Un article de 1993
"L’accord de Governor’s Island permettra peut-être à Aristide de retourner au Palais National. Même cela n’est pas une certitude absolue : d’ici le 30 octobre, l’état-major a le temps de renier la signature de Cédras. Et s’il la respecte, parce que c’est l’ordre des États-Unis et parce que cela correspond aux intérêts bien compris de l’armée et des privilégiés haïtiens eux-mêmes, il pourrait toujours se trouver parmi les brutes en uniforme un militaire assez stupide pour se croire investi de la mission d’empêcher, par la violence, le retour d’Aristide.[…]
Le retour d’Aristide […] voilà la concession que l’état-major a consentie […].
C’est d’ailleurs la seule concession. Pour le reste, c’est Aristide qui a été amené à céder sur à peu près tout. La presse américaine a rapporté que, jusqu’au dernier moment, Aristide a hésité à signer l’accord, tant on lui demandait d’avaler des couleuvres. Mais au dernier moment, il a fini par céder. Pour sauver l’honneur, il a refusé de rencontrer personnellement Cédras. Mais il faudra bien, à son retour, qu’il rencontre et côtoie tous les jours, sinon Cédras, du moins les autres membres de l’état-major, tout aussi responsables du putsch du 30 septembre. Soit dit en passant, les lavalassiens [1] présentent comme le signe du pouvoir futur d’Aristide, le fait qu’il lui appartiendra de nommer le futur commandant en chef. C’est une énormité après ce qui s’est passé le 30 septembre 1991, sous la responsabilité de Cédras qui avait, déjà, été nommé par Aristide. Mais en outre, Aristide devra nommer le nouveau commandant en chef parmi les généraux du haut commandement, et il n’y en a que quatre, tous autant responsables les uns que les autres dans l’établissement et le maintien de la dictature militaire : Biambi, Duperval, Max Mayard et Cédras lui-même.
Sur la question la plus importante, Aristide avait déjà cédé depuis très longtemps, bien avant les négociations de Governor’s Island, en amnistiant l’armée dans son ensemble de son coup d’État. Il s’est seulement accroché, pendant des mois, à l’idée d’expulser Cédras de l’armée et même du pays. C’était déjà absoudre les responsables civils et militaires du 30 septembre, car ce n’est tout de même pas Cédras tout seul, ni même flanqué du colonel François, qui a massacré de ses mains les trois mille victimes de la répression. Mais au dernier moment, on lui a même fait accepter que Cédras lui-même ne soit pas démis de ses fonctions, mais qu’il « fasse valoir son droit à la retraite ». L’armée a donc refusé de fournir même un seul bouc émissaire issu de ses rangs. Non, au contraire, ses chefs affirment fièrement qu’ils avaient raison de faire le putsch, apportant ainsi, pour reprendre l’expression cynique récente de Cédras, une « correction démocratique » au régime d’Aristide. En signant l’accord de Governor’s Island, non seulement Aristide absout donc l’armée du putsch du passé, mais il lui donne, implicitement, le droit d’apporter dans le futur ce genre de « correction démocratique » au fonctionnement du système politique.
Non seulement donc l’armée sera là après le 30 octobre, avec le même état-major, avec la même hiérarchie, avec les mêmes chiens enragés, et donc en position de renverser Aristide le jour et l’heure où elle le choisira, mais elle pourra le faire avec le blanc-seing tacite qu’Aristide vient de lui délivrer. En outre, la menace du putsch servira de justification y compris aux dirigeants lavalassiens pour s’opposer à toutes revendications voire pour désavouer même des manifestations en faveur d’Aristide. « Pas de provocations » pour ne pas donner des prétextes aux putschistes. Voilà au nom de quoi on fera taire les oppositions. Sans même avoir à intervenir, l’état-major pèsera en permanence sur la vie politique. Ce qui ne l’empêchera pas, pour autant qu’Aristide se déconsidère, d’intervenir quand même.[…]
Dès aujourd’hui, on fait cependant mine de reconnaître Aristide pour chef d’État. C’est lui qui nommera officiellement le futur Premier ministre que les conseillers américains ont sans aucun doute déjà choisi pour lui. Ce Premier ministre devra cependant être accepté par le Parlement.
Il y a évidemment un côté surréaliste dans le pouvoir théoriquement reconnu à cette collection de paillassons sur lesquels tous les militaires se sont essuyé les pieds et qui s’appellent Parlement et Sénat. Et passons sur le ridicule de tous ces gens, frétillant, se prenant au sérieux devant le rôle qu’on leur attribue. Ils ont cependant une fonction. En faisant mine d’augmenter le rôle du Parlement, on diminue celui du président de la République.
