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Le marxisme signifie-t-il que le socialisme, c’est l’égalité ?

dimanche 20 octobre 2013, par Robert Paris

Le marxisme signifie-t-il que le socialisme, c’est l’égalité ?

Je débuterais par un point qui me semble fondamental : la « critique » révolutionnaire à apporter à la société capitaliste porte essentiellement non sur le domaine de la répartition des revenus ou des richesses mais sur celui de la propriété privée des moyens de production. C’est cette dernière qui est qualifiée pour décrire la perspective communiste qui en est la suppression. C’est elle qui est en cause dans la crise actuelle. Même le capitalisme ne supporte plus la limitation de cette propriété privée ce qui lui impose en réalité d’étatiser sans le reconnaître banques et trusts.

Les courants à la mode actuellement sont très chauds partisans d’une nouvelle répartition des richesses mais cela ne me semble pas une bonne idée d’aller dans le sens de leur confusion de classes. Si Engels souligne que l’aspiration des masses qui parlent d’égalité va en fait dans le sens de la suppression des classes, ce n’est nullement pour que les révolutionnaire ramènent ces masses de leur conscience au programme démocratique d’égalité. Voir la conjuration des Egaux de la révolution française. Le club des jacobins s’appelait également « Société des amis de la Liberté et de l’Égalité ». L’égalité était l’objectif du communiste utopique Babeuf, etc... Avec, bien sûr, des origines dans les thèses de Rousseau sur l’inégalité. Mais Marx a expliqué, contrairement à Rousseau, que l’inégalité a produit aussi le cheminement historique nécessaire, passant par les classes, la lutte des classes et la transformation qui en découle des moyens de production et de la société...

Marx et Engels ont combattu au sein des communistes utopiques allemands pour cesser de mettre en avant la notion d’égalité du type démocratique bourgeoise et idéaliste de la révolution française (conjuration des Egaux par exemple) de même que celle de justice. Ils étaient contre le nom d’organisation comme « ligue des Justes » ou « ligue des Egaux » et pour les remplacer par « ligue des communistes ». Leur programme s’appelle programme communiste » et ce n’est pas un hasard. En reprenant le nom de « parti de l’Egalité », on ne ferait que contourner l’anticommunisme ambiant et cela se comprend dans des pays où le communisme apparaît comme l’horreur. Mais c’est une forme d’opportunisme à mon avis. Inutile en plus parce que les gens finiront quand même par comprendre que nous sommes des communistes révolutionnaires même si nous nous appelions parti de la véritable évolution égalitaire…. La dictature du prolétariat n’instaurera pas l’égalité et celle-ci n’est pas non plus notre but socialiste qui est bien plus la suppression des classes sociales… L’idée altercapitaliste (et pas altercommuniste) de la répartition des richesses n’est pas proche de l’idée communiste de la suppression de la propriété privée des moyens de production et de la destruction du pouvoir d’Etat bourgeois…

Quand Engels relève dans l’anti-Düring, "Le contenu réel de la revendication prolétarienne d’égalité est la revendication de l’abolition des classes.", il signifie que les sentiments des masses donnent à l’idée d’égalité un caractère communiste et que les militants communistes ne doivent pas en rester à ce sentiment mais lui donner un caractère conscient. Engels souligne ainsi que l’égalité n’existe qu’au sens de la lutte contre la société inégalitaire, donc négativement au sens dialectique et non positivement, comme un ordre à établir. L’égalité n’est un moteur que de révolte et non de conscience de la réalité. C’est l’opposition des classes (qui suppose leur inégalité) qui est le moteur de l’histoire et non leur égalité.

