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Le chartisme en Angleterre, une expérience d’une grande richesse pour le prolétariat

samedi 30 juin 2012, par Robert Paris

Le chartisme en Angleterre, une expérience d’une grande richesse pour le prolétariat

L’Angleterre a, longtemps avant la France de 1789, été le pays des révolutions, une révolution permanente qui change sans cesse de formes de lutte, de partis politiques, d’alliances ou de combats. Il y a eu la vague des révolution bourgeoise, celle de Cromwell, mais il y a eu aussi une vague révolutionnaire dans laquelle c’est le prolétariat industriel qui a mis sa marque et qui a duré… dix ans, de 1838 à 1848. C’est le « mouvement chartiste ».

Le Royaume-Uni est entré depuis la fin du XVIIIe siècle dans la Révolution industrielle, mais cette industrialisation implique d’énormes changements au niveau de l’organisation territoriale, de la structure sociale à travers la démographie et des rapports entre classes.
L’organisation du territoire est bouleversée : l’urbanisation rapide passe par la création de villes industrielles nouvelles, le paysage est transformé par l’apparition de « villes noires » (Manchester, Birmingham, ...), caractérisées à la fois par leur surpopulation et leur grande insalubrité.

La population connaît une expansion sans précédent : 7 millions d’habitants en 1750, 14 en 1820 et 23 en 1860.

En fait, la majorité de la population ne ressent pas le progrès : en effet, malgré la croissance économique et le statut mondial du Royaume-Uni, beaucoup ressentent au contraire une régression, du fait de l’emploi de main d’œuvre ouvrière non qualifiée au détriment des qualifications artisanales traditionnelles.
« Pourtant, malgré tous ces éléments de prospérité nationale (…) nous sommes écrasés de souffrances privées et publiques » (pétition chartiste de 1838).

Cette situation est évoquée dans Les temps difficiles de Charles Dickens.

À l’échelle d’une vie, la structure de la société a totalement changé. La proportion d’ouvriers augmente, beaucoup d’hommes et de femmes accèdent à la précarité de l’emploi ouvrier (10 heures de travail par jour et des conditions de travail horribles). D’ailleurs Friedrich Engels comparera cette évolution à la Révolution française, tant elle semble marquer une rupture. En fait c’est moins l’ampleur du changement que sa rapidité qui font penser à une révolution.
Enfin, la société est divisée. Les divergences sociales s’accentuent ; le Royaume-Uni et ses nations constituantes n’ont jamais été jusqu’ici des pays égalitaires, mais avec ces bouleversements économiques et sociaux on assiste à une fragmentation de la population plus poussée encore. On assiste par exemple à une véritable ségrégation urbaine, avec l’apparition de quartiers bourgeois et de quartiers populaires. Ce phénomène est surtout perceptible dans les villes nouvelles. Ainsi, à Manchester, il y a environ 60 % d’ouvriers dans une ville plutôt bourgeoise, tandis qu’à Stalybridge, ville nouvelle à quelques kilomètres à l’est, il y a 90 % d’ouvriers.

L’idée de classes sociales progresse chez les propriétaires industriels comme dans les classes laborieuses.

À la suite d’une chute des prix très importante touchant durement les propriétaires, le Parlement, très majoritairement composé de grands propriétaires terriens, vota en 1815 les lois sur le blé (Corn Laws) interdisant toute importation de blé tant que le prix d’un quarter ne dépassait pas 80 shillings, ce qui a pour effet de soutenir ces prix. La contrepartie de ces prix élevés était la paupérisation croissante du peuple, en particulier des ouvriers sans qualification.

La Charte de 1838 critique les lois qui augmentent le prix des aliments, qui raréfient l’argent, qui rendent le travail mal rémunéré, et qui taxent l’activité plus que la propriété.

En 1815, le système électoral ne s’est pas encore adapté à l’évolution de la population. La représentativité à la Chambre des communes n’a rien d’uniforme. Ainsi, dans les comtés, le droit de vote ou « franchise électorale » appartenait aux propriétaires fonciers jouissant d’un revenu de 40 shillings (50 francs germinal). Dans les bourgs ou municipalités, on votait à haute voix, et les électeurs subissaient presque toujours l’influence d’un « patron », c’est-à-dire d’un riche propriétaire du voisinage qui leur imposait son candidat. Le cas était particulièrement fréquent dans les bourgs sans importance, appelés bourgs de poche. La liste des bourgs n’avait pas été modifiée depuis le XVIIe siècle. On y trouvait en 1815 des villages presque abandonnés – appelés « bourgs pourris » – qui continuaient à élire deux députés, tandis que des villes comme Manchester, Birmingham, Sheffield, Leeds – dont l’importance était récente – n’avaient pas de représentants.Le cadre est donc celui d’une population divisée où la classe ouvrière mûrit son ressentiment, il suffit donc d’une crise économique ou politique pour amorcer un conflit.

Quelques mots sur le chartisme

Le mouvement chartiste se développa en Angleterre au XIXe siècle, dans les années 30, dans les conditions de profond bouleversement que l´emploi croissant de la machine à l´ère industrielle provoquait dans la vie de la population. Conditions de travail inhumaines des ouvriers, salaires de famine, journées de douze et même seize heures, emploi de petits enfants à partir de cinq ou six ans dans les mines et dans les filatures, logements déplorables – véritables taudis.
En 1838, un Comité de l´Association Ouvrière de Londres (Working Men´s Association) définit ce qu´on appela la « Charte du Peuple ».

La Charte du Peuple réclamait l´adoption de « six points » qui étaient :

 suffrage universel : que tout homme majeur, sain d´esprit et n´ayant pas encouru de condamnation pour délit, soit électeur ;
 renouvellement annuel du Parlement ;
 indemnité parlementaire, permettant à des candidats de devenir députés ;
 élection au scrutin secret, pour mettre fin aux pratiques de corruption et d´intimidation qui étaient courantes ;
 découpage du pays en circonscriptions électorales égales pour assurer une représentation équitable ; afin que tout électeur puisse être éligible, abolition de la disposition qui réservait le droit d´être élu député aux seules personnes pouvant justifier d´un revenu de 300 livres sterling.

En 1839, se réunit une « Convention » de chartistes qui se voulait un « Parlement du peuple ». Elle prépara une pétition où étaient incorporés ces 6 points et qui recueillit plus d´un million deux cents mille signatures. Un grand espoir souleva la population, qui croyait que cette Charte pouvait améliorer ses conditions d´existence, mais la pétition, présentée au Parlement, fut repoussée à une écrasante majorité. Une très vive agitation s´ensuivit. Une grève générale, d´abord envisagée, fut abandonnée. Divers mouvements insurrectionnels éclatèrent ; un des plus forts et des plus organisés eut pour théâtre le Pays de Galles. Les mineurs gallois tentèrent de s´emparer de la ville de Newport. La répression fut très dure : arrestations, emprisonnements et déportations sans nombre.
Par la suite, en 1842, les chartistes lancèrent une nouvelle pétition qui recueillit trois millions de signatures. Mais le chartisme perdit de sa force et déclina. Il n´en a pas moins traduit à cette époque l´élan des travailleurs vers un idéal de vie meilleure, d´égalité et de justice qui fut repris ensuite par d´autres mouvements.

Trotsky dans Où va l’Angleterre :

Nous ne dirons ici que quelques mots de la deuxième tradition, authentiquement prolétarienne et révolutionnaire.
L’époque du chartisme est impérissable, parce qu’elle nous donne, au long de dizaines d’années, une sorte de raccourci schématique de toute l’échelle de la lutte prolétarienne, à partir des pétitions au Parlement jusqu’à l’insurrection armée. Toutes les questions essentielles du mouvement de classe du prolétariat - rapports entre l’action parlementaire et extra-parlementaire, rôle du suffrage universel, trade-unions et coopératives, portée de la grève générale et rapports de celle-ci avec l’insurrection armée, jusqu’aux relations réciproques du prolétariat et du paysan - ne se cristallisèrent pas seulement de façon pratique, dans le cours du mouvement de masse du chartisme, mais y furent aussi résolues en principe. Au point de vue théorique, ces solutions furent loin d’être toujours irréprochablement fondées ; on n’y joignit pas toujours les deux bouts ; le mouvement tout entier et sa contrepartie dans le domaine de la théorie continrent bien des éléments inachevés, d’une maturité insuffisante. Les mots d’ordre révolutionnaires et les méthodes du chartisme demeurent néanmoins, maintenant encore, si la critique les dégage, infiniment supérieurs à l’éclectisme douceâtre des Macdonald et à la stupidité économique des Webb. On peut dire, s’il est permis de recourir à une comparaison un peu risquée, que le mouvement chartiste ressemble au prélude qui donne sans développement le thème musical de tout un opéra. En ce sens, la classe ouvrière anglaise peut et doit voir dans le chartisme, outre son passé, son avenir. De même que les chartistes écartèrent les prédicateurs sentimentaux de " l’action morale " et rassemblèrent les masses sous le drapeau de la Révolution, le prolétariat anglais aura à chasser de son sein les réformistes, les démocrates, les pacifistes, et à se grouper sous le drapeau de la transformation révolutionnaire. Le chartisme n’a pas vaincu, parce que ses méthodes étaient souvent erronées et parce qu’il est venu trop tôt. Il n’était qu’une anticipation historique. La Révolution de 1905 a aussi subi une défaite. Mais ses traditions se sont ranimées après dix ans et ses méthodes ont vaincu en Octobre 1917. Le chartisme n’est pas liquidé. L’histoire liquide le libéralisme et prépare la liquidation du pacifisme faussement ouvrier, justement pour ressusciter le chartisme sur des bases historiques nouvelles infiniment élargies. La vraie tradition nationale du mouvement ouvrier anglais est là !

Edouard Dolléans dans « Histoire du mouvement ouvrier » :

En 1830, la structure économique de la Grande-Bretagne et celle de la France sont différentes.

En Grande-Bretagne, la Révolution industrielle est achevée ; elle commence en France. Tandis que dans notre pays dominent les artisans et les ouvriers à domicile, il existe en Grande-Bretagne, surtout dans les districts du Nord-Ouest, un prolétariat industriel.

Pourtant, malgré cette diversité, les deux pays connaissent des tendances semblables et des tentatives parallèles.

En Grande-Bretagne, la croissance des classes laborieuses se traduit par deux mouvements distincts, de caractère et de durée différents. Le premier est un mouvement corporatif. Son apogée est marquée, en 1833, par la formation de la Grande Union Consolidée des Métiers et, au commencement de 1834, par une tentative de grève générale en faveur des 8 heures.

Ce mouvement d’association des classes productives a son centre dans les districts industriels du Nord-Ouest, ses troupes parmi les ouvriers du prolétariat industriel ;mais il faut noter que, dans les derniers mois de 1833, il gagne les comtés agricoles du Sud. Les sympathies qu’il rencontre parmi les travailleurs des champs ont pour sanction, en mars 1834, la condamnation des journaliers agricoles du Dorchester.

L’autre mouvement part de Londres. Ce sont des artisans de la métropole qui en sont les initiateurs, en novembre 1831, pendant la campagne qui précède la réforme politique de 1832. Le projet de réforme ne pouvait satisfaire les classes laborieuses ; mais certains démocrates ouvriers ont pensé que la conquête de la démocratie politique était une première étape vers la démocratie industrielle.

Il ne faut pas opposer ces deux formes du mouvement ouvrier. Si certains des partisans de l’action corporative étaient indifférents à la réforme politique, un grand nombre d’ouvriers et d’artisans, tout en donnant la préférence à l’une, n’excluaient pas l’autre méthode : l’une et l’autre étaient destinées à atteindre un objectif semblable.

Certaines tendances étaient communes à tous, ouvriers du prolétariat industriel du Lancashire et du Yorkshire, artisans de Londres, ouvriers à domicile ou journaliers agricoles.

Tous étaient persuadés de la nécessité d’unir les classes laborieuses. Ils sentaient que de la puissance et de l’indépendance de leurs organisations dépendaient l’amélioration de leur existence matérielle et leur influence dans la société. Dès cette époque, l’autonomie du mouvement ouvrier s’affirme dans les projets ambitieux de la Grande Union Consolidée des Métiers et dans les principes de la Working Men’s Association.

Jusqu’en 1830, il existe des associations, des clubs ouvriers. Mais c’est seulement dans les journaux de 1830 à 1834 qu’apparaît l’expression Trades Union ; par elle s’affirme la différence essentielle entre la Trade Union, ou association d’ouvriers d’un même métier, et la Trades Union, ou association de tous les métiers. La Trades Union, c’est l’association de tous les travailleurs en une seule Union Nationale.

Les pionniers de la Trades Union ont été des ouvriers de l’industrie textile et du bâtiment en Lancashire et en Yorkshire. Et c’est parmi le prolétariat industriel des comtés du Nord-Ouest que, en 1830-1831, L’Association Nationale pour la protection du Travail, puis en 1833-1834 la Grande Union Consolidée des Métiers vont trouver un appui enthousiaste, mais éphémère. Dans les mêmes districts, le prolétariat industriel accueillera l’idée de la grève générale comme le moyen d’obtenir, en dehors de toute intervention du Parlement, l’application, dans les usines, des 8 heures. L’Association pour la protection du travail a pu recueillir l’adhésion et les souscriptions de 80 000 ouvriers, et la Grande Union Consolidée des Métiers a pu, un instant, grouper 250 000 travailleurs des usines et des champs.

