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La révolution irlandaise

samedi 2 janvier 2010, par Robert Paris

James Connolly

La grande grève de 1913

L’insurrection de 1916

Le 24 avril 1916, le lundi de Pâques, alors que depuis près de deux ans l’Europe était plongée dans une guerre cruelle et fratricide, une poignée de travailleurs révolutionnaires et de combattants nationalistes unis se soulevaient dans la capitale irlandaise, occupant quelques bâtiments publics dont la Poste centrale d’où les chefs des insurgés allaient proclamer une République d’Irlande indépendante de la couronne britannique. Les insurgés tinrent tête toute une semaine à l’armée et à la marine britanniques.

S’ils restèrent isolés et ne purent entraîner à leur suite les masses ouvrières et paysannes opprimées d’Irlande, s’ils furent écrasés sous les bombes et les obus d’une des plus fortes armées impérialistes, les insurgés de Pâques 1916 n’en annonçaient pas moins la fin prochaine de la domination séculaire de la Grande-Bretagne sur l’Irlande et l’indépendance de la majeure partie du territoire de l’île. Ils ouvraient la première brèche dans l’Empire britannique.

L’Irlande une colonie anglaise

La conquête de l’Irlande par l’Angleterre ne s’acheva qu’au 17ème siècle. Elle consacra l’expropriation brutale des paysans irlandais au profit de grands propriétaires anglais.

Saignée par des fermages exorbitants, la population pauvre des campagnes irlandaises connut les famines à répétition.

Une des plus importantes, celle de 1847, fit au moins un million de morts et contraignit un million et demi d’Irlandais à l’émigration. Elle provoqua aussi un exode vers les villes qui virent leur population plus que doubler en une quarantaine d’années. Une classe ouvrière moderne se forma.

La classe ouvrière entre en lutte

En 1907, une grève victorieuse de trois mois des dockers de Belfast permit un important développement du syndicat des travailleurs des transports, qui allait jouer un rôle décisif dans les luttes ouvrières des années suivantes, dans toute l’Irlande.

En 1913, pour s’opposer à l’agitation grandissante des travailleurs de Dublin qui entendaient imposer la reconnaissance de leur syndicat, les patrons locaux décidèrent de fermer les entreprises de la ville. Ce lock-out dura six mois. Maintes fois les travailleurs s’opposèrent physiquement à la police et aux nervis patronaux. C’est au cours de ces combats que se formaient, à l’initiative de militants syndicalistes et socialistes, une organisation d’auto-défense ouvrière, l’Irish Citizen Army.

Les travailleurs furent vaincus mais ils gardèrent leurs organisations. Leurs dirigeants, comme le socialiste James Connolly, devinrent des leaders réputés et respectés. La classe ouvrière irlandaise apparut comme l’aile la plus déterminée du nationalisme irlandais, prête à se battre non seulement contre l’oppresseur britannique mais aussi contre l’oppression du capital, britannique et irlandais.

La guerre mondiale:une occasion pour les travailleurs

À l’éclatement de la Première Guerre mondiale, James Connolly et le Parti Républicain Socialiste Irlandais furent de la minorité qui, au sein de la Deuxième Internationale, restèrent fermement attachés à l’internationalisme. Pour Connolly, de même que « le socialiste d’un autre pays est mon concitoyen », guerre ou pas, le capitaliste de son pays demeurait « l’ennemi naturel ». Il défendit la nécessité d’un soulèvement populaire pour mettre fin à la guerre « qui ne cessera de brûler tant que le dernier trône et les derniers titres et obligations capitalistes n’auront pas brûlé » et de profiter du fait que l’oppresseur britannique était occupé en Europe.

Par crainte des réactions populaires, le gouvernement britannique avait renoncé à soumettre les jeunes irlandais à la conscrïption militaire obligatoire. La rumeur selon laquelle le gouvernement pourrait revenir sur cette décision sembla réunir aux yeux de Connolly, et des jeunes militants nationalistes radicaux avec lesquels il s’était associé, les conditions favorables à une action révolutionnaire.

La milice nationaliste irlandaise des Irish Volonteers devait profiter des fêtes de Pâques pour effectuer des manœuvres d’entraînement. C’est en pensant ainsi forcer la main aux dirigeants nationalistes que les jeunes nationalistes qui y participaient décidèrent d’appeler à l’insurrection à cette occasion.

Avertis, les dirigeants annulèrent la plupart des manœuvres, isolant ainsi les nationalistes radicaux et les socialistes de Connolly organisés autour de l’Irish Citizen Army. Écrasés sous les yeux d’une population impuissante, les insurgés durent se rendre. Les principaux dirigeants, dont Connolly, furent fusillés.

Mais loin de marquer la fin du combat, cette répression fut en fait le début d’une lutte acharnée qui, à l’issue d’une guerre civile qui dura près de cinq ans, devait contraindre la Grande-Bretagne à accepter l’indépendance irlandaise, à l’exception des comtés à majorité protestante du nord-est qui formèrent l’Ulster.

Pour beaucoup l’insurrection de Dublin apparaît comme un coup de force d’un autre âge, romantique et inutile, dans une Irlande encore arriérée. Pour les nationalistes irlandais d’aujourd’hui c’est un drapeau, mais dont ils ignorent le sens et falsifient l’histoire. Aux premiers, Trotsky répondait : « L’arrivée du prolétariat irlandais sur la scène de l’histoire ne fait que commencer. Il a déjà injecté dans ce soulèvement -sous un drapeau archaïque- son sentiment de classe contre le militarisme et l’impérialisme. ». Connolly a répondu par avance aux seconds en demandant : « Lorsque l’Irlande sera libre, dit le nationaliste qui ne veut pas entendre parler de socialisme, nous protégerons toutes les classes et si vous ne payez pas votre loyer, vous serez expulsé tout comme aujourd’hui. Mais ceux qui vous expulseront porteront des uniformes verts (...) et le mandat qui vous jettera à la rue sera frappé aux armes de la République d’Irlande. Alors cela vaut-il la peine de se battre pour ça ? ».

Le seul tort de ces Irlandais, comme l’a dit Lénine, fut de s’être « insurgés dans un moment inopportun, alors que l’insurrection du prolétariat européen n’était pas encore mûre ». Mais en levant le drapeau de la rébellion, c’est cette insurrection qu’ils anticipaient.

Alain VALLER

Lénine

L’insurrection irlandaise de 1916

Nos thèses ont été rédigées avant cette insurrection qui doit servir de matériel d’étude pour vérifier nos vues théoriques.

