines nationalisées. Le Che est du côté des opprimés mais il ne leur attribue pas la capacité de transformer par eux-mêmes la société. Il se contente de constater que la classe ouvrière bolivienne a été trompée et que le changement attendu n’a pas eu lieu. Il quitte la Bolivie sans garder de liens avec ce mouvement ouvrier révolutionnaire qui mènera encore de nombreux combats, bien après qu’Estenssoro, lâché par les travailleurs, soit renversé en novembre 1964 par l’armée : les mineurs de l’Oruro que le Che avait connu mèneront un nouveau combat contre une politique de rentabilisation des mines, en 1965, et plus de trois cent mineurs de cette région seront massacrés par l’armée. Cependant, le Che ne pensera pas que le « pôle » de la lutte en Bolivie devait être dans ces mines et dans le prolétariat des villes mais dans les mines et dans les champs, et même pas dans la paysannerie mais dans des soldats de la révolution, des combattants : les guérilleros.
A cette époque en Amérique latine, et contrairement à une image complaisamment entretenue, le guérillerisme n’est pas le fait de militants communistes mais de libéraux. En 1948, ce sont les libéraux du Costa Rica qui avaient réussi, après une guerre civile de cinq semaines, à renverser le dictateur Calderon. Le nouveau président, Figueres, entretient dans son pays des libéraux guérilleristes qui fondent des armées pour « libérer » de la dictature les Caraïbes. C’est ce qui se produit lorsque les amis de Figueres tentent une expédition en République dominicaine contre le dictateur Trujillo. C’est un échec. Ils n’ont pas plus de succès contre la dictature de Somoza au Nicaragua. Fidel Castro fait partie de ces « libéraux les armes à la main » comme les appelle Guevara, ce qui ne l’empêche nullement de se joindre à eux. Pour apprécier les participants, rappelons que Betancourt qui fait partie de ces émigrés politiques en mal de renversement du pouvoir deviendra président du Venezuela. C’est en 1954, lorsqu’il est au Guatemala, que Guevara choisit de se dire « révolutionnaire ». Ce n’est pas en soutien à une lutte ouvrière ni à une lutte paysanne qu’il s’engage, mais en révolte contre le renversement d’un pouvoir bourgeois démocratiquement élu, celui du président guatémaltèque, l’ancien colonel Arbenz. La mesure qui va lui valoir la haine des USA et son renversement est l’expropriation de 160.000 hectares appartenant au trust US United Fruit. En fait, Arbenz, accusé par les USA d’être un communiste, est un libéral lié à la caste militaire, à la bourgeoisie et à l’église. C’est au Guatemala que Guevara adhère au Parti communiste guatémaltèque, le PGT qui était l’un des principaux soutiens de Arbenz. Si Guevara devient alors « marxiste », c’est seulement au sens donné à ce mot par le stalinisme. Et redisons le, le stalinisme est alors, un peu partout et depuis la guerre mondiale, le soutien à des régimes bourgeois, comme celui d’Arbenz au Guatemala. Le 18 juin 1954, des pilotes payés par le CIA bombardent San Jose, le principal port du pays. Guevara est étonné que l’armée d’Arbenz refuse de se défendre contre l’attaque militaire américaine. Le 27 juin 1954, sans se battre, Arbenz donne sa démission. Guevara en tirera comme leçon que les démocrates doivent se donner les moyens militaires de mener leur propre guerre. Il comprend que l’on ne peut pas compter sur la bourgeoisie ni sur son armée. Il n’en déduit pas que ce sont les masses populaires qui doivent changer la société et prendre le pouvoir. Non, comme les « libéraux les armes à la main », il veut constituer sa propre armée pour imposer la démocratie. Au Guatemala, le Parti communiste a eu comme politique de soutenir Arbenz. Ce dernier n’a pas aidé la population travailleuse à se battre. Cependant, la dictature qui prend le pouvoir écrase le Parti communiste et le mouvement populaire du Guatemala. Cela n’amène pas Guevara à se démarquer du courant stalinien, organisateur de cette défaite. Il quitte le Guatemala en septembre 1954 où il est pourchassé comme communiste. Lorsqu’il gagne Mexico, il se dit communiste mais c’est au sens de Staline. Il rencontre alors l’équipe de Fidel Castro et, tout en étant parfaitement conscient que ce ne sont que des libéraux bourgeois, il rejoint leur bande armée qui s’entraîne au Mexique et va mettre sur pied une guérilla à Cuba. Fidel Castro, lui-même, rapporte que sa guérilla n’avait nullement les idées « marxistes », staliniennes, de Guevara. (lire l’interview de « Castro à Cuba » du journaliste Lee Lockwood) : « Ce fut le tempérament combatif du Che, homme d’action, qui le poussa à s’unir avec moi. ».
Quels sont l’objectif et le projet politique et social de ces soldats qui prennent les armes en vue de prendre le pouvoir au moyen d’une guerre de guérilla ? C’est Guevara lui-même qui le rapporte dans son ouvrage « Le rôle social de l’armée rebelle » : « C’est très simple ; nous devons faire un coup d’état. Batista a fait un coup d’état et a pris le pouvoir en une journée ; il en faut une autre pour le faire partir … Batista a fait cent concessions aux Américains, nous leur en ferons cent une. » Il faut se départir de l’image d’un Fidel Castro proche de l’Union soviétique. C’est la politique des USA qui amèneront le libéral bourgeois Castro à accepter une alliance avec l’URSS et non un apriori idéologique qui aurait été favorable au Parti communiste. Castro voyait dans le Parti communiste une organisation qui avait accepté de participer au gouvernement de Batista et non une organisation de combat contre la dictature. Il a accepté Guevara dans les rangs de sa guérilla, non à cause de ses idées staliniennes, mais malgré celles-ci et à cause de son tempérament d’homme de combat, Guevara lui-même aurait dit d’aventurier et de guerrier. Che Guevara écrit à un ami, Fernando Barral : « J’ai deux enfants mais je reste un aventurier. »
Guevara écrit : « à l’heure de mon engagement aux côtés du commandant rebelle, je lui fus lié dès le premier instant par un lien romantique, de sympathie et d’aventure. » En débarquant dans l’île de Cuba, Guevara déclarait, soulagé, « C’est avec un grand plaisir que j’ai abandonné mon havresac plein de médicaments et que j’ai pris la caisse de balles. J’adore tirer. »
Les guérilleros débarquent à Cuba en décembre 1956. Ils seront au pouvoir en décembre 1958. Mais c’est loin de se passer comme l’imaginaient les guérilleros. Le débarquement de quelques guérilleros, passé complètement inaperçu, loin de déclencher une éruption en leur faveur, est un fiasco qui faillit se terminer très vite. Guevara écrit : « La réalité nous assène un grand coup ; les conditions subjectives n’étaient pas toutes réunies. » Le premier affrontement n’a rien de glorieux et manque de supprimer du premier coup tous les combattants. Quelques uns survivent par chance.
Ce petit groupe de combattants va-t-il s’allier à la classe ouvrière, à la jeunesse des villes qui se bat depuis longtemps contre Batista ou aux autres groupes de combattants qui tiennent eux aussi le maquis. Pas du tout ! Voici comment est décrite dans « Che Guevara » de Philippe Gavi la manière de voir du groupe de Fidel Castro exposées par lui-même : « Pendant toute la nuit, le leader du Mouvement du 26 juillet expose ses intentions. D’autres organisations militent contre Batista : des militaires évincés aux sociaux-démocrates. Mais le mouvement n’a rien à voir avec ces gens qui ne songent qu’à leurs propres privilèges. (…) Les communistes du Partis socialiste populaire, le Parti communiste cubain, théorisent à longueur de journée, mais, en fin de compte, s’opposent à la lutte armée. Seul le directoire estudiantin peut fournir une force d’appoint. (…) Quelques autres groupuscules peuvent aussi se joindre à la lutte. Les conditions objectives n’ont jamais été aussi favorables. Les masses comme la bourgeoisie supportent de plus en plus difficilement le régime dictatorial de Batista. » Le « mouvement du 26 juillet » était issu d’une autre tentative de renversement de la dictature le 26 juillet 1953 par un groupe, essentiellement étudiant, en armes.
Cependant, contre la dictature de Batista, il n’y avait pas que des militaires évincés ou des politiciens véreux. Il y avait un mouvement ouvrier, des luttes sociales. Guevara y fait allusion sous le terme de « mouvement de la plaine », la guérilla étant le mouvement de la montagne. Philippe Gavi le rapporte ainsi : « Les historiens de la révolution cubaine ont trop souvent négligé le rôle fondamental qu’a joué le mouvement dans la « plaine ». Cet oubli, encore entretenu aujourd’hui par des publications cubaines qui mettent principalement l’accent sur la guérilla de la Sierra Maestra, a des raisons historiques. A l’époque en effet, Fidel Castro ne néglige pas du tout l’importance du mouvement d’agitation, de propagande et de sabotage dans le reste de l’île, mais il exige que ce dernier se plie aux directives de l’Etat-major de la Sierra Maestra, moteur principal de la rébellion. En août 1967, le journaliste uruguayen Carlos Maria Guttierez a une longue entrevue avec Fidel Castro (…) : « J’étais né à la campagne, et je m’étais toujours senti plus à l’aise en dehors des villes, mais nous n’avions aucune notion de la guerre de guérilla rurale. Une simple intuition seulement, puisque notre plan prévoyait, en cas d’échec, le retrait dans les montagnes. Mais, moi-même, je n’étais jamais allé dans la Sierra Maestra. Nous pensions créer des situations qui mobiliseraient les masses. » A la ville, l’insurrection organisée selon les conseils de Fidel Castro est un échec encore plus cuisant que dans la sierra. Les étudiants qui ont cru soulever La Havane en attaquant le palais présidentiel ont été tués. Ce sont les paysans révoltés qui sauvent la guérilla de l’isolement. On pourrait croire que la guérilla devient donc une révolution paysanne. Mais ce n’est pas le cas. La guérilla reste une armée séparée des opprimés. Cependant, ces paysans pauvres n’étaient pas vus d’un très bon œil par Guevara, des soldats « de la révolution » qui sont des déracinés, ni liés à la classe ouvrière ni à la paysannerie : « Leur horizon ne dépassait pas la possession d’un titre de propriété. Les soldats qui constituèrent notre première armée de guérilla venaient de la portion de cette classe sociale qui montre presque agressivement son désir de possession de la terre, qui exprime le mieux l’esprit a catalogué comme « petit-bourgeois » ; le paysan se bat parce qu’il veut la terre, pour lui-même, pour ses enfants ; il veut la diriger, la vendre et devenir riche par son travail. » Si les guérilleros se revendiquent de « la terre à ceux qui la travaillent », ils se gardent bien de parler de socialisme. Le 12 juillet 1957, Fidel Castro lance le « Manifeste de la Sierra » qui appelle à la formation d’ »un front civique révolutionnaire groupant tous les partis politiques de l’opposition, toutes les institutions civiques et toutes les forces révolutionnaires. » Son programme convient à la bourgeoisie cubaine : pas de junte militaire, élections dans le cadre bourgeois, libertés politiques, libertés économiques, liberté d’information, timide réforme agraire « avec indemnisation des anciens propriétaires ». Pas de gouvernement des guérilleros mais la désignation d’une personnalité civile pour diriger le pays. Pas un mot de lutte des classes, de socialisme ni de communisme. Le texte reçoit le soutien de tous les politiciens bourgeois installés alors qu’il n’avait pas de mot assez durs pour les hommes politiques et militaires en lutte contre Batista quand il s’agissait de faire en sorte que sa guérilla soit la seule reconnue. Raoul Chibas du parti orthodoxe, parti libéral bourgeois et Felipe Pazos, ancien président de la banque nationale, se chargent de populariser le programme de Fidel auprès de la bourgeoisie et de ses représentants politiques. Fidel n’a pas fait autant d’efforts en direction des travailleurs ! Dans une lettre du 12 avril 1960, Ernesto Che Guevara affirme « Nous fûmes bien vus de la presse américaine ». Et il explique que le programme de Fidel y est pour beaucoup car il n’avait rien d’inquiétant. Fidel n’avait aucune connotation marxiste ni communiste ni socialiste. L’armée de la guérilla est organisée comme une armée ordinaire, une armée professionnelle, comme il l’explique dans « Guerre de guérilla, une méthode ». L’armée « révolutionnaire » impose son ordre dans la région qu’elle contrôle. Les petits brigands y sont chassés et abattus impitoyablement, comme les autres petites guérillas indépendantes et les rebelles solitaires. Pour Che Guevara, « le guérillero est le gardien de la moralité » écrit-il dans « Guerre, guérilla, une méthode ». Essentiellement, la guérilla tient à imposer sa suprématie politique et organisationnelle sur toute autre forme de lutte, en particulier sur les autres guérillas et sur le mouvement des villes où les travailleurs mènent des luttes et des grèves de façon indépendante. Jusqu’au printemps 1958, le parti stalinien refusera toute collaboration avec la guérilla de FideL Les politiciens bourgeois anti-Batista et exilés à Miami soutiennent Fidel Castro et signent un pacte qui prévoit, en cas de victoire de la guérilla, de donner la présidence à Félipe Pazos. Fidel Castro laisse dire, donne des gages à la bourgeoisie : il accepte la constitution de 1940, le code électoral de 1943, la désignation comme président de la république provisoire de Manuel Urrutia, juge bourgeois et anticommuniste.
Dans « Cuba, cas exceptionnel ou avant-garde de la lutte contre l’impérialisme » Guevara écrit : « la bourgeoisie, ou du moins une bonne partie de celle-ci s’est montrée favorable à la guerre révolutionnaire contre la tyrannie et a en même temps appuyé et lancé des mouvements tendant à chercher des solutions négociées qui permettraient un remplacement de Batista par des éléments disposés à contrôler la Révolution. (…) Il n’est pas étonnant que quelques éléments parmi les latifundistes aient adopté une attitude de neutralité ou du moins de non-belligérance à l’égard des forces insurrectionnelles. Il est compréhensible que la bourgeoisie nationale, ruinée par l’impérialisme et la tyrannie, ait vu avec une certaine sympathie ces jeunes gens des montagnes punir l’armée mercenaire, instrument au service de l’impérialisme. Cette force, non révolutionnaire pourtant, aida en fait la Révolution, à s’emparer du pouvoir. »

