Accueil > 03 - Livre Trois : HISTOIRE > 4ème chapitre : Révolutions prolétariennes jusqu’à la deuxième guerre mondiale > L’insurrection de Canton

L’insurrection de Canton

mardi 24 décembre 2013, par Robert Paris

Lettres à propos de l’insurrection de Canton

Léon Trotsky et EA Préobrajensky

Mars-Avril 1928

Introduction de Quatrième Internationale (1949) :

« La chute du régime de Tchang-Kaï-Chek, à la suite des victoires remportées par les armées paysannes de Mao-Tsé-Tung, le leader du Parti Communiste Chinois, ouvre objectivement une nouvelle phase de la révolution chinoise au XXe siècle.

La première phase date de 1911, quand la bourgeoisie naissante, guidée par Sun-Yat-Sen et le parti qu’il fonda, le Kuo-Min-Tang, renversa la dynastie mandchoue qui régnait sur le pays depuis 1644. Cependant, la faiblesse politique et économique de la bourgeoisie chinoise, à cette époque, ne lui permit pas de consolider son pouvoir a l’échelle nationale et d’empêcher que celui-ci tombe entre les mains de satrapes militaires régionaux.

Immédiate mont après la fin de la première guerre mondiale, la bourgeoisie chinoise, renforcée entretemps par le développement des forces productives du pays et du capitalisme, reprit avec succès sa marche vers la centralisation du pouvoir entre ses mains, en partant de ses fortes positions dans le Sud du pays et dans les grands centres urbains. Parallèlement au renforcement de la bourgeoisie se développaient le prolétariat chinois et son organisation syndicale et politique. L’influence de la Révolution d’Octobre accéléra immensément ce processus. De 1919 à 1920, les grèves se succèdent en Chine, des syndicats s’organisent. En 1920 naît le Parti Communiste Chinois, qui acquiert vite une très grande influence dans le jeune prolétariat chinois et dans la paysannerie pauvre.

En 1925 commence la deuxième phase de la Révolution chinoise. Les masses ouvrières et paysannes font une irruption violente sur la scène politique et exercent une pression accrue sur la bourgeoisie représentée par le Kuo-Min-Tang. Il s’agissait d’obtenir, sans nouveaux délais, la solution des problèmes de caractère bourgeois-démocratique (unification du pays, réforme agraire, indépendance nationale) que le pays devait impérieusement affronter.

La politique du Parti Communiste de l’U. R. S. S. et de l’Internationale Communiste fut divisée sur cette question. La direction Boukharine-Stallne mit en avant la théorie menchevique de la révolution par étapes et décréta que les problèmes bourgeois-démocratiques seraient résolus par la bourgeoisie aidée par le prolétariat ; par conséquent la direction politique de cette première phase devait appartenir à la bourgeoisie et à son parti, le Kuo-Min-Tang. Le rôle du Parti Communiste Chinois, en tant qu’organisation et politique indépendante, était superflu et même nuisible : le Parti Communiste devait se subordonner au Kuo-Min-Tang et se dissoudre dans celui-ci. Cette politique de trahison fut imposée aux communistes chinois, malgré la lutte vigoureuse mené par l’Opposition de Gauche russe, et Trotsky en particulier. Cette politique aboutit en 1927 à l’écrasement du mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans chinois, et à l’installation du régime dictatorial de Tchang-Kaï-Chek.

Les lettres que nous publions ci-dessous datent de 1928 et se rapportent aux événements qui marquèrent la fin de la Révolution chinoise de 1925-1927, à l’estimation de ces événements ainsi qu’au caractère et aux lâches de la troisième Révolution à venir. Elles permettent, d’autre part, d’apprécier la façon dont furent posées les questions de la Révolution chinoise dans son ensemble, non seulement entre la direction Boukharine-Staline et l’Opposition de Gauche, mais à l’intérieur même de celle-ci, Préobrajensky appartenant au centre directeur de notre fraction en U. R. S. S.
L’insurrection de Canton dont il est question dans ces lettres eut lieu le 11 décembre 1927, plusieurs mois après que Tchang-Kaï-Chek, leader du Kuo-Min-Tang (longtemps couvert par Moscou comme un « camarade » et un dirigeant de la « Révolution démocratique-bourgeoise ») eut « trahi ».

