Dans le Caucase, les républiques d’Azerbaïdjan, d’Arménie et de Géorgie furent établies, mais elles étaient extrêmement dépendantes d’un soutien impérialiste. Au début, ce soutien provenait d’Allemagne et de Turquie et plus tard de Grande-Bretagne. Sous les Britanniques, qui soutenaient les Blancs (Koltchak et Denikine) dans la guerre civile russe, il n’y a pas eu au début de reconnaissance de ces républiques par déférence au chauvinisme grand-russe des anciens officiers tsaristes qui entendaient rétablir l’Empire russe. Cependant, en janvier 1920, les Blancs étaient en recul partout et les Britanniques reconnurent alors précipitamment ces gouvernements de facto. Mais au même moment, la Grande-Bretagne se retira du Caucase et laissa ses nouveaux alliés sans défense.
Il y eut immédiatement un soulèvement communiste à Bakou qui renversa le gouvernement bourgeois probritannique d’Azerbaïdjan. En mai 1920, le gouvernement géorgien, dominé par les mencheviks signa un traité reconnaissant la nouvelle République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, en retour de la reconnaissance par la Russie soviétique de sa propre indépendance. Ce traité fut semblable à ceux signés par la Russie soviétique et les États baltes qui conservèrent leur indépendance jusqu’au pacte germano-soviétique de 1939. Pour preuve de cette entente, notons que Lénine fit parvenir un télégramme à Ordjonikidze le 4 mai 1920, lui ordonnant de retirer toutes les troupes de l’Armée rouge de la Géorgie car « la paix avec la Géorgie n’est pas exclue ». Ce télégramme fut même contresigné par Staline. [1] Mais dans un curieux parallèle avec les récents événements, le gouvernement géorgien commit une série d’erreurs de jugement provocantes. Il commença par légaliser le Parti communiste, puis emprisonna l’ensemble de sa direction et la majorité de ses membres. En septembre, il invita une délégation de sociaux-démocrates éminents d’Europe de l’Ouest dans le but de leur fournir du « matériel de propagande anti-bolchevik » [2] et il demanda son adhésion à la Ligue des nations — que Lénine avait caractérisée de « repaire de brigands » — dans l’espoir d’engager les puissances occidentales dans la défense du territoire géorgien. L’invasion d’Ordjonikidze
À partir de ce moment, les relations entre les deux États se détériorèrent alors que les Russes condamnaient maintenant la « destruction et l’extermination » des Ossètes et « l’incendie de villages entiers » en Abkhazie. Ce sont précisément le genre de déclarations émises par le régime Poutine-Medveded aujourd’hui. Ordjonikidze n’avait alors plus besoin que d’une simple petite escarmouche entre Arméniens et Géorgiens le long des frontières pour envahir la Géorgie, le 21 février 1921. Tiflis (l’ancien nom de Tbilissi) fut prise quatre jours plus tard et une République socialiste soviétique de Géorgie fut déclarée. Le Parti communiste russe et le commandant de l’Armée rouge ne l’ont appris que plus tard et furent donc placés devant le fait accompli. En moins de quelques mois, l’Adjarie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud furent déclarées républiques ou régions autonomes à l’intérieur de la RSS de Géorgie. L’effondrement de l’URSS en 1991 a maintenant ramener cette question à l’ordre du jour, mais nous devons souligner (comme nous le démontrons ailleurs dans ce bulletin) que la véritable casus belli ne réside plus dans la question nationale mais est plutôt le fruit d’un sérieux conflit international mettant en œuvre des intérêts impérialistes rivaux actuels.
En 1921, Lénine n’était pas du tout heureux de la manière par laquelle la Géorgie avait été ramenée dans le territoire qui allait bientôt prendre le nom de l’Union des républiques socialistes soviétiques. Le 3 mars 1921, il écrivit au dirigeant géorgien (et suppôt de Staline) Ordjonikidze, l’incitant à « une politique de concessions en ce qui concerne l’intelligentsia géorgienne et les petits commerçants » et même la formation « d’une coalition avec Jordania (Noé — N.I.) ou d’autres Mencheviks semblables ». [3] Les Mencheviks furent autorisés à militer légalement, mais aucune coalition ne fut formée. Cela est vraiment surprenant étant donné que Staline et Ordjonikidze étaient aux postes de commande. En fait, ils passèrent bientôt à l’attaque contre leurs propres camarades au sein du Parti communiste géorgien. RSFSR ou URSS ?
Suite à la victoire de l’Armée rouge en Géorgie, la guerre civile fut finalement terminée et le Parti communiste s’intéressa alors aux arrangements constitutionnels au sein du territoire soviétique. Au mois d’août 1922, Staline rédigea une résolution, Sur les relations entre la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) et les républiques indépendantes qui indiquait très clairement que ces républiques (l’Ukraine, la Biélorussie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie) cesseraient d’exister en tant que telles et seraient tout simplement absorbés par la RSFSR, puisque les « agences responsables du combat contre la contre-révolution dans les susdites républiques seraient subordonnées aux ordres du GPU et de la RSFSR ». [4] La GPU étant le successeur de la Tcheka, cet énoncé entendait s’assurer que les « républiques indépendantes » seraient dirigées depuis Moscou. Bref, Staline proposait déjà la renaissance de l’ancien Empire russe [5]. Lénine n’était pas d’accord et le 27 septembre 1922, il proposa la création d’un nouvel État, l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), sur la base de l’égalité de chaque entité participante. Cela ne régla pas le problème puisque Lénine était très souffrant et n’avait pas la capacité physique d’intervenir plus que sporadiquement sur la question, d’autant plus que Staline, qui était responsable de ses communications avec le Comité central, lui refusait des documents.
Staline ayant échoué à émasculer les républiques une première fois, récidivait maintenant en insistant pour que l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan s’unissent dans une République transcaucasienne. Cette proposition fut rejetée par la direction du Parti communiste géorgien et, le 22 octobre, l’ensemble de son Comité central démissionna en guise de protestation. C’était joué le jeu d’Ordjonikidze ; il en nomma un autre composé de ses jeunes supporteurs. Cependant, l’ancien Comité central tenta de poursuivre le débat jusqu’à ce qu’Ordjonikidze agresse physiquement un de ses membres à son propre domicile. Lénine dépêcha Staline et Félix Dzerjinski pour enquêter, mais Dzerjinski (d’origine polonaise) soutenait la même perspective « grand-russe » que Staline et les deux comparses blanchirent Ordjonikidze de ses actions. Si des communistes géorgiens plus âgés n’avaient pas contacté Lénine de façon privée, il est possible qu’il n’aurait jamais eu connaissance de l’affaire. Mais Lénine était dans une de ses brèves périodes de rétablissement et durant les deux dernières journées de décembre 1922, il dicta, Sur la question des nationalités ou « l’autonomisation », au moment où le Comité central votait pour adopter sa proposition nommant la nouvelle fédération l’URSS. Le texte ne serait publié qu’en 1956 parce qu’il était explicitement critique, non seulement d’Ordjonikidze, mais aussi de Dzerjinski et, plus décisivement de tous, de Staline. Le document commence par une présentation de ses excuses aux travailleurs et aux travailleuses russes pour n’être pas intervenu dans l’affaire de « l’autonomisation » [6] plus tôt. Puis il passe directement à la question en cours :
Si les choses en sont venues au point qu’Ordjonikidze s’est laissé aller à user de violence, comme me l’a dit le camarade Dzerjinski, vous pouvez bien vous imaginer dans quel bourbier nous avons glissé. Visiblement, toute cette entreprise d’« autonomie » a été foncièrement erronée et inopportune. [7]
Mais rapidement, Lénine révélait que des questions plus larges étaient en cause :
On prétend qu’il fallait absolument unifier l’appareil. D’où émanaient ces affirmations ? N’est-ce pas de ce même appareil de Russie que, comme je l’ai déjà dit dans un numéro précédent de mon journal, nous avons emprunté au tsarisme en nous bornant à le badigeonner légèrement d’un vernis soviétique ? […] Et maintenant nous devons en toute conscience dire l’inverse ; nous appelons nôtre un appareil qui, de fait, nous est encore foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes, qu’il nous était absolument impossible de transformer en cinq ans faute d’avoir l’aide des autres pays et alors que prédominaient les « préoccupations » militaires et la lutte contre la famine.
Ce passage démontre que le Lénine mourant et le Staline, brutalement renaissant, ne suivaient pas seulement des chemins différents, mais qu’en fait, ils allaient dans des directions opposées. Il contredit tous ces commentateurs et prétendus historiens qui ont passé la dernière décennie à farfouiller dans les archives de l’ex-URSS pour tenter de prouver que c’est Lénine qui a mis sur pied l’appareil que Staline a, par la suite, raffiné et peaufiné. Il offre aussi une critique très claire de la faillite de la révolution et de ses causes — l’isolement du prolétariat russe, le combat contre l’impérialisme international et la terrible situation économique héritée de la guerre du Tsar. Et ensuite, Lénine continuait immédiatement par la dénonciation des actions de Staline :
Dans ces conditions, il est tout à fait naturel que « la liberté de sortir de l’union » qui nous sert de justification apparaisse comme une formule bureaucratique incapable de défendre les allogènes de Russie contre l’invasion du Russe authentique, du Grand-Russe, du chauvin, de ce gredin et de cet oppresseur qu’est au fond le bureaucrate russe typique. […] Avons-nous pris avec assez de soin des mesures pour défendre réellement les allogènes contre le typique argousin russe ? […] Je pense qu’un rôle fatal a été joué ici par la hâte de Staline et son goût pour l’administration, ainsi que son irritation contre le fameux « social nationalisme ». L’irritation joue généralement en politique un rôle des plus désastreux.
Ces paroles sont presque prophétiques de la conduite à venir de Staline dans laquelle le « dépit » vers, non seulement la Géorgie, mais aussi contre tous ses propres camarades avec qui il avait pu avoir des désaccords dans le passé, les mena par centaines, sinon par milliers à leur exécution dans les années 1930. [8] La future révolution mondiale
Mais les commentaires de Lénine, tout à fait appropriés à l’égard de Staline, visaient un objectif plus large. Il était intéressé plus que tout par l’extension future de la révolution et par la manière dont les travailleurs et les travailleuses percevraient l’Union Soviétique. Il voulait que ses camarades regardent vers l’avenir. Le jour suivant, il dicta deux nouveaux passages. Le premier commençait par une prémisse générale que nous croyons maintenant erronée.
Il faut distinguer entre le nationalisme de la nation qui opprime et celui de la nation opprimée, entre le nationalisme d’une grande nation et celui d’une petite nation.
Aujourd’hui, nous pouvons constaté que le nationalisme des petites nations n’est pratiquement jamais indépendant et adopte la même forme que le nationalisme des grandes nations en tant que client d’un impérialisme ou d’un autre. C’était précisément ce que Luxembourg avait prédit. Par exemple, le Vietnam n’aurait jamais pu mené une guerre de plus d’une décennie contre l’impérialisme américain sans les armes de l’URSS. Aujourd’hui, la Géorgie de Saakachvili voudrait que le monde croît que la courageuse petite Géorgie se dresse contre l’impérialisme russe alors qu’en fait, il nourrit ce conflit précisément pour cimenter le rôle de la Géorgie dans l’alliance occidentale.
Cependant, Lénine envisageait le problème autrement à l’époque. Son argument porte mieux s’il est compris spécifiquement comme commentaire sur le fait que par hasard, la première révolution prolétarienne s’est déroulée dans un empire multinational qui avait tenté pendant un siècle de russifier et de réprimer toute forme d’expression culturelle non russe. Pour Lénine, il était très important que l’URSS établisse un nouveau modus operandi et un nouvel exemple d’internationalisme prolétarien véritable pour les travailleurs et les travailleuses de l’ensemble de la planète. Au cours des années précédentes, il avait été séduit lui aussi par la perspective de l’Armée rouge étendant la révolution par la force de ses baïonnettes. Après que l’État polonais, encouragé par l’impérialisme occidental, eut envahi le territoire soviétique, il a subi une défaite massive. À l’automne 1920, l’armée polonaise avait été repoussée sur Varsovie. Alors, le succès militaire pris le dessus sur la réalité politique dans les rangs du Parti communiste russe. Personne n’écouta le communiste polonais, Karl Radek qui prédisait que la simple vue de l’Armée rouge — aussi prolétarienne fut-elle — aux portes de Varsovie serait faire un cadeau au régime nationaliste de Pilsudski, qui pourrait alors rallié la nation (y compris le prolétariat) pour repousser l’envahisseur. C’est précisément ce qui se passa en 1920 et Lénine se fit une autocritique sévère pour ne pas avoir soutenu Radek. Il ne voulait pas répéter la même erreur maintenant. C’est pourquoi il termina — après avoir exigé le remplacement d’Ordjonikidze et après avoir blâmé principalement Staline et Dzerjinski — par un appel au ralliement pour le futur.
… Le préjudice que peut causer à notre État l’absence d’appareils nationaux unifiés avec l’appareil russe est infiniment, incommensurablement moindre que celui qui en résultera pour nous, pour toute l’Internationale, pour les centaines de millions d’hommes des peuples d’Asie, qui apparaîtront après nous sur l’avant-scène historique dans un proche avenir… Une chose est la nécessité de faire front tous ensemble contre les impérialistes d’Occident, défenseurs du monde capitaliste. Là il ne saurait y avoir de doute, et il est superflu d’ajouter que j’approuve absolument ces mesures. Autre chose est de nous engager nous-mêmes, fut-ce pour les questions de détail, dans des rapports impérialistes à l’égard des nationalités opprimées, en éveillant ainsi la suspicion sur la sincérité de nos principes, sur notre justification de principe de la lutte contre l’impérialisme. Or, la journée de demain, dans l’histoire mondiale, sera justement celle du réveil définitif des peuples opprimés par l’impérialisme et du commencement d’une longue et âpre bataille pour leur affranchissement.
Lénine voyait le monde communiste à venir comme la création de « producteurs librement associés » (Le Manifeste du Parti communiste — Marx et Engels) et non le produit d’armées envahissantes. La troisième attaque qu’il subira en mars 1923 l’empêcha de terminer le combat qu’il avait entrepris. Staline survécut et réussira à faire de l’URSS l’Empire russe réincarné. C’est de cet héritage que le Kremlin s’inspire encore aujourd’hui.
Léon Trotsky dans "Staline"
:
Staline appliqua la propre conception des menchéviks, mot pour mot, lettre pour lettre, à la révolution bourgeoise-démocratique chinoise et, plus tard, avec un cynisme infiniment plus grand, à la révolution espagnole de 1936-1939. Un renversement aussi total aurait été entièrement impossible si Staline s’était vraiment assimilé et avait pleinement compris la conception léniniste de la révolution. Mais ce que Staline s’est assimilé, c’est simplement la conception léniniste de l’appareil d’un parti centralisé. Dès qu’il l’eut réalisé, il oublia qu’elle découlait de considérations théoriques, sa base programmatique devint pour lui dénuée d’importance et en accord avec son propre passé, sa propre origine sociale, son éducation, il fut naturellement porté vers une conception petite-bourgeoise, vers l’opportunisme, vers le compromis. En 1917, il n’avait pas réussi à réaliser la fusion avec les menchéviks uniquement parce que Lénine ne le lui avait pas permis ; dans la révolution chinoise, il mit en œuvre la conception menchéviste sous le drapeau du bolchévisme ; il appliquait strictement le programme menchéviste, mais avec des méthodes bolchévistes, c’est-à-dire au moyen d’un appareil politique centralisé qui, pour lui, est l’essence du bolchévisme. Beaucoup plus savamment, et avec une parfaite efficacité finalement mortelle, il fit la même politique dans la révolution espagnole.
Ainsi, si l’article de Staline sur Lénine, qui a été réimprimé souvent et dans toutes les langues, n’était qu’une analyse banale de son sujet, il nous donne la clé de la nature politique de son auteur. Il contient même des lignes qui, en un certain sens, sont autobiographiques : « Il arriva plus d’une fois que nos propres camarades (pas seulement les menchéviks) accusèrent le camarade Lénine d’être exagérément enclin aux polémiques et aux scissions dans sa lutte irréconciliable, contre les conciliateurs... Il n’y a pas de doute que les unes et les autres eurent lieu en leur temps. » En 1920, Staline considérait toujours Lénine comme exagérément enclin aux polémiques et aux scissions comme il le pensait en 1913. De plus, il justifiait cette tendance de Lénine sans démontrer la fausseté des accusations portées contre lui.