On a vu avec quelle facilité l’armée avait congédié Aristide il y a deux ans, alors pourtant qu’il bénéficiait de l’autorité du président le mieux élu de toute l’histoire d’Haïti et qu’on l’accusait de concentrer trop de pouvoir entre ses mains, notamment par rapport au Parlement. Eh bien, cette fois, même officiellement, il n’aura qu’un rôle restreint. C’est le Premier ministre qui gouvernera. C’est le Parlement qui contrôlera le Premier ministre. Et bien entendu, c’est toujours l’armée qui surveillera tout ce beau monde, sous la tutelle des États-Unis. Et Aristide ne sera plus le « président élu », mais le président « réhabilité », ramené par la grâce des États-Unis, comme se plaisent à le rappeler déjà, avec insistance, les publications conservatrices genre Haïti Observateur.
Cela ne fait rien, Aristide est désormais, de nouveau, le président. Il faudra désormais sa signature sur les actes officiels. On lui a même donné la permission de s’exprimer sur les ondes nationales. Oh, avec des précautions, pour ne pas vexer les militaires ou les macoutes : Aristide a dû faire sa première déclaration depuis la signature de l’accord de Governor’s Island à une radio américaine. Mais les ondes nationales ont consenti à reproduire son discours. Il est vrai qu’il n’était nullement agressif à l’endroit des militaires putschistes. Au contraire, il s’est adressé à l’armée pour dire qu’il revient « aux actuels responsables de l’institution militaire de garantir la sécurité de tous ». Appel entendu : le soir même de l’appel les militaires ont matraqué, au nom du maintien de l’ordre, les militants et les sympathisants lavalassiens qui manifestaient à Cité Soleil en brandissant des portraits d’Aristide. […] Pourquoi les États-Unis ont-ils patronné le retour d’Aristide ?
Bien que l’accélération des négociations pour le retour d’Aristide durant les toutes dernières semaines soit de toute évidence le résultat d’une pression accrue des dirigeants des États-Unis, pour nombre de pauvres, c’est quand même leur victoire.
Il y a quelque chose de vrai dans ce sentiment des masses pauvres. C’est bien en dernier ressort la crainte des masses pauvres et de leurs révoltes, tant en Haïti même que, plus généralement, dans cette région explosive que sont les Caraïbes et l’Amérique centrale, qui rend Aristide utile à l’impérialisme américain (comme leur est utile un Juan Bosch en Dominicanie) [2]. Mais en dernier ressort seulement car si, concrètement, les Américains ont accéléré le mouvement pour le retour d’Aristide, c’est justement parce que les masses sont démobilisées et que le retour d’Aristide ne sera ressenti comme une victoire que passivement et surtout pas comme un encouragement dangereux pour se mettre dans la lutte. D’ailleurs, c’est une des raisons pour lesquelles les puissances impérialistes qui, depuis le début, traitent Aristide en chef d’État ne se sont cependant pas pressées pour faire pression sur les militaires pour qu’ils acceptent son retour ; une des raisons, aussi pour ajouter, même maintenant, un délai d’attente supplémentaire jusqu’au 30 octobre, est que les dirigeants impérialistes veulent que cela se fasse progressivement, que les masses ne sortent pas de leur apathie.
Car si le choix de ramener Aristide est fait par les Américains depuis le lendemain du coup d’État, ce n’est évidemment pas pour respecter les sentiments et les intérêts des masses pauvres mais pour les tromper et les démobiliser et éviter le danger que représentent ces centaines de milliers de pauvres d’Haïti tenaillés par la faim, vivant dans des conditions infrahumaines et en plus terrorisés par une dictature militaire sanguinaire qui se durcit de jour en jour.
Aristide vit encore dans le coeur de ces masses pauvres de la population en dépit de tout. En patronnant son retour, les États-Unis essayent de récupérer son crédit pour le compte du maintien de l’ordre et de la stabilité en Haïti.
Voilà pourquoi ils ont mis leur poids dans la balance pour convaincre l’armée d’accepter le retour. Le blocus décrété par l’ONU est aussi un moyen de pression. Si certains secteurs de la bourgeoisie en profitent, d’autres en souffrent. La crise politico-militaire engendrée par le coup du 30 septembre est préjudiciable aux affaires. Ce n’est pas pour rien que la réunion des partis pour donner à la solution dictée des États-Unis une couverture parlementaire, sera suivie par une réunion des hommes d’affaires, haïtiens comme américains, et des représentants du FMI autour d’Aristide. Haïti les intéresse, en effet surtout pour les bas salaires. Mais pour que les affaires marchent, il faut de l’ordre. Et il faut la paix sociale : voilà ce qu’ils demandent à Aristide de garantir. L’extrême droite macoutique et les nationalistes dits progressistes contre l’ingérence américaine
Une mission civile et bientôt une force de police internationale seront censées garantir le bon déroulement de la période de transition.
