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L’impérialisme a cent ans. Qu’est-ce que l’impérialisme ?

samedi 22 janvier 2011, par Robert Paris

Quand on pense à l’impérialisme, on pense souvent, à tort, aux seuls USA et surtout aux agressions guerrières et le fondement économique est oublié. Mais surtout, ce qui est omis, c’est le fondement en termes de luttes de classes de la société actuelle qui donne naissance à cet impérialisme. Car ce dernier est la forme prise par la domination d’une classe exploiteuse sur une classe exploitée et son avenir ne dépend pas des aspirations à la paix et à la démocratie mais de la capacité révolutionnaire de la classe exploitée de s’organiser en vue de la destruction planétaire et définitive du capitalisme.

En développant des métropoles où sont stockées les masses de capital tirées du monde entier, l’impérialisme a pu entretenir l’illusion que les peuples travailleurs des pays riches avaient intérêt à protéger le système. C’est l’une des plus dangereuses illusions réformistes qu’il faut démolir. Le prolétariat des pays riches n’a pas moins intérêt à la destruction de l’impérialisme que celui des pays pauvres. Le sort du prolétariat allemand sous Hitler en donne une cuisante démonstration.

Certains courants proposent d’affaiblir, de mettre dans sa poche même, la lutte des classes, afin de mieux -disent-ils - unir tous ceux que révolte l’impérialisme. C’est ôter au combat sa perspective communiste de destruction du système capitaliste. C’est faire croire qu’il y a une voix anti-impérialiste qui serait autre que l’action communiste du prolétariat. Cette dénonciation des crimes de l’impérialisme sans perspective de sa destruction, même quand elle est honnête, ne mène que dans le mur les luttes. Elle permet à des leaders, comme les nationaliste bourgeois et petits bourgeois, qui veulent seulement aménager à leur profit l’impérialisme, de prendre la direction des luttes prolétariennes à vocation révolutionnaire et de les amener dans une impasse.

Les prolétaires communistes révolutionnaires n’ont pas à nier ni à rejeter les aspirations nationales démocratiques et anti-impérialistes des masses populaires car cela reviendrait à rejeter ces masses entre les mains de leurs ennemis bourgeois et petits bourgeois. Ils doivent prendre la tête de ces luttes et donner une perspective communiste au combat contre l’impérialisme : la destruction de l’ordre capitaliste.

N’oublions pas que le peuple de Paris en 1871 était dirigé par des aspirations démocratiques et nationales et que c’est parce qu’il s’est organisé de manière autonome sur des bases de classe qu’il a donné à la la Commune de 1871 ce caractère de premier pouvoir prolétarien au monde...

La définition la plus couramment donnée, et tout à fait fausse, est la suivante : "L’impérialisme est un stratégie politique de conquête visant la formation d’empires. Ce terme est parfois employé pour désigner plus particulièrement le néo-colonialisme. Par extension, impérialisme désigne tout rapport de domination établi par une nation ou une confédération sur un autre pays."

Une stratégie de conquête menant à des empires ne décrirait certainement pas l’impérialisme que nous connaissons qui est l’impérialisme du capitalisme bien différent de celui de l’empire d’Egypte, de l’empire romain ou de l’’empire arabe.

L’impérialisme capitaliste n’est pas (ou pas seulement) la formation par conquête militaire d’un empire.

Le but n’est pas des territoires mais des investissements de capitaux.

Il ne s’agit pas d’une stratégie mais d’une phase historique du système. Dire que c’est une stratégie sous-entend que l’on pourrait changer de stratégie et avoir un capitalisme moins guerrier ou moins conquérant.

L’impérialisme n’est pas "une politique d’expansion" :

"L’impérialisme est une immense accumulation de capital-argent dans un petit nombre de pays."

Lénine dans "L’impérialisme, stade ultime du capitalisme" (1916)

"Telles sont les possibilités que nous offre une plus large alliance des Etats d’Occident, une fédération européenne des grandes puissances : loin de faire avancer la civilisation universelle, elle pourrait signifier un immense danger de parasitisme occidental aboutissant à constituer un groupe à part de nations industrielles avancées, dont les classes supérieures recevraient un énorme tribut de l’Asie et de l’Afrique et entretiendraient, à l’aide de ce tribut, de grandes masses domestiquées d’employés et de serviteurs, non plus occupées à produire en grandes quantités des produits agricoles et industriels, mais rendant des services privés ou accomplissant, sous le contrôle de la nouvelle aristocratie financière, des travaux industriels de second ordre. Que ceux qui sont prêts à tourner le dos à cette théorie" (il aurait fallu dire : a cette perspective) "comme ne méritant pas d’être examinée, méditent sur les conditions économiques et sociales des régions de l’Angleterre méridionale actuelle, qui en sont déjà arrivées à cette situation. Qu’ils réfléchissent à l’extension considérable que pourrait prendre ce système si la Chine était soumise au contrôle économique de semblables groupes de financiers, de "placeurs de capitaux" (les rentiers), de leurs fonctionnaires politiques et de leurs employés de commerce et d’industrie, qui drainent les profits du plus grand réservoir potentiel que le monde ait jamais connu, afin de les consommer en Europe. Certes, la situation est trop complexe et le jeu des forces mondiales trop difficile à escompter pour que ladite ou quelque autre prévision de l’avenir dans une seule direction puisse être considérée comme la plus probable. Mais les influences qui régissent à l’heure actuelle l’impérialisme de l’Europe occidentale s’orientent dans cette direction, et si elles ne rencontrent pas de résistance, si elles ne sont pas détournées d’un autre côté, c’est dans ce sens qu’elles joueront."

Hobson dans "L’impérialisme" (1902)

Le premier livre de Kôtoku Shûsui 幸徳秋水 (1871-1911), L’Impérialisme, le spectre du vingtième siècle (二十世紀の怪物、帝国主義 Nijûseiki no kaibutsu, teikokushugi, infra L’Impérialisme), publié en avril 1901, est son œuvre la plus connue avec son ouvrage sur l’essence du socialisme (社会主義神髄 Shakaishugi shinzui), écrit en 1903.

La première édition date d’avril 1901, la plus ancienne existante date du mois de mai 1901 et est conservée à la bibliothèque de l’Université de Waseda. La maison d’édition est Keiseisha shoten 警醒社書店. Les éditions les plus récentes sont celles que l’on trouve dans les ouvres complètes de Kôtoku Shûsui, volume 3, Meiji bunken 明治文献, 1968 ; dans le volume 13 de Kindai nihonshisô taikei 近代日本思想体系 de Chikumashobô筑摩書房,1975, et une édition plus récente est disponible dans la collection dirigée par Ienaga Saburô 家長三郎, Nihon heiwaron taikei (Collection sur les théories pacifistes au japon), 1991. Il existe d’autres éditions, nous avons donné ici les plus courantes.

La plus grande originalité de ce texte est la dénonciation de l’impérialisme japonais au même titre que celle des puissances occidentales : c’est une rupture fondamentale avec le nationalisme devenu le courant idéologique et politique dominant dans ses différentes variantes au cours de la décennie précédente. Moment crucial de la formation du courant anti-impérialiste au Japon, c’est également le point de départ d’un courant socialiste non chrétien et internationaliste : bien que dans son introduction, Kôtoku Shûsui ne se présente pas comme socialiste, la conclusion ne laisse aucun doute quant à ses perspectives politiques. Kôtoku Shûsui fut la figure la plus emblématique du mouvement socialiste et anarchiste d’avant-guerre au Japon. Son nom est resté gravé dans la mémoire historique avec l’ « Affaire de crime de lèse-majesté » de 1910, Taigyaku jiken : après l’arrestation de plus d’une centaine de militants, vingt-six d’entre eux furent accusés d’avoir participé à un complot visant la vie de l’empereur. Vingt-quatre militants furent condamnés à la peine capitale. Douze militants dont une femme, la maîtresse de Kôtoku, Kan.no Suga furent exécutés dans le mois qui suivit le procès, en janvier 1911, alors que douze autres virent leur peine commuée en emprisonnement à perpétuité. Les deux derniers avaient été condamnés sous un autre chef d’accusation à des peines de onze et huit ans de réclusion.

En 1910, Hilferding écrit dans "Le capital financier :

"Avec l’évolution vers le capital financier en Europe, le capital européen émigre souvent déjà comme tel : une grande banque allemande fonde une succursale à l’étranger ; celle-ci lance un emprunt, dont le produit est employé a l’établissement d’une installation électrique ; celle-ci est confiée à la société de production de matériel électrique avec laquelle la banque est liée dans son pays d’origine. Ou le processus se simplifie encore : la succursale en question fonde à l’étranger une entreprise industrielle, émet les actions dans le pays d’origine et confie les fournitures aux entreprises avec lesquelles la banque principale est liée. Le processus s’accomplit à l’échelle la plus vaste dès que les emprunts des Etats étrangers sont employés à l’achat de fournitures industrielles. C’est l’union étroite du capital bancaire et du capital industriel qui favorise ce développement des exportations de capital.

La condition de ces exportations de capital est la différence des taux de profit : elles sont le moyen de l’égalisation des taux de profit nationaux. Le niveau du profit dépend de la composition organique du capital, par conséquent du niveau du développement capitaliste. Plus il est avancé, plus le taux de profit est bas. A cette cause générale qui entre moins en ligne de compte, puisqu’il s’agit de marchandises du marché mondial, dont le prix est déterminé par les méthodes de production les plus développées, s’en ajoutent d’autres, spéciales. En ce qui concerne d’abord le taux d’intérêt, celui-ci est beaucoup plus élevé dans les pays à faible développement capitaliste, sans organisation de crédit et bancaire, que dans les pays capitalistes avancés, à quoi s’ajoute le fait que l’intérêt contient la plupart du temps encore des parties du salaire ou du bénéfice de l’entrepreneur. Le taux d’intérêt élevé est un stimulant direct à l’exportation de capital de prêt. Le bénéfice de l’entrepreneur est plus élevé parce que la main-d’œuvre est extrêmement bon marché et que sa qualité inférieure est compensée par une très longue durée du travail. Mais en outre, parce que la rente foncière est faible ou purement théorique du fait qu’il y a encore beaucoup de terres libres, soit naturellement, soit par suite de l’expropriation violente des indigènes, le bas prix de la terre réduit le coût de production. A cela s’ajoute l’accroissement du profit par les privilèges et les monopoles. S’il s’agit de produits dont le nouveau marché lui-même constituerait le débouché, des surprofits abondants sont réalisés, car ici les marchandises produites selon le mode capitaliste sont en concurrence avec des produits fabriqués sur la base artisanale.