Marx écrit dans la « Critique du programme de Gotha qui débute par la critique de la citation « Son produit (du travail) appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société. » :

« Belle conclusion ! Si le travail productif n’est possible que dans la société et par la société, son produit appartient à la société, et, au travailleur individuel, il ne revient rien de plus que ce qui n’est pas indispensable au maintien de la société, « condition » même du travail.
En fait, cette proposition a toujours été défendue par les champions de l’ordre social existant, à chaque époque. En premier viennent les prétentions du gouvernement, avec tout ce qui s’ensuit, car le gouvernement est l’organe de la société chargé du maintien de l’ordre social ; puis viennent les prétentions des diverses sortes de propriété privée qui, toutes, sont le fondement de la société, etc. On le voit, ces phrases creuses peuvent être tournées et retournées dans le sens qu’on veut…

Mais, en fait, tout ce paragraphe, aussi manqué au point de vue de la forme que du fond, n’est là que pour qu’on puisse inscrire sur le drapeau du Parti, tout en haut, comme mot d’ordre, la formule lassalienne du « produit intégral du travail ». Je reviendrai plus loin sur le « produit du travail », le « droit égal », etc., car la même chose reparaît sous une autre forme un peu différente.

Pour savoir ce qu’il faut entendre en l’occurrence par cette expression creuse de « partage équitable », nous devons confronter le premier paragraphe avec celui-ci. Ce dernier suppose une société dans laquelle « les instruments de travail sont patrimoine commun et où le travail collectif est réglementé par la communauté », tandis que le premier paragraphe nous montre que « le produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société ».
« A tous les membres de la société » ? Même à ceux qui ne travaillent pas ? Que devient alors le « produit intégral du travail » ? - Aux seuls membres de la société qui travaillent ? Que devient alors le « droit égal » de tous les membres de la société ?

Mais « tous les membres de la société » et le « droit égal » ne sont manifestement que des façons de parler. Le fond consiste en ceci que, dans cette société communiste, chaque travailleur doit recevoir, à la mode lassalienne, un « produit intégral du travail »….

Le droit égal est donc toujours ici dans son principe... le droit bourgeois, bien que principe et pratique ne s’y prennent plus aux cheveux, tandis qu’aujourd’hui l’échange d’équivalents n’existe pour les marchandises qu’en moyenne et non dans le cas individuel…

Je me suis particulièrement étendu sur le « produit intégral du travail », ainsi que sur le « droit égal », le « partage équitable », afin de montrer combien criminelle est l’entreprise de ceux qui, d’une part, veulent imposer derechef à notre Parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont signifié quelque chose à une certaine époque, mais ne sont plus aujourd’hui qu’une phraséologie désuète, et d’autre part, faussent la conception réaliste inculquée à grand-peine au Parti, mais aujourd’hui bien enracinée en lui, et cela à l’aide des fariboles d’une idéologie juridique ou autre, si familières aux démocrates et aux socialistes français.

Engels, Le gentlemen révolutionnaire (lettre a A. Bebel, 1875) :

« Se représenter la société socialiste comme l’Empire de l’égalité est une conception française trop étroite. »

Dans "Socialisme scientifique et socialisme utopique" de Friedrich Engels :

"Quant à attendre du mode de production capitaliste une autre répartition des produits, ce serait demander aux électrodes d’une batterie qu’elles ne décomposent pas l’eau et qu’elles ne développent pas de l’oxygène au pôle positif et de l’hydrogène ne au pôle négatif alors qu’elles sont reliées à la batterie."

Extraits de "la critique du programme de Gotha" de Karl Marx : "Qu’est-ce que le « partage équitable » ?

« Les bourgeois ne soutiennent-ils pas que le partage actuel est « équitable » ? Et, en fait, sur la base du mode actuel de production, n’est-ce pas le seul partage « équitable » ? Les rapports économiques sont-ils réglés par des idées juridiques ou n ’est-ce pas, à l’inverse, les rapports juridiques qui naissent des rapports économiques ? Les socialistes des sectes n’ont-ils pas, eux aussi, les conceptions les plus diverses de ce partage « équitable » ?

Pour savoir ce qu’il faut entendre en l’occurrence par cette expression creuse de « partage équitable », nous devons confronter le premier paragraphe avec celui-ci. Ce dernier suppose une société dans laquelle « les instruments de travail sont patrimoine commun et où le travail collectif est réglementé par la communauté », tandis que le premier paragraphe nous montre que « le produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société ».
« A tous les membres de la société » ? Même à ceux qui ne travaillent pas ? Que devient alors le « produit intégral du travail » ? - Aux seuls membres de la société qui travaillent ? Que devient alors le « droit égal » de tous les membres de la société ?