La mission civile est déjà là. Ses membres ne s’occupent pas exclusivement à se prélasser autour des piscines des grands hôtels où ils sont logés. Radio Métropole a rapporté qu’elle a organisé, dans plusieurs villes de province, des réunions regroupant des chefs de sections et les officiers ou sous-officiers commandant les postes militaires locaux, pour les convaincre de la nécessité de la démocratie. A la fin de ces réunions, à Hinche notamment, ils ont distribué le texte de la Déclaration des droits de l’Homme aux militaires présents. Ces derniers ont dû apprécier à sa juste valeur cet effort pédagogique méritoire. La mission a été un peu moins brillante devant Saint-Jean Bosco [3] ou à la Cité Soleil où, bien que dûment convoqués par les responsables lavalassiens, les observateurs internationaux ont dû se contenter d’observer les militaires en train de matraquer les manifestants, en se faisant eux-mêmes copieusement injurier au passage.
Quant à la mission militaire, elle n’est pas encore là. Les signataires et les protecteurs de Governor’s Island sont fort discrets à ce sujet. Il s’agirait d’un millier de militaires, de pays latino-américains ou alors de pays francophones peut-être, destinés officiellement à garantir que la transition se fait.
Cette présence militaire découragerait-elle les éventuelles tentatives de putsch de la part des secteurs macoutiques les plus bornés ? Peut-être, mais cela n’est pas sûr. Elle est au moins autant destinée à démobiliser les masses pauvres, ne serait-ce qu’en accréditant l’argument : ce n’est pas la peine de bouger pour protéger le retour d’Aristide, il y a des troupes pour cela.
En attendant cependant, la présence éventuelle de ces troupes étrangères est le prétexte invoqué par les milieux macoutiques, pour habiller leur hostilité congénitale au retour d’Aristide des défroques du nationalisme outragé. La chose n’est pas nouvelle. Les militaires putschistes, l’extrême droite macoutique, comme les trafiquants de drogue, font depuis deux ans large usage de la démagogie nationaliste ou noiriste pour contester à quiconque le droit de s’ingérer contre leur liberté de trafiquer et d’assassiner chez soi. Tout cela ne les empêche pas, bien entendu, de déposer leur argent volé chez cette puissance impérialiste dont ils font mine de contester les ingérences, ni de pleurnicher pour être reconnus par elle.
La dénonciation de l’intervention étrangère est cependant également la raison invoquée par certains nationalistes dits progressistes, style Ben Dupuy et plus généralement la mouvance Haïti Progrès, pour prendre leurs distances à l’égard d’Aristide.
Les classes pauvres ne doivent certainement pas voir dans ces troupes étrangères des amis, et encore moins des protecteurs, même si elles sont envoyées officiellement pour protéger le retour d’Aristide. Ces troupes, instruments de la politique des États-Unis, sont tout autant les ennemis des masses pauvres que l’armée haïtienne.
Mais il ne faut pas que l’anti-impérialisme verbal des gens comme Ben Dupuy fasse oublier que ces gens-là n’ont nullement protesté et encore moins démissionné, lorsque Aristide encore au Palais National, prônait le mariage armée-peuple. Ces coteries nationalistes-progressistes sont tout aussi responsables que les lavalassiens les plus modérés dans la politique funeste qui a désarmé les classes pauvres face à l’armée. Et même aujourd’hui, en rompant avec Aristide sur la question de l’anti-impérialisme verbal, ces gens-là continuent à tromper les classes pauvres, en dissimulant la responsabilité dans la répression de l’appareil d’État national, de l’armée nationale. C’est d’ailleurs précisément en cela que même leur prétendu anti-américanisme, même leur prétendu anti-impérialisme, auxquels se limite leur identité politique de progressiste, est complètement bidon. Depuis que les troupes d’occupation américaines ont été retirées de ce pays, depuis bientôt soixante ans, c’est bien « notre » appareil d’État national, c’est bien « notre » armée, « notre » classe politique, qui sont les principaux instruments de l’impérialisme.
Voilà pourquoi, les travailleurs, les djobeurs, les chômeurs, les pauvres des campagnes, les prolétaires n’ont rien à attendre, ni des protagonistes de l’accord de Governor’s Island, ni de ses adversaires les plus bruyants […]
Voix des Travailleurs, le 15 juillet 1993"
***
Depuis que ce texte a été écrit, le processus imposé par les États-Unis s’est mis en marche. Un processus de démocratisation ?
Même pas côté jardin !