Les opinions des adversaires de l’autodétermination aboutissent à cette conclusion que la viabilité des petites nations opprimées par l’impérialisme est d’ores et déjà épuisée, qu’elles ne peuvent jouer aucun rôle contre l’impérialisme, qu’on n’aboutirait à rien en soutenant leurs aspirations purement nationales, etc. L’expérience de la guerre impérialiste de 1914-1916 dément concrètement ce genre de conclusions.

La guerre a été une époque de crise pour les nations d’Europe occidentale et pour tout l’impérialisme. Toute crise rejette ce qui est conventionnel, arrache les voiles extérieurs, balaie ce qui a fait son temps, met à nu des forces et des ressorts plus profonds. Qu’a-t-elle révélé du point de vue du mouvement des nations opprimées ? Dans les colonies, plusieurs tentatives d’insurrection que les nations oppressives se sont évidemment efforcées, avec l’aide de la censure de guerre, de camoufler par tous les moyens. On sait, néanmoins, que les anglais ont sauvagement écrasé à Singapour une mutinerie de leurs troupes hindoues ; qu il y a eu des tentatives d’insurrection dans l’Annam français (voir Naché Slovo) et au Cameroun allemand (voir la brochure de Junius [1] ) ; qu’en Europe, il y a eu une insurrection en Irlande, et que les Anglais "épris de liberté", qui n’avaient pas osé étendre aux irlandais le service militaire obligatoire, y ont rétabli la paix par des exécutions ; et que, d’autre part, le gouvernement autrichien a condamné à mort les députés de la Diète tchèque "pour trahison" et fait passer par les armes, pour le même "crime", des régiments tchèques entiers.

Cette liste est naturellement bien loin d’être complète, tant s’en faut. Elle démontre néanmoins que des foyers d’insurrections nationales, surgies en liaison avec la crise de l’impérialisme, se sont allumés à la fois dans les colonies et en Europe ; que les sympathies et les antipathies nationales se sont exprimées en dépit des menaces et des mesures de répression draconiennes. Et pourtant, la crise de l’impérialisme était encore loin d’avoir atteint son point culminant : la puissance de la bourgeoisie impérialiste n’était pas encore ébranlée (la guerre "d’usure" peut aboutir à ce résultat, mais on n’en est pas encore là) ; les mouvements prolétariens au sein des puissances impérialistes sont encore très faibles. Qu’arrivera-t-il lorsque la guerre aura provoqué un épuisement complet ou bien lorsque, au moins dans l’une des puissances, le pouvoir de la bourgeoisie chancellera sous les coups de la lutte prolétarienne, comme le pouvoir du tsarisme en 1905 ?

Le journal Berner Tagwacht, organe des zimmerwaldiens, jusques et y compris certains éléments de gauche, a publié le 9 mai 1916 un article consacré au soulèvement irlandais, signé des initiales K.R. et intitulé "Finie, la chanson !" L’insurrection irlandaise y était qualifiée de "putsch", ni plus ni moins, car la "question irlandaise", y disait-on, était une "question agraire", les paysans avaient été apaisés par des réformes, et le mouvement national n’était plus maintenant "qu’un mouvement purement urbain, petit-bourgeois, et qui, en dépit de tout son tapage, ne représentait pas grand-chose "au point de vue social".

Il n’est pas étonnant que cette appréciation d’un doctrinarisme et d’un pédantisme monstrueux ait coïncidé avec celle d’un national-libéral russe, un cadet, monsieur A. Koulicher (Retch, n° 102 du 15 avril 1916), qui a qualifié lui aussi l’insurrection de "putsch de Dublin".

Il est permis d’espérer que, conformément au proverbe "A quelque chose malheur est bon", beaucoup de camarades qui ne comprenaient pas dans quel marais ils s’enlisaient en s’opposant à l’"autodétermination" et en considérant avec dédain les mouvements nationaux des petites nations, auront leurs yeux dessillés sous l’effet de cette coïncidence "fortuite" entre l’appréciation d’un représentant de la bourgeoisie impérialiste et celle d’un social-démocrate’ !!

On ne peut parler de "putsch", au sens scientifique du terme, que lorsque la tentative d’insurrection n’a rien révélé d’autre qu’un cercle de conspirateurs ou d’absurdes maniaques, et qu’elle n’a trouvé aucun écho dans les masses. Le mouvement national irlandais, qui a derrière lui des siècles d’existence, qui est passé par différentes étapes et combinaisons d’intérêts de classe, s’est traduit, notamment, par un congrès national irlandais de masse, tenu en Amérique (Vorwärts du 20 mars 1916), lequel s’est prononcé en faveur de l’indépendance de l’Irlande ; il s’est traduit par des batailles de rue auxquelles prirent part une partie de la petite bourgeoisie des villes,ainsi q’une partie des ouvriers, après un long effort de propagande au sein des masses, après des manifestations, des interdictions de journaux, etc. Quiconque qualifie de putsch pareille insurrection est, ou bien le pire des réactionnaires, ou bien un doctrinaire absolument incapable de se représenter la révolution sociale comme un phénomène vivant.

Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. C’est s’imaginer qu’une armée prendra position en un lieu donné et dira "Nous sommes pour le socialisme", et qu’une autre, en un autre lieu, dira "Nous sommes pour l’impérialisme", et que ce sera alors la révolution sociale ! C’est seulement en procédant de ce point de vue pédantesque et ridicule qu’on pouvait qualifier injurieusement de "putsch" l’insurrection irlandaise.

Quiconque attend une révolution sociale "pure" ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.

La révolution russe de 1905 a été une révolution démocratique bourgeoise. Elle a consisté en une série de batailles livrées par toutes les classes, groupes et éléments mécontents de la population. Parmi eux, il y avait des masses aux préjugés les plus barbares, luttant pour les objectifs les plus vagues et les plus fantastiques, il y avait des groupuscules qui recevaient de l’argent japonais, il y avait des spéculateurs et des aventuriers, etc. Objectivement, le mouvement des masses ébranlait le tsarisme et frayait la voie à la démocratie, et c’est pourquoi les ouvriers conscients étaient à sa tête.

La révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement - sans cette participation, la lutte de masse n’est pas possible, aucune révolution n’est possible - et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais, objectivement, ils s’attaqueront au capital, et l’avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d’une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l’unir et l’orienter, conquérir le pouvoir, s’emparer des banques, exproprier les trusts haïs de tous (bien que pour des raisons différentes !) et réaliser d’autres mesures dictatoriales dont l’ensemble aura pour résultat le renversement de la bourgeoisie et la victoire du socialisme, laquelle ne "s’épurera" pas d’emblée, tant s’en faut, des scories petites-bourgeoises.

La social-démocratie, lisons-nous dans les thèses polonaises (1,4), "doit utiliser la lutte menée par la jeune bourgeoisie coloniale contre l’impérialisme européen pour aggraver la crise révolutionnaire en Europe" (les italiques sont des auteurs).

N’est-il pas clair que, sous ce rapport moins que sous tous les autres, on n’a pas le droit d’opposer l’Europe aux colonies ? La lutte des nations opprimées en Europe, capable d’en arriver à des insurrections et à des combats de rues, à la violation de la discipline de fer de l’armée et à l’état de siège, "aggravera la crise révolutionnaire en Europe" infiniment plus qu’un soulèvement de bien plus grande envergure dans une colonie lointaine. A force égale, le coup porté au pouvoir de la bourgeoisie impérialiste anglaise par l’insurrection en Irlande a une importance politique cent fois plus grande que s’il avait été porté en Asie ou en Afrique.

La presse chauvine française a annoncé récemment la parution en Belgique du 80° numéro de la revue illégale la Libre Belgique [2]. La presse chauvine française ment très souvent, certes, mais cette information semble exacte. Alors que la social-démocratie allemande chauvine et kautskiste n’a pas créé de presse libre pendant ces deux années de guerre et supporte servilement le joug de la censure militaire (seuls les éléments radicaux de gauche ont, à leur honneur, fait paraître des brochures et des proclamations sans les soumettre à la censure), une nation cultivée opprimée répond aux atrocités inouïes de l’oppression militaire en créant un organe de protestation révolutionnaire ! La dialectique de l’histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l’impérialisme, jouent le rôle d’un des ferments, d’un des bacilles, qui favorisent l’entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l’impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste.

Dans la guerre actuelle, les états-majors généraux s’attachent minutieusement à tirer profit de chaque mouvement national ou révolutionnaire qui éclate dans le camp adverse : les allemands, du soulèvement irlandais ; les Français, du mouvement des Tchèques, etc. Et, de leur point de vue, ils ont parfaitement raison. On ne peut se comporter sérieusement à l’égard d’une guerre sérieuse si l’on ne profite pas de la moindre faiblesse de l’ennemi, si l’on ne se saisit pas de la moindre chance, d’autant plus que l’on ne peut savoir à l’avance à quel moment précis et avec quelle force précise "sautera" ici ou là tel ou tel dépôt de poudre. Nous serions de piètres révolutionnaires, si, dans la grande guerre libératrice du prolétariat pour le socialisme, nous ne savions pas tirer profit de tout mouvement populaire dirigé contre tel ou tel fléau de l’impérialisme, afin d’aggraver et d’approfondir la crise. Si nous nous mettions, d’une part, à déclarer et répéter sur tous les tons que nous sommes "contre" toute oppression nationale, et, d’autre part, à qualifier de "putsch" l’insurrection héroïque de la partie la plus active et la plus éclairée de certaines classes d’une nation opprimée contre ses oppresseurs, nous nous ravalerions à un niveau de stupidité égal à celui des kautskistes.

Le malheur des irlandais est qu’ils se sont insurgés dans un moment inopportun, alors que l’insurrection du prolétariat européen n’était pas encore mûre. Le capitalisme n’est pas harmonieusement agencé au point que les diverses sources d’insurrection peuvent fusionner d’elles-mêmes et d’un seul coup, sans échecs et sans défaites. Au contraire, c’est précisément la diversité de temps, de forme et de lieu des insurrections qui est le plus sûr garant de l’ampleur et de la profondeur du mouvement général ; ce n’est que par l’expérience acquise au cours de mouvements révolutionnaires inopportuns, isolés, fragmentaires et voués de ce fait à l’échec, que les masses acquerront de la pratique, s’instruiront, rassembleront leurs forces, reconnaîtront leurs véritables chefs, les prolétaires socialistes, et prépareront ainsi l’offensive générale, de même que les grèves isolées, les manifestations dans les villes ou de caractère national, les mutineries dans l’armée, les soulèvements paysans, etc., avaient préparé l’assaut général de 1905.

Notes

[1] Voir Lénine : "A propos de la brochure de Junius".

[2] Cette revue était alors l’organe du Parti Ouvrier Belge.

L’execution des révolutionnaires et des nationalistes de 1916

James Connolly et le soulèvement de Dublin de 1916 : Entre socialisme et nationalisme

Pâques 1916. L’Irlande, sous le joug du capitalisme anglais depuis le 17ème siècle, se soulève contre l’oppresseur. Le 24 avril à Dublin, capitale de la colonie anglaise, James Connolly, membre de l’Internationale Socialiste et à la tête de la Irish Republican Brotherhood (“Fraternité républicaine irlandaise”), proclame la République.

Une semaine plus tard, le centre de Dublin est en ruines, écrasé par la puissante armée de l’impérialisme britannique. Les dirigeants du mouvement, dont Connolly, sont arrêtés. Dans les autres villes qui se sont soulevées, les républicains acceptent la réalité de la victoire britannique et se rendent.

12 jours plus tard, Connolly, blessé et ligoté à une chaise, sera exécuté par un peloton britannique. L’ordre régnait à Dublin.

Pour Lénine, cet événement, malgré la défaite que les masses irlandaises essuyèrent, fut la “pierre de touche” de la position révolutionnaire sur la question nationale. En ceci, il s’opposa vigoureusement à ceux qui, au sein du mouvement socialiste, critiquèrent le soulèvement comme un “putsch” :

“On ne peut parler de ‘putsch’, au sens scientifique du terme, que lorsque la tentative d’insurrection n’a rien révélé d’autre qu’un cercle de conspirateurs ou d’absurdes maniaques, et qu’elle n’a trouvé aucun écho dans les masses. Le mouvement national irlandais, qui a derrière lui des siècles d’existence (...) s’est traduit par des batailles de rue auxquelles prirent part une partie de la petite bourgeoisie des villes ainsi qu’une partie des ouvriers, après un long effort de propagande au sein des masses, après des manifestations, des interdictions de journaux, etc. Quiconque qualifie de putsch pareille insurrection est, ou bien le pire des réactionnaires, ou bien un doctrinaire absolument incapable de se représenter la révolution sociale comme un phénomène vivant.”