Mais « tous les membres de la société » et le « droit égal » ne sont manifestement que des façons de parler. Le fond consiste en ceci que, dans cette société communiste, chaque travailleur doit recevoir, à la mode lassalienne, un « produit intégral du travail ».

Si nous prenons d’abord le mot « produit du travail » (Arbeitsertrag) dans le sens d’objet créé par le travail (Produkt der Arbeit), alors le produit du travail de la communauté, c’est « la totalité du produit social » (das gesellschaftliche Gesamtprodukt).

Là-dessus, il faut défalquer : Premièrement : un fonds destiné au remplacement des moyens de production usagés ; Deuxièmement : une fraction supplémentaire pour accroître la production ; Troisièmement : un fond de réserve ou d’assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc.
Ces défalcations sur le « produit intégral du travail » sont une nécessité économique, dont l’importance sera déterminée en partie, compte tenu de l’état des moyens et des forces en jeu, à l’aide du calcul des probabilités ; en tout cas, elles ne peuvent être calculées en aucune manière sur la base de l’équité.

Reste l’autre partie du produit total, destinée à la consommation.
Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher :

Premièrement les frais généraux d’administration qui sont indépendants de la production. Comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, cette fraction se trouve d’emblée réduite au maximum et elle décroît à mesure que se développe la société nouvelle.

Deuxièmement : ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté : écoles, installations sanitaires, etc. Cette fraction gagne d’emblée en importance, comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, et cette importance s’accroît à mesure que se développe la société nouvelle.

Troisièmement : le fonds nécessaire à l’entretien de ceux qui sont incapables de travailler, etc., bref ce qui relève de ce qu’ on nomme aujourd’hui l’assistance publique officielle.

C’est alors seulement que nous arrivons au seul « partage » que, sous l’influence de Lassalle et d’une façon bornée, le programme ait en vue, c’est-à-dire à cette fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité.
Le « produit intégral du travail » s’est déjà métamorphosé en sous-main en « produit partiel », bien que ce qui est enlevé au producteur, en tant qu’individu, il le retrouve directement ou indirectement, en tant que membre de la société.

De même que le terme de « produit intégral du travail » s’est évanoui, de même nous allons voir s’évanouir celui de « produit du travail » en général.

Au sein d’un ordre social communautaire, fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans des produits n’apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté. L’expression : « produit du travail », condamnable même aujourd’hui à cause de son ambiguïté, perd ainsi toute signification.

Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue. Le producteur reçoit donc individuellement - les défalcations une fois faites - l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle, en retour, sous une autre forme.

C’est manifestement ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises pour autant qu’il est échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et que, par ailleurs, rien ne peut entrer dans la propriété de l’individu que des objets de consommation individuelle. Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l’échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme.

Le droit égal est donc toujours ici dans son principe... le droit bourgeois, bien que principe et pratique ne s’y prennent plus aux cheveux, tandis qu’aujourd’hui l’échange d’équivalents n’existe pour les marchandises qu’en moyenne et non dans le cas individuel.
En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d’une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu’il a fourni ; l’égalité consiste ici dans l’emploi comme unité de mesure commune.

Mais un individu l’emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps ; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d’être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C’est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l’inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité de mesure ; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé ; par exemple, dans le cas présent, qu’on ne les considère que comme travailleurs et rien de plus, et que l’on fait abstraction de tout le reste. D’autre part : un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.
Mais ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond.

Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »

Je me suis particulièrement étendu sur le « produit intégral du travail », ainsi que sur le « droit égal », le « partage équitable », afin de montrer combien criminelle est l’entreprise de ceux qui, d’une part, veulent imposer derechef à notre Parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont signifié quelque chose à une certaine époque, mais ne sont plus aujourd’hui qu’une phraséologie désuète, et d’autre part, faussent la conception réaliste inculquée à grand-peine au Parti, mais aujourd’hui bien enracinée en lui, et cela à l’aide des fariboles d’une idéologie juridique ou autre, si familières aux démocrates et aux socialistes français.

Abstraction faite de ce qui vient d’être dit, c’était de toute façon une erreur que de faire tant de cas de ce qu’on nomme le partage, et de mettre sur lui l’accent.