Oh, les acteurs prévus dans le scénario de la « démocratisation » ont joué leur rôle. Aristide pour commencer, qui inaugura sa fonction de « président restauré » en honorant de sa présence cette rencontre d’hommes d’affaires, organisée à Miami, où se retrouvèrent des capitalistes américains intéressés dans la sous-traitance en Haïti et les représentants des grandes dynasties bourgeoises haïtiennes, comme Mews ou Bigio, fiers d’avoir financé le coup d’État, ou encore Brandt, le « Rockefeller d’Haïti » selon le Miami Herald, qui aurait impulsé une collecte parmi les grands patrons pour aider le gouvernement putschiste à payer la solde des soldats. L’apothéose de la rencontre aura été l’accolade donnée par Aristide au président de la Chambre de Commerce d’Haïti, représentant de tout ce beau monde. Les mêmes milieux d’affaires n’ont eu aucun mal à accepter que Aristide désigne, comme candidat au poste de Premier ministre, le patron d’une des grandes imprimeries d’Haïti, Robert Malval.
La procédure constitutionnelle a été scrupuleusement respectée. Le Sénat, puis le Parlement ont débattu de la candidature Malval, avec force motions et contre-motions. Malval se paya le luxe de donner une coloration vaguement « de gauche » à son gouvernement, en y incluant quelques ex-ministres ou ex-hauts fonctionnaires du gouvernement « lavalas » renversé par l’armée ; en donnant le ministère de l’Éducation nationale au leader en titre du KONAKOM, formation qui passe pour « socialiste » ; et en prenant pour ministre des Affaires sociales un proche de Théodore, ex-secrétaire général de l’ex-PC.
Dans son discours d’investiture, Malval a prêché « l’union nationale », « l’oubli du passé », le « dialogue entre tous », avant de faire appel « à tous les exilés sans exception pour retourner au pays ».
L’appel fut entendu. Les généraux Namphy et Avril, les deux dictateurs militaires de la période post-Duvalier, en exil même sous la dictature militaire de Cédras, sont rentrés au pays. Frank Romain, un des principaux dignitaires du régime de Duvalier, aussi. Mme Simone Duvalier, femme de François et mère de Jean-Claude, est en partance pour Haïti. Et des rumeurs courent sur l’éventualité d’un retour de Jean-Claude Duvalier lui-même. Ainsi, il se pourrait que l’ex-dictateur déchu en 1986 soit de retour en Haïti avant même qu’Aristide, président en titre, puisse y remettre les pieds.
Même côté jardin, la « démocratisation » profite donc surtout à l’extrême droite macoutique. Cela a suffi cependant pour que, aussitôt Malval investi, les États-Unis considèrent que la démocratie est en marche, lèvent l’embargo, débloquent les comptes dans des banques américaines des responsables les plus notoires du putsch.
Côté cour, cette toute nouvelle démocratie des Caraïbes ressemble comme deux gouttes d’eau à la dictature militaire. Pendant la cérémonie d’investiture même de Malval, Premier ministre désigné par Aristide, les militaires matraquaient les quelques dizaines de jeunes venus près des grilles du Palais National, acclamer Aristide. Et les quelques militants lavalassiens, assez naïfs pour prendre pour argent comptant l’appel lancé par Malval pour le « retour des exilés » et qui décidèrent de quitter un exil intérieur pour rentrer dans leur ville ou village, ont été en général cueillis à leur arrivée, battus, arrêtés, et parfois torturés par les autorités officielles, censées désormais obéir à Malval et à Aristide.
La « grande démocratie » américaine est toute prête à se faire une raison devant ces imperfections du processus démocratique... Des « démocraties » de cet acabit, il y en a bien d’autres dans ce bas monde. Elle peut être cependant plus gênée par l’activisme provocant de tous ceux qui, accord de Governor’s Island ou pas, signature de Cédras ou pas, ne veulent pas le retour d’Aristide, pas plus qu’ils ne veulent que l’on touche à leurs petits ou grands privilèges, à leurs postes, à leurs trafics.
Les « attachés » - sortes d’auxiliaires civils de l’armée - viennent par deux fois d’exprimer, de façon provocante, non dissimulable, leur hostilité au processus en cours. La première fois en assassinant plusieurs partisans d’Evans Paul, le maire légal de Port-au-Prince, à l’occasion de sa tentative de réinstallation en sa mairie. La deuxième fois, en intervenant, les armes à la main, contre la commémoration pacifique du massacre de l’église Saint-Jean Bosco, perpétré au temps de la dictature de Namphy. Isméry, grand commerçant libéral proche d’Aristide, a été tué de plusieurs balles tirées à bout portant, et cinq autres personnes présentes assassinées à coups de machette, avant que les assassins repartent tranquillement. Tout cela, devant les observateurs de l’ONU qui ont, en effet, observé...
Il ne s’agit pas de réactions isolées de quelques crapules d’extrême droite. Une partie de la couche privilégiée, à commencer par la hiérarchie militaire, tire trop de profits de la contrebande, du racket et du trafic de drogue, pour seulement courir le risque d’en être écartée.
Les États-Unis finiront-ils par intervenir, directement ou sous l’égide de l’ONU ou de l’Organisation des États américains ?