Dès novembre 1831, pendant la campagne en vue du Reform Bill, s’est formée une National Union of the Working Classes and Others. Ses fondateurs, William Lovett et ses amis, revendiquent le suffrage universel et la démocratie politique en vue d’établir, grâce à leur mécanisme, la démocratie économique.

Les fondateurs de la National Union of the Working Classes - disciples d’Owen et d’Hodgskin - sont aussi des admirateurs de Cobbett et de Hunt. Ils s’opposent au Reform Bill. Aussi, un de leurs journaux, Le Défenseur du Pauvre du 30 juillet 1831, critique-t-il violemment le projet de réforme : « Nous n’avons pas jugé nécessaire dernièrement de continuer à exposer les innombrables raisons qui nous portent à condamner cette mesure (le bill de Réforme). Rappelez-vous, amis et frères, que vous et vous seuls, produisez toute la richesse réelle du pays ; rappelez-vous que vous ne jouissez que d’une fraction bien exiguë de ce que vous produisez en fait. »

Aux yeux de ceux qu’on peut appeler les démocrates ouvriers, il existe une raison dominante pour rejeter le projet : le travail est la source de toute richesse, la classe ouvrière produit « toute la richesse réelle du pays », et elle ne jouit dans la société actuelle que d’une infime partie des richesses produites par elle. Or, le projet de réforme, proposé par ceux-là mêmes qui accaparent toute richesse, est destiné à donner le pouvoir politique et le monopole législatif à ceux qui s’attribuent déjà le produit du travail des ouvriers. Le bill est donc une duperie pour la classe ouvrière ; celle-ci ne peut espérer voir « ses maîtres » se dépouiller de leur monopole pour rendre aux producteurs le produit intégral de leur travail.

Le Défenseur du Pauvre prend position contre les classes moyennes et recommande aux ouvriers de se défier toujours autant de la bourgeoisie que de l’aristocratie et de l’Église. En juillet 1831, en pleine lutte pour la réforme électorale, les journaux de la presse sans timbre condamnent le bill : le projet de réforme ne donne satisfaction qu’aux intérêts des classes moyennes. Aussi la nouvelle association fondée par les démocrates ouvriers lance-t-elle une circulaire invitant « les classes productives » de Londres à un meeting fixé au 7 novembre 1831, afin de faire approuver une déclaration qui est l’esquisse de la future Charte du peuple.

La National Union of the Working Classes and Others n’a que 1500 membres, dont 500 seulement paient régulièrement leur cotisation. Sa principale activité consiste dans des meetings. Aux réunions de la N. U. of W. Classes and Others, nous dit Francis Place, des centaines de personnes se pressent aux portes de la salle. Les Rotundanistes - tel est le surnom qui leur a été donné - exercent une action et une influence qui s’étendent bien au delà des limites de leur petite association.

Ces réunions de la Rotunda doivent être le point de départ d’un mouvement s’étendant à toute l’Angleterre et destiné à conquérir l’opinion publique aux principes démocratiques afin d’exercer une pression sur le Gouvernement et sur le Parlement. Les démocrates ouvriers espèrent entraîner Francis Place et les radicaux bourgeois dans cette campagne en faveur du suffrage universel. En réalité, il n’y a pas d’entente possible entre les radicaux bourgeois et les démocrates ouvriers. Ni leur idéal social ni leur tactique ne sont les mêmes. Sans doute les uns et les autres désirent l’avènement de la démocratie politique. Mais la démocratie ne représente pas à leurs yeux le même régime social. Elle est, pour les radicaux bourgeois, l’expression définitive d’un système d’équilibre entre les intérêts des différentes classes sociales. Le projet de réforme est une étape qui permettra aux classes laborieuses de faire leur éducation politique avant de participer au gouvernement du pays. Au contraire, les démocrates ouvriers voient, dans les institutions démocratiques, l’armature politique nécessaire à une transformation profonde de la société.

En mars 1832, la Chambre des Communes vient d’adopter le bill de réforme. Le 16 juin, Le Défenseur du Pauvre apprécie la loi nouvelle en ces termes :

« Le Bill est devenu loi. Et maintenant donnera-t-il à l’honnête ouvrier ses droits ? Non, il ne les lui donnera pas ; il exclura le pauvre, et, aussi longtemps que les pauvres seront exclus de leurs droits, ils resteront misérables et étrangers aux bienfaits de la civilisation et de la vie sociale. La cause de tous nos maux est la corruption ; et les hommes qui bénéficieront du bill de réforme sont les instruments de la tyrannie, de la corruption et du vice. »

La réforme électorale, loin d’apporter à la condition des ouvriers quelque amélioration, ne fera donc qu’augmenter l’oppression qu’exercent sur les travailleurs les hommes de la classe moyenne

« Que pouvons-nous attendre de ces hommes qui ne visent qu’à lutter à coups de baisse de prix et à se tromper les uns les autres ainsi qu’à tromper le reste de l’humanité, de ces hommes qui ont été sans cesse ajoutant la maison aux maisons et les champs aux champs sans jamais mettre la main à quelque travail utile ? » La loi de 1832 n’est pas un progrès, mais un recul. Le Parlement est tombé entre les mains « des pires ennemis de l’ouvrier », de ces hommes, enrichis du travail et insouciants de la misère des pauvres. Cette condamnation de la loi nouvelle n’est pas l’opinion individuelle d’un journaliste plus ou moins influent, c’est l’expression de l’attitude qu’adoptent les masses ouvrières en face de la réforme électorale. Le Défenseur du Pauvre est l’organe des revendications des démocrates ouvriers.

Les fondateurs de la National Union of the Working Classes et de la Working Mens’ Association (16 juin 1836), sont des artisans : John Jaffray, relieur ; William Savage, journalier ; Henry Mitchell, tourneur ; John Skelton, cordonnier ; Daniel Binyon, journalier ; Richard Cameron, piqueur de bretelles ; James Lawrance, peintre ; William Moore, graveur sur bois ; Arthur Dyson, compositeur d’imprimerie ; John Rogers, tailleur ; William Isaacs, fondeur de caractères ; James Jenkinson, graveur ; Edward Thomas, journalier. Henry Hetherington, devenu ensuite imprimeur, a débuté comme typographe ; William Lovett est ébéniste.

La N. U. W. C., fondée en avril 1831, est composée principalement d’ouvriers ; elle a exactement le même objet que le futur mouvement chartiste : la conquête des droits politiques, le droit pour l’ouvrier au produit intégral de son travail, droit dont la reconnaissance ne peut être assurée que par une représentation ouvrière introduite au Parlement par le suffrage universel.

Hetherington et Lovett organisent, dans les différents quartiers de Londres, des cours où sont discutées les oeuvres de Paine, Godwin, Robert Owen. Hetherington parcourt la Grande-Bretagne et arrive à organiser, notamment à Manchester, des associations à l’image de la National Union de Londres. Ces Unions effrayent à la fois le gouvernement et des réformateurs comme Francis Place. Celui-ci définit la différence entre les Unions des démocrates politiques et celles des démocrates ouvriers, en disant que les premières désiraient le succès du Reform Bill afin de prévenir la Révolution, et les secondes souhaitaient sa défaite comme un moyen de provoquer la Révolution. A aucun moment de la campagne du Reform Bill, on ne rencontre de sympathie entre le gouvernement et les Unions politiques ouvrières. Et pourtant, l’agitation politique ouvrière servit indirectement le gouvernement a vaincre la résistance de la Chambre des Lords.

La réforme électorale de 1832 ne pouvait satisfaire ni les radicaux bourgeois ni les démocrates ouvriers. Il s’agissait seulement d’une extension du privilège de vote, et le droit de suffrage, loin de reposer sur l’idée démocratique du droit égal pour tous, restait une franchise.

Cette réforme ne consacrait aucune des six revendications du radicalisme, ni l’annualité des Parlements, ni le suffrage universel, ni l’égalité des districts électoraux, ni le scrutin secret, ni l’indemnité parlementaire, ni la suppression du cens d’éligibilité. Ce sont ces six revendications fondamentales du mouvement démocratique depuis ses origines qui vont constituer les six points de la Charte du Peuple. Le 8 mai 1838, la Working Men’s Association adressera cette charte aux associations ouvrières et aux associations radicales.

La Charte du Peuple restera jusqu’en 1848 le programme du mouvement chartiste ; elle semble imprimer au Chartisme le caractère d’un mouvement démocratique. Les principes affirmés dans leur projet de loi par les hommes de la Working Men’s Association ne sont-ils pas d’ordre exclusivement politique ? Le suffrage universel n’est-il pas, depuis 1780 et 1792, la revendication centrale du parti radical ? Ce parti, depuis 1815, a grandi, et sa popularité est due à la faveur croissante dont cette revendication jouit dans les milieux populaires. La réforme de 1832 n’est, elle même, qu’une concession faite à l’opinion publique ; les uns ne l’ont acceptée et préconisée que comme une étape qui devait conduire au suffrage universel ; les autres l’ont condamnée comme une déception infligée à leurs espérances.

La Charte du Peuple est un essai de rédaction des principes de la démocratie politique ? Mais, ce n’est là qu’une apparence. Les revendications politiques des démocrates ouvriers enveloppent d’autres revendications qui vont donner au mouvement un caractère nettement socialiste. Pour les Chartistes, la vraie démocratie implique une révolution sociale. A cette époque, l’expression de socialiste désigne plus particulièrement les disciples de Robert Owen, celle de démocrate est toujours employée dans un sens qui unit étroitement, comme les deux faces d’une médaille, la démocratie politique et la démocratie sociale. En Angleterre, comme en France, les classes laborieuses prennent conscience de leur force. Elles éprouvent le besoin de s’organiser d’une façon autonome. L’autonomie et une volonté novatrice sont déjà tes traits essentiels qui donnent au mouvement ouvrier ses formes propres. Autonomie et volonté créatrice sont des affirmations de jeunesse et de vitalité.

La Working Men’s Association est composée exclusivement d’ouvriers. Lorsqu’elle a été fondée, le 16 juin 1836, la Working Men’s Association, par la volonté même de ses fondateurs, ne fait appel qu’aux seules forces de la classe ouvrière. « La question se posa parmi nous, dit Lovett, de savoir si nous pourrions organiser et faire vivre une association composée exclusivement d’hommes appartenant à la classe ouvrière. » La W. M. A. est précisément une expérience tentée par Lovett, Cleave et Hetherington pour amener la classe ouvrière à administrer ses affaires dans un esprit de complète indépendance. Lovett nous explique que les fondateurs de la W. M. A. voulaient libérer les masses laborieuses de leur asservissement à l’égard des « grands hommes »sur lesquels elles avaient toujours les yeux fixés et dont elles attendaient un geste pour penser et pour agir. « Entre les mains de ces leaders, qui en maniaient les ficelles, la classe ouvrière se laissait conduire comme une marionnette obéissante aux caprices de son idole momentanée. Lorsque ces idoles populaires étaient tombées de leur piédestal, elle se trouvait plus désemparée que jamais. » Donc défiance à l’égard des vedettes.

La classe ouvrière doit apprendre à se conduire par elle-même, sans le secours de ces directeurs de conscience sociale, auxquels jusque-là elle avait remis le soin de ses intérêts. Elle doit devenir son propre gérant d’affaires. Les fondateurs de la W. M. A. voient dans leur association une école où les ouvriers pourront s’instruire, discuter librement et se donner à eux-mêmes leur propre éducation politique.

Profondément originale est cette conception, parce qu’elle veut substituer à la direction extérieure et instable des meneurs populaires une action consciente et autonome. La classe des travailleurs trouvera ses chefs naturels dans une aristocratie ouvrière que formera la W. M,. A. Est-il besoin de rapprocher cette conception de celle du syndicalisme considérant, comme l’agent actif de la Révolution, une minorité ouvrière d’une éducation sociale et syndicale supérieure ? Sans doute la W. M. A. se déclarait disposée à apporter son concours à tous ceux qui travaillent au bonheur du peuple ; mais « elle devait toujours avoir présente à l’esprit cette vérité d’expérience que, dans la société actuelle, la division des intérêts des différentes classes s’oppose le plus souvent à l’union des cœurs et des volontés ».

L’association était résolue à ne recruter ses membres que dans les rangs de la classe ouvrière. Mais, ajoutait l’article 8, « comme on n’est pas d’accord sur la ligne de démarcation qui sépare la classe ouvrière des autres classes, le soin de déterminer si un candidat est éligible est laissé aux membres eux-mêmes »

.La politique de la W. M. A. sera une politique ouvrière. Toutefois, le principe de la lutte des classes ne domine pas cette politique. La W. M. A. accepte de collaborer avec tous les serviteurs de la cause populaire. Sans doute la communauté de sentiments, « la conscience de classe », est la condition indispensable de toute réalisation et de toute réussite. La W. M. A. est fondée essentiellement sur l’action personnelle de la classe ouvrière qui doit trouver ses chefs parmi les siens. Chaque classe a ses intérêts distincts ; elle est donc incapable de représenter les autres classes. La classe ouvrière doit donc avoir des représentants pris dans son sein. Seulement, il faut noter dès maintenant que, de cette idée de classe, la W. M. A. ne déduit pas, comme un corollaire nécessaire, un antagonisme irréductible et qu’elle admet les alliances avec les démocrates bourgeois.

Cette action de classe que veut inaugurer la W. M. A. doit devenir une action internationale. Les classes laborieuses de tous les pays sont liées par des sentiments et des intérêts communs.