Mais, de quelque façon que se fasse l’exportation de capital, elle signifie toujours que la capacité d’absorption du marché étranger augmente. La barrière qui s’opposait à l’exportation de marchandises était la capacité d’absorption des marchés étrangers pour les produits industriels européens. Elle était limitée par la disposition d’excédents de leur production naturelle ou autre, dont la productivité ne pouvait être accrue rapidement et encore moins transformée en peu de temps en production pour le marché. Il est donc compréhensible que la production capitaliste anglaise, considérablement plus souple et plus capable d’expansion, suffit très rapidement aux besoins des nouveaux marchés et même les dépassa, ce qui se manifesta par voie de conséquence en tant que surproduction de l’industrie textile. Mais, d’un autre côté, la capacité d’absorption de l’Angleterre pour les produits spécifiques des nouveaux marchés était limitée. Certes, considérée du point de vue purement quantitatif, elle était beaucoup plus grande que celle des marchés étrangers. Mais, ce qui jouait ici le rôle décisif, c’était la qualité, la valeur d’usage des produits que ces marchés pouvaient exporter en échange des marchandises anglaises. Dans la mesure où il s’agissait de produits de luxe, leur consommation en Angleterre était limitée. D’un autre côté, l’industrie textile cherchait à s’étendre d’une façon extrêmement rapide, mais l’exportation des produits textiles accrut considérablement l’importation des produits coloniaux, alors que la consommation de luxe ne s’étendait absolument pas dans les mêmes proportions. Bien au contraire, l’expansion rapide de l’industrie textile eut comme conséquence que le profit fut accumulé en proportions de plus en plus grandes, au lieu d’être consommé en produits de luxe. C’est pourquoi chaque ouverture de nouveaux marchés donne lieu à des crises en Angleterre, provoquées, d’une part, par la baisse des prix des produits textiles à l’étranger et, de l’autre, par la chute des prix des produits coloniaux dans la métropole. Toutes les crises anglaises montrent l’importance de ces causes spécifiques de crise : il suffit de voir avec quel soin Tooke suit l’évolution des prix de tous les produits coloniaux et avec quelle régularité les crises industrielles d’autrefois sont accompagnées de l’effondrement complet de ces branches commerciales. Un changement n’apparut qu’avec le développement du système des transports moderne, qui rejette tout le poids sur l’industrie métallurgique, tandis que le commerce avec les nouveaux marchés se développe d’autant plus dans ce sens qu’il ne s’agit pas d’un simple commerce de marchandises, mais d’exportation de capital.

Déjà à elle seule l’exportation du capital en tant que capital de prêt accroît d’une façon considérable la capacité d’absorption des nouveaux marchés. En supposant qu’un nouveau marché soit en état d’exporter pour 1 million de livres de marchandises, sa capacité d’absorption dans un échange de marchandises - bien entendu, à valeurs égales - serait également de 1 million de livres. Mais si cette valeur est exportée dans le pays, non pas en tant que marchandises, mais en tant que capital de prêt, par exemple sous forme d’un emprunt d’Etat, la valeur de 1 million de livres dont le nouveau marché peut disposer grâce à l’exportation de son excédent ne sert pas à un échange contre des marchandises, mais au versement des intérêts du capital prêté. On peut par conséquent exporter dans ce pays, non seulement une valeur de 1 million de livres, mais, disons, de 10 millions, si cette valeur y est envoyée en tant que capital et si l’intérêt est de 10 %, et de 20 millions si l’intérêt est ramené à 5 %. Cela montre en même temps la grande importance que la baisse du taux d’intérêt a pour la capacité d’extension du marché. La vive concurrence du capital de prêt étranger a pour effet de faire baisser rapidement le taux d’intérêt même dans les pays retardataires et, par là, d’accroître de nouveau la possibilité de l’exportation de capital. Beaucoup plus important encore que l’exportation sous forme de capital de prêt est l’effet de l’exportation du capital industriel, et c’est ce qui explique pourquoi ce genre d’exportation se développe de plus en plus. Car le transfert de la production capitaliste sur le marché extérieur libère ce dernier des barrières de sa propre capacité de consommation. Le revenu de cette nouvelle production assure la mise en valeur du capital. Mais, pour son écoulement, le nouveau marché n’entre pas seul en ligne de compte. Au contraire, le capital, dans ces nouveaux territoires également, se tourne vers les branches de production dont l’écoulement est assuré sur le marché mondial. Le développement capitaliste en Afrique du Sud, par exemple, est complètement indépendant de la capacité d’absorption de ce pays, du fait que la principale branche d’industrie, l’extraction aurifère, a une capacité d’écoulement quasi illimitée et que le développement capitaliste dans ce pays ne dépend que de la capacité d’extension de l’exploitation des mines et de l’existence d’une main-d’œuvre suffisante. De même, l’exploitation des mines de cuivre est indépendante de la capacité de consommation de la colonie, tandis que les industries productrices de biens de consommation, qui doivent trouver leurs débouchés en majeure partie sur le nouveau marché lui-même, voient leur expansion très rapidement limitée par la capacité de consommation intérieure.

C’est ainsi que l’exportation de capital élargit les limites qu’impose la capacité de consommation du nouveau marché. Mais, en même temps, le transfert de méthodes de transport et de production capitalistes dans le pays étranger entraînent ici un développement économique rapide, la création d’un marché intérieur plus vaste par suite de la dissolution des rapports d’économie naturelle, l’extension de la production pour le marché et, par là, l’augmentation des produits qui sont exportés et par conséquent peuvent servir à de nouveaux versements d’intérêts du capital importé. Si la conquête de nouveaux marchés coloniaux signifiait autrefois avant tout la création de nouveaux moyens de consommation, les placements de capital se tournent aujourd’hui principalement vers des branches qui fournissent des matières premières pour l’industrie. En même temps, avec l’expansion de l’industrie indigène destinée à couvrir les besoins de l’exportation de capital, le capital exporté se tourne vers la production de matières premières pour les industries. Par là, les produits du capital exporté trouvent accueil dans le pays d’origine, et le cercle étroit dans lequel se mouvait la production en Angleterre s’élargit considérablement du fait de l’alimentation réciproque de l’industrie indigène et de la production du capital exporté.

Mais nous savons que l’ouverture de nouveaux marchés est un élément important pour mettre fin à une dépression industrielle, prolonger la durée d’une période de prospérité et atténuer l’effet de la crise. L’exportation de capital précipite l’ouverture de marchés extérieurs et développe considérablement leurs forces productives. En même temps, elle accroît la production dans le pays qui doit fournir les marchandises destinées à être envoyées en tant que capital à l’étranger. Elle devient ainsi un puissant stimulant de la production capitaliste qui, avec la généralisation de l’exportation de capital, entre dans une nouvelle période de Sturm und Drang 4, de tempête et de fièvre, pendant laquelle le cycle de prospérité et de dépression semble raccourci, la crise atténuée. L’accroissement rapide de la production entraîne également un accroissement de la demande de main-d’œuvre, qui favorise les syndicats : les tendances immanentes à la paupérisation qui caractérisent le capitalisme semblent surmontées dans les pays de développement capitaliste ancien. La montée rapide de la production empêche de prendre conscience des maux de la société capitaliste et crée une vision optimiste de ses capacités de vie.

L’ouverture plus ou moins rapide des colonies et de nouveaux marchés dépend maintenant essentiellement de leur aptitude à servir à des déplacements de capitaux. Celle-ci est d’autant plus grande que la colonie est plus riche en biens, dont la production selon les méthodes capitalistes et l’écoulement sur le marché mondial sont assurés, et qui sont importants pour l’industrie indigène. Mais la rapide expansion du capitalisme depuis 1895 a entraîné une hausse des prix avant tout des métaux et du coton et par là fortement accru le désir d’ouvrir de nouvelles sources pour ces matières premières de la plus haute importance. C’est ainsi que le capital d’exportation cherche avant tout à s’investir dans les territoires qui sont capables de fournir ces produits et se tourne vers les secteurs dont la production, minière surtout, peut être entreprise immédiatement selon des méthodes hautement capitalistes. Grâce à cette production s’accroît de nouveau l’excédent que la colonie peut exporter et par là est donnée la possibilité de nouveaux placements de capitaux. Ainsi l’allure de la transformation capitaliste des nouveaux marchés est extraordinairement accélérée ; l’obstacle ne consiste pas en la pénurie de capital, mais plutôt en l’absence de main-d’œuvre « libre », c’est-à-dire salariée. La question ouvrière prend des formes aiguës et ne paraît pouvoir être résolue qu’à l’aide de moyens violents.

Comme toujours, quand le capital se trouve placé pour la première fois devant des conditions qui contredisent son besoin de mise en valeur et qu’on ne peut surmonter que lentement et progressivement, il a recours à la force de l’Etat et la met au service d’une expropriation violente qui lui procure la main-d’œuvre nécessaire, qu’il s’agisse, comme à ses débuts, de paysans européens, des indiens du Mexique et du Pérou, ou, comme aujourd’hui, des Noirs africains 5. Les méthodes de violence font partie intégrante de la politique coloniale qui sans elles perdrait son sens capitaliste, tout comme l’existence d’un prolétariat sans terre est une condition indispensable du capitalisme. Faire une politique coloniale en évitant ses méthodes de violence est aussi absurde que de vouloir abolir le prolétariat en conservant le capitalisme.

Les méthodes d’obligation au travail sont variées. La principale est l’expropriation des indigènes, auxquels on prend leurs terres et, par là, la base même de leur existence. La terre devient la propriété des conquérants, la tendance étant de plus en plus de la remettre, non à des émigrants individuels, mais à de grandes sociétés. C’est le cas surtout quand il s’agit d’exploitations minières. Ici est créée brusquement, selon les méthodes de l’accumulation primitive, une richesse capitaliste entre les mains d’un petit nombre de magnats du capital, tandis que les petits colons en sont pour leurs frais. Qu’on pense aux richesses énormes qui sont ainsi concentrées entre les mains du groupe qui exploite les mines d’or et de diamants de l’Afrique du Sud, et dans une mesure plus restreinte entre les mains des compagnies coloniales allemandes. en liaison étroite avec les grandes banques. L’expropriation crée en même temps, avec les indigènes ainsi rendus libres, un prolétariat destiné à devenir un objet d’exploitation. L’expropriation elle-même est rendue possible par la résistance que les convoitises des conquérants suscitent tout naturellement chez les indigènes. L’attitude provocante des émigrants crée les conflits qui rendent « nécessaire » l’intervention de l’Etat, laquelle ne s’arrête pas à mi-chemin. L’effort du capital en vue de se procurer des objets passifs d’exploitation est désormais, en tant, que « pacification du territoire », but de l’Etat, pour la réalisation duquel toute la nation, c’est-à-dire en premier lieu les soldats prolétariens et les contribuables de la métropole, doit se porter garante. (...) Nous avons vu que les exportations de capital sont la condition de l’expansion rapide du capitalisme. Cette expansion est la condition vitale du maintien de la société capitaliste en général, mais aussi du maintien, sinon de l’augmentation, du taux de profit. Cette politique d’expansion unit toutes les couches des possédants au service du capital financier. Le protectionnisme et l’expansion deviennent ainsi l’exigence commune de la classe dirigeante. Mais le fait que la classe capitaliste se détourne de la politique du libre-échange signifie que celle-ci n’a plus aucune chance de succès. Car le libre-échange n’est pas une revendication positive du prolétariat, elle n’est pour lui qu’une défense contre la politique protectionniste, qui signifie la cartellisation plus rapide et plus stricte, donc le renforcement de l’organisation patronale, l’aggravation des antagonismes nationaux, l’accroissement des armements, de la pression fiscale, l’abaissement du niveau de vie, le renforcement du pouvoir d’Etat, l’affaiblissement de la démocratie, et la naissance d’une idéologie de violence, anti-ouvrière. Dès que la bourgeoisie a tourné le dos à la politique du libre-échange, la lutte en faveur de cette politique n’a aucune chance de succès, car le prolétariat à lui seul est trop faible pour l’imposer.