La bourgeoisie peut être une alliée, dit donc Guevara. Il est par contre défiant vis-à-vis du prolétariat. Dans le même texte, il écrit : « Il est plus difficile de former des groupes de guérillas dans les pays de forte concentration urbaine et d’industrie légère et moyenne plus développée (…) L’influence idéologique des villes freine la guerre de guérillas en donnant des espoirs de luttes de masses paisiblement organisées. (…) Nous insisterons sur deux facteurs subjectifs qui sont parmi les conséquences les plus importantes de la Révolution cubaine : d’abord la possibilité d’un mouvement révolutionnaire qui opère à partir de la campagne, attire les masses paysannes, passera de la faiblesse à la force, détruira l’armée dans un combat de front, s’emparera des villes et renforcera par son combat les conditions subjectives nécessaires pour s’emparer du pouvoir. » Ce modèle guévariste est très clair : il n’y a absolument pas besoin de la conscience des travailleurs, de leur organisation indépendante, de leur expérience et de la maturation de leur état d’esprit pour faire la révolution. Il n’y a pas besoin, pour Guevara, du prolétariat des villes pour prendre le pouvoir. Une alliance tactique avec la bourgeoisie, des fractions de l’armée, oui. L’indépendance de la lutte du prolétariat, non.

La bourgeoisie peut être une alliée, dit donc Guevara. Il est par contre hostile au prolétariat ? Dans le même texte, il écrit : « Il est plus difficile de former des groupes de guérillas dans les pays de forte concentration urbaine et d’industrie légère et moyenne plus développée (…) L’influence idéologique des villes freine la guerre de guérillas en donnant des espoirs de luttes de masses paisiblement organisées. (…) Nous insisterons sur deux facteurs subjectifs qui sont parmi les conséquences les plus importantes de la Révolution cubaine : d’abord la possibilité d’un mouvement révolutionnaire qui opère à partir de la campagne, attire les masses paysannes, passera de la faiblesse à la force, détruira l’armée dans un combat de front, s’emparera des villes et renforcera par son combat les conditions subjectives nécessaires pour s’emparer du pouvoir. » Ce modèle guévariste est très clair : il n’y a absolument pas besoin de la conscience des travailleurs, de leur organisation indépendante, de leur expérience et de la maturation de leur état d’esprit pour faire la révolution. Il n’y a pas besoin, pour Guevara, du prolétariat des villes pour prendre le pouvoir. Une alliance tactique avec la bourgeoisie, des fractions de l’armée, oui. L’indépendance de la lutte du prolétariat, non.
La « grève générale » du 9 avril 1958 montre bien le rôle secondaire que la guérilla attribue au mouvement de la ville et à quel point la guérilla se moque de gagner les travailleurs. Cette grève générale a été programmée avec la bourgeoisie beaucoup plus qu’avec les organisations et les militants ouvriers. Le comité de grève de la grève générale du 9 avril ne s’appuyait pas du tout sur la classe ouvrière. Hormis des membres de la guérilla castriste, il comprenait un ingénieur, un chef de l’église évangélique eu journaliste et un médecin. Guevara déclarait lui-même : « Notre mouvement est très marqué par la petite bourgeoisie tant physiquement qu’idéologiquement. » dans son discours de mai 1964 en tant que ministre de l’industrie. Le parti stalinien ne s’est même pas senti tenu de la soutenir. La guérilla a donné aux faibles forces de La Havane l’objectif irréaliste de s’attaquer directement au pouvoir pour le renverser. Bilan de la défaite du mouvement et de la répression qui le suit : de nombreux militants ont été supprimés et il n’y a plus de fort mouvement ouvrier organisé dans les villes. Dans « Le parti marxiste-léniniste », Guevara reconnaît que, pour les guérilleros, le mouvement dans les villes s’opposait à la conception de l’armée révolutionnaire : « Pourquoi la grève d’avril s’est-elle déclarée ? Parce qu’il y avait au sein du mouvement un ensemble de contradictions que nous avons appelées « de la montagne et de la plaine ». et qu’une analyse des éléments considérés comme essentiels pour décider de la lutte armée rendaient manifestes, car ces éléments étaient diamétralement opposés dans chacune des deux catégories. La montagne était prête à mettre l’armée en déroute aussi souvent qu’il serait nécessaire, à gagner bataille sur bataille, à s’emparer de l’armement et à arriver un jour à la prise totale du pouvoir en se fondant sur son armée rebelle. La plaine était en faveur de la lutte armée généralisée dans tout le pays, culminant dans une grève révolutionnaire qui expulserait la dictature de Batista et établirait au gouvernement l’autorité des « civils », la nouvelle armée devenant « apolitique ». (…) La grève d’avril est préparée et décrétée par la plaine, avec le consentement de la direction de la montagne qui ne sent pas capable de l’empêcher, tout en doutant sérieusement de son résultat. » Voilà comment Guevara rapporte cet épisode dans « Notes pour l’étude de l’idéologie de la révolution cubaine » : « Les nouvelles des succès croissants de nos forces rebelles parvenaient au peuple malgré la censure, et l’activité révolutionnaire de celui-ci allait rapidement aboutir. C’est à ce moment-là que s’est déclenchée la lutte sur tout le territoire national, à partir de La Havane, sous la forme d’une grève générale révolutionnaire qui devait détruire l’ennemi en l’attaquant simultanément sur tous les fronts. Le rôle de l’Armée Rebelle, dans ce cas, serait celui d’un catalyseur ou peut-être d’un « aiguillon » pour déclencher le mouvement. (…) Mais la grève révolutionnaire n’était pas convenablement organisée : on ne tenait pas suffisamment compte de l’unité ouvrière et on n’a pas cherché à ce que les travailleurs, dans l’exercice même de leur activité révolutionnaire, choisissent le moment adéquat. On voulut faire un coup de main clandestin, en appelant à la grève par radio, sans savoir que le secret du jour et de l’heure choisis était connu des sbires et non du peuple. Le mouvement de grève a échoué, et beaucoup de patriotes révolutionnaires parmi les meilleurs ont été assassinés sans pitié. C’est à ce moment-là que se produit l’un des changements qualitatifs les plus importants dans le déroulement de la guerre, lorsque s’impose la certitude que le triomphe de viendra que de l’accroissement des forces de guérilla qui permettra de vaincre l’armée ennemie en batailles rangées. (…) La supériorité de l’Armée Rebelle s’affirme donc de jour en jour, tandis que l’arrivée de nos colonnes à Las Villas montre que le Mouvement du 26 juillet (de Fidel Castro et Che Guevara) est bien plus populaire que les autres : Directoire Révolutionnaire, Second Front de Las Villas, Parti Socialiste Populaire et petites guérillas de l’OrganisationAuthentique. »
Quant aux mouvements de guérilla concurrents, c’est Che Guevara qui est chargé de les unifier, et de les soumettre bon gré mal gré. La guérilla des campagnes a désormais les mains libres, sans concurrence, pour prendre le pouvoir. Mais les guérilleros disposent plutôt comme soutien dans les villes de la jeunesse estudiantine plutôt que de la classe ouvrière et des milieux populaires, comme le montre la prise de Santa Clara. Le 29 décembre. Le 1er janvier, Batista et ses principaux collaborateurs ont fui Cuba. C’est sans insurrection et même sans intervention militaire de la guérilla que le régime de dictature a chuté par son propre pourrissement. L’intervention militaire ne va avoir lieu que pour combattre les autres oppositions au sein des villes. C’est une lutte pour le pouvoir. Ce sont les guérilleros qui vont la gagner. Mais cela ne signifie pas que la bourgeoisie soit balayée. Le 4 janvier 1959, c’est l’anticommuniste et réactionnaire juge Manuel Urrutia qui prête serment comme président provisoire de la république. Il représente la bourgeoisie nationaliste. Le premier ministre, Miro Cardona, était l’avocat d’affaire cubain le plus connu pour ses positions pro-US. Le ministre des finances, Rufo Lopez Fresquet, avait participé à plusieurs gouvernements de Batista. Fidel Castro devient premier ministre. Fidel Castro se rend aux USA sur l’invitation de la Société des éditeurs de journaux. Et il n’y va pas pour déclarer la guerre à l’impérialisme US. Il rencontre le vice-président Richard Nixon qui pense l’amadouer. Mais Fidel Castro garde son franc-parler : il réclame aux USA trente milliards de dollars pour aider l’Amérique latine. Fidel Castro estime que l’affrontement avec la bourgeoisie et avec les USA est inévitable. Le 18 juillet, Fidel Castro dénonce le président Urrutia et démissionne de son poste de premier ministre le 18 juillet. C’est Urrutia qui doit partir et Fidel Castro reprend son poste. Che Guevara est nommé président de la banque centrale de Cuba. Il est très fier du travail gratuit du dimanche. Pour lui, les travailleurs n’ont pas le sens de la solidarité et c’est le travail gratuit qui va leur donner ce sens de la collectivité. Le 15 octobre 1960, il déclare : « Vous ne pouvez exiger un meilleur travail, une plus grande responsabilité, si vous n’êtes pas vous-mêmes les premiers au travail. » Au congrès de la jeunesse, le 28 juillet 1960, Guevara se défend d’affirmer « si cette révolution que vous avez sous les yeux est une révolution communiste ». Il affirme en tout cas que la révolution n’a été dictée par aucune théorie, fut-elle marxiste mais par une pratique empiriste répondant aux besoins de la situation sociale et politique de Cuba. Même lorsqu’il se dit marxiste, Guevara a sa propre conception de la référence du marxisme : « La révolution cubaine prend Marx là où il laisse la science pour empoigner le fusil révolutionnaire. » écrit-il dans « Notes pour l’étude de l’idéologie de la Révolution cubaine ».
Ce qui radicalise le régime cubain, au-delà de l’hostilité ouverte des USA, c’est la guerre contre le régime castriste menée par les classes dirigeantes cubaines et une bonne partie de la petite bourgeoisie provient de la croyance de celles-ci que les USA ne vont pas manquer de renverser le régime. A l’inverse, s’il ne veut pas connaître le sort d’Arbenz au Guatemala qui a été renversé par l’intervention américaine car il a refusé de se radicaliser et de s’appuyer sur les masses populaires pour se défendre, Castro est contraint de s’appuyer davantage sur les plus pauvres et de ne pas hésiter à déposséder les riches. Il est également obligé de constituer des milices de défense de Cuba et des comités populaires.
En 1960, c’est la politique d’affrontement avec Cuba qui est choisie par le président américain Eisenhower. Les USA ne se sont pas brutalement avisés que le régime de Fidel Castro était dangereux pour l’impérialisme. Et il ne l’est pas.
Jusqu’en avril 1961, le régime refuse de se dire socialiste. « Souveraineté politique et indépendance économique » sont leurs seuls objectifs, mais cela suffit à les rendre irrémédiablement adversaires de l’impérialisme US. Si les USA acceptent des relations commerciales et, en particulier, l’achat du sucre, ces relations seront normales et Cuba ne vendra pas son sucre à l’URSS. Si le régime cubain n’est pas spécialement un danger, c’est tout le reste de l’Amérique latine qui en est un à cette époque et le risque est grand que Cuba apparaisse comme un encouragement révolutionnaire pour tout le continent, même si le régime cubain n’est pas aussi révolutionnaire. Or, l’impérialisme US a décidé la politique du gros bâton pour l’Amérique latine. Du coup, le gouvernement US choisit de diaboliser Fidel Castro et Cuba, au risque de radicaliser la politique cubaine et de pousser Fidel Castro dans les bras de l’URSS. Le « containment » est alors la politique américaine. Elle consiste à pousser les peuples en lutte d’une prison dans une autre, sachant parfaitement que l’URSS n’est nullement dans le camp des peuples et de la révolution prolétarienne. Et Cuba tombe effectivement dans un piège : le stalinisme.