Quand Lénine eut sa première attaque, le public, y compris celui de la Russie des Soviets, fut incité à croire que sa maladie n’était pas grave et qu’il pourrait bientôt reprendre son travail : il avait une ténacité de dogue et venait seulement de passer la cinquantaine. Au début, les, membres du Bureau politique partagèrent sincèrement cette conviction. Ils ne se préoccupèrent pas de détromper le public, ni même les ouvriers et paysans soviétiques ou les militants du rang quand, plus tard, il devint clair que ce n’était qu’un vain espoir, le mal était sérieux. Avec Lénine éloigné temporairement par la maladie, on considérait comme allant de soi que le Bureau politique devrait continuer sa tâche. Bien que pour le public en général, Trotsky semblât être le successeur tout indiqué de Lénine, et bien que les plus jeunes membres du Parti partageassent cette vue, les timoniers de l’appareil ne voyaient pas le successeur, soit dans Trotsky, soit dans tout autre membre du Bureau politique. La seule chose concevable, pensaient-ils, était la constitution d’un directoire formé des dirigeants du Parti, des membres titulaires et suppléants du Bureau politique.
Mais, en fait, une variante fut apportée à ce programme. La succession passa à un triumvirat dont Zinoviev était le chef, Kaménev le second, Staline ne venant qu’en dernier rang. Zinoviev devint ainsi en fait le successeur de Lénine ; il avait le solide appui de Kaménev et de Boukharine, celui de Staline donné contrecœur, et le soutien passif de Tomsky.
Qui Lénine favoriserait-il comme son successeur ? Jusqu’à la deuxième attaque, qui eut lieu le 16 décembre 1922, encore plein d’espoir de guérir et de pouvoir reprendre la direction, il n’avait pas considéré sérieusement cette question. Son Testament, écrit quelques jours plus tard, était visiblement un désir de mettre le Comité central en garde contre les dangers de rupture qui pourraient surgir plutôt que de dicter sa décision. Précisément à cause du pouvoir que lui valait son prestige exceptionnel, il lui répugnait d’imposer sa volonté. Aussi se borna-t-il à préciser son opinion des dirigeants les plus en vue, à faire des recommandations, dont la plus pressante concernait l’élimination de Staline du poste de secrétaire général à cause de sa « brutalité », de sa « déloyauté ». Cependant dans les deux mois qui suivirent, il jugea nécessaire de prendre une décision irrévocable : la rupture définitive des relations de camarade avec un seul de ses lieutenants, Staline. Cette rupture eut lieu durant la préparation du douzième congrès du Parti, auquel Lénine, immobilisé par une troisième attaque, ne pouvait participer. C’était le premier congrès sans Lénine, et, chose nouvelle, le premier bourré de délégués choisis par le secrétaire général. Il marquait le commencement de la fin du régime de Lénine et l’aube du stalinisme en tant qu’orientation politique nouvelle.
La rupture entre Lénine et Staline ne fut consommée qu’après que Lénine eut fait de vains efforts pour l’éviter. Quand au onzième congrès, vers la fin de mars 1922, Zinoviev et ses proches alliés soutinrent la candidature de Staline au poste de secrétaire général dans l’espoir d’utiliser l’hostilité de ce dernier contre moi pour leurs propres desseins, Lénine restait réservé hésitant. « Ce cuisinier ne nous confectionnera que des plats épicés », dit-il au cours d’une conversation privée.
Il appréhendait un retour de la maladie et il était anxieux d’utiliser le répit qui lui était laissé jusqu’à une attaque possible et qui pourrait être fatale pour établir d’un commun accord une direction collective harmonieuse du Parti.
La seule pièce de littérature marxiste sérieuse que Staline ait jamais ajoutée à l’arsenal de la théorie bolchéviste était consacrée à la question nationale. Cela remontait à 1913, et exprimait sans doute la summa summarum de ces propres observations au Caucase, les résultats du travail révolutionnaire pratique et certaines généralisations historiques qu’il avait, comme nous l’avons déjà dit, empruntées à Lénine. Staline les avait faites siennes, en les adaptant à ses propres conclusions, mais sans les digérer complètement, et certainement sans bien les assimiler.
Ceci devint tout à fait clair pendant le régime soviétique quand les problèmes résolus sur le papier réapparurent sous la forme des tâches administratives de la plus haute importance. C’est alors que l’accord tant vanté de Staline avec Lénine en toute chose, particulièrement sur là question nationale, et dont cet essai de 1913 était la garantie, se révéla dans une large mesure imaginaire.
Au dixième congrès, en mars 1921, Staline avait lu de nouveau son inévitable rapport sur la question nationale. Comme cela arrivait toujours avec lui, en conséquence de son empirisme, il tirait ses généralisations, non du matériel vivant, non de l’expérience soviétique, mais d’abstractions sans rapport entre elles et mal cordonnées. En 1921, comme en 1917, il continuait à répéter l’argument d’ordre général que les nations bourgeoises ne pouvaient pas résoudre leurs questions nationales, tandis que le pays des soviets avait tous les moyens de le faire. Le rapport laissa une impression de gêne et de mécontentement. Au cours du débat qui suivit, les délégués les plus intéressés à la question, surtout les représentants des partis de minorités nationales, formulèrent des critiques. Même Mikoyan, déjà cependant un des alliés politiques des plus proches de Staline et par la suite un de ses plus dévoués serviteurs, fit observer que le Parti avait besoin d’instructions touchant « les changements qui devraient être apporté au régime, et quel type de régime soviétique devrait être établi dans les pays frontières... le camarade Staline ne nous l’a pas dit ».
Les principes n’ont jamais compté pour Staline - et sur la question nationale peut-être moins que sur toute autre. Les tâches administratives immédiates lui apparaissaient toujours plus importantes que toutes les lois de l’histoire. En 1905, il ne remarqua le mouvement grandissant des masses qu’avec la permission du comité de son parti. Dans les heures de réaction, il défendit le mouvement clandestin parce que, par sa nature même, il exigeait un appareil politique centralisé. Après la Révolution de Février, quand cet appareil eut été détruit en même temps que l’illégalité, Staline perdit de vue la différence entre menchévisme et bolchévisme, et il était prêt à s’unir au parti de Tsérételli. Enfin, après la conquête du pouvoir en 1917, toutes les tâches, tous les problèmes, toutes les perspectives étaient subordonnés aux besoins de cet appareil des appareils : l’Etat. Comme commissaire aux nationalités, Staline n’approcha plus la question nationale du point de vue des lois de l’histoire, auxquelles il avait payé son tribut en 1913, mais du point de vue de la commodité des bureaux. Aussi devait-il nécessairement se trouver en conflit aigu avec les besoins des nationalités arriérées et opprimées, tandis qu’il consentait des avantages excessifs à l’impérialisme bureaucratique grand-russien.
Le peuple géorgien, presque entièrement paysan ou petit-bourgeois en sa composition, résista vigoureusement à la soviétisation de son pays. Mais les grandes difficultés qui en découlaient furent considérablement aggravées par l’arbitraire militariste, ses procédés et ses méthodes, auquel la Géorgie fut soumise. Dans ces conditions, le parti dirigeant devait être deux fois plus prudent à l’égard des masses géorgiennes. C’est précisément là qu’il faut trouver la cause du profond désaccord qui se développa entre Lénine, qui insistait sur une politique extrêmement souple, circonspecte, patiente à l’égard de la Géorgie et en Transcaucasie particulièrement, et Staline, qui considérait que, puisque l’appareil de l’Etat était entre ses mains, notre position était assurée. L’agent de Staline au Caucase était Ordjonikidzé, le conquérant impatient de la Géorgie, qui considérait toute velléité de résistance comme un affront personnel. Staline semblait avoir oublié qu’il n’y avait pas si longtemps que nous avions reconnu l’indépendance de la Géorgie et avions signé un traité avec elle. C’était le 7 mai 1920. Mais le 11 février 1921, des détachements de l’Armée rouge avaient envahi la Géorgie, sur les ordres de Staline, et nous avaient mis devant le fait accompli. L’ami d’enfance de Staline, Irémachvili, écrit à ce propos :
Staline était opposé au traité. Il ne voulait pas que son pays natal reste en dehors de l’Etat russe et vive sous le libre gouvernement des menchéviks qu’il détestait. Son ambition le poussa vers la domination de la Géorgie, où la population paisible et sensible résistait à sa propagande destructrice avec une froide obstination... L’esprit de vengeance envers les dirigeants menchéviks, qui avaient toujours refusé d’approuver ses plans utopiques et l’avaient expulsé de leurs rangs, ne lui laissait pas de repos. Contre la volonté de Lénine, sur sa propre initiative vaniteuse, Staline acheva la bolchévisation, ou stalinisation, de sa terre natale... Staline organisa de Moscou l’expédition sur la Géorgie et la dirigea de là-bas. Au milieu de juin 1921, il entrait à Tiflis en conquérant. Staline visita la Géorgie en 1921 ; il le fit avec une autorité bien différente de celle à laquelle on était accoutumé dans son pays, quand il était Sosso, et plus tard Koba. Maintenant, il était le représentant du gouvernement, de l’omnipotent Bureau politique, du Comité central. Cependant personne en Géorgie ne vit en lui un dirigeant, spécialement dans le tiers supérieur du Parti, où on l’accueillait non comme Staline, mais comme un membre de la plus haute instance du Parti, c’est-à-dire non en vertu de sa personnalité, mais sur la base de sa fonction. Ses anciens camarades dans le travail illégal se considéraient au moins aussi compétents que lui dans les affaires de Géorgie ; ils exprimaient librement leurs désaccords avec lui et, quand ils étaient contraints de se soumettre, ils ne le faisaient qu’à contrecœur, n’épargnant pas les critiques acerbes, et menaçant de demander au Bureau politique de reprendre l’examen de l’entier problème. Staline n’était pas encore un dirigeant, même dans son propre pays. Il en était profondément affecté. Il s’estimait mieux informé que tous les autres membres du Comité central sur les questions qui touchaient la Géorgie. Si, à Moscou, il prenait son autorité dans le fait qu’il était un Géorgien familier avec les conditions locales, en Géorgie, où il apparaissait comme le représentant de Moscou libre de préjugés nationaux et de sympathies locales, il essayait de se comporter comme s’il n’était pas un Géorgien, mais un bolchévik délégué par Moscou, le commissaire aux nationalités, et comme si, pour lui, les Géorgiens étaient tout juste une des minorités nationales. Il assumait une attitude d’ignorant en ce qui concernait les particularités nationales de la Géorgie, sorte de compensation pour les sentiments fortement nationaux de sa propre jeunesse. [Il se comportait comme un Grand-Russien, piétinant les droits de son propre peuple comme nation.] C’était là ce que Lénine entendait par « étrangers russifiants » - ce qui se rapportait aussi bien à Staline qu’à Dzerjinsky, un Polonais devenu « russificateur ». D’après Irémachvili qui évidemment exagère : « Les bolchéviks géorgiens qui, au début, étaient impliqués dans l’invasion russe staliniste, considéraient comme leur but l’indépendance d’une République soviétique de Géorgie, qui n’aurait rien de commun avec la Russie, excepté les conceptions bolchévistes et l’amitié politique. Il restait des Géorgiens pour qui l’indépendance de leur pays était plus importante que toute autre chose... Mais alors vint la déclaration de guerre de Staline, qui trouva un appui loyal parmi les gardes rouges russes et la tchéka qu’il envoya en Géorgie. »
Irémachvili nous dit ensuite que Staline se heurta à l’hostilité générale à Tiflis. Au cours d’un meeting au théâtre convoqué par les socialistes de Tiflis, Staline fut l’objet d’une démonstration hostile. Il paraît vraisemblable que le vieux menchévik Irémachvili domina le meeting et accusa Staline ouvertement. On nous dit aussi que d’autres orateurs attaquèrent Staline de la même façon. Malheureusement aucun compte rendu sténographique de ces discours n’a été conservé et on n’est pas forcé de prendre trop littéralement cette partie des souvenirs d’Irémachvili : « Pendant des heures Staline fut obligé d’écouter ses adversaires en silence et d’encaisser leurs accusations. Jamais auparavant et jamais par la suite Staline ne devait être contraint d’endurer une telle indignation ouverte, courageuse. »
Les développements ultérieurs peuvent être relatés brièvement. Staline trahit encore une fois la confiance de Lénine. Afin de se créer pour lui-même un solide appui politique en Géorgie, il y provoqua, derrière le dos de Lénine et du Comité central, avec l’aide d’Ordjonikidzé et non sans l’appui de Dzerjinsky, une « révolution » véritable contre les meilleurs membres du Parti, en se couvrant abusivement de l’autorité du Comité central. Prenant avantage du fait que les réunions avec les camarades géorgiens n’étaient pas accessibles à Lénine, Staline s’efforça de le circonvenir au moyen d’informations fausses. Lénine se douta de quelque chose et demanda à son secrétaire personnel de rassembler une documentation complète sur la question géorgienne ; c’est après l’avoir étudiée qu’il décida d’engager ouvertement la lutte. Il est difficile de dire ce qui le choqua le plus : la déloyauté personnelle de Staline ou son incapacité chronique de saisir l’essence de la politique bolchéviste sur la question nationale vraisemblablement un mélange des deux.
Allant à tâtons vers la vérité, Lénine, alité, entreprit de dicter sous forme de lettre un programme qui fixerait sa position fondamentale sur la question nationale, afin qu’il ne puisse y avoir de malentendu parmi ses camarades quant à sa propre position sur les questions en cours de discussion. Le 30 décembre, il dictait la note suivante : « Je pense que l’impulsivité administrative et brutale de Staline a joué un rôle funeste, et aussi son mépris du nationalisme social. Généralement, le mépris joue, en politique, le plus détestable des rôles. » Et le jour suivant, il ajoutait ces mots à la lettre programme : « Il est naturellement nécessaire de tenir Staline et Dzerjinsky pour responsables de toute cette campagne nationaliste grand-russienne. »
Lénine était sur la bonne voie. S’il réalisait pleinement le sérieux de la situation, la caractérisation atténuée qu’il en donnait était singulière, car ce qui se passait derrière son dos, comme Trotsky l’indiqua huit années plus tard, c’était que la fraction de Staline écrasa la fraction de Lénine au Caucase. C’était la première victoire des réactionnaires dans le Parti. Elle ouvrit le second chapitre de la Révolution - la contre révolution stalinienne.
Lénine fut finalement contraint d’écrire aux oppositionnels géorgiens, le 6 mars 1923 :
Aux camarades Mdivani, Makharadzé et autres, (copie aux camarades Trotsky et Kaménev ). Chers camarades. Je suis avec vous dans cette affaire de tout mon cœur. Je suis scandalisé par l’arrogance d’Ordjonikidzé et la connivence de Staline et Dzerjinsky. Je prépare des notes et un discours en votre faveur. Lénine. Le jour précédent, il avait dicté pour moi la note suivante :
Cher camarade Trotsky, Je vous demande instamment de vous charger de la défense de l’affaire géorgienne au Comité central du Parti. Elle est maintenant « poursuivie » par Staline et Dzerjinsky, de sorte que je ne peux pas compter sur leur impartialité. En vérité, c’est tout le contraire ! Si vous acceptez de vous charger de cette défense, je serai tranquille. Si pour quelque raison, vous n’acceptiez pas, veuillez me retourner le dossier. Je considérerai cela comme la marque de votre désaccord. Avec mes meilleurs saluts de camarade. Lénine. Lénine envoya ensuite deux de ses secrétaires personnelles, Glasser et Fotiéva, porter à Trotsky une note dans laquelle il lui demandait, entre autres de suivre la question géorgienne au douzième congrès du Parti qui allait se réunir. Glasser ajouta : « Quand Vladimir Ilitch a lu notre correspondance avec vous, son front s’est éclairé. Eh bien ! maintenant c’est une autre affaire ! Et il m’a chargé de vous remettre tous les manuscrits qui devaient entrer dans la fabrication de sa « bombe » pour le douzième congrès. » Kaménev m’avait informé que Lénine venait justement d’écrire une lettre par laquelle il rompait toutes relations de camarade avec Staline, de sorte que je suggérai que, puisque Kaménev devait partir ce jour même pour la Géorgie pour assister à une conférence du Parti, il pourrait être bon de lui montrer la lettre sur la question nationale afin qu’il soit en mesure de faire tout le nécessaire. Fotiéva répondit : « Je ne sais pas. Vladimir Ilitch ne m’a pas chargée de communiquer la lettre au camarade Kaménev, mais je puis le lui demander. » Quelques minutes plus tard, elle revenait et dit : « Absolument pas. Lénine dit que Kaménev montrerait la lettre à Staline, qui chercherait alors à conclure un compromis pourri afin de nous duper plus tard. - Ainsi donc, les choses sont allées si loin que Lénine n’estime plus possible de conclure compromis avec Staline même sur une ligne juste ? Oui, Ilitch n’a pas confiance en Staline ; il veut se prononcer ouvertement contre lui devant tout le Parti. Il prépare une bombe. »
Les intentions de Lénine devenaient parfaitement claires. Prenant la politique de Staline comme exemple, il voulait dénoncer devant le Parti (et le faire sans ménagement) le danger de la transformation bureaucratique de la dictature. Fotiéva revint peu après avec un autre message de Vladimir Ilitch qui, dit-elle, avait décidé d’agir immédiatement et avait écrit la note - citée ci-dessus - à Mdivani et Makharadzé.