Mais cela ne peut absolument pas signifier que le prolétariat doive se convertir à la politique protectionniste moderne, avec laquelle l’impérialisme est indissolublement lié. Qu’il ait compris la nécessité de cette politique pour la classe capitaliste et par conséquent sa victoire, aussi longtemps qu’elle exerce le pouvoir, n’est pas une raison pour le prolétariat de renoncer à sa politique propre et de capituler devant celle de ses ennemis ou de se laisser aller à des illusions sur l’utilité prétendue que la généralisation et l’accroissement de l’exploitation signifient pour sa situation de classe. Mais cela n’empêche pas le prolétariat de se rendre compte que la politique impérialiste ne fait que généraliser la révolution du capitalisme et par là, du même coup, les conditions de la victoire du socialisme. Mais, si faible que soit la conviction que la politique du capital financier doive mener à des développements guerriers et, par là, au déclenchement d’orages révolutionnaires, et puisse détourner le prolétariat de sa lutte impitoyable contre le militarisme et la politique de guerre, il lui est impossible, sous prétexte qu’en fin de compte la politique d’expansion du capital est le facteur le plus puissant de sa victoire définitive, de soutenir cette politique. Tout au contraire, la victoire ne peut sortir que de l’opposition à cette politique, parce que c’est seulement ainsi que le prolétariat peut tirer profit de l’effondrement auquel elle doit aboutir, effondrement politique et social, mais non économique, ce qui n’est pas une conception rationnelle. Le protectionnisme et les cartels signifient hausse du coût de la vie ; les organisations patronales renforcent la capacité de résistance du capital à l’assaut des syndicats ; la politique d’armements et la politique coloniale aggravent de plus en plus le poids des impôts qui pèsent sur le prolétariat ; le résultat de cette politique, l’affrontement armé des Etats capitalistes ; signifie un énorme accroissement de la misère, mais tous ces facteurs, qui ont pour effet de renforcer la conscience révolutionnaire des masses populaires, ne peuvent être mis au service d’une transformation complète de l’économie que si la classe dont la mission est de créer la société nouvelle saisit d’avance tous les résultats de cette politique. Cela n’est possible que si l’on montre clairement à quel point elle est contraire aux intérêts des masses populaires, ce qui ne peut se faire à son tour qu’au moyen d’une lutte constante, impitoyable, contre la politique impérialiste.

Mais, si le capital ne peut faire aucune autre politique qu’impérialiste, le prolétariat ne peut pas lui opposer celle qui fut la politique de l’époque de la domination du capital industriel. A la politique capitaliste la plus avancée, il ne peut opposer celle déjà dépassée de l’époque du libre-échange et de l’hostilité au pouvoir d’Etat. Sa réponse à la politique économique du capital financier, l’impérialisme, ne peut pas être le libre-échange mais seulement le socialisme. Ce n’est pas l’idéal devenu réactionnaire du rétablissement de la libre concurrence, mais la suppression complète de la concurrence par la suppression du capitalisme qui peut être maintenant le but de la politique prolétarienne. Au dilemme bourgeois : protectionnisme ou libre-échange ? le prolétariat répond : ni l’un ni l’antre, mais socialisme, organisation de la production, réglementation consciente de l’économie, non par les magnats du capital et à leur profit, mais par et au profit de l’ensemble de la société, qui se subordonne enfin l’économie, comme elle s’est subordonné la nature depuis qu’elle en a découvert les lois. Le socialisme cesse d’être un idéal lointain et même un « objectif final » qui ne fait que donner un sens général aux « revendications présentes » et devient un élément essentiel de la politique pratique immédiate du prolétariat. C’est précisément dans les pays où la politique de la bourgeoisie s’est imposée le plus complètement, ou les revendications démocratiques de la classe ouvrière ont été satisfaites dans leurs parties les plus importantes au point de vue social, que le socialisme doit, comme la seule réponse à l’impérialisme, être mis au premier plan de la propagande pour assurer l’indépendance de la politique ouvrière et montrer sa supériorité pour la défense des intérêts prolétariens. "

En 1913, Rosa Luxemburg explique dans l’Accumulation du capital, que la reproduction du système capitaliste nécessite l’ouverture continuelle de nouveaux débouchés et son implantation dans les régions géographiques dont il est encore absent. Ainsi selon Rosa Luxemburg, l’impérialisme mène inévitablement à la guerre.

Illustrant l’importance économique des colonies, où plutôt reflétant l’importance qu’on leur attribuait à l’époque peut-être à tort, Jules Ferry déclara à la Chambre que « la politique coloniale est fille de la politique industrielle ». En effet, au fur et à mesure de son développement et de l’émergence économique de nouveaux pays, l’accès au marché et le partage des débouchés deviennent de plus en plus problématiques. Mais la constitution de marchés coloniaux exclusifs est limitée par la taille finie de la planète. Le temps du monde fini commence (selon l’expression du poète Paul Valéry[5]) et les antagonismes entre les grandes puissances économiques ne peuvent s’en trouver qu’exacerbées.

De fait, des crises et des conflits opposent à plusieurs reprises le Royaume-Uni à la France (crise de Fachoda en 1898), les britanniques à des colons néerlandais (Première Guerre des Boers de 1880 à 1881, Seconde Guerre des Boers de 1899 à 1902), la France à l’Allemagne (au Maroc en 1905–1906 puis en 1911)… Jean Jaurès, opposant à la Première Guerre mondiale, déclara que « le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage ».

En 1916, Lénine explique dans l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, que la concentration du capital mène à un stade de l’histoire du capitalisme marqué par les positions de monopoles des grandes firmes industrielles et financières. Confrontées à la baisse tendancielle du taux de profit (théorie marxiste qui estime que les taux de profits du capitalisme tendent à baisser naturellement sur le long terme), les grandes firmes tentent d’investir sur les marchés étrangers afin de retrouver de forts niveaux de profit. Les grandes firmes nationales s’entendent alors pour se partager le monde. Lénine prend par exemple le cas d’AEG (Allemagne) et de General Electric (États-Unis) dans le domaine de l’électricité.

« Ce qui caractérisait l’ancien capitalisme où régnait la libre concurrence, c’était l’exportation des marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme où règnent les monopoles, c’est l’exportation des capitaux. »

Lénine écrivit sa brochure : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, afin de démontrer « la nature économique de l’impérialisme » et la nécessité de supprimer le capitalisme pour mettre fin aux guerres impérialistes. Attaquant les thèses de Kautsky, il affirmait avec vigueur l’identité du capitalisme et de l’impérialisme : « S’il était nécessaire de donner une définition aussi brève que possible de l’impérialisme, il faudrait dire que c’est la phase monopoliste du capitalisme ». Plus précisément il énumérait cinq facteurs dont l’ensemble constituait l’impérialisme :

« - 1° La concentration de la production et du capital, créant les monopoles dont le rôle est décisif dans la vie économique ; - 2° La fusion du capital bancaire avec le capital industriel et la réalisation sur cette base du capital financier, d’une oligarchie financière ; - 3° L’exportation du capital, devenue particulièrement importante, à la différence de l’exportation des marchandises ; - 4° La formation des monopoles capitalistes internationaux qui se partagent le monde ; - 5° Le partage territorial de la planète achevé par les plus grandes puissances capitalistes.

L’impérialisme est le capitalisme dans la phase du développement où s’est constituée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation du capital a acquis une haute importance, où le partage du monde entre les grands trusts internationaux a commencé, où le partage de tous les territoires de la planète entre les plus grandes puissances capitalistes s’est achevé ».

Lénine écrit :

"Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industriels ; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé.

Mais les définitions trop courtes, bien que commodes parce que résumant l’essentiel, sont cependant insuffisantes, si l’on veut en dégager des traits fort importants de ce phénomène que nous voulons définir. Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique ; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce "capital financier", d’une oligarchie financière ; 3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière ; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes.

Nous verrons plus loin l’autre définition que l’on peut et doit donner de l’impérialisme si l’on envisage, non seulement les notions fondamentales d’ordre purement économique (auxquelles se borne la définition citée), mais aussi la place historique que tient la phase actuelle du capitalisme par rapport au capitalisme en général, ou bien encore le rapport qui existe entre l’impérialisme et les deux tendances essentielles du mouvement ouvrier. Ce qu’il faut noter tout de suites, c’est que l’impérialisme compris dans le sens indiqué représente indéniablement une phase particulière du développement du capitalisme. Pour permettre au lecteur de se faire de l’impérialisme une idée suffisamment fondées, nous nous sommes appliqués à citer le plus souvent possible l’opinion d’économistes bourgeois, obligés de reconnaître les faits établis, absolument indiscutables, de l’économie capitaliste moderne. C’est dans le même but que nous avons produit des statistiques détaillées permettant de voir jusqu’à quel point précis s’est développé le capital bancaire, etc., en quoi s’est exprimé exactement la transformation de la quantité en qualité, le passage du capitalisme évolué à l’impérialisme. Inutile de dire, évidemment, que toutes les limites sont, dans la nature et dans la société, conventionnelles et mobiles ; qu’il serait absurde de discuter, par exemple, sur la question de savoir en quelle année ou en quelle décennie se situe l’instauration "définitive" de l’impérialisme.

Mais là où il faut discuter sur la définition de l’impérialisme, c’est surtout avec K. Kautsky, le principal théoricien marxiste de l’époque dite de la IIe Internationale, c’est-à-dire des vingt-cinq années comprises entre 1889 et 1914. Kautsky s’est résolument élevé, en 1915 et même dès novembre 1914, contre les idées fondamentales exprimées dans notre définition de l’impérialismes, en déclarant qu’il faut entendre par impérialisme non pas une "phase" ou un degré de l’économie, mais une politique, plus précisément une politique déterminée, celle que "préfère" le capital financier, et en spécifiant qu’on ne saurait "identifier" l’impérialisme avec le "capitalisme contemporain", que s’il faut entendre par impérialisme "tous les phénomènes du capitalisme contemporain", -cartels, protectionnisme, domination des financiers, politique coloniale, alors la question de la nécessité de l’impérialisme pour le capitalisme se réduira à "la plus plate tautologie", car alors, "il va de soi que l’impérialisme est une nécessité vitale pour le capitalisme", etc. Nous ne saurions mieux exprimer la pensée de Kautsky qu’en citant sa définition de l’impérialisme, dirigée en droite ligne contre l’essence des idées que nous exposons (attendu que les objections venant du camp des marxistes allemands, qui ont professé ce genre d’idées pendant toute une suite d’années, sont depuis longtemps connues de Kautsky comme les objections d’un courant déterminé du marxisme).

La définition de Kautsky est celle-ci :

"L’impérialisme est un produit du capitalisme industriel hautement évolué. Il consiste dans la tendance qu’a chaque nation capitaliste industrielle à s’annexer ou à s’assujettir des régions agraires toujours plus grandes (l’italique est de Kautsky), quelles que soient les nations qui les peuplent [1]."

Cette définition ne vaut absolument rien, car elle fait ressortir unilatéralement, c’est-à-dire arbitrairement, la seule question nationale (d’ailleurs importante au plus haut point en elle-même et dans ses rapports avec l’impérialisme), en la rattachant, de façon arbitraire et inexacte, au seul capital industriel des pays annexionnistes, et en mettant en avants, d’une façon non moins arbitraire et inexacte, l’annexion des régions agraires.