C’est Che Guevara qui va vendre au peuple cubain et aux militants cubains, sceptiques, l’alliance avec l’URSS. Il a fait d’octobre à décembre 1969 un voyage de deux mois et demi au pays du stalinisme triomphant et en revient emballé. Aux travailleurs, aux militants, au peuple cubain, il annonce qu’il n’y a rien que de bon à attendre d’une alliance politique et économique avec la Russie, pourtant une véritable prison pour les travailleurs et les peuples. Une seule chose compte aux yeux de Che Guevara : l’industrialisation de Cuba. Et sur ce plan la bureaucratie stalinienne est capable de tenir ses promesses : en cinq ans, le doublement de la production industrielle et 60% d’augmentation de la production d’électricité. Quant à la vente du sucre cubain, elle est acquise : 3 millions de tonnes vendus à l’URSS, un million à la Chine, 20.000 tonnes à la Corée du nord, 3.000 au Vietnam du nord. La quasi-totalité de la production cubaine est vendue. La pression économique des USA est supprimée. Passant à la télévision cubaine, Guevara se fait le défenseur inconditionnel des régimes de l’Est : « Les réalisations des pays socialistes (…) sont extraordinaires. Il n’y a pas de comparaison possible entre leurs systèmes de vie, leur système de développement et ceux des pays capitalistes. Les accords et l’esprit d’humanité de ces peuples nous ont convaincu que décidément, ce sont ces pays que nous devons en tout premier lieu considérer comme nos amis. » Le soutien de Guevara aux régimes staliniens est sans réserve : «  Tout le monde est plein d’enthousiasme, fait des heures supplémentaires, s’intéresse à la production, à l’accroissement de la production. » (dans « Un voyage dans les pays socialistes ») A propos de l’URSS, Guevara affirme naïvement : « Ce pays est prêt à tout risquer dans une guerre atomique d’une destruction inimaginable simplement pour défendre un principe et pour protéger Cuba. » La Chine, elle aussi, prête soixante millions de dollars à Cuba, prêt qui équivaut à un don.
Les USA réagissent immédiatement par l’invasion de la baie des cochons. J.F. Kennedy a donné son accord pour une intervention de la CIA aidant des immigrés cubains anti-castristes à envahir l’île. C’est un échec cinglant. La population cubaine, que la CIA croyait hostile au régime, se mobilise massivement en sa faveur et contre l’intervention militaire. La démonstration américaine va en sens inverse de ce qui était prévu. Cuba devient un exemple pour toute l’Amérique latine. Les directions bourgeoises qui souhaitent se libérer un temps soi peu de l’emprise américaine sont attirées. Guevara est invité par les présidents latino-américains qui ne sont pourtant nullement des radicaux : l’argentin Frondizi et le brésilien Quadros. Les USA réagissent immédiatement. En liaison avec le haut Etat-major des armées de ces deux pays, ces deux présidents doivent quitter le pouvoir.
A Cuba, l’industrialisation démarre, organisée par le bouillant Guevara, nouveau ministre de l’industrie. Son plan de quatre ans est tellement ambitieux que les travailleurs devraient travailler nuit et jour pour le réaliser. Son premier geste public est la mise en place du stakhanovisme à la cubaine : des récompenses aux premiers « héros de travail ». Dans « A propos du système budgétaire de financement », Guevara écrit : « Ne pas réaliser les normes, c’est ne pas remplir son devoir social : la société punit le défaillant par la déduction d’une partie de ses gains ». Guevara prétend que tout cela se fait en faisant participer les travailleurs aux décisions. Mais la réalité est très différente. Les travailleurs sont loin du pouvoir qui, malgré les bonnes intentions du camarade ministre, reste bureaucratique. Guevara propose la formation d’un organisme centralisateur de la planification et, comme les luttes de classes sont à ses yeux terminées, il propose la dissolution des syndicats. Selon lui, l’ « homme nouveau » du socialisme cubain travaille pour lui-même et ne connaît plus les affres de la société de classe. Par conséquent, il doit travailler jusqu’à ses limites physiques. Pour l’homme nouveau socialiste, travailler est un plaisir. Celui qui s’y refuse ne peut être qu’un ennemi du régime socialiste. Le régime de Castro allait faire appel à l’ »émulation », au « travail volontaire gratuit », aux heures supplémentaires non payées et aux baisses de salaire par solidarité avec la construction du socialisme dans « une campagne grandiose pour déraciner le vieux vice d’un économisme étroit chez les travailleurs ». Sa conception du rôle de la classe ouvrière est claire. Voic comme elle est exposée dans « Avec la Confédération des Travailleurs Cubains » : « Mais la classe ouvrière, que ce soit au niveau des fabriques, des entreprises, ou au niveau des unités administratives, a aussi l’obligation, le devoir et le droit, de veiller à ce que soient suivis tous les ordres du gouvernement, toutes les grandes lignes de développement établies par le gouvernement, toutes les idées directrices formulées dans chque unité administrative. » Le rôle principal attribué au parti dans la classe ouvrière consiste à la faire produire plus : le militant « doit faire des heures supplémentaires, donner l’exemple, utiliser son temps à améliorer sa préparation culturelle, aller le dimanche au travail volontaire, travailler volontairement tous les jours, oublier toute vanité et consacrer tout son temps au travail »
Le parti unique et le syndicat unique sont des organes de l’Etat et non des moyens pour la population de s’exprimer. Les opposants sont en prison et il ne s’agit pas seulement d’opposants favorables aux USA, à la bourgeoisie cubaine et défavorables aux nationalisations ou aux réquisitions de terres. Des militants de gauche, des syndicalistes et des militants d’extrême gauche sont emprisonnés parce qu’ils refusent de s’aligner sur le régime ou qu’ils contestent une de ses décisions. Malgré les bonnes intentions des Fidel Castro et Che Guevara, la réalité est la dictature étatique qui n’a rien de socialiste même si des mesures sociales sont prises. Au plan international, si Che Guevara multiplie les voyages et se préoccupe de la « révolution tricontinentale », il conçoit le combat mondial contre l’impérialisme en liaison avec les régimes russe et chinois. Il s’appuie sur les chefs d’Etats des nouveaux pays indépendant du Tiers monde comme Ben Bella ou Nehru et autres chefs d’état africains. Son ennemi n’est pas la bourgeoisie mais les Etats-Unis. La guérilla l’attire à nouveau. D’abord celle de Kabila, futur dictateur du Congo-Zaïre. Puis celle de Bolivie. Et surtout, jamais aucune critique des régimes ou des positions politiques de la Chine ou de l’URSS ne franchit ses lèvres quelles que soient les circonstances, y compris quand ces deux pays commencent à se séparer, à se critiquer puis à se combattre. Il affirme au contraire toujours que l’URSS est le chef de file de la lutte de libération internationale. S’il parle toujours au nom du socialisme et de l’internationalisme prolétarien, il n’éclaire nullement leur signification. Lorsque Castro décide que le parti castriste devient le « parti communiste cubain », fusionnant avec ce dernier, Che Guevara part en Bolivie mener une nouvelle guérilla. Guevara a laissé à Castro une lettre de départ qui évite toute interprétation d’un départ sur la base de critiques, quoiqu’on puisse en penser. Il n’explique pas son geste de départ par une critique quelconque de la politique ou du régime cubain, mais par la nécessité urgente d’une nouvelle guérilla en Bolivie. Le général de parachutistes pro-américain René Barrientos vient de renverser Paz Estenssoro, le dirigeant bourgeois nationaliste de la révolution ouvrière de 1952. Les mineurs boliviens sont particulièrement frappés par le régime de Barrientos. En 1965, les mineurs qui protestaient contre une réduction de moitié de leurs salaires sont massacrés dans les mines. Guevara pense qu’il va pouvoir les convaincre de s’embaucher dans la guérilla. Il ne songe nullement à les gagner pour mener le combat dans les mines. En fait, les mineurs sont très peu nombreux à le suivre.
Guevara a bien connu le mouvement révolutionnaire bolivien. Il a pu discuter avec les mineurs révolutionnaires boliviens, ayant visité ce pays juste après la révolution de 1952. Son choix de démarrer sa lutte en Bolivie de la sierra et pas des usines n’est pas un choix dû à un traditionalisme ou à une théorisation. C’est un choix social.
Guevara n’a jamais compté sur la conscience de classe des travailleurs. Selon lui, ils ne sont pas révolutionnaires. Ils visent des objectifs matériels alors que le révolutionnaire socialiste vise, selon lui, des objectifs moraux, comme il l’expose en 1964 dans « A propos du système budgétaire de financement ». Ils ne visent qu’à améliorer leur sort et sont fatalement victimes d’un « économisme », d’un syndicalisme réformiste qui les empêche de prendre en charge la tâche révolutionnaire qui lui semble exclusivement le fait d’une armée professionnelle de révolutionnaires : « Je crois en la lutte armée comme unique solution pour les peuples qui luttent pour se libérer et je suis cohérent avec mes croyances. (…) Nous pourrons regarder l’avenir proche et lumineux si deux, trois, plusieurs Vietnam fleurissent sur la surface du globe… » Il ne compte pas sur le développement indépendant de la conscience et de l’organisation prolétarienne au travers des luttes de classe qu’il appelait « cette mentalité de classe ouvrière exploitée et spoliée qui lutte seulement pour des revendictions économiques. » Dans sa conception, c’est la guérilla qui va contraindre la population des villes à devenir radicale. Pour lui, la lutte des villes consiste seulement en un sabotage permettant de bloquer le pouvoir pendant que la guérilla le renverse et prend le pouvoir. Dans « La guerre de guérilla », il a écrit : « L’importance de la lutte en zone urbaine a été très mésestimé mais elle est extrême. Un bon travail, sur une grande échelle, paralyse presque complètement la vie commerciale et industrielle du secteur et place la population entière dans une insécurité, une angoisse, une anxiété telle qu’elle souhaite des événements violents pour sortir de cette attente. (…) sa fonction ne sera pourtant pas d’œuvrer indépendamment, mais au contraire dans le cadre des plans stratégiques fixés à l’avance. Une guérilla en zone urbaine fera exactement ce qu’on lui dira. »
Alors que la guérilla de Guevara n’obtient de soutien d’aucun secteur social important, les mineurs boliviens mènent une nouvelle lutte sociale. Pour Guevara, cela ne concerne pas directement son combat.
L’armée bolivienne réprime violemment le mouvement des mineurs le 24 juin 1967. Il considère que cette défaite va éclairer les mineurs sur le caractère sans perspective de leur lutte dans le cadre de la mine et les pousser à rejoindre les maquis de la guérilla. Il écrit dans son adresse aux mineurs : « Le massacre dans les mines éclaicit considérablement le panorama pour nous. (…) Il ne faut pas persévérer dans des tactiques fausses, héroïques sans doute, mais stériles. » Il affirme que c’est dans le maquis que « la plainte des veuves prolétariennes se transformera en hymne de victoire. » Son appel à rejoindre le maquis n’a que très peu d’écho dans la classe ouvrière qui a pourtant montré ses capacités à se battre, y compris les armes à la main.
La guérilla de Guevara n’a pas de soutien important dans la classe ouvrière et elle n’a pas non plus de soutien d’autres couches sociales ni d’autres partis politiques. Paz Estenssoro déclare qu’il ne soutient pas les guérillas communistes. Le parti communiste bolivien n’a pas vraiment soutenu Guevara. La paysannerie bolivienne se méfie et n’est nullement prête à s’embarquer dans l’aventure, d’autant moins que Barrientos a fait le calcul d’offrir une réforme agraire et d’armer des paysans de Cochabamba « contre les bandoleros ». Guevara écrit : « Les paysans se transforment en délateurs. » La guérilla est isolée. L’armée de libération de Guevara lance une adresse aux mineurs : « Camarade mineur, n’écoute plus les faux apôtres de la lutte des masses qui l’interprètent comme une avancée en rangs serrés et de front vers les armes de l’oppresseur. (…) La lutte des masses dans les pays sous-développés à forte prédominance rurale et au territoire étendu doit être réalisée par une petite avant-garde mobile : la guérilla. Elle ira en se renforçant au détriment de l’armée ennemie et elle capitalisera la ferveur révolutionnaire des masses jusqu’à créer la situation révolutionnaire dans laquelle le pouvoir d’état se renversera d’un seul coup bien assené au moment opportun. (…) Nous t’attendons. » La guérilla est finalement écrasée par l’armée et Guevara est tué le 8 octobre 1967.

