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Luttes ouvrières en Pologne en 1970-80

mardi 1er juin 2010, par Robert Paris

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Pologne 1970 :
Les émeutes populaires de Gdansk
par Jean-Yves POTEL

(extrait du site Gavroche)

La Pologne est à nouveau emportée dans un drame national, le drame d’un peuple bâillonné par ses dirigeants. En instaurant la loi martiale le 13 décembre 1981, le général Jaruzelski (secrétaire général du Parti communiste) a bloqué le processus de renouveau à l’œuvre depuis les grèves d’août 1980 : seize mois, durant lesquels la classe ouvrière avait retrouvé son histoire, son identité et ses espoirs démocratiques. Et comme pour signaler clairement leurs ambitions, les dirigeants communistes ont choisi le onzième anniversaire des événements de décembre 1970 à Gdansk (Dantzig) pour faire tirer sur les ouvriers. Ils rééditent un affrontement tout en sachant que ces événements avaient profondément marqué une génération ouvrière.

Les ouvriers tués en décembre 1970 sont en effet devenus le symbole de la révolte et de la ténacité qui animèrent ces dernières années la société polonaise. Ce n’est pas un hasard si une des premières revendications des grévistes du chantier Lénine de Gdansk en août 1980 était le droit d’ériger un monument à la mémoire de ces victimes. Celui-ci a été inauguré le 16 décembre 1980.
L’importance donnée à l’événement historique n’est pas seulement justifiée par le martyre des ouvriers abattus. Dans ces combats, une génération a également appris à organiser ses luttes.
L’enquête que j’ai réalisée sur le souvenir de 1970 à Gdansk m’a permis d’établir l’exactitude des faits sur cette période dont le régime polonais minimisait l’importance.

Le Parti pour la hausse des prix
À la mi-décembre 1970 le gouvernement polonais, en fait le Parti ouvrier unifié polonais (le POUP ou Parti communiste), décide d’augmenter pour la première fois depuis des années certains prix alimentaires. La décision est brusque et inattendue. Elle est rendue nécessaire par une politique agricole catastrophique qui oblige dorénavant le régime à accroître ses importations alimentaires. C’est également une décision impopulaire. Elle est prise juste avant Noël qui, dans la Pologne catholique, est une fête très importante. L’augmentation des prix signifie pour beaucoup l’austérité ce soir-là.

La direction du POUP le pressent et accompagne sa décision d’une lettre d’explication à lire dans toutes les cellules du Parti. Le samedi 12 décembre, ces dernières se réunissent dans l’ensemble du pays. Au chantier Lénine de Gdansk, la réunion de l’atelier W-3 prend une certaine importance puisque doit y participer Stanislaw Kociolek, membre de la cellule de cet atelier mais aussi membre du bureau politique du Parti communiste et vice-premier ministre. Il y a beaucoup de monde.

Kociolek présente la lettre du Comité central dont l’argumentation choque les ouvriers. Elle insiste par exemple sur le fait que la baisse du niveau de vie due à ces hausses se limiterait à 1,5 % alors que la viande doit augmenter de 17 %, le saindoux de 33 %, le poisson de 11 % et les confitures de 36 %. Bien sûr, pour arriver à ce chiffre dérisoire de 1,5 %, la statistique tient compte des baisses sur les prix de biens de consommation durables comme les télévisions… Mais, pour les ouvriers, le « cadeau de Noël » du secrétaire général du POUP, Gomulka (1), est clair : les trois mille personnes rassemblées dans l’atelier W-3 du chantier naval protestent vivement. On exige une explication plus détaillée. Pourquoi cette hausse s’avère-t-elle nécessaire alors que, depuis des mois, la propagande du Parti dit que la situation économique va en s’améliorant ? On est également très en colère contre la soudaineté de la décision. Les principaux intéressés n’ont pas été consultés.