Se contenteront-ils de repousser la date du retour d’Aristide, jusqu’à ce que le président légal, exerçant ses prérogatives fictives de son émigration, finisse par arriver au terme de son mandat ?
Devant le refus manifeste d’une partie de l’armée et de l’extrême droite macoutique d’accepter le retour d’Aristide, les dirigeants américains parlent avec de plus en plus d’insistance d’une « nouvelle police », encadrée par des spécialistes d’une force d’intervention internationale.
L’armée haïtienne est une armée faible en nombre, peu disciplinée, avec une hiérarchie corrompue jusqu’à la moelle, largement liée au trafic de la drogue. Mais elle est la seule face aux masses pauvres - avec, il est vrai, le soutien des troupes auxiliaires des « chefs de section », des « attachés », les milices privées des grandons [4] et l’extrême droite macoutique. Voilà pourquoi, malgré tous les discours sur la « démocratisation », les États-Unis ménagent l’armée haïtienne, comme celle-ci protège l’extrême droite macoutique - bien qu’ils voudraient profiter du prétexte de la protection d’Aristide pour l’encadrer, la moderniser et la rendre un peu plus fiable.
Les masses pauvres d’Haïti ne peuvent espérer même seulement le droit à quelques libertés démocratiques sans que l’armée et ses auxiliaires soient balayés. A certains moments au cours des sept dernières années - dans les mois qui suivirent la chute de Duvalier, comme plus tard, juste avant l’accession d’Aristide à la présidence, lorsqu’une mobilisation spontanée violente des quartiers pauvres fit échouer une première tentative de coup d’État - ces masses se sont heurtées à l’armée et l’ont fait reculer. Mais toutes les formations auxquelles elles faisaient confiance étaient liguées pour dévier leur colère, pour les empêcher de prendre conscience.
Les quartiers pauvres, trompés, trahis avant d’être saignés, semblent aujourd’hui démoralisés, résignés, sans perspective si ce n’est celle d’espérer, quand même, qu’au moins Aristide revienne, sans beaucoup en attendre. Personne ne peut prédire quand, comment et à quel rythme les masses pauvres reprendront confiance en elles-mêmes. C’est leur éveil qui avait mis fin à la dictature de Duvalier et qui avait assuré, pendant quelques mois, un climat de relative liberté démocratique. C’est leur éveil qui pourrait, de nouveau, changer le rapport des forces et sûrement pas la « démocratisation » patronnée par les États-Unis.
[1] Lavalassien : partisan d’Aristide. L’expression vient du mot créole « lavalasse », qui désigne la crue brutale d’une rivière, emportant tout sur son passage. Un des slogans d’Aristide pendant sa campagne était d’en appeler à une « lavalasse » de vote en sa faveur.
[2] Saint-Domingue.
[3] Église proche du quartier pauvre de Cité Soleil où avait officié Aristide. Aujourd’hui à moitié brûlée par un incendie volontaire, elle fut le lieu de plusieurs massacres perpétrés par des macoutes.
[4] Grandon : propriétaire terrien ou puissant notable des campagnes.
Haïti après le débarquement américain
Aristide, dans une cage de verre blindé sur le perron du Palais national, entouré de dignitaires de l’armée et de l’État, devant Warren Christopher, secrétaire d’État américain, et une brochette de diplomates, pendant que le petit peuple était à l’extérieur, séparé de la scène par les grilles du jardin présidentiel : cette image retransmise par toutes les télévisions du monde symbolise plus que tout discours le contenu politique du retour d’Aristide.
Même la cage de verre installée sous prétexte d’éviter à Aristide un attentat apparaissait surtout comme une démonstration destinée à souligner que le prêtre-président devait être protégé et que sans la protection de l’armée américaine, il n’est rien.
Aristide n’a pas été avare de remerciements à qui de droit. Il a fait les gestes politiques que les dirigeants américains attendaient de lui. Dès sa descente de l’avion américain qui le ramenait, ceint de son écharpe présidentielle, il a donné une accolade chaleureuse à Duperval, nouveau chef de l’armée, numéro trois dans la hiérarchie sous la dictature, juste derrière Cédras et Biamby. Accolades chaleureuses également au président du Sénat et au président de la Chambre des députés, ce dernier pourtant un ex-macoute notoire, et tous les deux des marionnettes de Cédras au parlement !
Et puis, déposé en hélicoptère au Palais national, Aristide a fait son premier discours sur la terre haïtienne, après trois ans d’exil forcé. Un discours de réconciliation, c’est-à-dire un discours appelant la population pauvre à oublier les milliers de morts du coup d’État, à oublier trois ans de régime de terreur, à tendre la main à ceux qui l’ont humiliée, torturée.
