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La pensée anarchiste

jeudi 13 mars 2008, par Robert Paris

La Pensée Anarchiste

Victor Serge

( dans « Le Crapouillot »)
Janvier 1938

Les origines : La révolution industrielle du XIX° siècle

La plus profonde révolution des temps modernes, accomplie en Europe dans la première moitié du XIX° siècle, passe à peu près inaperçue des historiens. La révolution française lui a déblayé les voies, les bouleversements politiques qui s’échelonnent, dans le monde, entre 1800 et 1850, contribuent, pour la plupart, à la hâter. Le sens du développement historique de cette époque est nettement discernable : un nouveau mode de production s’établit, pourvu d’une nouvelle technique. La révolution industrielle débute à vrai dire sous le premier Empire, avec les premières machines à vapeur. La locomotive est de 1830. Déjà les métiers à tisser, apparus tout au début du siècle, ont formé, dans des centres comme Lyon, un prolétariat industriel. En quelques dizaines d’années, la bourgeoisie, armée du machinisme, transforme, souvent au sens littéral du mot, la surface du globe. Les usines s’ajoutent aux fabriques et aux manufactures, changeant la physionomie des villes, leur procurant parfois une croissance sans précédent. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur modifient les notions mêmes de temps et d’étendue demeurées stables depuis l’antiquité. On voit se dégager, avec une brutale netteté, les contours des nouvelles classes sociales et d’après luttes s’engager entre elles. Le "vivre en travaillant ou mourir en combattant" des canuts lyonnais signifie au monde l’apparition du Quatrième État, né dans le désespoir. Moins de vingt ans plus tard, deux jeunes penseurs, à peine connus de quelques cercles de révolutionnaires, affirmeront, comme naguère Sieyès pour la bourgeoisie, que, n’étant rien, le prolétariat doit être tout : car tel est bien le sens du Manifeste communiste que Karl Marx et Engels mettent au point, en 1847, à Paris et Bruxelles, dans de misérables chambres d’hôtels...

L’Europe s’apprête aux tourmentes de 1848. Ce monde, riche en expériences, sourdement et violemment travaillé par les conséquences de la révolution bourgeoise (1789-93-1800...) dans son statut politique, bouleversé par le machinisme et les modifications de structure sociale qu’il accélère, vit sur des conflits d’idées qui font penser à un combat de Titans. L’Allemagne, l’Italie, l’Europe centrale, morcelées en petits États semi-féodaux, ne font que d’entrer dans la voie de l’unité nationale, de sorte que les aspirations sociales s’y compliquent d’idéalisme national jeune-italien, jeune-allemand, jeune-tchèque... La Russie, entrée dans la vie européenne depuis les guerres du premier Empire, qui ont amené Alexandre I° et ses cosaques à Paris, demeure une monarchie absolue, fondée sur le servage ; l’Angleterre, par contre, où s’achève la révolution industrielle, est une sorte de république couronnée, dans laquelle les bourgeois millionnaires n’ont pas moins de souveraineté que les landlords ; les traditions de 89-93 ne cessent d’animer en France des mouvements qui font de ce pays le véritable laboratoire des révolutions. II faut tenir compte de la complexité et du dynamisme, d’aspects multiples, de ce temps pour y voir naître les idées du nôtre.
Karl Marx et Engels, venus d’Allemagne à Paris, cherchent à réaliser la synthèse de la philosophie allemande, de l’expérience révolutionnaire de la France et des progrès industriels de l’Angleterre. Ils jettent ainsi les bases du socialisme scientifique. Ils ont dû, pour y parvenir, réfuter l’affirmation individualiste d’un autre jeune hégélien, qu’ils ont connu à Berlin, Max Stirner, l’auteur de l’Unique et sa Propriété, c’est-à-dire d’un traité, raisonné à fond, de l’individualisme anarchiste. Personne n’a mieux dressé, de toute sa chétive hauteur, l’homme seul, l’Unique, prenant conscience de lui-même, pour résister à toute la machine sociale, que Max Stirner, qui vit et meurt obscurément, dans une campagne de Prusse, en cultivant son champ, seul, incompris même de sa femme. Son œuvre aide, par opposition, Marx et Engels, qui la critiquent dans l’Idéologie allemande, à poser le problème de l’homme social. Ils rencontrent à Paris deux autres fondateurs de l’anarchisme, Proudhon et Bakounine. Il se trouve ainsi, et nous n’avons pas à nous en étonner, que les créateurs de toute la pensée révolutionnaire moderne ont mûri dans les mêmes combats, formés par les mêmes attentes, quelquefois contradictoires, se sont coudoyés, compris, estimés, éclairés les uns les autres, avant de se diviser, chacun obéissant à sa loi intérieure – reflet d’autres lois plus générales – pour accomplir sa mission propre.
Dès alors, les idées sont fixées. La doctrine individualiste de Stirner, si elle a peu d’adeptes, ne semble pas, après quatre-vingts ans, susceptible d’être revue ou amendée : elle est définitive, dans l’abstrait. La doctrine du Manifeste communiste demeure aujourd’hui la base du socialisme. La gestation de l’anarchisme sera plus longue, puisqu’il n’atteint à ses formules contemporaines qu’avec Kropotkine, Élisée Reclus et Malatesta, sensiblement plus tard, après 1870 et la fin du bakounisme proprement dit ; mais les lignes essentielles en sont données dès la moitié du XIX° siècle. Comment ne pas voir dans ce fragment d’une lettre de Proudhon à Karl Marx, datée de Lyon le 17 mai 1846, une des premières affirmations de l’esprit libertaire dans la marche au socialisme :

"Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons a les découvrir ; mais pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour, à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la tradition de votre compatriote Martin Luther, qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt à grand renfort d’excommunications et d’anathèmes, à fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l’Allemagne est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther ; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis. J’applaudis de tout mon cœur à votre pensée de produire un jour toutes les opinions ; faisons-nous une bonne et loyale polémique ; donnons au monde l’exemple d’une tolérance savante et prévoyante, mais parce que nous sommes à la tête du mouvement, ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons s’il faut, avec l’éloquence et l’ironie. A cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non !" [1]


Proudhon, Bakounine, Marx

Le Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon est de 1840 ; la Philosophie de la Misère de 1846. (Marx y répondra par sa Misère de la philosophie...) Esprit juridique, esprit pratique aussi, de petit artisan français, Proudhon définit la propriété par le vol, constate en termes d’une clarté parfaite l’antagonisme des possédants et des salariés exploités, en déduit la nécessité d’une révolution sociale, mais se réfugie aussitôt dans le mutuellisme. Marx dira de lui que "le petit bourgeois est la contradiction vivante" – et Blanqui que "Proudhon n’est socialiste que par l’illégitimité de l’intérêt" [2]. Kropotkine le justifiera en ces termes : "Dans son système mutuelliste, que cherchait-il, sinon de rendre le capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu’il détestait au fond de son cœur , mais qu’il croyait nécessaire comme garantie pour l’individu contre l’État ?"[3] "La révolution qui reste à faire, écrit Proudhon, consiste à substituer le régime économique ou industriel au régime gouvernemental, féodal et militaire... Alors le drapeau rouge sera proclamé étendard fédéral du genre humain." La plupart des arguments qui alimentèrent la polémique entre Marx et Proudhon se retrouvent encore dans l’arsenal actuel des marxistes et des anarchistes. L’aversion des anarchistes pour l’action politique, conçue comme superflue par rapport à l’action économique, seule valable, date de Proudhon. Comme beaucoup de syndicalistes d’aujourd’hui, qui ont commencé par être libertaires et révolutionnaires, avant de s’assagir dans le réformisme, Proudhon, dans le système qu’il préconise, aboutit à un ensemble de réformes destinées à garantir les droits de l’individu-producteur et déduites, non de l’étude du devenir social, mais de principes abstraits, à base de sentiments et de moralité. Le grand moraliste révolutionnaire se mue ainsi, malgré lui, en conservateur. "Après avoir ébranlé le système social et proclamé l’imminence de la révolution, il finissait par sauvegarder le mécanisme actuel sous une forme plus on moins atténuée. S’il se classe au rang des socialistes par sa critique, il demeure un conservateur petit-bourgeois dans le domaine de la pratique."[4] Le père de l’anarchisme est aussi celui du réformisme.
Marx a, tout au début de sa carrière, réfuté Stirner, puis combattu Proudhon ; les dernières années de sa vie, au sein de la I° Internationale, il les usera en grande partie a combattre Bakounine, autre incarnation – tout à fait indomptable – de l’esprit anarchiste. De petite noblesse russe, officier dans l’armée du tsar Nicolas I°, nourri de despotisme au point de ne plus pouvoir vivre que pour la révolution, combattant de 48 à Dresde et à Prague, enchaîné au mur de son cachot d’Olmütz, livré au tsar, enfermé dans les forteresses de Pierre et Paul et de Schlüsselbourg, écrivant là, dans une casemate, une Confession adressée à Nicolas I°, où fourmillent les passages prophétiques, déporté en Sibérie, évadé, reprenant à travers l’Occident sa vie de révolutionnaire, disciple et traducteur de Marx, adversaire irréconciliable de Marx, fondateur d’une internationale secrète dans la première Internationale des travailleurs, repousse, âprement combattu, parfois diffamé, émeutier, dans ses dernières années, à Lyon et conspirateur à Bologne, il ne renoncera à l’action qu’au dernier moment de sa vie, pour mourir. Il aura beaucoup varié, avec une puissante fidélité à lui-même. Sa définition de l’anarchie, la voici, telle qu’il la donne dans Dieu et l’État : "Nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même issue du suffrage universel, convaincu qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit de la minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie."
Citons ici ses jugements, peu connus, sur Marx et Proudhon. Bakounine écrit à Marx, en décembre 1868 :
"Mon cher ami ! Je comprends maintenant plus que jamais combien tu as raison de suivre le grand chemin de la révolution économique et de nous convier à nous y engager, en méprisant les gens qui errent dans les chemins de traverse des équipées tantôt nationales, tantôt politiques. Je fais maintenant ce que tu fais déjà depuis vingt ans... Ma patrie est désormais l’Internationale dont tu es l’un des fondateurs. Ainsi, mon cher ami, je suis ton disciple et fier de l’être."