« Comment expliquez-vous ce changement ? demandai-je à Fotiéva.
Son état s’aggrave d’heure en heure, répondit-elle et il est impatient de faire encore tout ce qu’il peut. »
[Deux jours plus tard, Lénine avait sa troisième attaque.]
Parlant au congrès du Parti, le 23 avril, Staline déclara dans sa conclusion sur la question nationale : « On a beaucoup parlé ici de notes et d’articles de Vladimir Ilitch. Je ne voudrais pas citer mon maître, le camarade Lénine, puisqu’il n’est pas ici, car je craindrais de risquer de me référer à lui incorrectement inexactement... »
C’est certainement là un modèle du jésuitisme le plus extraordinaire. Staline savait fort bien à quel point Lénine était indigné contre sa politique nationale et comment, seule, une grave maladie empêcha son « maître » de se débarrasser de ce « disciple » précisément à propos de cette question nationale.
LENINE
Notes critiques sur la question nationale Lénine
4 L’autonomie « nationale culturelle »
Le mot d’ordre de la « culture nationale » est pour les marxistes d’une importance capitale, non seulement parce qu’il définit le contenu idéologique de toute notre propagande et de notre agitation dans la question nationale, en soulignant ce qui les différencie de la propagande bourgeoise, mais aussi parce que tout un programme de la fameuse autonomie nationale culturelle est basé sur ce mot d’ordre.
Le défaut essentiel de ce programme, son défaut de principe, c’est qu’il s’efforce de mettre en pratique le nationalisme le plus raffiné et le plus absolu, poussé jusqu’à son terme, chaque citoyen se fait inscrire dans une nation ou une autre, et chaque nation forme un tout juridique, ayant tout pouvoir d’imposer des charges fiscales à ses membres, possédant un Parlement national (diète) et des « secrétaires d’Etat » nationaux (ministres).
Cette idée, appliquée à la question nationale ressemble l’idée de Proudhon appliquée au capitalisme. Ne pas supprimer le capitalisme et la production marchande qui en est la base, mais débarrasser cette base des abus, des excroissances, etc. ; ne pas supprimer l’échange et la valeur d’échange, mais, au contraire, la « constituer », la rendre générale, absolue, « juste », privée d’hésitations, de crises, d’abus. Telle est l’idée de Proudhon.
Autant Proudhon est petit‑bourgeois, autant sa théorie érige en absolu, en chef-d’œuvre de la création, l’échange et la production marchande, et autant sont petit‑bourgeois la théorie et le programme de l’« autonomie nationale‑culturelle » qui érige le nationalisme bourgeois en absolu, en chef-d’œuvre de la création, en le débarrassant de la des injustices, etc.
Le marxisme est inconciliable avec le nationalisme, fût‑il le plus « juste », le plus « pur », le plus fin et le plus civilisé. A la place de tout nationalisme, le marxisme met l’internationalisme, la fusion de toutes les nations dans une unité suprême qui se développe sous nos yeux avec chaque nouvelle verste de chemin de fer, chaque nouveau trust international, chaque association ouvrière (internationale par son activité économique et aussi par ses idées, ses aspirations).
Le principe de la nationalité est historiquement inéluctable dans la société bourgeoise, et, compte tenu de cette société, le marxiste reconnaît pleinement la légitimité historique des mouvements nationaux. Mais, pour que cette reconnaissance ne tourne pas à l’apologie du nationalisme, elle doit se borner très strictement à ce qu’il y a progressif dans ces mouvements, afin que cette reconnaissance ne conduise pas à obscurcir la conscience prolétarienne par l’idéologie bourgeoise.
Le réveil des masses sortant de la torpeur féodale est progressif, de même que leur lutte contre toute oppression pour la souveraineté du peuple, pour la souveraineté de la nation. De là, le devoir absolu pour le marxiste de défendre le démocratisme le plus résolu et le plus conséquent, dans tous les aspects du problème national. C’est là une tâche surtout négative. Le prolétariat ne peut aller au‑delà quant au soutien du nationalisme, car plus loin commence l’activité « positive » de la bourgeoisie quivise à renforcer le nationalisme.
Secouer tout joug féodal, toute oppression des nations, tous les privilèges pour une des nations ou pour une des langues, c’est le devoir absolu du prolétariat en tant que force démocratique, l’intérêt absolu de la lutte de classe prolétarienne, laquelle est obscurcie et retardée par les querelles nationales. Mais aider le nationalisme bourgeois au-delà de ce cadre strictement limité et situé dans un contexte historique nettement déterminé, c’est trahir le prolétariat et se ranger aux côtés de la bourgeoisie. Il y a là une ligne de démarcation souvent très mince et que les national‑sociaux bundistes et ukrainiens oublient tout à fait.
La lutte contre tout joug national ? Oui, certainement. La lutte pour tout développement national, pour la « culture nationale » en général ? Non, certainement. Le développement économique de la société capitaliste nous montre dans le monde entier des exemples de mouvements nationaux incomplètement développés, des exemples de constitution de grandes nations par la fusion ou au détriment de certaines petites, des exemples d’assimilation des nations. Le principe du nationalisme bourgeois, c’est le développement de la nationalité en général, d’où le caractère exclusif du nationalisme bourgeois, les querelles nationales sans issue. Quant au prolétariat, loin de vouloir défendre le développement national de toute nation, il met au contraire les masses en garde contre de telles illusions, préconise la liberté la plus complète des échanges capitalistes et salue toute assimilation des nations, excepté l’assimilation par la contrainte ou celle qui s’appuie sur des privilèges.
Consacrer le nationalisme en le contenant dans de « justes limites », « constituer » le nationalisme, dresser des barrières solides et durables entre toutes les nations au moyen d’un organisme d’Etat particulier : telle est la base idéologique et le contenu de l’autonomie nationale culturelle. Cette idée est bourgeoise de bout en bout et fausse de bout en bout. Le prolétariat ne peut donner son soutien à aucune consécration du nationalisme ; au contraire, il soutient tout ce qui aide à effacer les distinctions nationales et à faire tomber les barrières nationales, tout ce qui rend la liaison entre nationalités de plus en plus étroite, tout ce qui mène à la fusion des nations. Agir autrement, c’est se ranger aux côtés de la petite bourgeoisie nationaliste réactionnaire.
Lorsque le projet d’autonomie nationale culturelle vint discussion au congrès de Brünn (en 1899) des social‑démocrates autrichiens, on ne prêta aucune attention ou presque à l’examen théorique de ce projet. Il est cependant significatif que ce programme ait soulevé les deux objections suivantes : 1° il entraînerait un renforcement du cléricalisme ; 2° « Il aurait pour résultat de perpétuer le chauvinisme, de l’introduire dans chaque petite communauté, dans chaque petit groupe » (p. 92 des procès‑verbaux officiels du congrès de Brünn en langue allemande. Il existe une traduction russe éditée par le parti nationaliste juif « S.E.R.P [1]. ».)
Il est hors de doute que la « culture nationale » dans l’acceptation ordinaire du mot, c’est‑à‑dire l’école, etc., se trouve actuellement sous l’influence dominante des cléricaux et des chauvins bourgeois dans tous les pays du monde. Lorsque les bundistes, défendant l’autonomie « nationale‑culturelle », disent que la constitution des nations aura pour effet d’épurer la lutte des classes se déroulant dans leur sein de toutes considérations étrangères, ils énoncent un sophisme évident et ridicule. Dans toute société capitaliste, la lutte des classes ‑ véritablement sérieuse ‑ se déroule avant tout dans le domaine économique et politique. Faire un sort à part au domaine scolaire, c’est en premier lieu, une utopie absurde, car il est impossible de détacher l’école (comme aussi la « culture nationale » en général) de l’économie et de la politique ; en second lieu, c’est précisément la vie économique et politique du pays capitaliste qui oblige, à chaque instant, à abattre les cloisons et les préjugés d’ordre national, absurdes et surannés ; en mettant à part l’école, etc., on ne ferait que conserver, aggraver et renforcer le cléricalisme « pur » et le « pur » chauvinisme bourgeois.
Dans les sociétés par actions, des capitalistes de différentes nations siègent de concert, en parfaite communion. A la fabrique, des ouvriers de différentes nations travaillent ensemble. Dans toute question politique vraiment sérieuse et profonde, le groupement se fait par classes, et non par nations. « Eliminer du ressort de l’Etat » l’école et les autres domaines similaires et les remettre aux nations, c’est précisément tenter de séparer de l’économie, qui fusionne entre elles les nations, le domaine pour ainsi dire le plus idéologique de la vie sociale et qui se prête le plus facilement à la culture nationale « pure » ou à l’épanouissement sur la base nationale du cléricalisme et du chauvinisme.
Dans son application pratique, le plan d’autonomie « exterritoriale » (non liée au territoire sur lequel vit telle ou telle nation) ou « nationale culturelle » ne signifierait qu’une chose : la division de l’école par nationalités, c’est‑à‑dire l’introduction de curies nationales dans le domaine scolaire. Il suffit de se représenter clairement ce qu’est réellement le fameux plan bundiste pour en comprendre tout le caractère réactionnaire, même du point de vue de la démocratie, sans même parler du point de vue de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme.
Un exemple et un projet de « nationalisation » de l’école montreront clairement de quoi il s’agit. Dans toute la vie des Etats‑Unis d’Amérique du Nord subsiste encore la division du pays en Etats du Nord et du Sud ; dans les premiers prédominent les traditions de liberté et de lutte contre les propriétaires d’esclaves ; dans les seconds prédominent les traditions esclavagistes, avec les vestiges de la persécution des Nègres sur qui pèsent l’oppression économique, le retard culturel (44 % d’illettrés parmi les Nègres et 6 % parmi les blancs), etc. Eh bien, dans les Etats du Nord, Nègres et blancs vont à la même école. Dans le Sud, il existe des écoles particulières ‑ « nationales » ou raciales, comme vous voudrez ‑ pour les Nègres. C’est là, ce me semble, le seul exemple pratique de « nationalisation » de l’école.
Dans l’Est européen, il existe un pays où sont encore possibles des affaires Beylis [2], où les Juifs sont voués par les Pourichkévitch à un sort pire que celui des Nègres. Dans ce pays, un ministère a établi dernièrement un projet de nationalisation de l’école juive. Heureusement, cette utopie réactionnaire n’a guère de chances de se réaliser, de même que celle des petits bourgeois autrichiens qui, désespérant de voir se réaliser la démocratie conséquente et cesser les dissensions nationales, ont inventé de mettre les nations sous globe dans le domaine scolaire, afin qu’elles ne puissent s’entre‑déchirer au sujet du partage des écoles..., mais qu’elles « constituent » en vue de dissensions éternelles entre « cultures nationales ».
En Autriche, l’autonomie nationale culturelle est restée essentiellement, une invention de littérateur, que les social‑démocrates autrichiens eux‑mêmes n’ont pas prise au sérieux. En revanche, en Russie, elle a été inscrite au programme de tous les partis bourgeois juifs et de quelques éléments petits‑bourgeois et opportunistes de différentes nations, comme les bundistes, les liquidateurs caucasiens, la conférence des partis nationaux de Russie appartenant à la tendance populiste de gauche. (Cette conférence ‑ notons‑le entre parenthèses ‑ eut lieu en 1907, et la décision fut votée à la majorité, tandis que les socialistes‑révolutionnaires russes et les social-patriotes polonais du P.S.P. [3] s’abstenaient. Cette abstention trahit une attitude singulièrement caractéristique des socialistes-révolutionnaires et des P.S.P. à l’égard d’une question de principe aussi importante concernant le programme national !)
En Autriche, c’est précisément Otto Bauer, le principal théoricien de l’« autonomie nationale culturelle », qui a consacré tout un chapitre de son livre à démontrer l’impossibilité de proposer un tel programme pour les Juifs. En Russie, précisément parmi les Juifs, tous les partis bourgeois et leur sous‑fifre le Bund ont adopté ce programme [4]. Qu’est‑ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’histoire a dénoncé par l’exemple concret de la politique d’un autre Etat l’absurdité de, l’invention de Bauer, exactement comme les bernsteiniens russes (Strouvé, Tougan‑Baranovski, Bediaïev et Cie) ont dénoncé, par leur rapide évolution du marxisme au libéralisme, le véritable contenu idéologique de la bernsteiniade allemande.
Ni les social‑démocrates autrichiens, ni les social‑démocrates russes n’ont inclus l’autonomie « nationale‑culturelle » dans leur programme. Mais les partis bourgeois juifs du pays le plus arriéré et, plusieurs groupes petits‑bourgeois prétendument socialistes l’ont adoptée pourporter sous une forme raffinée les idées du nationalisme bourgeois dans le milieu ouvrier. Ce fait parle de lui-même.
Puisque nous en sommes venus à parler du programme autrichien sur la question nationale, force nous est de rétablir la vérité, si souvent altérée par les bundistes. Au congrès de Brünn a étéprésenté un programme pur d’« autonomie nationale culturelle ». C’est le programme du parti social‑démocrate des Slaves méridionaux, dont le paragraphe 2 est ainsi rédigé :
« Tout peuple habitant l’Autriche, sans égard au territoire occupé par ses membres, constitue un groupe autonome qui règle d’une façon pleinement indépendante toutes ses affaires nationales (ressortissant à la langue et à la culture). »
Ce programme a été défendu non seulement par Kristan, mais aussi par l’influent Ellenbogen. Pourtant, il fut retiré, car il n’y eut pas une seule voix en sa faveur. On adopta un programme territorialiste, c’est‑à‑dire ne créant aucun groupe national « sans égard au territoire occupé par les membres de la nation ».
Le paragraphe 3 du programme adopté porte :
« Les régions à administration autonome d’une seule et même nation forment ensemble une union nationale unique qui règle ses affaires nationales en toute indépendance » (cf. Prosvéchtchénié [5], 1913, n°4, p. 28) .
Il est clair que ce programme de compromis est également erroné. Expliquons‑nous par un exemple. La communauté des colons allemands de la province de Saratov, plus le faubourg allemand des ouvriers de Riga ou de Lodz, plus la bourgade allemande aux environs de Pétersbourg, etc., formeront un « ensemble national unique » des Allemands de Russie. Il est évident que les social‑démocrates ne peuvent pas exiger une chose pareille et consacrer une telle union, encore qu’ils ne nient aucunement, bien entendu, la liberté de toute association, y compris l’association de toutes les communautés qu’on voudra de n’importe quelle nationalité dans un Etat donné. Quant à rassembler spécialement, en vertu dune loi d’Etat, les Allemands, par exemple, des différentes localités et classes de Russie en un ensemble national allemand unique, seuls peuvent s’atteler à cette tâche les popes, les bourgeois, les petits bourgeois, n’importe qui, mais pas les social‑démocrates.
Notes
[1] S.E.R.P. : Parti Ouvrier Socialiste Juif, organisation nationaliste, proche des socialistes révolutionnaires. Le cœur de son programme était la promulgation de parlements (Diètes) juifs extra-territoriaux. (N.R.)
[2] L’affaire Beylis fut le procès d’un juif organisé à Kiev en 1913 sous la charge de crime rituel contre un jeune chrétien. Il s’agissait d’une provocation visant à attiser l’antisémitisme et le procès eût un écho immense à travers le monde. (N.R.)
[3] P.S.P. : Parti Socialiste Polonais, nationaliste. Fondé en 1892, son action visait à séparer les travailleurs polonais des ouvriers russes et juifs dans la lutte contre l’autocratie. En 1906, une aile gauche s’en dégagea.