L’héroïque insurrection de Pâques, peu connue en France, reste un événement important dans l’histoire du mouvement ouvrier. Connolly en particulier est une figure emblématique de la gauche irlandaise et du mouvement républicain. Aujourd’hui, il est encore plus important de tracer une voie ouvrière à l’unification de l’Irlande et à la fin de la domination impérialiste, les militants de l’Irish Republican Army (IRA — Armée républicaine irlandaise), qui se veulent les héritiers de Connolly et de 1916, ayant recommencé leur campagne d’attentats contre l’impérialisme britannique.

Connolly et la guerre

Comme la révolution bolchévique, le soulèvement de Pâques 1916 a été déclenché par une combinaison de deux facteurs : d’une part, les conditions sociales des masses, fortement opprimées et exploitées, d’autre part la guerre mondiale.

En Russie, le rôle de la guerre fut prédominant à cause du fait qu’elle renforça toutes les contradictions dans la société russe et qu’elle révéla l’incapacité du tsarisme de faire autre chose que mener le pays à la catastrophe.

C’est cette situation qui poussa les masses à la révolution de février et, ensuite, à la prise de pouvoir bolchévique.

En Irlande, les conséquences de la guerre furent toutes autres. En 1912, face au licenciement de plus de 2.000 catholiques provoqué par l’Ulster Volunteer Force (UVF — “Forces des volontaires d’Ulster”), organisation créée afin de mobiliser les masses des travailleurs protestants en défense de leurs privilèges et de l’union avec la Grande-Bretagne, les masses catholiques — largement majoritaires — s’armèrent et créèrent des milices — les Irish National Volunteers (INV — “Volontaires nationaux irlandais”) pour se défendre contre les bandes protestantes.

La situation devint de plus en plus tendue. Le gouvernement britannique, qui n’était pas convaincu de la nécessité stratégique du maintien de sa domination politique en Irlande, se lança dans une politique de “décolonisation” à la va-vite, et promulgua en 1914 un projet de loi sur le “Home Rule”.

La guerre mit fin aux espoirs d’indépendance. L’Irlande, avec sa position stratégique à la fois sur la rive orientale de l’Atlantique et sur les côtes anglaises, devait rester sous la tutelle de Londres, au moins pour la durée de la guerre. Les impérialistes soulignèrent clairement leur refus de céder la région industrialisée du Nord — qui comprenait notamment plusieurs chantiers navals — en avançant l’idée de la partition de l’île pour la fin de la guerre.

Montrant son intransigeance face à la pression indépendantiste dans le nouveau contexte de la guerre mondiale, le gouvernement britannique réussit son coup : les Irish National Volunteers scissionnèrent, le dirigeant bourgeois Redmond appuyant la guerre des britanniques et mettant des troupes — 200.000 hommes — dans la balance.

Dégoûtée par la trahison de Redmond, une fraction plus conséquente politiquement du mouvement indépendantiste bourgeois créa les Irish Volunteers qui, eux, n’étaient forts que de 12.000 hommes. Les bases du soulèvement de Pâques étaient jetées.

Si la guerre joua un rôle fondamental dans la préparation des révolutions russe et irlandaise, les réponses des révolutionnaires de ces deux pays furent très différentes.

Pour Lénine, la guerre constituait une confrontation entre pays impérialistes, fruit logique du système capitaliste mondial, et la tâche des révolutionnaires était donc de combattre la paix sociale et l’union sacrée et pour la continuation de la lutte des classes, même si celle-ci conduisait à la défaite.

Il s’agissait d’utiliser les conditions soulevées par la guerre afin de poursuivre l’objectif de la révolution socialiste : “Transformer la guerre impérialiste en guerre civile” disait Lénine.

Le principal marxiste irlandais fut James Connolly. Dirigeant syndicaliste, il avait joué un rôle fondamental dans la création du mouvement ouvrier irlandais. Membre de l’aile gauche de l’Internationale Socialiste, Connolly avait passé une partie importante de sa vie militante à l’étranger — notamment en Écosse et aux USA.

Si en 1908 et en 1912 Connolly et Lénine s’étaient rejoints au sein de l’Internationale pour appuyer des positions de gauche sur la question de la guerre, une fois le conflit commencé, leurs positions furent très différentes, à la fois dans leur méthode et dans leurs conclusions programmatiques.

Pour Connolly, la guerre était la faute de l’impérialisme britannique particulièrement rapace. Celui-ci voulait à tout prix maintenir son contrôle des mers face à un capitalisme en voie de développement — celui de l’Allemagne — cherchant ainsi à garder sa mainmise sur le développement capitaliste mondial.

Dans ces circonstances, disait Connolly, une défaite militaire de la Grande-Bretagne ouvrirait une période de paix mondiale et de développement capitaliste dans laquelle les forces encore embryonnaires du syndicalisme pourraient se développer, ouvrant ainsi la voie au socialisme.

Comme il l’a dit en 1915, “chaque socialiste attend avec impatience le plein développement du système capitaliste qui, seul, rend possible le socialisme, mais qui ne peut avoir lieu qu’en conséquence des efforts des capitalistes, inspirés par des raisons égoïstes.”

Cette position est totalement fausse. Elle mélange tout ce qu’il y a de passif et d’objectiviste dans les analyses les plus mécanistes de l’Internationale — l’inéluctabilité du socialisme et le rôle progressiste du capitalisme — avec des illusions très fortes dans la possibilité qu’une politique purement syndicale puisse conduire les masses à la victoire.

Malgré ces graves erreurs, la position de Connolly après que la guerre eut éclaté fut très différente de celle d’autres dirigeants syndicalistes — notamment en France — qui, bien qu’ils aient appuyé en 1912 l’appel utopiste de l’Internationale à une grève générale illimitée et internationale en cas de guerre, se sont rués dans les bras des impérialistes pour fêter l’union sacrée et le massacre à venir.

Connolly, lui, sut garder l’indépendance de classe face à la bourgeoisie impérialiste dans la guerre. La tragédie de 1916, c’est qu’il n’a pas su faire de même face à sa propre bourgeoisie lors de l’insurrection.

Du syndicalisme au nationalisme ?

Jusqu’en 1914, Connolly considérait que l’indépendance serait le résultat inévitable du développement de l’impérialisme britannique, et la construction du mouvement syndical serait l’arme principale des socialistes. Il était bien placé pour le savoir. Il avait joué un rôle fondamental dans la création du mouvement ouvrier irlandais qui, malgré le fait que l’Irlande soit partie intégrante de la Grande-Bretagne, avait des structures et des organisations complètement séparées de celles du pays impérialiste.