Bilan du castrisme et du guévarisme

Le stalinisme et le nationalisme et ses diverses variantes de l’après deuxième guerre mondiale (maoïsme, castrisme, djouchéisme coréen, titisme et autres « socialismes » à l’algérienne ou à la cambodgienne) sont des produits des défaites et des trahisons des luttes du prolétariat. Le guévarisme et le guérillérisme ne changent pas la donne et ne déparent pas dans le lot, même si bien des courants révolutionnaires tiennent à se raconter une autre histoire. Ils mettent en avant un prétendu humanisme de la « version du marxisme » de Guevara. Ils rappellent son « internationalisme ». Ils soulignent son courage combattant les armes à la main contre l’impérialisme au moment où la « version » russe parlait plutôt de coexistence pacifique. Cependant, si on examine la pratique de Guevara, elle est hostile au prolétariat révolutionnaire. Si on examine l’idéologie de Guevara, elle n’est nullement différente de celle du « socialisme dans un seul pays » qui caractérise aussi bien le stalinisme russe, ses diverses versions et celle des nationalismes du tiers-monde. Guevara était particulièrement partisan de l’industrie autocentrée fondée sur une économie nationale dépassée depuis belle lurette par l’Histoire du capitalisme lui-même. D’ailleurs l’industrie cubaine, si elle a mobilisé durement les forces des masses cubaines et nécessité des énergies extraordinaires et détourné l’enthousiasme de tout un peuple, s’est traduite par un échec marquant. Le développement industriel autocentré n’a pas obtenu de meilleurs résultats à Cuba qu’en Algérie ou en Corée du nord. N’est-ce pas une accusation exagérée de comparer Cuba à la Corée du nord ? Pour y répondre, écoutons Guevara lui-même :
« Des pays comme Cuba en ce moment, des pays révolutionnaires et nullement modérés, peuvent se demander si l’Union soviétique et la Chine populaire sont leurs amies ; nous ne devons pas répondre à cette question avec tiédeur mais affirmer de toute notre force que l’Union soviétique, la Chine et tous les pays socialistes ainsi que les pays coloniaux et semi-coloniaux qui se sont libérés sont nos amis. C’est sur cette amitié que peuvent se fonder les réalisations d’une Révolution américaine. En effet, si l’Union szoviétique n’avait pas été là pour nous donner du pétrole et pour nous acheter notre sucre, il nous aurait fallu toute la force, toute la foie et tout le dévouement immenses de notre peuple pour supporter le coup. (….) (Ernesto Cge Guevara dans « A la jeunesse d’Amérique latine ».) Voilà ce qu’il expose dans « Un voyage dans les pays socialistes » à son retour d’un voyage dans les pays du stalinisme triomphant : « La Chine vit actuellement la même partie de son histoire révolutionnaire que Cuba : tout le monde est plein d’enthousiasme, tout le monde fait des heures supplémentaires, tout le monde s’intéresse à la production, à l’accroissement de la productivité. (…) Moi qui ai visité tout le continent socialiste, on peut m’appeler : « Alice au Continent des Merveilles ». Mais il dire vraiment ce qu’on voit et être honnête ; et les réalisations des pays socialistes, de ceux qui ont déjà atteint un niveau élevé de développement, ou de ceux qui sont encore à des étapes très semblables à celles de Cuba, sont extraodinaires. (….) Partout là-bs l’enthousiasme est extraordinaire. C’est probablement en Union soviétique que c’est le plus sensible. (…) Parmi les pays socialistes que j’ai visité personnellement, la Corée est l’un des plus extraordinaiires. C’est probablement celui qui nous a le plus impressionné. (…) Le problème de l’industrie coréenne – que nous voudrions bien avoir aujourd’hui et qui se posera pour nous dans deux ou trois ans – c’est celui du manque de main d’œuvre. La Corée procède à une mécanisation accélérée de l’agriculture pour garder de la main d’œuvre et pouvoir réaliser ses plans. (…) La Corée est l’exemple d’un pays qui grâce à un système et à des dirigeants admirables tel le Maréchal Kim Il Sung a pu survivre aux plus grands malheurs et devenir aujourd’hui un pays industrialisé. Ici, à Cuba, on pourrait penser que la Corée du nord est un pays arriéré de l’Asie parmi tant d’autres. Et pourtant nous lui vendons du sucre semi-élaboré et d’autres produits absolument bruts, comme le hennequen ; tandis qu’elle nous vend des fraiseuses, des machines pour les mines, tous produits dont la production exige déjà une technique avancée. C’est pour cette raison que c’est un des pays que nous admirons le plus. » Aucune critique n’a jamais émaillé les textes de Guevara concernant la politique de ces régimes vis-à-vis des travailleurs ni leur politique extérieure qui n’a rien à voir avec une quelconque version de l’internationalisme prolétarien. L’alignement de Guevara sur Castro est encore plus grand. On ne peut citer tous les passages dithyrambiques sur son leader maximo comme ici, dans « Cuba, cas exceptionnel ou avant-garde de la lutte contre l’impérialisme » : « Des facteurs exceptionnels devaient donner à la révolution cubaine des caractéristiques particulières. (…) Le premier, et peut-être le plus important, est cette force de la nature qui se nomme Fidel Castro Ruz, qui a atteint en un an des dimensions historiques. Ses mérites peuvent être rangés auprès de ceux des plus grandes figures de l’histoire de l’Amérique latine. (…) Fidel a une personnalité tellement extraordianire qu’il serait le chef de n’importe quel mouvement dont il ferait partie (…) Fidel Castro a fait plus que n’importe qui à Cuba pour construire à partir de rien le formaidable appareil actuel de la révolution cubaine. » . etc, etc …

Le bilan du guérillérisme en Amérique latine n’est pas plus brillant. Dans tous les pays d’Amérique latine où des militants ont lancé des guérillas de type castriste, ils sont impitoyablement écrasés par la répression (guérillas de Jefferson Cardin au Rio grande du sud du Brésil, de l’ELN de Pablo Vasquez et Victor Medina en Colombie, du MIR de Luis de la Puente et Guillermo Lobaton au Pérou ainsi que les maquis de Hector Béjar, de la guérilla de Ajeda et Bravo au Venezuela, de la guérilla de la Sierra de Caparao dans l’Etat de Minas Gerais au Brésil, des groupes de guérilla en Argentine et des foyers révolutionnaires du Pérou. La guérilla latino-américaine est défaite. Le réformisme, même les armes à la main, ne mène pas au renversement du capitalisme ni à son dépassement. Dans tous les pays d’Amérique latine où des militants ont lancé des guérilla de type castriste, ils sont impitoyablement écrasés par la répression (guérillas de Jefferson Cardin au Rio grande du sud du Brésil, de l’ELN de Pablo Vasquez et Victor Medina en Colombie, du MIR de Luis de la Puente et Guillermo Lobaton au Pérou ainsi que les maquis de Hector Béjar, de la guérilla de Ajeda et Bravo au Venezuela, de la guérilla de la Sierra de Caparao dans l’Etat de Minas Gerais au Brésil, des groupes de guérilla en Argentine et des foyers révolutionnaires du Pérou. La guérilla latino-américaine est défaite. La guérilla du Nicaragua a certes triomphé mais c’est pour laisser ensuite place sans combat à ses adversaires puis pour pactiser avec elle.
Guevara lui-même n’a jamais critiqué le réformisme de Castro, son nationalisme qui le portait à ne s’intéresser qu’à Cuba. Il ne s’est pas ouvertement démarqué de la « coexistence pacifique », thèse de la bureaucratie russe qui a précédé le retour au capitalisme. Lorsque stalisnisme de Chine et de Russie se sont affrontés, il s’est bien gardé d’expliquer la racine de ces dissenssions. L’écrasement des prolétaires hongrois en 1956 n’a pas davantage suscité sa colère que l’intervention de 1953 contre les prolétaires d’Allemagne de l’Est et bien d’autres interventions contre les peuples. Son prétendu « internationalisme » n’avait rien de commun avec celui de Marx, Lénine ou Trotsky, contrairement à ce que voudraient faire croire les révolutionnaires opportunistes qui voudriaent bien accrocher leur char à la popularité d’un Guevara.
Ce n’est pas le guérillérisme qui fait peur à l’impérialisme, ni le nationalisme autocentré, ni la « version » prétendue du socialisme consistant à mobiliser les forces du prolétariat pour construire une économie nationale soi disant indépendante. Mais, dans le monde capitaliste, l’indépendance économique est un leurre. Quant à l’internationalisme conçu par Marx, ce n’est pas la prétendue « solidarité » entre nationalismes que les staliniens et les nationalistes défendent tous par opposition à la lutte révolutionnaire d’une seule et même classe mondiale prolétarienne.
Le stalinisme et le nationalisme radical ne sont pas des « versions » du socialisme, du communisme ou du marxisme. Elles en sont diamétralement opposées.

DOCUMENT

« La période 1944-45 voit se développer en Amérique latine un phénomène désigné par le terme de « browdérisme ». Dans l’euphorie des accords de Téhéran, Earl Browder, secrétaire du PC nord-américain, proclame le début d’une ère d’amitié et de collaboration totale entre le camp socialiste et les USA, destinée à durer même après la guerre. (…) Les partis communistes latino-américains vont être aussi emportés par le browdérisme. Par exemple, dans un livre publié en 1944, « En marcha por un mundo mejor » (En marche pour un monde meilleur), Vittorio Codovilla écrivait ceci : « Les conditions internationales de la coopération entre les grandes puissances capitalistes et entre celles-ci et l’URSS pour la création d’un monde meilleur montrent que les Etats-Unis et l’Angleterre arriveront à un accord sur la politique économique à suivre en Amérique latine, avec le but de contribuer au développement économique, politique et social dans un sens progressiste. (…) Cet accord devra se fonder sur la coopération de ces deux grandes puissances, avec des gouvernements démocratiques et progressistes d’Amérique latine, pour l’accomplissement d’un programme commun qui, en même temps qu’il offre un marché dix ou vingt fois supérieur à l’actuel pour leurs capitaux, leurs machines et leurs produits industriels, contribue au développement indépendant de l’économie de ces pays, et leur permet en peu d’années de liquider le retard dans lequel elles vivent depuis des dizaines d’années. » Le browdérisme aura aussi des conséquences au niveau de la politique interne des partis communistes. A Cuba, par exemple, après avoir siégé de 1943 à 1944 au gouvernement du général Batista, le Parti socialiste populaire (nouveau nom du PC cubain) publie en 1945 une brochure intitulée « La collaboration entre les patrons et les ouvriers », pour commémorer un important déjeuner réunissant à La Havane l’Association patronale des industriels, le gouvernement et les dirigeants (communistes) de la Confédération des Travailleurs Cubains (centrale syndicale). En 1944, quand Batista démissionna, le PC cubain lui envoie une lettre qui déclare : « Dès 1940, notre parti a été le soutien le plus loyal et le plus constant de vos mesures gouvernementales, le promoteur le plus énergique de votre plateforme inspirée par la démocratie, la justice sociale et la défense de la prospérité nationale. »
Au même moment, au Mexique, en avril 1945, la Centrale syndicale CTM et l’Association patronale signent un pacte d’unité nationale ; « La Voz de mexico », organe du PC mexicain, célèbre l’événement avec un grand titre en première page : « Historique pacte ouvriers-patrons. Base solide pour le développement et le progrès du pays. » Il est intéressant de souligner qu’un des points de ce pacte déclarait solennellement « abandonner la thèse de l’autosuffisance économique et agir à partir de la thèse de l’interdépendance économique, la coopération financière et technique avec les pays du continent, pour le bénéfice commun et comme partie d’un programme international qui considère les besoins de tous les peuples de la terre. » Selon « La Voz de Mexico », le pacte est « correct », « patriotique » et « impeccablement formulé », et il réfléchit les nouvelles conditions dans le Mexique et dans le monde qui « obligent l’alliance des ouvriers avec les capitalistes ». (…) Au Mexique, en novembre 1945, le périodique du PC Mexicain développait la thèse suivante : « L’objectif du développement du capitalisme au Mexique est un objectif révolutionnaire parce qu’il signifie le développement d’une économie nationale. » (…) Un des épisodes les plus célèbres du post-browdérisme a été l’orientation adoptée par le PC argentin face au péronisme. (…) Le PC argentin, face au péronisme (…) va participer à la constitution de l’Union démocratique, vaste coalition antipéroniste dont faisaient partie, selon Vittorio Codovilla (dans son rapport à la Conférence nationale du PC argentin de décembre 1945), les forces suivantes : « 1- Tous les partis traditionnels, 2- La partie la plus consciente et la plus combative du mouvement ouvrier et de la paysannerie, 3- Une grande partie de la jeunesse ouvrière et paysanne, l’immense majorité de la jeunesse universitaire, des professeurs, des employés, des classes moyennes, 4- La majorité des industriels, commerçants, agriculteurs, éleveurs et financiers, 5- La majorité de l’armée et de la marine, et une partie de la police en uniforme. Malgré tout, l’Union démocratique a encore un caractère trop restreint, parce que ne participent pas encore en elle quelques secteurs progressistes du parti conservateur. »
La participation du PC à cette alliance – soutenue par ailleurs par l’ambassadeur US en Argentine, Sprulle Braden, méfiant vis-à-vis du nationalisme démagogique de Peron – a eu des conséquences à long terme : à partir de ce moment, un écart s’instaure entre la majorité de la classe ouvrière argentine, ralliée au péronisme, et les communistes, accusés par Peron de collaboration avec les militaires et les propriétaire donciers les plus conservateurs.
Des situations semblables apparaissent dans d’autres pays du continent, notamment en Bolivie, où le PIR (Parti de la gauche révolutionnaire, prosoviétique) s’allie avec les grands partis oligarchiques traditionnels pour renverser (en 1946) le gouvernement du MNR (Mouvement national révolutionnaire), considéré comme profasciste. (…)
Le Parti communiste brésilien soutient en 1945 le caudillo populiste Getulio Vargas, notamment parce que celui-ci (contrairement à Peron et à Villaroel, le président lié au MNR bolivien) avait participé du côté des Alliés à la deuxième guerre mondiale. Le PC brésilien aura lui aussi une orientation pro-browdériste d’ »union nationale ». Par exemple, dans un livre publié en 1945, Luis Carlos Prestes écrivait : « C’est par le moyen de ses organisations syndicales que la classe prolétarienne peut aider le gouvernement et les patrons à trouver des solutions pratiques, rapides et efficaces aux graves problèmes économiques du jour. » dans « L’union nationale pour la démocratie et le progrès » de Prestes. Il est intéressant de constater qu’à cette période de modération extrême de la politique des partis communistes apparaissent pour la première fois des manifestations oppositionnelles de gauche au sein du mouvement ouvrier, à une échelle de masse. L’opposition de gauche communiste et le trotskysme avaient fait leur apparition en Amérique latine dès le début des années trente, d’abord eu Brésil et au Chili ; la Izquierda communista chilienne, affiliée à l’opposition de gauche internationale, est constituée en 1933 par une fraction importante du PC chilien qui avait fait scission en 1931 (dirigée par Manuel Hidalgo, Humberto Mendoza, Oscar Waiss, etc) ; toutefois, en 1937 la plupart des membres de ce groupe adhèrent au Parti socialiste, et à partir de ce moment le trotskysme sera constamment une des tendances idéologiques diffuses du socialisme chilien. Mais c’est surtout en Bolivie que l’opposition trotskyste réussit réellement à s’implanter. Fondé en 1934 par J. Aguirre Gainsbourg et Tristan Marof, le POR (Parti ouvrier révolutionnaire), section bolivienne de la quatrième internationale, gagne à partir de la deuxième guerre mondiale une influence significative sur le mouvement ouvrier. En 1946, un congrès de la FSTMB ( Fédération syndicale des travailleurs des mines de Bolivie) réuni à Palacayo, approuve un ensemble de thèses d’inspiration nettement trotskystes, dont l’axe central est la stratégie de transformation de la révolution démocratico-bourgeoise en révolution socialiste dans un processus ininterrompu, sous la direction du prolétariat allié à paysannerie (voir documents). (…) 1948-54, à l’échelle internationale, est la période dite de la guerre froide, qui commence par une offensive généralisée de l’impérialisme contre l’URSS, suivie d’un raidissement de celle-ci et du mouvement communiste international. En Amérique latine, dès 1948, les partis communistes sont mis hors la loi (par exemple, au Brésil, au Chili) et des les syndicalistes communistes traqués par la police (assassinat de Jesus Ménendez, dirigeant des travailleurs du sucre à Cuba) ; des gouvernements élus avec le concours des votes des partis communistes en 1945-46 (ou soutenus par eux), comme Gran San Martin à Cuba, Gonzalez Videla au Chili, Miguel Aleman au Mexique, vont s’inspirer de la politique nord-américaine pour lancer la chasse aux sorcières et la répression anti-communiste. En riposte (et suivant la nouvelle orientation de l’URSS, les PC latino-américains relancent l’anti-impérialisme et, dans une certaine mesure, la lutte des classes contre la bourgeoisie indigène ; la période de la guerre froide connaît un nouveau tournant à gauche du communisme pro-soviétique en Amérique latine. Mais, contrairement à la période 1929-35, aucune action révolutionnaire de masse ne sera menée par les partis communistes ; et surtout le nouveau tournant ne met nullement en cause le fondement essentiel de la stratégie des ces partis pour le continent : l’interprétation « stalinienne » du marxisme, la doctrine de la révolution par étapes et du bloc des quatre classes pour la réalisation de l’étape national-démocratique.
L’exemple le plus caractéristique pour cette période est sans doute le Guatemala des années 1951-54, quand, sous la présidence de Jacobo Arbenz, le PGT (Parti guatémaltèque du travail, communiste) devient une des principales forces politiques du pays. Hégémonique dans les syndicats ouvriers et paysans, le PFT conçoit sa tâche dans le cadre d’une révolution démocratico-nationale, allié avec le secteur considéré comme progressiste de la bourgeoisie et des forces armées. (…) Après l’expropriation, par le gouvernement Arbenz, de certaines propriétés de l’United Fruit Company, une armée de mercenaires, armés et entraînés par les USA, envahit le Guatemala en juin 1954. Les forces armées gouvernementales se défendent avec très peu de conviction, et leur état-major finit par abandonner Jacobo Arbenz et se rallier au colonel Castillo Armas, chef des forces d’intervention, grâce à la médiation de l’ambassadeur américain au Guatemala, John Peurifoy. (…) En 1955, la direction du PGT publie un bilan autocritique que le parti « n’avait pas suivi une ligne suffisamment indépendante par rapport à la bourgeoisie démocratique » ; en particulier, « le PGT a contribué à nourrir des illusions dans l’armée en ne démasquant pas la véritable position et l’activité contre-révolutionnaire des chefs de l’armée. » Toutefois, cette autocritique ne remet pas en question le fondement stratégique de l’orientation du PGT (la conception des étapes du développement historique, etc, mais seulement les erreurs tactiques commises dans l’application concrète de cette stratégie étapiste ; le PGT réaffirme donc en 1955 la nécessité de former un bloc avec la bourgeoisie nationale pour une révolution démocratique et patriotique. (…) Le durcissement politique ne signifiait pas nécessairement une activité révolutionnaire concrète. L’exemple cubain est à cet égard significatif. (…) Le PSP ne mène pas d’actions violentes contre le régime de Batista, et il dénonce l’assaut au Moncada du 26 juillet 1953 comme une initiative « putschiste, aventuriste, désespérée, caractéristique d’une petite bourgeoisie sans principe et compromise avec le gangstérisme. » (…) En juin 1957, six mois après le débarquement à Cuba des combattants du Mouvement du 26 juillet, sous la direction de Fidel Castro : « Il est important de réaffirmer (…) que, aujourd’hui comme hier, nous rejetons et condamnons et continuerons à rejeter et à condamner les méthodes terroristes et putschistes, comme inefficaces, nuisibles et contraires à l’intérêt du peuple. » (dans « Fundamentos » n° 149, décembre 1956-juin 1957). (…) Au cours de l’année 1958, le PSP finit par s’intégrer au combat du Mouvement du 26 juillet contre la dictature (…) Blas Roca (secrétaire général du PSP), dans son rapport à la huitième assemblée nationale du parti (août 1960), souligne : « La révolution cubaine (…) est une révolution qui, par les tâches historiques qu’elle affronte et accomplit, peut être qualifiées, avec raison, de révolution national-libératrice et agraire, de révolution patriotique et démocratique. (…) La bourgeoisie nationale, qui tire bénéfice de la révolution et a obtenu des profits extraordinaires dernièrement, à cause de l’augmentation du pouvoir d’achat du peuple et du nombre de consommateurs, soutient la révolution, mais fréquemment s’effraye de ses mesures radicales et des menaces, rodomontades et attaques de l’impérialisme nord-américain. (…) A l’intérieur des limites qui seront établies, il faut garantir les profits de l’entreprise privée, son fonctionnement et son développement normal. Il faut stimuler parmi les travailleurs de ces entreprises le zèle et l’augmentation de la productivité. » (dans « Bilan du travail du Parti depuis le dernier congrès national, 1960). »
Extraits de « Le marxisme en Amérique latine » de Michael Lowy