L’impérialisme est une tendance aux annexions : voilà à quoi se réduit la partie politique de la définition de Kautsky. Elle est juste, mais très incomplète, car, politiquement l’impérialisme tend, d’une façon générale, à la violence et à la réaction. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est l’aspect économique de la question, cet aspect que Kautsky introduit lui-même dans sa définition. Les inexactitudes de la définition de Kautsky sautent aux yeux. Ce qui est caractéristique de l’impérialisme, ce n’est point le capital industriel, justement, mais le capital financier. Ce n’est pas par hasard qu’en France, le développement particulièrement rapide du capital financier, coïncidant avec l’affaiblissement du capital industriel, a considérablement accentué, dès les années 1880-1890, la politique annexionniste (coloniale). L’impérialisme se caractérise justement par une tendance à annexer non seulement les régions agraires, mais même les régions les plus industrielles (la Belgique est convoitée par l’Allemagne, la Lorraine par la France), car premièrement, le partage du monde étant achevés, un nouveau partage oblige à tendre la main vers n’importe quels territoires ; deuxièmement, ce qui est l’essence même de l’impérialisme, c’est la rivalité de plusieurs grandes puissances tendant à l’hégémonie, c’est-à-dire à la conquête de territoires - non pas tant pour elles-mêmes que pour affaiblir l’adversaire et saper son hégémonie (la Belgique est surtout nécessaire à l’Allemagne comme point d’appui contre l’Angleterre ; l’Angleterre a surtout besoin de Bagdad comme point d’appui contre l’Allemagne, etc.).

Kautsky se réfère plus spécialement, et à maintes reprises, aux Anglais qui ont, paraît-il, établi l’acception purement politique du mot "impérialisme" au sens où l’emploie Kautsky. Prenons l’ouvrage de l’Anglais Hobson, L’impérialisme, paru en 1902 :

"Le nouvel impérialisme se distingue de l’ancien, premièrement, en ce qu’il substitue aux tendances d’un seul Empire en expansion la théorie et la pratique d’Empires rivaux, guidés chacun par les mêmes aspirations à l’expansion politique et au profit commercial ; deuxièmement, en ce qu’il marque la prépondérance sur les intérêts commerciaux des intérêts financiers ou relatifs aux investissements de capitaux... [2]"

Nous voyons que, sur le plan des faits, Kautsky a absolument tort d’alléguer l’opinion des Anglais en général (à moins de se référer aux impérialistes vulgaires ou aux apologistes directs de l’impérialisme). Nous voyons que Kautsky, qui prétend continuer à défendre le marxisme, fait en réalité un pas en arrière comparativement au social-libéral Hobson, qui, lui, tient plus exactement compte de deux particularités "historiques concrètes" (Kautsky, dans sa définitions, se moque précisément du caractère historique concret !) de l’impérialisme moderne : 1) la concurrence de plusieurs impérialismes et 2) la suprématie du financier sur le commerçant. Or, en attribuant un rôle essentiel à l’annexion des pays agraires par les pays industriels, on accorde le rôle prédominant au commerçant.

La définition de Kautsky n’est pas seulement fausse et non marxiste. Comme on le verra plus loin, elle sert de base à un système général de vues rompant sur toute la ligne avec la théorie marxiste et avec la pratique marxiste. Kautsky soulève une question de mots tout à fait futile : doit-on qualifier la nouvelle phase du capitalisme d’impérialisme ou de phase du capital financier ? Qu’on l’appelle comme on voudra : cela n’a pas d’importance. L’essentiel, c’est que Kautsky détache la politique de l’impérialisme de son économie en prétendant que les annexions sont la politique "préférée" du capital financier, et en opposant à cette politique une autre politique bourgeoise prétendument possible, toujours sur la base du capital financier. Il en résulte que les monopoles dans l’économie sont compatibles avec un comportement politique qui exclurait le monopoles, la violence et la conquête. Il en résulte que le partage territorial du monde, achevé précisément à l’époque du capital financier et qui est à la base des formes originales actuelles de la rivalité entre les plus grands Etats capitalistes, est compatible avec une politique non impérialiste. Cela revient à estomper, à émousser les contradictions les plus fondamentales de la phase actuelle du capitalisme, au lieu d’en dévoiler la profondeur. Au lieu du marxisme, on aboutit ainsi au réformisme bourgeois. (...)

Nous avons vu que, par son essence économique, l’impérialisme est le capitalisme monopoliste. Cela seul suffit à définir la place de l’impérialisme dans l’histoire, car le monopole, qui naît sur le terrain et à partir de la libre concurrence, marque la transition du régime capitaliste à un ordre économique et social supérieur. Il faut noter plus spécialement quatre espèces principales de monopoles ou manifestations essentielles du capitalisme monopoliste, caractéristiques de l’époque que nous étudions.

Premièrement, le monopole est né de la concentration de la production, parvenue à un très haut degré de développement. Ce sont les groupements monopolistes de capitalistes, les cartels, les syndicats patronaux, les trusts. Nous avons vu le rôle immense qu’ils jouent dans la vie économique de nos jours. Au début du XXe siècle, ils ont acquis une suprématie totale dans les pays avancés, et si les premiers pas dans la voie de la cartellisation ont d’abord été franchis par les pays ayant des tarifs protectionnistes très élevés (Allemagne, Amérique), ceux-ci n’ont devancé que de peu l’Angleterre qui, avec son système de liberté du commerce, a démontré le même fait fondamental, à savoir que les monopoles sont engendrés par la concentration de la production.

Deuxièmement, les monopoles ont entraîné une mainmise accrue sur les principales sources de matières premières, surtout dans l’industrie fondamentale, et la plus cartellisée, de la société capitaliste : celle de la houille et du fer. Le monopole des principales sources de matières premières a énormément accru le pouvoir du grand capital et aggravé la contradiction entre l’industrie cartellisée et l’industrie non cartellisée.

Troisièmement, le monopole est issu des banques. Autrefois modestes intermédiaires, elles détiennent aujourd’hui le monopole du capital financier. Trois à cinq grosses banques, dans n’importe lequel des pays capitalistes les plus avancés, ont réalisé l’"union personnelle" du capital industriel et du capital bancaire, et concentré entre leurs mains des milliards et des milliards représentant la plus grande partie des capitaux et des revenus en argent de tout le pays. Une oligarchie financière qui enveloppe d’un réseau serré de rapports de dépendance toutes les institutions économiques et politiques sans exception de la société bourgeoise d’aujourd’hui : telle est la manifestation la plus éclatante de ce monopole.

Quatrièmement, le monopole est issu de la politique coloniale. Aux nombreux "anciens" mobiles de la politique coloniale le capital financier a ajouté la lutte pour les sources de matières premières, pour l’exportation des capitaux, pour les "zones d’influence", - c’est-à-dire pour les zones de transactions avantageuses, de concessions, de profits de monopole, etc., - et, enfin, pour le territoire économique en général. Quand, par exemple, les colonies des puissances européennes ne représentaient que la dixième partie de l’Afrique, comme c’était encore le cas en 1876, la politique coloniale pouvait se développer d’une façon non monopoliste, les territoires étant occupés suivant le principe, pourrait-on dire, de la "libre conquête". Mais quand les 9/10 de l’Afrique furent accaparés (vers 1900) et que le monde entier se trouva partagé, alors commença forcément l’ère de la possession monopoliste des colonies et, partant, d’une lutte particulièrement acharnée pour le partage et le repartage du globe."

Rosa Luxemburg concluait dans "La crise de la social-démocratie" :

"Friedrich Engels a dit un jour : « La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie. » Mais que signifie donc une « rechute dans la barbarie » au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’oeil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation - sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C’est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous, voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C’est là un dilemme de l’histoire du monde, un ou bien - ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l’avenir de la civilisation et de l’humanité en dépendent. Au cours de cette guerre, l’impérialisme a remporté la victoire. En faisant peser de tout son poids le glaive sanglant de l’assassinat des peuples, il a fait pencher la balance du côté de l’abime, de la désolation et de la honte. Tout ce fardeau de honte et de désolation ne sera contrebalancé que si, au milieu de la guerre, nous savons retirer de la guerre la leçon qu’elle contient, si le prolétariat parvient à se ressaisir et s’il cesse de jouer le rôle d’un esclave manipulé par les classes dirigeantes pour devenir le maître de son propre destin.

La classe ouvrière paie cher toute nouvelle prise de conscience de sa vocation historique. Le Golgotha de sa libération est pavé de terribles sacrifices. Les combattants des journées de Juin, les victimes de la Commune, les martyrs de la Révolution russe - quelle ronde sans fin de spectres sanglants ! Mais ces hommes-là sont tombés au champ d’honneur, ils sont, comme Marx l’écrivit à propos des héros de la Commune, « ensevelis à jamais dans le grand coeur de la classe ouvrière ». Maintenant, au contraire, des millions de prolétaires de tous les pays tombent au champ de la honte, du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves. Il a fallu que cela aussi ne nous soit pas épargné. Vraiment nous sommes pareils à ces Juifs que Moïse a conduits à travers le désert. Mais nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons pourvu que nous n’ayons pas désappris d’apprendre. Et si jamais le guide actuel du prolétariat, la social-démocratie, ne savait plus apprendre, alors elle périrait « pour faire place aux hommes qui soient à la hauteur d’un monde nouveau » (....) La politique impérialiste n’est pas l’oeuvre d’un pays ou d’un groupe de pays. Elle est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international par nature, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun État ne saurait se soustraire.

C’est de ce point de vue seulement qu’on peut évaluer correctement dans la guerre actuelle la question de la « défense nationale ». L’Etat national, l’unité et l’indépendance nationales, tels étaient les drapeaux idéologiques sous lesquels se sont constitués les grands États bourgeois du coeur de l’Europe au siècle dernier. Le capitalisme est incompatible avec le particularisme des petits États, avec un émiettement politique et économique ; pour s’épanouir, il lui faut un territoire cohérent aussi grand que possible, d’un même niveau de civilisation ; sans quoi, on ne pourrait élever les besoins de la société au niveau requis pour la production marchande capitaliste, ni faire fonctionner le mécanisme de la domination bourgeoise moderne. Avant d’étendre son réseau sur le globe tout entier, l’économie capitaliste a cherché à se créer un territoire d’un seul tenant dans les limites nationales d’un État. Ce programme, étant donné l’échiquier politique et national tel qu’il avait été transmis par le féodalisme médiéval, ne pouvait être réalisé que par des voies révolutionnaires. Il ne l’a été qu’en France au cours de la grande Révolution. Dans le reste de l’Europe (tout comme la révolution bourgeoise d’ailleurs), ce programme est resté à l’état d’ébauche, il s’est arrêté à mi-chemin. L’Empire allemand et l’Italie d’aujourd’hui, le maintien de l’Autriche-Hongrie et de la Turquie jusqu’à nos jours, l’Empire russe et le Commonwealth britannique en sont des preuves vivantes. Le programme national n’a joué un rôle historique, en tant qu’expression idéologique de la bourgeoisie montante aspirant au pouvoir dans l’État, que jusqu’au moment où la société bourgeoise s’est tant bien que mal installée dans les grands Etats du centre de l’Europe et y a créé les instruments et les conditions indispensables de sa politique.

Depuis lors, l’impérialisme a complètement enterré le vieux programme bourgeois démocratique : l’expansion au-delà des frontières nationales (quelles que soient les conditions nationales des pays annexés) est devenue la plate-forme de la bourgeoisie de tous les pays. Certes, la phrase nationale est demeurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu’à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu’elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l’adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes.

La tendance générale de la politique capitaliste actuelle domine la politique des États particuliers comme une loi aveugle et toute-puissante, tout comme les lois de la concurrence économique déterminent rigoureusement les conditions de production pour chaque entrepreneur particulier.