L’année même de sa formation, en novembre 1836, la W. M. A. envoie un manifeste à la classe ouvrière belge, et Lovett revendique pour son association « l’honneur d’avoir la première introduit la coutume des messages internationaux entre ouvriers des différents pays ». « La classe ouvrière ignore la situation qu’elle occupe dans la société... Notre émancipation dépend de la diffusion de ces vérités parmi les ouvriers de tous les pays. »

Les classes laborieuses prennent conscience de leur importance. Elles comprennent l’éminente dignité du travail et elles aspirent à une organisation de la société fondée sur le travail.

Dans le manifeste que la W. M. A. adresse à la classe ouvrière belge, elle affirme deux idées : celle de « l’éminente dignité » de la classe ouvrière et celle de son droit sur la richesse produite. La classe ouvrière occupe dans la société une place fondamentale : la première, puisqu’elle est la classe productrice. Cette proposition a pour corollaire le droit pour les ouvriers, producteurs de la richesse, « d’être les premiers à en jouir ». La W. M. A. fait siennes les deux théories de l’exclusive productivité du travail et du droit au produit intégral du travail.

En janvier 1832, l’un des membres les plus remuants du comité de la National Union of the Working Classes, William Benbow, lance l’idée de grève générale. William Benbow tenait le café du Commerce qui se trouvait 205 Fleet Street et où la réputation du patron attirait une nombreuse clientèle d’ouvriers démocrates et socialistes. Benbow mettait d’autant plus d’ardeur à sa propagande sociale qu’elle était en même temps un excellent mode de réclame pour le café du Commerce ; mais la cause que servait Benbow n’était-elle pas intéressée à ce que le café du Commerce fût très fréquenté ?

La suspension universelle simultanée de la force productive dans tous les métiers apparaît en 1832 sous le nom du Grand National Holiday. Les Chartistes l’appelleront tantôt Sacred Month, tantôt General Strike. Les deux expressions de « mois sacré » et de « grève générale » sont employées indifféremment par les orateurs et les publicistes du mouvement. La brochure de Benbow est intitulée Grande Fêle Nationale et Congrès des classes productrices. Le titre est suivi de ces paroles : « Et maintenant, riches, pleurez et hurlez... Vous avez retenu par fraude le salaire des travailleurs qui ont moissonné vos champs, voyez, cela crie vengeance, et les cris de ceux qui ont moissonné sont arrivés aux oreilles du Dieu des Armées. Vous avez condamné et fait mourir les justes et ils ne vous ont pas résisté. »

L’adresse préliminaire commence elle aussi par une citation d’Ezéchiel : « Leurs princes sont au milieu d’eux comme des loups qui dévorent une proie ; ils versent le sang, perdent les âmes, extorquent un gain malhonnête. Les maîtres de la terre ont usé de violence, exercé le brigandage et affligé le pauvre et le nécessiteux. »

C’est la grève générale que Benbow préconise sous une forme à la fois grandiloquente et enfantine. Pendant un mois les classes productrices réunies en congrès cesseront tout travail ; pendant ce mois de Fête Nationale, les producteurs pourront s’entendre pour établir le règne de l’égalité et du bonheur.

Les classes productrices montreront leur puissance, non par une révolte sanglante, par une insurrection à main armée, mais par un simple arrêt du travail et de la production :

« En présence des crises constantes, les économistes parlent, les uns de surproduction, les autres de surpopulation. La surproduction, cause de notre misère ? Surproduction en vérité quand nous, les producteurs, à moitié morts de faim, nous ne pouvons avec notre travail obtenir rien qui ressemble à une quantité suffisante de production. Jamais à aucune autre époque, dans aucun autre pays que le nôtre, l’abondance n’a été invoquée comme une cause de misère. Dieu bon, où est-elle, cette abondance ? Abondance de vivres ! demandez au cultivateur ou à l’ouvrier si c’est leur avis : leur corps émacié est la meilleure réponse. Abondance de vêtements ! la nudité, le frisson, l’asthme, les refroidissements et les rhumatismes du peuple sont la preuve de son abondance de vêtements. Nos seigneurs et maîtres nous disent que nous produisons trop. Très bien ! alors nous cesserons de produire pendant un mois et nous mettrons ainsi en pratique la théorie de nos seigneurs et maîtres. »

En mettant en pratique la théorie de la surproduction et en cessant de produire pendant un mois, les classes ouvrières montreront que d’elles dépendent toute production et toute richesse, que toute vie sociale s’arrête par l’arrêt même de leur travail.

Socialisme ouvrier, union internationale des classes laborieuses, politique de classe, mais non de lutte de classes, possibilité d’alliance avec les partis bourgeois, tels sont les principes qui ont inspiré la formation de la Working Men’s Association, mais qui ne suffisent pas à définir le Chartisme. Ces lignes générales d’une doctrine et d’une tactique sont complétées, dès janvier 1832, par l’idée de grève générale.

Le Chartisme est, avant tout, le mouvement des masses. Il représente un des premiers élans des innombrables. Mais il n’est pas seulement un mouvement anonyme : des individualités apparaissent en relief. L’évolution du Chartisme, comme son essor, ne peut s’expliquer sans les génies réunis autour de son berceau et qui ont présidé à ses destinées.

Ces visages humains précisent et incarnent les doctrines qui se sont mêlées au Chartisme. Mais, par delà les digues de l’idéologie, des courants ont entraîné ce mouvement de masses, comme un fleuve ; son cours a été si impétueux que, franchissant les obstacles que les circonstances adverses ou la perversité des hommes mettaient sur sa route, il a parfois tout emporté, même les idéologies. Sa force, le Chartisme la doit à cet élan des masses ouvrières, qui ont fait pour lui leur première grande expérience historique.

Le Chartisme a eu pour initiateurs un groupe d’artisans de Londres, presque tous ouvriers de petites industries, de petits métiers indépendants et que Marx aurait appelés des socialistes petits bourgeois. Leur conception fondamentale peut se résumer en cette formule : La démocratie politique porte en elle, comme sa plus complète réalisation et son développement logique, le socialisme. Considérant les intérêts des classes comme distincts, les initiateurs du Chartisme ont voulu déterminer les classes ouvrières à s’organiser d’une façon autonome et à mener une action personnelle.

Cette idée d’autonomie caractérise le mouvement chartiste. Pour la première fois dans leur histoire, les classes laborieuses ont poursuivi, pendant près de dix années, une action autonome, sans doute plus d’une fois interrompue, soit par des crises de désespérance, soit par des tentatives d’alliance avec d’autres classes.

L’occasion qui fait éclater la poussée chartiste est la crise qui se prolonge en Grande-Bretagne de 1837 à 1843. En 1837, les deux éléments du mouvement coexistent. Une crise génératrice de plus de misère et de chômage plus étendu. Une atmosphère de révolte. Une espérance cristallisée autour de quelques doctrines : celles qui, entre 1831 et 1836, ont été formulées par les démocrates ouvriers et par un intellectuel, Bronterre O’Brien, ces disciples de Thomas Hodgskin, cet admirateur de la Révolution française, de Robespierre et de Babeuf. Leurs formules semblent traduire les aspirations des masses ouvrières, car les ouvriers et l’intellectuel ont su dégager de l’enchevêtrement des forces économiques des tendances systématisées en vue de leur dessein. Grâce à eux, l’élan anonyme des innombrables a trouvé une direction ; la lumière de quelques principes a guidé leur marche.

Mais les masses ouvrières ont eu mieux encore. Un certain nombre de militants se sont rencontrés pour les organiser, rapprocher toutes les catégories de travailleurs et dégager en ceux-ci la conscience que leurs intérêts sont solidaires. Dix ans de lutte vont les faire vibrer des mêmes espoirs et des mêmes souffrances.

On ne saurait trop louer le courage, la. générosité, le dévouement et souvent aussi l’héroïsme des militants qui ont servi de cadres au mouvement. Mais ces chefs, divers de tempérament et de tendances, étaient inégaux de caractère et de valeur. A côté des ouvriers syndicalistes, - les plus purs de tous, - à côté des doctrinaires désintéressés et des révolutionnaires sincères, il y a eu, parmi ces chefs, des charmeurs de foule et des marchands d’illusion qui ont été à la fois d’étonnants agitateurs et les pires des démagogues.

En ces premiers mois de 1837, la London Working Men’s Association, dirigée par des ouvriers légalitaires et réformistes, élabore la Charte du Peuple. Les démocrates ouvriers ont combattu ensemble contre la réforme électorale de 1832, jugée par eux insuffisante ; ils ont mené pour la presse à bon marché une campagne qui vient, en 1836, de provoquer l’abaissement du droit du timbre. Socialistes, ils doivent à Robert Owen et à Hodgskin leurs idées sur l’exclusive productivité du travail. Démocrates, ils ont suivi les directions des Hunt et des Cobbett. La démocratie politique leur apparaît le plus court chemin vers le socialisme ; aussi ont-ils mis en tête de leur programme les six revendications qui seront les six points de la Charte. Enfin, ils font appel à la « réforme morale », d’où le nom de « Chartistes de la force morale » qui leur sera donné.

Faire l’éducation de la classe ouvrière, tel est l’objet essentiel que se proposent les hommes de la W. M. A. Cette association a été formée pour « créer une opinion publique morale, réfléchie, énergique, destinée à amener une amélioration graduelle de la condition des classes laborieuses sans violence ni commotion ». Elle a été fondée par des ouvriers « dans l’intention d’unir la portion sobre, honnête, morale et réfléchie de leurs frères, dans l’intention de constituer des bibliothèques et des sociétés de discussion, d’obtenir une presse honnête et à bon marché, d’éviter les réunions aux public houses, d’instruire les femmes et les enfants. Car toute organisation doit commencer en nous-mêmes et par nous-mêmes ». L’influence oweniste apparaît dans cette croyance au pouvoir de la raison. La W. M. A. veut poursuivre parallèlement l’affranchissement politique des masses et continuer la tradition démocratique en faisant appel à la force morale de l’opinion publique ; elle adresse la Charte du peuple aux associations radicales et aux associations ouvrières du Royaume-Uni ; et après celle-ci, elle envoie en mission des délégués, Cleave, Hetherington, Vincent. De Londres, elle espère diriger le mouvement par toute l’Angleterre.

Mais le Chartisme ne sera ni un mouvement d’éducation populaire ni un mouvement démocratique conduit selon les méthodes d’action légalitaires. Très vite il va échapper aux réformistes de la W. M. A. Le rédacteur de la Charte, William Lovett, et ses amis lutteront en vain contre des tendances qu’ils n’avaient pas prévues. A la force morale va être bientôt opposée la force physique comme un moyen de réalisation plus sûr, plus efficace et plus prompt.

Le mouvement ouvrier chartiste obéit à une brusque évolution, dès que l’agitation se répand parmi les populations ouvrières des districts industriels du Nord-Ouest. Les Chartistes de Londres ne représentent qu’un état-major sans troupes. Le prolétariat du Lancashire et du Yorkshire communique au mouvement une ampleur et une puissance qu’il n’aurait pas eues autrement.

Mais, en même temps, de réformiste, le mouvement devient révolutionnaire. Feargus O’Connor oppose aux leaders de la Working Men’s Association, ces artisans qualifiés, les ouvriers « aux visages non rasés, aux mains calleuses et aux vestes de futaine ». Ces masses compactes, ce prolétariat des villes noires de fumée et frémissantes de révolte, sous l’impulsion de la misère sont prêts à tout. La grève générale va devenir un moyen d’agitation destiné à soulever les classes laborieuses contre le machinisme, le capital et les capitaines d’industrie.

L’évolution du Chartisme montrera, se mêlant, s’unissant, se heurtant, les courants idéologiques et psychologiques dont est sorti le Chartisme : la prudence des méthodes réformistes et légalitaires, le culte impétueux et intransigeant des révolutionnaires français, les formules avant la lettre des thèses marxistes.

Cette évolution du réformisme à la violence est rapide. Dès le 1er janvier 1838, l’appel à la violence est la conclusion d’un discours du pasteur Stephens paru dans la Northern Star du 6. Dès le 24 mars, George Julian Harney attaque âprement la W. M. A. prétendant démontrer le mensonge de la solidarité et de la paix sociales, l’insuffisance de l’éducation et de la force morale, il affirme l’antagonisme de la classe ouvrière et des autres classes sociales.

C’est à l’occasion de la Loi des Pauvres qu’au meeting de Newcastle-upon-Tyne, le révérend Stephens conseille aux ouvriers qui l’écoutent de résister par la force à cette Loi des Pauvres, loi maudite, et de ne pas permettre que la loi de Dieu soit violée par la loi de l’homme :

« Si ceux qui produisent toute la richesse n’ont pas le droit, conformément à la parole de Dieu, de cueillir les doux fruits de la terre que, selon la parole de Dieu, ils ont récoltés à la sueur de leur front, alors qu’ils combattent au couteau leurs ennemis qui sont les ennemis de Dieu. Si le fusil et le pistolet, si l’épée et la pique ne suffisent pas, que les femmes prennent leurs ciseaux et les enfants l’épingle ou l’aiguille. Si tout échoue, alors le tison enflammé, oui, le tison enflammé (Tonnerre d’applaudissements), le tison enflammé, je le répète, mettez les palais en flammes !... »

Cette évolution du réformisme à la violence s’explique d’abord par la psychologie des troupes, par l’atmosphère dans laquelle ces foules misérables se pressent aux meetings et écoutent la violence passionnée d’un chrétien comme le révérend Stephens qui traduit leurs sentiments.