[4] Que les bundistes nient souvent avec une ardeur invraisemblable, le fait de l’adoption de l’« autonomie nationale‑culturelle » par tous les partis bourgeois juifs, cela se conçoit. Ce fait révèle avec trop d’évidence le vrai rôle du Bund. Lorsqu’un des bundistes, M. Manine, a essayé dans le Loutch de le nier une fois de plus, N. Skop l’a parfaitement démasqué (voir Prosvéchtchénié n° 3).Mais lorsque M. Lev lourkévitch dans le Dzvin (1913,n° 7-8, p. 92),cite la phrase de N. Sk. tirée du Prosvéchtchénié n°3, p. 78 : « Les bundistes de concert avec tous les partis et groupes juifs bourgeois, préconisent depuis longtemps l’autonomie « nationale‑culturelle » et qu’il déforme cette citation en retranchant le mot « bundistes » et en remplaçant les mots « l’autonomie nationale culturelle » par les mots « les droits nationaux », on ne peut que hausser les épaules !! M. Lev lourkévitch n’est pas seulement un nationaliste et un homme affligé d’une ignorance stupéfiante en matière d’histoire de la social‑démocratie et de son programme, il va jusqu’à truquer purement et simplement les citations au profit du Bund. Il faut croire que la situation du Bund et des lourkévitch n’est pas des plus brillantes ! (Note de l’auteur)
[5] Prosvéchtchénié [L’Instruction] : revue légale bolchévique publiée de décembre 1911 à juin 1914. C’est dans cette revue que parut l’article de Staline : « Le marxisme et la question nationale ».
Notes critiques sur la question nationale Lénine
6 Centralisation et autonomie
M. Liebmann écrit dans sa réponse :
« Considérez chez nous la Lituanie, les régions baltes, la Pologne, la Volhynie, le Sud de la Russie, etc. et vous trouverez partout une population mêlée : il n’existe pas une seule ville qui ne possède une nombreuse minorité nationale. Si poussée que soit la décentralisation, on trouvera partout, dans diverses localités (principalement dans les communautés urbaines) des nationalités différentes vivant ensemble ; or le démocratisme précisément soumet la minorité nationale au pouvoir de la majorité nationale. Mais, comme on le sait, V.I. se montre hostile à cette organisation fédérative de l’Etat et à cette décentralisation à l’extrême qui existent dans la Confédération Helvétique. On se demande pourquoi il a cité l’exemple de la Suisse. »
J’ai déjà expliqué plus haut pourquoi j’ai cité l’exemple de la Suisse. De même, j’ai expliqué que le problème de la protection des droits d’une minorité nationale ne peut être résolu que par la promulgation d’une loi générale de l’Etat, dans un Etat démocratique conséquent qui ne s’écarte pas du principe de l’égalité en droits. Mais dans le passage cité, M. Liebmann répète une des objections (ou des remarques sceptiques) les plus courantes (et les plus fausses) que l’on oppose généralement au programme national marxiste et qui, par conséquent, méritent d’être examinées ici.
Les marxistes sont, bien entendu, hostiles à la fédération, et à la décentralisation pour cette simple raison que le développement du capitalisme exige que les Etats soient les plus grands et les plus centralisés possibles. Toutes conditions étant égales, le prolétariat conscient sera toujours partisan d’un Etat plus grand. Il luttera toujours contre le particularisme médiéval et verra toujours d’un oeil favorable se renforcer la cohésion économique de vastes territoires sur lesquels pourra se développer largement la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie.
Le large et rapide développement des forces productives par le capitalisme exige de grands territoires rassemblés et unis au sein d’un même Etat ; c’est seulement sur de tels territoires que la classe bourgeoise peut se grouper en anéantissant tous les vieux cloisonnements médiévaux, de caste, de particularismes locaux ou confessionnels, de petites nationalités et autres en même temps que se regroupe parallèlement et inéluctablement à l’autre pôle la classe des prolétaires.
Nous traiterons à part du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, c’est‑à‑dire à se séparer et à constituer un Etat national distinct [1]. Mais aussi longtemps et pour autant que diverses nations constituent un seul Etat, les marxistes ne préconiseront en aucun cas le principe fédératif, ni la décentralisation. Un grand Etat centralisé constitue un énorme progrès historique conduisant du morcellement moyenâgeux à la future unité socialiste du monde entier, et il n’y a pas, il ne peut y avoir d’autre voie vers le socialisme que celle passant parun tel Etat (indissolublement lié au capitalisme).
Mais il serait impardonnable d’oublier qu’en défendant le centralisme, nous défendons exclusivement le centralisme démocratique. A cet égard, l’esprit petit‑bourgeois en général et l’esprit petit‑bourgeois nationaliste (feu Dragomanov [2] y compris) en particulier ont tellement embrouillé ce problème qu’il nous faut une fois de plus consacrer un certain temps à démêler l’écheveau.
Loin d’exclure l’autonomie administrative locale avec l’autonomie des régions présentant des particularités quant à leur économie, leur genre de vie, leur composition nationale, etc., le centralisme démocratique exige, au contraire, l’un et l’autre. On confond constamment chez nous le centralisme avec l’arbitraire et le bureaucratisme. L’histoire de la Russie devait, naturellement , engendrer cette confusion mais elle n’en est, pas moins inadmissible pour un marxiste.
Le plus simple est de prendre un exemple concret.
Dans son grand article : « La question nationale et l’autonomie [3] », parmi beaucoup d’autres erreurs amusantes (dont je parlerai plus loin), Rosa Luxemburg en commet une particulièrement plaisante en essayant de borner la revendication de l’autonomie à la seule Pologne.
Mais voyez d’abord comment elle définit l’autonomie.
Rosa Luxemburg reconnaît ‑ étant marxiste, elle a naturellement le devoir de le reconnaître ‑ que toutes les questions économiques et politiques d’une importance capitale pour la société capitaliste doivent être du ressort non pas de diètes autonomes régionales, mais exclusivement d’un Parlement central, d’un Parlement commun à tout l’Etat. Ces questions comprennent : la politique douanière, la législation industrielle et commerciale, les voies de communication et moyens de transmission (chemins de fer, poste, télégraphe, téléphone, etc.), l’armée, le système fiscal, le droit civil [4] et pénal, les principes généraux régissant le domaine scolaire (par exemple, la loi assurant la laïcité absolue de l’école, la loi sur l’instruction générale, sur le programme minimum, sur l’organisation démocratique du régime scolaire, etc.), les lois sur la protection du travail, sur les libertés politiques (le droit de coalition), etc., etc.
Sont du ressort des diètes autonomes ‑ sur la base de la législation générale de l’Etat ‑ les questions d’ordre purement local ou régional, ou purement national. En développant cette idée d’une façon, elle aussi, extrêmement ‑ pour ne pas dire excessivement ‑ détaillée, Rosa Luxemburg mentionne, par exemple, la construction de chemins de fer d’intérêt local (n° 12, p. 149), les routes locales (n° 14‑15, p. 376), etc. Il est parfaiternent évident qu’on ne saurait se représenter un Etat moderne véritablement démocratique sans une telle autonomie, pour toute région présentant des particularités tant soit peu notables dans le domaine de l’économie ou du genre de vie, ayant une composition nationale particulière, etc. Le principe du centralisme, nécessaire pour développer le capitalisme, n’est en rien compromis par une telle autonomie (locale ou régionale) ; au contrairegrâce à elle qu’il est mis en œuvre, d’une façon démocratique et non bureaucratique. Le développement large, libre et rapide du capitalisme serait impossible ou du moins extrêmement difficile sans une telle autonomie, qui facilite àla fois la concentration des capitaux, le développement desforces productives, le regroupement de la bourgeoisie et du prolétariat à l’échelle de l’Etat tout entier. Car l’intervention bureaucratique dans les questions purement locales (régionales, nationales, etc.) constitue un des plus grands obstacles au développement économique et politique en général et, en particulier, un des obstacles au centralisme dans les questions les plus importantes, les questions fondamentales.
Aussi est‑il difficile de retenir un sourire en voyant notre excellente Rosa Luxemburg s’attacher, de l’air le plus sérieux et en termes « purement marxistes », à démontrer que la revendication de l’autonomie est applicable uniquement à la seule Pologne, uniquement à titre d’exception ! Naturellement, il n’y a pas là la moindre trace de patriotisme « de clocher », il n’y a que des raisons « pratiques »... notamment en ce qui concerne la Lituanie.
Rosa Luxemburg considère quatre provinces : celles de Vilna, de Kovno, de Grodno et de Souwalki, en s’efforçant de persuader les lecteurs (et de se persuader elle‑même) qu’elles sont habitées « principalement » par des Lituaniens. Groupant les habitants de ces provinces, elle trouve une proportion de Lituaniens atteignant 23 % de toute la population ; même en ajoutant aux Lituaniens les Jmouds, on n’arrive qu’à 31 % de la population, soit moins d’un tiers. La conclusion est donc que l’idée de l’autonomie de la Lituanie est « arbitraire et artificielle » (n° 10, p. 807).
Le lecteur informé des défauts universellement connus de notre statistique officielle russe verra tout de suite l’erreur de Rosa Luxemburg. Pourquoi fallait‑il considérer la province de Grodno, où les Lituaniens ne sont que 0,2 %, zéro virgule deux pour cent ?Pourquoi fallait‑il considérer toute la province de Vilna, et non pas le seul district de Troki, où les Lituaniens forment la majorité de la population ? Pourquoi fallait‑il considérer, toute la province de Souwalki, en évaluant le pourcentage des Lituaniens à 52 % de sa population et non les districts lituaniens de cette province, c’està‑dire cinq districts sur sept, où les Lituaniens constituent 72 % de la population ?
Il est ridicule de parler des conditions et des nécessités du capitalisme moderne et de se baser sur les divisions administratives officielles de la Russie, qui ne sont ni « modernes », ni « capitalistes », mais médiévales, féodales, bureaucratiques, et en les prenant au surplus sous leur forme la plus sommaire (en considérant les provinces et non les districts). Il est clair comme le jour qu’il ne saurait être question d’aucune réforme locale quelque peu sérieuse en Russie sans l’abolition de ces divisions et leur remplacement par des divisions véritablement « modernes » et répondant vraiment aux intérêts non pas du Trésor, de la bureaucratie, de la routine, des grands propriétaires fonciers, du clergé, mais du capitalisme. On peut être sûr, à ce propos, que, parmi les besoins actuels du capitalisme, figurera la nécessité de l’homogénéité la plus grande possible de la composition nationale de la population, car le caractère national, l’identité de la langue, est un facteur important pour la conquête totale du marché intérieur et pour la liberté totale des échanges économiques.
Chose curieuse, cette erreur évidente de Rosa Luxemburg qui tient à démontrer non pas les particularités « exceptionnelles » de la Pologne, mais l’inanité du principe de l’autonomie nationale territoriale (les bundistes sont partisans de l’autonomie nationale exterritoriale !). Nos bundistes et nos liquidateurs recueillent dans le monde entier toutes les erreurs et tous les flottements opportunistes des social‑démocrates de divers pays et de diverses nations, en reprenant chaque fois à leur compte ce qu’il y a de pire dans la social‑démocratie mondiale : en rassemblant des extraits des griffonnages bundistes et liquidateurs, on pourrait constituer un vrai musée social‑démocrate du mauvais goût.
L’autonomie régionale, déclare sentencieusement Médem, est bonne pour une région, pour un « territoire », mais non pour les arrondissements letton, estonien, etc., dont la population compte d’un demi‑million à 2 millions de et dont le territoire s’étend à une province. « Ce ne serait pas une autonomie, mais un simple zemstvo... Au‑dessus de ce zemstvo, il faudrait construire une véritable autonomie... » et l’auteur condamne la « démolition » des provinces et des vieux districts [5].
En réalité, il y a « démolition » et mutilation des conditions du capitalisme contemporain par le maintien des divisions administratives officielles, médiévales et féodales. Seuls des gens imbus de l’esprit qui a présidé à ces divisions peuvent, « avec des mines de savants connaisseurs », sur l’opposition entre le « zemstvo » et l’« autonomie » défendre le schéma réservant l’« autonomie » aux grandes régions et le zemstvo aux petites. Le capitalisme actuel n’a que faire de ce schéma bureaucratique. Pourquoi ne peut‑il y avoir d’arrondissements nationaux autonomes avec une population non seulement d’un demi‑million, mais même de 50 000 habitants ? Pourquoi ces arrondissements peuvent‑ils s’unir sous les formes les plus diverses avec des arrondissements voisins de différentes dimensions pour constituer un seul « territoire » autonome si la chose est commode, si elle est nécessaire pour les rapports économiques ? Tout cela demeure le secret du bundiste Médem. Notons que le programme national de Brünn de la social‑démocratie se place entièrement sur le terrain de l’autonomie nationale‑territoriale ; il propose de diviser l’Autriche, « au lieu de terres historiques de la couronne », en arrondissement « délimités nationalement » (§ 2 du programme de Brünn). Nous ne serions pas allés aussi loin. Sans aucun doute, la composition nationale homogène de la population est un des facteurs les plus sûrs d’un commerce libre et large, véritablement moderne. Sans aucun doute, nul marxiste ‑ et même nul démocrate décidé ‑ ne s’avisera de défendre les terres de la couronne autrichienne et les provinces et les districts russes (sans être aussi mauvais que les terres de la couronne autrichienne, ils sont cependant très mauvais), ni de contester la nécessité de substituer à ces divisions surannées des divisions tenant compte autant que possible de la composition nationale des populations. Sans aucun doute, enfin, il importe au plus haut point, pour supprimer toute oppression nationale, de créer des arrondissemonts autonomes, même très petits, ayant une composition nationale homogène, autour desquels pourraient « graviter », entrant avec eux dans des rapports et des associations libres de toutes sortes, les membres de la nationalité considérée, dispersés en différents points du pays ou même du globe. Tout cela est indiscutable et ne peut être contesté que d’un point de vue routinier et bureaucratique.
Mais la composition nationale de la population n’est que l’un des facteurs économiques essentiels, ce n’est ni le seul ni le plus important. Ainsi, les villes jouent un rôle économique très important en régime capitaliste ; or elles se distinguent partout ‑ en Pologne, en Lituanie, en Ukraine, en Grande‑Russie, etc. par une composition nationale très bigarrée. Détacher les villes, pour des motifs d’ordre « national », des villages et arrondissements qui gravitent économiquement autour d’elles, serait absurde et impossible. Par conséquent, les marxistes ne doivent pas se placer entièrement et exclusivement sur le terrain du principe « national territorialiste ».
Aussi la solution préconisée par la dernière conférence des marxistes russes est‑elle beaucoup plus juste que la solution autrichienne du problème. Cette conférence a adopté, sur ce point, la thèse suivante :
« il faut... une large autonomie régionale » (non pas, bien entendu, pour la seule Pologne, mais pour toutes les régions de la Russie) « et une administration autonome locale parfaitement démocratique, les frontières des régions d’auto‑administration et des régions autonomes étant fixées » (non à partir des frontières des provinces actuelles des districts actuels, etc.), « mais en tenant compte de l’appréciation portée par la population locale elle-même sur les conditions économiques, le genre de vie, la composition nationale de la population, etc ... » [6]
La composition nationale de la population est placée ici à côté des autres conditions (au premier chef des conditions économiques, puis du genre de vie, etc.), qui doivent servir de base à la fixation de nouvelles frontières correspondant au capitalisme actuel et non à un état de choses bureaucratique et asiatique. La population locale peut seulement « apprécier » avec une rigueur suffisante toutes ces conditions, et c’est à partir de cette appréciation que le Parlement central de l’Etat déterminera les frontières des régions autonomes et les attributions des diètes autonomes.
Il nous reste à examiner la question du droit des nations à disposer d’elles‑mêmes. Sur ce point, une flopée d’opportunistes de toutes les nationalités se sont attelés à la « popularisation » des erreurs de Rosa Luxemburg : le liquidanteur Semkovski, le bundiste Liebmann, le national‑social ukrainien Lev lourkévitch. Nous consacrerons l’article suivant à ce problème, embrouillé à plaisir par tous ces messieurs.
Notes
[1] Voir « Du droit des nations à disposer d’elles‑mêmes » (N.R.)
[2] Dragomanov (1841-1895) : principal porte-parole du nationalisme libéral ukrainien. (N.R.)
[3] Przeglad Socjaldetmokratyczny, Krakow 1908 et 1909. (Revue social‑démocrate. ‑ N.R.)
[4] Rosa Luxemburg développe son idée jusque dans les détails en mentionnant par exemple ? avec juste raison ? la législation sur le divorce (n°12, p. 162 de la revue citée). (Note de l’auteur)
[5] V. Medem, « Position de la question nationale en Russie », Vestnik Evropy 1912, n° 8-9. Vestnik Evropy : revue libérale russe qui parût de 1866 à 1918. (N.R.)
[6] Voir Lénine : « Résolution sur la question nationale » de la conférence du C.C. du P.O.S.D.R. (été 1913) (N.R.)