Imaginons un instant - pour dissiper le fantôme de la « guerre nationale » qui domine actuellement la politique sociale-démocrate que, dans l’un des États contemporains, la guerre ait effectivement débuté comme une simple guerre de défense nationale ; nous voyons que des succès militaires conduisent avant toute chose à l’occupation des territoires étrangers. Mais en présence de groupes capitalistes hautement influents, qui sont intéressés à des acquisitions impérialistes les appétits d’expansion se réveillent au cours de la guerre, et la tendance impérialiste qui, au début de celle-ci, était en germe ou sommeillait, va se développer comme en serre chaude et va déterminer le caractère de la guerre, ses buts et ses conséquences. En outre, le système d’alliance entre les États militaires qui, depuis des dizaines d’années, domine les relations politiques des États implique nécessairement que chacune des parties belligérantes, d’un point de vue purement défensif, cherche à attirer des alliés dans son camp. De ce fait, la guerre entraîne sans cesse de nouveaux pays et ainsi, inévitablement, les intérêts impérialistes de la politique mondiale sont touchés, et de nouveaux intérêts se créent. L’Angleterre a entraîné le Japon dans la guerre, a fait passer la guerre d’Europe en Asie orientale et a mis les destinées de la Chine à l’ordre du jour, a attisé les rivalités entre le Japon et les États-Unis, entre elle et le Japon - et ainsi a accumulé de quoi alimenter de nouveaux conflits. De même, dans l’autre camp, l’Allemagne a entraîné la Turquie dans la guerre, ce qui amène à liquider aussitôt la question de Constantinople, la question des Balkans et du Proche-Orient. Celui qui n’aurait pas compris que, dans ses causes et ses points de départ, la guerre mondiale était déjà une guerre purement impérialiste, peut apercevoir en tout cas, d’après ses effets, que la guerre devait, dans les conditions actuelles, se transformer en un processus impérialiste de partage du monde selon un enchaînement tout à fait mécanique et inévitable. C’est ce qui s’est produit pour ainsi dire depuis le début. Comme l’équilibre de forces reste constamment précaire entre les parties belligérantes, chacune d’elles est obligée d’un point de vue purement militaire de renforcer sa propre position et de se préserver du danger de nouvelles hostilités, et de tenir en laisse les pays neutres en procédant à toute une série de combines sur les peuples et les pays. Voir les « offres » germano-autrichiennes, d’une part, et anglo-russes, d’autre part, qui sont faites en Italie, en Roumanie, en Grèce et en Bulgarie. La prétendue « guerre de défense nationale » a donc comme conséquence chez les pays non engagés un déplacement général des possessions et des rapports de force, qui va expressément dans le sens de l’expansion. Enfin, comme aujourd’hui tous les Etats capitalistes ont des possessions coloniales et qu’en cas de guerre, même si celle-ci débute comme une « guerre de défense nationale », les colonies y sont attirées pour des raisons purement militaires, et comme chaque Etat belligérant cherche à occuper les colonies de l’adversaire ou du moins à y provoquer un soulèvement - voir la mainmise des colonies allemandes par l’Angleterre et les tentatives qui sont faites pour déclencher la « guerre sainte » dans les colonies anglaises et françaises -, toute guerre actuelle doit automatiquement se transformer en une conflagration mondiale de l’impérialisme.

Ainsi, cette idée d’une guerre modeste et vertueuse pour la défense de la patrie qui obsède aujourd’hui nos parlementaires et nos journalistes est une pure fiction qui empêche toute saisie d’ensemble de la situation historique dans son contexte mondial. L’élément déterminant quant à la nature de la guerre, c’est la nature historique de la société contemporaine et de son organisation militaire, et non pas les déclarations solennelles ni même les intentions sincères des « dirigeants » politiques.

Le schéma d’une pure « guerre de défense nationale » pouvait peut-être à première vue s’appliquer à un pays comme la Suisse. Mais, comme par hasard, il se fait que la Suisse n’est pas un État national et que, de plus, elle n’est pas représentative des États actuels. Sa « neutralité » et le luxe de sa milice ne sont précisément que des produits négatifs de l’état de guerre latent des grandes puissances militaires qui l’entourent et ils ne seront durables qu’aussi longtemps qu’elle pourra s’accommoder de cette situation. Une telle neutralité est foulée aux pieds en un clin d’oeil par les bottes de l’impérialisme, au cours d’une guerre mondiale : c’est ce dont témoigne le sort de la Belgique. Ici, nous en arrivons tout spécialement à la situation des petits États. Le cas de la Serbie constitue aujourd’hui le meilleur moyen de mettre à l’épreuve le mythe de la « guerre nationale ». S’il est un État qui a pour lui le droit à la défense nationale d’après tous les indices formels extérieurs, c’est bien la Serbie. Privée de son unité nationale par les annexions de l’Autriche, menacée par l’Autriche dans son existence nationale, acculée à la guerre par l’Autriche, la Serbie mène une véritable guerre de défense nationale pour sauvegarder son existence et sa liberté. Si la position du groupe social-démocrate allemand est juste, alors les sociaux-démocrates serbes qui ont protesté contre la guerre devant le parlement de Belgrade et qui ont refusé les crédits de guerre sont tout simplement des traîtres : ils auraient trahi les intérêts vitaux de leur propre pays. En réalité, les Serbes Lapstewitch et Kazlerowitch ne sont pas seulement entrés en lettres d’or dans l’histoire du socialisme international, mais ont fait preuve d’une pénétrante vision historique des circonstances réelles de la guerre, et par là ils ont rendu un service à leur pays et à l’instruction de leur peuple. Formellement, la Serbie mène sans nul doute une guerre de défense nationale. Mais les tendances de sa monarchie et de ses classes dirigeantes vont dans le sens de l’expansion, comme les tendances des classes dirigeantes de tous les États actuels, sans tenir compte des frontières nationales, et prennent par là un caractère agressif. Il en est ainsi pour la tendance de la Serbie vers la Côte Adriatique, où elle a vidé avec l’Italie un véritable différend impérialiste sur le dos des Albanais, et dont l’issue se décida finalement en dehors de la Serbie, entre les grandes puissances. Cependant, le point capital est le suivant : derrière l’impérialisme serbe, on trouve l’impérialisme russe. La Serbie elle-même n’est qu’un pion sur le grand échiquier de la politique mondiale et toute analyse de l’attitude de la Serbie face à la guerre qui ne tient pas compte de tout ce contexte et de l’arrière-plan politique général n’est bâtie que sur du sable.

Ceci concerne également la dernière guerre des Balkans. Si on considère les choses isolément et d’une manière formelle, les jeunes États balkaniques étaient historiquement dans leur bon droit, ils accomplissaient le vieux programme démocratique de l’État national. Cependant, replacées dans leur contexte historique réel qui a fait des Balkans le centre de la politique mondiale impérialiste, les guerres des Balkans n’étaient objectivement qu’un détail du tableau d’ensemble des hostilités, un maillon de la chaîne fatidique des événements qui ont conduit à la guerre mondiale avec une fatale nécessité. La social-démocratie internationale a réservé à Bâle aux socialistes des pays balkaniques l’ovation la plus chaleureuse pour leur refus de toute collaboration morale ou politique à la guerre des Balkans et pour avoir démasqué le vrai visage de cette guerre par là, elle a condamné par avance l’attitude des socialistes allemands et français dans la guerre actuelle.

Tous les petits États se trouvent cependant aujourd’hui dans la même situation que les États balkaniques ; ainsi, par exemple, la Hollande. « Quand le bateau coule, il faut avant tout songer à boucher les fuites. » De quoi pourrait-il s’agir en effet pour la petite Hollande, sinon tout simplement de défense nationale, de la défense de l’existence et de l’indépendance du pays ? Si on prend uniquement en considération les intentions du peuple hollandais, il ne serait question que de défense nationale. Mais la politique prolétarienne qui repose sur la connaissance historique ne peut tenir compte des intentions subjectives d’un pays particulier, elle doit se placer à un niveau international et s’orienter par rapport à la totalité de la situation de la politique mondiale. La Hollande, qu’elle le veuille ou non, n’est, elle aussi, qu’un petit rouage dans tout l’engrenage de la politique et de la diplomatie mondiales actuelles. Ceci apparaîtrait aussitôt d’une manière évidente au cas où la Hollande serait effectivement entraînée dans le Maelstrom de la guerre mondiale. Tout d’abord, ses adversaires chercheraient à frapper ses colonies ; la stratégie de la Hollande au cours de cette guerre aurait donc tout naturellement pour but la conservation de ses possessions actuelles, et la défense de l’indépendance nationale du peuple flamand de la mer du Nord déboucherait en fait sur la défense de son droit à dominer et à exploiter le peuple malais de l’archipel indonésien. Mais ce n’est pas tout : livré à lui-même, le militarisme hollandais se briserait comme une coquille de noix dans le tourbillon de la guerre mondiale ; la Hollande ferait aussitôt partie, qu’elle le veuille ou non, d’une des grandes associations d’États combattants, et de la sorte elle deviendrait aussi le support et l’instrument de tendances purement impérialistes.

Ainsi, c’est à chaque fois le cadre historique de l’impérialisme actuel qui détermine le caractère de la guerre pour chaque pays particulier, et ce cadre fait que, de nos jours, les guerres de défense nationale ne sont absolument plus possibles.

C’est ce qu’écrivait également Kautsky il y a quelques années à peine dans sa brochure Patriotisme et social-démocratie (Leipzig, 1907) :

« Si le patriotisme de la bourgeoisie et le patriotisme du prolétariat sont deux choses tout à fait différentes, et même opposées, il y a quand même des situations dans lesquelles ces deux sortes de patriotisme peuvent converger pour agir de concert, même dans le cas d’une guerre. La bourgeoisie et le prolétariat d’une nation sont l’un comme l’autre intéressés à son indépendance et à son autonomie, ils veulent tous deux l’élimination et l’éloignement de toute sorte d’oppression et d’exploitation par une nation étrangère ; au cours des luttes nationales naissant de pareilles aspirations, le patriotisme du prolétariat s’est toujours uni à celui de la bourgeoisie. Depuis lors, cependant, le prolétariat est devenu une force qui, chaque fois que l’Etat subit un grand ébranlement, se montre dangereuse pour les classes dirigeantes ; depuis lors, à la fin de toute guerre, la révolution menace, comme l’ont montré la Commune de Paris et le terrorisme russe après la guerre russo-turque ; et depuis lors, même la bourgeoisie des nations qui ne sont pas du tout ou trop peu indépendantes et unifiées a effectivement abandonné ses buts nationaux lorsqu’ils ne pouvaient être atteints que par le renversement du gouvernement, car elle déteste et redoute la révolution plus qu’elle n’aime l’indépendance et la grandeur de la nation. C’est pourquoi elle renonce à l’indépendance de la Pologne et laisse subsister des formes d’États aussi antédiluviens que l’Autriche et la Turquie, qui, il y a une génération déjà, semblaient destinés à disparaître. De ce fait, les problèmes nationaux qui, aujourd’hui encore, ne peuvent être résolus que par la guerre ou la révolution ne pourront désormais trouver une solution qu’après la victoire préalable du prolétariat. Car ils prendront aussitôt, en raison de la solidarité internationale, une toute autre forme aujourd’hui, dans la société de l’exportation et de l’oppression. Le prolétariat des États capitalistes n’aura plus à s’occuper comme aujourd’hui de ses luttes pratiques, il pourra consacrer toutes ses forces à d’autres tâches. » (pp. 12-14.)