Cette fois, Aristide ne s’est pas contenté de métaphores, bien qu’il en ait servi quelques-unes du genre : « Nous continuerons à couler le café de la réconciliation dans le filtre de la justice pour qu’il n’y ait ni marque de violence, ni marque de vengeance ». Pour mettre les points sur les i, il a ajouté : « Si vous voyez un attaché - NDLR : ces auxiliaires civils de l’armée chargés d’espionner et de terroriser la population - avec son arme tomber entre vos mains, remettez-le aux militaires qui rétablissent la sécurité. Chaque jour, marchez avec les militaires haïtiens qui veulent la paix, et avec les militaires américains qui vous fournissent la sécurité à gogo, et avec les forces multinationales qui donnent la sécurité ‘gratis ti chéri’ ».
Ce discours de réconciliation ne s’adressait évidemment pas à la bourgeoisie qui continue à vouer une haine féroce à Aristide. Cette haine n’a pas pour objet l’instrument politique des Américains qu’il est devenu. Non, la haine inextinguible de la bourgeoisie s’adresse toujours à l’espoir qu’Aristide continue d’incarner malgré tout dans la majorité de la population pauvre !
Cette majorité pauvre de la population haïtienne croyait que le retour d’Aristide représentait l’espoir d’un peu de justice, au moins l’espoir que les massacreurs devraient rendre des comptes. Eh bien, Aristide a été chargé par les Américains de tuer même cet espoir-là ! Comme le répètent les dirigeants américains, Aristide et tout le personnel politique lavalassien, revenu avec le prêtre-président pour retrouver quelques postes et prébendes : c’est à la police d’assurer l’ordre et c’est à la justice de rendre la justice.
Il ne s’agit pas seulement de mots. Les télévisions du monde entier ont largement montré des images d’arrestations de quelques attachés par l’armée américaine. Mais les télévisions n’étaient plus là lorsque les attachés ont été remis par les Américains à la police. C’est bien à la police d’assurer l’ordre ! Mais la police en Haïti, c’est l’armée. Elle en est même une des composantes les plus sinistres, dirigée qu’elle était par le colonel François, véritable âme du putsch de septembre 1991 et patron du corps des attachés. Remettre les attachés à la police, c’est leur assurer la protection d’abord, puis la liberté.
Mais il est vrai que les troupes américaines n’ont aucune raison d’inquiéter plus que cela les attachés ou les nervis du FRAPH, milice d’extrême droite patronnée également par l’armée, puisque le chef du FRAPH, Constant, n’est nullement inquiété et demeure un personnage public.
Le désarmement des attachés, des macoutes, des membres des milices privées que les Américains prétendent réaliser, n’est qu’une vaste fumisterie. L’armée américaine n’aurait évidemment pas besoin de l’opération « rachats d’armes », aussi ridicule qu’inefficace. Au quartier général de la police, occupé par les troupes américaines, il y a le fichier de tous les attachés : nom, photo, adresse, numéro du port d’arme délivré. Il suffirait de s’en servir. Mais il n’en est pas question. Les États-Unis savent qu’eux-mêmes ou la bourgeoisie locale pourront avoir besoin de ces gens-là contre la population. On les laisse donc armés et prêts à servir. Certains d’entre eux continuent d’ailleurs à agir : plusieurs assassinats ont eu lieu à la cité Soleil depuis le retour d’Aristide. Et si la plupart des attachés, des macoutes ou des membres du FRAPH se font, malgré tout, petits et s’ils se cachent, c’est qu’ils ne sont pas sûrs, malgré les promesses d’Aristide et la présence de l’armée américaine, que la population de leur quartier ne leur fasse pas un sort.
Et, derrière ces milices d’extrême droite, plus ou moins désorganisées, il y a l’armée elle-même.
Elle est désorganisée également, en partie en raison des mêmes craintes vis-à-vis de la population que les attachés. Dans certaines villes de province, les casernes sont vides et leurs occupants se sont volatilisés. Malgré la volonté affichée de leurs chefs de laisser les tâches de police aux corps de répression haïtiens, les troupes américaines sont contraintes, dans maints endroits, d’assumer ces tâches. Malgré les inconvénients de la chose, les États-Unis ne veulent pas laisser s’installer un vide de pouvoir. Voilà pourquoi, la mise en place d’une police est un des objectifs prioritaires des occupants. En attendant, les troupes américaines chercheront à se débarrasser de cette tâche sur leurs auxiliaires de la « force multinationale ».
L’organisation d’une police indépendante de l’armée soulève la question de la restructuration de celle-ci. Mais il est de plus en plus question de garder l’ancienne hiérarchie militaire, quitte à faire appel à des générations plus jeunes. L’absolution de l’armée telle qu’elle est - c’est-à-dire telle qu’elle a exécuté le putsch et exercé la dictature - à laquelle Aristide donne sa bénédiction, prépare ce choix. Comme le prépare l’hommage rendu par Evans Paul - maire de Port-au-Prince, prototype du politicien arriviste lavalassien, ex-maoïste devenu la coqueluche de la bourgeoisie, démagogue soutenu par les Américains - aux « capitaines légitimistes » qui, paraît-il, lui ont apporté leur protection sous la dictature.