Elle s’explique aussi par la psychologie des chefs. La souffrance exaspérée des Lowery et des Marsden comme l’absolutisme idéaliste des Taylor et des Mac Douall vont entraîner les classes ouvrières à la révolte. En fait, les thèses de Lovett et de ses amis, autant que celles de Bronterre, ont préparé cette atmosphère et, sans que les démocrates ouvriers l’aient voulu ni prévu, elles ont créé un état d’esprit révolutionnaire qui va tout entraîner, individus et événements, dans le sens de la violence.

L’homme qui a le plus contribué à cette évolution du Chartisme est Feargus O’Connor : figure symbolique qui s’oppose à celle de l’ouvrier autodidacte William Lovett. Les Chartistes de la force morale voient en lui le mauvais génie qui devait faire dévier le mouvement et le conduire à un échec. Ils redoutent sa puissance de séduction sur les masses ouvrières.

Feargus O’Connor n’est pas, comme Bronterre, un homme de la classe moyenne. Il se donne même le prestige d’une hérédité royale remontant au XIIe siècle ; il se dit le descendant de Rodric O’Connor, roi d’Irlande. Il est le fils de Roger et le neveu d’Arthur O’Connor qui ont l’un et l’autre subi l’emprisonnement pour la cause irlandaise.

Feargus O’Connor paraît sur la scène politique à 37 ans, en 1831, sous le patronage de Daniel O’Connell. Nommé député de Cork, lors de l’élection générale de 1832, il siège pendant les années suivantes parmi les radicaux les plus avancés. Il semble, à cette époque, partager les vues politiques des démocrates socialistes ; en mars 1833, il assiste à une réunion de la National Union of The Working Classes et y prend la parole contre le gouvernement whig. Réélu en 1835, il est invalidé. Au commencement de 1837, il vient d’organiser la Democratic Association contre la Working Men’s Association qu’il accuse de ne représenter qu’une aristocratie ouvrière et de trahir les intérêts des classes ouvrières au profit des classes moyennes.

Le 18 novembre 1837, Feargus O’Connor lance un journal, la Northern Star, dont les origines, contées par Robert Lowery, éclairent le caractère du démagogue irlandais. J. Hobson, M. Hill et quelques autres démocrates du Yorkshire, comprenant qu’il fallait un journal pour servir d’organe au mouvement naissant, étaient parvenus à réunir, sous la forme d’une Société par actions, quelques centaines de livres. Feargus O’Connor les persuade qu’ils n’arriveront pas à obtenir la somme nécessaire et que l’autorité d’un conseil gênera l’éditeur et annihilera l’influence du journal. Il propose que les actionnaires lui prêtent l’argent réuni par eux ; il leur en garantira l’intérêt, et, complétant le capital, il commencera immédiatement la publication. Hobson sera administrateur et Hill rédacteur en chef. Ainsi fut-il fait. Mais, si l’on en croit Robert Lowery, à cette époque Feargus ne possédait aucun capital, et l’argent des actionnaires fut le seul argent qui fut jamais consacré au journal. Bien plus, l’habile illusionniste n’ayant pas en poche l’argent nécessaire pour payer la première semaine de salaire, il aurait dû l’emprunter, selon le Whistler, à Joshua Hobson, ou, selon Hobson lui-même, à John Ardill. Dans son discours du 26 octobre 1847, Feargus proteste contre ces assertions et déclare que, lorsqu’il entra au Parlement, il possédait £ 400 de revenus annuels, gagnait £ 800 de son domaine et £ 2 000 par sa profession ; il ajoute qu’en 1837 il avait à sa disposition £ 5 000. La fortune sourit au nouveau journal, dont le tirage s’élève rapidement jusqu’à soixante mille exemplaires. C’est là du moins le chiffre que donne Lowery dans ses articles du Temperance Weekly Record. Feargus O’Connor, le 26 octobre 1847, avoue que, lorsque le journal tirait à 43 700 exemplaires par semaine, il faisait 325 000 francs de bénéfice.

Les masses ouvrières qui acclament Feargus O’Connor, admirent d’abord en lui l’athlète. Avant qu’il ait dit une parole, sa stature en impose à une foule éprise de la force physique. Feargus a plus de six pieds de haut, il possède des poings solides qui font de lui un boxeur redouté dans les élections. Ses muscles ne sont pas les seuls arguments dont l’ait doué la nature : il possède aussi un organe qui lui assure toujours le dernier mot ; il a « une voix de tonnerre qui mord l’esprit et perce les oreilles de ses plus distraits auditeurs, en même temps qu’elle réduit au silence les plus bruyants ».

Feargus ne fait pas de grands efforts d’imagination pour séduire les foules qui l’écoutent ; grâce à la puissance de son gosier et à une éloquence intarissable, le démagogue peut se contenter de développer des thèmes sympathiques au peuple ou des idées empruntées aux autres. Il est le type du charmeur des foules qu’il amuse, grâce à des mots imprévus, à des anecdotes piquantes, à ses plaisanteries, à son humour.

En novembre 1837, Feargus consolide sa puissance : il devient propriétaire de la Northern Star, qui sera désormais le journal officiel du Chartisme.

Feargus a l’art de s’entourer d’hommes dont la sincérité lui sert de caution. Par exemple, ce Richard Marsden, un très pauvre tisserand à la main, une victime du progrès du machinisme, qui lutte depuis des années pour nourrir sa famille avec un salaire de quelques shillings par semaine. Que de fois Richard Marsden rappellera à ses auditeurs qu’un jour, sans un penny, il a vu sa femme s’évanouir d’épuisement tandis qu’elle nourrissait son petit enfant. Richard Marsden a de tendres yeux bleus, un visage empreint de bonté et d’une grande douceur, mais ses souffrances et le spectacle de la misère des autres a mis en son cœur la haine de la société. Il espère guérir les maux de ses compagnons d’infortune « en versant un peu de sang impur pour assurer le salut de la société tout entière ».

A partir du 1er janvier 1838, chaque meeting montre les progrès de la force physique et le recul des méthodes de la W. M. A. Chaque meeting éclaire une des étapes de l’évolution.

Le 1er janvier, le conservateur social Stephens se déclare un « révolutionnaire par le feu, un révolutionnaire par le sang, jusqu’au couteau et jusqu’à la mort » ; il donne le conseil à tout homme d’avoir ses pistolets ou sa pique, à toute femme d’avoir sa paire de ciseaux et à tout enfant sa botte d’aiguilles. C’est le Jour de l’An, à Newcastle-upon-Tyne, que la nécessité de la violence est exprimée pour la première fois. Le même mois, à Glasgow, à propos du Factory System, au nom du droit qu’a tout homme « de se procurer par son travail de quoi se nourrir et se vêtir confortablement, lui, sa femme et ses enfants », le même Stephens somme les classes régnantes d’agir « comme la loi le prescrit et comme Dieu l’ordonne », sinon : « Nous le jurons, par l’amour que nous avons pour nos frères, par Dieu qui nous fit tous pour être heureux, par la Terre qu’il nous donna pour nous nourrir, par le Ciel qu’il destine à ceux qui s’aiment les uns les autres ici-bas... Nous envelopperons d’une flamme dévorante, à laquelle aucun bras ne pourra résister, les manufactures des tyrans du coton et les monuments de leurs rapines et de leurs meurtres, édifiés sur la misère de millions d’êtres que Dieu, notre Dieu, le Dieu de l’Écosse a faits pour être heureux. »

Le 31 mars 1838, dans la Northern Star, Bronterre constate « que les populations ouvrières ont assez des paroles, qu’elles veulent des actes ».

Le 8 mai, la Charte du Peuple est publiée par la Working Men’s Association et, le 28 mai, elle est présentée à une réunion publique tenue à Glasgow, sous les auspices d’une organisation de la classe moyenne, la Birmingham Political Union dont le président est un député au Parlement, Thomas Atwood. Deux cent mille travailleurs se trouvent réunis sur les bords de la Clyde, l’air retentit de quarante orchestres et deux cents bannières flottent au vent. Thomas Atwood prend la parole. La W. M. A. et la Birmingham Political Union (B. P. U.) sont d’accord pour conseiller aux démocrates chartistes de présenter au Parlement pétition sur pétition ; si la Chambre des Communes ne s’incline pas devant la volonté exprimée par les trois millions de signatures qu’on peut escompter, après avoir donné aux législateurs le loisir de la réflexion, les ouvriers et les hommes de la classe moyenne, disposés à soutenir les droits des classes laborieuses, devront proclamer dans tous les métiers une grève « sacrée et solennelle » : pas une main ne devra se mettre à l’ouvrage, tous les cœurs, toutes les têtes, tous les bras devront s’unir pour travailler au succès de la cause du peuple jusqu’au jour où la victoire sourira à leurs efforts.

L’idée de grève générale, lancée en 1832 par le cabaretier socialiste William Benbow, est reprise, au printemps 1838, par le modéré Thomas Atwood. Dans les articles de la Northern Star, deux idées deviennent dominantes, l’insurrection et la grève générale. Ces deux modes de l’action révolutionnaire, le mode ancien et le mode nouveau, semblent pouvoir indifféremment être employés de façon combinée ou distincte ; la grève générale apparaît comme la méthode « pacifique » de la révolution. Toutes deux sont des applications de la lutte de classes.

Au meeting de Hyde, le 14 novembre 1838, Stephens conseille à ses auditeurs de se munir d’un large couteau « qui ferait très bien pour découper une tranche de bacon ou pour transpercer l’homme qui leur résisterait ». Il leur demande s’ils sont prêts et s’ils sont armés ; deux ou trois coups de feu répondent : « Est-ce là tout ? » réclame Stephens, et c’est alors une volée de coups de feu. Il demande ensuite à ceux qui veulent acheter des armes de lever la main : toutes les mains se lèvent et de nouvelles décharges ont lieu. Il leur dit de se procurer des fusils, des pistolets, des épées, des piques et tous les instruments « qui prononceront de plus tranchantes paroles que la bouche » ; sur quoi Stephens ajoute : « Je vois que tout va bien et vous souhaite bonne nuit. »

Le gouvernement fait afficher une proclamation déclarant illégaux les meetings à la lueur des torches. Et par là, le gouvernement contribue lui-même à l’évolution du Chartisme. Il donne aux leaders de la force physique un argument à faire valoir auprès des masses pour les persuader qu’en présence de la persécution, en présence de cette dénégation du droit de réunion, la politique de la force morale serait une duperie.

L’appel aux armes et l’insurrection apparaissaient comme la résultante logique des actes du gouvernement qui se préparait à sévir. Moins prudent que Feargus O’Connor qui avait conseillé d’abandonner temporairement les meetings à la lueur des torches, Stephens avait dénoncé la proclamation comme « une insulte au peuple opprimé ». Le 28 décembre, il est arrêté.

L’arrestation de Stephens soulève l’indignation des ouvriers qui l’aiment et le regardent comme le premier martyr de la cause chartiste. A Manchester, le jour de son interrogatoire, dès qu’il paraît, il est l’objet d’une ovation qui dégénère bientôt en tumulte et menace de devenir une véritable émeute. Pendant l’interrogatoire, le vacarme est tel que les magistrats se voient obligés de prier Feargus O’Connor d’user de son influence pour apaiser la foule. Alors le démagogue calme la foule furieuse en lui promettant que « justice sera rendue à l’objet de son adoration ». Le soir, Feargus O’Connor, dans une réunion publique, déclare que le peuple remportera une victoire rapide sur ses ennemis : si les tyrans abusent de leur autorité, jamais il ne laissera transporter le corps de Stephens sur le navire tant qu’on n’aura pas foulé aux pieds son propre corps inanimé. C’est par de tels propos que le « hâbleur irlandais » se sert de Stephens pour accroître sa propre popularité.

Feargus O’Connor est infatigable. Du 18 décembre 1838 au 15 janvier 1839, il prend part à Londres, à Bristol, à Manchester, à Greenfield, à Bradford, à Leeds, à Newcastle, à Carlisle, à Glasgow, à Paisley et à Édimbourg, à vingt-deux grands meetings.

Feargus O’Connor, sans jamais se compromettre, ni se découvrir complètement, précipite l’évolution du Chartisme. Grâce à son activité inlassable, il étend partout son influence ; sa présence multipliée neutralise les efforts opposés de la W. M. A. et de la B. P. U. Par ses promesses, par ses fanfaronnades, par ses accusations fantaisistes ou calomnieuses, il agit et même absent, par son journal, la Northern Star qui, sous le couvert de l’anonymat, jette le discrédit sur tous les chefs qui ont quelque indépendance ou qui ont l’audace de le contredire. Il dénigre et il accuse sans avoir à se préoccuper de la vérité de ce qu’il avance ; il ne tient pas compte de ce que ses adversaires peuvent répondre pour se justifier, et c’est par une nouvelle accusation de trahison qu’il se contente de prouver le bien-fondé de ses premières attaques.

Le 3 juillet 1839, la Convention, réunie à Birmingham, aborde la discussion des mesures ultérieures. Tous les délégués viennent déclarer que le peuple est prêt à agir et qu’il n’attend qu’un signe de la Convention. La grève générale concentre l’attention. Presque tous les conventionnels vont s’en déclarer partisans. Les uns, plus pressés, vont demander qu’on fixe au mois sacré la date la plus rapprochée. Les autres en approuveront le principe, mais, pour des raisons d’opportunité, réclameront son application à terme. Lovett essaie, par une mesure dilatoire, d’écarter la mise à exécution immédiate de la grève générale qu’il considère irréalisable ; et de son côté Feargus, ne voulant pas s’engager à fond dans une circonstance décisive, évite de recommander la grève générale qu’il avait préconisée et cherche à retenir la Convention en la flattant : « Nous avons conquis une grande importance dans le pays et il ne faudrait pas risquer une défaite générale pour. un triomphe partiel. »

La Convention adopte une résolution qui la met dans l’obligation de voter, le 13 juillet, la grève générale si la pétition est rejetée par la Chambre des Communes. Cette résolution permet à la Chambre des Communes de déclarer qu’elle ne veut pas céder sous la menace de la grève générale.