Comment le Parti communiste cubain soutenait le dictateur Batista :

« Cuba connaîtra (…) une alliance entre le Parti communiste et le colonel Fulgencio Batista qui va durer de 1939 à 1944, quand celui-ci démissionne. En 1943, le président du parti, l’écrivain Juan Marinello, est ministre sans protefeuille du gouvernement Batista. L’article ci-dessous situe le cadre politique continental dans lequel ce front fut constitué : l’alliance pan-américaine contre le danger fasciste, sous l’égide à la fois de Roosevelt, Batista, Lombardo Toledano (secrétaire général des syndicats mexicains) et le PC cubain. Sur la personnalité de Batista en 1939, voici ce qu’écrit Saverio Tutino (…) dans son Histoire de la révolution cubaine (…) : « C’était lui qui représentait le fascisme, même s’il acceptait maintenant, pour des exigences surtout nord-américaines, de s’unir à l’anti-fascisme sur le plan international. Batista avait fait massacrer des ouvriers et s’était souillé avec l’assassinat d’un héros national comme Antonio Guiteras. » (dans « L’octobre cubain » de Saverio Tutino).
Extrait de « Le marxisme en Amérique latine » de Michael Lowy

« Les perspectives d’avenir développées par la 10ème assemblée plénière du parti communiste en juillet 1938 et au 3ème congrès du PC en janvier dernier sont à nouveau confirmés par les récents événements ; d’une part le mouvement populaire a continué à croître et à se consolider. Le colonel Batista est devenu un élément important du front des forces progressistes. D’autre part la réaction et le fascisme rassemblent leurs forces et trament des plans désespérés pour renverser Batista et écraser le mouvement populaire.
Le congrès d’unification syndicale s’est tenu du 23 au 28 janvier. ( …) La confédération ouvrière cubaine a été fondée. (…) Une délégation extrêmement nombreuse de la Confédération des travailleurs mexicains sous la conduite de son secrétaire, Vicente Toledano, a également participé au congrès. Toledano a prononcé un discours historique où il a réfuté en tous points la théorie fasciste-trotskyste niant l’existence d’un danger fasciste en Amérique latine. Cette théorie n’est rien d’autre qu’un voile derrière lequel les ennemis de la politique de Roosevelt peuvent poursuivre leur politique impérialiste. Un délégué du CIO américain assistait également au congrès en qualité d’invité. (…)
Le gouvernement cubain et, surtout, son animateur, le colonel Batista, comprennent que le développement et la sauvegarde du bien-être populaire ainsi que la défense des institutions démocratiques sont étroitement liés à la lutte contre le fascisme non seulement à Cuba mais dans tout l’hémisphère américain et partout dans le monde. La courageuse attitude prise par la délégation cubaine à la conférence de Lima n’était pas fortuite ; c’était l’expression de la politique antifasciste de plus en plus consciente du gouvernement cubain, comme l’a montré le voyage du colonel Batista au Mexique (…) Au cours du grand meeting organisé à Mexico par la Confédération des travailleurs mexicains, le colonel Batista, devant une assistance de près de 100.000 ouvriers, a souligné la nécessité d’ »une alliance des peuples de notre hémisphère sans considération de nationalité, de race, de couleur ou de langue », pour combattre le fascisme. (…)
De retour à Cuba, le colonel Batista a développé encore ses tendances progressistes et démocratiques. C’est ainsi, notamment, que, lors du grand meeting organisé en son honneur par la Confédération des travailleurs cubains, il a dit : « Le parti communiste, au Mexique comme à Cuba, en France et aux Etats-Unis, où il est reconnu comme une force légale au lieu d’être considéré comme un élément de désordre, agit comme une force vive de la démocratie. » Et, dans un autre discours, prononcé à Camagüey, il a déclaré que le communisme est « un élément de progrès et de démocratie ». (…) Le mot d ordre du parti doit être, désormais : « avec Batista, contre la réaction ». c’est-à-dire que le parti doit se prononcer ouvertement pour l’appui de la politique de Batista par les larges masses populaires. »
Extrait de « L’importance pour l’Amérique latine de l’essor démocratique à Cuba », article de R. A. Martinez dans « La correspondance internationale » du 1er avril 1939.

La politique des staliniens au Guatemala, vue par les trotskystes :

« La bourgeoisie et le gouvernement
« Le gouvernement Arbenz est un gouvernement bourgeois. Il ne faut pas qu’il y ait là-dessus de confusion si nous voulons comprendre ce qui se passe au Guatemala. Jose Manuel Fortuny lui-même, secrétaire général du parti communiste (maintenant appelé Parti guatémaltèque du travail), dans son Rapport sur l’activité du Comité central au deuxième congrès du parti, le 11 décembre 1952, reconnut que « le gouvernement Arbenz (…) est un gouvernement de la bourgeoisie nationale et de la petite bourgeoisie, servant les intérêts nationalistes de la bourgeoisie et dirigeant son action révolutionnaire contre le féodalisme. » (…) Le même Fortuny, dans son Rapport plusieurs fois cité, nous le dit : « Le fait qu’une petite partie de la bourgeoisie du Guatemala offre de la résistance à l’impérialisme et même se préoccupe de la défense de la souveraineté nationale n’empêche pas que la bourgeoisie du Guatemala, en général, faible et naissante, n’est pas disposée à défendre les intérêts nationaux, car elle place ses relations avec l’impérialisme au-dessus des intérêts de la nation. »
Un gouvernement comme celui d’Arbenz est éminemment transitoire, étant donné qu’il représente un facteur d’équilibre social instable. Ou bien il est renversé par l’impérialisme et les féodaux-bourgeois dirigistes, ou bien il cède la place au gouvernement formé du parti communiste, de la Confédération générale des travailleurs et de la Confédération nationale paysanne, gouvernement qui émanciperait réellement le pays de l’impérialisme et complèterait la réforme agraire. (…) D’ici là, notre devoir est de défendre le gouvernement Arbenz, les armes à la main, contre toute attaque de la contre-révolution pro-yankee. Cela, naturellement, ne veut pas dire que nous devions lui donner le moindre soutien politique, que nous devions cacher ses limites et son caractère éphémère et que nous semions des illusions sur sa capacité de diriger la lutte anti-impérialiste. C’est précisément en cela que se différencient les marxistes révolutionnaires des bureaucrates opportunistes comme Fortuny : les premiers disent la vérité aux ouvriers, les préparent à défendre le gouvernement contre la réaction et à le remplacer par leur propre gouvernement, les seconds trompent les ouvriers et les désorientent en les empêchant en les empêchant de se préparer à l’une et à l’autre tâche.
« Le parti guatémaltèque du travail (ex parti communiste)
« Le parti stalinien groupe l’avant-garde du prolétariat guatémaltèque. (…) La grande affluence d’ouvriers dans ses rangs s’explique par le fait que le parti se présente comme l’unique parti révolutionnaire au Guatemala. Actuellement, son journal, « Tribune populaire » a une diffusion estimée à 10.000 exemplaires. La pénétration du parti dans les masses est très effective et se réalise à travers la CGTG et la CNC, organisations nationales du prolétariat et de la paysannerie guatémaltèques. (…) Il dit que « Nous, communistes, reconnaissons qu’en raison de ces conditions spéciales, le développement du Guatemala devra se réaliser pour un temps par le chemin du capitalisme. »
Extraits de « La révolution guatemaltèque » de Ismael Frias pour la revue « Quatrième internationale » de mars-mai 1954.