Les États-Unis ont annoncé que cette réorganisation de l’armée implique une réduction de ses effectifs. Une bonne partie de la première ligne de crédit débloquée par les États-Unis « pour aider Haïti » serait consacrée à cette opération. Elle serait plus précisément destinée à assurer la paie des militaires qui le resteraient, et à financer la reconversion de ceux dont l’armée n’aura plus besoin. Voilà la seule catégorie de futurs chômeurs dont l’avenir est d’ores et déjà garanti, dans ce pays où quelque 80 % de la population urbaine est au chômage.
Pour l’instant cependant le principal changement, pour ainsi dire le seul, à l’intérieur de l’armée a été le départ du trio Cédras-Biamby-François. Mais s’ils n’ont pas obtenu le droit de rester, du moins dans l’immédiat car cela eût été trop provocant, les « exilés » de cette vague-là ne sont certainement pas à plaindre.
Cédras, par exemple, a accepté de quitter Haïti pour Panama. Sa fortune est estimée à quelque chose comme 100 millions de dollars, volée pour une large part pendant les années de dictature, complétée par les à-côtés du trafic de drogue ! Détail par rapport à cette somme, mais qui en dit long sur la façon dont les affaires ont été traitées entre militaires putschistes et armée américaine : c’est le gouvernement américain qui a pris en location la luxueuse villa de Cédras à Port-au-Prince et ses résidences secondaires, en payant six mois d’avance, histoire d’assurer un peu d’argent de poche au dictateur parti, et histoire surtout de protéger lesdites résidences contre d’éventuels « déchoukages ».
Alors, même si la population pauvre voit encore pour une large part dans l’armée américaine une armée de libération, l’opération qui se déroule vise à blanchir la hiérarchie militaire, et plus encore la bourgeoisie qui a financé le putsch, et à sauver de la vengeance ou même simplement du désarmement les milliers de nervis, exécuteurs des basses oeuvres de l’armée et des bourgeois.
Les dirigeants des États-Unis peuvent considérer que, jusqu’à présent, leur opération a réussi. Ils ont pu débarquer pour surveiller la population pauvre d’Haïti avec le consentement de celle-ci et sous les applaudissements de ceux qui parlent en son nom, à commencer par Aristide.
Ils auront réussi par la même occasion à damer le pion à l’impérialisme français qui, à Haïti, se pose volontiers en rival de l’impérialisme américain. Lors des dix premiers mois de sa présidence, Aristide avait été enclin à jouer sur cette rivalité pour conquérir une petite marge de manoeuvre. Et la France se flattait de ce que son ambassadeur ait sauvé la vie d’Aristide en l’arrachant des mains de la soldatesque putschiste. Pourtant l’ambassade de France est désormais hors course par rapport à l’ambassade américaine.
Aveuglée par sa haine d’Aristide et de ce qu’il symbolisait à ses yeux, la bourgeoisie haïtienne - traditionnellement pro-américaine, et c’est un euphémisme - observait avec réticence et surtout avec une certaine incompréhension cette intervention militaire américaine qui semblait avoir pour principal but de ramener le prêtre-président. Cette incompréhension frisa l’affolement lorsque la dislocation de l’armée haïtienne sembla livrer la couche privilégiée à la merci « de la populace ». Les interventions vigoureuses de l’armée américaine contre les « pilleurs » furent des gestes politiques à la fois en direction de la bourgeoisie et en direction des classes pauvres. L’armée américaine tolère, à la rigueur, que la population pauvre s’en prenne aux macoutes, aux attachés, aux lampistes de la dictature, à condition tout de même qu’ils lui soient livrés et surtout que les armes récupérées lui soient remises. Mais il n’est pas question de tolérer que les pauvres s’en prennent aux biens des profiteurs, même pas à ceux qui se sont enrichis sous la dictature en volant dans les caisses de l’État ; même pas à ceux qui se sont enrichis en affamant la population, en stockant de la nourriture, des médicaments, des produits de première nécessité pour les revendre de plus en plus cher à ceux qui avaient de l’argent, quitte à ce que les autres crèvent littéralement de faim.
Il n’est pas question que l’armée américaine accepte que les pauvres touchent à la propriété, même à la propriété la plus notoirement mal acquise. Elle est intervenue précisément pour que ce genre d’engrenage ne s’enclenche pas ; pour que, en s’en prenant aux suppôts de la dictature, les masses pauvres ne commencent pas à s’en prendre à leur propriété, pour finir par s’en prendre à la propriété tout court. Voilà pourquoi, d’ailleurs, cette armée américaine dont les chefs pérorent sur le désarmement des civils accepte tout à fait que les bourgeois en armes, eux-mêmes ou leurs hommes de main, soient sur le pied de guerre contre les « pilleurs » et que plusieurs hommes aient déjà été tués lors des incidents où des affamés ont tenté de se servir dans des stocks de nourriture.
