mardi 8 janvier 2013, par
Contrairement à ce que fera ensuite la social-démocratie, Marx et Engels appellent le mouvement ouvrier des pays riches à se désolidariser de manière révolutionnaire des intérêts de sa propre bourgeoisie qui oppresse les peuples et à se lier au combat de tous les peuples opprimés sur le terrain national mais contrairement à ce que fera ensuite le stalinisme, ils l’appellent à le faire non pas sur le terrain du nationalisme mais sur celui de la révolution prolétarienne comme le feront ensuite Lénine et Trotsky.
« La classe ouvrière anglaise ne va jamais rien accomplir avant qu’elle ne se soit débarrassée de l’Irlande. Le levier doit être appliqué en Irlande. C’est pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général. »
KARL MARX, lettre à Engels du 10 décembre 1869
« […] la question irlandaise est une question sociale, toute la lutte séculaire du peuple irlandais contre ses oppresseurs se résout, en dernière analyse dans la lutte pour la maîtrise des ressources vitales, les origines de la production, en Irlande.[…] Avec cette clef [« clef de l’histoire […] exposée par Karl Marx »] l’histoire irlandaise est une lampe aux pieds [de l’ouvrier irlandais] dans les chemins orageux d’aujourd’hui. »
JAMES CONNOLLY in Labour in Irish history
« Donnez-moi deux-cent mille Irlandais et je pourrais renverser la monarchie britannique en son entier. »
FRIEDRICH ENGELS, 1843
Dans une lettre à Engels de1867, Marx écrit que :
« Ce que les Anglais ne savent pas déjà, c’est que depuis 1846 la teneur économique et, par conséquent, le but politique de la domination anglaise en Irlande sont entièrement entrés dans une nouvelle phase, et ce, précisément à cause de cela, le Fenianisme est caractérisé par une tendance socialiste (dans un sens négatif, dirigé contre l’appropriation de la terre) et en étant un mouvement des catégories les plus humbles. »
« La question, écrivait-il à Engels, est de savoir ce que nous devons conseiller aux ouvriers. Pour moi, ils doivent inclure dans leur programme l’abrogation de l’Union (…). C’est la seule forme légale de l’émancipation irlandaise, donc la seule acceptable pour le programme d’un parti anglais. L’expérience montrera par la suite si une simple union personnelle entre les deux pays est viable. Je suis à mi-chemin de le croire, à condition que cela se produise à temps. Ce qu’il faut aux Irlandais, c’est :
1. L’autonomie et l’indépendance vis-à-vis de l’Angleterre.
2. La révolution agraire. Les Anglais, avec la meilleure volonté, ne peuvent l’accomplir pour eux, mais ils peuvent leur donner les moyens de le faire.
3. Des droits protecteurs contre l’Angleterre. De 1793 à 1801, toutes les branches de l’industrie irlandaise ont prospéré. L’Union, qui fit supprimer les droits protecteurs institués autrefois par le Parlement irlandais, a désorganisé toute l’activité industrielle en Irlande (…). Dès que les Irlandais auront accédé à l’indépendance, le besoin les forcera à devenir protectionnistes, comme le Canada, l’Australie, etc. »
L’aboutissement du débat sur l’Irlande, alimenté par l’expérience tirée de la pratique quotidienne de l’Internationale, se trouve dans la Communication privée du 1er janvier 1870 envoyée à toutes les sections nationales à la suite des désaccords survenus avec le Conseil fédéral de la Suisse romande. C’est un texte d’une grande portée générale qui inspira directement Lénine dans l’élaboration de sa réflexion théorique sur l’impérialisme.