Kociolek est furieux. Il accuse ses contradicteurs de violer le « centralisme démocratique », il les qualifie d’« éléments antisocialistes ». Perdant patience devant la réprobation générale, il rejette les demandes d’augmentation de salaire en soulignant le fait que les ouvriers de ce chantier perçoivent un salaire supérieur à la moyenne nationale. La réunion tourne au chahut général et se termine dans la confusion. Kociolek sort convaincu que ces augmentations provoqueront des troubles. Le Parti n’a pas obtenu le résultat escompté. Tous les comptes rendus envoyés ce samedi 12 décembre à Varsovie témoignent d’une grande opposition de la population. Au chantier Lénine, les ouvriers de l’équipe de nuit refusent de travailler et sont rejoints quelques heures plus tard par les dockers. Dans la conurbation formée par Gdansk, Gdynia et Sopot, cette grande région industrielle que l’on appelle les Trois villes, la tension monte.

Dans la soirée, le premier secrétaire du Parti, Wladislaw Gomulka, qui a été pourtant informé des réactions des travailleurs, annonce sa décision à la télévision. Il donne la liste des augmentations des prix de détails. Dans de nombreuses familles ouvrières, on n’en revient pas. Gomulka, l’homme de 1956, celui qui avait promis après la terreur stalinienne d’écouter les ouvriers, s’engage maintenant dans une attaque en règle contre le niveau de vie de ses concitoyens. Et ce à la veille de Noël ! On est bien loin de l’espoir suscité par le retour au pouvoir de Gomulka en octobre 1956. Le lendemain les nouveaux prix entrent en vigueur dans les magasins qui sont traditionnellement ouverts ce jour-là pour permettre les achats de Noël.

Les ouvriers contre la hausse des prix
Le lundi 14 décembre au matin, spontanément les ouvriers du chantier Lénine « se croisent les bras », spécialement dans les ateliers S-3 et S-4. Ceux de l’atelier W-3 se rendent en cortège devant le siège de la direction. Petit à petit les autres les rejoignent. À 10 h 30, la foule attend toujours une entrevue avec le directeur. Personne ne paraît. On décide donc de s’adresser à l’échelon supérieur et d’aller voir le responsable local du Parti. En manifestation, vêtus de leurs bleus de travail et portant leurs casques, plusieurs milliers d’ouvriers sortent du chantier par la porte n° 2 et se dirigent vers le siège du Comité du Parti de la Voïvodie (province). On chante l’Internationale, l’ambiance est bon enfant au point que certains passants croient tout d’abord qu’il s’agit d’une manifestation de soutien au régime. On les en détrompe et ils se joignent au cortège. Ce que l’on veut, c’est discuter.

Au siège du Parti, l’accueil est glacial. Le secrétaire Karkoszka est absent. Il assiste à la réunion du Comité central du Parti qui vient de s’ouvrir à Varsovie. C’est donc un de ses collaborateurs qui apparaît à la porte de l’immeuble. D’après les témoins, il ne salue même pas la foule, il n’a qu’une proposition à faire : « Reprenez le travail ! » Une délégation se forme spontanément et pénètre dans le bâtiment. Elle ne reviendra pas. Elle est arrêtée et emprisonnée. La colère monte et les protestations se font de plus en plus vives. Exaspérés par l’attitude du Parti communiste, les ouvriers s’emparent d’une voiture radio de la milice (2), lancent des slogans et partent manifester à travers la ville. La foule grossit à vue d’œil. On exige la libération de la délégation arrêtée, une augmentation de salaire, le retour aux anciens prix. Vers midi, il est décidé de se retrouver à 16 heures devant l’immeuble du Parti. Certains rentrent au chantier mais la majorité se dirige vers le chantier Nord – la deuxième entreprise de la ville – en passant par l’École Polytechnique. Un témoin évoque ce moment : « Nous pénétrons dans la cour de l’École. Les portes des bâtiments sont fermées. Par les fenêtres, les étudiants nous regardent. On les informe par haut-parleur du lancement de la grève, en les invitant à se joindre à nous en solidarité. Certains y parviennent en se laissant glisser par les gouttières. Sur les marches de l’entrée principale, le directeur apparaît entouré de toute sa suite. Il veut que nous partions pour ne pas “tourner la tête” aux étudiants et les “laisser travailler tranquillement”. Il qualifie notre conduite “d’irresponsable”, ce qui lui vaut d’être couvert d’injures et de sifflets. » La manifestation se replie sans avoir réussi à se rallier les étudiants. Nombre d’entre eux rejoindront, les jours suivants, les ouvriers. Les manifestants se dirigent ensuite vers l’immeuble de la radio-télévision locale mais ils ne parviennent pas, non plus, à forcer le directeur de la radio à diffuser un communiqué sur les grèves en cours à Gdansk. Grossie par les ouvriers du chantier Nord, la foule revient alors vers le siège du Parti. Cette fois, les autorités contre-attaquent.