De l’armée américaine aux milices privées des bourgeois, en passant par les nervis d’extrême droite et par l’armée haïtienne, il y a une chaîne de complicités contre le même ennemi : la population pauvre d’Haïti. Et cela même s’il y a eu des désaccords entre eux que seul le débarquement américain a réglés. Les bandes armées haïtiennes n’ont pas voulu comprendre - et dans une certaine mesure, n’avaient pas intérêt à comprendre - que l’intervention de l’armée américaine visait seulement à préserver par d’autres moyens, probablement plus efficaces, la propriété, les inégalités sociales criantes d’Haïti, le droit pour une minorité bourgeoise de s’enrichir de la misère de la majorité pauvre de la population. D’autant plus que cet enrichissement n’était pas seulement celui d’une couche privilégiée haïtienne pillarde, mais plus encore celui des trusts américains qui prélèvent, directement ou indirectement, la majeure partie de la plus-value produite en Haïti.
C’est cette opération-là qu’Aristide cautionne en mettant dans la balance tout le crédit qu’il a dans les masses pauvres. Lorsqu’il s’en prend, lui aussi, dans ses discours, aux pillages qui visent « à discréditer la démocratie et la réconciliation ». Lorsqu’il nomme comme Premier ministre un riche commerçant. Lorsqu’il fait une cour effrénée aux « milieux d’affaires », c’est-à-dire à cette bourgeoisie parasitaire qui, de longue date, investit de moins en moins dans la production parce qu’il est infiniment plus intéressant de faire son profit dans la spéculation, dans la contrebande, dans les trafics. Lorsqu’enfin, Aristide promet d’exécuter à la lettre le programme du FMI, prévoyant des privatisations, la réduction des effectifs de la fonction publique, etc.
Cette politique d’Aristide ne peut évidemment que rassurer la bourgeoisie, dissiper ses fausses frayeurs et accroître encore son arrogance envers les masses pauvres.
Il n’est cependant pas dit qu’Aristide y conquière l’estime de la bourgeoisie. Il n’est pas dit qu’il soit considéré comme fiable par la couche privilégiée.
Dès aujourd’hui, il est convenu, avec son accord d’ailleurs, qu’à la fin de sa dernière année de mandat - alors que, rappelons-le, sur ses cinq ans de présidence, il n’aura exercé que moins de deux ans, plus de trois ans ayant été passés en exil - Aristide sera écarté et pourra s’estimer bien heureux si on ne le considère pas trop dangereux dans l’opposition et s’il n’est pas chassé du pays.
Mais la situation n’est encore nullement stabilisée en Haïti. Certes, les couches pauvres, et en particulier la classe ouvrière et les paysans pauvres, affrontent les épreuves et les problèmes politiques à venir dans les pires conditions. Principalement en raison de la force de répression que représente l’armée américaine, autrement plus grande que l’armée haïtienne. Mais aussi, et sur un tout autre plan, en raison des illusions qui persistent à l’égard d’Aristide.
Mais, en même temps, les événements peuvent apprendre beaucoup et vite aux masses pauvres. La rapide mobilisation lorsque a couru le faux bruit d’un attentat contre Aristide, comme la persistance des scènes de « déchoukage » contre des attachés, ou encore le fait que les attaques contre les dépôts de nourriture continuent malgré l’attitude de l’armée américaine, montrent que l’énergie des masses ne s’est pas épuisée, fût-elle alimentée par le désespoir ou la faim. Et tant que cette énergie n’est pas retombée, une fraction de la population peut parvenir à la conscience qu’elle n’a pas intérêt à rendre les armes prises aux attachés, mais qu’elle doit les garder ; qu’il ne lui faut pas espérer que les troupes américaines désarment ses ennemis mais qu’elle peut le faire elle-même. Cette fraction de la population peut, aussi, parvenir à la conscience que ce n’est pas un crime de prendre dans les dépôts de nourriture des spéculateurs, mais un droit, une légitime défense contre les affameurs de la bourgeoisie.
Mais il faudra évidemment plus qu’une prise de conscience spontanée, surtout dans les conditions présentes, pour que les masses pauvres parviennent à la conscience qu’il n’y a pas d’avenir pour elles, autre que la misère et la faim, si elles ne procèdent pas au désarmement de toutes les bandes armées de la bourgeoisie, armée comprise, et à leur remplacement par la population en armes et si elles ne réalisent pas l’expropriation radicale de la bourgeoisie elle-même. Cette compréhension-là nécessite un parti qui se place sur le terrain de la lutte de classe, un parti véritablement communiste.