Notes critiques sur la question nationale Lénine
5 L’égalité des nations et les droits de la minorité nationale
Le procédé, le plus répandu des opportunistes de Russie, dans la discussion du problème national, consiste à invoquer l’exemple de l’Autriche. Dans mon article de la Sévernaïa Pravda (Prosvéchtchénié n° 10, pp. 96‑98), contre lequel les opportunistes sont partis en guerre (M. Semkovski dans la Novaïa Rabotchaïa Gazéta [1], M.Liebmann dans Zeit) j’affirme que la seule solution du problème national, pour autant que celui‑ci puisse être résolu dans le monde capitaliste, est le démocratisme conséquent. Pour prouver cette affirmation, je me réfère notamment à la Suisse.
Cette référence ne plaît pas aux deux opportunistes que j’ai nommés plus haut ; ils cherchent à la réfuter ou à en minimiser la portée. Kautsky, voyez‑vous, a dit que la Suisse était un cas d’espèce : qu’il existe prétendument en Suisse une décentralisation tout à fait particulière, une histoire particulière, des conditions géographiques particulières, une répartition extrêmement originale de la population allogène, etc., etc.
Ce ne sont là que des tentatives de se dérober sur lé fond de la discussion. Certes, la Suisse est un cas d’espèce en ce sens qu’elle n’est pas un Etat national homogène. Mais le même cas d’espèce (ou le même état arriéré, ajoute Kautsky, se retrouve en Autriche et en Russie. Certes, en Suisse, seules des conditions particulières, originales, de son histoire et de ses mœurs ont pu assurer plus de démocratisme que dans la plupart des pays européens limitrophes.
Mais toutes ces considérations n’ont rien à voir ici, puisqu’il est question d’emprunts à faire à un modèle. Dans les conditions actuelles, les pays où telle ou telle institution a été réalisée selon les principes d’un démocratisme conséquent sont tous des cas d’espèce. Est‑ce que cela, nous empêche, dans notre programme, de préconiser l’application d’un démocratisme conséquent dans toutes les institutions ?
Ce qui fait la particularité de la Suisse, C’est son histoire, ses conditions géographiques et autres. Ce qui fait la particularité de la Russie, c’est, à l’époque des révolutions bourgeoises, un prolétariat d’une force sans précédent et un retard général effrayant du pays qui suscite objectivement la nécessité d’un progrès exceptionnellement rapide et résolu, sous peine d’entraîner toutes sortes d’inconvénients et de défaites.
Nous élaborons un programme national en partant du point de vue du prolétariat. Depuis quand doit‑on prendre pour modèles les pires exemples, au lieu des meilleurs ?
En tout cas, ne demeure‑t‑il pas incontestable et indiscutable qu’en régime capitaliste, la paix nationale a été réalisée (pour autant qu’elle puisse l’être) exclusivement dans les pays où le. démocratisme est appliqué d’une façon conséquente ?
Du moment que la chose est indiscutable, les opportunistes qui se réfèrent obstinément à l’Autriche, au lieu de la Suisse, agissent exactement à l’instar des cadets, qui copient toujours les pires constitutions européennes, au lieu de s’inspirer des meilleures.
Il existe en Suisse trois langues d’Etat mais les projets de loi, lors des référendums, sont imprimés en cinq langues, c’est‑à‑dire dans les trois langues d’Etat plus deux dialectes « romans ». Ces deux dialectes, d’après le recensement de 1900, sont parlés en Suisse par 38 651 habitants sur 3 315 443, soit un peu plus d’un pour cent.Les officiers et sous‑officiers de l’armée « ont toute latitude de s’adresser aux soldats dans leur langue maternelle ». Dans les cantons des Grisons et du Valais (chacun compte un peu plus de 100 000 habitants), les deux dialectes jouissent d’une égalité totale [2].
La question se pose : devons‑nous propager et préconiser cette expérience vivante d’un pays avancé ou emprunter aux Autrichiens des inventions jamais encore essayées nulle part dans le monde (et que les Autrichiens eux-mêmes n’ont pas encore adoptées), dans le genre de l’« autonomie exterterritoriale » ?
Préconiser cette invention, c’est prêcher la division de l’école suivant les nationalités, c’est‑à‑dire se livrer à une propagande franchement nuisible. Or, l’expérience de là Suisse montre qu’il est pratiquement possible ‑ et que cela a été réalisé ‑ d’assurerla paix nationale la plus grande (relativement) sous le régime d’un démocratisme conséquent (toujours relativement) dans l’ensemble de l’Etat.
« En Suisse, disent les gens qui ont étudié la question, le problème national n’existe pas dans l’acception est‑européenne. Le terme même (de problème national) est inconnu ici... » « La Suisse a dépassé la lutte des nationalités à une époque déjà lointaine, en 1797‑1803 [3]. »
Cela veut dire que l’époque de la grande Révolution française, qui a résolu de la façon la plus démocratique les questions du moment concernant le passage du féodalisme au capitalisme, a su « résoudre » enpassant la question nationale.
Que les Semkovski, les Liebmann et autres opportunistes essaient maintenant d’affirmer que cette solution « exclusivement ; suisse » est inapplicable à n’importe quel district ou même à une partie d’un district de Russie où, déjà sur 200 000 habitants, il existe deux dialectes parlés par 40 000 citoyens désireux de jouir dans leur pays d’une complète égalité endroits en ce qui concerne la langue !
La propagande d’une égalité complète des nations et des langues ne groupe, dans chaque nation que les éléments favorables à une application conséquente des principes démocratiques (c’est‑à‑dire uniquement les prolétaires), en les unissant non par nationalité mais, par leur aspiration à des améliorations profondes et sérieuses de la structure générale de l’Etat. Au contraire, la propagande de l’« autonomie nationale culturelle », malgré les pieux souhaits de certains groupes et personnes, divise les nations et rapproche en fait les ouvriers d’une nation avec leur bourgeoisie (adoption de ladite « autonomie nationale culturelle » par tous les partis bourgeois juifs).
Le principe de la complète égalité en droits est indissolublement lié à la garantie des droits des minorités nationales. Dans mon article de la Sévernaïa Pravda, ce principe a été exprimé presque de la même manière que dans la décision postérieure, officielle et plus exacte, du la conférence des marxistes. Cette décision exige « l’inclusion dans la Constitution d’une loi fondamentale déclarant nul et non avenu tout privilège accordé à l’une des nations et toute violation des droits d’une minorité nationale ».
Essayant de tourner cette formule en dérision, M. Liebmann demande : « Et comment saura‑t‑on en quoi consistent les droits d’une minorité nationale ? » Le droit d’avoir « son programme » dans les écoles nationales ferait‑il partie du nombre ? Quelle doit être l’importance d’une minorité nationale pour qu’elle puisse bénéficier du droit d’avoir ses juges, ses fonctionnaires, ses écoles dans sa langue maternelle ? M. Liebmann désire tirer de ces questions la nécessité d’un programme national « positif ».
En réalité, ces questions montrent nettement quelle marchandise réactionnaire veut faire passer notre bundiste à la faveur d’une discussion ne portant en apparence que sur de menus détails et particularités.
« Son programme » dans son école nationale !... Chez les marxistes, cher national‑social, il existe un programme scolaire commun, qui exige, par exemple, une école absolument laïque. Du point de vue des marxistes, on ne saurait jamais et nulle part, dans un Etat démocratique, s’écarter de ce programme commun (et c’est à la population du lieu qu il appartient d’y introduire des matières « locales », langues, etc.). Quant au principe visant à « éliminer du ressort de l’Etat » le domaine scolaire et à le livrer aux nations, il en découle que nous, les ouvriers, dans notre Etat démocratique, devons laisser la possibilité aux « nations » de dépenser les deniers du peuple pour l’école cléricale ! Sans même s’en apercevoir, M. Liebmann a nettement expliqué ce qu’il y a de réactionnaire dans l’« autonomie nationale culturelle » !
« Quelle doit être l’importance d’une minorité nationales ? » Même le programme autrichien si cher aux bundistes est muet sur ce point. Il déclare (d’une façon encore plus brève et encore moins claire que chez nous) : « Les droits des minorités nationales sont, garantis par une loi spéciale rendue parle Parlement d’Empire » (§ 4 du programme de Brünn).
Pourquoi donc personne n’a‑t‑il jamais pris à partie les social‑démocrates autrichiens en leur demandant des précisions sur cette loi ? En s’enquérant des droits exacts dont il s’agit et de la minorité à laquelle il est question de les garantir ?
Parce que tous les gens sensés comprennent qu’il est inopportun et impossible de définir dans le programme des questions de détail. Le programme n’établit que les principes fondamentaux. Dans le cas présent, le principe fondamental est sous‑entendu chez les Autrichiens et nettement exprimé dans la décision de la dernière conférence des marxistes de Russie. Il consiste à ne tolérer aucun privilège national, aucune inégalité nationale.
Prenons un exemple concret pour éclairer le bundiste sur cette question. Dans la ville de St‑Pétersbourg, le recensement scolaire du 18 janvier 1911 a indiqué que les écoles primaires du ministère de l’« instruction » publique comptaient 48 076 écoliers, dont 396 Juifs, soit moins d’un pour cent. Il y avait aussi deux Roumains, un Géorgien, trois Arméniens, etc. Est‑il possible de dresser un programme national « positif » embrassant cette diversité de rapports et de conditions ? (Bien entendu, Pétersbourg n’est pas la ville nationale la plus « bigarrée » de Russie, loin de là.) Il semble que même des spécialistes en « subtilités » nationales, comme les bundistes, renonceront à dresser un tel programme.
Or, s’il y avait dans la Constitution de l’Etat une loi fondamentale proclamant non valable toute mesure violant le droit des minorités, chaque citoyen pourrait exiger la levée d’une disposition interdisant, par exemple, d’engager aux frais de l’Etat des professeurs spéciaux de langue juive, d’histoire juive, etc., ou de réserver un local officiel à des cours destinés aux enfants juifs, arméniens et roumains, et même à un seul enfant géorgien. En tout cas, il n’est pas du tout impossible de satisfaire à tous les désirs raisonnables et équitables des minorités nationales sur la base de l’égalité en droits, et personne ne dira que préconiser cette égalité soit nuisible. Au contraire, préconiser la division de l’école par nations en réclamant par exemple, une école juive réservée aux enfants juifs de Pétersbourg, serait certainement nuisible, quant à la création d’écoles nationales pour toutes les minorités nationales, à l’usage de 1, 2 ou 3 enfants, elle est tout simplement impossible.
Ensuite, aucune loi générale de l’Etat ne peut préciser l’importance numérique nécessaire à une minorité nationale pour avoir droit à une école particulière ou à des maîtres particuliers sur des matières d’enseignement complémentaires, etc.
Par contre, la loi générale de l’Etat sur l’égalité en droits peut parfaitement être détaillée et développée par des ordonnances spéciales, des arrêtés de diètes régionales, de villes, de zemstvos, de communautés, etc.
Notes
[1] Novaïa Rabotchaïa Gazéta [Nouveau journal ouvrier] : quotidien égal menchévique, parût à partir d’août 1913, sous divers titres en raison de la censure. (N.R.)
[2] Voir René Henry, La Suisse et la question des langues, Berne, 1907. (Note de l’auteur)
[3] Voir Ed. Blocher, Die Nationalitäten in der Schweiz, Berlin, 1910. (Note de l’auteur)
Extraits de
Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes LENINE
7. Marxisme ou proudhonisme ?
Notre référence au point de vue de Marx sur la séparation de l’Irlande a suscité de la part des camarades polonais une réponse non pas détournée, pour une fois, mais directe. En quoi consiste leur objection ? Ils sont d’avis que les références à l’attitude de Marx au cours des années 1848-1871 sont "sans aucune valeur". Cette déclaration singulièrement sévère et péremptoire est motivée par le fait que Marx s’est prononcé "dans le même temps" contre les aspirations à l’indépendance "des Tchèques, des Slaves du Sud, etc [1]."
Si cette motivation est particulièrement sévère, c’est parce qu’elle est aussi particulièrement inconsistante. Les marxistes polonais prétendent que Marx n’aurait été qu’un brouillon, affirmant "dans le même temps" des choses contradictoires ! Cela n’a absolument rien d’exact ni de marxiste. L’analyse "concrète" que les camarades polonais exigent sans pour autant l’appliquer nous fait justement un devoir d’examiner si l’attitude différente de Marx envers les différents mouvements "nationaux" concrets ne découlait pas d’une seule et même conception socialiste.
Comme on le sait, Marx était pour l’indépendance de la Pologne du point de vue des intérêts de la démocratie européenne dans sa lutte contre les forces et l’influence - on peut dire : contre la toute-puissance et I’influence réactionnaire prédominante du tsarisme. La justesse de ce point de vue a reçu la plus éclatante et la plus concrète des confirmations en 1849, lorsque l’armée féodale russe écrasa le soulèvement démocratique révolutionnaire de la Hongrie pour sa libération nationale. Depuis ce moment-là jusqu’à la mort de Marx et même plus tard, jusqu’en 1890, quand menaçait de se déclencher une guerre réactionnaire du tsarisme allié à la France contre I’Allemagne, alors non impérialiste, mais nationalement indépendante, Engels fut avant tout et par-dessus tout pour la lutte contre le tsarisme. C’est pour cela, et uniquement pour cela, que Marx et Engels étaient contre le mouvement national des Tchèques et des Slaves du Sud. Il suffira à tous ceux qui s’intéressent au marxisme autrement que pour le répudier, de se reporter à ce qu’écrivaient Marx et Engels en 1848-1849 pour se convaincre qu’à cette époque ils opposaient, nettement et très précisément, "des peuples réactionnaires en leur entier" et servant d’"avant-postes russes" en Europe aux "peuples révolutionnaires", les allemands, les polonais, les magyars. C’est là un fait. Et ce fait était à l’époque d’une exactitude incontestable en 1848, les peuples révolutionnaires se battaient pour la liberté, dont le principal ennemi était le tsarisme, alors que les Tchèques, etc., étaient effectivement des peuples réactionnaires, des avant-postes du tsarisme.
Que nous montre donc cet exemple concret qu’il faut analyser concrètement si l’on veut rester fidèle au marxisme ? Simplement : 1) que l’intérêt de la libération de plusieurs grands et très grands peuples d’Europe est supérieur à celui du mouvement de libération des petites nations ; 2) que la revendication de la démocratie doit être considérée à l’échelle de l’Europe entière - il faut dire aujourd’hui : à l’échelle mondiale - et non pas isolément.
Rien de plus. Cela ne dément en rien ce principe socialiste élémentaire que les polonais oublient, mais auquel Marx est toujours resté fidèle, à savoir qu’un peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre. Si la situation concrète devant laquelle se trouvait Marx à l’époque où le tsarisme exerçait une influence prédominante sur la politique internationale venait à se reproduire, par exemple en ce sens que plusieurs peuples s’engageraient dans la révolution socialiste (comme ils se sont engagés en Europe, en 1848, dans la révolution démocratique bourgeoise), et si d’autres peuples se trouvaient être les piliers de la réaction bourgeoise, nous devrions aussi nous prononcer pour une guerre révolutionnaire contre ces derniers afin de les "écraser", afin de détruire tous leurs avant-postes, quels que soient les mouvements au sein des petites nations en cause. Par conséquent, loin de rejeter les exemples de la tactique de Marx, ce qui reviendrait à professer le marxisme en paroles et à rompre avec lui en fait, nous devons tirer de leur analyse concrète des leçons inappréciables pour l’avenir. Les différentes revendications de la démocratie, y compris le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ne sont pas un absolu, mais une parcelle de l’ensemble du mouvement démocratique (aujourd’hui : socialiste) mondial. Il est possible que, dans certains cas concrets, la parcelle soit en contradiction avec le tout : elle est alors à rejeter. Il peut arriver que le mouvement républicain d’un pays ne soit que l’instrument d’intrigues cléricales, financières ou monarchiques d’autres pays nous avons alors le devoir de ne pas soutenir ce mouvement concret donné, mais il serait ridicule, sous ce prétexte, de rayer du programme de la social-démocratie internationale le mot d’ordre de république.