Le 4 juillet, une première émeute éclate à Birmingham. Le Dr Taylor est arrêté ; et le 6, pour avoir signé une protestation de la Convention, William Lovett l’est également.

Le 10 juillet, les conventionnels se réunissent de nouveau à Londres ; et ils s’abandonnent à la colère qu’ont provoquée en eux les quatre-vingts arrestations qui ont suivi l’émeute de Birmingham. Le 13 juillet, la Northern Star s’écrie : « la bataille a commencé » et, dans un meeting, Bronterre demande à ses auditeurs, si, au cas où les conventionnels seraient arrêtés en masse, ils seraient prêts à proclamer la grève générale.

La veille, le 12 juillet, la Chambre des Communes s’est réunie pour entendre le discours de Thomas Atwood, en faveur de la pétition chartiste. Lord John Russel lui répond que le suffrage universel ne serait pas un remède aux fluctuations économiques, qui sont la conséquence de la situation manufacturière et commerciale de l’Angleterre ; le suffrage universel serait impuissant à assurer la stabilité de l’équilibre économique. Et la prise en considération de la pétition est rejetée par 247 voix contre 48.

Ce rejet a pour conséquence des émeutes, et le vote de la grève générale. La résolution Lowery, qui fixe celle-ci au 12 août, est adoptée par 13 voix, à une voix de majorité. Cette petite majorité est ainsi analysée par Feargus : « Les sept conventionnels, qui formaient la majorité des 13, représentaient des circonscriptions électorales, dans lesquelles, je puis l’assurer, à l’exception de Bristol et de Hyde, il n’y aurait pas eu plus de 500 grévistes » ; et les quatre autres conventionnels avaient voté la résolution en déclarant « qu’ils n’avaient aucun espoir de voir leurs districts obéir à l’ordre de la Convention ». En fait, parmi les travailleurs, une petite minorité seulement est disposée à la grève. Mais la majorité a voté la grève qu’a combattue Feargus en disant que l’armée de réserve industrielle permettra aux employeurs de vaincre les tentatives de résistance ouvrière.

Du reste, le 22 et le 24 juillet, sur une intervention de Bronterre, la Convention revient sur son vote et remplace celui-ci par une adresse qui laissera au peuple le soin de décider. Après de nombreuses tergiversations, le 6 septembre, la Convention décide de se dissoudre.

La dissolution devait agir sur la psychologie des leaders et sur celle des troupes. Elle enlève aux masses leur point d’appui. On avait espéré que la Convention serait un centre de direction et de coordination pour les efforts révolutionnaires ; mais la Convention avait sans cesse oscillé entre des tendances contraires. Les revirements de plusieurs leaders, de Bronterre O’Brien, du Dr Fletcher, la conversion de Robert Lowery, la dissolution proposée par l’enthousiaste Dr Taylor lui-même et les motifs qu’en avait donnés Bronterre, tout prouve que cette première poussée du mouvement était à son déclin.

Le calme apparent des mois de septembre et d’octobre était mensonger. L’évolution du Chartisme allait s’achever par une tragédie qui devait coûter la vie ou la liberté à une poignée de soldats chartistes d’une héroïque simplicité.

La grandeur de ces militants est mise en relief par la comédie que donnent deux des chefs en repoussant une gloire qu’ils semblaient avoir si souvent appelée de leurs vœux.

Le 4 novembre, 2 000 mineurs gallois, armés, les uns de fusils et de pistolets, les autres de piques et de pioches, la plupart de gros gourdins, s’avancent vers Newport, dans l’obscurité d’une nuit de novembre. Ils marchent à travers la tempête, sous une pluie qui bat leurs visages, s’arrêtant de temps à autre aux public houses. Vers 9 heures du matin, ils arrivent devant l’hôtel de Westgate, où le maire et les magistrats se sont réfugiés sous la garde d’une compagnie du 458 régiment. Les Chartistes commencent l’attaque en brisant les fenêtres et en tirant sur les soldats. Le maire lit aussitôt le Riot Act et donne l’ordre aux soldats de faire feu : « La mort fait son oeuvre, 14 Chartistes sont tués et plusieurs autres blessés. Ils étaient conduits par John Frost. Ils étaient armés de fusils, de mousquets, de sabres et avaient même un petit canon. Quelques-uns des constables spéciaux ont été blessés : M. Morgan, drapier, M. Williams, quincaillier, ainsi que le maire. Le gros des émeutiers a battu en retraite vers les champs. Il semble que leur intention ait été d’occuper Newport et de marcher sur Monmouth pour délivrer Vincent et ses compagnons. Ils avaient juré que Vincent ne resterait pas en prison au delà du 5 novembre. La plus grande agitation règne dans le pays de Galles. » Deux autres troupes commandées par Jones, horloger, et par Williams, cabaretier, devaient se joindre à celle de Frost ; mais elles arrivèrent trop tard. Tel est le récit que la Northern Star, le 9 novembre 1839, donne de l’émeute des mineurs gallois, conduits par le bon et pacifique John Frost et prêts à payer de leur vie leur amour pour Henry Vincent.

Les Chartistes avaient songé à appuyer le projet des mineurs gallois par un soulèvement dans le Nord ; ils avaient envoyé un délégué à Feargus pour lui demander d’être leur chef, « comme il l’avait si souvent proposé ». Peut-on compter sur lui ? Feargus s’indigne : « Eh ! quoi, monsieur, depuis quand avez-vous entendu dire que moi ou une personne de ma famille ait jamais trahi la cause du peuple ? Ne nous sommes-nous pas toujours trouvé à notre poste à l’heure du danger ? » Feargus persuade au pauvre diable qu’il est prêt à tout. L’homme s’en retourne et avec assurance affirme qu’on peut compter sur Feargus ; mais par la suite le trop crédule individu fut jugé comme un menteur, car Feargus ne craignit pas de jurer solennellement qu’il ne lui avait fait aucune promesse.

Effrayé de s’être presque engagé par les paroles ambiguës qu’il s’était cru obligé de prononcer, Feargus prend ses dispositions pour faire échouer l’entreprise. Après s’être renseigné sur la réalité du mouvement projeté, il se met en route, il ne songe qu’à annuler au plus tôt l’effet de ses propres conseils ; mais, pour ne pas se compromettre, il envoie George White parcourir le Yorkshire et le Lancashire pour affirmer un peu partout qu’aucun soulèvement n’aura lieu dans le Pays de Galles ; il envoie Charles Jones pour assurer les Gallois qu’il n’y aura pas non plus de soulèvement dans le Yorkshire, et que, derrière ce projet, il ne faut voir qu’un complot de la police, une manœuvre du gouvernement. Malheureusement, lorsque Charles Jones arrive à la demeure de Frost, celui-ci est absent, il est à une conférence décisive où se trouvent réunis les autres leaders de la région.. Charles Jones parvient cependant à rejoindre Frost, mais trop tard, car les mineurs sont résolus à libérer Vincent : « Mieux vaudrait, dit Frost, me brûler la cervelle que d’essayer de m’opposer à cette détermination ou de reculer. » Aussi le pacifique commerçant de Newport supplie-t-il Charles Jones de retourner immédiatement en Yorkshire et en Lancashire, pour tenter de soulever les travailleurs de ces districts grâce à l’exemple gallois ; et, comme Feargus n’a pas donné à Charles Jones assez d’argent pour le retour, Frost lui remet trois souverains. Avant que rien pût être fait dans le Nord, les Chartistes gallois se font massacrer devant l’hôtel de Westgate.

Lorsque la nouvelle parvient dans le Yorkshire, les Chartistes révoltés de voir qu’ils ont été trompés sur les résolutions des Gallois, décident de mettre à exécution leur projet abandonné. A défaut de Feargus O’Connor, on choisit comme chef Peter Bussey que ses discours habituels désignent à ce poste de combat. Mais Peter Bussey, qui ne goûte guère cet honneur, tombe soudainement malade. Les Chartistes ont des doutes sur cette maladie inopinée ; voulant se rendre compte par eux-mêmes de la gravité du mal, ils cherchent leur leader dans sa maison et ne le trouvent pas. On leur répond que le médecin lui a ordonné, pour sa santé, la campagne. Quelques jours après, en bavardant avec les clients du café paternel, le petit garçon de Peter Bussey laisse échapper le secret ; Peter Bussey tenait à la fois une brasserie et une boutique de revendeur : « Ah ! Ah ! dit le petit garçon, vous n’avez pas pu découvrir papa l’autre jour ; mais moi je savais bien où il se trouvait ; il était au grenier, caché derrière les sacs de farine. » Imprudente parole qui coûta au démagogue sa réputation et sa clientèle, l’obligea à liquider ses affaires et à s’embarquer pour l’Amérique.

Feargus O’Connor s’en tira à meilleur compte. Redoutant qu’on ne vînt le chercher pour le forcer à l’héroïsme, Feargus pensa que le moment était bien choisi pour voyager ; il vit là une excellente occasion pour aller rendre visite à sa « malheureuse patrie » et y proclamer en sûreté qu’il était prêt à marcher à la gloire ou à la mort. Lorsqu’il revint d’Irlande, Frost et quelques centaines de Chartistes étaient en prison, le calme était revenu, il n’y avait plus rien à craindre. Cependant, pour ne pas attirer sur lui l’attention, Feargus se tenait coi ; il ne jugea décent d’ouvrir la bouche que lorsque ses disciples vinrent lui demander d’agir en faveur de Frost et des autres prisonniers. Il fut trop heureux d’offrir une semaine des recettes de la Northern Star et d’avancer, dit-il, « mille guinées de sa poche » pour payer les dépenses du procès et sans doute aussi le prix de son courage.

L’émeute de Newport avait clos la première évolution du Chartisme. L’hiver et le printemps de 1840 sont pour le Chartisme une période de recueillement pendant laquelle les seuls événements sont des procès et des emprisonnements : Frost, Williams et Jones sont condamnés, le 16 janvier 1840, à être pendus et écartelés ; Bronterre est condamné à 18 mois d’emprisonnement ; William Benbow à 16 mois, etc...

Les Chartistes de la force morale retrouvent leur premier idéal. Dans la prison de Warwick, Lovett et Collins écrivent une brochure dans laquelle ils tracent un projet pour l’éducation du peuple, tout empreint d’owenisme.

Feargus O’Connor lui-même redoute sans doute les responsabilités personnelles puisque, dans la Northern Star du 21 septembre 1839, il cherche à se créer un moyen de publicité plus inoffensif que les théories de la force physique : le Land Scheme.

Entre l’été 1840 et le mois de janvier 1843, une nouvelle évolution se produit dont l’année 1842 marque le point maximum.

Les grèves d’août 1842 semblent être la mise à exécution de la grève générale proclamée trois ans auparavant par la Convention. La Conférence de Birmingham correspond à l’émeute de Newport et la rupture de l’alliance ébauchée à l’insuccès de l’essai de mobilisation chartiste.

L’évolution de 1840 à 1842 est dominée par un problème différent en ses termes et semblable en ses éléments, si on le compare à celui qui a déterminé l’évolution de 1837 à 1839. Alliance avec les partis bourgeois ou lutte de classes ? Telle est la question qui se pose au parti chartiste. Les Chartistes accepteront-ils l’offre d’alliance que, par deux fois, les classes moyennes vont faire aux classes laborieuses ? Adopteront-ils une politique de classe ou au contraire une politique plus opportuniste de conciliation ? Après avoir vu combien il leur était difficile de réussir par leurs seules forces, les Chartistes consentiront-ils à renier le principe de l’antagonisme entre les classes et se prêteront-ils à la formation d’un grand parti démocratique allant des radicaux, par les radicaux socialistes, jusqu’aux socialistes ?

L’évolution de 1840 à 1842 va répéter celle de 1837 à 1839. Ce problème de la tactique met en jeu deux conceptions et deux tempéraments opposés : l’attitude réformiste qui semble impliquer la possibilité de l’alliance et l’attitude révolutionnaire qui semble l’exclure. En 1839, les émeutes de Birmingham et de Newport montrent que a la révolution physique à aurait pu éclater ; le gouvernement whig avait cru devoir prendre les précautions militaires nécessaires pour être prêt à répondre à un soulèvement possible du prolétariat industriel. En 1839, ce sont les Chartistes de la force morale qui ont cédé aux révolutionnaires ; mais, après s’être laissé entraîner vers la violence, ils reviennent à leur premier idéal. Entre 1840 et 1842, l’inverse se produit et ce sont les Chartistes de la force physique qui paraissent consentir à l’alliance. Mais l’évolution s’achève par un retour au point de départ, par les grèves d’août 1842.

Déjà, lorsqu’à l’automne de 1838, les libre-échangistes se proposent d’associer les classes laborieuses à leur mouvement, les Chartistes s’opposent à leur dessein. Entre ceux-ci et les leaders de l’Anti-Corn Law League s’engage un dialogue sans issue. L’Anti-Corn Law League présente le libre-échange comme le remède à la crise industrielle ; la misère ouvrière a pour cause essentielle le pain cher. Les salaires sont trop bas et les chômages trop fréquents tandis que la vie est trop coûteuse. Le libre-échange va offrir aux classes laborieuses le pain à bon marché et abaissera le coût de leur existence ; en outre, il accroîtra les débouchés de l’industrie anglaise ; l’abaissement de leur prix de revient permettra aux produits des manufactures de conquérir les marchés extérieurs. Cet essor, commercial, galvanisant l’industrie et les salaires, provoquera à l’intérieur une augmentation de la consommation.