« Si l’Angleterre, y écrit Marx, est la forteresse du landlordisme et du capitalisme européen, le seul point où l’on puisse frapper le grand coup contre l’Angleterre officielle est l’Irlande. En premier lieu, l’Irlande est la forteresse du landlordisme anglais, et s’il tombait en Irlande, il tomberait en Angleterre. En Irlande, l’opération est cent fois plus facile parce que la lutte économique y est concentrée exclusivement sur la propriété foncière, parce que cette lutte y est en même temps nationale et parce que le peuple y est plus révolutionnaire et plus exaspéré qu’en Angleterre. »
La Communication exprimait ensuite l’opinion que la fin de l’Union forcée entre les deux pays provoquerait en Irlande une révolution sociale aux formes arriérées, ce qui affaiblirait non seulement les propriétaires fonciers britanniques, mais encore la bourgeoisie. Celle-ci n’a pas seulement exploité la misère irlandaise pour rabaisser par l’émigration forcée des Irlandais pauvres la classe ouvrière en Angleterre, mais elle a en outre divisé le prolétariat en deux camps hostiles (…). L’ouvrier anglais vulgaire hait l’ouvrier irlandais comme un compétiteur qui déprécie les salaires, le standard of living (…). Cet antagonisme parmi les prolétaires de l’Angleterre est nourri et entretenu par la bourgeoisie, qui se dit que cette scission est le véritable secret du maintien de son pouvoir. » (30 novembre 1867, Marx à Engels)
Dernier aspect de la situation souligné par la Communication : le lien entre le militarisme et l’oppression sociale d’une part, l’exploitation et l’écrasement de la révolte irlandaise d’autre part : « L’Irlande est le seul prétexte pour entretenir une grande armée permanente qui en cas de besoin est lancée, comme cela s’est vu, sur les ouvriers anglais après avoir fait ses études soldatesques en Irlande. Enfin, ce que nous a montré l’ancienne Rome sur une échelle monstrueuse se répète en Angleterre de nos jours. Le peuple qui subjugue un autre peuple se forge ses propres chaînes. »
Afin de « pousser la révolution sociale » en Angleterre, il n’y avait pas de meilleur moyen que de « frapper un grand coup en Irlande » et, abstraction faite de toute « justice internationale », c’était « une condition préliminaire de l’émancipation de la classe ouvrière anglaise de transformer la présente Union forcée (c’est-à-dire l’esclavage de l’Irlande) en confédération libre et égale s’il se peut, en séparation complète, s’il le faut ».
Marx affirmera ainsi dans un discours devant les représentants de l’Internationale que :
« La question irlandaise est […] non seulement une question de nationalité mais aussi une question de terre et d’existence. Ruine ou révolution est le mot d’ordre ; tous les Irlandais sont convaincus que si tout doit [finalement] arriver, cela doit arriver rapidement. » (Le 16 décembre 1867)
Marx à Londres écrit le 29 novembre 1869 :
« (…) Je suis de plus en plus arrivé à la conviction, et il ne s’agit que d’inculquer cette idée à la classe ouvrière anglaise, qu’elle ne pourra jamais rien faire de décisif, ici en Angleterre tant qu’elle ne rompra pas de la façon la plus nette, dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes ; tant qu’elle ne fera pas, non seulement cause commune avec les Irlandais, mais encore tant qu’elle ne prendra pas l’initiative de dissoudre l’Union décidée en 1801 pour la remplacer par des liens fédéraux librement consentis.
Il faut pratiquer cette politique en en faisant non une question de sympathie pour l’Irlande, mais une revendication qui se fonde sur l’intérêt même du prolétariat anglais. Sinon le peuple anglais continuera à être tenu en lisière par ses classes dirigeantes parce qu’il est contraint de faire front commun avec elles contre l’Irlande. Tout mouvement populaire en Angleterre même est paralysé par le différend avec les Irlandais qui forment, en Angleterre, une fraction très importante de la classe ouvrière.
La première condition de l’émancipation ici, le renversement de l’oligarchie foncière, reste impossible à réaliser, car on ne pourra emporter la place ici tant que les propriétaires fonciers maintiendront en Irlande leurs avant-postes fortement retranchés. En Irlande par contre, dès que la cause du peuple irlandais reposera entre ses propres mains, dès qu’il sera devenu son propre législateur et qu’il se gouvernera lui-même, dès qu’il jouira de son autonomie, l’anéantissement de l’aristocratie foncière (en grande partie les mêmes personnes que les landlords anglais) deviendra infiniment plus facile qu’ici.
Parce qu’en Irlande le problème n’est pas seulement d’ordre économique, c’est en même temps une question nationale, car les landlords en Irlande ne sont pas, comme en Angleterre, les dignitaires et les représentants traditionnels de la nation, mais ses oppresseurs exécrés. Et ce n’est pas seulement l’évolution sociale intérieure de l’Angleterre qui est paralysée par les rapports actuels avec l’Irlande, mais encore sa politique extérieure et notamment sa politique envers la Russie et les États-Unis d’Amérique.