A toute époque, la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes. Mais cette distribution est un caractère du mode de production lui-même. Le mode de production capitaliste, par exemple, consiste en ceci que les conditions matérielles de production sont attribuées aux non-travailleurs sous forme de propriété capitaliste et de propriété foncière, tandis que la masse ne possède que les conditions personnelles de production : la force de travail. Si les éléments de la production sont distribués de la sorte, la répartition actuelle des objets de consommation s’ensuit d’elle-même. Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d’aujourd’hui s’ensuivra pareillement. Le socialisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la démocratie) a hérité des économistes bourgeois l’habitude de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition. Les rapports réels ayant été depuis longtemps élucidés, à quoi bon revenir en arrière ?

Engels dans l’AntiDühring :

L’idée que tous les hommes en tant qu’hommes ont quelque chose de commun et que, dans la mesure de ce bien commun, ils sont égaux, est, bien entendu, vieille comme le monde. Mais la revendication moderne de l’égalité est fort différente de cela ; elle consiste bien plutôt à déduire, de cette qualité commune d’être homme, de cette égalité des hommes en tant qu’hommes, le droit à une valeur politique ou sociale égale de tous les hommes, ou tout au moins de tous les citoyens d’un État, de tous les membres d’une société. Pour que de cette idée première d’égalité relative, on pût tirer la conclusion d’une égalité de droits dans l’État et la société, pour que cette conclusion pût même apparaître comme quelque chose de naturel et d’évident, il a fallu que passent des millénaires, et des millénaires ont passé. Dans les communautés les plus anciennes, les communautés primitives, il pouvait être question d’égalité de droits tout au plus entre les membres de la communauté ; femmes, esclaves, étrangers en étaient tout naturellement exclus. Chez les Grecs et les Romains, les inégalités entre les hommes comptaient beaucoup plus que n’importe quelle égalité. Que Grecs et Barbares, hommes libres et esclaves, citoyens et protégés, citoyens romains et sujets de Rome (pour employer une expression large) pussent avoir droit à une valeur politique égale, eût nécessairement passé pour de la folie aux yeux des anciens. Sous l’Empire romain, toutes ces distinctions se dissipèrent peu à peu, à l’exception de celle des hommes libres et des esclaves ; il en résulta, pour les hommes libres tout au moins, cette égalité entre personnes privées sur la base de laquelle a évolué le droit romain, l’élaboration la plus parfaite que nous connaissions du droit fondé sur la propriété privée. Mais tant que subsista l’opposition entre hommes libres et esclaves, il ne pouvait être question de conclusions juridiques à partir de l’égalité humaine générale ; nous l’avons vu encore récemment dans les États esclavagistes de l’Union nord-américaine.

Le christianisme n’a connu qu’une égalité entre tous les hommes, celle du péché originel égal, qui correspondait tout à fait à son caractère de religion des esclaves et des opprimés. A côté de cela, c’est tout au plus s’il connaissait l’égalité des élus, sur laquelle on ne mit d’ailleurs l’accent que tout au début. Les traces de communauté des biens qui se trouvent également dans les débuts de la religion nouvelle, se ramènent plutôt à la solidarité entre persécutés qu’à des idées réelles d’égalité. Bien vite, la fixation de l’opposition entre prêtres et laïcs mit fin même à ce rudiment d’égalité chrétienne. - L’invasion de l’Europe occidentale par les Germains élimina pour des siècles toutes les idées d’égalité du fait qu’il se construisit peu à peu une hiérarchie sociale et politique d’une complication telle qu’on n’en avait jamais connu de pareille ; mais, en même temps, elle entraîna l’Europe occidentale et centrale dans le mouvement de l’histoire, créa pour la première fois une zone de civilisation compacte et, dans cette zone, pour la première fois, un système d’États de caractère avant tout national, qui s’influençaient réciproquement et se tenaient réciproquement en échec. Ainsi, elle préparait le seul terrain sur lequel on pût dans la suite des temps parler de valeur égale des hommes, de droits de l’homme.