Franz Mehring, dans sa biographie de Marx, cite encore les textes suivants, de Bakounine :
"Marx est un penseur économiste sérieux et profond. Son immense supériorité sur Proudhon vient de ce qu’il est authentiquement matérialiste. Proudhon, en dépit de tous les efforts qu’il a faits pour se dégager des traditions de l’idéalisme classique, est néanmoins resté toute sa vie un idéaliste impénitent, il tombait tour à tour sous l’empire de la Bible ou du droit romain, comme je le lui disais deux mois avant sa mort, et c’était toujours un métaphysicien jusqu’au bout des ongles... Marx, en tant que penseur, est dans la bonne voie. Il a établi – c’est sa thèse essentielle – que tous les phénomènes religieux, politiques et juridiques de l’histoire sont non les causes mais les conséquences du développement économique... D’autre part, Proudhon comprenait et sentait beaucoup mieux la liberté que Marx ; Proudhon avait l’instinct d’un vrai révolutionnaire quand il ne se laissait pas séduire par les théories et les fantaisies. Il adorait Satan et prêchait l’anarchie. Il est bien possible que Marx parvienne à s’élever à un système de liberté plus raisonnable encore que celui de Proudhon, mais il na pas la puissance spontanée de ce dernier." [5]

Bakounine lui-même, ses contemporains l’ont quelquefois appelé "l’incarnation de Satan". A travers les dissensions, les intrigues, les polémiques, les manœuvres où personne, vraiment, n’a le beau rôle, qui mènent à sa perte l’Internationale des travailleurs, un peu avant, un peu après la défaite de la Commune de Paris, l’idée et le sentiment anarchistes se précisent. L’influence de Bakounine finit par l’emporter sur celle de Marx en Espagne, en Italie, en Russie, en Suisse romande et partiellement en Belgique. Au "socialisme autoritaire" de Marx, Bakounine oppose infatigablement, avec des organisations secrètes, son "socialisme antiautoritaire" qui prépare une révolution sociale, immédiate et directe. "Nous ... refusons de nous associer à tout mouvement politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct l’émancipation complète des travailleurs." C’est aussi la querelle du romantisme révolutionnaire et du mouvement ouvrier naissant [6]. Alors que Marx et Engels cherchent à bâtir une vaste organisation internationale des ouvriers, appelée à progresser pas à pas, pour devenir l’instrument de plus en plus efficace de la lutte des classes, intervenir dans la vie politique, s’acheminer enfin, avec une puissance irrésistible, vers la conquête du pouvoir, instituer la dictature du prolétariat (dictature contre les classes possédantes vaincues et, sous son autre face essentielle, large démocratie des travailleurs), les bakounistes entendent provoquer à brève échéance la subversion du capitalisme par le simple déchaînement des forces populaires ; ils croient à la fois à une spontanéité révolutionnaire des masses arriérées, c’est-à-dire non organisées, et à l’action énergique de minorités ; ils condamnent l’action politique, dont ils dénoncent à la duperie, en lui opposant l’action insurrectionnelle ; ils dénoncent à l’égal du capital, l’État et le principe d’autorité dont il procède. A la centralisation étatique ils oppose le fédéralisme (non sans centraliser d’ailleurs leur propre organisation). Enfin, Bakounine, qui semble n’avoir jamais compris Marx à fond, garde à certains égards des idées spécifiquement russes, sur le rôle, dans la révolution venir, de la pègre, des déclassés, des hors la loi, des bandits : il leur attribue une fonction utile et importante. Le banditisme fut souvent, en effet, dans la vaste Russie paysanne, livrée au despotisme, une forme sporadique de la protestation révolutionnaire des masses ; et les déclassés, nobles et petits bourgeois passés à la cause populaire commençaient à former une intelliguentsia révolutionnaire. Marx par contre, instruit par l’expérience des pays industriels, savait que le "lumpen-prolétariat" ou "sous-prolétariat en haillons" qui constitue la populace des grandes villes, loin d’être, de par sa nature même, un facteur révolutionnaire, est infiniment corruptible et instable, c’est-à-dire enclin à servir la réaction ; c’est sur les masses ouvrières organisées qu’il fondait son espoir et non sur le déchaînement de la populace. Dans l’État et l’anarchie, Bakounine s’indigne de ce que "la populace paysanne qui ... ne jouit pas de la sympathie des marxistes et se trouve à l’échelon le plus bas de la culture" doive être, suivant le schéma de la révolution de Marx, "probablement gouvernée par le prolétariat des villes et des fabriques". En Russie absolutiste et semi-féodale, la paysannerie la plus pauvre est, en effet, un facteur de révolution – dont Bakounine ne fait que surévaluer les capacités ; et comme il n’y a guère de prolétariat, on est amené à comprendre l’erreur théorique de l’anarchiste. Marx, par contre, commentant ces lignes, observe avec raison qu’en Europe occidentale, les petits propriétaires ruraux "font échouer toute révolution ouvrière comme ils l’ont fait jusqu’à présent en France" – et lui imposeront à l’avenir toute une politique de gouvernement. "Bakounine voudrait, note-t-il, que la révolution sociale européenne, fondée sur la production capitaliste, s’accomplisse au niveau de l’agriculture des peuples pastoraux russes et slaves !" [7]

On remarquera que l’anarchisme bakouniste ne s’enracina que dans les pays agricoles, où il n’y avait presque pas de prolétariat véritable : Russie, Espagne, ltalie. Il fut également influent sur quelques points où, rejoignant la tradition libertaire et mutuelliste de Proudhon, il devint l’idéologie de petits artisans : à Paris, en Suisse romande, en Belgique. Sitôt que le développement industriel s’accentuera dans ces mêmes pays, l’anarchisme y cédera la prééminence, dans le mouvement révolutionnaire, au socialisme ouvrier, marxiste.