Comme c’est incontestablement la classe ouvrière anglaise qui constitue le poids le plus important dans la balance de l’émancipation sociale, c’est ici qu’il nous faut agir. En réalité, la République anglaise sous Cromwell a échoué à cause… de l’Irlande. Non bis in idem [Que cela ne se répète pas] ! Les Irlandais ont joué un bien joli tour au gouvernement anglais en élisant membre du Parlement le convict felon [forçat condamné] O’Donovan Rossa. Déjà les journaux gouvernementaux agitent la menace d’une nouvelle suspension de l’Habeas corpus act, d’une nouvelle terreur ! En fait, l’Angleterre n’a jamais gouverné l’Irlande qu’en employant la terreur la plus odieuse et la corruption la plus détestable et, tant que subsisteront les relations actuelles, elle ne pourra jamais la gouverner autrement. (…) »
« Il est de l’intérêt direct et absolu de la classe ouvrière anglaise de se débarrasser de [sa] connexion actuelle avec l’Irlande. […] La classe ouvrière anglaise ne va jamais rien accomplir avant qu’elle ne se soit débarrassée de l’Irlande. Le levier doit être appliqué en Irlande. C’est pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général. »
(lettre de Marx à Engels de décembre 1869)
Dans la « Communication confidentielle » du 28 mars 1870, il écrit :
« Le landlordisme anglais ne perdrait pas seulement une grande source de ses richesses, mais encore sa plus grande force morale, c’est-à-dire celle de représenter a domination de l’Angleterre sur l’Irlande. De l’autre côté, en maintenant le pouvoir de ses landlords en Irlande, le prolétariat anglais les rend invulnérables dans l’Angleterre elle-même. »
La suite : L’Internationale et un pays dépendant, l’Irlande
Et dans la lettre à Siegfried Vogt et August Mayer :
« Par rapport à l’ouvrier irlandais, il [l’ouvrier anglais] se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. »
Marx et Engels ont soutenu le mouvement des Fenians, dans l’espoir de le ramener vers les idées du socialisme, mais c’était un soutien sévèrement critique. Marx et Engels fustigeaient l’étroitesse nationaliste des dirigeants de ce mouvement, et dénonçaient sans détour leurs activités terroristes, comme par exemple l’attentat de Clerkenwell (1867). Cet attentat a déclenché une vague de sentiments anti-irlandais chez les travailleurs britanniques. Marx écrivait à Engels : « Le dernier exploit des Fenians est une affaire stupide. Les masses londoniennes, qui ont fait preuve de grande sympathie à l’égard de la cause irlandaise, en seront furieuses. On ne peut pas attendre des prolétaires de Londres qu’ils acceptent de se faire exploser en l’honneur des émissaires des Fenians. » Engels a vigoureusement dénoncé la futilité du terrorisme individuel de ce genre – « l’œuvre de spécialistes fanatisés » – et ridiculisait « l’idée que l’on peut libérer l’Irlande en incendiant la boutique d’un tailleur. » Le mouvement est décrit ailleurs par Engels comme une « secte » dont les leaders « sont pour la plupart des ânes, certains même des exploiteurs ».
Politiquement, Marx et Engels soutiennent cependant le mouvement Fenian. Ils le font car ils ressentent dans la vie politique et les luttes sociales et nationales de cette « première colonie » les premières manifestations de contradictions coloniales que l’on retrouvera dans les luttes d’indépendance du XXe siècle. Ainsi, Marx fit adopter quelques résolutions par l’Association Internationale des Travailleurs en faveur de la cause nationale irlandaise.
Principal obstacle à l’avènement en Angleterre d’un parti ouvrier révolutionnaire, auquel les deux théoriciens avaient assigné le rôle dirigeant de leur stratégie politique, la question irlandaise se devait donc d’être réglée, selon eux, à la faveur de l’indépendance nationale de l’Irlande.
La situation en Irlande en 1867
Engels – L’immigration irlandaise
Lettre de Marx - 29 novembre 1869
Lénine et la question irlandaise
Lénine et le droit des nations