En outre, le moyen âge féodal développa dans son sein la classe appelée, dans le progrès de son développement, à devenir la représentante de la revendication moderne d’égalité : la bourgeoisie. Ordre féodal elle-même au début, la bourgeoisie avait poussé l’industrie à prédominance artisanale et l’échange des produits à l’intérieur de la société féodale à un degré relativement élevé lorsque, à la fin du XV° siècle, les grandes découvertes maritimes lui ouvrirent une carrière nouvelle et plus vaste. Le commerce extra-européen, pratiqué seulement jusqu’alors entre l’Italie et le Levant, fut maintenant étendu jusqu’à l’Amérique et aux Indes et surpassa bientôt en importance tant l’échange entre les divers pays européens que le trafic intérieur de chaque pays pris à part. L’or et l’argent d’Amérique inondèrent l’Europe et pénétrèrent comme un élément de décomposition dans toutes les lacunes, fissures et pores de la société féodale. L’entreprise artisanale ne suffisait plus aux besoins croissants. Dans les industries dirigeantes des pays les plus avancés, elle fut remplacée par la manufacture.

Cependant, cette révolution puissante des conditions de vie économique de la société ne fut nullement suivie aussitôt d’une modification correspondante de sa structure politique. Le régime de l’État resta féodal, tandis que la société devenait de plus en plus bourgeoise. Le commerce à grande échelle, donc surtout le commerce international et plus encore le commerce mondial, exige de libres possesseurs de marchandises, sans entraves dans leurs mouvements, égaux en droit en tant que tels échangeant sur la base d’un droit égal pour eux tous, au moins dans chaque localité prise à part. Le passage de l’artisanat à la manufacture suppose l’existence d’un certain nombre de travailleurs libres, - libres d’une part des liens de la corporation et d’autre part, des moyens de mettre eux-mêmes en valeur leur force de travail, - qui peuvent contracter avec le fabricant pour la location de leur force de travail ; qui, partant, se trouvent en face de lui égaux en droit en tant que contractants. Enfin, l’égalité et la valeur égale de tous les travaux humains, parce que et en tant qu’ils sont du travail humain en général, trouvèrent leur expression inconsciente, mais la plus vigoureuse, dans la loi de la valeur de l’économie bourgeoise moderne, qui veut que la valeur d’une marchandise soit mesurée par le travail socialement nécessaire qu’elle contient. - Mais là où les rapports économiques exigeaient la liberté et l’égalité des droits, le régime politique leur opposait à chaque pas des entraves corporatives et des privilèges. Privilèges locaux, douanes différentielles, lois d’exception de toute sorte frappaient dans leur commerce non seulement l’étranger ou l’habitant des colonies, mais assez souvent aussi des catégories entières de ressortissants de l’État ; des privilèges de corporations s’installaient partout sans avoir ni fin ni cesse, en barrant la route au développement de la manufacture. Nulle part, la voie n’était libre, ni les chances égales pour les concurrents bourgeois, - et, pourtant, c’était là la première des revendications et celle qui se faisait de plus en plus pressante.

Cette revendication : libération des entraves féodales et institution de l’égalité des droits par l’élimination des inégalités féodales, une fois mise à l’ordre du jour par le progrès économique de la société, ne pouvait manquer de prendre bientôt des proportions plus amples. Si on la présentait dans l’intérêt de l’industrie et du commerce, il fallait réclamer la même égalité de droits pour la grande masse des paysans qui, à tous les degrés de la servitude, à partir du servage complet, devaient fournir gratuitement la plus grande partie de leur temps de travail à leur gracieux seigneur féodal et en outre, lui payer ainsi qu’à l’État d’innombrables redevances. On ne pouvait, d’autre part, s’empêcher de demander pareillement la suppression des avantages féodaux, exonération fiscale des nobles, privilèges politiques des divers ordres. Et comme on ne vivait plus dans un Empire universel, comme l’avait été l’Empire romain, mais dans un système d’États indépendants, en relations l’un avec l’autre sur pied d’égalité, et placés à un niveau approximativement égal de développement bourgeois, il allait de soi que la revendication devait prendre un caractère général dépassant les limites d’un État particulier, et que la liberté et l’égalité devaient être proclamées droits de l’homme. Mais avec cela, ce qui dénote le caractère spécifiquement bourgeois de ces droits de l’homme, c’est que la Constitution américaine, la première à les reconnaître, confirme tout d’une haleine l’esclavage des hommes de couleur qui existait en Amérique : les privilèges de classe sont proscrits, les privilèges de race consacrés.