La position des staliniens cubains sur la première tentative de renversement de la dictature de Batista par Fidel Castro (l’assaut contre la caserne Moncada le 26 juillet 1953) présentée par le PC cubain comme une provocation servant de prétexte à la répression du régime :

« Camarades,
« Le 26 juillet, la clique bourgeoise-latifundiste et pro-impérialiste, qui s’était imposée au pays par le coup d’Etat réactionnaire du 10 mars 1952, a réussi, en fait, un nouveau coup d’Etat, visant cette fois à accentuer le caractère réactionnaire de son gouvernement et à éliminer toute une série d’obstacles qui s’opposaient à ses plans. (…) Stérile et erronée, la rébellion orientale, dont le point culminant a été l’assaut des casernes à Santiago de Cuba et à Bayano que les forces militaires du régime ont facilement matée – malgré les bonnes intentions qui purent inspirer ses auteurs – pour balayer les restes de légalité existants et pour frapper très fortement le mouvement démocratique des masses, qui à ce moment-là se développait et menaçait sérieusement de mettre en échec tous les plans du gouvernement. (…) Les semaines qui ont précédé le 26 juillet, on observait une rapide croissance de l’opposition populaire, se traduisant peu à peu en plusieurs actions et même en grèves qui secouaient le régime de fait. Le gouvernement, compromis avec ses parrains et protecteurs – les impérialistes yankees – pour imposer à Cuba le « plan de redressement », les réductions de salaires, les licenciements en masse et l’abolition de la législation sociale acquise par les grandes luttes des travailleurs sous l’orientation de notre parti ; le gouvernement décidé à faire de Cuba une colonie sans masque, fidèlement aligné sur la politique expansionniste et belliciste yankee (…) En plus, dans les conditions d’une mobilisation croissante des masses, il devenait de plus en plus difficile de mener à bien, sans courir le « risque » d’un vote adverse massif, une farce électorale permettant au gouvernement de se couvrir du vernis légaliste qu’il attendait depuis le 10 mars. Pour cette raison, c’est avec une joie sauvage et une furie sans limite que les chefs du 10 mars (la dictature) accueillirent les événements d’Orient (la rébellion) comme le prétexte souhaité et entreprirent une offensive contre les restes de légalité démocratique dont nous avions parlé, déclenchant la vague de persécutions et d’arbitraire qui émut le pays. Conséquences de cette offensive, en plus des innombrables assassinats le long des chemins royaux orientaux, des centaines de prisonniers, des contrôles policiers en masse, de la fermeture de notre cher « Hoy » et d’autres journaux. (…) Nous refusons aussi bien l’aventurisme et le « putschisme » qu l’électoralisme. Nous sommes opposés à toutes ces conspirations sans principe, au putschisme, au terrorisme et aux autres formes d’action des groupes isolés des masses, dont l’inefficacité et la nocivité ont déjà été prouvées par l’histoire. »
Extraits de « Le parti socialiste populaire et la révolution à Cuba », article de A. Diaz dans « Fundamentos » de mai 1954

Document tiré de "Sans patrie ni frontière" :

La résurrection de Che Guevara

par Samuel Farber

Cet article est paru dans la revue américaine New Politics en été 1998. Il recense trois ouvrages dont deux (ceux de J.G. Castañeda et P.I. Taibo) ont été traduits en français. Les numéros de pages indiqués en notes ou entre parenthèses renvoient aux éditions anglaises et les citations ont été traduites par nos soins. Bien que cet article date d’il y a dix ans, il soulignait déjà un phénomène (la guévaromanie) qui continue à sévir aujourd’hui. Samuel Farber est né à Cuba et vit désormais aux Etats-Unis.

Il a publié plusieurs livres : Révolution and Reaction in Cuba (1933-1960) ; The Origins of the Cuban Revolution Reconsidered (Envisioning Cuba) ; Before Stalinism : Rise and Fall of Soviet Democracy ; Social Decay and Transformation, A view from the Left, ainsi que de nombreux articles dont l’un (sur le racisme à Cuba) a été partiellement traduit dans le numéro 21-22 de notre revue. (Ni patrie ni frontières)

I

TRENTE ANS APRES SON EXECUTION SOMMAIRE PAR L’ARMEE BOLIVIENNE, exécution dont la CIA fut complice, Che Guevara attire une fois de plus l’attention de l’opinion publique. Son image a été reproduite à d’innombrables reprises par une étrange combinaison d’individus et d’institutions : du président de droite de l’Argentine, Carlos Menem, qui a fait éditer un timbre commémoratif avec la collaboration du gouvernement cubain, aux agences de publicité qui vendent des marchandises dernier cri aux jeunes cadres dynamiques. Cette situation a poussé un dessinateur du quotidien mexicain de gauche La Jornada à représenter le Che avec un béret orné du logo de Nike. Cette résurrection du Che a été accompagnée (et est en partie provoquée) par la publication d’un certain nombre de livres largement recensés dans les journaux et revues, politiques et intellectuels.

Mystifié et mythifié depuis qu’il a été exécuté, le Che est devenu une source d’inspiration politique pour beaucoup de gens qui n’ont qu’une notion très vague de ses activités et idées politiques. Dans cette perspective, mon article vise à reconstruire un portrait politique de Che Guevara, en puisant dans les documents inestimables fournis par trois ouvrages(1). Je m’appuierai principalement sur le livre de Jorge G. Castañeda, qui est le plus astucieux politiquement et peut-être celui dont on a le plus parlé, mais je ferai aussi référence occasionnellement aux biographies de J.L. Anderson et de Paco Ignacio Taibo II.

Jorge G. Castañeda est un auteur mexicain célèbre qui entretient des liens étroits avec l’élite politique de son pays (son père, récemment décédé, fut ministre des Affaires étrangères). Ancien communiste de tendance althussérienne(2), il est récemment devenu célèbre en raison de son soutien à un programme politique social-démocrate pour l’Amérique latine et son rejet concomitant d’une solution révolutionnaire pour le continent sud-américain. Son livre, cependant, ne peut être considéré comme totalement hostile au Che. Quant à ceux qui affirment que Castañeda accuse Fidel Castro d’avoir abandonné Guevara afin qu’il meure en Bolivie, l’auteur se montre en fait beaucoup plus prudent. Il propose cette piste comme une hypothèse et, tout en n’écartant pas cette possibilité, il expose en détail les fortes pressions qu’ont exercées les Soviétiques sur Castro, pressions qui ont alors limité la liberté d’action de Fidel.

Les critiques de Castañeda sont principalement dirigées contre les aspects révolutionnaires de la personnalité du Che. Ainsi, dans le prologue de son livre, il souligne son « refus éternel de l’ambivalence » et la tendance, chez les jeunes des années 1960, génération à laquelle il a appartenu, à prôner « un rejet total des contradictions de la vie », et à s’interdire, par principe, « tous sentiments contradictoires, désirs conflictuels ou objectifs politiques mutuellement incompatibles », dans une époque qui était « dépeinte uniquement en noir et blanc ». Ces positions et cette critique sous-jacentes n’aident pas le lecteur non averti à distinguer entre, d’une part, les critiques généralement justifiées que formule Castañeda contre la guérilla en tant que stratégie révolutionnaire et contre ses applications spécifiques au Congo et en Bolivie, et, d’autre part, la politique et la stratégie révolutionnaires marxistes. Le lecteur est ainsi incité à considérer, au moins par défaut, que la réforme (et non la révolution) serait la seule solution alternative viable et sensée.

II

ERNESTO GUEVARA DE LA SERNA EST NE EN 1928 EN ARGENTINE, qui, à l’époque, était non seulement la nation la plus prospère d’Amérique latine mais aussi l’un des pays les plus riches au monde. Mais sa famille, qui appartenait à l’élite, connut aussi des difficultés financières en raison des faillites commerciales du père de Guevara. Si le Che assimila certainement les valeurs de gauche d’un couple fortement affecté par la Guerre civile espagnole, il ne se distingua par aucune activité politique particulière avant d’avoir atteint environ 25 ans. C’était plus un jeune bohème qu’un révolutionnaire mais, phénomène beaucoup plus répandu à l’époque, dans l’ambiance relativement prospère et européenne de l’Argentine, que dans la plupart des autres pays latino-américains, y compris Cuba. Guevara n’abandonna pas entièrement cet esprit bohème quand il se politisa pendant qu’il parcourait l’Amérique latine dans les années 1950. Des traces significatives de cette période bohème subsisteront et elles influenceront son évolution politique ultérieure.

Lorsqu’il quitta le Guatemala, en 1954, au lendemain du renversement du gouvernement constitutionnel de Jacobo Arbenz, renversement orchestré par l’impérialisme américain, Guevara était un individu complètement politisé qui défendait une conception stalinienne du monde. Et ce, dans ses deux dimensions :
 au sens général, puisqu’il était devenu un fervent défenseur du modèle politique, représenté par l’URSS, d’un Etat répressif dominé par un parti unique, possédant et dirigeant l’économie sans que le peuple exerce le moindre contrôle démocratique, sans syndicats indépendants, sans la moindre liberté pour les ouvriers ou les citoyens,

 mais aussi au sens littéral puisque le Che éprouvait la plus grande admiration pour Joseph Staline.

Ainsi, avant même son expérience guatémaltèque, quand Guevara parcourut le Costa Rica et qu’il put observer de près le pouvoir impressionnant et effrayant de la multinationale américaine United Fruit, il écrivit à sa tante Beatriz qu’il avait juré « devant une image de notre cher vieux et regretté camarade Staline [qu’il n’aurait] pas de repos avant d’assister à l’anéantissement de ces pieuvres capitalistes ». Il signa « Staline II » une autre lettre qu’il envoya à cette même tante (J.G. Castañeda, p. 62 ; J.L. Anderson, p. 167). Mais il est plus important de souligner que, lorsque Guevara visita l’URSS en novembre 1960, en tant que l’un des chefs les plus importants de la révolution cubaine, il insista pour déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de Staline, malgré l’avis contraire de l’ambassadeur cubain en URSS (J.G. Castañeda, p. 181). Soulignons que ce geste eut lieu quatre ans après que Krouchtchev eut révélé les crimes de Staline.

La plupart des gens de gauche ou d’extrême gauche associent le stalinisme à la période du Front populaire. Or, le stalinisme de Guevara était d’un autre type, beaucoup plus proche de la politique agressive, collectivisatrice, du régime stalinien à la fin des années 1920 et au début des années 1930.

Il est révélateur que Guevara ait fortement critiqué Lénine pour avoir introduit certains éléments de la concurrence capitaliste en URSS dans les années 1920 (la fameuse NEP, nouvelle politique économique) (J.L. Anderson, p. 697). Le collectivisme de Guevara était donc du stalinisme pur et dur. En mars 1960, il déclara : « on doit constamment penser au nom des masses et non pas au nom des individus (...) il est criminel de penser aux individus parce que leurs besoins ne sont que peu de chose auprès de ceux des masses ». En août 1964, Che affirma : l’individu « se réjouit de se sentir l’un des rouages de la roue, un rouage qui a ses propres caractéristiques et est nécessaire mais pas indispensable, au processus de production, un rouage conscient, qui a son propre moteur, et qui essaye consciemment de pousser de plus en plus fortement vers une conclusion heureuse, l’une des prémisses de la construction du socialisme – la création d’une quantité de biens de consommation suffisante pour l’ensemble de la population ». (J.L. Anderson, 470, 605) Les critères de Guevara concernant cette « quantité de biens de consommation suffisante pour l’ensemble de la population » étaient particulièrement ascétiques, conformément aux normes qu’il s’imposait à lui et sa famille. Ceci était, à son tour, lié à son puritanisme dont les effets se vérifieront – et seront même remis en cause – avant l’établissement d’un régime de parti unique à Cuba.

Ainsi, pendant la lutte armée contre Batista, le Che essaya de réglementer les relations sexuelles entre les hommes et les femmes de sa colonne, jusqu’à ce qu’il soit forcé de reconsidérer sa position. De même, quand ses troupes occupèrent la ville de Sancti Spiritus au centre de l’île de Cuba, vers la fin de l’année 1958, il essaya d’interdire l’alcool et la loterie, mais il dut y renoncer face à la résistance des habitants de cette ville (J.G. Castañeda, p. 132). Il avait une conception spartiate de la vie en collectivité ; il souhaitait une société égalitaire dirigée par les révolutionnaires dévoués et désintéressés à la tête d’un Parti-Etat ne laissant aucune place à la démocratie, à l’individualité ou à l’abondance matérielle. Cela explique pourquoi la notion de stimulants moraux joua un rôle si essentiel dans sa vision sociale et politique. Le dévouement, le sacrifice et l’altruisme collectifs constituaient les trois piliers de sa politique face à une société d’individus politiquement conscients, à l’esprit indépendant, rationnel, qui auraient souhaité élaborer des objectifs et des programmes collectifs à travers des discussions et des votes démocratiques ; c’est-à-dire, qui auraient voulu s’appuyer sur le pouvoir d’une majorité qui accorde et garantisse des droits à la minorité.

L’ascétisme personnel et politique de Guevara l’a nécessairement conduit à se montrer indifférent face aux besoins matériels et aux préoccupations des couches populaires, voire à mépriser ces besoins. Quand il critiqua vivement ce qu’il appela « l’embourgeoisement » du bloc soviétique après la mort de Staline, il ne se demanda pas une seconde si les changements politiques et économiques décidés par Krouchtchev et ses homologues est-européens avaient amélioré la vie quotidienne des masses derrière le rideau de fer, précisément parce que ces régimes étaient désormais obligés de produire et distribuer davantage de biens de consommation que son héros Staline. La biographie de Paco Ignacio Taibo II indique que Guevara a été très influencé par les idées de Gandhi avant qu’il n’adopte la version stalinienne du marxisme.