Vers 16 heures, la milice bloque la manifestation à la hauteur du pont Blednik. Premiers affrontements, les combats vont s’étendre jusqu’à la vieille ville. Le but immédiat des manifestants est d’atteindre le siège du Parti que l’on tente d’incendier. À 16 heures, plusieurs milliers d’ouvriers et de marins débrayent et rejoignent en manifestation la foule qui se bat dans les rues. La situation est confuse jusqu’à environ 21 heures. Des vitrines de magasins sont brisées, certaines pillées, des voitures prennent feu ; provocations policières ou non, cela servira aux autorités pour discréditer le mouvement de protestation. Il y aurait eu ce soir-là, selon les sources officielles, 16 personnes hospitalisées, 19 autres auraient reçu des soins médicaux et la milice aurait procédé à 16 arrestations.

La protestation populaire s’amplifie
Le lendemain, mardi 15 décembre, le mouvement s’étend à Gdynia l’autre pôle de ce centre industriel. La grève commence à 7 heures au chantier « Commune de Paris ». Les ouvriers sortent immédiatement dans la rue et se dirigent vers le siège des autorités municipales et du Parti. Leur ordre est impeccable. Ils ont entendu à la radio les nouvelles sur les « pillards » et les « hooligans (3) » de Gdansk. Ils veulent éviter la confusion. Aussi prennent-ils leurs outils, gardent-ils leurs bleus et leurs casques. Ils entonnent l’Internationale. On crie : « Du pain. Du pain », on lance des adresses aux passants : « Venez avec nous ! », et les attaques contre le régime se réduisent à un : « Du pain sec pour Gomulka ! »

Devant le siège du « conseil municipal du peuple », un comité de grève de 7 personnes est élu spontanément et présidé par Edmond Hulsz, un technicien. Le « maire » de la ville, Jan Marianski, probablement apeuré par la foule menaçante, accepte de le recevoir. Ainsi commence l’unique négociation entre des représentants du pouvoir et les grévistes durant ces quatre jours de décembre 1970. Les revendications des grévistes sont d’une simplicité étonnante et témoignent d’une totale spontanéité. Les ouvriers refusent la hausse des prix, veulent que quelque chose change mais ne savent pas vraiment quoi. Les huit revendications négociées sont très élémentaires. Elles exigent une réduction de l’éventail des salaires : ceux des ouvriers les moins qualifiés ne doivent pas être inférieurs de 100 à 200 zlotys à ceux des techniciens et des employés. Elles concernent toutes des questions matérielles de ce type : conditions de travail, hygiène, sécurité. Une seule revendication tranche et a été probablement ajoutée à la dernière minute. Elle est écrite de la main de leur porte-parole Hulsz : « Nous voulons la création d’un nouveau syndicat (4) », sans autre précision. Il est en outre mentionné que le comité de grève se réunira le jeudi pour définir, avec les autorités, l’étape suivante des négociations, selon les résultats obtenus dans la première rencontre. Que se passe-t-il exactement ce mardi matin dans le bureau du maire ? On ne le sait pas très bien, sinon que ce dernier signe le protocole – et satisfait donc les revendications – avec l’accord de Karkoczka, le plus haut responsable local encore à Varsovie. Il accorde au comité de grève le droit de se réunir dans un local, la maison de la culture.

Après la réunion, la foule a le sentiment d’avoir gagné. Elle est confirmée dans sa volonté de négocier et quitte la place en chantant, cette fois, l’hymne national. Ainsi, tandis que les ouvriers de Gdansk se rendent rapidement compte de l’hostilité des autorités, ceux de Gdynia croient avoir obtenu gain de cause.

Ces derniers se rassemblent dans l’usine Dalmor où le comité de grève est élargi à une vingtaine de volontaires, tous de jeunes ouvriers. L’action commence à se coordonner sur toute la ville et dans la soirée, à l’initiative du maire, une nouvelle négociation s’engage à la maison de la culture. On ne sait pas ce qui s’y dit mais, dix minutes après le départ du maire de la ville, la milice investit massivement les locaux et arrête tout le monde. Durant la nuit, un millier de personnes seront également interpellées à domicile et internées dans un ancien camp nazi à Veijherowo, non loin de là.