L’argument du pain à bon marché et celui de l’extension du commerce anglais font, dès l’origine, partie intégrante de la thèse libre-échangiste. Celle-ci prétend séduire les classes ouvrières en leur démontrant l’intérêt qu’elles ont à consacrer leurs efforts à la conquête du « libre-échange de leur travail contre les produits du monde entier ».

Les souffrances des travailleurs n’ont pas pour cause le Factory System, mais le régime protectionniste. Argumentation qui innocente le capitalisme industriel pour rejeter la responsabilité de la misère sociale sur cette aristocratie qui « n’a pas le droit de maintenir son rang par une fortune trempée des larmes des veuves et des orphelins ».

Le pain cher, telle est la cause première de la misère ; et, si le pain est cher, c’est parce que le régime douanier empêche l’entrée en Angleterre des céréales étrangères : « ce sont les droits sur les subsistances qui réduisent tant de familles ouvrières à mourir de faim », s’écrie Richard Cobden qui, fils d’un petit fermier du Sussex et ayant fait sa fortune dans le commerce et l’industrie des cotonnades, entend parler au nom du travail, du commerce et de l’industrie. Le libre-échange supprimera la double cause de la misère ouvrière en procurant aux travailleurs des salaires plus élevés et plus stables pour acheter un pain à meilleur marché.

Malgré ces belles promesses, les Chartistes ne paraissent pas sensibles à l’argumentation de l’Anti-Corn Law League. Dès le début, ils organisent une opposition à l’agitation libre-échangiste ; ils assistent aux meetings de la Ligue, mais pour interrompre de leurs sarcasmes et de leurs dénégations les orateurs abolitionnistes, pour réfuter les thèses des ligueurs, pour substituer enfin à la résolution présentée par ceux-ci une motion en faveur du suffrage universel ; et, lorsqu’ils ne parviennent pas à faire voter par l’assemblée leurs propositions, ils se contentent de troubler le meeting.

L’opposition chartiste a nui à la campagne de l’Anti-Corn Law League ; la preuve en est les efforts renouvelés des ligueurs pour se concilier les Chartistes. Cette opposition, qui empêchait les abolitionnistes de parler au nom des travailleurs, était fondée sur des arguments multiples dont l’ensemble forme une thèse d’une armature solide.

Les Chartistes démontrent que l’Anti-Corn Law League emploie des arguments contradictoires, selon la classe de la société à laquelle elle s’adresse. La Ligue promet aux ouvriers le pain à bon marché avec de plus hauts salaires et aux entrepreneurs le travail à meilleur marché avec une diminution du prix de revient ; aux fermiers des bénéfices plus élevés et aux propriétaires fonciers l’accroissement de la valeur de leurs terres. Les thèses libre-échangistes se réfutent ainsi d’elles-mêmes. Elles sont un tissu de contradictions. L’AntiCorn Law League « est un grand mensonge ». La Ligue, dit Feargus dans la Star du 17 février 1844, « se sert d’un glaive à deux tranchants, l’un portant écrit : rentes plus élevées pour les fermiers, l’autre : prix moins élevés pour les ouvriers ». En réalité, disent les Chartistes, les libre-échangistes veulent profiter de l’abrogation des droits sur les blés pour abaisser les salaires tout en escomptant un accroissement des débouchés sur le marché intérieur comme sur le marché extérieur.

Lorsque, le 12 février 1839, la question de l’attitude à prendre envers la Ligue se pose à la Convention chartiste, Bronterre prend la parole pour demander à l’assemblée de mettre le peuple en garde contre les promesses mensongères de l’Anti-Corn Law League.

Au reste, en cette année 1839, les circonstances sont contraires à toute tentative de rapprochement avec la classe moyenne. Le 13 janvier 1840, Frost, Williams et Jones sont condamnés à être pendus et, pendant tout l’hiver de 1840, ce ne sont que procès et emprisonnements ; les leaders sont soumis, dans leur prison, au régime des criminels de droit commun et l’exaspération des Chartistes contre les classes moyennes est à son maximum. Aussi George Julian Harney exprime-t-il le sentiment général, de ses compagnons de lutte lorsque, dans son discours au Lyceum de Glasgow reproduit par la Northern Star du 15 février 1840, il s’écrie : « Les classes moyennes ont promulgué plus de mauvaises lois qu’il n’y en avait et ont supprimé celles qui contenaient la moindre étincelle de justice, témoin le Coercion Bill de l’Irlande, le hideux amendement à la Loi des Pauvres et le Rural Police Bill. La force physique est le dernier argument des rois et sera toujours le dernier argument des hommes qui combattent pour la liberté. »

Les faits semblent donner raison à Feargus O’Connor. Le démagogue irlandais paraît autorisé à faire appel aux seules forces du prolétariat, à l’action des « vrais ouvriers, des hommes aux vestes de futaine, aux mentons non rasés et aux mains calleuses, à leurs femmes et à leurs enfants ».

Le 20 juillet 1840, 23 délégués chartistes se réunissent à Manchester pour fonder une National Charter Association.

Cette Association est l’œuvre de Feargus et il entend la dominer par ses créatures : Lovett refuse son adhésion et Feargus commence une campagne d’insinuations, de calomnies et d’injures contre ceux qu’il considère comme ses concurrents à la faveur populaire, Lovett, Bronterre, Mac Douall, etc. Afin de rendre définitive la rupture avec Feargus, Lovett se déclare partisan de l’union des classes laborieuses et des classes moyennes ; il conseille aux Chartistes d’accepter l’alliance que propose Joseph Sturge, homme de la classe moyenne, qui a des sympathies parmi les ouvriers. Celui-ci estime, en effet, qu’une réforme radicale est nécessaire, et que seul le suffrage universel peut remédier aux maux de la législation de classe : « Nous avons demandé leur aide aux classes laborieuses pour conquérir le Reform Bill, et elles nous l’ont généreusement apportée. Grâce à elles, nous avons conquis le grand objet que nous désirions, et, après cette conquête, nous les avons abandonnées. » Sturge revendique le suffrage complet.

Feargus se sert de George Julian Harney pour mettre les Chartistes en garde contre les avances qui leur sont faites : « Que le peuple se rappelle la fable des loups et des moutons. Les loups conclurent un traité de paix avec les moutons ; ceux-ci, écoutant les déclarations de ceux-là, consentirent follement à livrer leurs chiens et reçurent en échange les louveteaux comme otages de la foi jurée. »

En octobre 1841, la rupture entre les Chartistes de la force morale et les Chartistes de la force physique est définitivement accomplie. Lovett vient de créer une nouvelle association nationale pour faire échec à celle que domine Feargus, et il compte que cette association permettra aux Chartistes de négocier avec les partisans de Sturge et du suffrage complet.

Au commencement de décembre, Joseph Sturge publie une brochure, Réconciliation entre les classes moyennes et les classes laborieuses. Sturge est populaire par sa droiture et par sa générosité. Les Chartistes n’ont pas oublié qu’au conseil municipal de Birmingham, lors des émeutes de juillet 1839, Sturge a protesté contre la conduite de la police et des autorités locales.

Et le 14 février 1842, Sturge réunit à la Salle de la Couronne et de l’Ancre les délégués de l’Anti-Corn Law League favorables à l’extension de suffrage et quelques Chartistes tels que Lovett et Hetherington. L’attitude de Lovett est ferme et nette. Il dit son désir d’entente ; il affirme que l’alliance entre les classes moyennes et les classes laborieuses est indispensable à la réussite des efforts des uns et des autres et qu’elle est possible, mais à une condition la Charte du peuple ne doit pas être écartée sans discussion par les partisans du suffrage complet. En l’examinant avec sincérité, ceux-ci donneront aux Chartistes une preuve de leur bonne foi et de leur bonne volonté à l’égard des classes laborieuses, preuve nécessaire pour dissiper les préjugés des travailleurs avertis par la réforme de 1832 et défiants à l’égard de l’agitation libre-échangiste. Lovett est prêt à se laisser convaincre que tel ou tel détail de la Charte est inutile ; mais jamais il n’abandonnera la Charte elle-même, sans examen préalable.

Lovett est également décidé à réaliser l’alliance et à rester fidèle à la Charte.

Pendant les négociations entre Sturge et les Chartistes de la force physique, Feargus suit une double tactique. D’abord il se sert de ces négociations pour ruiner peu à peu, auprès des masses chartistes, ses adversaires : Lovett qu’il déclare compromis par ses relations avec Sturge et Bronterre dont l’autorité morale gêna l’aspirant dictateur. La Northern Star, dès juin 1841, a commencé contre Bronterre une campagne de calomnies et l’appelle « l’adulateur des classes moyennes ».

Mais, d’autre part, s’apercevant que l’idée d’une alliance avec les partisans de Sturge a fait des progrès parmi les Chartistes, Feargus combine, par transitions, une évolution qui lui permet de soutenir Sturge et l’alliance, après avoir dénoncé l’un et condamné l’autre. Feargus distingue dans ses articles et dans ses discours le middle class man et le middling class man : les hommes des classes moyennes ne forment pas, comme la classe ouvrière, une classe à intérêts communs ; ils forment deux classes antagonistes dont l’une a des intérêts contraires à ceux des classes laborieuses ; mais, à côté de l’aristocratie du commerce et de la manufacture, il y a le petit commerce, les petits boutiquiers qui ont intérêt à l’accroissement des revenus ouvriers. Cette partie laborieuse des classes moyennes a des intérêts en harmonie avec la classe ouvrière. Et Feargus achève son évolution en soutenant dans sa lutte électorale contre le tory Walter, propriétaire du Times, le candidat de l’alliance, Joseph Sturge, « un homme plein de l’esprit de Dieu et dont la sagesse, la prudence, la piété contrastent avec les législateurs d’aujourd’hui ». (Northern Star du 6 août 1841).

Le comité électoral de Sturge avait confiance et espérait que son candidat l’emporterait. Feargus avait déclaré qu’il était sûr du succès. Mais, le matin de l’élection, Feargus avait disparu, Thomas Cooper, un de ses lieutenants, se voit abandonné et réduit à conduire une poignée de chaussetiers amaigris, décharnés. à moitié morts de faim, de misérables ouvriers de Sutton in Ash field. Avec ces quelques fidèles, il se trouve près des bureaux devote à 5 heures ; mais, vers six heures, les électeurs du candidat tory commencent à affluer sous la farouche protection des bouchers armés de vigoureux gourdins. Avec sa petite troupe que pouvait faire Thomas Cooper ? Walter l’emporte par 1 885 voix contre 1 801 : Sturge n’était pas élu, mais l’alliance était contractée. Par son action ostensible en faveur de Sturge contre le candidat tory, qu’aux élections du mois d’août 1841 il avait conseillé à ses partisans de soutenir, Feargus O’Connor consacre l’union entre les Chartistes et le candidat des classes moyennes. Dans son compte rendu de l’élection, la Northern Star du 13 août 1842 célèbre en termes dithyrambiques l’alliance, déclarant que « le plus grand triomphe moral qui ait jamais été remporté en Angleterre est cette défaite numérique : 1 801 hommes braves et sincères ont voté pour Sturge et pour la Charte ».

Par sa présence, par sa parole, puis par sa disparition, Feargus O’Connor avait en quelques jours réalisé une alliance dont l’échec de Sturge était peut-être la plus sûre garantie.

Le 5 août 1842, les ouvriers d’Ashton abandonnent leurs ateliers. La grève se répand rapidement dans les districts environnants. Les grévistes forment des processions et vont d’une usine à l’autre, gourdin au poing, pour arrêter le travail, usant parfois de violences comme à Stockport où, devant le refus de Bradshow de leur ouvrir les portes de sa fabrique, ils enfoncent les carreaux, forcent les portes, et bâtonnent le patron récalcitrant. Ils vont brisant les machines et tirant les bouchons des réservoirs, d’où le nom de « Plug Plot », donné en Lancashire aux grèves.

Dans les Potteries, à Stockport, à Blackburn, à Preston il y a des émeutes. À Preston, les grévistes accueillent par une pluie de pierres les constables et les soldats que les autorités font sortir pour protéger la liberté du travail. Les femmes fournissent de projectiles les grévistes qui deviennent bientôt menaçants. Le maire, après avoir lu le Riot Act, donne l’ordre de tirer. Il y a des tués et des blessés. Thomas Cooper, arrivé, le 13, à Hanley, déchaîne les mineurs des Potteries : à Longton, la cave du révérend Vale est vidée et, de sa maison incendiée, les flammes gagnent les maisons voisines. La grève atteint son apogée le 16 août ; le 20, elle est en décroissance, et le 27, la Northern Star dit que, d’après ses reporters, un grand nombre d’ouvriers sont déjà rentrés.

Le 7 août, deux jours après le commencement de la grève, la meeting de Mottram Moor avait voté la résolution suivante « tout travail doit cesser jusqu’à ce que la Charte soit devenue la loi du pays ».

Dans le courant de la semaine, la même résolution est adoptée dans presque toutes les grandes villes du Lancashire : « des milliers et des milliers de mains (dit Thomas Cooper), s’étaient levées en sa faveur ». A Manchester, à Stockport, à Staleybridge, à Ashton, à Oldham, à Rochdale, à Bacup, à Burnley, à Blackburn, à Preston, à Henley où, le 15 août 1842, 10 000 auditeurs acclament la motion du conventionnel John Richards, l’ancien représentant du Staffordshire au Parlement du peuple.