Cette information est très significative et attire notre attention sur les affinités électives entre le gandhisme et l’esprit bohème du jeune Guevara, idéologies qui toutes deux méprisent le confort et les progrès « bourgeois » de la civilisation moderne, et sa version particulière d’un stalinisme ascétique qu’il soutiendra et développera lui-même plus tard. Le stalinisme de Guevara se caractérisait aussi par un solide volontarisme, ce qui le rapprochait de la variété maoïste du stalinisme. Les analyses du marxisme classique sont traversées par une tension permanente entre le rôle des facteurs objectifs et subjectifs dans le développement historique, comme l’exprime la célèbre formule que l’on trouve dans Le 18-Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. »

Cette tension entre facteurs objectifs et subjectifs chez Marx a été plus tard abandonnée par de nombreuses tendances qui se prétendaient marxistes. Par exemple, la social-démocratie allemande élabora un objectivisme mécaniste qui réduisait au minimum le rôle de l’élément actif-subjectif dans l’histoire.

À un autre bout de l’échiquier politique, le maoïsme et le guévarisme se sont distingués par un volontarisme extrême qui ignorait complètement la réalité objective.

C’est ainsi que le programme économique de Guevara pour Cuba prônait une planification fortement centralisée éliminant tous les mécanismes du marché. Sa politique reposait principalement sur des stimulants moraux, et ignorait toute notion de contrôle ouvrier (pratique bien différente d’une participation des travailleurs contrôlée par en haut). Guevara ne tenait pas compte des caractéristiques spécifiques de l’économie cubaine ; bien que relativement avancée par rapport au reste de l’Amérique latine, elle était encore très éloignée d’une économie industrielle entièrement développée.

L’existence d’un petit commerce important n’était pas, en dernière analyse, une question relevant d’un choix volontariste de la politique gouvernementale. Au contraire, l’activité du marché reflétait la réalité matérielle, c’est-à-dire la prépondérance d’une petite production marchande, un retard dans le développement et l’organisation collective des moyens de production et des moyens de distribution. Selon Marx et Engels, l’abolition du marché comme régulateur principal de l’activité économique aurait lieu dans le contexte d’un système reposant sur un réseau étendu d’usines où la production serait déjà organisée sur une base sociale plutôt qu’individuelle.

Le puissant volontarisme de Guevara s’exprima également quand il présenta la guérilla comme l’unique stratégie révolutionnaire pour l’Amérique latine. Il est intéressant de noter que ses premières formulations de sa théorie de la guérilla mettaient en garde contre une lutte armée dans les pays latino-américains dirigés par des gouvernements constitutionnels élus. Cela venait certainement du fait qu’à Cuba les guérilleros avaient triomphé, dans une large mesure, parce qu’ils s’étaient opposés à un gouvernement illégitime issu d’un coup d’Etat militaire effectué peu avant une élection générale que Batista aurait certainement perdue. Plus tard, le Che abandonna cette limitation initiale quand il déclara que les conditions étaient également mûres pour la guerre de guérilla dans toute l’Amérique latine. En défendant cette position, il se montra à nouveau incapable d’identifier des textures politiques spécifiques et des conjonctures historiques. Et ce fut évident dès le début, à Cuba pendant la période de la lutte armée contre la dictature de Batista. Il ne pouvait pas comprendre, par exemple, la tactique très efficace de Castro qui consistait à faire des prisonniers puis à les renvoyer (sans leurs armes) à l’ennemi (J.G. Castañeda, p. 103), et il combattit cette position. Pourtant cette tactique était très sensée face une armée de mercenaires et de soldats démoralisés, privés de tout appui social ou politique significatif dans la population.

Guevara commit une erreur politique encore plus frappante et grave en proposant que les rebelles dévalisent les banques pour financer leurs opérations. Quand la direction urbaine du Mouvement du 26 juillet s’y opposa, Guevara l’interpréta comme un symptôme de leur conservatisme social. (J.G. Castañeda, p. 129 ; J.L. Anderson, p. 347). Apparemment le Che ignorait, tout comme d’ailleurs ses biographes, que, vers la fin des années 1940, c’est-àdire un peu moins de dix ans plus tôt, Cuba était passée par une période de gangstérisme politique : beaucoup de révolutionnaires étaient devenus des voyous qui menaient des activités violentes, y compris des braquages de banques. Si les révolutionnaires des années 1950 s’étaient de nouveau engagés dans de telles activités, cela aurait fait aussitôt resurgir les mauvais souvenirs de la période antérieure et aurait eu des effets extrêmement néfastes, en particulier parce que Fidel Castro lui-même avait été associé à ces groupes quand il était étudiant. Et cela aurait permis à la presse contrôlée par Batista d’affirmer que les révolutionnaires voulaient seulement revenir à la sombre période du gangstérisme politique.

III

PENDANT LES ANNEES 1950, GUEVARA PARTAGEAIT LA MEME VISION DU MONDE QUE LES PARTIS COMMUNISTES LATINO-AMERICAINS favorables à Moscou mais il n’a jamais adhéré à un PC. Guevara n’appréciait pas la stratégie du Front populaire ni les manœuvres politiques tordues qu’elle impliquait. Etant donné son indépendance d’esprit, il n’était pas le genre d’homme à accepter d’être réduit à un simple rouage de l’appareil bureaucratique d’un parti. Cependant, comme nous le verrons, Guevara se rapprocha des vieux communistes cubains (du Parti socialiste populaire) lorsqu’il changea de ligne politique et décida de soutenir les guérilleros dans la Sierra Maestra en 1957. Cette proximité avec les communistes (et indirectement avec Moscou) dura pendant les premières années décisives de la révolution.

Aucun sujet n’a été l’objet de plus grandes déformations et dissimulations que la rupture de Guevara avec l’URSS au milieu des années 1960. Le premier signe de son mécontentement vis-à-vis de l’URSS se manifesta pendant sa visite, précédemment citée, à ce pays en novembre 1960. Si elle ne diminua pas son admiration globale pour le système soviétique, il fut troublé par les inégalités, qu’il observa à Moscou, entre le niveau de vie des dirigeants du pays et celui du reste de la population. Malgré cela, il rejeta les remarques critiques de certains responsables cubains qui avaient également visité l’URSS et l’Europe de l’Est à l’époque (J.G. Casteneda, p. 180-181). C’est entre 1963 et 1965 que le Che prit ses distances par rapport à l’URSS. En octobre 1962, tout comme le reste de la direction cubaine, il désapprouva la façon dont Krouchtchev régla la crise des missiles sans consulter Fidel Castro et ses associés. Un an après, le 12 octobre 1963, le Che prit la parole lors d’une réunion à son ministère de l’Industrie, mais ces propos ne furent pas rapportés dans la presse cubaine, probablement à cause de la virulence de ses remarques. A cette occasion, il analysa la crise agricole en URSS et l’attribua carrément à l’existence de parcelles privées, à la décentralisation, aux stimulants matériels, et à l’autonomie financière (J.G. Casteneda, p. 255). On ignore si Guevara savait que les parcelles privées avaient une productivité bien supérieure à celle des fermes collectives ou d’Etat. (Dans le cadre de son idéologie stalinienne, le Che ne pouvait pas se demander pourquoi les gens qui travaillaient dans les fermes collectives et les fermes d’Etat avaient – au mieux – une attitude apathique, ni comment la démocratie et le contrôle ouvrier auraient pu résoudre le problème de la faiblesse de la productivité.)

Pendant les 18 mois suivants, comme le Che était de plus en plus impliqué dans l’aide aux mouvements révolutionnaires internationaux, il devint plus critique face à l’URSS et à sa volonté de les subordonner à ses objectifs diplomatiques, y compris à la politique de la détente avec les États-Unis. En 1964, il apparut clairement que l’URSS faisait pression, avec un certain succès, sur le gouvernement cubain pour qu’il réduise son appui aux mouvements révolutionnaires, en particulier en Amérique latine. L’URSS souhaitait aussi que Cuba se concentre sur la production de sucre et remplisse ainsi le rôle qu’elle lui avait fixé dans le cadre de la division du travail au sein du bloc « socialiste ». Au terme de longues négociations, Cuba et l’URSS signèrent un accord économique à long terme, le 16 février 1965. Les Cubains étaient particulièrement mécontents des prix élevés que les Russes leur imposaient pour les machines et l’équipement soviétiques. Une semaine plus tard, le Che prononça un discours à Alger qui marqua une rupture définitive avec l’URSS : « Le développement des pays qui empruntent maintenant le chemin de la libération doit être payé par les pays socialistes (...). On ne doit plus parler d’un commerce mutuellement avantageux fondé sur des prix que la loi de la valeur (...) impose aux pays arriérés. Quelle est la signification « de l’avantage mutuel » quand [certains pays] vendent aux prix mondiaux des matières premières qui ont coûté aux pays arriérés une quantité infinie de sueur et de douleur, alors qu’ils achètent aux prix du marché mondial des machines produites dans de grandes usines mécanisées (...) ? Si nous établissons ce type de relations entre ces deux groupes de nations, nous devons convenir que les pays socialistes sont, dans une certaine mesure, complices de l’exploitation impérialiste (...) et de la nature immorale de cet échange. Les pays socialistes ont le devoir moral de mettre fin à leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Occident » (J.G. Castañeda, p. 291)

Avec ce discours, Guevara brûla les ponts avec l’URSS, mais il compromit également son rôle de dirigeant à Cuba. Il était désormais inévitable que le Che démissionne du gouvernement et se consacre à fomenter la guérilla à l’étranger, même si c’était avec l’appui matériel de Fidel Castro. Son évolution politique future l’amènera à s’éloigner encore davantage de l’URSS et des partis communistes pro-Moscou en Amérique latine.

Si la critique de Guevara représentait une rupture nette avec l’URSS et les partis qui la soutenaient, rien ne suggère qu’il ait rompu avec son idéologie stalinienne solidement enracinée dans sa tête. Dans les écrits, les actes ou les discours du Che, rien ne suggère qu’il ait jamais remis en cause ou critiqué le principe du Parti-Etat et l’absence complète de démocratie dans les pays communistes ; et rien n’indique qu’il ait réfléchi, regretté ou douté à propos de son propre rôle dans l’écrasement des formes résiduelles de démocratie qui existaient au début du processus révolutionnaire cubain. À la lumière de tous ces éléments, il est absurde d’applaudir la politique plus vigoureuse et plus militante de Guevara, quand on sait que ses efforts étaient dirigés vers l’établissement d’un système complètement opposé à la démocratie et par conséquent au pouvoir du peuple.

IV

LES TRAVAUX HISTORIQUES RECENTS SUR GUEVARA ONT CONSIDERABLEMENT ECLAIRE SON ROLE dans le processus révolutionnaire, y compris quand il était au gouvernement. Comme nous l’avons signalé, le Che était étroitement lié aux vieux communistes cubains du Parti socialiste populaire pendant les années cruciales du développement et de la consolidation du système communiste à Cuba. J.G. Castañeda a raison d’écrire à propos des relations du Che avec le PSP : « il a complètement partagé leurs opinions pendant presque quatre ans » (p. 154). Cette relation remontait à la période de la Sierra Maestra, comme nous l’avons déjà mentionné.

En 1957, peu après que le PSP eut décidé de soutenir le projet insurrectionnel des guérilleros, cette organisation établit une relation étroite avec le Che. Ainsi, lorsque Guevara fonda sa première école des cadres dans la Sierra Maestra, le Che demanda au PSP de lui envoyer un premier instructeur politique. Le PSP accéda à sa requête et lui envoya Pablo Ribalta, un militant cubain noir, jeune mais expérimenté, qui, quelques années plus tard, deviendra l’ambassadeur de Cuba en Tanzanie et donc le principal contact du Che avec La Havane quand Guevara était engagé dans la guérilla au Congo (J.G. Castañeda, p. 116-117 ; J. L. Anderson, p. 296-297)

Le lien du Che avec Ribalta est le premier maillon de ce qui allait devenir bientôt la fraction pro-PSP et pro-soviétique dans le Mouvement du 26 juillet. Elle était dirigée par Che Guevara et le frère cadet de Fidel Castro, Raul, qui avait appartenu aux jeunesses du PSP dans les années 1950. A partir de 1957, cette tendance pro-communiste s’opposa régulièrement aux autres courants politiques dans le Mouvement du 26 juillet et aux autres groupes révolutionnaires. Le livre de Paco Ignacio Taibo II est le seul qui offre une description honnête et exacte de la nature des forces en présence dans le camp révolutionnaire. Influencé par son propre passé politique, J.G. Castañeda ne tient pas compte du rôle joué par les révolutionnaires non communistes. Quant à J.L. Anderson, son analyse est proprement scandaleuse. Il décrit tous les révolutionnaires en désaccord avec les communistes comme des gens de droite, ce qui l’amène à des absurdités comme le fait de qualifier le commentateur de radio Jose Pardo Llada de « militant de droite » au moment où ce dernier… accompagne le Che dans un tour du monde en été 1959 (J.L. Anderson, p.426) ! Pardo Llada était alors un défenseur inconditionnel de Castro et un nationaliste de gauche, de type péroniste, depuis longtemps.

Paco Ignacio Taibo II décrit trois tendances dans le camp de la révolution, cent jours après le renversement de Batista. Une aile droite renforcée par les secteurs modérés du gouvernement, parfois liés à certains éléments de l’oligarchie agraire ; une aile socialiste autoproclamée menée par Raul Castro et Che Guevara et qui sympathise avec le PSP ; et un troisième courant, de gauche, représenté par des cadres surtout urbains tels que Carlos Franqui, Faustino Perez, Marcelo Fernandez et Enrique Oltuski. Ces derniers étaient relativement indépendants de Fidel Castro : leur anti-impérialisme se combinait avec une forte critique des communistes, qu’ils jugeaient conservateurs et sectaires (P.I. Taibo, p. 275).