La première centrale syndicale irlandaise, l’Irish Trade Union Congress n’avait été créée qu’en 1894, presque 30 ans après son homologue britannique, et sans liens réels avec ce dernier. Le Parti travailliste, créé en Grande-Bretagne en 1900 par les syndicats, ne tenta jamais de s’implanter en Irlande (même aujourd’hui, il est complètement absent du Nord).

Néanmoins, la classe ouvrière existait bel et bien en Irlande. Dans le nord, fortement industrialisé, il y avait notamment une industrie métallurgique et des chantiers navals (le “Titanic” y fut construit...). Partout dans l’île, des usines produisaient du tissu, et les marins et les dockers jouaient un rôle fondamental dans le maintien des contacts commerciaux avec la Grande-Bretagne et l’Empire britannique.

C’est dans ce contexte que Connolly, après avoir dirigé sa propre petite organisation au début des années 1890, revient en Irlande en 1910 après avoir séjourné en Écosse et aux USA, ayant appris son marxisme dans le premier pays, son syndicalisme dans le deuxième.

En effet, pendant son séjour en Amérique, il avait participé à l’IWW (International Workers of the World — Travailleurs Internationaux du Monde), connu sous le surnom “les Wobblies”, organisation syndicaliste révolutionnaire. Au début, c’est ce genre d’organisation qu’il chercha à créer en Irlande à son retour, notamment par sa participation à la direction du syndicat “général », l’IGTWU. Son objectif était donc de fournir les bases ouvrières d’un futur mouvement nationaliste qui serait, obligatoirement, aussi socialiste (voir encadré).

Mais l’échec de la politique du “Home Rule” et l’éclatement du mouvement nationaliste après le début de la guerre l’obligea à repenser sa stratégie.

Il adopta l’idée que, face au militarisme, il fallait se servir de méthodes militaristes, en particulier de l’insurrection, tradition bien enracinée dans le mouvement indépendantiste irlandais et à ne pas confondre avec révolution ouvrière. Il s’orienta de plus en plus vers l’aile anti-guerre du mouvement républicain petit-bourgeois, en partie ceux des Irish National Volunteers qui avaient refusé d’appuyer la guerre, mais plus particulièrement vers l’Irish Republican Brotherhood (IRB).

Républicains armés

L’IRB, fondée en 1907, était une organisation clandestine et conspiratrice dont l’objectif était une insurrection en vue d’arracher l’indépendance et qui perpétuait les traditions d’utilisation de la « force physique” des indépendantistes du 19ème et du 18ème siècles. L’IRB n’avançait aucun programme social, n’allant pas plus loin qu’une proclamation en faveur de l’égalité de “tous les enfants de la nation” similaire à celle de la révolution américaine de 1776 ou de la révolution française de 1789.

L’organisation de Connolly, l’Irish Citizen Army (ICA — Armée citoyenne irlandaise) ne comptait pas plus de 200 militants. Créée comme une véritable milice pour défendre les grévistes contre les attaques des nervis des patrons lors du grand lock-out de 1913, une fois la grève retombée, son activité principale devint l’entraînement militaire des adhérents, comme noyau de la future armée populaire.

Néanmoins, au niveau organisationnel, l’ICA fut calquée sur n’importe quelle armée bourgeoise : accent mis sur le pouvoir des officiers et sur la discipline et la propreté, discussion politique minimale.

L’idée d’une fusion entre l’ICA et l’IRB était donc tout à fait logique. Connolly, le socialiste, était prêt à faire un front unique avec les nationalistes révolutionnaires de l’IRB afin de battre l’impérialisme britannique.

Son raisonnement était le suivant : il ne fallait pas perdre un seul jour dans la préparation de l’insurrection anti-britannique, pour empêcher une victoire britannique. Pour Connolly, les conditions de la guerre étaient de loin les meilleures possibles pour gagner l’indépendance. Pendant l’année 1915, Connolly multiplia des appels à l’insurrection. A tel point que son impatience a même fait peur à l’IRB : il semble qu’au début de 1916 il fut “enlevé” pendant quelques jours pour empêcher toute action intempestive de sa part et le convaincre d’attendre le soulèvement programmé pour le mois d’avril.

Connolly accepta et devint membre du Conseil militaire de l’IRB, dont la tâche était de planifier l’insurrection. Une “usine à bombes” fut créée dans le local du syndicat dirigé par Connolly et, sept jours avant le soulèvement, Connolly hissa le drapeau vert — symbole traditionnel des républicains irlandais — au dessus du bâtiment et expliqua aux militants de son Irish Citizen Army que les combats allaient bientôt commencer.

Pendant ce temps, l’élément spécifiquement socialiste de la politique de Connolly devint de plus en plus faible. Certes, il continuait à dénoncer le capitalisme et à conspuer les réformistes. Mais, sur le fond, il s’adapta à ses nouveaux alliés, les nationalistes révolutionnaires de l’IRB : il prit la défense de l’industrie irlandaise et avança une ligne peu matérialiste sur la religion. Il écrivit un article qui finissait par une prière en l’honneur de Saint Patrick (saint patron de l’Irlande), “l’apôtre irlandais” qui, selon Connolly, “typifia la conception spirituelle à laquelle la race irlandaise aspira en vain.”

De même, il fit une série d’adaptations aux impérialistes allemands qui, intéressés par tout ce qui pourrait affaiblir leurs adversaires, avaient décidé d’appuyer financièrement et militairement le soulèvement des Irlandais.

Ainsi son journal couvrit la trahison des dirigeants du SPD allemand, qui appuyaient la guerre impérialiste du Kaiser, prétendant qu’ils ne soutenaient qu’une “guerre défensive” et donna une image radieuse d’une Allemagne où tout le monde mangeait à sa faim, grâce à la prétendue destruction des grands propriétés terriennes par les socialistes. Les différences avec la politique de Lénine ne pouvaient être plus flagrantes.

Lénine, aussi, allait recevoir de l’aide des impérialistes allemands — les fameux “trains sous scellés”, bondés de révolutionnaires russes, qui traversèrent l’Allemagne après la révolution de février 1917 afin de ramener non seulement Lénine, comme voudraient trop souvent nous faire croire les anticommunistes, mais des représentants de tous les courants anti-tsaristes.