Cependant, on le sait, à compter de l’instant où la bourgeoisie sort de sa chrysalide de bourgeoisie féodale, où l’ordre médiéval se mue en classe moderne, elle est sans cesse et inévitablement accompagnée de son ombre, le prolétariat. Et de même, les revendications bourgeoises d’égalité sont accompagnées de revendications prolétariennes d’égalité. De l’instant où est posée la revendication bourgeoise d’abolition des privilèges de classe, apparaît à côté d’elle la revendication prolétarienne d’abolition des classes elles-mêmes, - d’abord sous une forme religieuse, en s’appuyant sur le christianisme primitif, ensuite en se fondant sur les théories bourgeoises de l’égalité elles-mêmes. Les prolétaires prennent la bourgeoisie au mot : l’égalité ne doit pas être établie seulement en apparence, seulement dans le domaine de l’État, elle doit l’être aussi réellement dans le domaine économique et social. Et surtout depuis que la bourgeoisie française, à partir de la grande Révolution, a mis au premier plan l’égalité civile, le prolétariat français lui a répondu coup pour coup en revendiquant l’égalité économique et sociale ; l’Égalité est devenue le cri de guerre spécialement du prolétariat français.

La revendication de l’égalité dans la bouche du prolétariat a ainsi une double signification. Ou bien elle est, - et c’est notamment le cas tout au début, par exemple dans la Guerre des paysans, - la réaction spontanée contre les inégalités sociales criantes, contre le contraste entre riches et pauvres, maîtres et esclaves, dissipateurs et affamés ; comme telle, elle est simplement l’expression de l’instinct révolutionnaire et c’est en cela, - en cela seulement, - qu’elle trouve sa justification.

Ou bien, née de la réaction contre la revendication bourgeoise de l’égalité dont elle tire des revendications plus ou moins justes et qui vont plus loin, elle sert de moyen d’agitation pour soulever les ouvriers contre les capitalistes à l’aide des propres affirmations des capitalistes et, en ce cas, elle tient et elle tombe avec l’égalité bourgeoise elle-même. Dans les deux cas, le contenu réel de la revendication prolétarienne d’égalité est la revendication de l’abolition des classes. Toute revendication d’égalité qui va au delà tombe nécessairement dans l’absurde. Nous en avons donné des exemples et nous en trouverons encore assez lorsque nous en viendrons aux fantaisies d’avenir de M. Dühring.

Ainsi, l’idée d’égalité, tant sous sa forme bourgeoise que sous sa forme prolétarienne, est elle-même un produit de l’histoire, dont la création suppose nécessairement des rapports historiques déterminés, lesquels, à leur tour, supposent une longue histoire antérieure. Elle est donc tout ce qu’on voudra, sauf une vérité éternelle. Et si aujourd’hui, dans l’un ou dans l’autre sens, elle est chose qui va de soi pour le grand publie, si, comme dit Marx, “ elle possède déjà la solidité d’un préjugé populaire”, ce n’est pas là l’effet de sa vérité axiomatique, c’est l’effet de la diffusion universelle et de l’actualité persistante des idées du XVIII° siècle. Si donc M. Dühring peut faire opérer ses deux fameux bonshommes d’emblée sur le terrain de l’égalité, c’est que la chose paraît toute naturelle au préjugé populaire. Et, effectivement, M. Dühring appelle sa philosophie naturelle, parce qu’elle ne part que de choses qui lui paraissent toutes naturelles. Mais pourquoi elles lui paraissent naturelles, voilà ce qu’il ne se demande pas.

Conclusion : nous ne faisons pas avancer la compréhension de nos conceptions en avançant l’idée d’égalité et en choisissant comme nom d’organisation celui de « parti de l’Egalité ».