Kropotkine, Reclus, Malatesta

Bakounine meurt en 1876. Les trois têtes qui vont repenser le problème à neuf sont déjà prêtes à prendre sa succession. Le prince Pierre Kropotkine, officier, voyageur et géographe, s’est lié aux cercles révolutionnaires de Russie, a subi l’influence bakouniste, étudié Fourier, Saint-Simon, Tchernychevski. Il s’évade de la forteresse de Pierre et Paul où conduit forcément sous l’Empire policier toute pensée désintéressée. Élisée Reclus, jeune savant passionné de connaître la terre, a passé par les bataillons de la Commune, vu fusiller Duval, marché, prisonnier à la face poudreuse, sur la route de Versailles. Enrico Malatesta est un ouvrier italien. Avec eux le communisme anarchiste atteint à la fin du siècle une étonnante clarté intellectuelle, une rayonnante hauteur morale. Le mouvement ouvrier s’alourdit de scories et s’embourbe au sein d’une société capitaliste en plein essor. Vastes organisations syndicales, puissants partis de masses dont la social-démocratie allemande est l’exemple, s’incorporent en réalité au régime qu’ils affectent de combattre. Le socialisme s’embourgeoise, jusque dans sa pensée qui refoule délibérément les prévisions révolutionnaires de Marx ; il s’installe dans la prospérité capitaliste à l’époque bénie où, le partage du monde, c’est-à-dire des pays producteurs de matières premières et des marchés, n’étant pas terminé, l’industrie, le commerce et la finance peuvent se croire voués à des progrès incessants. Les aristocraties ouvrières et les bureaucraties politique et syndicale donnent le ton à la revendication prolétarienne assagie ou réduite à un révolutionnarisme purement verbal. Ce n’est qu’opportunisme, parlementarisme, réformisme, révision du socialisme avec Bernstein, ministérialisme avec Millerand, combines politiques. La généreuse intelligence d’un Jaurès ne l’empêche pas d’admettre la présence, dans un cabinet de Waldeck-Rousseau, du socialiste Millerand, à côté du fusilleur de la Commune, M. le général marquis de Galliffet. L’intransigeance doctrinale, quand elle se manifeste, avec un Kautsky, un Guesde, ne parvient pas à remonter le courant ; elle reste théorique. De plus, rébarbative, car la vie profonde manqué à ses formules. Envisagez les conséquences de cet état de choses dans la vie personnelle : cela compte plus qu’on ne pense de coutume. Le militant a cédé le pas au fonctionnaire et au politique ; le politique n’est souvent qu’un politicien. Ce socialisme qui a perdu son âme révolutionnaire – plus d’une fois l’ayant vendue pour un plat de lentilles bien servi dans l’assiette au beurre – peut-il satisfaire toute la classe ouvrière ?

Le prolétariat comprend des couches d’ouvriers mal payés, manœuvres et professions défavorisées (on esquissera même à leur sujet une théorie des métiers majeurs et des métiers mineurs), des immigrés venus des pays industriellement arriérés, des déclassés, des artisans cultivés menacés de prolétarisation : bref beaucoup d’inquiets, d’insatisfaits, pour lesquels il n’y a pas de prospérité capitaliste, pour lesquels des lors subsiste, dans toute sa dureté, le problème de la révolution et, avec lui, celui de la vie des révolutionnaires. Kropotkine, Élisée Reclus, Malatesta (et bientôt Jean Grave, Sébastien Faure, Luigi Fabbri, Max Nettlau...) leur apportent une idéologie virile, dont le mérite éclatant est d’être inséparable de la vie personnelle. L’anarchisme, tout autant qu’une doctrine d’émancipation sociale, est une règle de conduite. Nous y voyons une réaction profondément saine contre la corruption du socialisme à la fin du XIX° siècle.

Pas plus qu’elle ne saurait être considérée en soi, détachée de son contenu social, une idéologie ne peut l’être détachée de son contenu moral, de ce qu’aujourd’hui on appellerait sa mystique. La théorie du communisme anarchiste, bien que Kropotkine et Reclus aient pris grand soin de la rattacher à la science, procède moins de la connaissance, de l’esprit scientifique que d’une aspiration idéaliste. C’est un utopisme armé de connaissance, et d’une connaissance du mécanisme du monde moderne beaucoup moins objective, moins scientifique que celle du marxisme. C’est aussi un optimisme de déclassés désespérés : les bombes de Ravachol et d’Émile Henry l’attestent.
De la constatation de l’iniquité sociale et de l’acheminement, qu’il observe, vers des formes collectives de propriété, Kropotkine (La Conquête du pain, Pages d’un Révolté) déduit la nécessité de la révolution. Celle-ci doit se faire contre le capital et contre l’État. La société de demain sera communiste et fédéraliste : une fédération de communes libres, formées a leur tour de multiples associations de travailleurs libres. Dans L’Entr’aide, un de ses livres les plus remarquables, Kropotkine s’attache à démontrer que la solidarité fut de tout temps la base même de la vie sociale. Les communes des belles époques du moyen âge, qui se passaient de l’État, lui paraissent préfigurer les communes futures d’une société décentralisée, sans État. Comment travailler pour la révolution ? Le communisme anarchiste repousse l’action politique et n’admettra qu’après des années de luttes intérieures l’action syndicale. Il fait appel, plus qu’aux classes sociales, aux hommes de bonne volonté, à la conscience plus qu’aux intérêts économiques des masses. Vivant selon leur idéal d’hommes fibres et désintéressés, les anarchistes éveilleront l’esprit de révolte et de solidarité des masses ; susciteront en elles une conscience nouvelle ; déchaîneront leurs forces créatrices – et la révolution se fera le jour où les masses auront compris...

Idéalisme

Les écrits procurent une singulière impression d’intelligence ingénue, d’énergie morale, de foi et, disons le mot, d’aveuglement.
"Pour résoudre le problème social en faveur de tous il n y a qu’un moyen : expulser révolutionnairement le gouvernement ; exproprier révolutionnairement les détenteurs de la richesse sociale ; mettre tout à la disposition de tous et faire en sorte que toutes les forces, toutes les capacités, toutes les bonnes volontés existant parmi les hommes agissent pour pourvoir aux besoins de tous." (E. Malatesta : L’Anarchie.)
Je ne découpe pas arbitrairement un texte : il n’y a pas de contexte. Les affirmations de ce genre foisonnent dans les publications anarchistes. Sur le "comment s’y prendre", pas un mot d’explication. Parcourons L’Encyclopédie anarchiste éditée à Paris il y a peu d’années. Première page :
"Bien-être pour tous !
Liberté pour tous !
Rien par la contrainte : tout par l’entente libre !
Tel est l’Idéal des anarchistes. Il n’en existe pas de plus précis, de plus humain, de plus élevé."
La sociologie de Sébastien Faure procède tout bonnement des constatations suivantes :
1.L’individu recherche le bonheur ;
2.La société a pour but de le lui procurer ;
3.La meilleure forme de société est celle qui se rapproche le plus de ce but... [8]

De là se déduit, par le simple mécanisme du raisonnement logique, la doctrine de l’entente universelle. Grotius, Bossuet, Mably, Helvetius, Diderot, Morelly, Stuart Mill, Bentham, Buchner sont cités pour finir par Benoît Malon : "Le plus grand bonheur du plus grand nombre, par la science, la justice, la bonté, le perfectionnement moral : on ne saurait trouver plus vaste et plus humain motif éthique." (p.63.)
Sans doute, sans doute, serait-on tenté d’objecter, si l’on ne se sentait désarmé par cette passion du bien public acharnée à tirer d’elle-même tout un édifice de raisonnements derrière lequel disparaît la réalité, mais, encore une fois, comment s’y prendre ?

La conclusion de Sébastien Faure est d’un ton prophétique, sans plus :
"Partout, partout l’Esprit de Révolte se substitue à l’Esprit de soumission ; le souffle vivifiant et pur de la Liberté s’est levé ; il est en marche ; rien ne l’arrêtera ; l’heure approche où, violent, impétueux, terrible, il soufflera en ouragan et emportera, comme fétus de paille, toutes les institutions autoritaires. C’est dans ce sens que se fait l’Évolution. C’est vers l’anarchie qu’elle guide l’Humanité." (p. 69.)
Le vieux militant écrit ces lignes au bout d’une longue vie de combats, au moment où les régimes totalitaires s’imposent à la fois par la contre-révolution et par la révolution socialiste ; où il n’est plus question que de plans, d’économie dirigée, de dictature démocratique et de démocratie autoritaire.

"... En fait comme en théorie, l’anarchiste est antireligieux, anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique de la propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple combat contre l’Autorité. Il n’épargne ses coups ni à l’État, ni à la Propriété, ni à la Religion. Il veut les supprimer tous les trois... Nous ne voulons pas seulement abolir toutes les formes de l’Autorité, nous voulons encore les détruire toutes simultanément et nous proclamons que cette destruction totale et simultanée est indispensable." [9]

Du point de vue scientifique, cette doctrine d’agitation est en régression très nette sur les synthèses optimistes de Kropotkine et d’Élisée Reclus, aboutissant à une éthique et à un socialisme libertaire réellement fondés sur la connaissance de l’évolution historique. (L’optimisme philosophique, au demeurant, n’a pas besoin d’être justifié ; il est, il est une idée force et bien enracinée en nous.) Nous assistons à un déclin de l’anarchisme qui, depuis la guerre mondiale, n’a plus produit un seul idéologue comparable à ceux de la vieille génération. Les militants réputés d’aujourd’hui – Rudolf Rocker, Emma Goldman, Luigi Bertoni, Sébastien Faure, E. Armand, Max Nettlau, Voline, Vladimir Barnach, Aaron Baron [10] – sont des hommes d’avant-guerre. Les hommes d’action sont allés au syndicalisme.