« Entre-temps, il devient de moins en moins vraisemblable que le patriotisme prolétaire et le patriotisme bourgeois puissent encore s’unir pour défendre la liberté de leur pays. » La bourgeoisie française, dit-il, s’est unie au tsarisme. La Russie n’est plus un danger pour la liberté de l’Europe occidentale, parce que affaiblie par la révolution. « Dans ces conditions, on ne doit plus s’attendre à assister encore à une guerre de défense nationale au cours de laquelle le patriotisme prolétarien et le patriotisme bourgeois pourraient s’allier. » (p. 16.)

« Nous avons vu précédemment qu’avaient cessé les oppositions qui, au XIXe siècle encore, pouvaient obliger bien des peuples libres à entrer en conflit armé avec leurs voisins, nous avons vu que le militarisme actuel ne servait plus du tout la défense des intérêts essentiels du peuple, mais seulement du profit ; qu’il ne contribuait plus à maintenir l’indépendance et l’intégrité nationales qui ne sont menacées par personne, mais seulement à conserver et à étendre les conquêtes d’outre-mer qui favorisent uniquement le profit capitaliste. Les oppositions actuelles entre les États ne permirent plus de mener une guerre à laquelle le patriotisme prolétarien ne devrait pas s’opposer de la manière la plus catégorique. » (p. 23.)

Que résulte-t-il de tout cela en ce qui concerne l’attitude pratique de la social-démocratie dans la guerre actuelle ? Devait-elle déclarer : puisque cette guerre est une guerre impérialiste, puisque l’Etat dans lequel nous vivons ne répond pas au droit socialiste de libre disposition, ni à l’idéal national, nous ne nous en soucions pas, nous l’abandonnons à l’ennemi ? Jamais l’attitude passive du laisser faire, laisser passer ne peut être la ligne de conduite d’un parti révolutionnaire comme la social-démocratie. Le rôle de la social-démocratie, ce n’est pas de se placer sous le commandement des classes dirigeantes pour défendre la société de classe existante, ni de rester silencieusement à l’écart en attendant que la tourmente soit passée, mais bien de suivre une politique de classe indépendante qui, dans chaque grande crise de la société bourgeoise, aiguillonne les classes dirigeantes à aller de l’avant et, par là, chasse la crise : voilà son rôle, en tant qu’avant-garde du prolétariat en lutte. Au lieu de draper la guerre impérialiste dans le vote fallacieux de la défense nationale, il s’agissait précisément de prendre au sérieux le droit de libre disposition des peuples et la défense nationale, de s’en servir comme de leviers révolutionnaires, et de les retourner contre la guerre impérialiste. L’exigence la plus élémentaire de la défense de la nation est que la nation prenne elle-même sa défense en main. La première étape dans cette direction est : la milice, à savoir : pas seulement l’armement immédiat de tous les hommes adultes, mais avant tout aussi la possibilité pour le peuple de décider de la guerre et de la paix, et encore le rétablissement immédiat de tous les droits politiques, car la plus grande liberté politique est le fondement indispensable de la défense nationale populaire. Proclamer ces véritables mesures de défense nationale et exiger leur application, c’était là la première tâche de la social-démocratie. Pendant quarante ans, nous avons expliqué aux classes dirigeantes et aux masses populaires que seule la milice était à même de défendre réellement la patrie et de la rendre invincible. Et voilà qu’au moment où arrivait la première grande épreuve, nous avons, comme si c’était l’évidence même, abandonné la défense du pays à l’armée permanente, cette chair à canon sous la férule des classes dirigeantes. Visiblement, nos parlementaires n’ont même pas remarqué qu’en accompagnant de leurs « voeux ardents » cette chair à canon qui partait au front et en reconnaissant qu’elle était la véritable défense de la patrie, en admettant sans aucun commentaire que l’armée royale prussienne permanente était sa sauvegarde à l’heure de la plus grande détresse, ils laissaient froidement tomber le point capital de notre programme politique : la milice, qu’ils réduisaient à néant la signification de quarante ans d’agitation sur la question de la milice, qu’ils en faisaient une fumisterie utopique que personne ne prendra plus jamais au sérieux [1].

Les maîtres du prolétariat international comprenaient autrement la défense de la patrie. Lorsque le prolétariat prit le pouvoir en 1871 dans la ville de Paris assiégée par les Prussiens, Marx commentait ainsi avec enthousiasme son action :

« Paris, siège central de l’ancien pouvoir gouvernemental, et, en même temps, forteresse sociale de la classe ouvrière française, avait pris les armes contre la tentative faite par Thiers et ses ruraux pour restaurer et perpétuer cet ancien pouvoir gouvernemental que leur avait légué l’Empire. Paris pouvait seulement résister parce que, du fait du siège, il s’était débarrassé de l’armée et l’avait remplacée par une garde nationale, dont la masse était constituée par des ouvriers. C’est cet état de fait qu’il s’agissait maintenant de transformer en une institution durable. Le premier décret de la Commune fut donc la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes. [...] Si la Commune était donc la représentation véritable de tous les éléments sains de la société française, et par suite le véritable gouvernement national, elle était en même temps un gouvernement ouvrier, et, à ce titre, en sa qualité de champion audacieux de l’émancipation du travail, internationale au plein sens du terme. Sous les yeux de l’armée prussienne qui avait annexé à l’Allemagne deux provinces françaises, la Commune annexait à la France les travailleurs du monde entier. » (Adresse du Conseil général de l’Internationale)

Et comment nos vieux maîtres concevaient-ils le rôle de la social-démocratie dans une guerre comme celle que nous connaissons aujourd’hui ? Friedrich Engels décrivait comme suit les lignes fondamentales de la politique que le parti du prolétariat doit adopter dans une grande guerre :

« Une guerre où les Russes et les Français envahiraient l’Allemagne serait pour celle-ci un combat de vie ou de mort dans lequel elle ne pourrait assurer son existence nationale qu’en recourant aux mesures les plus révolutionnaires. Le gouvernement actuel, s’il n’y est pas forcé, ne déclenchera certes pas la révolution. Mais nous, nous avons un parti fort qui peut l’y forcer, ou le remplacer, s’il le faut : le parti social-démocrate. »

« Et nous n’avons pas oublié l’exemple prestigieux que nous a donné la France de 1793. Le jubilé du centenaire de 1793 approche. Si l’ardeur conquérante du tsarisme et l’impatience chauviniste de la bourgeoisie française devaient retarder l’avance victorieuse mais pacifique des sociaux-démocrates allemands, ceux-ci - soyez-en sûrs sont prêts à prouver au monde que les prolétaires allemands d’aujourd’hui ne sont pas indignes des sans-culottes et que 1893 peut être placé à côté de 1793. Et si les soldats étrangers mettent le pied en territoire allemand, ils seront accueillis par ces paroles de la Marseillaise : »

« Quoi, ces cohortes étrangères
Feraient la loi dans nos foyers ? »

En bref : la paix signifie la certitude de la victoire du parti social-démocrate allemand en dix ans environ. La guerre lui apportera soit la victoire en deux ou trois ans, soit la ruine complète pour quinze à vingt ans au moins. »

Lorsqu’il écrivait cela, Engels envisageait une tout autre situation que la situation actuelle. Il avait encore sous les yeux le vieil Empire tsariste, alors que nous, depuis lors, nous avons connu la grande Révolution russe. De plus, il songeait à une véritable guerre de défense nationale de l’Allemagne attaquée simultanément à l’est et à l’ouest. Enfin, il avait surestimé le degré d’évolution de la situation en Allemagne et les perspectives d’une révolution sociale : les vrais militants ont souvent tendance à surestimer le rythme de l’évolution. Mais ce qui ressort en tout cas clairement de son analyse, c’est que par défense nationale dans le sens de la politique social-démocrate, Engels n’entendait pas le soutien du gouvernement des junkers prussiens et de son état-major, mais une action révolutionnaire qui suivrait l’exemple des jacobins français.

Oui, les sociaux-démocrates doivent défendre leur pays lors des grandes crises historiques. Et la lourde faute du groupe social-démocrate du Reichstag est d’avoir solennellement proclamé dans sa déclaration du 4 août 1914 : « A l’heure du danger, nous ne laisserons pas notre patrie sans défense », et d’avoir, dans le même temps, renié ses paroles. Il a laissé la patrie sans défense à l’heure du plus grand danger. Car son premier devoir envers la patrie était à ce moment de lui montrer les dessous véritables de cette guerre impérialiste, de rompre le réseau de mensonges patriotiques et diplomatiques qui camouflait cet attentat contre la patrie ; de déclarer haut et clair que, dans cette guerre, la victoire et la défaite étaient également funestes pour le peuple allemand ; de résister jusqu’à la dernière extrémité à l’étranglement de la patrie au moyen de l’état de siège ; de proclamer la nécessité d’armer immédiatement le peuple et de le laisser décider lui-même la question de la guerre ou de la paix ; d’exiger avec la dernière énergie que la représentation populaire siège en permanence pendant toute la durée de la guerre pour assurer le contrôle vigilant de la représentation populaire sur le gouvernement et du peuple sur la représentation populaire ; d’exiger l’abolition immédiate de toutes les limitations des droits politiques, car seul un peuple libre peut défendre avec succès son pays ; d’opposer, enfin, au programme impérialiste de guerre - qui tend à la conservation de l’Autriche et de la Turquie, c’est-à-dire de la réaction en Europe et en Allemagne -, le vieux programme véritablement national des patriotes et des démocrates de 1848, le programme de Marx, Engels et Lassalle : le mot d’ordre de la grande et indivisible République allemande. Tel est le drapeau qu’il fallait déployer devant le pays, qui aurait été véritablement national, véritablement libérateur, et qui aurait répondu aux meilleures traditions de l’Allemagne et de la politique de classe internationale du prolétariat.

La grande heure historique de la guerre mondiale réclamait manifestement une action politique résolue, une prise de position aux vues larges et étendues, une orientation supérieure du pays que seule la social-démocratie était appelée à proposer. Au lieu de cela, on assista à une faillite lamentable et sans exemple de la part de la représentation parlementaire de la classe ouvrière, qui avait la parole à ce moment. Par la faute de ses dirigeants, la social-démocratie n’a même pas suivi une fausse politique : elle n’a pas suivi de politique du tout, en tant que parti d’une classe doué de sa propre vision du monde, elle s’est mise complètement hors circuit ; elle a abandonné sans broncher le pays au sort redoutable de la guerre impérialiste et à la dictature du sabre et, par-dessus le marché, elle a assumé la responsabilité de la guerre. La déclaration du groupe parlementaire dit qu’il a seulement voté en faveur des moyens nécessaires à la défense du pays, mais que, par contre, il décline la responsabilité de la guerre. Or, c’est précisément l’inverse qui est vrai. Les moyens nécessaires à cette « défense nationale », c’est-à-dire à la boucherie humaine déclenchée par l’impérialisme au moyen des armées de la monarchie militaire, la social-démocratie n’avait pas du tout besoin de les voter, car leur mise en oeuvre ne dépendait pas le moins du monde du vote des sociaux-démocrates : ceux-ci étaient en minorité face à la majorité compacte des trois quarts du Reichstag bourgeois. Par son vote spontané, le groupe social-démocrate n’a abouti qu’à une chose : à attester l’unité du peuple tout entier pendant la guerre, à proclamer l’Union sacrée, c’est-à-dire la suspension de la lutte de classes, l’interruption de la politique d’opposition de la social-démocratie au cours de la guerre, donc à assumer la coresponsabilité morale de la guerre. Par son vote spontané, elle a marqué cette guerre du sceau de la défense démocratique de la patrie, a contribué à tromper les masses sur les vraies conditions et les vraies tâches de la défense de la patrie et contresigné cette mystification.

