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Albert Camus : Chroniques Algériennes

mardi 5 janvier 2010, par Alex

Albert Camus : Chroniques Algériennes (1939 - 1958)

Camus face à la question nationale en Algérie de 1939 à 1958

Y a-t-il une oppression coloniale ? Y a-t-il une nation Algérienne ? La revendication d’indépendance de l ’Algérie est-elle légitime ? Telles sont les questions autour desquelles tournent les articles de Camus réunis par lui en 1958 dans ses Chroniques Algériennes. Il répond oui à la première question, non aux deux autres.

La question nationale est un problème complexe car les questions qu’elle pose et les réponses possibles sont complexes. Lire les discussions entre Lénine et Rosa Luxembourg à ce sujet.

Camus reconnait le problème de l’oppression coloniale et la nécessité de la combattre.
Mais La réponse à une oppression nationale admet deux types de solutions : les solutions réactionnaires, nationalistes ou les réponses internationalistes.
Un humaniste qui n’entrevoit pas ces dernières, ou plutôt qui sent intuitivement leur nécessité, mais ne voit pas les politiques par lesquelles ont peut y arriver, en dehors desquelles on ne fait qu’ouvrir la voie aux nationalistes peut s’égarer dans le marais du nationalisme.
C’est ce qu’on ressent à la lecture des Chroniques Algériennes de Camus. Anticolonialiste sans doute sincère mais qui en vient à se prononcer contre l’indépendance de l’Algérie en 1958.

Quelques résumés :

Dans l’article Misère de la Kabylie, 1939, chapitre L’avenir politique, Camus dénonce la misère, cherche ses racines dans l’économie, démontre qu’il n’y a aucune fatalité. Cette partie est intéressante par les informations très concrètes qu’elle apporte. Il propose ensuite un plan de réformes politiques et économiques tout à fait rationnel, mais à la manière des socialistes utopiques du XIXème siècle qui s’adressaient au pouvoir pour mettre en oeuvre leur plan, il s’adresse à la « Métropole » (les bourgeois éclairés) contre les colons. Il ne voit pas le mur du colonialisme (car l’Etat de la métropole n’est pas neutre, il est au service des colons) contre lequel se briseront forcément tous ces plans. Ce plan semble être d’inspiration anarchiste : démocratie du douar-commune, ces communes se regroupant dans une république fédérative inspirée des principes d’une démocratie vraiment profonde

Dans Lettre à un militant algérien, 1955, date à laquelle la guerre est déjà commencée, où aucun retour en arrière n’aura lieu, Camus, effrayé par la violence, voit les événements en pacifiste, tente de réconcilier les démocrates des deux camps , les renvoie dos-à-dos.

Dans L’Algérie déchirée, 1955 il va plus loin : les opprimés qui luttent en utilisant la violence deviennent des oppresseurs, et il ne faut pas oublier que la France (par son apport de la technique) garde un rôle civilisateur envers des populations inférieure s. C’est sans doute ce genre de citation sur lesquelles s’appuient certains en Algérie pour présenter Camus comme un partisan de l’ « Algérie française ».

Dans Algérie 1958 Camus caractérise d’illégitime la revendication de l’indépendance de l’Algérie, et sous-entend que cette revendication n’est pas celle du « peuple arabe » (il n’emploie jamais l’expression « peuple algérien ») mais de quelques militants « sans culture politique » . Il propose encore un plan qui restaurera la fraternité entre les deux camps (français et arabes).

Quelques citations

Avant-propos, 1958 : averti depuis longtemps des réalités algériennes, je ne puis approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’Occident [=l’URSS].

Misère de la Kabylie, 1939 : Je crois pouvoir affirmer que 50% au moins de la population se nourrissent d’herbes et de racines et attendent pour le reste la charité administrative.(…) le régime du travail en Kabylie est un régime d’esclavage (…) A Fort-National, les propriétaires Kabyles, qui n’ont rien à envier aux colons à cet égard, payent leurs ouvriers 6 à 7 francs (…) l’exploitation seule est la cause des bas salaires. (…) La soif d’apprendre du Kabyle et son goût pour l’étude sont devenus légendaires (…) aujourd’hui un dixième seulement des enfants kabyles en âge de fréquenter l’école peuvent bénéficier de cet enseignement.
Crise en Algérie, 1945 le peuple arabe existe (…) ce peuple n’est pas inférieur, sinon par les conditions de vie où il se trouve, et nous avons des leçons à prendre chez lui, dans la mesure même où il peut en prendre chez nous (…) La crise apparente dont soufre l’Algérie est d’ordre économique (…) la plus grande partie des habitants d’Algérie connaissent la famine (…) la politique française en Algérie est toujours de 20 ans en retard sur la réalité. (… ) Le projet Blum-Violette (…) grand espoir déçu a entrainé une désaffection aussi radicale (…) ce peuple semble avoir perdu sa foi dans la démocratie dont on lui présente une caricature.

Lettre à un militant algérien, 1955 : l’essentiel est de maintenir, si restreinte soit-elle, la place du dialogue encore possible (…) et pour cela il faut que chacun de nous prêche l’apaisement aux siens (…) Si vous autres, démocrates arabes, faillissez à votre tache d’apaisement, notre action à nous, Français libéraux, sera d’avance vouée à l’échec.