Dans la ville de Canton, 4.200 hommes armés, dont 1.200 militants et 8.000 ouvriers, sous la direction d’un « Soviet des Ouvriers, Paysans et Soldats » qu’ils avalent proclamé et qui assura pour 50 heures environ le pouvoir dans la ville, affrontèrent, dans un héroïque combat désespéré, une armée de 50.000 hommes que Tchang-Kaï-Chek lança contre eux.

Pour affronter la nouvelle phase de la Révolution chinoise qui s’ouvre actuellement, toute politique révolutionnaire doit prendre en considération les enseignements des événements et de la politique suivie dans les années 1923-1927.

La Chine est un pays où, malgré les survivances féodales, les relations économiques dominantes sont capitalistes : développement extraordinairement rapide de l’industrie par le capital commercial et bancaire ; dépendance complète des plus importantes régions agricoles envers le marché ; rôle énorme croissant du commerce extérieur ; subordination multiple du village chinois à la ville. En Chine, il n’existe pas une caste féodale des propriétaires terriens opposée à la bourgeoisie. Le type d’exploiteur le plus répandu et le plus haï dans les campagnes est le koulak usurier, l’agent du capital financier dans les villes.

Pour toutes ces raisons, la solution de tous les problèmes impérieux auquel le pays doit toujours faire face — unification nationale et indépendance de l’impérialisme ; réforme agraire — ne pourra se trouver dans aucun régime intermédiaire « démocratique-bourgeois », dans aucun compromis avec la bourgeoisie ou l’impérialisme, mais uniquement dans la dictature du prolétariat allié à la paysannerie pauvre, dictature seule capable d’imposer les mesures nécessaires pour atteindre de tels buts.

Les staliniens chinois s’engagent à nouveau dans la voie du compromis avec la bourgeoisie et l’impérialisme et envisagent une période de développement de la Chine avec des relations économiques capitalistes contrôlées par un gouvernement « démocratique-populaire » ; cette politique ne peut que frustrer une fois encore la victoire des masses chinoises. Mais il faut compter avec l’intervention inévitable de celles-ci.

La Chine entre dans une longue crise révolutionnaire. Les répercussions en sont déjà énormes dans tout le monde colonial asiatique, ainsi que sur le rapport de forces entre l’impérialisme et la révolution.

Nous aurons à revenir souvent sur les développements de la nouvelle phase de la Révolution Chinoise, à les suivre attentivement, à les étudier, et aussi à les exploiter au mieux pour assurer, cette fois-ci, le triomphe de cette Révolution. »

Première lettre de Trotsky à Préobrajensky, 2 mars 1928

La Pravda publie, en plusieurs feuilletons, un long article intitulé « La signification et les leçons de l’Insurrection de Canton ». Cet article est vraiment remarquable à la fois pour les informations de première main précieuses et vérifiées qu’il contient et pour sa claire exposition de contradictions et d’une confusion qui sont d’une nature principielle.

Il commence par donner une estimation de la nature sociale de la révolution elle-même. Comme nous le savons tous, c’est une révolution démocratique-bourgeoise, ouvrière et paysanne. Hier on la supposait se développant sous la bannière du Kuo-Min-Tang, aujourd’hui elle se développe contre le Kuo-Min-Tang.

Mais, de l’avis de l’auteur, la révolution et même toute la politique officielle, conservent un caractère démocratique bourgeois. Passons ensuite au chapitre qui traite de la politique du pouvoir soviétique. Nous y trouvons que « dans les intérêts des ouvriers, le Soviet de Canton publia des décrets établissant... le contrôle ouvrier sur la production, réalisé au moyen de comités d’usines (et)... la nationalisation de la grande industrie, des transports et des banques ».