Mourir à Dantzig !
Le même jour, le 15 décembre, les combats se poursuivent à Gdansk et pour la première fois, la milice va tirer sur les ouvriers. Le matin, personne n’a repris le travail au chantier Lénine. L’ambiance est tendue.Les assemblées d’atelier sont informées de l’arrestation des leaders de la veille. On veut les libérer et les ouvriers partent vers 7 heures en direction du siège de la milice. Ils sont rejoints par ceux du chantier de réparation qui ont débrayé un peu plus tôt. À 8 heures, ils occupent le rez-de-chaussée de l’immeuble. Les affrontements commencent et, pour la première fois, les armes à feu sont employées. Les ouvriers n’en croient pas leurs yeux. Un témoin (aujourd’hui militante de Solidarité) m’a raconté : « C’est alors qu’arrivent, de l’autre côté de la rue, des miliciens armés jusqu’aux dents, avec de grands boucliers. Les gens ne comprennent pas, l’atmosphère est toujours à la fête. Un homme tombe par terre, puis un second, un troisième. Que se passe-t-il ? Il est 8 h 30. Personne ne pensait que les flics allaient tirer. Il faut quelques minutes à la foule pour comprendre que les coups de feu viennent d’un immeuble. On n’y croit pas. Et tout à coup les gens changent, ils s’engagent dans un combat désespéré qui durera toute la journée. » Des chars apparaissent dans les rues, la tension augmente et, à 10 heures, le local de la milice est en feu. Une bataille rangée s’engage entre la milice armée et plus de 20 000 personnes autour de la gare centrale. Vers 15 heures, les ouvriers des chantiers Lénine, Nord et Réparation retournent sur leurs lieux de travail pour y proclamer la grève avec occupation et élire des comités. À 16 heures, les combats se poursuivent autour de la gare centrale. Parmi les victimes, il y aurait des enfants. Ce même jour, on a brûlé divers bâtiments officiels dont le local du syndicat officiel. Le bilan de la journée est, selon le gouvernement, à Gdansk, de 6 tués et 115 blessés.

L’État-major de crise
Ainsi, en moins de deux jours, la protestation pacifique des ouvriers des Trois villes s’est transformée en colère et violence. Les autorités semblent pour leur part, malgré certaines hésitations, avoir décidé une répression sévère.

Le lundi, à Gdansk, les autorités locales paniquent en apprenant les manifestations ouvrières. Les principaux dirigeants sont à Varsovie où se tient le plénum du Comité central. Jusqu’à 13 heures au moins, le bureau politique est muet, bien que l’ambiance dans les couloirs du plénum soit à l’inquiétude. Le vice-premier ministre Kociolek est le premier à retourner à Gdansk, suivi par Z. Kliszko et S. Loga-Sowinski, président du syndicat officiel, qui arrivent dans la soirée. Cette nuit-là, le Parti communiste constitue l’état-major politique et militaire qui dirigera la répression jusqu’à la fin de la semaine. Sa composition, selon des sources dignes de foi, est la suivante : trois membres du bureau politique – Kliszko, Loga-Sowinski et Kociolek – et le général G. Korczynski vice-ministre de la Défense nationale. Kliszko et Loga-Sowinski sont de vieux collaborateurs de Gomulka et ont toute sa confiance, comme le général – un ancien de la guerre d’Espagne. Alors qu’il était secrétaire du Parti à Varsovie, Kociolek a contribué en mars 1968 à la campagne antisémite et fait réprimer les manifestations étudiantes. Il passe pour un proche de Gierek qui, à la suite des émeutes, remplacera Gomulka. Le général Korczynski dirige les opérations militaires et a sous ses ordres l’armée, la marine et la milice.