En quoi exactement s’est modifiée la situation concrète depuis 1848-1871 jusqu’à 1898-1916 (je prends les principaux jalons de l’impérialisme, en tant que période allant de la guerre impérialiste hispano-américaine à la guerre impérialiste européenne) ? Le tsarisme a notoirement et incontestablement cessé d’être le principal rempart de la réaction, d’abord parce qu’il est soutenu par le capital financier international, notamment par celui de la France ; ensuite, à cause de la révolution de 1905. A l’époque, le système des grands Etats nationaux - des démocraties d’Europe - apportait au monde, au mépris du tsarisme, la démocratie et le socialisme [2]. Marx et Engels n’ont pas vécu jusqu’à l’impérialisme. Actuellement, il s’est formé un système comprenant une poignée (5 ou 6) de "grandes" puissances impérialistes, dont chacune opprime des nations étrangères, et cette oppression est l’un des facteurs qui retardent artificiellement la chute du capitalisme, qui maintiennent artificiellement l’opportunisme et le social-chauvinisme dans les nations impérialistes maîtresses du monde. A l’époque, la démocratie d’Europe occidentale, qui affranchissait les plus grandes nations, était contre le tsarisme qui utilisait à des fins réactionnaires quelques petits mouvements nationaux isolés. Aujourd’hui, l’alliance de l’impérialisme tsariste et de l’impérialisme capitaliste avancé d’Europe, fondée sur l’oppression en commun d’une série de nations, se dresse en face du prolétariat socialiste, scindé en un prolétariat chauvin, "social-impérialiste", et un prolétariat révolutionnaire.
Voilà en quoi consiste le changement concret de la situation, dont les social-démocrates polonais ne tiennent aucun compte, malgré leur promesse d’être concrets. D’où le changement concret quant à l’application des mêmes principes socialistes à l’époque, on était avant tout "contre le tsarisme" (et contre certains mouvements de petites nations que celui-ci utilisait dans un sens antidémocratique) et pour les grandes nations révolutionnaires des peuples d’Occident. Aujourd’hui, on est contre le front désormais uni des puissances impérialistes, de la bourgeoisie impérialiste, des social-impérialistes, et pour l’utilisation au profit de la révolution socialiste de tous les mouvements nationaux dirigés contre l’impérialisme. Plus est pure la lutte du prolétariat contre le front général impérialiste, et plus gagne évidemment en importance le principe internationaliste : "Un peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre."
Les proudhoniens, au nom de la révolution sociale qu’ils comprenaient en doctrinaires, ne tenaient aucun compte du rôle international de la Pologne et méconnaissaient les mouvements nationaux. C’est absolument de la même façon doctrinaire que procèdent les social-démocrates polonais, qui brisent le front international de lutte contre les social-impérialistes, et qui les aident (objectivement) par leurs hésitations au sujet des annexions. Car c’est précisément le front international de la lutte prolétarienne qui s’est transformé par rapport à la situation concrète des petites nations : auparavant (1848-1871), les petites nations avaient un certain poids en tant qu’alliées possibles, soit de la "démocratie occidentale" et des peuples révolutionnaires, soit du tsarisme ; aujourd’hui (1898-1914), elles n’ont plus cette importance elles sont désormais l’une des sources qui alimentent le parasitisme et, par suite, le social-impérialisme des "grandes nations dominantes". L’important n’est pas de savoir si c’est un cinquantième ou un centième des petites nations qui se sera affranchi avant la révolution socialiste ; ce qui importe, c’est qu’à l’époque impérialiste, et par suite de causes objectives, le prolétariat s’est divisé en deux camps internationaux, dont l’un est corrompu par les miettes qui tombent de la table de la bourgeoisie des grandes puissances - en raison, notamment, de la double et triple exploitation des petites nations - tandis que l’autre ne peut s’affranchir lui-même sans affranchir les petites nations, sans éduquer les masses dans un esprit anti-chauvin, c’est-à-dire anti-annexionniste, c’est-à-dire favorable à l’"autodétermination".
Cet aspect capital de la question est méconnu par les camarades polonais qui n’envisagent pas la situation sous l’angle devenu essentIel à l’époque de l’impérialisme, c’est-à-dire en partant de l’existence de deux camps au sein du prolétariat international.
Voici d’autres exemples frappants de leur proudhonisme :
1) leur attitude à l’égard du soulèvement irlandais de 1916, dont nous parlerons plus loin ; 2) la déclaration contenue dans leurs thèses (Il, 3 à la fin du paragraphe 3), suivant laquelle le mot d’ordre de révolution socialiste "ne doit pas être voilé par quoi que ce soit". C’est là une idée profondément antimarxiste que de croire qu’on puisse "voiler" le mot d’ordre de la révolution socialiste en l’associant à une position révolutionnaire conséquente dans n’importe quelle question, y compris la question nationale.
Les social-démocrates polonais trouvent que notre programme est "national-réformiste". Comparez ces deux propositions pratiques 1) pour l’autonomie (thèses polonaises III, 4) et 2) pour la liberté de séparation. Nos programmes diffèrent précisément et uniquement sur ce point ! N’est-il pas clair que c’est le premier qui est réformiste, et c’est ce qui le distingue du second ? Un changement réformiste est celui qui n’ébranle pas les bases du pouvoir de la classe dominante, dont il n’est qu’une concession, et qui maintient sa domination. Un changement révolutionnaire sape le pouvoir jusque dans ses fondements. Dans le programme national, le réformisme n’abolit pas tous les privilèges de la nation dominante ; il n’établit pas l’égalité complète des droits ; il ne supprime pas toutes les formes d’oppression nationale. Une nation "autonome" n’est pas l’égale en droits d’une nation "souveraine" ; les camarades polonais n’auraient pas manqué de s’en rendre compte s’ils ne persistaient (tels nos vieux "économistes") à méconnaître l’analyse des notions et des catégories politiques. La Norvège autonome jouissait jusqu’en 1905, en tant que partie de la Suède, d’une très large autonomie, mais elle n’était pas l’égale en droits de la Suède. C’est seulement par sa libre séparation qu’elle a manifesté pratiquement et démontré son égalité en droits (soit dit entre parenthèses, c’est justement cette libre séparation qui a créé une base de rapprochement plus étroit et plus démocratique, reposant sur l’égalité des droits). Tant que la Norvège n’était qu’autonome, l’aristocratie suédoise possédait un privilège de plus, et ce privilège n’a pas été "atténué" (l’essence du réformisme est d’atténuer le mal et non pas de le supprimer), mais complètement aboli par la séparation (signe principal du caractère révolutionnaire d’un programme).
Au fait : il y a une différence de principe entre l’autonomie, en tant que réforme, et la liberté de séparation, en tant que mesure révolutionnaire. Cela est incontestable. Mais une réforme, comme chacun sait, n’est souvent dans la pratique qu’un pas vers la révolution. C’est précisément l’autonomie qui permet à une nation maintenue par la violence dans les limites d’un Etat donné de se constituer définitivement en corps de nation, de rassembler, d’apprendre à connaître et d’organiser ses forces, de choisir le moment le plus propice pour déclarer... à la manière "norvégienne" : nous, diète autonome de telle nation ou de tel territoire, déclarons que le tsar de toutes les Russies a cessé d’être roi de Pologne, etc. A cela on "objecte" ordinairement que de telles questions sont tranchées par des guerres et non par des déclarations. C’est juste : dans l’immense majorité des cas, par des guerres (de même que les questions relatives à la forme de gouvernement des grands Etats ne sont tranchées, dans l’immense majorité des cas, que par des guerres ou des révolutions). On devrait cependant se demander si une pareille "objection" au programme politique d’un parti révolutionnaire est logique. Sommes-nous contre les guerres et les révolutions qui se font pour la justice et pour le bien du prolétariat, pour la démocratie et pour le socialisme ?
"Nous ne pouvons pourtant pas être pour une guerre entre grandes nations, pour l’extermination de 20 millions d’hommes, en vue de la libération problématique d’une petite nation qui ne compte peut-être que 10 ou 20 millions d’âmes" ! Non, bien sûr. Ce n’est pas parce que nous éliminons de notre programme la complète égalité des nations, mais parce qu’il faut subordonner les intérêts de la démocratie d’un seul pays aux intérêts de la démocratie de plusieurs et de tous les pays. Admettons qu’entre deux grandes monarchies se trouve un petit royaume dont le roitelet est "lié" pour des raisons de parenté ou autres aux monarques de deux pays voisins. Admettons ensuite que la proclamation de la république dans le petit pays, que l’expulsion de son monarque signifie pratiquement la guerre entre les deux grands Etats voisins, désireux l’un et l’autre d’imposer tel ou tel monarque au petit pays. Il est hors de doute que toute la social-démocratie internationale, ainsi que la partie vraiment internationaliste de la social-démocratie de ce petit pays, serait dans ce cas contre le remplacement de la monarchie par la république. Le remplacement de la monarchie par la république n’est pas un absolu, mais une revendication démocratique, subordonnée aux intérêts de la démocratie en général (et plus encore, naturellement, aux intérêts du prolétariat socialiste). Il est certain que si un pareil cas se présentait, il ne provoquerait pas l’ombre d’une divergence entre les social-démocrates de n’importe quels pays. Mais si, fort de cet exemple, un social-démocrate proposait de rayer en général du programme de la social-démocratie internationale le mot d’ordre de république, on le prendrait certainement pour un fou. On lui dirait : il ne faut tout de même pas oublier la distinction logique élémentaire entre le particulier et le général.
Cet exemple nous amène, par une voie quelque peu détournée, à la question de l’éducation internationaliste de la classe ouvrière. Cette éducation, dont la nécessité et l’importance de tout premier plan ne sauraient susciter aucune divergence parmi les zimmerwaldiens de gauche, peut-elle être concrètement identique dans les grandes nations qui oppriment et dans les petites nations opprimées ? Dans les nations qui annexent et dans celles qui sont annexées ?
Non, bien sûr. La marche vers un but unique : la complète égalité en droits, le rapprochement le plus étroit et, ultérieurement, la fusion de toutes les nations, emprunte évidemment ici des chemins concrets différents, de même, par exemple, que le chemin qui mène au point central d’une page prend à gauche en partant d’une des marges et à droite en partant de la marge opposée. Si, prêchant la fusion des nations en général, un social-démocrate d’une grande nation qui annexe et opprime oubliait, un instant, que "son" Nicolas Il, "son" Guillaume, "son" Georges, "son" Poincaré, etc., sont eux aussi pour la fusion avec les petites nations (au moyen d’annexions), Nicolas Il est pour la "fusion" avec la Galicie, Guillaume Il, pour la "fusion" avec la Belgique, etc., - un tel social-démocrate ne serait qu’un ridicule doctrinaire en théorie, et un auxiliaire de l’impérialisme dans la pratique.
L’éducation internationaliste des ouvriers des pays oppresseurs doit nécessairement consister, en tout premier lieu, à prêcher et à défendre le principe de la liberté de séparation des pays opprimés. Sinon, pas d’internationalisme. Nous avons le droit et le devoir de traiter d’impérialiste et de gredin tout social-démocrate d’une nation oppressive qui ne fait pas cette propagande. Cette revendication doit être posée d’une façon absolue, sans aucune réserve, quand bien même l’éventualité de la séparation ne devrait se présenter et être "réalisable", avant l’avènement du socialisme, que dans un cas sur mille.
Nous avons le devoir de développer chez les ouvriers l’"indifférence" à l’égard des distinctions nationales. C’est incontestable. Mais non pas l’indifférence que professent les annexionnistes. Un membre d’une nation oppressive doit rester "indifférent" à la question de savoir si des petites nations font partie de son Etat ou d’un Etat voisin, ou bien sont indépendantes, selon leurs sympathies : s’il n’y est pas "indifférent", il n’est pas social-démocrate. Pour être un social-démocrate internationaliste, il faut penser non pas seulement à sa propre nation ; il faut placer au-dessus d’elle les intérêts de toutes les nations, leur liberté et leur égalité de droits à toutes. En "théorie", tout le monde est d’accord sur ce point, mais dans la pratique, on manifeste précisément cette indifférence qui est propre aux annexionnistes. C’est là la racine du mal.
Au contraire, le social-démocrate d’une petite nation doit reporter le centre de gravité de son agitation sur le premier mot de notre formule générale : "union librement consentie" des nations. Il peut, sans faillir à ses obligations d’internationaliste, être ù la fois pour l’indépendance politique de sa nation, et pour son intégration à un Etat voisin X, Y, Z, etc. Mais il doit en tout état de cause lutter contre la mentalité étriquée de petite nation, la tendance à s’isoler et à se replier sur soi-même pour la prise en considération du tout et de l’universel, pour la subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général.
Les gens qui n’ont pas approfondi cette question trouvent "contradictoire" que les social-démocrates des nations qui en oppriment d’autres insistent sur la "liberté de séparation", et les social-démocrates des nations opprimées, sur la "liberté d’union". Mais un peu de réflexion montre que, pour parvenir à l’internationalisme et à la fusion des nations en partant de la situation actuelle, il n’y a pas et il ne peut y avoir d’autre voie.
Et ceci nous amène à la situation particulière de la social-démocratie hollandaise et polonaise.
Notes
[1] F. Engels : Le panslavisme démocratique. Paru dans La nouvelle gazette rhénane n°222 et 223, 15 et 16 février 1849.
[2] Riazanov a publié dans les Archives de l’histoire du socialisme de Grünberg (1916, tome 1) un très intéressant article d’Engels sur la question polonaise, écrit en 1866. Engels y souligne la nécessité pour le prolétariat de reconnaître l’indépendance politique et le "droit à disposer d’elles-mêmes" (right to dispose of itself) des grandes et puissantes nations d’Europe, tout en faisant ressortir l’absurdité du "principe des nationalités" (surtout dans son interprétation bonapartiste), qui consiste à placer n’importe quelle petite nation sur un pied d’égalité avec les grandes nations. "La Russie, dit Engels, détient une quantité énorme de propriété volée" (c’est-à-dire de nations opprimées) "qu’il lui faudra bien restituer le jour du règlement des comptes" ("Qu’a à faire avec la Pologne, la classe ouvrière ? ", 24, 31 mars, 5 mai 1866). Le bonapartisme comme le tsarisme utilisent les mouvements des petites nations à leur propre avantage et contre la démocratie européenne.
EXTRAITS DE
Staline Léon Trotsky
VIII : Commissaire du peuple 2° section
D’après le texte de la Constitution, un commissariat du peuple se composait du président (le commissaire) et d’un « collège » comptant une demi-douzaine et parfois une douzaine de membres. Sa direction n’était pas tâche aisée. Selon Pestkovsky, « tous les membres du collège du commissariat des nationalités étaient en opposition à Staline sur la question nationale et il arrivait fréquemment que Staline fût en minorité ». L’auteur repenti se hâte d’ajouter : « Staline entreprit de nous rééduquer. Dans cette tâche, il déploya beaucoup de bon sens et de sagesse. » Malheureusement, Pestkovsky ne nous donne pas de détails là-dessus. Par contre, il nous renseigne bien sur la manière originale dont Staline terminait les conflits avec ses collègues. « Parfois il perdait patience, écrit Pestkovsky, mais il n’en montrait rien en séance. Dans ces occasions-là, quand, par suite de nos interminables discussions, sa patience était épuisée, il s’éclipsait soudain, avec une habileté remarquable, "juste pour un moment", et il disparaissait de la pièce, allait se cacher dans une des retraites de Smolny, et plus tard du Kremlin. Il était impossible alors de le découvrir. Au commencement, nous attendions qu’il revienne, mais, finalement, il fallait ajourner la réunion. Je restais seul dans notre bureau commun, attendant patiemment son retour, mais en vain. Il arrivait qu’en de pareils moments le téléphone appelât et que Lénine demandât Staline. Quand je répondais que Staline avait disparu, il me disait invariablement : "Trouvez-le tout de suite." Ce n’était pas facile. Je devais courir à travers les longs corridors de Smolny ou du Kremlin à la recherche de Staline. Je le trouvais dans les endroits les plus imprévus ; deux fois, par exemple, dans le logement d’un marin, le camarade Vorontsov ; il était dans la cuisine, allongé sur un divan, fumant sa pipe et ruminant ses thèses. »
Comme les meilleures forces du Parti avaient été absorbées par les tâches militaires ou économiques, le bureau du commissariat des nationalités se composait d’hommes de second plan. Il leur arrivait souvent néanmoins de contredire Staline et de lui poser des questions auxquelles il était incapable de répondre. Il avait le pouvoir ; mais ce pouvoir était insuffisant pour contraindre, il devait convaincre. Staline n’était pas à la hauteur de la situation. Les contradictions entre sa nature tyrannique et ses ressources intellectuelles insuffisantes le mettaient dans une situation insupportable. Il n’avait pas d’autorité dans son propre département. Quand sa patience était épuisée, il allait simplement se cacher « dans les endroits les plus imprévus ». On peut douter que, dans la cuisine du commandant, il réfléchissait à ses thèses. Il est plus vraisemblable qu’il pansait sa blessure intérieure, songeant que tout irait beaucoup mieux si ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui n’osaient pas le dire. Mais à cette époque il ne pouvait pas même entrer dans sa tête qu’un jour viendrait où il n’aurait qu’à commander et que tous les autres obéiraient en silence.