Comme en Irlande, l’objectif des Allemands était clair : ils voulaient affaiblir leur ennemi. Tout le monde le comprenait, y compris Lénine et Connolly. Mais Lénine, à la différence de Connolly, ne fit aucun compromis politique avec les impérialistes allemands, et n’arrêta jamais de chanter les louanges des socialistes qui furent emprisonnés pour leur opposition à la guerre, tels que Rosa Luxemburg ou Karl Liebknecht.

La supériorité de la position de Lénine découlait de sa méthode politique, et non d’une quelconque supériorité de l’homme. Lénine avait cherché à renouer avec les éléments fondamentaux de la méthode marxiste, notamment sur les questions de la guerre, de l’Etat, de la question nationale et de l’impérialisme. Connolly, par contre, s’est satisfait d’un mélange de syndicalisme révolutionnaire, d’insurrectionnisme à la Blanqui et d’une historiographie mythique de la nation irlandaise (voir encadré).

Lénine s’est concentré sur la création d’un parti de militants, porteur d’un programme d’action et ayant des racines profondes dans la classe ouvrière. Connolly, par contre, oscillant entre une vision purement syndicaliste et une politique insurrectionnelle, n’arriva pas à réunir plus que quelques centaines de militants autour de lui.

L’insurrection est lancée

La plan de l’insurrection fut soigneusement établie : les 16.000 militants des Volontaires Irlandais que les conspirateurs espéraient rallier seraient armés de 20.000 fusils qui seraient fournis par un navire allemand, l’Aud. Les bâtiments-clés de Dublin seraient pris par les rebelles et un gouvernement provisoire serait établi.

Connolly, avec le dirigeant nationaliste Padraig Pearse, l’un des principaux architectes du soulèvement, estima que le soulèvement devrait pouvoir tenir bon. En effet, il n’y avait que 6. 000 soldats britanniques et 9.500 policiers dans tout le pays.

Mais le plan échoua. D’abord l’Aud fut prise par la marine britannique et le capitaine la saborda, les fusils disparaissant au fond de la mer. Ensuite, une manoeuvre conspiratrice par l’IRB, impliquant un faux document dont l’objectif était de provoquer la participation des Volontaires, fut dénoncée, et la direction des Volontaires abandonna la mobilisation. En même temps, les autorités britanniques étaient mises au courant de tout et s’apprêtaient à arrêter les dirigeants.

Les conspirateurs n’avaient que peu de choix : soit ils allaient à l’aventure dans l’espoir de rallier les masses à leur drapeau, malgré le manque de préparation, soit ils attendaient l’arrivée des militaires... et des bourreaux.

Le soulèvement fut repoussé d’un seul jour. Le lundi de Pâques, Connolly prit le titre de commandant en chef des forces républicaines à Dublin et lança l’insurrection. La Poste centrale fut le quartier général du soulèvement, qui devint rapidement très populaire. Néanmoins, le mouvement resta dans l’optique d’une insurrection blanquiste, celle d’une minorité agissante au nom de la majorité. Ainsi il ne mobilisa pas plus de 1.300 militants, dont 150 de l’ICA de Connolly. Dans leur écrasante majorité, les masses ne furent ni mobilisées ni armées lors du soulèvement.

Un exemple militaire en dit long sur la politique de Connolly à cette époque. Au troisième jour du soulèvement, les troupes britanniques arrivèrent à la gare d’Amiens Street. Connolly et Pearse décidèrent d’envoyer dix militants de l’ICA, dirigés par un Volontaire, afin de construire et défendre une barricade contre l’avancée anglaise. Des badauds voulurent participer à la construction et se joindre aux insurgés, mais l’officier Volontaire envoyé sur place refusa ces propositions « parce que les ordres étaient sans appel : seuls des Volontaires Irlandais et des soldats de l’Armée étaient admis à participer aux opérations ».

En tant que dirigeant de l’IGTWU, Connolly avait joué un rôle important dans le mouvement syndical irlandais, y compris lors de la grève des marins de Dublin, lancée en automne 1915, qui avait duré jusqu’à la veille de l’insurrection de 1916. Mais il ne semble pas avoir considéré que les deux aspects de sa vie politique — préparation d’une insurrection d’une part, intervention dans le mouvement syndical de l’autre — devait aller de pair.

Ceci est encore plus étonnant étant donné qu’en 1915 et 1916, Connolly chercha consciemment à tirer les leçons des combats historiques des masses, notamment des événements de Moscou à la fin de 1905 et de Paris en 1830. Dans une série d’articles étudiant ces événements, il conclut que la leçon principale était qu’il fallait impliquer les masses populaires :

“Chaque difficulté qui existe pour le fonctionnement des troupes régulières en terrain montagneux est centuplée dans une ville. Et les difficultés vécues par une force populaire en montagne sont résolues lorsqu’elle descend dans la rue, à cause du soutien populaire.”

Mais il n’en fut pas ainsi à Dublin en avril 1916.

Ou plutôt si. C’est justement de “soutien populaire” qu’ont joui les insurgés, — mais seulement — ce qui n’était pas assez. Ce qu’il fallait, mais cela aurait exigé une toute autre politique, c’était la mobilisation de la population des principales grandes villes d’Irlande dans des conseils ouvriers, la création d’une véritable milice ouvrière et de masse, l’organisation de comités dans les principales usines, le tout lié à un programme de fraternisation avec les troupes anglaises.

Mais cette politique-là Connolly ne pouvait la concevoir.

Ce qui devait se passer se passa : après 10 jours d’âpres combats, qui coûtèrent la vie à 318 civils et détruisirent le centre de Dublin, les impérialistes déchirèrent le drapeau vert et le remplacèrent par le drapeau de l’Union, symbole de l’exploitation et de l’oppression.

3.500 militants furent emprisonnés, 92 furent condamnés à mort. La répression sévit à la campagne comme dans les villes. L’un après l’autre, les principaux dirigeants de l’insurrection furent exécutés, le dernier étant Connolly, le 12 mai. Le soulèvement avait été maté.

Le legs du soulèvement

Les britanniques souhaitaient que ce soit la fin de l’histoire. Il n’en fut rien. L’insurrection et son écrasement renforcèrent les sentiments nationalistes parmi les masses et coupèrent de plus en plus ces dernières des dirigeants pro-impérialistes. Les principaux gagnants furent Sinn Féin (“Nous seuls”), tendance nationaliste bourgeoise fondée à la fin du 19ème siècle qui s’était opposée à l’écrasement de l’insurrection de Pâques.