Anarchisme chrétien. Individualisme

Deux formes particulières de la pensée anarchiste, mériteraient d’être étudiées : l’anarchisme chrétien et l’individualisme, qui d’ailleurs se touchent : "Le salut est en toi." Tolstoï s’est quelquefois qualifié anarchiste chrétien. L’esprit de révolte contre toute injustice peut s’affirmer par la non-résistance au mal par la violence. Il n’y faut qu’un milieu social propice, comme celui des sectes religieuses russes ou hollandaises.
J’ai vécu autrefois l’expérience de l’anarchisme individualiste français, apparenté à d’autres mouvements analogues, notamment aux États-Unis où des Italiens, étudiant Stirner, citant Ibsen, s’inspirant de Josiah Warren, de Benjamin Tucker et d’E. Armand, publiaient une grande feuille au titre fier : Nihil. Qu’il me soit permis de citer ici les notes que j’ai publiées sur ce sujet dans Esprit [11] :
"L’anarchisme nous prit tout entiers parce qu’il nous demandait tout, nous offrait tout. Pas un recoin de la vie qu’il n’éclairât, du moins nous semblait-il. On pouvait être, catholique, libéral, radical, socialiste, syndicaliste même, sans rien changer à sa vie, à la vie par conséquent. Il y suffisait après tout de lire le journal correspondant ; à la rigueur de fréquenter le café des uns ou des autres. Tissé de contradictions, déchiré en tendances et sous-tendances, l’anarchisme exigeait avant tout l’accord des actes et des paroles, un changement total dans la manière d’être. C’est pourquoi nous allâmes à la tendance extrême (à ce moment), celle qui, par une dialectique rigoureuse, en arrivait, à force de révolutionnarisme, à n’avoir plus besoin de la révolution... Nous y fûmes un peu poussés par le dégoût d’un certain anarchisme académique, très assagi, dont Jean Grave était le pontife aux Temps Nouveaux. L’individualisme venait d’être affirmé par Albert Libertad... Sa doctrine, qui devint la nôtre, était celle-ci : ’Ne pas attendre de révolution. Les prometteurs de révolutions sont des farceurs comme les autres. Faire sa révolution soi-même. Etre des hommes libres, vivre en camaraderie...’. Je simplifie évidemment, mais c’était aussi d’une belle simplicité : Commandement absolu, règle et ’que crève le vieux monde !’. De là partirent naturellement bien des déviations. ’Vivre selon la raison et la science’, conclurent certains, et leur pauvre scientisme, qui invoquait souvent la biologie mécaniste d’Yves Le Dantec, les conduisit toutes sortes de ridicules, comme l’alimentation végétarienne ou fruitarienne, dépourvue de sel, et aussi à des fins tragiques. On vit de jeunes végétariens engager des luttes sans issue contre la société entière. D’autres conclurent : ’Soyons des en-dehors, il n’y a de place pour nous qu’en marge de la société’, sans se douter que la société n’a pas de marge, qu’on y est toujours, y fût-on au fond des geôles, et que leur "égoïsme conscient" rejoignait, parmi les vaincus, l’individualisme bourgeois le plus féroce. Des troisièmes enfin, dont j’étais, tentèrent de mener de pair la transformation individuelle et l’action révolutionnaire, selon le mot d’Élisée Reclus : ’Tant que durera l’iniquité sociale, nous resterons en état de révolution permanente...’ (Je cite de mémoire.) L’individualisme anarchiste nous donnait prise sur la plus poignante réalité, sur nous-mêmes. Sois toi-même. Seulement, il se développait dans une autre ville-sans-évasion-possible, Paris, immense jungle, où un individualisme primordial, autrement dangereux, celui de la lutte pour la vie la plus darwinienne, réglait tous les rapports. Partis des servitudes de la pauvreté, nous nous retrouvions devant elles. Être soi-même eût été un précieux commandement et peut-être un haut accomplissement, si seulement c’eût été possible ; cela ne commence à devenir possible que lorsque les besoins les plus impérieux de l’homme, ceux qui le confondent, plus qu’avec la foule de ses semblables, avec les bêtes, sont satisfaits. La nourriture, le gîte, le vêtement nous étaient à conquérir de haute lutte. Le problème des jeunes sans le sou, qu’une puissante aspiration déracine, "arrache au carcan", comme nous disions, se pose en termes à peu près insolubles. Plusieurs camarades devaient glisser bientôt à ce qu’on appela l’illégalisme, la vie non plus en marge de la société, mais en marge du code. ’Nous ne voulons être ni exploiteurs ni exploités’, affirmaient-ils sans s’apercevoir qu’ils devenaient, tout en restant l’un et l’autre, des hommes traqués. Quand ils se sentirent perdus, ils décidèrent de se faire tuer, n’acceptant pas la prison. ’La vie ne vaut pas ça !’ me disait l’un, qui ne sortait plus sans son browning. ’Six balles pour les chiens de garde, la septième pour moi. Tu sais, j’ai le cœur léger....’ C’est lourd, un cœur léger. La doctrine du salut qui est en nous aboutissait, dans la jungle sociale, à la bataille de l’Un contre tous."
Les racines sociales de cette idéologie de jeunes désespérés sont visibles. Plusieurs individualistes sont morts sur l’échafaud, d’autres au bagne ; plusieurs ont préféré se faire tuer en résistant à la police, trouvant une suprême satisfaction à livrer seuls leur dernier combat à la société entière. Ils avaient l’étoffe de vrais révolutionnaires et l’époque étouffante était au calme saturé d’électricité de l’avant-guerre.
Par l’erreur individualiste, la pensée anarchiste se rattache le mieux à la philosophie bourgeoise. Nous en apercevons des lors les deux sources opposées : idéalisme prolétarien menant au socialisme libertaire ; individualisme absolu poussant à ses conséquences extrêmes le darwinisme social de la concurrence capitaliste. On en voit bien la connexion avec le "laisser-faire, laisser-passer", l’antiétatisme, l’individualisme des économistes libéraux, la philosophie positiviste d’un Herbert Spencer (l’Individu contre l’État). La société bourgeoise vit d’individualisme jusqu’au moment où son appareil de la production, démesurément développé, cesse d’être gouvernable par des individus, les trusts et les cartels ayant tué la libre concurrence et la lutte des classes mettant en question la propriété. On découvre alors les masses, on aperçoit la nécessité d’une organisation supérieure de l’industrie, envisagée dans son ensemble par le plan. La notion même de l’individu ou, mieux, de la personne, s’est modifiée ; l’homme nous apparaît plus social que jamais, modelé, enrichi ou appauvri, diminué ou grandi par sa condition ; instable, complexe, contradictoire même, car ce que l’on appelait son Moi est surtout le point d’intersection d’une multitude de lignes d’influences. Notre notion de la personne n’en est pas affaiblie, mais rénovée, replacée en quelque sorte dans l’ambiance. Mais l’individualisme anarchiste d’E. Armand, en retard de plus d’un quart de siècle, procède encore d’affirmations comme celle-ci :
"En dépit de toutes les abstractions, de toutes les entités laïques ou religieuses, de tous les idéaux grégaires, à la base des collectivités, des sociétés, des associations, des agglomérations, des totalités ethniques, territoriales, morales, religieuses, se trouve l’unité-personne, la cellule-individu. Sans celle-ci, celles-là n’existeraient point.... L’individu a préexisté au groups, c’est évident. La société est le produit d’additions individuelles."[12]

Rien n’est moins évident que la préexistence de l’individu par rapport au groupe ; il faut tout au moins que la famille le précède. Et nous savons que la famille se dégage peu à peu de la communauté primitive. Tout porte à croire que les espèces animales dont devait naître l’espèce humaine étaient sociables... La société a vraisemblablement précédé l’humanité ; elle a en tout cas précédé la personne et l’idée même d’individu, comme l’être précède forcément la conscience, comme la conscience nette naît de la conscience obscure et l’œuvre de l’ébauche...
L’anarchisme individualiste d’aujourd’hui, vivant sur des idées dépassées, a renoncé à toute ambition révolutionnaire. Démission où l’on peut reconnaître l’aveu d’une débilité. Cette tendance se cantonne dans l’organisation des "en-dehors" en portant la plus vive attention aux rapports des sexes...