René Ramos Latour (« Daniel« ), coordinateur national du Mouvement du 26 juillet, était l’un des représentants de cette aile révolutionnaire de gauche mais pas communiste. Il a été tué dans la lutte armée et n’a pu assister au triomphe de la révolution. Dans une lettre à « Daniel » datée du 14 décembre 1957, que le Che lui-même qualifia plus tard de « plutôt idiote », sans expliquer ce qu’il trouvait stupide dans cette missive, Guevara écrivit : « en raison de ma formation idéologique, je suis l’un de ceux qui croient que la solution aux problèmes de ce monde doit être trouvée derrière le prétendu rideau de fer ». Dans la même lettre, le Che note, de façon révélatrice, qu’il « a toujours considéré Fidel comme un dirigeant sincère de la gauche bourgeoise, bien que son caractère soit enrichi par des qualités personnelles d’un extraordinaire éclat et qui l’élèvent bien au-dessus de sa classe. C’est dans cet esprit que j’ai rejoint la lutte ; honnêtement, sans espérer aller au-delà de la libération du pays, prêt à partir quand les conditions de la lutte évolueraient vers la droite (vers ce que vous représentez) » (.I. Taibo, p. 109).

Ramos Latour réfuta l’accusation du Che selon laquelle il était un homme de droite et ajouta que le salut ne se trouvait pas derrière le rideau de fer. Il critiqua Guevara car ce dernier pensait que « la solution à nos maux pass[ait] par la libération de la domination nocive des Yankees, au moyen de la domination non moins nocive des Soviétiques » (P.I. Taibo, p. 111).

Fidel Castro lui-même joua un rôle ambigu au cours de cette lutte entre les différentes tendances jusqu’à ce qu’il mette un terme à ces discussions quand, avec le Che et Raul Castro, il prit la décision fatale de soutenir les vieux communistes durant un congrès syndical très important en automne 1959. Ce congrès marqua le commencement de la fin de la liberté et de l’indépendance des syndicats à Cuba. Les frères Castro et Guevara donnèrent aux vieux communistes le pouvoir et l’influence qu’ils n’avaient pas à réussi à conquérir en se présentant aux élections du début de l’année 1959.

A ce jour, le rôle exact joué par Castro demeure peu clair. Par exemple, on a récemment appris que les premières mesures pour créer les organes de sécurité de l’Etat cubain avaient été prises seulement deux semaines après la victoire révolutionnaire du 1er janvier 1959. Elles ont été mises en application pendant les premiers mois de 1959 avec la participation de Raul Castro, de Che Guevara, du dirigeant du Comité militaire du PSP et d’un certain nombre d’agents communistes espagnols du KGB soviétique(4). Fidel Castro, cependant, ne semble avoir assisté à aucune de ces réunions concernant les services secrets. Fût-ce une tactique délibérée afin de pouvoir affirmer, de façon plausible, qu’il ignorait tout alors qu’il approuvait pleinement ce qui se tramait ? Ou Fidel s’abstint-il d’y participer afin de maintenir sa liberté d’action vis-à-vis des Américains et des Russes ? Cette première collaboration avec le KGB fut-elle menée derrière son dos ?

Pendant plusieurs années, le Che fut un membre important du groupe occupant les sommets de l’Etat cubain. Il partage donc la responsabilité du bilan répressif de ce régime, en particulier quand il s’allia avec ceux qui exercèrent des pressions énergiques sur le gouvernement pour que celui-ci adopte le modèle soviétique. Guevara dirigea personnellement plusieurs de ces activités répressives. Il était le responsable de la forteresse militaire de La Cabaña où plusieurs centaines d’exécutions eurent lieu durant les premiers mois de 1959. J.G. Castañeda a raison de préciser que très peu de personnes innocentes furent exécutées dans cette prison (p. 143-144). Mais on ne peut pas écarter l’hypothèse que, si le Che avait eu des positions révolutionnaires différentes, on aurait pu éviter d’exécuter des innocents. Il est également possible qu’un certain nombre de partisans de Batista aient subi des punitions tout à fait disproportionnées par rapport aux crimes qu’ils avaient commis. Il faudrait mener des recherches sur cette question, en particulier à la lumière des témoignages de ceux qui prétendent avoir été témoins de la cruauté de Guevara dans la prison de la La Cabaña(5). On peut sans doute avancer quelques arguments pour justifier son comportement à La Cabaña, ou au moins présenter des circonstances atténuantes en sa faveur. Mais aucun argument ne peut justifier le rôle capital du Che dans la création du premier camp de travail à Cuba dans la région de Guanahacabibes, à l’ouest de l’île, en 1960-1961, pour enfermer les personnes qui n’avaient commis aucun crime punissable par la loi, que cette loi soit révolutionnaire ou pas. Che défendit cette initiative avec sa franchise habituelle :

« [nous] n’envoyons des gens à Guanahacabibes que dans les cas douteux où nous ne sommes pas sûrs qu’ils devraient être emprisonnés. Je crois que nous devons enfermer les individus qui doivent aller en prison. Qu’ils soient des militants de longue date ou pas, ils doivent être emprisonnés. Nous envoyons à Guanahacabibes les individus qui ne doivent pas aller en prison, mais qui ont commis des crimes contre la morale révolutionnaire, à un degré ou un autre ; cette mesure est accompagnée de sanctions comme celle la perte de leur emploi, mais, dans d’autres cas, ils conservent leur poste car ils sont rééduqués par le travail. C’est un travail dur, mais pas cruel, les conditions de travail sont dures mais pas inhumaines » (J.G. Castañeda, p. 178). Il est donc clair que Che Guevara a joué un rôle clé en inaugurant une longue tradition de détentions arbitraires, administratives et non judiciaires. Ces mesures seront plus tard utilisées dans les camps de l’UMAP pour y enfermer les dissidents et les « déviants » sociaux : homosexuels, témoins de Jéhovah, adeptes des religions secrètes afro-cubaines comme l’abakua, et rebelles apolitiques. Dans les années 1980 et 1990 ces mesures d’enfermement forcé et non judiciaires furent également appliquées aux victimes du SIDA.

V

CHE GUEVARA EST UN PERSONNAGE ATTRAYANT POUR BEAUCOUP DE GENS. Certains connaissent parfaitement les implications du guévarisme et sont attirés par lui en raison de ses caractéristiques, comme cela a été le cas des groupes et individus divers qui ont été historiquement séduits par différentes formes de la politique stalinienne. En ce qui me concerne, je me soucie davantage de tous ceux, en particulier parmi les jeunes, qui se rendent compte que la société capitaliste est manifestement injuste et repose sur l’exploitation, et qui veulent agir pour la changer. Très peu d’entre eux connaissent l’idéologie du Che et encore moins connaissent son histoire. Leurs illusions sont renforcées par la politique étrangère des Etats-Unis et son blocus criminel contre Cuba.

Il y a certes des aspects séduisants chez Che Guevara. Cet homme a renoncé aux privilèges du pouvoir politique pour s’engager dans des mouvements de guérilla dont le succès était loin d’être assuré, ni même probable. Dans des conditions très hostiles, il a incontestablement fait preuve de courage voire d’héroïsme. Son intégrité personnelle était incontestable, particulièrement si on la compare à celle de Fidel Castro. D’ailleurs, le Che était un partisan farouche de l’égalitarisme au point qu’il réprimanda même son épouse quand elle se servit de sa voiture de fonction pour faire des courses (J.G. Castañeda, p. 235-236). Mais il était aussi arrogant et il a fréquemment humilié ceux qui lui étaient intellectuellement inférieurs (J.G. Castañeda, p.120 ; J.L. Anderson, p. 567). Comme je l’ai déjà noté, son mépris « bohème » pour le confort matériel l’a rendu peu sensible aux préoccupations matérielles des classes populaires.

En dernière analyse, cependant, une question politique essentielle demeure : Che Guevara était-il un ami ou un ennemi politique de la lutte pour l’émancipation et la libération de l’Homme ? Le bilan historique est clair ; le guévarisme est incompatible avec la lutte pour construire une société égalitaire et démocratique, une société où les travailleurs décident de leur propre destin sans se fier à des « sauveurs bien intentionnés ». Samuel Farber

Notes de l’auteur et du traducteur

1. Il s’agit de Jorge G. Castañeda, Companero, Vie et mort du Che Guevara, traduit par I. M. Wild et T. Battaglia, Grasset & Fasquelle, 1998, 477 p ; J.L. Anderson, Che Guevara. A Revolutionary Life, New York, Grove Press, 1997 ; et Paco Ignacio Taibo II, Ernesto Guevara, connu aussi comme le Che, traduit par F. Bourgade, B. de Chavagnac, C. Gobin, et al., Métailié, Payot, 1997, 796 p. (Note de NPNF).

2. Louis Althusser (19-19), philosophe stalinien du PCF qui influença non seulement une partie de ses élèves de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm – qui allaient créer l’Union des jeunes communistes marxistes léninistes (UJC-ml), puis la Gauche prolétarienne –, mais aussi toute une génération d’intellectuels en France (Etienne Balibar, Pierre Macherey, Nicos Poulantzas, Charles Bettelheim) et dans bien d’autres pays. (Note de NPNF).

3. Paco Ignacio Taibo II, p. 11. Pour une analyse des implications sociales et politiques des idées de Gandhi, on pourra consulter Samuel Farber, « Violence and Material Class Interests : Fanon and Gandhi », Journal of Asian and African Studies, vol. xvi, n° 3-4 (1981). (Note de Samuel Farber.)

4. Castañeda, p. 146. Cf. également la documentation plus fournie sur ce sujet présentée par Alexsandr Fursenko et Tomothy Naftali sur la base des archives soviétiques dans One Hell Of A Gamble. Khruschev, Castro and Kennedy. 1958-1964, New York : W. W. Norton and Company, p. 12. (Note de Samuel Farber.)

5. Cf., par exemple, la lettre de Pierre San Martin dans El Nuevo Herald (Miami), du 28 décembre 1997. (Note de Samuel Farber.)

Messages

  • Le gouvernement cubain compte licencier 500.000 fonctionnaires d’état et supprimer le paiement des indemnités des chômeurs d’une durée de plus de trois mois. le chef de l’état, frère de Fidel Castro, déclare qu’il est fini le temps où l’on pouvait vivre sans travailler à Cuba, comme nulle part au monde .... Est-ce que c’est cela que l’on appelle la "démocratisation" de Cuba ?!!!!!

  • Que Guevara ait eu des divergeances à un moment donné avec l’URSS et avec la Bureaucratie Cubaine du gouvernement qu’il a aidé à mettre en plaçe ne veut absolument pas dire qu’il fut révolutionnaire. Ses oppositions n’étaient pas sur le communisme qu’il aurait voulu mettre en oeuvre.

    Oui la bureaucratie cubaine et l’urss ont écartés et lâchés Ernesto Guevara, oui l’impérialisme américain a fait le nécessaire pour tuer ce qu’il essayé d’entreprendre, oui l’impérialisme américain à tenter de détruire la bureaucratie Cubaine et de la destabiliser par la suite tout ça est vrai seulement ce que l’on ne dit pas c’est aussi la manière avec laquelle l’impérialisme américain a apprit à composer avec Cuba.

    L’impérialisme a comprit le radicalisme des masses populaires en Amérique latine, il a vue sa détermination notemment par sa défaite dans la baie des cochons, laisser la clique bureaucratique Castriste au pouvoir signifier pour lui l’illusion du communisme pour un continent avec une montée effervescente révolutionnaire tout en affaiblissant le pouvoir cubain auquel il était malgré tout hostile.

  • Parmi les crimes de Castro et Guevara : avoir accueilli en triomphateur Ramon Mercader l’assassin de Trotsky et l’avoir envoyé libre recevoir sa médaille à Moscou !

    Il était membre du Parti communiste d’Espagne puis agent du NKVD, l’ancêtre du KGB.

    Il était commissaire de bataillon dans les régiments staliniens contre-révolutionnaires d’Espagne qui y avaient assassiné les trotskistes.

  • "La ferveur de centaines de milliers de Cubains qui a accompagné ces funérailles et les nombreux hommages rendus par les pauvres d’Amérique latine et d’ailleurs ont montré combien Castro était admiré et aimé des opprimés."

    Le régime autoritaire dont parle N. Arthaud (porte-parole de Lutte Ouvrière) dans son billet sur son blog, pourrait il aussi être à l’origine de cette ferveur ? Staline, Castro, Mao et tous les dirigeants dits "socialistes ou communistes" mais qui combattaient en réalité dans le camp de la contre révolution, ont produit des défilés de leur vivant mais aussi pour leur funéraille. Que des dirigeants du monde impérialiste n’aient pas souhaité se montrer trop solidaires avec un ancien allié de l’URSS , se comprend aussi par rapport à l’actualité politique, diplomatique et militaire. Mais dans le fond, il n’y a pas plus reconnaissant que ces dirigeants impérialistes, envers les faux socialismes et leurs représentants officiels.

  • C’est quand même impressionnant que des prétendus communistes révolutionnaires trotskistes comme LO soient impressionnés que les opprimés soient touchés par la mort d’un dictateur. Comme s’il n’y avait pas eu du monde aux enterrements de Staline ou Mao ! Pour Karl Marx, il y avait huit personnes !!!

  • étonnante Arthaud, d’autant que LO écrit tout autre chose : voir ici

  • Les pseudo-trotskistes ont trouvé une nouvelle occasion de cautionner le castrisme, le guévarisme et la dictature cubaine actuelle : voir ici

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