Ainsi le grave dilemme : intérêts de la patrie et solidarité internationale du prolétariat, le conflit tragique qui a incité nos parlementaires à rallier « d’un coeur lourd » le camp de la guerre impérialiste, n’est que pure invention, une fiction nationaliste bourgeoise. Au contraire, entre les intérêts du pays et les intérêts de classe de l’Internationale prolétarienne, il existe aussi bien pendant la guerre que pendant la paix une parfaite harmonie : la guerre, comme la paix, exige le développement le plus intense de la lutte de classes et la défense la plus résolue du programme social-démocrate.

Mais que devait faire notre parti pour souligner son opposition à la guerre et ses exigences ? Devait-il proclamer la grève de masse ? Ou bien exhorter les soldats à refuser de servir ? C’est ainsi que l’on pose la question habituellement. Répondre oui à de telles questions serait tout aussi ridicule que si le parti se mettait à décréter : « Si la guerre éclate, alors nous faisons la révolution. » Les révolutions ne sont pas « faites », et les grands mouvements populaires ne sont pas mis en scène avec des recettes techniques qui sortiraient de la poche des dirigeants des instances du parti. De petits cercles de conspirateurs peuvent bien « préparer » un putsch pour un jour et une heure précis, ils peuvent au moment voulu donner le signal de l’« attaque » à quelques milliers de partisans. Mais dans les grands moments de l’histoire, les mouvements de masse ne sont pas dirigés par des moyens aussi primitifs. La grève de masse « la mieux préparée » peut dans certaines circonstances faire long feu lamentablement, juste au moment où un chef de parti lui donne « le signal », ou bien, après un premier élan, tomber à plat. Si de grandes manifestations populaires et des actions de masse ont effectivement lieu sous une forme ou une autre, ce qui en décide, c’est tout un ensemble de facteurs économiques, politiques et psychiques, la tension des oppositions de classe à un moment donné, le degré de conscience et de combativité des masses tous facteurs imprévisibles qu’aucun parti ne peut produire artificiellement. C’est là toute la différence entre les grandes crises de l’histoire et les petites actions de parade qu’en période calme un parti bien discipliné peut exécuter délicatement sous la baguette de ses « instances ». L’heure historique exige à chaque fois les formes correspondantes du mouvement populaire et en crée elle-même de nouvelles et improvise des moyens de lutte inconnus jusque-là, trie et enrichit l’arsenal du peuple, insouciante de toutes les prescriptions des partis.

Ce que les dirigeants de la social-démocratie avaient à proposer en tant qu’avant-garde du prolétariat conscient, ce n’était donc pas des prescriptions et des recettes ridicules de nature technique, mais le mot d’ordre politique, la formulation claire des tâches et des intérêts politiques du prolétariat au cours de la guerre. Ce qu’on a dit de la grève de masse à propos de la révolution russe peut s’appliquer à tout mouvement de masse :

« S’il est donc vrai que c’est à la période révolutionnaire que revient la direction de la grève de masse au sens de l’initiative de son déclenchement et de la prise en charge des frais, il n’est pas moins vrai qu’en un tout autre sens la direction dans les grèves de masse revient à la social-démocratie et à ses organismes directeurs. Au lieu de se poser le problème de la technique et du mécanisme de la grève de masse, la social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de " direction " dans la période de la grève de masse, consiste à donner le mot d’ordre de la lutte, à l’orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu’à chaque phase et à chaque instant du combat soit réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagé et lancé dans la bataille et que cette puissance s’exprime par la position du parti dans la lutte ; il faut que la tactique de la social-démocratie ne se trouve jamais, quant à l’énergie et à la précision, au-dessous du niveau du rapport des forces en présence, mais que, au contraire, elle dépasse ce niveau ; alors, cette direction politique se transformera automatiquement en une certaine mesure en direction technique. Une tactique socialiste conséquente, résolue, allant de l’avant, provoque dans la masse un sentiment de sécurité, de confiance, de combativité ; une tactique hésitante, faible, fondée sur une sous-estimation des forces du prolétariat, paralyse et désoriente la masse. Dans le premier cas, les grèves de masse éclatent " spontanément " et toujours " en temps opportun " ; dans le deuxième cas, la direction du parti a beau appeler directement à la grève - c’est en vain. [2] »

La preuve qu’il ne s’agit pas de la forme extérieure, technique, de l’action, mais de son contenu politique, c’est par exemple le fait que la tribune du Parlement, cet endroit unique d’où on peut se faire entendre librement et avoir une audience internationale, pouvait dans ce cas-ci devenir un outil prodigieux de stimulation du peuple si elle avait été utilisée par les députés sociaux-démocrates dans le but de formuler d’une manière claire et distincte les intérêts, les tâches et les exigences de la classe ouvrière dans cette crise.

Et les masses auraient-elles soutenu ces mots d’ordre de la social-démocratie par leur attitude ? Personne ne peut le dire dans le feu de l’action. Mais ce n’est pas du tout le point décisif. « Avec confiance », nos parlementaires ont bien laissé partir en guerre les généraux de l’armée prusso-allemande, sans exiger de leur part l’assurance qu’ils seraient vainqueurs et que la possibilité d’une défaite était exclue. Ce qui vaut pour les armées militaires vaut aussi pour les armées révolutionnaires : elles engagent le combat là où il se présente sans réclamer au préalable la certitude de la réussite. Dans le pire des cas, la voix du parti serait restée au début sans effet visible. Et l’attitude virile de notre parti lui aurait vraisemblablement valu les plus grandes persécutions comme c’avait été le cas en 1870 pour Bebel et Liebknecht. « Mais qu’est-ce que cela peut faire ? » - disait très simplement Ignaz Auer en 1895 dans son discours sur les Fêtes de Sedan - « un parti qui veut conquérir le monde doit maintenir bien haut ses principes, sans tenir compte des dangers que cela implique ; il serait perdu s’il agissait autrement ! »

« Il n’est jamais facile de nager à contre-courant - écrivait le vieux Liebknecht - et lorsque le courant se précipite avec la vitesse et la masse impétueuse d’un Niagara, alors c’est encore moins une sinécure. »

« Les camarades les plus âgés ont encore en mémoire la haine des socialistes dans l’année de la plus grande honte nationale : de la honte de la Loi des socialistes - 1878. Des millions de gens voyaient alors en tout social-démocrate un meurtrier et un criminel de droit commun, et, en 1870, un traître à la patrie et un ennemi mortel. De telles explosions de l’"âme du peuple" ont, par leur force élémentaire monstrueuse, quelque chose de déconcertant, de stupéfiant, d’oppressant. On se sent impuissant devant une puissance supérieure, une force majeure excluant toute hésitation. On n’a aucun adversaire saisissable. C’est comme une épidémie : elle est dans les hommes, dans l’air, partout. »

« L’explosion de 1878 n’était cependant pas comparable en force et en sauvagerie à celle de 1870. Pas seulement l’ouragan de passion humaine qui plie, abat, détruit tout ce qu’il saisit, mais encore la machinerie redoutable du militarisme fonctionnant à plein rendement - et nous entre les rouages de fer qui mugissaient tout autour et dont le contact était synonyme de mort, et entre les bras de fer qui sifflaient tout autour de nous et pouvaient à tout instant nous saisir. A côté de la force élémentaire des esprits déchaînés, le mécanisme le plus complet de l’art du meurtre que le monde ait jamais connu. Et tout cela dans le mouvement le plus effréné - toutes les chaudières prêtes à exploser. Où reste alors la force individuelle, la volonté individuelle ? Surtout si on sait qu’on fait partie d’une minorité, et si on n’a même plus un point d’appui sûr dans le peuple. »
« Notre parti était encore en formation. Nous étions soumis à l’épreuve la plus difficile qui se puisse concevoir, avant que l’organisation nécessaire ne soit créée. Lorsque vint la haine des socialistes, l’année de l’ignominie pour nos ennemis, l’année de la gloire pour la social-démocratie, nous avions déjà une organisation si forte et si ramifiée que chacun était réconforté par la conscience d’un appui puissant et que personne de sensé ne pouvait croire que le parti pût succomber. »

« Ce n’était donc pas une sinécure, alors, de nager à contre-courant. Mais qu’y avait-il à faire ? Ce qui devait être, devait être. Cela voulait dire : serrer les dents et, quoi qu’il advienne, laisser venir. Ce n’était pas le moment d’avoir peur... Or, Bebel et moi... nous ne nous occupions pas un seul instant des avertissements. Nous ne pouvions pas battre en retraite, nous devions rester à notre poste, advienne que pourra. »

Ils restèrent à leur poste, et la social-démocratie allemande s’est nourrie pendant quarante ans de la force morale dont elle avait fait preuve alors contre un monde d’ennemis.

C’est ainsi que cela se serait aussi passé cette fois-ci. Au début, le seul résultat aurait peut-être été que l’honneur du prolétariat allemand aurait été sauf, que les milliers et les milliers de prolétaires qui périssent maintenant dans les tranchées, le jour, la nuit et dans le brouillard, ne seraient pas morts dans un désarroi spirituel accablant, mais en gardant à l’esprit cette faible lueur d’espoir : ce qui leur était le plus cher au monde, la social-démocratie internationale, libératrice des peuples, n’était pas une illusion. Mais déjà la voix courageuse de notre parti aurait eu pour effet de tempérer fortement l’ivresse chauvine et l’inconscience de la foule, elle aurait gardé du délire les cercles populaires les plus éclairés, elle aurait contrecarré le travail d’intoxication et d’abrutissement du peuple par les impérialistes. Et précisément, la croisade contre la social-démocratie aurait rapidement dégrisé les masses populaires. Par la suite, à mesure que les hommes de tous les pays sont pris d’un sentiment de nausée devant cette boucherie humaine lugubre et interminable, où le caractère impérialiste de la guerre se trahit de plus en plus, où le tohubohu de la spéculation sanguinaire devient de plus en plus insolent tout ce qu’il y a de vivant, de sincère, d’humain et de progressiste se rassemblerait autour du drapeau de la social-démocratie. Et surtout, dans le tourbillon, la ruine et la débâcle, la social-démocratie, comme un rocher au milieu de la mer mugissante, serait restée le grand phare de l’Internationale sur lequel tous les autres partis ouvriers se seraient bien-tôt orientés. L’énorme autorité morale dont jouissait la social-démocratie allemande dans tout le monde prolétaire jusqu’au 4 août 1914 aurait sans aucun doute provoqué rapidement un changement au milieu de cette confusion générale. Par là, l’atmosphère favorable à la paix et la pression des masses populaires en vue de la paix auraient été renforcées dans tous les pays, la fin de ce meurtre de masse aurait été accélérée, les guerres mondiales sous la direction de l’Angleterre seraient réduites le lendemain en raison du nombre de ses victimes. Le prolétariat allemand serait resté la sentinelle vigilante du socialisme et de la libération de l’humanité - et cela, c’était bien un acte patriotique qui n’était pas indigne des disciples de Marx, Engels et Lassalle.."