L’épreuve des révolutions : Bakounine, "révolutionnaire professionnel"
Ne sied-il pas de juger une doctrine de révolution totale à l’épreuve des révolutions ? Bakounine, pour qui "l’esprit destructeur était aussi l’esprit créateur", avait sur la pratique révolutionnaire des idées d’une rude clarté. Le terroir russe lui insufflait une énergie que rien n’affadissait. On est loin, avec lui, de la vague rhétorique humanitaire et subversive de l’Encyclopédie anarchiste d’édition récente. (On retrouve, en revanche, quelque chose de lui dans la biographie d’un Durutti.) Bakounine est mû par le besoin inextinguible de transformer le monde. Aucune arme efficace ne lui paraît inadmissible. Antiautoritaire, il a la passion de l’organisation. Bien avant Lénine, il s’acharne à bâtir – contre Marx, malgré Marx - une vaste organisation de "révolutionnaires professionnels" au sens strict du mot, dévoués, disciplinés, obéissant, pour déchaîner la tempête, au "dictateur invisible" – c’est-à-dire à lui-même. Il invente le noyautage, dans la I° Internationale : et c’est là le drame de son Alliance Internationale de la Démocratie sociale, doublée d’une société secrète, qui devait jouer un rôle décisif dans la dislocation de l’Internationale des travailleurs (1872).

On est frappé, à l’étudier, par la continuité de sa pensée et de son action. De quelle révolution préparait-il, à la fin de sa vie, l’instrument ? De celle qu’il avait conçue des 1848. Brupbacher résume ainsi sa conception à ce moment :
"Il projetait, pour la Bohême, une révolte radicale et décisive qui, même vaincue, eût tout bouleversé. Tous les nobles devaient être chassés, tous les ecclésiastiques, tous les féodaux ; tous les domaines eussent été confisqués, et on les eût, d’une part, répartis entre les paysans pauvres et, d’autre part, employés à couvrir les frais de la révolution. Tous les châteaux devaient être détruits, tous les tribunaux supprimés, tous les procès suspendus, toutes les hynothèques et toutes les dettes au-dessous de 1.000 gouldens annulée. Une telle révolution eût rendu impossible tout essai de restauration, dût-il être tenté par une réaction victorieuse, et eût également servi d’exemple aux révolutionnaires allemands. La Bohême devait être transformée en un camp révolutionnaire d’où serait partie l’offensive déclenchée par la révolution dans tous les pays... On eût créé à Prague un gouvernement révolutionnaire disposant de pouvoirs dictatoriaux illimités et assisté par un petit nombre de spécialistes. Les clubs, les journaux, les manifestations eussent été interdits, la jeunesse révolutionnaire envoyée dans le pays pour y faire de l’agitation et créer une organisation militaire et révolutionnaire. Tous les chômeurs devaient être armés et enrôlés dans une armée ’rouge’ commandée par d’anciens offlciers et sous-officiers polonais et autrichiens ..."[13]
Dans la Confession qu’il adresse, de la forteresse de Schlüsselbourg, au tsar Nicolas I°, signée "un criminel suppliant" ("Il fallait bien, dira-t-il dans quelques années, à ses amis de Londres, me tirer des pattes de l’Ours..."[14]), il trace de la future révolution russe un tableau où ne manquent vraiment que les seuls mots : dictature du prolétariat. Le voici :
"Je crois qu’en Russie, plus qu’ailleurs, un fort pouvoir dictatorial sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé de l’élévation et de l’instruction de la masse ; un pouvoir libre dans sa tendance et dans son esprit, mais sans formes parlementaires : imprimant des livres de contenu libres, mais sans liberté de la presse ; un pouvoir entouré de partisans, éclairé de leurs conseils, raffermi par leur libre collaboration, mais qui ne soit limité par rien ni par personne."
Nous trouvons même ici une nette préfiguration de la théorie du dépérissement de l’État lui sera formulée par Lénine en 1917 :
"Je me disais que toute la différence entre cette dictature et le pouvoir monarchique consisterait uniquement en ce que la première, selon l’esprit de ses principes, doit tendre à rendre superflue sa propre existence, car elle n’aurait d’autre but que la liberté, l’indépendance et la progressive maturité du peuple... " [15]

Les bakounistes dans la révolution espagnole de 1873-74

Les bakounistes subissent, en 1873, en Espagne l’épreuve du feu. Seulement, comme il est de règle, les disciples ne valent pas le maître, paralysés par leurs propres formules. Le roi Amédée s’en va, l’insurrection carliste éclate au pays basque. Des soulèvements spontanés assurent dans la plupart des villes une facile victoire aux républicains intransigeants et aux bakounistes. Séville, Cordoue, Grenade, Malaga, Cadix, Alcoy, Valence, Murcie, Carthagène, se veulent communes libres. La commune de Carthagène ou "canton souverain", allait résister plus de cinq mois, de fin juillet 1873 au 11 janvier 1874. Les cantons révolutionnaires furent soumis l’un après l’autre. Engels a donné une analyse, peut-être partiale, probante en tout cas des causes de cette défaite qui allait amener une restauration monarchique. Les Alliancistes – membres de l’Alliance démocratique de Bakounine – repoussaient l’action politique ; [16] ils s’abstinrent de participer aux élections à la Constituante, "contribuant par là à ce que fussent élus presque exclusivement des bourgeois républicains". "Dès que les événements mettent le prolétariat au premier plan, constate Engels, l’abstention devient une ineptie tangible et l’intervention active de la classe ouvrière une nécessité incontestable." Cette ineptie ne fut pas la seule. Au plus fort de la lutte, les bakounistes barcelonais, toujours pleins d’aversion pour la lutte politique, n’appelèrent les ouvriers qu’à la grève générale ; ils ne voulurent pas prendre le pouvoir. (La victoire eût été pour ainsi dire décidée par l’adhésion de Barcelone, mais Barcelone ne bougea pas)". Et la Solidarité révolutionnaire écrivit : "La révolution est en permanence sur la place publique... "

Une échauffourée obligea les bakounistes à prendre le pouvoir à Alcoy, cité manufacturière. Ils créèrent un Comité du salut public – bien que leurs délégués au Congrès de Saint-Imier eussent décidé, fort peu de temps auparavant, que
"toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire ou révolutionnaire ne peut être qu’une nouvelle duperie et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que les gouvernements existants... "
Aussi lourdement handicapés par leur doctrine, que pouvaient-ils faire ? Ils ne firent rien. Bakounine venait de se déclarer pour la guerre des partisans, contre la centralisation militaire (Lettres à un Français, 1870). Chaque commune se battit pour son propre compte. La gendarmerie – la guardia civil – put les vaincre l’une après l’autre. L’Andalousie fut soumise en quinze jours. Valence résista deux semaines. Dans tout ceci la division entre internationalistes (marxistes) et alliancistes (bakounistes, les plus nombreux) avait joué un rôle aussi funeste que "l’intransigeance" verbale des républicains. Engels conclut : "Les bakounistes d’Espagne nous ont incomparablement montré comment il ne faut pas faire la révolution."[17]

La révolution russe

L’influence anarchiste est souvent grande en Russie, au début de la révolution ; mais il se trouve que les événements posent à chaque heure, inexorablement, la seule question capitale à laquelle les anarchistes n’aient point de réponse : celle du pouvoir. Le tsar abdique devant la classe ouvrière et la garnison insurgée de Petrograd. A qui le pouvoir ? Un Gouvernement Provisoire (bourgeois) se crée, à côté du Soviet ouvrier. Il y a deux pouvoirs. Après les émeutes de juillet, Lénine, caché dans une hutte de berger, en Finlande, aborde le problème des problèmes en se mettant à écrire L’État et la révolution. L’objection anarchiste le préoccupe tout autant que l’autoritarisme routinier du socialisme. Ce sont deux écueils mortels. Lénine entend rendre justice aux anarchistes, traités naguère de bandits par Plekhanov – et par nombre d’autres mandarins du réformisme international. "Le marxisme avili par les opportunistes", ne comprend rien au problème de l’État. L’anarchisme non plus :
"Sur ces deux questions de politique concrète : faut-il démolir la vieille machine d’État et par quoi la remplacer ? L’anarchisme n’a rien apporté même d’à peu près satisfaisant... Nous ne nous séparons nullement des anarchistes sur la suppression de l’État comme but. Nous affirmons que pour atteindre ce but, il est indispensable d’utiliser provisoirement contre les exploitants les instruments, les moyens et les procédés du pouvoir politique, de même que pour supprimer les classes, il est indispensable d’établir la dictature provisoire de la classe opprimée. Marx choisit la façon la plus tranchée et la plus nette de poser la question contre les anarchistes : les ouvriers doivent-ils, en secouant ’le joug des capitalistes’, ’déposer les armes’, ou au contraire les tourner contre les capitalistes afin de briser leur résistance ? Or, si une classe fait systématiquement usage de ses armes contre une autre classe, qu’est-ce là, sinon une ’forme passagère’ d’État ?"[18]