Après une victoire écrasante aux élections législatives de 1918, Sinn Féin créa un parlement indépendant, un gouvernement et une armée en janvier 1919. Craignant la contagion indépendantiste ailleurs dans leur empire, les impérialistes britanniques envoyèrent 40.000 soldats afin d’écraser la résistance. Une véritable guerre civile éclata et se poursuivit jusqu’en juillet 1921, quand les pourparlers commencèrent.

Mais Sinn Féin, nationaliste et bourgeois, trahit le mouvement indépendantiste en acceptant le traité de Partition de 1922, qui partageait l’île entre le nord-est industriel et protestant, demeurant sous contrôle britannique et le sud rural et catholique, qui devenait la République d’Irlande.

Le combat lancé par Connolly et 1916 s’acheva non pas par une victoire des travailleurs mais par un demi-échec à la fois pour les impérialistes et les indépendantistes, et par le renforcement des divisions politiques, économiques et religieuses entre le Nord et le Sud, divisions qui existent toujours et qui constituent la toile de fond des combats actuels.

Lénine comprit l’importance d’une politique juste face à la question nationale quand, analysant l’insurrection de 1916, il attaqua tous ceux qui repoussaient l’idée même que les questions nationales et sociales puissent s’entremêler dans la révolution ouvrière :

“Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite-bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement de masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc. — c’est répudier la révolution sociale. (...) Quiconque attend une révolution sociale ‘pure’ ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.”

Le legs de Connolly est important, parce qu’il a refusé de plier le genou face à l’impérialisme et parce qu’il a cherché à trouver une réponse ouvrière à l’oppression du peuple irlandais. Et, comme l’avait souligné Lénine, l’exemple irlandais s’est fait sentir partout dans le monde. Loin d’être un exemple isolé, le soulèvement de 1916 n’a constitué que l’étincelle la plus brillante des rébellions des peuples opprimés contre l’impérialisme pendant la première guerre mondiale, toutes malheureusement peu connues, de l’Afrique au Vietnam, en passant par Singapour.

La tragédie de Connolly, c’est que, à la différence de Lénine, il ne comprit pas l’échec fondamental de la Deuxième Internationale et de ses deux piliers principaux, le syndicalisme et le programme confus et fortement objectiviste avancé par l’écrasante majorité des dirigeants.

Lénine avança le besoin d’une nouvelle Internationale, et, enfin, dans le mouvement révolutionnaire de 1917, d’un nouveau programme, afin de mener à bien l’insurrection ouvrière.

Connolly appuya une collaboration de classe blanquiste avec des éléments de la bourgeoisie révolutionnaire. Son manque de clarté sur les questions-clés du programme et du parti, son refus de mobiliser les masses et son incapacité à rompre avec les méthodes conspiratrices l’ont condamné à l’échec.

Néanmoins, son courage et son dévouement à la cause des exploités et des opprimés n’ont jamais flanché, et il faut saluer sa mémoire pour son espoir, exprimé au plus sombre moment de la guerre, qu’une insurrection en Irlande contre l’impérialisme britannique pourrait aller encore plus loin :

“En commençant ainsi, l’Irlande pourrait encore mettre feu à une conflagration européenne qui ne s’éteindra que lorsque le dernier trône et la dernière action capitaliste seront consommés sur le bûcher funéraire du dernier seigneur de la guerre.”

Connolly, Trotsky et la révolution permanente

Certains ont suggéré que Connolly avançait une idée similaire à celle de la révolution permanente de Trotsky, parce qu’il soutenait que tout combat pour l’autodétermination en Irlande serait, inévitablement, un combat contre le capitalisme et la propriété privée.

Il résuma son hypothèse par la phrase, bien connu de la gauche irlandaise : “La cause de l’Irlande est la cause du Travail ; la cause du Travail est la cause de l’Irlande.” En fait — et les événements de 1916 le confirment — les positions de Connolly et de Trotsky furent très éloignées l’une de l’autre.

Pour Trotsky, l’époque des révolutions bourgeoises était passée ; la bourgeoisie n’était plus capable de lutter de façon efficace pour “ses” propres revendications telles que l’autodétermination, contre le despotisme aristocratique etc.

Dans ces circonstances, pour réussir, les luttes pour les libertés démocratiques doivent être menées par les travailleurs et les masses populaires. Ces forces-là ne sauraient s’arrêter aux simples revendications démocratiques bourgeoises et iraient plus loin, vers la seule résolution possible à de tels problèmes à cette époque : la révolution ouvrière et la destruction du capitalisme.

Pour Connolly, par contre, le rapport entre lutte nationale et lutte ouvrière n’était nullement lié au changement d’époque et à la faiblesse de la bourgeoisie révolutionnaire, mais plutôt à la spécificité de l’histoire pré-coloniale de l’Irlande.

Connolly, fortement influencé par les historiens nationalistes irlandais, prétendait que, jusqu’à l’occupation de l’Irlande par les bourgeois anglais, l’île avait été l’arène d’une société démocratique basée sur une propriété communale — une espèce de « communisme primitif”. Retrouver la nation irlandaise impliquait aussi retrouver ses prétendues formes de propriété originelles :

“Il n’existe qu’une seule solution à l’esclavage de la classe ouvrière ; cette solution c’est la république socialiste, un système de société où la terre et toutes les maisons, les chemins de fer, les canaux, les ateliers et tout ce qui est nécessaire au travail sera possédé et contrôlé comme propriété commune, comme la terre de l’Irlande fut possédée par les clans de l’Irlande avant que l’Angleterre n’introduise le système capitaliste parmi nous, à la pointe de l’épée.”

Connolly avait deux fois tort. D’abord, comme Marx l’a expliqué, l’Irlande n’était nullement l’exception à la règle générale du développement économique européen. Loin d’être un système de “communisme primitif” (caractéristique des sociétés avant le moindre développement des classes), l’Irlande d’avant l’invasion anglaise constituait une forme particulière de féodalité.

Mais le problème fondamental dans sa position n’était pas d’ordre académique et historique, mais plutôt d’ordre politique, au niveau du programme qui découlait de son analyse.

La position de Connolly (partagée par Rosa Luxemburg) selon laquelle le marché capitaliste avait rencontré ses limites et ne pouvait plus s’étendre l’amenait à la conclusion qu’une Irlande indépendante ne pouvait se développer que sur les bases du socialisme. Ainsi, il sous-estimait la question fondamentale du rôle traître de la bourgeoisie coloniale dans le combat national, et eut une forte tendance à attendre la résolution spontanée de la question.