Tandis que la grève se généralise en Lancashire, en Yorkshire et en Staffordshire, se tient à Manchester une conférence de délégués « des différentes professions, élus par leurs métiers respectifs ». Le jeudi 11 août, au Carpenter’s hall, cette conférence conforme son attitude à celle des meetings populaires et vote les résolutions suivantes, publiées dans la Star du 13 : « L’opinion de cette assemblée est que, tant que la législation de classe ne sera pas entièrement abolie et tant que les principes de l’union des travailleurs ne seront pas instaurés, le travailleur ne se trouvera pas en position de jouir du fruit de son travail. »

Le lendemain, le vendredi 12 août, deux cents délégués de Manchester, du Lancashire et du Yorkshire sont présents : « enthousiastes et unanimes dans leurs sentiments ».

Les tisserands, dans de nombreux meetings, sont d’avis de cesser le travail jusqu’à ce que les salaires soient fixés au taux de 1840, faute de quoi ils marcheront pour la Charte du peuple. Les tailleurs et les cordonniers expriment la même opinion. Ces trois métiers subordonnent leurs intentions chartistes à la question des salaires. Mais les ouvriers des teintureries affirment que, si leurs salaires sont supérieurs à ceux qu’ils touchaient en 1839, ils n’en réclament pas moins la protection que leur assurera la Charte.

Les briquetiers, les menuisiers, les charpentiers et d’autres métiers reconnaissent qu’ils tiennent ferme, non pour les salaires, mais pour la Charte.

La Conférence des métiers accentue encore son attitude le 12 ; et le samedi 13, on adopte de nouvelles résolutions dans le même sens, résolutions reproduites par la Northern Star du 20 août ; Justice, Paix, Loi, Ordre. Dans cette déclaration, les délégués des métiers parlent d’émanciper leurs frères des classes laborieuses et des classes moyennes (Middling Classes). La récente propagande des leaders chartistes en faveur d’une alliance a été accueillie par les masses ouvrières.

Le 15 août 1842, nouvelle réunion. Les uns voient dans la grève une action corporative pour la défense des salaires ; les autres sont d’avis de prolonger la grève dans le seul dessein d’obtenir la Charte. 85 délégués sont présents.

La lutte sera-t-elle une simple lutte économique ou une grève générale politique ? 58 délégués se prononcent pour la grève générale politique, 7 pour la grève purement corporative, 19 se déclarent prêts à se conformer à la décision de la réunion.

Le 16, nouvelle réunion de 141 délégués, représentant des milliers de travailleurs dont ils ont reçu mission de voter pour la grève et de déclarer qu’ils resteront en grève jusqu’à ce qu’ils aient obtenu la Charte.

Le 17 août : « Tout est calme, on n’entend aucun bruit de machine, les fabriques sont silencieuses et les ouvriers se promènent tranquillement à travers les rues. Officiers, soldats, magistrats sont activement occupés. »

Le même jour, une Conférence de délégués chartistes réunit une soixantaine de représentants. Mac Douall propose l’adoption d’une résolution en faveur de la grève générale, déjà acclamée par de nombreux meetings ouvriers. Thomas Cooper l’appuie : « Je voterai la résolution parce qu’elle signifie combattre et que la grève mènera au combat. L’extension de la grève sera suivie d’une révolte générale que les autorités essaieront de réprimer ; mais nous devons leur résister. Il n’y a plus rien maintenant à attendre que de la force physique.. Nous devons conduire le peuple au combat : les travailleurs, s’ils sont unis, seront irrésistibles. »

La majorité approuve l’extension et la continuation de la grève actuelle. Feargus O’Connor a voté pour, mais il a attendu que tous les délégués aient exprimé leur opinion afin de pouvoir voter avec la majorité et il n’a pas l’intention de rien faire pour soutenir la grève. Il prépare déjà son revirement en faisant déclarer, dans la discussion, par l’éditeur de la Northern Star, le révérend William Hill, que la grève est l’œuvre de l’Anti-Corn Law League.

La jonction s’était opérée spontanément entre la grève, née des réductions excessives des salaires, et la Charte du peuple, destinée à assurer et à garantir aux classes laborieuses la juste rémunération de leur travail. Il eût été impossible à la Conférence chartiste d’agir autrement.

A peine la Conférence s’est-elle dissoute et l’adresse du Comité exécutif publiée, que le président du Comité, Leach, et les autres membres sont arrêtés, ainsi que Thomas Cooper et G. J., Harney. Mac Douall, dans la Northern Star du 27 août, justifie ainsi la décision de la Convention : « La grève était une grève pour le relèvement des salaires, pour l’abolition des Corn Laws. Si nous nous étions tenus à l’écart sans rien faire, nous aurions servi les intérêts de la Ligue ; si nous avions fait opposition à la grève, nous aurions servi ceux des Landlords. Nous n’avons pris ni l’un ni l’autre parti. » Et Mac Douall donne à sa résolution en faveur de la grève générale la valeur d’un geste purement symbolique :

« Une grève générale prolongée jusqu’à ce que la Charte devienne la Loi, une telle résolution a un sens purement symbolique ou autrement elle est une déclaration de guerre. Dans ce second sens, c’est l’annonce de la bataille et ce serait alors pierre contre balle, bâton contre baïonnette. Étant donné les observations que j’ai faites partout, je ne puis recommander cette démarche ni aucune autre qui doive probablement échouer, et je ne voudrais pas donner aux masses d’hommes désarmés le conseil de se ranger en bataille en face de l’armée... La grève est un événement qui commence par un éclair et se termine en fumée. De la fumée une autre sortira apportant une lumière glorieuse et propre à susciter rapidement l’espérance qui nous surprendra par des miracles éblouissants. »

La grève générale politique a échoué : c’est ce qu’ont constaté, dès le 20 août, les délégués des métiers. L’éditeur de la Star, Hill, triomphe, le 27 août, d’avoir été bon prophète :

« On verra que beaucoup d’ouvriers sont rentrés, tandis que la plupart de ceux qui restent en grève, le font seulement dans les mêmes conditions où la grève a commencé : pour la question des salaires. La grève a échoué. Dans la mesure où l’on a essayé de lui donner un caractère politique et d’en faire un moyen d’imposer la Charte, elle a échoué entièrement et d’une façon notoire. »

L’origine des grèves qui, du 5 au 25 août 1842, paralysent le travail en Lancashire, en Yorkshire et en Staffordshire, semble difficile à démêler. Les différents partis en ont rejeté les uns sur les Autres la responsabilité, prétendant qu’elles étaient l’œuvre de leurs adversaires :

« Lord Brougham et d’autres accusent la Ligue d’être la cause des troubles. M. Walter accuse la Loi des Pauvres d’être la cause des troubles. La Ligue et M. Cobden accusent les propriétaires fonciers d’être la cause des troubles... Voilà une chose extraordinaire... seul le Procureur général accuse les Chartistes. Le gentleman qui a préparé le dossier de ce procès me rappelle un bon vieux chasseur à courre, qui avait besoin pour chevaucher d’une selle bien large d’encolure, bien évasée de siège, et bien confortable pour ses fesses. Le cheval mourut, mais la selle était si bonne que le chasseur alla au marché pour trouver un autre cheval auquel la selle pourrait aller. Ainsi en a-t-il été du gentleman qui a organisé le procès. Il est venu dans les districts manufacturiers avec sa selle pour chercher à qui elle pourrait bien aller ! Il l’a essayée sur la Ligue ; mais, trouvant que les Chartistes avaient les plus larges épaules et que c’était à eux qu’elle allait le mieux, il a placé la selle sur leur dos et la leur a sanglée solidement. »

Cette fois Feargus a raison, dans ce plaidoyer aux assises de Lancaster, le 8 mars 1843. Si les Chartistes ont été tentés de profiter du mouvement gréviste pour servir leur mouvement politique, ils ne l’ont pas provoqué. Ils se sont laissés entraîner, les uns par leur tempérament, les autres, comme Feargus, par souci de ne pas heurter de front les sentiments de la majorité et avec la ferme intention de manœuvrer pour faire échouer la grève générale politique.

Les grèves d’août 1842 ont eu, pour origine, les réductions successives de salaires, depuis 1837, et la crainte de nouvelles réductions. Les Chartistes ne sont pas venus à Manchester dans le dessein d’organiser la grève générale politique, mais, une fois là, ils ont subi la contagion du milieu.

Thomas Cooper, dans son autobiographie, a dit que les grèves étaient l’œuvre de la Ligue : « La grève commença par des réductions de salaire, opérées par des manufacturiers qui appartenaient à la Ligue et qui ne cachèrent pas leur dessein de pousser le peuple au désespoir afin de paralyser le gouvernement. »

Et, en effet, les libre-échangistes essayèrent de faire adopter par les réunions ouvrières des résolutions en faveur de l’abrogation des lois sur les blés. Une conférence que tient l’Anti-Corn Law League confirme cette interprétation, puisqu’elle discute l’opportunité de l’arrêt du travail dans toutes les usines, à un jour fixé à l’avance.

Les grèves d’août 1842, provoquées par des réductions de salaires, ont tout au moins répondu aux intentions des industriels ligueurs qui comptaient se servir de la colère de leurs ouvriers comme d’un argument en faveur de l’abrogation des lois sur les blés. Ils voyaient là un moyen de pression sur le gouvernement ; et il est vraisemblable que ces industriels ont accentué la baisse des salaires pour provoquer les grèves. Les Chartistes n’ont tenté que tardivement une systématisation des tendances politiques qui se sont mêlées aux manifestations grévistes à l’heure où celles-ci étaient déjà sur leur déclin.

Rien n’éclaire mieux le caractère originaire des grèves du 5 au 25 août 1842 que le plaidoyer de Richard Pilling, devant le jury de Lancaster en mars 1843. Richard Pilling a été appelé le « père du mouvement gréviste ». Ce vétéran de l’humaine misère représente l’ouvrier chartiste moyen. Il raconte avec une simplicité émouvante que, provoquées par l’extension du chômage et les réductions de salaires depuis 1837, les grèves ont été essentiellement une explosion de la misère et de la révolte ouvrières.

« Messieurs les jurés, il a été dit par l’un des témoins que j’étais le père de ce grand mouvement, que j’étais le père de ce mouvement de révolte. S’il en est ainsi, punissez-moi et laissez les autres s’en aller libres. Mais je le dis, ce n’est pas moi qui suis le père de ce mouvement, mais la Chambre. Nos adresses lui ont été présentées et elle n’a pas fait justice à nos griefs. Et là seulement est la cause.

« Messieurs, j’ai à peu près 43 ans. La nuit dernière, on m’a demandé si je n’en avais pas soixante ; mais, si j’avais été aussi bien traité que d’autres, au lieu de paraître 60 ans, j’en paraîtrais environ trente-six. Je me suis destiné au métier de tisserand à la main vers l’âge de dix ans - en 1810. La première semaine que j’ai travaillé, je gagnais 16 shillings par semaine au métier à la main. J’ai continué mon métier jusqu’en 1840. Alors j’étais le père d’une famille composée d’une femme et de trois enfants. En 1840, je n’ai pu gagner en réalité, la dernière semaine que j’ai travaillé et j’ai travaillé dur, je n’ai pu gagner que 6 s. 6 d. ; mais j’étais obligé d’aller à la fabrique que je haïssais jusqu’au fond de mon cœur et d’y travailler pour 6 s. 6 d. par semaine ou de devenir un pauvre assisté. Mais, bien que haïssant le Factory System, néanmoins plutôt que devenir un pauvre vivant des secours de la paroisse, je me soumettais. Je ne fus pas longtemps à la fabrique sans m’apercevoir des mauvais effets de ce système maudit, car c’est un système qui plus que tout autre conduira le pays à la ruine s’il n’est pas modifié. Après sept ans de travail à la fabrique, une réduction commença à se glisser dans les salaires ; j’habitais Stockport. Il y avait toujours certains maîtres qui désiraient donner des salaires moindres que les autres. Voyant que ce serait un mal et sachant que ce serait nuisible aux maîtres, aux propriétaires de cottages ouvriers et aux cabaretiers, sachant que tout dépend des gages du travailleur, je devins un opposant à la réduction des salaires jusqu’au fond de mon âme, et, tant que je vivrai, je continuerai à maintenir le taux des salaires de toutes mes forces. Parce que j’avais pris cette attitude à Stockport et parce que j’avais pu empêcher de nombreuses réductions, les maîtres s’unirent comme un seul homme contre moi, et ni moi ni mes enfants ne pûmes trouver une journée de travail. En 1840 il y avait une grande grève à Stockport à laquelle je pris une part importante. Nous restâmes en grève huit semaines. Nous étions debout chaque matin de cinq à six heures. Plus de six mille tisserands à la machine prirent part à la grève. Nous avions nos processions. Nous allions à Ashton, à Hyde et à Dukinfield en processions. Nous eûmes aussi nos processions à Manchester et dans toute la région et on nous laissa tranquilles. Personne ne se mêla de nos affaires, personne ne nous insulta. A cette époque, on ne nous dit jamais que nous faisions quelque chose de mal. Considérant que l’Act du Parlement qui fut adopté lors de l’abrogation des lois contre les coalitions en 1829 me donnait le droit d’agir ainsi, je pensais qu’en qualité d’Anglais et d’ouvrier, j’avais de par cet Act le droit de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour maintenir le taux des salaires. En 1840 les maîtres des manufactures, au nombre d’une quarantaine, eurent une réunion et ils conspirèrent ensemble - car, s’il y a conspiration d’un côté, il y a conspiration de l’autre - et ils nous notifièrent une réduction de 1 d. à la pièce. Quelques-uns pensent que un penny est une petite réduction ; mais cela monte à 5 semaines de gages par an cela fait 2 s. 6 d. par semaine. Ainsi par cette réduction ils volaient à chaque ouvrier cinq semaines de salaires.