Car "la révolution est bien la chose la plus autoritaire qui soit" (Engels). On sait la solution de Lénine : démolir de fond en comble la vieille machine de l’État ; édifier tout de suite sur ses décombres un pouvoir – un État – radicalement différent, nouveau, comme il n’y en eut encore jamais, comme la Commune de Paris, en 1871, paraît le préfigurer ; un État-Commune, sans caste de fonctionnaires, sans police ni armée distinctes de la nation, où les travailleurs exerceraient un pouvoir direct par leurs conseils locaux, féderés ; un État, à la fois, tout à fait décentralisé, par conséquent, et pourvu d’un mécanisme central bien agissant ; un État démocratique et libertaire, travaillant à préparer sa propre résorption dans la collectivité du travail, mais exerçant, contre les classes dépossédées, une véritable dictature, dans l’intérêt du prolétariat... Lénine n’est pas un utopiste forgeant des théories ; il s’inspire de ce qui est pour en tirer le plus grand parti vers ce qui doit être. Ce nouvel État existe déjà à côté, au-dessous de l’ancien, formé en tous lieux par les Soviets. Il n’y a plus qu’a le consacrer, par le coup de boutoir de l’insurrection finale. Tout le pouvoir aux Soviets ! Si les libertaires s’incorporaient au mouvement, n’y seraient-ils pas infiniment utiles, demain, quand il s’agira de le prémunir contre la sclérose bureaucratique ? Mais à la veille de l’insurrection du 7 novembre 1917, les anarchistes, dont le Goloss Trouda (La Voix du Travail, organe antisyndicaliste) est la feuille la plus répandue, demeurent fidèles à leur credo négatif. Ils écrivent cinq jours avant la bataille des rues :
"Nous ne croyons pas à la possibilité d’accomplir la révolution sociale par le procédé politique... par la prise du pouvoir... "

Mais alors que faire ? Que faire ? Ils disent bien, dans le même article, qu’il faut "ouvrir de nouveaux horizons créateurs à la révolution, aux masses, à l’humanité... "
Oui, mais comment ? Et d’abord que vont-ils faire eux-mêmes, l’insurrection bolchevik étant prête ? Le groupe anarchiste syndicaliste déclare adopter une "attitude négative" envers l’action politique qui se prépare, mais être décidé "si l’action des masses se déclenche à y participer avec la plus grande énergie".

Les solutions anarchistes, par le "travail créateur des masses" à cette heure, ne sont plus bonnes à rien ; mais leur esprit révolutionnaire ne leur permet pas une démission complète. Ils suivent le mouvement, avec humeur. L’un des plus sérieux d’entre eux relate en ces termes ses impressions du soir de la révolution prolétarienne :
"Vers 11 heures du soir ... je me trouvai dans une des rues de Petrograd. Elle était obscure et calme. Au loin, on entendait quelques coups de fusil espacés. Subitement, une auto blindée me dépassa à toute allure. De l’intérieur de la voiture, une main lança un gros paquet de feuilles de papier, lesquelles volèrent en tous sens. Je me baissai et j’en ramassai une. C’était un appel du nouveau gouvernement aux ouvriers et paysans, leur annonçant la chute de Kerensky et, en bas, la liste du nouveau gouvernement des ’commissaires du peuple’, Lénine en tête. Un sentiment compliqué de tristesse, de colère, de dégoût et, en même temps, une sorte de satisfaction ironique s’emparèrent de moi. ’Ces imbéciles – s’ils ne sont pas tout simplement des démagogues imposteurs – pensai-je – doivent s’imaginer qu’ils accomplissent ainsi la Révolution Sociale ! Eh bien, ils vont voir... Et les masses font prendre une bonne leçon....’"[19]

"D’après la thèse libertaire – écrit encore Voline – c’étaient les masses laborieuses elles-mêmes qui devaient par leur action vaste et puissante, s’appliquer à la solution des problèmes reconstructifs de la révolution sociale."
Tous les socialistes sont d’accord sur cette thèse qui n’est que la paraphrase de leur commune devise : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Mais quand, dans un pays bouleversé de fond en comble, on ne peut formuler que cette affirmation générale, on se réduit soi-même à l’impuissance. Il ne suffit pas d’avoir des besoins et des aspirations pour transformer la société ; encore y faut-il des connaissances, des idées claires, des capacités d’organisation et de sacrifice. Les masses russes avaient-elles dans leur ensemble un degré suffisant de conscience et de capacités révolutionnaires ? La théorie anarchiste, s’en remettant à la seule spontanéité des masses, eût été juste dans un pays si avancé qu’avant même d’abolir la propriété privée des moyens de production, les travailleurs y eussent été pénétrés d’une mentalité socialiste et pourvus d’une instruction les rendant capables d’administrer la production. On était loin de compte en Russie. Les masses savaient ce dont elles ne voulaient plus : du despotisme et de l’exploitation. Elles savaient en gros ce qu’elles voulaient : la paix, la terre, du pain, la liberté. Mais tous les partis révolutionnaires réunis (et il n’y avait pas eu d’organisations syndicales tant soit peu influentes sous l’ancien régime), rassemblant les éléments les plus conscients, les plus dévoués, les plus instruits de la population, n’y formaient qu’un pourcentage dérisoire. En leur accordant un demi-million de membres ou sympathisants – de valeur bien inégale, car ces partis venaient de grossir démesurément en quelques mois – ils ne représentaient qu’une minorité d’initiative de 0,3% environ. Sans l’organisation bolchevik, il est infiniment probable que la faible spontanéité révolutionnaire des masses eût été promptement réprimée par une autre minorité sociale, celle de la contre-révolution menée par des généraux. La dictature du prolétariat sauvait la Russie d’une dictature militaire.

On chercherait en vain dans l’abondante littérature anarchiste de l’époque une seule proposition pratique : ce n’est qu’affirmations lyriques, hautes revendications d’idéal. Comment assurer les transports, faire marcher les boulangeries, réprimer les complots des officiers ? II faut agir sur l’heure. Peu d’anarchistes, bientôt blâmés par la plupart de leurs camarades, entrent dans les Soviets où leur esprit de liberté pourrait être si utile. La plupart boudent. Quand il faut signer la paix de Brest-Litovsk, parce que le front s’est désagrégé, parce que l’armée paysanne du tsar ne veut plus se battre (ici la spontanéité des masses se manifeste avec éclat), parce qu’on a tenté l’expérience, préconisée par Trotsky, "ni paix ni guerre", et vu les Austro-Allemands s’avancer partout où il leur à plu sans rencontrer de résistance, les anarchistes syndicalistes de Pétrograd – le Goloss Trouda, avec Voline – refusent de reconnaître l’odieux traité et prêchent la guerre des partisans. Ils partent même pour la faire, dans les marais de l’Ouest, laissent tomber leur journal et leur influence dans la capitale... Tout leur espoir, ils le fondent sur "l’esprit révolutionnaire, lumière du monde". La phrase est belle... Seulement, l’esprit révolutionnaire, n’étant point désincarné, se nourrit de pain et ne saurait faire la guerre sans artillerie.
Les anarchistes de Moscou, dirigés par les frères Gordine, professaient, dans leur quotidien L’Anarchie, une foi exclusivement humanitaire ; ils avaient des centaines, sinon des milliers de gardes noirs armés, disposant de clubs qui étaient de véritables citadelles. Organisés en plusieurs groupements sans discipline commune, ils dénonçaient eux-mêmes, dans leur presse, les agissements de leurs irresponsables, sans parvenir à les faire cesser. Ils se déclaraient "contre les Soviets en principe, étant contre tout État", mais formaient, en réalité, un petit État dans l’État, turbulent et trop armé. Ils furent désarmés par la force, presque sans combat, dans la nuit du 11-12 août 1918, par ordre de Trotsky et Dzerjinski. Les gardes noires disparurent ; la presse et les groupes végétèrent [20].

Nestor Makhno

L’anarchisme russe devait cependant faire preuve d’une étonnante vitalité, mais loin des grands centres industriels, dans les régions agricoles de l’Ukraine. C’est là, entre le Don et le Dniepr, dans la petite ville rurale de Goulaï-Polié, qu’un ancien forçat anarchiste, Nestor Makhno, forma au cours de l’été 1918 une de ces innombrables bandes de paysans insurgés qui se mirent à faire aux Austro-Allemands la guerre de partisans. L’Ukraine entière s’était levée ; la démobilisation lui fournissait des armes en abondance ; elle avait son blé à défendre, sa liberté à conquérir. Mahkno se battit aussi contre le Directoire nationaliste de Siméon Petlioura. Défendant l’indépendance des paysans, il allait bientôt se battre contre les Rouges, c’est-à-dire contre le pouvoir centralisé des Soviets. Defendant la révolution, il allait harceler sans cesse les Blancs tour à tour commandés par Denikine et Wrangel. Son armée noire a rendu, il faut le dire, à la révolution russe, d’inoubliables services. En 1919, pendant que le général Denikine, entré à Orel, menaçait Toula, arsenal de la République des Soviets et dernière étape avant Moscou, Nestor Makhno coupait ses communications, lui désorganisait l’arrière, provoquait son effondrement. En 1920, pendant que Frounzé, Toukhatchevski et Blücher forcent Pérekop, clef de la Crimée, pour y vaincre le baron Wrangel, Semen Karetnik et Martchenko, lieutenants de Makhno (demeuré à Goulaï-Polié, car il se méfiait avec raison), forçaient le détroit de Sivach sur la glace, se ruaient en Crimée blanche, entraient à Simféropol.