Non moins pittoresque est la description par Pestkovsky de la recherche de bureaux pour le commissariat à Moscou, où le gouvernement se transporta au mois de mars. Les services se livraient une âpre lutte autour des locaux disponibles. Au début, le commissariat des nationalités n’avait absolument rien. « Mais j’insistai auprès de Staline et bientôt le commissariat fut en possession de plusieurs maisons privées. L’office central de la Russie Blanche fut logé dans la Povarskaya, les Lettons et les Estoniens dans la Nikitskaya, les Polonais dans l’Arbat, les Juifs dans la Préchistenka, tandis que les Tartares étaient quelque part sur un quai de la Moskova. En dehors de cela, Staline et moi avions des bureaux au Kremlin. Staline trouvait cette situation très incommode. "Il est tout à fait impossible d’avoir l’œil sur vous tous. Il faudrait trouver un bâtiment assez grand pour y loger tout le monde." Cette idée ne le quittait pas un seul instant. Quelques jours plus tard, il me dit : "On nous a donné le Grand Hôtel de Sibérie, mais le Conseil suprême de l’économie nationale en a déjà pris possession. Cependant nous ne reculerons pas. Dites à Allilouïéva de taper ces mots sur plusieurs feuilles de papier. Ces bureaux sont occupés par le Commissariat des nationalités. Et prenez avec vous quelques punaises. »
Allilouïéva, future femme de Staline, était dactylographe au commissariat. Munis des magiques morceaux papier et des punaises, Staline et son adjoint allèrent en auto à l’Hôtel de Sibérie. « La nuit était déjà venue. La porte principale de l’hôtel était fermée. Elle était ornée d’un morceau de papier sur lequel on lisait : "Cet immeuble est occupé par le Conseil suprême." Staline l’arracha, et nous apposâmes le nôtre à sa place." "Tout ce qu’il nous faut faire à présent, dit alors Staline, c’est pénétrer dans la place." Ce n’était pas facile. A grand-peine, nous découvrîmes une petite entrée sur le derrière. Pour une raison inexplicable, il n’y avait pas d’électricité. Nous éclairâmes notre chemin avec des allumettes ; au deuxième étage, nous trébuchâmes dans un long corridor. Là, nous apposâmes nos notices sur quelques portes, au hasard. Quand vint le moment de nous retirer, nous n’avions plus d’allumettes. Descendant l’escalier dans une complète obscurité, nous arrivâmes au sous-sol après avoir failli nous rompre le cou, Enfin nous réussîmes péniblement à retrouver l’issue et notre auto. »
Il faut certainement un effort d’imagination pour se représenter un membre du gouvernement s’introduisant à la faveur de la nuit dans un immeuble occupé par un autre commissariat, arrachant des notices et en fixant d’autres. On peut dire avec certitude qu’aucun autre commissaire ou membre du Comité central n’eût été capable d’une pareille équipée. Nous reconnaissons là le Koba du temps de la prison de Bakou. Staline ne pouvait ignorer que la décision finale quant à I’attribution d’un immeuble appartenait au Conseil des commissaires ou au Bureau politique, et il eût été plus simple de s’adresser à l’un ou à l’autre. Mais Staline avait sans doute des raisons de supposer que le conflit ne serait pas tranché en sa faveur et ce qu’il voulait c’était mettre le Conseil devant un fait accompli. Sa manœuvre échoua, le bâtiment fut attribué au Conseil suprême de l’Economie, qui était un organisme beaucoup plus important que le commissariat de Staline [1]. Autre sujet de rancune contre Lénine que Staline dut réprimer.
D’après ce que rapporte Pestkovsky, la majorité du collège du commissariat des nationalités raisonnait de cette façon : « Toute oppression nationale n’est qu’une des manifestations de l’oppression de classe. La Révolution d’Octobre a détruit la base de l’oppression de classe ; par conséquent, il n’est pas nécessaire d’organiser en Russie des républiques nationales et des régions autonomes. La division territoriale doit se faire exclusivement selon les frontières économiques. » L’opposition à la politique de Lénine était, si étrange que cela pût sembler à première vue, spécialement forte parmi les bolchéviks non russes (Lettons, Ukrainiens, Arméniens, juifs et autres). Les bolchéviks des régions frontières qui subissaient l’oppression luttaient conjointement avec les partis nationalistes locaux et ils étaient enclins à rejeter, non seulement le poison du chauvinisme, mais même toute mesure de caractère progressif. Le collège du commissariat des nationalités se composait de ces non-Russes russifiés, qui opposaient leur nationalisme abstrait aux besoins réels du développement des nationalités opprimées. En fait, cette politique maintenait la vieille tradition de la russification et était en elle-même un danger particulier dans les conditions de la guerre civile.
Le commissariat des nationalités avait été créé pour organiser tous les peuples de Russie que le tsarisme opprimait, au moyen de commissariats nationaux. Il avait pour tâche particulière de développer l’éducation des nationalités sur une base soviétique. Il publiait un hebdomadaire, La vie des nationalités, en russe, et plusieurs publications dans les diverses langues nationales. Mais sa tâche essentielle restait l’organisation des régions et des républiques nationales, il devait trouver les cadres nécessaires parmi les nationaux eux-mêmes, être un guide pour les entités territoriales nouvellement organisées aussi bien que pour les minorités nationales vivant en dehors de leur propre territoire. Aux yeux des nationalités arriérées, qui pour la première fois étaient appelées par la Révolution à mener une existence nationale indépendante, le commissariat des nationalités jouissait d’une autorité indiscutable. Il leur ouvrait les portes vers une indépendance dans le cadre du régime soviétique. Dans ce domaine, Staline était pour Lénine un adjoint irremplaçable. Il connaissait intimement la vie des peuples aborigènes du Caucase - comme seul le pouvait un natif. Il avait cette connaissance dans le sang. Il aimait la compagnie des simples, trouvait avec eux un commun langage, n’avait pas à craindre qu’ils lui soient supérieurs en quoi que ce soit, et par suite il entretenait avec eux des rapports amicaux et démocratiques. Lénine appréciait ces attributs de Staline, qui n’étaient pas communs dans le Parti, et, par tous les moyens, il s’efforçait de mettre en valeur l’autorité de Staline aux yeux des délégations nationales. « Parlez-en à Staline. Il connaît bien cette question. Il connaît la situation, discutez la question avec lui. » De telles recommandations étaient répétées par lui des centaines de fois. Quand Staline avait des conflits importants avec des délégués nationaux ou avec ses collègues du collège, la question était portée devant le Bureau politique, où toutes les décisions étaient invariablement en faveur de Staline. Ceci aurait dû renforcer son autorité aux yeux des cercles dirigeants des nationalités arriérées : au Caucase, sur la Volga, et en Asie. La nouvelle bureaucratie des minorités nationales devint plus tard pour lui un soutien non négligeable.
Le 27 novembre 1919, le second congrès panrusse des organisations communistes musulmanes et des peuples de l’Orient se réunit à Moscou. Le congrès fut ouvert par Staline, au nom du Comité central du Parti. On désigna quatre présidents d’honneur : Lénine, Trotsky, Zinoviev et Staline. Le président du congrès, Sultan-Galiyev, proposa au congrès de saluer Staline comme « un de ces combattants qu’enflamme la haine de l’impérialisme international ». Cependant, il est tout à fait caractéristique de l’importance accordée aux dirigeants à cette époque que, même à ce congrès, le rapport de Sultan-Galiyev sur la situation politique générale se terminait par ces mots : « Vive le Parti communiste russe ! Vivent ses dirigeants, les camarades Lénine et Trotsky. » Même à ce congrès des peuples de l’Orient qui se trouvaient sous la direction personnelle de Staline, il ne semblait pas nécessaire d’inclure Staline parmi les dirigeants du Parti.
Staline fut le commissaire des nationalités du début de la Révolution jusqu’à la liquidation du commissariat en 1923, provoquée par la création de l’Union soviétique et du Conseil des nationalités du Comité exécutif central de l’U.R.S.S. On peut considérer comme bien établi que, jusqu’en mai 1919, Staline n’était pas très occupé par les affaires du commissariat. Au début, Staline n’écrivait pas les éditoriaux de La vie des nationalités, mais plus tard, quand le journal adopta un grand format, il y eut des éditoriaux de lui dans chaque numéro. Cependant la production littéraire de Staline restait très limitée, et elle alla décroissant d’année en année. En 1920-1921, nous trouvons seulement deux ou trois articles de lui ; en 1922, pas un seul. A cette date, Staline devint complètement absorbé par ses machinations politiques.
En 1922, le comité de direction du journal déclarait : « Au début de la publication de La vie des nationalités, le camarade Staline, commissaire aux nationalités, y prit une part active. Il écrivit durant cette période, non seulement les éditoriaux, mais fréquemment une rubrique d’information, des notes sur la vie du Parti, etc. » Si on relit ces contributions, on y retrouve l’ancien rédacteur des publications de Tiflis et celui de la Pravda de Pétersbourg de 1913.
Il était amené assez souvent à porter son attention sur l’Orient. C’était une des idées maîtresses de Lénine ; on la retrouve dans beaucoup de ses articles et discours, sans doute, l’intérêt que Staline accordait à l’Orient était dans une large mesure personnel. Il en était lui-même originaire, si, devant des représentants de l’Occident, n’étant familier ni avec la vie de l’Occident ni avec ses langues, il se sentait toujours complètement perdu, il était incomparablement plus confiant et sur un terrain plus solide avec les représentants des nations arriérées de l’Orient ; il était le commissaire qui, dans une large mesure, décidait de leur sort. Mais chez Lénine les perspectives concernant l’Orient et l’Occident étaient étroitement liées. En 1918, c’étaient les problèmes de l’Occident qui étaient au premier plan ; la guerre allait finir, il y avait des soulèvements dans tous les pays, des révolutions en Allemagne, en Autriche-Hongrie, et ailleurs. L’article de Staline intitulé « N’oubliez pas l’Orient » parut dans le numéro du 24 novembre 1918, l’époque même de la révolution en Autriche-Hongrie et en Allemagne. Nous tous considérions ces révolutions comme les avant-coureurs des révolutions socialistes en Europe. Et c’est alors que Staline écrivait que « sans mouvement révolutionnaire dans l’Orient, il est vain de penser même au triomphe du socialisme » - en d’autres termes, Staline considérait le triomphe final du socialisme impossible, non seulement en Russie, mais même en Europe sans un réveil révolutionnaire de l’Orient. C’était une répétition de l’idée directrice de Lénine. Cependant, dans cette répétition d’idée il y avait, non seulement division du travail, mais d’intérêt. Staline n’avait absolument rien à dire au sujet des révolutions en Occident. Il ne connaissait pas l’Allemagne, ni sa vie, ni sa langue ; il se concentrait sur l’Orient.
Le 1° décembre 1918, Staline écrivit dans La vie des nationalités un article intitulé « L’Ukraine est libérée ». C’était toujours la même rhétorique de l’ancien séminariste ; on n’y trouve que des redites : « Nous ne doutons pas que le gouvernement soviétique ukrainien sera capable de résister victorieusement aux nouveaux hôtes indésirables, les esclavagistes d’Angleterre et de France. Nous ne doutons pas que le gouvernement soviétique ukrainien saura démasquer leur rôle réactionnaire », et ainsi de suite ad nauseam. Dans un article du même périodique, le 22 décembre 1918, Staline écrivait : « Avec l’aide des meilleures forces communistes, l’appareil d’Etat soviétique (en Ukraine) est rétabli. Les membres du Comité central des Soviets de l’Ukraine ont à leur tête le camarade Piatakov... Les meilleures forces communistes qui composaient le gouvernement de l’Ukraine étaient : Piatakov, Vorochilov, Serguéiev (Artem), Kviring, Zatonsky, Kotsubinsky. » De tous ceux-ci, seul Vorochilov est encore vivant et est devenu maréchal. Serguéiev (Artem) mourut dans un accident ; tous les autres ont été exécutés ou ont disparu sans laisser de trace. Tel fut le destin des « meilleures forces communistes ».
Le 23 février, Staline donnait un éditorial intitulé Deux camps, dans lequel on lisait : « Le monde s’est divisé résolument et irrévocablement en deux camps - le camp de l’impérialisme et le camp du socialisme... Les vagues de la révolution socialiste montent sans cesse à l’assaut des forteresses de l’impérialisme. Leur résonance retentit dans les pays des peuples opprimés... Le sol s’enflamme sous les pieds de l’impérialisme... » Malgré les vagues, les images sont des clichés qui ne s’accordent guère entre eux, il y a dans cette prose, sous pathos bureaucratique, un accent indéniable d’insincérité. Le 9 mars 1919, un autre article intitulé Après deux ans, dont voici la conclusion : « L’expérience de la lutte du prolétariat durant ces deux années a pleinement confirmé ce que le bolchévisme avait prévu... l’inévitabilité de la révolution prolétarienne mondiale... » En ces jours, les perspectives du bolchévisme n’avaient pas été réduites au socialisme dans un seul pays... Tous les autres articles étaient du même genre, entièrement dépourvus d’originalité de pensée et d’attrait dans la forme.
Le premier congrès des communistes tchouvaches eut lieu en avril 1920, par conséquent plus de deux ans après l’instauration du gouvernement soviétique. Les présidents d’honneur étaient les mêmes que précédemment : Lénine, Trotsky, Zinoviev et Staline. Décrivant l’ouverture du congrès, le journal du commissariat des nationalités indiquait que les murs étaient ornés des portraits des leaders de la révolution mondiale : Karl Marx, Lénine, Trotsky et Zinoviev. A cette époque il n’y avait pas encore de portrait de Staline ; pourtant ce congrès était pleinement dans sa sphère d’activité.
Le 7 novembre - c’est-à-dire au troisième anniversaire de la Révolution d’Octobre - nous trouvons Staline à Bakou, où il prit la parole à la séance solennelle des soviets, développant un rapport intitulé « Trois années de dictature prolétarienne ». Au congrès des peuples du Daghestan, le 13 novembre, il proclamait l’autonomie du Daghestan. « Le discours du camarade Staline, écrit le journal du commissariat des nationalités, fut interrompu à plusieurs reprises par des tonnerres d’applaudissements, par l’Internationale, et finit dans une ovation délirante. » Le 17 novembre, au congrès du peuple du territoire du Térek, à Vladikavkaz, Staline « proclamait l’autonomie soviétique du peuple gouriane ». Entre le 18 et le 21 décembre 1920 eut lieu la première conférence panrusse des représentants des républiques, territoires et régions autonomes, Elle fut saluée par Kaminsky au nom de Staline, empêché par la maladie d’être présent. On vota unanimement une adresse de félicitations à Staline. Mais au congrès des peuples de l’Orient, le compte rendu relate : « Furent élus présidents d’honneur du congrès : les camarades Lénine, Zinoviev et Trotsky (tempête d’applaudissements)... Membres d’honneur du bureau... le dernier nom est celui de Djougachvili Staline. »
A Vienne, sous la direction de Lénine, Staline avait écrit un bon ouvrage sur le problème national, mais sa tentative de poursuivre seul ce travail en Sibérie eut un tel résultat que Lénine considéra même impossible de publier son article. A la conférence de mars 1917, Staline émit l’opinion que l’oppression nationale est le produit du féodalisme, perdant entièrement de vue l’impérialisme comme facteur principal de l’oppression nationale à notre époque. En 1923, il mettait sur le même plan le nationalisme grand-russien - qui avait derrière lui de longues traditions et l’oppression des petites nations - et le nationalisme défensif de ces dernières. Ces grossières erreurs, erreurs stalinistes, prises dans leur ensemble, s’expliquent, comme nous l’avons déjà montré, par le fait que leur auteur ne se hausse jamais à une conception systématique. Il utilise des propositions isolées du marxisme d’après son besoin du moment, les choisissant comme on choisit les souliers, d’après la dimension, chez un cordonnier. C’est pourquoi il se contredit si aisément chaque fois que la situation évolue brusquement. Ainsi, même sur le problème national, qui était son domaine propre, Staline ne pouvait parvenir à une correcte conception d’ensemble.