Dans la nuit du lundi au mardi, il est décidé d’isoler les Trois villes – on coupe le téléphone –, de poursuivre les arrestations à Gdansk et de déployer les premiers blindés autour du chantier Lénine et de la préfecture. Les conflits de pouvoir ne se manifestent probablement pas dans cet état-major de répression, mais avec la direction locale du Parti. En effet le mardi matin, tandis que la milice fait ses premières victimes à Gdansk, le maire de Gdynia, comme on l’a vu, signe un accord avec les manifestants du chantier « Commune de Paris ». Cette contradiction résulte de deux consignes différentes venues de Varsovie. D’un côté le général Korczynski reçoit par l’intermédiaire du premier ministre, Cyrankiewicz, l’ordre de tirer sur les ouvriers. « L’utilisation des armes et de l’armée à grande échelle a été décidée et formulée par Gomulka en présence des plus hauts dignitaires de l’État et du Parti », rapportera plus tard le général Jaruzelski. Cet ordre est immédiatement appliqué devant le siège de la milice où tombent, vers 8 heures, les premières victimes. D’un autre côté, à Gdynia, l’accord signé entre le comité de grève et le maire est ratifié par Karkoczka, le responsable local du Parti à Gdansk, qui était resté à Varsovie. Mais le mardi soir Kociolek, vice-premier ministre, donne la ligne de la direction du POUP en prononçant à la télévision un discours menaçant contre les ouvriers, les appelant à la reprise du travail et faisant l’éloge des « forces de l’ordre ». Dans le même temps, lors d’une réunion du comité provincial du Parti, Z. Kliszko, membre de l’état-major de répression, dessaisit les autorités locales de tout pouvoir et impose la thèse de Gomulka sur les événements pour qui les émeutes sont une « contre-révolution » ! Enfin, comme pour couronner l’ensemble, ce même soir, la situation tourne à Gdynia. La milice et les services de sécurité arrêtent le comité de grève. Durant la nuit, l’armée apporte son aide aux arrestations des « meneurs » à leur domicile.

Le mercredi matin 16 décembre, l’état-major de répression a « normalisé » la situation dans l’appareil local du Parti et a ainsi les mains libres pour encore mieux réprimer. L’armée investit massivement Gdansk dès 4 heures du matin, elle entoure les chantiers de Gdynia entre midi et 14 heures. À 17 heures, toutes les usines sont lock-outées. Démobilisés et trompés par l’échec des négociations de la veille, les travailleurs de Gdynia évacuent leurs entreprises. Ceux de Gdansk résistent, décrètent la grève avec occupation. Dans la nuit, le général Korczynski leur adresse un ultimatum par l’intermédiaire du directeur du chantier Lénine. S’ils ne quittent pas le chantier, il se propose de les évacuer lui-même. Le lendemain, les ouvriers capitulent.

Le jeudi noir
Dans la nuit du mercredi au jeudi, les autorités gouvernementales semblent avoir la situation en main. Le bilan des tués et des blessés est déjà lourd même si les chiffres officiels sont très en deçà de la réalité. Pourtant le soulèvement des villes du littoral polonais commence à prendre une autre dimension. L’enjeu n’est plus simplement la hausse des prix, il devient politique. Les protestations s’étendent dans le pays. À Szczecin, les ouvriers du chantier naval Warski puis tous ceux de la ville suivent l’exemple de leurs camarades des Trois villes. À Wroclaw (Breslau), Varsovie et dans d’autres régions, la tension monte. Le Parti communiste de l’Union soviétique s’inquiète de ces mouvements et y voit un danger pour la stabilité des autres « pays frères » de l’Europe de l’Est. Les grandes manœuvres commencent donc sur le terrain politique. Une fraction de la direction du POUP, avec Gierek, Jaruzelski et quelques autres, rencontre des envoyés soviétiques et prépare la relève politique intérieure par le limogeage de Gomulka. Ce dernier, pour briser le mouvement de protestation populaire, durcit sa position et fait adopter par le Conseil des ministres, le jeudi 17 décembre, une résolution ordonnant clairement aux « forces de l’ordre » de tirer sur les ouvriers qui manifestent. Mais est-ce encore nécessaire à Gdansk et Gdynia alors que les grévistes ont capitulé ?