Cette épopée des paysans anarchistes d’Ukraine fut longue, chaotique, semée d’exploits, d’excès, de crimes, d’élans enthousiastes – magnifique et tragique. Nestor Makhno s’y révéla une des plus remarquables figures populaires de la révolution russe : chef des gens de la terre, organisateur d’une armée unique en son genre, libertaire, quoique rudement disciplinée, dictateur à sa façon et dénonçant sans cesse l’autorité comme le pire mal ; créateur d’une stratégie audacieuse qui lui permit de battre tour à tour les vieux généraux chevronnés, élèves des anciennes écoles de guerre, et les jeunes généraux rouges ; créateur d’une technique nouvelle de la guerre des partisans, dont l’attelage, cabriolet ou charrette – la tatchanka des campagnes petites-russiennes – portant une mitrailleuse, était un des instruments. La confédération anarchiste du Tocsin (Nabat) avec Voline, Archinov, Aaron Baron, Rybine (Zonov) donnait au mouvement l’impulsion idéologique.

L’armée noire de Makhno a souvent été accusée d’antisémitisme. Des excès antisémites, il y en eut en Ukraine sous tous les drapeaux : il n’y en eut pas où les Noirs furent réellement maîtres de leur mouvement, les auteurs soviétiques ont dû le reconnaître. On s’est plu, dans des publications communistes, à dénoncer ce mouvement comme l’ayant été celui des paysans cossus. C’est faux. Un travail assez consciencieux fait sous l’égide de la commission d’histoire du parti communiste de l’U.R.S.S. établit que les paysans pauvres et moyens formaient le gros des troupes de Makhno [21]. On a reproché à ce mouvement son caractère désordonné et ses excès ; on l’a qualifié "banditisme". Les mêmes reproches doivent à tout aussi bon droit être adressés à tous les mouvements qui se disputèrent l’Ukraine : pas un ne fut pur d’excès.
C’était un mouvement, parfaitement viable, d’autonomie paysanne. Le gouvernement bolchevik commit la lourde faute de le réduire par trahison. Il est juste de constater que, de part et d’autres, l’hostilité psychologique était irréductible. Les Noirs considéraient la "dictature des commissaires" comme une forme nouvelle de l’autocratie et rêvaient de déchaîner contre elle la III° Revolution, celle du peuple libertaire. Les Rouges considéraient les partisans anarchistes et anarchisants comme un ferment de désorganisation destiné à faire, au sein du nouvel État socialiste, le jeu de la contre-révolution petite-bourgeoise, rurale au premier chef. Il y eut d’innombrables torts réciproques. Makhno se rallia aux Rouges contre les Blancs, fut mis ensuite hors la loi, puis reconnu de nouveau par le pouvoir des Soviets. Les plus grands torts, en tout cas, doivent être reconnus aux plus forts. Et ceux-ci suivaient déjà la pente glissante de l’État autoritaire.

Trotsky relate, dans un document récent, qu’il envisagea avec Lénine de reconnaître aux anarchistes un territoire autonome. A cette solution équitable, les paysans libertaires de Goulaï-Polié avaient bien droit. On la leur promit. Les choses prirent une tout autre tournure...
L’armée blanche du général baron Wrangel prononce au cours de l’été 1920 une offensive victorieuse dans le Midi de l’Ukraine. Une délégation du Comité central du parti bolchevik vient alors offrir à Makhno de s’unir contre l’ennemi commun. L’accord est signé le 15 octobre 1920. Tous les anarchistes emprisonnés sur le territoire soviétique "excepté ceux qui ont combattu le pouvoir des Soviets les armes à la main" doivent être libérés. Pleine liberté de propagande leur est assurée. L’armée des partisans s’incorpore aux forces rouges en gardant sa formation propre. C’est signé pour les Rouges : le commandant du front sud, Frounzé, les membres du Conseil révolutionnaires du front : Bela-Kun, Goussev. Pour les Noirs : Kourilenko, Popov.

Les opérations communes amènent une prompte victoire sur Wrangel.
"Les gens de Makhno comprirent alors que l’accord ne durerait plus longtemps. Dès que l’on apprit à Goulaï-Polié que Karetnik et ses partisans, entrés en Crimée, marchaient sur Simféropol, Grigori Vassilevski, collaborateur de Makhno, s’écria : ’C’est la fin du traité ! Je vous certifie que les bolcheviks vont nous attaquer dans une semaine !’"
En effet, les anarchistes, récemment sortis des prisons, et qui préparaient, sur la foi de l’accord passé avec Frounzé, un congrès, sont brusquement arrêtés en novembre dans la Russie entière. Les Noirs, assaillis en Crimée par les Rouges, se défendent ; quelques centaines d’entre eux, conduits par Martchenko, réussissent à forcer le cercle de feu et à rejoindre Makhno ; "Le chef de l’armée des partisans, Karetnik, fut invité par le commandement soviétique à se rendre à Goulaï-Polié et arrêté, par trahison, en chemin. Le chef d’état-major en campagne Gavrilenko, plusieurs membres de l’état-major et commandants d’unités furent invités à une conférence et arrêtés. Tous furent passés par les armes." [22]

Le 26 novembre, Nestor Makhno, disposant à Goulaï-Polié de 2.500 hommes environ, cavaliers et fantassins, fut cerné par des troupes rouges de beaucoup supérieures en nombre. Les journaux soviétiques publiaient un ordre de Frounzé lui enjoignant de s’incorporer à l’armee rouge, l’accusaient de rébellion, de banditisme, de connivence avec Wrangel et annonçaient sa mise hors la loi, Makhno réussit à s’ouvrir un chemin et se retira en combattant vers le Dniepr. Une division de la cavalerie de Boudienny se rallia à lui. La jambe cassée, il commandait étendu dans une charrette. Ses paysans se battirent au cri : "Vivre libres ou mourir en combattant." Ils répandaient dans les villages, des tracts sur "les Soviets libre". Traqués par les Rouges, se battant chaque jour, les Noirs s’épuisaient.

Makhno décrit lui-même, dans une lettre, les derniers moments de sa lutte :
"Que faire ? Je ne pouvais pas tenir en selle ni même m’asseoir dans la venture et je voyais, à cent mètres derrière moi, d’indescriptibles mêlées de cavaliers. Les gens ne se faisaient tuer que pour me sauter. L’ennemi était cinq ou six fois plus nombreux que nous... Je vois venir les cinq mitrailleurs de la Luys, commandés par Micha, du village de Tchernigovka, près Berdiansk. Ils me disent : ’Batko, la cause de notre organisation paysanne a besoin de vous... Nous allons nous faire tuer, mais nous vous sauverons et ceux qui vous gardent avec vous ; n’oubliez pas de le faire savoir à nos families.’ Plusieurs m’embrassèrent et je ne les revis plus. Leva Zinkovski me transporta dans ses bras et me coucha dans une charrette de paysan. J’entendais crépiter la mitrailleuse Luys et éclater les bombes. Les mitrailleurs couvraient la retraite. Nous fîmes environ quatre kilomètres et passâmes une rivière. Les mitrailleurs sont morts."[23]

Harcelé par la cavalerie de Boudienny, Makhno franchit le Dniestr en août 1921 et se réfugia en Roumanie. Après avoir été interné en Roumanie et en Pologne, il obtint l’asile en France ; il est mort, ouvrier d’usine, à Paris.
A qui incombe la responsabilité de cet étranglement d’un mouvement paysan, foncièrement révolutionnaire, que le pouvoir central venait de reconnaître Au bureau politique de Lénine et de Trotsky ? Au gouvernement des Soviets d’Ukraine, alors présidé par Racovski ? A l’armée de Frounzé où se trouvait à ce moment Bela-Kun, connu pour sa fourberie ? A tous sans doute, dans des mesures qu’il importerait de connaître. Principalement à l’esprit d’intolérance dont le bolchevisme se montre de plus en plus animé à partir de 1919 : monopole du pouvoir, monopole idéologique, la dictature des dirigeants du parti tendant déjà nettement à se substituer à celle des Soviets et du parti même. Cette perfidie fut en tout cas une grande faute. Désormais un fossé s’est creusé entre anarchistes et bolcheviks, qu’il ne sera pas facile de combler. La synthèse du marxisme et du socialisme libertaire, si nécessaire et qui pourrait être si féconde, est pour longtemps devenue impossible.