« La reconnaissance du droit de sécession ne veut pas dire qu’on recommande la séparation », écrit-il dans la Pravda du 10 octobre 1920. « La sécession des régions frontières aurait sapé la puissance révolutionnaire de la Russie centrale, laquelle stimulait le mouvement de libération à l’Ouest et à l’Est. Ces régions isolées par la sécession seraient évidemment tombées sous la coupe de l’impérialisme international. Il suffit de regarder ce qui s’est passé en Géorgie, en Arménie, en Pologne, en Finlande, etc., qui se sont séparées de la Russie pour n’avoir que l’apparence de l’indépendance tandis qu’en fait elles devenaient des vassales pures et simples de l’Entente. Il suffit de rappeler la récente histoire de l’Ukraine et de l’Azerbaïdjan, la première soumise au capitalisme allemand, le second à l’Entente, pour comprendre pleinement le caractère contre-révolutionnaire de la demande de sécession d’un pays frontière dans les conditions internationales présentes. »
« La vague révolutionnaire venant du Nord, écrivait Staline au premier anniversaire de la Révolution d’Octobre, s’est étendue sur la Russie tout entière, atteignant une frontière après l’autre. Mais là, elle se heurte à une digue sous la forme de "conseils nationaux" et de "gouvernements" territoriaux (Don, Kouban, Sibérie) qui se sont constitués même avant Octobre. Bourgeois par nature, ils ne désirent pas du tout la destruction du vieux monde bourgeois. Au contraire, ils considèrent comme leur devoir de le défendre de toutes leurs forces. Ils devinrent naturellement des foyers de réaction, rassemblant autour d’eux tout ce qui était contre-révolutionnaire en Russie. Mais la lutte des "gouvernements nationaux" (contre le centre soviétique) fut une lutte inégale. Attaqués de deux côtés à la fois, de l’extérieur par le gouvernement soviétique et à l’intérieur par leurs propres ouvriers et paysans, les "gouvernements nationaux" furent contraints de battre en retraite après la première bataille... En pleine déroute, les "gouvernements nationaux" se tournèrent vers les impérialistes de l’Ouest pour solliciter leur aide contre leurs propres ouvriers et paysans. »
Ainsi se développèrent les interventions étrangères et l’occupation des pays limitrophes, peuplés surtout par des nationalités non russes, qui ne pouvaient que haïr Koltchak, Dénikine, Wrangel et leur politique impérialiste de russification.
Après la proclamation de la République autonome des Bachkirs en novembre 1917, la sympathie pour le régime soviétique gagna les masses. Le gouvernement de ce peuple était entre les mains d’éléments nationalistes conduits par Zak-Validov, qui représentaient les intérêts de la portion bourgeoise-koulak de la population. Graduellement, ce groupe dégénéra en un avant-poste de l’activité antisoviétique et établit des contacts avec Doutov et Koltchak. Cependant, sous la pression des masses et après la liquidation de l’autonomie par Koltchak, Zak-Validov fut contraint d’entamer des négociations avec le gouvernement soviétique. En février 1919, après l’élimination de Koltchak, le gouvernement bachkir se rallia au gouvernement soviétique, et vers la fin du même mois, à Simbirsk, au quartier général du front oriental, ses délégués signèrent un accord préliminaire qui garantissait l’autonomie du peuple bachkir à condition qu’il formât un gouvernement sur la base de la constitution soviétique, préparât une action commune de détachements bachkirs avec l’Armée rouge contre les Blancs, etc.
Au début de mars 1919, Staline entame des négociations à Moscou avec la délégation bachkir pour la formation de la République soviétique bachkir. En conséquence des revers militaires que nous avions subis près d’Oufa, je fus obligé de quitter Moscou dans les premiers jours de mars, ne pouvant ainsi participer au huitième congrès du Parti. Staline resta tranquillement à Moscou, au congrès, et jusqu’au 20 mars poursuivit les négociations avec les délégués. Pourtant, le nom de Staline est à peine mentionné au sujet de cette affaire par les historiens contemporains de Bachkiria. [Les deux citations ci-dessous, la première d’Antagoulov, la seconde de Samoïlov, sont à cet égard typiques : ]
1.- La lutte entre les Russes et les Bachkirs s’aggrava : le chaos était à son comble. Dans une région, les Russes étaient arrêtés sur l’ordre du gouvernement bachkir ; dans une autre, c’étaient les Bachkirs qui l’étaient sur l’ordre du gouvernement local. Le voyage du camarade Trotsky à Oufa coïncida avec ce mouvement (mars 1920). Des pourparlers eurent lieu entre les représentants bachkirs et le gouvernement soviétique en la personne du camarade Trotsky, qui aboutirent à une base d’accord. 2.- D’après une information reçue de Bachkiria, le Centre suivait attentivement la question bachkir. Au milieu du mois de mars, le camarade Trotsky, qui était arrivé à Oufa avec des pouvoirs spéciaux, convoqua une conférence. Les Bachkirs y étaient représentés par Validov, Toukhvatouline, Rakharnatouvine et Kaspransky ; Doudnik, Samoïlov, Serguéiev (Artem), Préobrajensky représentaient le comité territorial et le Centre ; y assistait également le président du Comité exécutif provisoire d’Oufa, Elstine.
Durant les premières années du régime soviétique, le bolchévisme en Ukraine était faible. La cause de cette faiblesse doit être recherchée dans les structures nationale et sociale de ce pays. Les villes, dont la population se composait de Grands-Russiens, de Juifs, de Polonais, et d’une faible proportion d’Ukrainiens, avaient dans une large mesure le caractère colonial. Parmi les ouvriers industriels de l’Ukraine, un pourcentage considérable était grand-russien. Entre la ville et le village, il y avait un gouffre, presque un abîme infranchissable. Ceux des intellectuels ukrainiens qui s’intéressaient avant tout au village, à la culture et au langage ukrainiens, étaient considérés avec une certaine ironie par les citadins, ce qui avait pour effet de les pousser dans la direction du chauvinisme. Les groupements socialistes non ukrainiens des villes n’avaient aucune sympathie pour les masses villageoises. Dans les villes ukrainiennes, ils représentaient la culture des Grands-Russiens, avec laquelle la plupart d’entre eux, en particulier les intellectuels juifs, n’étaient pourtant pas trop familiers ; de là, pour une bonne part, le caractère exotique du bolchévisme ukrainien, son absence au moment où il aurait pu s’implanter solidement dans le sol ukrainien, sa grande indépendance, enfin les conflits multiples, querelles et luttes fractionnelles permanentes.
C’était le devoir de Staline comme commissaire aux nationalités de suivre avec soin le développement du mouvement nationaliste en Ukraine. Il était, par sa fonction, plus étroitement lié que d’autres avec le parti bolchéviste ukrainien. Cette étroite liaison remontait à 1917, dès après la Révolution d’Octobre, et se maintint durant plusieurs années. En Ukraine, Staline représentait le Comité central russe des bolchéviks. D’autre part, à certains congrès du Parti, il représentait les organisations ukrainiennes, c’était la règle à cette époque. Il prit part aux conférences du Parti communiste ukrainien comme un de ses propres dirigeants, et comme la vie de l’organisation ukrainienne se passait surtout en conflits, querelles incessantes et groupements fractionnels, Staline était là comme un poisson dans l’eau.
Sa période ukrainienne fut pleine de faillites, mais elle resta pourtant complètement ignorée. [Les Histoires stalinistes officielles, contraintes de relater l’une après l’autre ces faillites, évitent soigneusement de mentionner son nom. Elles ne disent pas que, dans le règlement final, « les erreurs sur les questions paysannes et nationales commises en Ukraine en 1919 et qui contribuèrent à la chute du gouvernement des Soviets » étaient dues à l’insuffisance totale de Staline dans la défense de la politique élaborée par le Comité central du Parti communiste russe. Stigmatisant cette insuffisance, Lénine dit : « Une très petite partie des fermes bien organisées auraient dû être transformées en fermes soviétiques, autrement il n’était pas possible de former un bloc avec la paysannerie... Une politique semblable à celle suivie à la fin de 1917 et durant une grande partie de 1918 était alors nécessaire... Nous sommes donc contraints maintenant de procéder à une répartition générale des terres dépendant d’un grand nombre de fermes soviétiques. »]
[A la quatrième conférence du Parti ukrainien, le 10 mars 1920, Staline, en tant que représentant du Comité central chargé d’y défendre la résolution du Comité sur la question ukrainienne, trouva devant lui une opposition composée de divers éléments dont les plus agressifs étaient les membres de la tendance du « centralisme démocratique » de Sapronov, qui avait été battue à la conférence du Parti panrusse, en décembre. Les arguments de cette opposition étaient donc tous connus d’avance et le commissariat des nationalités en publia la réfutation. écrite pour lui par Trotsky, à qui cette tâche avait été assignée par le Bureau politique. Staline fut néanmoins tenu en échec à la conférence ukrainienne. Le Comité central dut intervenir en prononçant la dissolution du comité ukrainien et en rappelant d’Ukraine un grand nombre de fonctionnaires contaminés par le chauvinisme grand-russien. La partie essentielle de la résolution du Comité central adoptée en décembre 1919 était ainsi conçue : ]
En considération du fait que la culture ukrainienne... a pendant des siècles été brimée par le tsarisme et les classes exploiteuses de Russie, le Comité central du Parti communiste russe fait une obligation à tous les membres du parti d’aider par tous les moyens à briser les obstacles entravant le libre développement de la culture et de la langue ukrainiennes. En conséquence de siècles d’oppression, des tendances nationalistes existent parmi les sections arriérées des masses ukrainiennes, et c’est par suite le devoir des membres du Parti de se montrer tolérants et patients à leur égard, soulignant, par une explication amicale, l’identité des intérêts des masses travailleuses d’Ukraine et de Russie. Les membres du Parti doivent imposer le droit des masses travailleuses d’étudier dans la langue ukrainienne et de l’employer dans toutes les institutions soviétiques.
C’était là une thèse extrêmement facile à défendre. Bien qu’il fût connu que Staline n’était pas un brillant orateur dans les débats, on s’explique assez mal sa défaite, étant donné le rapport des forces à la conférence. Il est bien possible que, ayant constaté que l’atmosphère de la conférence était défavorable à sa thèse, Staline décida de jouer à qui perd gagne, laissant entendre, au moyen d’intermédiaires, qu’il défendait une thèse ne répondant pas à sa conviction personnelle, seulement par discipline. Il pouvait espérer faire ainsi d’une pierre deux coups : gagner la sympathie de, délégués ukrainiens et rejeter la responsabilité de la défaite sur moi en tant qu’auteur de la thèse. Une telle intrigue était tout à fait dans le caractère de l’homme !
La social-démocratie géorgienne ne bornait pas ses ambitions à la paysannerie appauvrie de la petite Géorgie ; elle aspirait aussi, et non sans un certain succès, à la direction du mouvement « de la démocratie révolutionnaire de la Russie tout entière ». Pendant les premiers mois de la Révolution, les cercles dirigeants de l’intelliguentsia géorgienne considéraient la Géorgie, non comme une patrie nationale., mais comme une Gironde, une province méridionale élue pour fournir des dirigeants à tous les pays. Mais cet état d’esprit ne put persister qu’aussi longtemps que l’espoir existait de maintenir la révolution dans le cadre d’une démocratie bourgeoise. Quand le danger d’une victoire du bolchévisme apparut clairement, la social-démocratie géorgienne brisa immédiatement ses liens avec les conciliateurs russes et s’unit aux éléments réactionnaires de la Géorgie elle-même. Quand les soviets l’emportèrent, les champions géorgiens d’une Russie une et indivisible devinrent également les ardents champions du séparatisme...
[Les documents suivants projettent une lumière nouvelle sur la soviétisation de la Géorgie : ]
1 Au comité révolutionnaire de guerre du front du Caucase. Pour Ordjonikidzé. Reçu votre lettre de récriminations. Vous avez tort de considérer mon enquête, qui est de mon devoir comme un manque de confiance. J’espère qu’avant notre rencontre vous abandonnerez votre ton injurieux inconvenant. 3 avril 1920. Lénine.
2 A Bakou, via Rostov. Au membre du conseil révolutionnaire de guerre du front du Caucase, Ordjonikidzé. Le Comité central vous ordonne de retirer toutes les unités du territoire de Géorgie, de les ramener jusqu’à la frontière et d’empêcher toute incursion en Géorgie. Après les négociations avec Tiflis, il est clair que la paix avec la Géorgie n’est pas exclue. Envoyez immédiatement l’information la plus exacte concernant les rebelles. 5 mai 1920. Par ordre du Bureau politique, Lénine, Staline
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[Lettre dactylographiée des services du commandant en chef à toutes les forces armées de la République, datée, Moscou, 17 février 1921, portant la mention : secret, personnel, adressée au vice-président du Comité révolutionnaire de guerre de la République. Ci-dessous la partie essentielle de son texte : ]
Sur l’initiative du commandant de la seconde armée, nous sommes mis en face du fait accompli d’une incursion en Géorgie ; les frontières de la Géorgie ont été franchies et l’armée rouge est déjà entrée en contact avec l’armée de Géorgie. Le commandant en chef : S. Kaménev. Le commissaire militaire : S. Danilov Le chef d’état-major : P. Lebedev
4 Ekaterinenbourg. Secret. A Moscou. A Skliansky. Veuillez m’envoyer un bref mémorandum sur la question des opérations militaires contre la Géorgie : quand ces opérations ont commencé, sur quel ordre, et le reste. J’ai besoin de ce mémorandum pour la séance plénière. 21 février 1921. Trotsky.
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[Ecrit par Lénine ; copie d’un document secret : ]
Le Comité central était disposé à permettre à la seconde armée d’appuyer activement le soulèvement en Géorgie et l’occupation de Tiflis, tout en observant les usages internationaux, et sous la condition que tous les membres du comité de guerre de la seconde armée soient, après un sérieux examen de la situation, certains du succès. Nous vous prévenons que nous sommes ici sans pain, par suite de l’absence de transport, et que par conséquent nous ne pourrons vous donner ni un train ni un seul camion. Nous sommes obligés de n’attendre du Caucase que du blé et du pétrole. Nous exigeons une réponse immédiate signée de tous les membres du Comité révolutionnaire de guerre et aussi de Smilga, Sytine, Trifonov, Froumkine. Jusqu’à notre réponse aux télégrammes de toutes ces personnes, n’entreprenez rien de caractère décisif. Par ordre du Comité central, Krestinsky,Skliansky
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Le camarade Skliansky, en notre présence, mit aussitôt ce texte en code, après avoir photographié l’original, et l’envoya à Smilga, chargé de faire personnellement le déchiffrage. Informez le commandant en chef sans lui montrer la dépêche. Staline préviendra lui-même Ordjonikidzé. Sous votre responsabilité. 14 février 1921.Lénine
(Ecrit de la main du camarade Lénine.)
La Géorgie menchéviste était incapable de tenir. Cela était clair pour chacun de nous. Cependant nous n’étions pas unanimes quant au mouvement et aux méthodes de soviétisation. J’étais partisan, pour ma part, d’une certaine période de travail préparatoire à l’intérieur du pays, afin de suivre le développement du soulèvement et de venir plus tard à son aide. J’estimai qu’après la conclusion de la paix avec la Pologne et après l’écrasement de Wrangel la Géorgie ne pouvait présenter de danger immédiat et que le dénouement pouvait être ajourné. Ordjonikidzé, appuyé par Staline insistait pour que l’Armée rouge envahît la Géorgie, présumant que le soulèvement était mûr. Lénine était enclin à partager le point de vue des deux membres géorgiens du Comité central. La question fut tranchée par le Bureau politique, le 14 février 1921, alors que j’étais dans l’Oural.
L’intervention militaire se développa avec succès et ne provoqua aucune complication internationale, si on néglige le déchaînement frénétique de la bourgeoisie et de la Seconde Internationale. Pourtant la méthode du soviétisation de la Géorgie revêtit une extrême importance pendant les années qui suivirent immédiatement. Dans les régions où les masses laborieuses étaient passées au bolchévisme déjà avant la Révolution, elles acceptaient les souffrances et les difficultés subséquentes comme liées à leur propre cause. Il n’en était pas de même dans les régions moins avancées où la soviétisation était réalisée par l’armée. Là, les masses travailleuses considéraient leurs privations comme résultant d’un régime imposé du dehors. En Géorgie, la soviétisation prématurée renforça les menchéviks pendant un certain temps et conduisit à l’importante insurrection de masse de 1924, quand, selon le propre aveu de Staline, la Géorgie dut être « labourée de nouveau ».
Notes
[1] En 1930, Staline était déjà tout-puissant, mais le culte d’Etat de sa personnalité n’en était encore qu’à ses débuts. C’est ce qui explique le fait que dans ces Mémoires, malgré leur ton général de panégyrique, on trouve une note familière, et, même qu’une trace d’ironie bon enfant est permise. Quelques années plus tard, quand les épurations et les exécutions eurent imposé le sens des distances nécessaire, des récits montrant Staline caché dans la cuisine d’un commandant ou prenant possession d’une maison dans la nuit auraient été inconvenants et auraient rendu le document tabou ; son auteur aurait payé chèrement cette violation de l’étiquette.