Voici un autre extrait de Karl Marx sur cette question dans « Contribution à la Critique de l’économie politique » :

« Si l’on considère des sociétés entières, la distribution, à un autre point de vue encore, semble précéder la production et la déterminer ; pour ainsi dire comme un fait prééconomique. Un peuple conquérant partage le pays entre les conquérants et impose ainsi une certaine répartition et une certaine forme de la propriété foncière : Il détermine donc la production. Ou bien il fait des peuples conquis des esclaves et fait ainsi du travail servile la base de la production. Ou bien un peuple, par la révolution, brise la grande propriété et la morcelle ; il donne donc ainsi par cette nouvelle distribution un nouveau caractère à la production. Ou bien enfin la législation perpétue la propriété foncière dans certaines familles, ou fait du travail un privilège héréditaire et lui imprime ainsi un caractère de caste. Dans tous ces cas, et tous sont historiques, la distribution ne semble pas être organisée et déterminée par la production, mais inversement la production semble l’être par la distribution.

Dans sa conception la plus banale, la distribution apparaît comme distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée de la production et pour ainsi dire indépendante de celle-ci. Mais, avant d’être distribution des produits, elle est : 1° distribution des instruments de production, et 2°, ce qui est une autre détermination du même rapport, distribution des membres de la société entre les différents genres de production. (Subordination des individus à des rapports de production déterminés.) La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production. Considérer la production sans tenir compte de cette distribution, qui est incluse en elle, c’est manifestement abstraction vide, alors qu’au contraire la distribution des produits est impliquée par cette distribution, qui constitue à l’origine un facteur même de la production. Ricardo, à qui il importait de concevoir la production moderne dans sa structure sociale déterminée et qui est l’économiste de la production par excellence , affirme pour cette raison que ce n’est pas la production, mais la distribution qui constitue le sujet véritable de l’économie politique moderne. D’où l’absurdité des économistes qui traitent de la production comme d’une vérité éternelle, tandis qu’ils relèguent l’histoire dans le domaine de la distribution.

La question de savoir quel rapport s’établit entre la distribution et la production qu’elle détermine relève manifestement de la production même. Si l’on prétendait qu’alors, du fait que la production a nécessairement son point de départ dans une certaine distribution des instruments de production, la distribution, au moins dans ce sens, précède la production, en constitue la condition préalable, on pourrait répondre à cela que la production a effectivement ses propres conditions et prémisses, qui en constituent des facteurs. Ces derniers peuvent apparaître tout au début comme des données naturelles. Le procès même de la production transforme ces données naturelles en données historiques et, s’ils apparaissent pour une période comme des prémisses naturelles de la production, ils en ont été pour une autre période le résultat historique. Dans le cadre même de la production, ils sont constamment modifiés. Par exemple, le machinisme a modifié aussi bien la distribution des instruments de production que celle des produits. La grande propriété foncière moderne elle-même est le résultat aussi bien du commerce moderne et de l’industrie moderne que de l’application de cette dernière à l’agriculture. »

Marx reproche aux anarchistes ce type d’illusions dans une Kugelmann, le 28 mars 1870 :

"Il suffit de dire que le programme qu’il avait proposé au Congrès de Berne renferme des absurdités telles que l’égalité des classes, l’abolition du droit d’héritage en tant que commencement de la révolution sociale, etc., c’est-à-dire de vains bavardages, un chapelet de phrases creuses, bref, une insipide improvisation calculée simplement pour produire un effet sur le moment. "

Mais le socialisme, c’est quand même l’égalité, non ?

Marx répond non dans la Critique du programme de Gotha :

"La justice et l’égalité, la première phase du communisme ne peut donc pas encore les réaliser ; des différences subsisteront quant à la richesse, et des différences injustes, mais l’exploitation de l’homme par l’homme sera impossible, car on ne pourra s’emparer, à titre de propriété privée, des moyens de production, fabriques, machines, terre, etc. En réfutant la formule confuse et petite-bourgeoise de Lassalle sur l’"égalité" et la "justice" en général, Marx montre le cours du développement de la société communiste, obligée de commencer par détruire uniquement cette "injustice" qu’est l’appropriation des moyens de production par des individus, mais incapable de détruire d’emblée l’autre injustice : la répartition des objets de consommation "selon le travail" (et non selon les besoins). "

C’est au stade premier des idées communistes, celui des Egaux, de Babeuf et de Blanqui que le communisme est assimilé à l’aspiration à l’égalité

Les Egaux

Babeuf

Blanqui

Voir ici ce que répond Lénine

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