L’Algérie déchirée, 1955-1956 : Quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice. (…) Quoi qu’on pense de la civilisation technique, elle seule, malgré ses infirmités, peut donner une vie décente aux pays sous-développés. Et ce n’est pas par l’Orient que l’Orient se sauvera physiquement, mais par l’Occident qui lui-même trouvera alors nourriture dans la civilisation de l’Orient.

L’affaire Maisonseul, 1956 : L’Etat peut être légal mais il n’est légitime que lorsque, à la tête de la nation, il reste l’arbitre qui garantit la justice et ajuste l’intérêt général aux libertés particulières. (…) nous devons rappeler au gouvernement ses responsabilités.
Algérie 1958 Ce qu’il y a de légitime dans la revendication arabe.
Elle a raison et tous les français le savent, de dénoncer et de refuser :

Le colonialisme et ses abus ;
les élections truquées ;
L’injustice évidente de la répartition agraire et de la distribution du revenu

Ce qu’il y d’illégitime dans la revendication arabe :

Le désir de retrouver une vie digne et libre, la perte totale de confiance dans toute solution politique garantie par la France, le romantisme aussi, propre à des insurgés très jeunes et sans culture politique, ont conduit certains combattants et leur état-major à réclamer l’indépendance nationale. (…) Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. (…)

Messages

  • En 1939, Camus publie, dans divers journaux, des articles dénonçant la politique de répression contre les nationalistes algériens et l’étouffement de toutes les revendications du PPA (Parti du peuple algérien) ; un historien comme Charles-Robert Ageron en parle comme d’« une voix où la générosité s’alliait à l’intelligence politique ».
    Mais ce qui a le plus grand retentissement, c’est la série d’articles qu’il publie en juin 1939 dans Alger républicain sous le titre « Misère de la Kabylie » : onze longs articles, fruit d’une enquête de terrain, qui montrent précisément cette misère, dénoncent le système colonial qui la produit et reconnaissent la justesse des revendications d’une « vie plus indépendante et plus consciente » et des initiatives prises en ce sens par les indigènes. Camus y dit nettement sa honte de ce que la France a fait – et surtout n’a pas fait.
    En mai 1945, à la suite des émeutes dans le Constantinois, Camus enquête sur place et publie dans Combat six articles où, contrairement à la majeure partie de la presse française, il dénonce la violence de la répression et affirme la fin inéluctable des « impérialismes occidentaux ». Il prend la défense des nationalistes algériens, modérés comme Fehrat Abbas, ou plus radicaux comme Messali Hadj. « C’est la justice qui sauvera l’Algérie de la haine », conclut-il, mais en vain : ce qui deviendra la guerre d’Algérie est déjà commencé. (…)
    endant toute cette période, Camus reste en lien avec des militants algériens, en France et en Algérie – même quand ils ne partagent pas ses positions, comme c’est le cas avec Feraoun. Il soutient les initiatives de ceux qui, comme Kessous, plaident pour une « communauté algérienne ». Par ailleurs, des témoignages concordants (Germaine Tillion, Jean Daniel) révèlent qu’à de nombreuses reprises, il intervient directement à l’Elysée pour obtenir la grâce d’indépendantistes condamnés à mort. (…)
    Il ne plaide pas pour le maintien du système colonial mais pour une coexistence pacifiée des deux communautés sur la terre d’Algérie, dans une justice instaurée par la redistribution des terres – rêve figuré au premier chapitre du roman par la naissance de l’enfant sous le signe de l’harmonie raciale : sa mère européenne est aidée dans son accouchement par une femme arabe, tandis qu’au dehors son père européen s’abrite de la pluie sous le même sac qu’un vieil Arabe. La littérature peut dire ce qu’une parole directe ne peut plus faire entendre.
    (…) Même sans prendre le parti de l’indépendance de l’Algérie, il a été fermement anticolonialiste ; et il a rêvé que le mouvement historique de décolonisation puisse revêtir des formes non-violentes. Il a pressenti les dangers d’un pouvoir aux mains du FLN ; l’histoire de l’Algérie après l’indépendance a confirmé quelques-unes de ses pires craintes. Il a ardemment espéré la coexistence de deux peuples sur une même terre ; c’est une utopie plus actuelle que jamais, une utopie qui trouve parfois sa réalisation.