Et Trotsky achève dans "Le programme de transition" :

’La bourgeoisie impérialiste domine le monde. C’est pourquoi la prochaine guerre, par son caractère fondamental, sera une guerre impérialiste. Le contenu fondamental de la politique du prolétariat international sera, par conséquent, la lutte contre l’impérialisme et sa guerre. Le principe fondamental de cette lutte sera :

"L’ennemi principal est dans notre PROPRE PAYS", ou :

"La défaite de notre propre gouvernement (impérialiste) est le moindre mal".

Mais tous les pays du monde ne sont pas des pays impérialistes. Au contraire, la majorité des pays sont les victimes de l’impérialisme. Certains pays coloniaux ou semi-coloniaux tenteront, sans aucun doute, d’utiliser la guerre pour rejeter le joug de l’esclavage. De leur part, la guerre ne sera pas impérialiste, mais émancipatrice. Le devoir du prolétariat international sera d’aider les pays opprimés en guerre contre les oppresseurs. Ce même devoir s’étend aussi à l’URSS ou à tout autre État ouvrier qui peut surgir avant la guerre ou durant la guerre. La défaite de tout gouvernement impérialiste dans la lutte contre un État ouvrier ou un pays colonial est le moindre mal.

Les ouvriers d’un pays impérialiste ne peuvent cependant pas aider un pays anti-impérialiste par l’intermédiaire de leur gouvernement, quelles que soient, à un moment donné, les relations diplomatiques et militaires entre les deux pays. Si les gouvernements se trouvent en alliance temporaire, et au fond incertaine, le prolétariat du pays impérialiste continue à rester en opposition de classe à son gouvernement et apporte un appui à l’ "allié" non impérialiste de celui-ci par ses propres méthodes, c’est-à-dire par les méthodes de la lutte de classe internationale (agitation en faveur de l’État ouvrier et du pays colonial, non seulement contre ses ennemis, mais aussi contre ses alliés perfides : boycott et grève dans certains cas, renoncement au boycott et à la grève dans d’autres, etc.).

Tout en soutenant un pays colonial ou l’URSS dans la guerre, le prolétariat ne se solidarise pas dans la moindre mesure avec le gouvernement bourgeois du pays colonial ni avec la bureaucratie thermidorienne de l’URSS. Au contraire, il maintient sa complète indépendance politique aussi bien envers l’un qu’envers l’autre. En aidant une guerre juste et progressiste, le prolétariat révolutionnaire conquiert les sympathies des travailleurs des colonies et de l’URSS, y affermit ainsi l’autorité et l’influence de la IV° Internationale, et peut aider d’autant mieux au renversement du gouvernement bourgeois dans le pays colonial, de la bureaucratie réactionnaire en URSS.

Au début de la guerre, les sections de la IV° Internationale se sentiront inévitablement isolées : chaque guerre prend les masses populaires à l’improviste et les pousse du côté de l’appareil gouvernemental. Les internationalistes devront nager contre le courant. Cependant, les dévastations et les maux de la nouvelle guerre qui, dès les premiers mois, laisseront loin en arrière les horreurs sanglantes de 1914-1918 auront tôt fait de dégriser les masses. Le mécontentement et la révolte de celles-ci croîtront par bonds. Les sections de la IV° Internationale se trouveront à la tête du flux révolutionnaire. Le programme des revendications transitoires prendra une actualité brûlante. Le problème de la conquête du pouvoir par le prolétariat se dressera de toute sa hauteur.

Avant d’étouffer ou de noyer dans le sang l’humanité, le capitalisme empoisonne l’atmosphère mondiale par les vapeurs délétères de la haine nationale et raciale. L’antisémitisme est aujourd’hui l’une des convulsions les plus malignes de l’agonie du capitalisme.

La dénonciation intransigeante des préjugés de race et de toutes les formes et nuances de l’arrogance et du chauvinisme nationaux, en particulier de l’antisémitisme, doit entrer dans le travail quotidien de toutes les sections de la IV° Internationale comme le principal travail d’éducation dans la lutte contre l’impérialisme et la guerre. Notre mot d’ordre fondamental reste :

"PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !"

Messages

  • C’est précisément à présent, à l’heure où la bourgeoisie dirigeante se prépare à désarmer pacifiquement des millions de prolétaires et à les faire passer sans encombre ‑ sous le couvert d’une séduisante idéologie et en les aspergeant, bien entendu, de l’eau bénite des phrases pacifistes mielleuses ! ‑ de leurs boueuses, puantes et infectes tranchées où ils faisaient un métier de bouchers, aux bagnes des fabriques capitalistes où ils devront rembourser, « par un honnête labeur », les centaines de milliards de la dette d’Etat,‑ c’est précisément à présent que s’impose, plus encore qu’au début de la guerre, le mot d’ordre lance aux peuples par notre Parti en automne 1914 : « Transformer la guerre impérialiste en guerre civile pour le socialisme ! [5] » Karl Liebknecht, condamné au bagne, a adopté ce mot d’ordre quand il a dit, du haut de la tribune du Reichstag : « Tournez vos armes contre vos ennemis de classe à l’intérieur du pays ! » A quel point la société contemporaine est mûre pour passer au socialisme, c’est la guerre elle‑même qui l’a prouvé, lorsque la tension des forces populaires a obligé à réglementer à partir d’un centre unique toute la vie économique de plus de cinquante millions d’habitants. Si cela est possible sous la direction d’une poignée de junkers dans l’intérêt de quelques magnats de la finance, cela ne l’est pas moins sous la direction des ouvriers conscients dans l’intérêt des neuf dixièmes d’une population épuisée par la famine et par la guerre.

    Mais pour diriger les masses, les ouvriers conscients doivent comprendre toute la dégénérescence des leaders du socialisme tels que Turati, Kautsky et Cie. Ces messieurs s’imaginent être des social‑démocrates révolutionnaires et sont profondément indignés quand on leur dit que leur place est dans le parti de Messieurs Bissolati, Scheidemann, Legien et consorts ! Mais, Turati et Kautsky ne saisissent absolument pas que seule une révolution des masses peut trancher les grandes questions à l’ordre du jour ; ils n’ont pas la moindre foi dans la révolution ; ils ne s’intéressent nullement à sa maturation dans la conscience et l’état d’esprit des masses, en connexion, très précisément, avec la guerre. Leur attention est entièrement absorbée par des réformes, par les tractations entre telles ou telles couches des classes dominantes ; c’est à elles qu’ils s’adressent, c’est elles qu’ils essaient de « persuader », c’est à elles qu’ils veulent adapter le mouvement ouvrier.

    Or, l’essentiel à présent, c’est que l’avant‑garde consciente du prolétariat doit justement centrer ses pensées et ses forces sur la lutte révolutionnaire, pour le renversement de ses gouvernements respectifs. Il ne saurait y avoir de révolutions du genre de celles que sont « disposés » à admettre Turati et Kautsky, de ces révolutions dont on pourrait prédire qu’elles éclateront exactement à tel moment, et dont on pourrait prévoir exactement les chances de victoire. La situation révolutionnaire en Europe est un fait. C’est un fait que le mécontentement, l’effervescence et l’exaspération des masses y sont extrêmes. Les social­-démocrates révolutionnaires doivent s’employer de toute leur énergie à consolider ce courant. De la force du mouvement révolutionnaire, au cas où il ne remporterait qu’un faible succès, dépendra le degré de réalisation des réformes « promises »,, et leur utilité pour les luttes ultérieures de la classe ouvrière. De la force du mouvement révolutionnaire, au cas où il remporterait le succès, dépendra la victoire du socialisme en Europe et la réalisation, non pas d’une trêve impérialiste entre l’Allemagne et la Russie alliée à l’Angleterre, ou entre la Russie alliée à l’Allemagne et l’Angleterre, ou bien entre les Etats‑Unis et l’Allemagne alliée à l’Angleterre, été, mais d’une paix vraiment durable et vraiment démocratique.

    Lénine en janvier 1917

  • L’impérialisme est une nécessité pour la bourgeoisie contre la lutte des classes. Ainsi, l’impérialiste anglais Ceci Rhodes déclarait en 1895 (cité par Lénine) :

    « J’étais hier dans l’East End (quartier ouvrier de Londres) et j’ai assisté à une réunion de sans-travail. J’y ai entendu des discours forcenés. Ce n’était qu’un cri : Du pain ! Du pain ! » Revivant toute la scène en rentrant chez moi, je me sentis encore plus convaincu qu’avant de l’importance de l’impérialisme… L’idée qui me tient le plus à cœur, c’est la solution du problème social, à savoir : pour sauver les quarante millions d’habitants du Royaume-Uni d’une guerre civile meurtrière, nous les colonisateurs devons conquérir des terres nouvelles afin d’y installer l’excédent de notre population, d’y trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines. L’empire, ai-je toujours dit, est une quesiton de ventre. Si vous voulez éviter la guerre civile, il vous faut devenir impérialistes. »

    " Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux. (...) Je dis que la France, qui a toujours regorgé de capitaux et en a exporté des quantités considérables à l’étranger – c’est par milliards, en effet, qu’on peut compter les exportations de capitaux faites par ce grand pays qui est si riche – , je dis que la France a intérêt à considérer ce côté de la question coloniale. (…) Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (...) Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. (…) Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation. (...) Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? Messieurs, au temps où nous sommes et dans la crise que traversent toutes les industries européennes, la fondation d’une colonie, c’est la création d’un débouché. On a remarqué, en effet, et les exemples abondent dans l’histoire économique des peuples modernes, qu’il suffit que le lien colonial subsiste entre la mère-patrie qui produit et les colonies qu’elle a fondées, pour que la prédominance économique accompagne et subisse, en quelque sorte, la prédominance politique. (…) C’est pour cela qu’il nous fallait la Tunisie ; c’est pour cela qu’il nous fallait Saïgon et la Cochinchine ; c’est pour cela qu’il nous faut Madagascar, et que nous sommes à Diego-Suarès et à Vohémar, et que nous ne les quitterons jamais !... "

    Jules Ferry, Discours, 1885
    « La politique coloniale est fille de la politique industrielle. Pour les Etats riches, où les capitaux abondent et s’accumulent rapidement, où le régime manufacturier est en voie de croissance continue, attirant à lui la partie sinon la plus nombreuse, du moins la plus éveillée et la plus remuante de la population qui vit du travail de ses bras (...) l’exportation est un facteur essentiel de la prospérité publique, et le champ d’emploi des capitaux, comme la demande de travail, se mesure à l’étendue du marché étranger. (...) »

    extraits de Jules FERRY, « La politique coloniale est fille de la politique industrielle » , Préface du Tonkin et la mère patrie, avril 1890

    Victor Hugo, lui-même, avait soutenu que le colonialisme allait résoudre la question sociale et éviter les révolutions !!!

    « Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie, déserte c’est la sauvagerie ! (…) Allez peuples, emparez-vous de cette terre, prenez-la ! À qui ? À personne ! Prenez cette terre à Dieu ; Dieu donne l’Afrique à l’Europe ! Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille mais pour l’industrie (applaudissements prolongés). Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ! Croissez, cultivez, colonisez, multipliez, et que sur cette terre de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la liberté ! »

    (Victor Hugo, Discours sur l’Afrique, 18 mai 1879)

    Quarante ans plus tard, Léon Blum, bien symbolique d’une gauche colonialiste, affirmait pour sa part, devant la Chambre :

    « Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture, et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie. »

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