Très probablement, les deux fractions qui se partagent le Parti (Gierek (5) et Gomulka) avaient politiquement intérêt à un brusque coup d’arrêt du mouvement. Gomulka et ses amis étaient poussés par la logique de leur action répressive, tandis que Gierek, Jaruzelski et les Soviétiques pouvaient mettre sur le dos de Gomulka les massacres tout en s’assurant une certaine accalmie dans la protestation populaire. Aussi accréditeront-ils habilement la légende de leur innocence dans les massacres du jeudi 17 décembre. Le général Jaruzelski – sans jamais le prouver – a laissé croire qu’il avait été mis à l’écart par Gomulka (il était alors ministre de la Défense nationale !). Kociolek, l’homme de Gierek sur le terrain, feint, lui, d’avoir été trompé par Kliszko et les « gomulkistes ».

En réalité, tous les faits vérifiés démontrent l’entière responsabilité de Kociolek et aucun ne permet de disculper Jaruzelski.

Les ouvriers de Gdynia, qui ont déjà perdu la partie, se rendent au chantier « Commune de Paris », le jeudi 17, à 6 heures. L’armée et la milice les attendent. C’est la boucherie. Plusieurs témoins racontent, dix ans plus tard : « Il était 6 h 10, 6 h 15. En arrivant à la gare Gdynia-Chantier, nous ne nous doutions de rien. Il faisait nuit noire. Nous nous sommes engagés sur la passerelle qui surplombe les voies. Ils ont envoyé des obus éclairants en notre direction. Il y avait un monde fou, les trains ne cessaient d’arriver. J’ai dit à Adam : “Ils tirent avec des cartouches de guerre.” Et il me répond : “Tu déconnes !” Pas le temps de réfléchir, il faut immédiatement reculer. Nous sentons un souffle énorme dans les pieds. Je venais de terminer mon service militaire et je savais ce que cela voulait dire. Adam s’est écrié : “Le bras, mon bras !” Et j’ai vu son parka noir complètement déchiré à l’épaule, plein de sang. Je ne savais plus quoi faire. On l’a finalement traîné derrière un kiosque à plusieurs. D’autres ont reçu des balles juste à côté de nous. On a finalement trouvé une camionnette pour transporter Adam à l’hôpital, mais il est mort pendant le voyage… » Un autre témoin précise : « Il a dû être touché par une mitrailleuse fixe car il avait reçu cinq balles au même endroit. » Le premier témoin poursuit : « J’ai vu des gens tomber du pont de chemin de fer après une rafale. Je me suis couché sur le sol et j’ai rampé jusqu’à un mur. J’ai regardé et sur le quai se tenait un couple, debout, complètement ébahi. Il ne faisait rien, il regardait. Lui a été touché à la cuisse et est tombé d’un seul coup. » Le second témoin : « La foule s’est retirée vers Gdynia par la rue Slaska. Près de la colline Nowotko, on a tiré sur elle d’un hélicoptère. On pouvait recevoir une balle jusqu’à 3 heures de l’après-midi, à Gdynia. J’ai vu un milicien poursuivre un garçon de 15 ans en tirant sur lui au pistolet, comme sur un canard. »

Les combats durent toute la journée. La foule, plusieurs dizaines de milliers de personnes, crie « Gestapo, Gestapo ! ». Plusieurs cortèges se forment portant sur des portes le corps des victimes. D’autres se battent sans espoir sur la passerelle. À 9 h 30, les manifestants attaquent le siège du « conseil régional du peuple » ; à 11 heures, on se bat dans le centre ville, à 14 heures des manifestants arrêtent les trains à la gare. À 19 h 40, les autorités considèrent que la situation est « maîtrisée de manière satisfaisante ». Le couvre-feu est proclamé.

Le même jour, des troubles ont éclaté à Elblag, à Slupsk et à Tczew. À Szczecin, la grève générale est proclamée. On élit un comité de grève et une immense manifestation se rassemble sur la principale place de la ville. Elle est encerclée par l’armée et la milice qui tirent.

Ce jeudi 17 décembre au soir, le premier ministre Josef Cyrankiewicz prononce un long discours à la télévision et constate que « l’ordre, là où il a été troublé, est déjà rétabli et sera maintenu ».