L’altruisme libertaire

La valeur rationnelle d’une doctrine n’est pas, en réalité, essentielle à son efficacité. Jusqu’ici, des doctrines irrationnelles, ne résistant guère à la critique, ont joué dans l’histoire le rôle le plus décisif. L’anarchisme, en dépit des travaux consciencieux de Kropotkine et de Reclus qui, d’ailleurs, se rapprochèrent du socialisme marxiste, se présente à nous avec un ensemble d’idées utopiques et idéalistes que l’on n’a sans doute pas tort de rattacher à l’esprit de la petite production antérieure à la grande industrie moderne. Sous ces idées vivent profondément des complexes affectifs et instinctifs résultant de tout notre passé historique. L’esprit de liberté, avec ce qu’il implique de dignité, de générosité, de grandeur morale, de stimulant à l’action, fait la valeur réelle de l’anarchisme. Réalité dépassant de beaucoup en importance la démarche hésitante et naïvement suffisante d’une pensée peu scientifique.
A la différence des tenants de toutes les autres idéologies – quelques formes de la pensée religieuse et les formes ardentes du communisme exceptées – les anarchistes cherchent à vivre en accord avec leurs idées. L’anarchisme demeure, même dans ses négations les plus absolues, une morale vécue. J’ai connu de jeunes illégaux individualistes – "sans scrupules conscients", disaient-ils eux-mêmes – qui se firent tuer par solidarité, pour ne pas lâcher les copains. A l’autre pôle de l’anarchisme, le vieux Kropotkine finit sa longue vie, près de Moscou, en écrivant L’Éthique. Tout au début de sa carrière révolutionnaire, il demandait :
"La lutte pour la vérité, pour la justice, pour l’égalité, au sein du peuple – que voulez-vous de plus beau dans la vie."[24]
Les sources morales de la pensée révolutionnaire marxiste sont peu différentes. Rapprochons de ces mots de Kropotkine ces lignes de Trotsky : "... Sous les coups implacables du sort, je me sentirais heureux comme aux aux meilleurs jours de ma jeunesse, si je contribuais au triomphe de la vérité. Car le plus haut bonheur humain n’est point dans l’exploitation du présent, mais dans la préparation de l’avenir." (L. Trotsky : Les crimes de Staline. Grasset.) L’éthique anarchiste met l’accent sur la révolte de la personne ; l’éthique marxiste se subordonne à l’accomplissement de la nécessité historique. La première aboutit à une sorte de personnalisme ; la seconde à une technique révolutionnaire.
La foi intérieure des révoltés anarchistes les ramène aux formes classiques de l’altruisme, mais c’est à la pointe du combat ; et comme elle procède de complexes moraux et psychologiques qui tendent tous les ressorts de l’être, elle va facilement jusqu’au bout d’elle-même, supérieure à la défaite comme l’infortune personnelle. Détachons une page d’Élisée Reclus[25], quelques lignes de Vanzetti :
"Je me souviens, comme si je la vivais encore, d’une heure poignante ma vie où la joie profonde d’avoir agi suivant mon cœur et ma pensée se mêlait à l’amertume de la défaite. Il y a vingt ans de cela. La Commune de Paris était en guerre contre les troupes de Versailles, et le bataillon dans lequel j’étais entre avait été fait prisonnier sur le plateau de Châtillon. C’était le matin, un cordon de soldats nous entourait et des officiers moqueurs venaient faire les beaux devant nous. Plusieurs nous insultaient ; un d’eux qui, plus tard, devint sans doute un des plus élégants pasteurs de l’Assemblée pérorait sur la folie des Parisiens : mais nous avions d’autres soucis que de l’écouter. Celui des officiers qui me frappa le plus était un homme sobre de paroles, au regard dur, à la figure d’ascète, probablement un hobereau de campagne élevé par les Jésuites. Il passait lentement sur le rebord abrupt du plateau et se détachait en noir comme un vilaine ombre sur le fond lumineux de Paris. Les rayons de soleil, naissant s’épandaient en nappe d’or sur les maisons et sur les dômes : jamais la belle cité, la ville des résolutions, ne m’avait paru plus belle ! ’Vous voyez votre Paris !’, disait l’homme sombre, en nous montrant de son arme l’éblouissant tableau : ’Eh bien, il n’en restera pas pierre sur pierre.’"

Vanzetti, condamné avec Sacco à l’électrocution, répond le 9 avril 1927 au juge Thayer :
"Si cette chose n’était pas arrivée, j’aurais passé toute ma vie à parler au coin des rues à des hommes méprisants. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré : un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n’aurions pu espérer faire pour la tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes, ce que nous faisons aujourd’hui par hasard. Nos paroles, nos vies, nos souffrances ne sont rien. Mais qu’on nous prenne nos vies, vies d’un bon cordonnier et d’un pauvre cœur de poisson, c’est cela qui est tout ! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe."[26]
Cette force morale, dont les sources sociales sont profondes, la faiblesse intrinsèque de l’idéologie anarchiste ne l’amoindrit pas. Elle offre peu de prise à la critique doctrinale. Elle est. Si le socialisme libertaire qu’elle anime serait suffisamment, à la faveur des expériences que nous vivons, pour s’assimiler largement l’acquis du socialisme scientifique, cette synthèse assurerait aux révolutionnaires d’une efficacité incomparable.

Notes
[1] Proudhon : Lettres (Grasset, 1929).
[2]Paul Louis : Hist. du socialisme en France (Rivière).
[3] Kropotkine : Le salariat.
[4] Paul Louis : Hist. du socialisme en France (Rivière).
[5] Franz Mehring : Karl Marx, p. 327, d’après l’édition russe de 1920, mise au pilon en U.R.S.S.
[6] Voir le ch. XVIII (Michel Bakounine) du Karl Marx de B. Nikolaievsky et O. Menchen-Helfen (Gallimard).
[7] Note sur l’État et l’anarchie dans Contre l’anarchisme (K. Marx et F. Engels) (Bureau d’éditions).
[8] Encyclopédie anarchiste, t. I, p. 59, Anarchie.
[9] Sébastien Faure : Ouvr. cité, p. 84.
[10] Aaron Baron est emprisonné en U.R.S.S. depuis dix-neuf ans. Les délégations de la C.N.T.-F.A.I. envoyées à Moscou ont-elles songé a s’enquérir du sort de ces hommes ?
[11] Esprit, n° 55, 1° avril 1937, Méditation sur l’anarchle.
[12] E. Armand : L’Initiation anarchiste individualiste (éd. de L’En-dehors, Orléans), p.21. L’auteur établit ainsi la filiation de l’anarchisme : "Prométhée, Satan, Épictète, Diogène, Jésus même peuvent être considérés, à différents points de vue, comme des types d’anarchistes antiques... " (p. 19). Pourquoi pas le Créateur (hypothétique) du désordre universel ?
[13] F. Brupbacher : Introduction à la Confession de Bakounine, p. 28 (Rieder).
[14] Je cite de mémoire.
[15] Bakounine : Confession, p. 169-170 (Rieder.)
[16] Je demandai, au début de la guerre civile en Espagne, à un camarade de la F.A.I., si l’on avait songé à donner aux miliciens une éducation politique, à nommer à cette fin des commissaires au front, a créer des écoles de combattants... "Nous ne voulons pas faire de politique, me répondit-il. – Une œuvre d’éducation philosophique, peut-être... "
[17] F. Engels : Les Bakounistes au travail, mémoire sur l’insurrection d’Espagne de l’été 1873.
[18] N. Lénine : L’État et la Révolution, ch. VI.
[19] Voline : La révolution russe, dans L’Encyclopedie anarchiste, t. IV
[20] Voir Victor Serge : L’An I de la Révolution russe, ch. VIII, le désarmement des anarchistes ; et aussi, Anarchie et démocratie soviétiques (Librairie du Travail).
[21] Koubanine : Le mouvement Makhno (en russe, Librairie de l’État – En Français : Archinov : Histoire du mouvement makhnoviste (Libertaire). L’auteur de ce livre, ancien compagnon de Makhno, s’est rallié à Staline en 1935.
[22] On raconte que Vorochilov, au cours de ces combats, fit fusiller l’anarchiste Radomysslski – le frère de Zinoviev...
[23]Cité par Archinov.
[24] P. Kropotkine : Aux jeunes gens (Libertaire).
[25] Élisée Reclus, Évolution et Révolution (Libertaire).
[26] Lettres de Sacco et Vanzetti (Grasset).

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