« Je savais que le résultat en serait nuisible aux maîtres des manufactures eux-mêmes. Ma prophétie s’est accomplie. La moitié d’entre eux a fait faillite et l’autre moitié est insolvable....

« Je n’ai aucune honte à déclarer que je fis tout ce que je pus avec d’autres pour empêcher la réduction. Nous le fîmes et il n’y eut jamais aucun bien fait aux ouvriers, aux maîtres ou aux propriétaires des cottages dont quelqu’un n’ait eu à souffrir et, si je suis déclaré coupable d’avoir fait de mon mieux pour défendre les intérêts de ceux que j’aime, je me réjouirai néanmoins en considérant que mes efforts ont empêché une réduction qui eût été nuisible à tant d’individus. La Paix, la Loi et l’Ordre étaient notre devise et nous agissons d’après cette devise. A Ashton under Lyne, il n’y eut pas un penny de dommage fait à la propriété, bien que nous fûmes six semaines en grève.

« Monsieur le Juge et Messieurs les Jurés, c’était alors pour moi une dure chose que de me nourrir moi-même et ma famille. Mon fils aîné qui avait 16 ans était tombé malade de consomption à Pâques et il avait dû abandonner le travail. Nous étions alors réduits à toucher 9 3 /4 d. à la pièce, ce qui avait abaissé nos salaires à 16 sh par semaine. C’était tout ce que j’avais pour vivre, avec une famille de neuf personnes ; et 3 s. par semaine à donner pour le loyer, et un fils malade étendu sans secours devant moi. De retour à la maison j’ai vu ce fils (ici Pilling est incapable de continuer pendant un moment). J’ai vu ce fils étendu sur son lit et sur son oreiller, se mourant et n’ayant rien à manger que dès pommes de terre et du sel. Maintenant, Messieurs les Jurés, mettez-vous vous-mêmes dans cette situation et demandez-vous ce que vous pourriez éprouver en voyant votre fils malade - un fils qui avait travaillé douze heures par jour pendant six ans dans une fabrique, un brave garçon et un travailleur - je vous le demande, Messieurs, quels seraient vos sentiments, si vous voyiez votre fils sur son lit et sur son oreiller presque mourant, sans aide médicale et sans même aucune des premières nécessités de la vie ? En vérité, je me rappelle quelqu’un allant à la maison d’un gentleman d’Ashton demander une bouteille de vin pour lui et recevant cette réponse : « Oh ! c’est pour un Chartiste, il n’y en a pas pour lui. » Oh ! un tel procédé de la part des riches ne convaincra jamais les Chartistes qu’ils ont tort. Messieurs les Jurés, mon fils mourut avant le commencement de la grève et tels étaient les sentiments des gens d’Ashton à l’égard de ma famille qu’ils réunirent 4 livres pour son enterrement. Messieurs les Jurés, c’est dans ces circonstances qu’il m’arriva d’aller à Stockport, excité, je l’admets, par la perte de mon fils et en même temps par une réduction de 25 %, car, je veux bien le reconnaître et vous le confesser, Messieurs les Jurés, plutôt que de vivre pour souffrir une autre réduction de 25 %, j’aurais mis fin à ma propre existence. Telle était mon intention....

« Venons-en maintenant au fait du procès. Je vais vous dire l’origine de la grève. Bien que trois hommes aient été renvoyés pour avoir pris une part active dans la grève, mon maître ne me renvoya pas en raison de la maladie de mon fils ; et je crois que ce ne fut pas mon maître qui renvoya ces hommes, mais quelqu’un de ses favoris, de ses régisseurs. Le crieur public fut envoyé aux alentours afin de créer de la sympathie pour ces hommes. L’un d’eux avait une femme et quatre enfants et rien pour subsister ; un autre avait une femme et deux enfants et rien pour vivre ; et le troisième était un célibataire. Vers ce temps, à un ou deux jours près, M. Rayner d’Ashton avait donné avis qu’il ferait une réduction de 25 %. Les travailleurs d’Ashton et des environs furent si indignés que, non seulement ceux qui étaient Chartistes, mais tous de toutes opinions s’assemblèrent ; une pièce qui contiendrait mille individus fut remplie à en suffoquer et il n’y eut qu’une seule voix dans le meeting pour déclarer qu’il ne servait à rien d’essayer de lever une souscription pour les autres, mais qu’il fallait faire grève. Et voilà justement comment la grève commença ; elle éclata en une minute d’un bout de la salle à l’autre ; Whigs, Torys, Chartistes, Radicaux honteux et tous autres. A un meeting où il y avait 15 000 personnes présentes, et la population totale est seulement de 25 000... les discours montrèrent principalement les effets malheureux du machinisme lorsqu’ils ne sont accompagnés d’aucune protection du travail. Messieurs les Jurés, si je devais vous dire ce que je sais personnellement de certains maîtres vous seriez étonnés. Un patron à Stockport, qui il y a dix ans avait cinquante hommes employés à £ 1, 5 s. par semaine a maintenant la même quantité de travail faite par dix hommes à £ 1 par semaine. Je connais un autre cas où le travail est entièrement fait par des métiers mécaniques, je connais un endroit où 40 apprêteurs étaient employés et où maintenant tout le travail se fait par la machine. Bien I nous fîmes grève pour empêcher une réduction et quand Rayner vit l’esprit du meeting, il retira sa réduction. Une réunion eut lieu alors à Staleybridge et tous retirèrent leur réduction excepté Bayley. Maintenant, s’il est un homme qui devrait être ici au banc des accusés, c’est bien cet homme. S’il avait retiré la réduction, il n’y aurait pas eu de grève ; les ouvriers auraient joyeusement fêté, comme un glorieux succès, le retrait de la réduction. Une réunion fut aussi tenue à Hyde et les ouvriers d’Hyde déclarèrent que si les maîtres essayaient de faire une autre réduction, ils se mettraient en grève. Il en fut de même à Droylsden. Telle est l’histoire de la grève. Je tiens à déclarer au jury et aux personnes assemblées ici que, sans cette dernière lutte, des milliers d’hommes seraient morts de faim, car le cri des manufacturiers était : « Nous réduirons leurs salaires ; les travailleurs se font concurrence et nous pouvons faire ce qu’il nous plaît et agir selon notre bon plaisir. » Voilà de quels sentiments ils étaient animés. Mais je ne suis pas un de ces hommes qui, comme les Irlandais, vivent de mauvaises pommes de terre et je ne voudrais pas être, comme un serf russe dégradé, vendu avec la terre. Je demande à voir le peuple d’ici bien élevé, et, si un homme a les moyens dans sa poche, il fera instruire ses enfants ; et, lorsqu’un jour le peuple sera bien instruit, alors la Charte deviendra la loi du pays.

« Messieurs les Jurés, je ne vous ai pas dépeint, autant que je le pourrais, le système de la fabrique. Beaucoup d’entre vous le connaissent. Je sais un cas à Stockport où un maître, le maire de Stockport, M. Orrell, emploie 600 personnes et ne permet pas à un seul homme de travailler dans son usine. J’ai vu des maris apportant leurs enfants à la fabrique pour les faire allaiter par leurs mères et apportant à leurs femmes leur déjeuner. J’ai vu cela à la fabrique de Bradshow, où des femmes sont employées au lieu d’hommes. J’ai fait partie de la députation adressée à M. Orrell et aussi à M. Bradshow leur demandant de permettre aux hommes de travailler dans leurs usines, mais ils ont refusé. Une femme demanda instamment que son mari fût autorisé à venir travailler à son côté, mais cela lui fut refusé.

« Tels sont quelques cas dont j’ai eu l’expérience, mais il y en a des milliers d’autres. Par suite de l’emploi des femmes dans ces conditions, les surveillants, les contremaîtres et autres instruments du maître prennent avec celles-ci les libertés les plus scandaleuses. Si je vous donnais le détail des traits que j’ai vus moi-même de la part d’hommes de cette sorte, vous seriez étonnés que des pères et des maris eussent encore quelques sentiments pour les ouvrières des fabriques, mais vous ne seriez pas étonnés qu’on s’efforçât de réformer le système.

« Voilà ce que j’ai fait ; tel est mon crime... Supposez, Messieurs, que vous ayez une femme et 6 enfants sans ressources, dépendants, pour vivre, de votre travail, et supposez que, réduction de salaire après réduction, il ne vous reste plus qu’à peine la portion prouvée suffisante pour vous assurer les premières nécessités de la vie, et que le samedi soir votre triste épouse n’ait rien pour sa famille ; qu’elle voie ses chers enfants mourant presque faute du nécessaire, et que vous ayez un fils, comme j’en avais un, sur son lit de mort, sans assistance médicale, et rien pour le soutenir, quels seraient vos sentiments ? J’ai été vingt ans tisserand à la main et dix ans dans une fabrique, et je dis sans hésitation que pendant ce temps j’ai travaillé douze heures par jour, à l’exception de douze mois pendant lesquels les maîtres de Stockport n’ont pas voulu m’employer ; et plus longtemps, plus durement j’ai travaillé, plus pauvre et plus pauvre je suis devenu chaque année, tant et si bien qu’à la fin je suis presque épuisé. Si les maîtres avaient fait une autre réduction de 25 %, j’aurais mis fin à mon existence plutôt que de travailler douze heures par jour dans une fabrique de coton pour manger des pommes de terre et du sel.

« Messieurs les Jurés, je remets maintenant mon sort entre vos mains. Quelle qu’ait été pour d’autres la cause de la grève, elle a été pour moi une question de salaires. Et je dis que, si M. O’Connor en a fait une question de Chartisme, il a fait des merveilles pour l’étendre à travers l’Angleterre, l’Irlande et l’Ecosse. Mais, pour moi, cette grève a toujours été une question de salaires et de Ten hours’ bill. J’ai combattu longtemps pour maintenir les salaires et j’agirai ainsi jusqu’à la fin de mes jours ; et, même enfermé dans les murs d’un cachot, sachant que comme individu, j’ai fait mon devoir, sachant que j’ai été un des principaux bâtons mis dans les rayons de la roue qui ont empêché la dernière réduction de salaires, sachant que grâce à cette grève des milliers et des dizaines de milliers d’hommes ont mangé le pain qu’ils n’auraient pas mangé si la grève n’avait pas eu lieu, je suis satisfait, quel que soit le résultat. Sur ces observations, je vais vous laisser remplir votre devoir. Je ne doute pas que vous ne me laissiez, par votre verdict, retourner à ma femme, à mes enfants et à mon travail. »

Ce plaidoyer emporta l’acquittement.

Une bonne récolte fit la misère moins dure dans les districts industriels ; mais la grève eut des conséquences politiques considérables : elle avait réveillé le vieil antagonisme entre les classes moyennes et les classes laborieuses.

La seconde conférence de Birmingham, destinée à organiser l’alliance, allait être un échec. Déjà, dès le mois de septembre 1842, lors des réunions préparatoires de la Conférence, le heurt entre les Chartistes et les délégués des classes moyennes faisait prévoir la rupture qui eut lieu, le 27 décembre 1842, à la Conférence de Birmingham.

La seconde évolution du Chartisme n’aboutit pas seulement à la rupture entre les Chartistes et les hommes du suffrage complet, à l’abandon de l’alliance entre classes moyennes et classes laborieuses.

Elle consacre aussi la rupture entre Lovett et ses amis et les partisans de Feargus O’Connor.

Selon le mot de Thomas Cooper, la Conférence de Birmingham s’achève « en querelles et confusions ». Les rancunes personnelles les plus âpres éclatent entre les leaders des différentes tendances, et même au sein de la même tendance ; en dépit de leur souplesse, Feargus O’Connor ne trouve pas les membres de la National Charter Association assez dociles.

Le seul résultat effectif de cette seconde évolution est l’affirmation de la dictature de Feargus O’Connor. Mais Feargus n’est pas même un chef : il n’est pas de taille à entreprendre ni à poursuivre un grand dessein. Son ambition n’est pas à la mesure de son rôle ; elle ne pense qu’à satisfaire de petites vanités et des besoins d’argent, qui le conduisent à gaspiller les forces qui restent au Chartisme dans des projets incohérents, tels que le Land Scheme.

De 1836 à 1842, le Chartisme avait eu pour le diriger des chefs de tempéraments divers, inégaux de valeur et de caractère. Grâce à certains des militants ouvriers, l’élan anonyme des innombrables a été coordonné. Un théoricien de la valeur de Bronterre, plus de dix ans avant Karl Marx, a su fabriquer tout un appareil de formules, que le grand systématisateur va utiliser pour en faire l’armature de sa doctrine. Mais surtout, de la condition des classes laborieuses, de leur misère, ont jailli spontanément des cris arrachés à la souffrance et qui vont devenir et rester des cris de ralliement. Par là, le Chartisme demeure une expérience décisive du mouvement ouvrier.

Des romans et des ouvrages à lire sur le chartisme :

- Un texte d’Engels sur le chartisme et le mouvement ouvrier en Angleterre

- Geoffrey Trease ; Les compagnons de la Charte

 The clouded hills de Brenda Jagger : en anglais, le chartisme vu du côté des patrons industriels

 Les temps difficiles de Charles Dickens

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