La chute de Gomulka
Après ces massacres, tandis que les manifestants ramassent leurs morts, Gierek et les Soviétiques peuvent conduire à leur terme leurs manœuvres politiques. Le vendredi matin, Gomulka reçoit une lettre du Parti communiste de l’Union soviétique (gardée secrète pendant quelques jours) qui exprime « sa conviction que le Parti polonais saura trouver les solutions politiques et économiques qui permettront de résoudre la crise ». En clair, les Soviétiques désavouent et condamnent ainsi Gomulka. Mais ils se refusent à intervenir directement. Ce même jour, pour « raison de santé », Gomulka est hospitalisé. Le samedi 19, Edward Gierek est déjà officieusement premier secrétaire du Parti. Le plénum du Comité central confirme le dimanche cette décision et exclut Gomulka, Kliszko et quelques autres du bureau politique. À Szczecin, le ton des autorités change le vendredi. Elles entament des négociations avec le comité de grève qui aboutiront le dimanche.

À Gdansk et Gdynia, dès le vendredi, les ouvriers reprennent peu à peu le travail. Les mesures exceptionnelles de sécurité sont annulées par le conseil des ministres le mardi suivant et les personnes arrêtées commencent à être libérées. Le couvre-feu est levé le mercredi 24 décembre 1970.

Le 18 janvier 1971 le procureur du tribunal de Gdansk, « se fondant sur les données obtenues par les services de santé, constate qu’à la suite des événements de décembre ont trouvé la mort : à Gdansk 9 personnes, à Gdynia 18 et à Elblag une. Soit un total de 28 personnes. » Ce chiffre officiel est certainement en dessous de la réalité. Le secrétaire à l’organisation du Parti envisageait pourtant dans un rapport confidentiel du 22 décembre 1970, 36 morts, 1 200 blessés et 2 300 arrestations. Les habitants des Trois villes sont, pour leur part, convaincus que ces chiffres sous-estiment la réalité. Un ouvrier du chantier « Commune de Paris » avançait, lors des négociations avec Gierek le 25 janvier 1971, le chiffre de 400 morts dont 197 à Gdynia. Cependant, aucune enquête n’a établi avec certitude un bilan précis.

Ce mystère tient certainement aux conditions dans lesquelles les corps ont été inhumés. L’armée et la milice les ramassaient le plus vite possible et les emportaient souvent vers des directions inconnues. Les 18 morts de Gdynia n’ont pas été enterrés dans le cimetière municipal mais à Wrzeczsz et Oliwa, durant la nuit du samedi au dimanche. Certaines familles n’ont appris la mort et l’enterrement de leurs parents que 10 ou 15 jours plus tard car beaucoup de jeunes ouvriers n’étaient pas originaires de la région.

La tragédie de décembre 1970 ne se limita pas à ces quelques jours, elle laissa des traces indélébiles dans les esprits de ceux qui l’ont vécue. Des années après, certains durent se battre pour obtenir des réparations morales et financières, sans compter les démarches que durent entreprendre les ouvriers les plus compromis pour retrouver un emploi.

Sur le plan politique et social, la crise ouverte par les mesures économiques de Gomulka ne se résout pas avec la nomination de Gierek. D’autres mouvements de grève en janvier et février 1971 seront nécessaires pour contraindre le nouveau premier secrétaire du Parti à satisfaire les revendications. Il devra même négocier directement avec les travailleurs de Szczecin et de Gdansk les 24 et 25 janvier. Sa politique, les années suivantes, ne parviendra cependant pas à stabiliser durablement la situation économique et l’aggravera même puisque cinq ans plus tard, en juin 1976, les ouvriers de Radom et d’Ursus se révolteront à leur tour contre une nouvelle hausse des prix. Et surtout en juillet-août 1980, les grèves du littoral de la Baltique lui coûtèrent son poste et donneront naissance au syndicat indépendant Solidarité.
Jean-Yves POTEL

1. Fondateur du POUP, secrétaire général de 1943 à 1948, limogé en 1948 pour « déviation droitière et nationaliste », incarcéré de 1951 à 1955, réhabilité en 1955, il devient secrétaire général du Parti en 1956.
2. « Forces de sécurité » dont la plupart des membres sont communistes.
3. Signifie « voyou ». Pour les communistes des pays de l’Est, le mot sert à désigner la jeunesse contestataire, adepte de la « pop-music » occidentale et du port du jean.
4. À l’époque en Pologne, il n’existait qu’un syndicat officiel contrôlé par les communistes.
5. Partisan d’une réforme économique du pays en faisant un appel massif aux technologies et aux capitaux occidentaux.

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