    Agnès Spiquel

  • On connait les limites du point de vue de Camus : il ne voit pas une révolution et veut examiner les situations sous l’angle simplement humain. A propos de la révolte de 1945, quand toute la gauche au pouvoir dénonce les nationalistes et les traite de fascistes, y compris le PCF, il écrit :

    « [...] Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe existe. Je veux dire par là qu’il n’est pas cette foule anonyme et misérable où l’Occident ne voit rien à respecter ni à défendre. Il s’agit au contraire d’un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu’on veuille l’approcher sans préjugés, sont parmi les premières Ce peuple n’est pas inférieur, sinon par la condition de vie où il se trouve, et nous avons des leçons à prendre chez lui, dans la mesure même où il peut en prendre chez nous. Trop de Français, en Algérie ou ailleurs, l’imaginent par exemple comme une masse amorphe que rien n’intéresse. (...) Tout ceci, en tout cas, doit nous apprendre à ne rien préjuger en ce qui concerne l’Algérie et à nous garder des formules toutes faites. (...) » »(1)

    Pour Camus les massacres de 1945 sont un simple ras-le-bol social et économique et il apporte ce faisant, des remèdes superficiels : « L’Algérie de 1945 est plongée dans une crise économique et politique qu’elle a toujours connue, mais qui n’avait jamais atteint ce degré d’acuité. Dans cet admirable pays qu’un printemps sans égal couvre en ce moment de ses fleurs et de sa lumière, des hommes souffrent de faim et demandent la justice. Ce sont des souffrances qui ne peuvent nous laisser indifférents, puisque nous les avons connues. Au lieu d’y répondre par des condamnations, essayons plutôt d’en comprendre les raisons et de faire jouer à leur propos les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes. (..)Un peuple qui ne marchande pas son sang dans les circonstances actuelles est fondé à penser qu’on ne doit pas lui marchander son pain. [...] Les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français d’Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d’hostilité. (...) Tout ce que nous pouvons faire pour la vérité, française et humaine, nous avons à le faire contre la haine. A tout prix, il faut apaiser ces peuples déchirés et tourmentés par de trop longues souffrances. Pour nous, du moins, tâchons de ne rien ajouter aux rancoeurs algériennes. »

  • Albert Camus

    << Je crois, pour ma part, que l’idée de révolution ne retrouvera sa grandeur et son efficacité qu’à partir du moment où elle mettra au centre de son élan la passion irréductible de la liberté. >>
    | Source : L’Homme révolté

  • Mouloud Feraoun :

    « Camus se refuse à admettre que l’Algérie soit indépendante »

    « Roblès a évoqué devant moi tous ces attentats ; il les trouve odieux, inadmissibles et estime que leurs auteurs n’ont droit à aucune pitié [4]. Il revient de Paris où il a vu longuement Camus. Camus se refuse à admettre que l’Algérie soit indépendante et qu’il soit obligé d’y rentrer chaque fois avec un passeport d’étranger, lui qui est Algérien et rien d’autre. Il croit que le FLN est fasciste [5] et que l’avenir de son pays entre les mains du FLN est proprement impensable. Je comprends fort bien l’un et l’autre mais je voudrais qu’ils me comprennent aussi. Qu’ils nous comprennent, nous qui sommes si près d’eux et à la fois si différents, qu’ils se mettent à notre place. Ceux qui m’ont parlé en langage clair la semaine dernière m’ont dit que je n’étais pas Français. Ceux qui sont chargés de veiller à la souveraineté de la France, dans ce pays, m’ont toujours traité en ennemi, depuis le début des événements. Tout en me traitant en ennemi, ils voudraient que j’agisse en bon patriote français, même pas : ils voudraient que je les serve tel que je suis. Simplement par reconnaissance, vu que la France a fait de moi un instituteur, un directeur de cours complémentaire, un écrivain, vu qu’elle me verse une grosse mensualité qui me permet d’élever une famille nombreuse. Simplement on me demande de payer une dette comme si tout ce que je fais ne méritait pas salaire, comme si cette école avait été construite pour mon plaisir et remplie d’élèves pour me distraire, comme si mon « instruction » était un cadeau généreux qui ne m’a coûté que la peine de tendre la main pour le cueillir, comme si ce talent d’écrivain dont je suis un peu infatué était un autre cadeau, involontaire cette fois, mais non moins généreux, destiné de toute évidence à défendre la cause de la France au détriment des miens qui ont peut-être tort mais qui meurent et souffrent dans le mépris ou l’indifférence des nations policées. Simplement on me demande de mourir en traître moyennant quoi j’aurai payé ma dette.

    « J’ai dit tout cela à Roblès qui n’a rien trouvé à répondre, qui était aussi malheureux que moi et qui admet, lui, ce que les autres refusent. J’aimerais dire à Camus qu’il est aussi Algérien que moi et tous les Algériens sont fiers de lui, mais aussi qu’il fut un temps, pas très lointain, où l’Algérien musulman, pour aller en France, avait besoin d’un passeport. C’est vrai que l’Algérien musulman, lui, ne s’est jamais considéré comme Français. Il n’avait pas d’illusions. »

    Mouloud Feraoun

    Journal, 18 février 1957 [6]

  • « "Il faut choisir son camp" crient les repus de la haine. Ah ! Je l’ai choisi ! J’ai choisi mon pays. J’ai choisi l’Algérie de la justice, où Français et Arabes s’associeront librement ! Et je souhaite que les militants arabes, pour préserver la justice de leur cause, choisissent aussi de condamner les massacres des civils, comme les Français, pour sauver leurs droits et leur avenir, doivent condamner ouvertement les massacres répressifs. »

    Albert Camus - Actuelles III – Chroniques algériennes, rééd. Gallimard, « Folio essais », 2002

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