Son rôle lors de l’insurrection de 1916 montra que de toute évidence il comprenait le rôle d’une direction, mais de façon purement militaire. Croyant que l’Irlande indépendante serait obligatoirement socialiste, il ne comprit pas le danger de se lier totalement à la bourgeoisie nationaliste et ne fit rien pour organiser les travailleurs de façon indépendante.

Ainsi, malgré son courage et sa volonté, Connolly n’arriva pas à surmonter, dans les faits, le legs objectiviste, et au bout du compte passif, du centrisme de la Deuxième Internationale.

Sa méthode donc peut être rapprochée de celle de Trotsky, mais avec les trois précisions suivantes :

En aucun sens Connolly n’avait la compréhension dialectique et léniniste du Trotsky de 1917.

Pour autant que Connolly comprit le lien entre le combat pour l’indépendance et celui pour le socialisme, ce fut de façon purement spontanée et objectiviste, en un mot centriste, comme le Trotsky de 1905.

Pour autant que Connolly comprit le rôle d’une direction, ce fut de façon blanquiste, pour la seule tâche de l’insurrection, qui ne serait nullement l’action des masses organisées en conseils et dans un parti, mais comme minorité agissante, capable d’arracher le pouvoir pour et à la place des masses.

Pouvoir Ouvrier

Le mouvement des droits civiques en Irlande (années 70)

Messages

  • Lénine
    L’insurrection irlandaise de 1916

    Nos thèses ont été rédigées avant cette insurrection qui doit servir de matériel d’étude pour vérifier nos vues théoriques.

    Les opinions des adversaires de l’autodétermination aboutissent à cette conclusion que la viabilité des petites nations opprimées par l’impérialisme est d’ores et déjà épuisée, qu’elles ne peuvent jouer aucun rôle contre l’impérialisme, qu’on n’aboutirait à rien en soutenant leurs aspirations purement nationales, etc. L’expérience de la guerre impérialiste de 1914-1916 dément concrètement ce genre de conclusions.

  • Après que je me suis préoccupé, durant de longues années, de la question irlandaise, j’en suis venu à la conclusion que le coup décisif contre les classes dominantes anglaises (et il sera décisif pour le mouvement ouvrier du monde entier) ne peut pas être porté en Angleterre, mais seulement en Irlande.

    Le 1er janvier 1870, j’ai préparé pour le Conseil général une circulaire confidentielle en français (car ce sont les publications françaises, et non allemandes, qui ont le plus d’effet sur les Anglais) à propos du rapport entre la lutte nationale irlandaise et l’émancipation de la classe ouvrière, c’est-à-dire de la position que l’Internationale devrait adopter sur la question irlandaise.

    Je vous en donne ici très brièvement les points essentiels :

    L’Irlande est la citadelle de l’aristocratie foncière anglaise. L’exploitation de ce pays ne constitue pas seulement l’une des sources principales de sa richesse matérielle, en même temps que sa plus grande force morale. De fait, elle représente la domination de l’Angleterre sur l’Irlande. L’Irlande est donc le grand moyen grâce auquel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même.

    D’autre part, si demain l’armée et la police anglaises se retiraient d’Irlande, nous aurions immédiatement une révolution agraire en Irlande. Le renversement de l’aristocratie anglaise en Irlande aurait pour conséquence nécessaire son renversement en Angleterre, de sorte que nous aurions les conditions préalables [2] à une révolution prolétarienne en Angleterre. La destruction de l’aristocratie foncière est une opération infiniment plus facile à réaliser en Irlande qu’en Angleterre, parce que la question agraire a été jusqu’ici, en Irlande, la seule forme qu’ait revêtu la question sociale, parce qu’il s’agit d’une question d’existence même, de vie ou de mort, pour l’immense majorité du peuple irlandais, et aussi parce qu’elle est inséparable de la question nationale. Tout cela abstraction faite du caractère plus passionné et plus révolutionnaire des Irlandais que des Anglais.

    En ce qui concerne la bourgeoisie anglaise, elle a d’abord un intérêt en commun avec l’aristocratie anglaise : transformer l’Irlande en un simple pâturage fournissant au marché anglais de la viande et de la laine au prix le plus bas possible. Elle a le même intérêt à réduire la population irlandaise ‑ soit en l’expropriant, soit en l’obligeant à s’expatrier ‑ à un nombre si petit que le capital fermier anglais puisse fonctionner en toute sécurité dans ce pays. Elle a le même intérêt à vider la terre irlandaise de ses habitants qu’elle en avait à vider les districts agricoles d’Écosse et d’Angleterre [3]. Il ne faut pas négliger non plus les 6 à 10 000 livres sterling qui s’écoulent chaque année vers Londres comme rentes des propriétaires qui n’habitent pas leurs terres, ou comme autres revenus irlandais.

    Mais la bourgeoisie anglaise a encore d’autres intérêts, bien plus considérables, au maintien de l’économie irlandaise dans son état actuel.

    En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations agricoles, l’Irlande fournit sans cesse un excédent de main-d’œuvre au marché du travail anglais et exerce, de la sorte, une pression sur les salaires dans le sens d’une dégradation des conditions matérielles et intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.

    Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.

    Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente.

    Mais le mal ne s’arrête pas là. Il passe l’Océan. L’antagonisme entre Anglais et Irlandais est la base cachée du conflit entre les États-Unis et l’Angleterre. Il exclut toute coopération franche et sérieuse entre les classes ouvrières de ces deux pays. Il permet aux gouvernements des deux pays de désamorcer les conflits sociaux en agitant la menace de l’autre et, si besoin est, en déclarant la guerre [4].

    Étant la métropole du capital et dominant jusqu’ici le marché mondial, l’Angleterre est pour l’heure le pays le plus important pour la révolution ouvrière ; qui plus est, c’est le seul où les conditions matérielles de cette révolution soient développées jusqu’à un certain degré de maturité. En conséquence, la principale raison d’être de l’Association internationale des travailleurs est de hâter le déclenchement de la révolution sociale en Angleterre. La seule façon d’accélérer ce processus, c’est de rendre l’Irlande indépendante.

    La tâche de l’Internationale est donc en toute occasion de mettre au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande, et de prendre partout ouvertement parti pour l’Irlande. Le Conseil central à Londres doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale.

    Karl Marx

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