Il continue par l’énumération des mesures suivantes : « La confiscation de tous les appartements de la grande bourgeoisie pour qu’ils soient mis à la disposition des travailleurs... »

Ainsi les ouvriers avaient le pouvoir à Canton, par leur Soviet. En fait, le pouvoir était entre les mains du Parti communiste, c’est-à-dire du parti du prolétariat. Le programme comprenait non seulement la confiscation de ce qui pouvait encore rester de propriété féodale en Chine, non seulement le contrôle ouvrier sur la production, mais aussi la nationalisation de la grande industrie, des banques et des transports, ainsi que la confiscation des appartements des bourgeois et de toute leur propriété pour qu’ils soient mis à là disposition des travailleurs. La question suivante se pose : si telles sont les méthodes de la révolution bourgeoise, à quoi ressemblera la révolution socialiste en Chine ? Quelle autre classe pourrait effectuer le bouleversement et par quelles sortes de mesures différentes ? Nous remarquons que, dans un développement réel de la révolution, la formule d’une révolution démocratique-bourgeoise, ouvrière et paysanne appliquée à la Chine dans la présente période, au stade donné du développement, est une formule creuse, une fiction, une bagatelle. Ceux qui insistaient sur cette formule avant l’insurrection de Canton, et surtout ceux qui insistent sur elle maintenant, après l’insurrection, répètent (dans des conditions différentes) la faute principielle commise par Zinoviev, Kamenev, Rykov et les autres en 1917. On peut objecter que la révolution agraire n’a pas encore été résolue en Chine ! C’est vrai. Mais elle n’était pas plus résolue dans notre propre pays avant l’instauration de la dictature du prolétariat. Dans notre pays, ce ne fut pas la révolution démocratique bourgeoise mais la révolution socialiste prolétarienne qui réalisa la révolution agraire, laquelle était, de plus, beaucoup plus profonde que celle qui est possible en Chine, étant données les conditions historiques du système chinois de propriété terrienne. On peut dire que la Chine n’est pas encore mûre pour la révolution socialiste. Mais ce serait une manière abstraite et figée de poser la question. La Russie, prise en soi, était-elle donc mûre pour le socialisme ? La Russie était mûre pour la dictature du prolétariat comme la seule méthode capable de résoudre tous les problèmes nationaux ; mais en ce qui concerne le développement socialiste, celui-ci, dépendant des conditions économiques et culturelles d’un pays, est lié indissolublement à tout le développement futur de la révolution mondiale. Ceci s’applique en tout et en partie à la Chine également. Si huit à dix mois plus tôt, ce n’était qu’une prévision (plutôt tardive), aujourd’hui c’est une déduction irréfutable de l’expérience du soulèvement de Canton. Il serait erroné de plaider que le soulèvement de Canton était grosso modo une aventure et que les réels rapports de classe s’y reflétaient sous une forme déformée.

En premier lieu, l’auteur de l’article ci-dessus mentionné ne considère pas du tout l’insurrection de Canton comme une aventure, mais comme une étape tout à fait légitime dans le développement de la révolution chinoise. Le point de vue officiel général combine l’estimation de la révolution comme étant une révolution démocratique bourgeoise à une approbation du programme d’action du gouvernement de Canton. Mais, même en estimant que l’insurrection de Canton était un putsch, on ne peut arriver à la conclusion que la formule de la révolution démocratique bourgeoise est une formule viable. L’insurrection était évidemment inopportune. Elle l’était. Mais les forces de classe et les programmes qui en découlent inévitablement furent révélés par l’insurrection dans toute leur validité. La meilleure preuve en est qu’il était possible et nécessaire de prévoir à l’avance le rapport des forces qui fut dévoilé par l’insurrection de Canton. Et ceci fut prévu.

Cette question est intimement liée à la question primordiale du Kuo-Min-Tang. Incidemment, l’auteur de l’article raconte, avec une visible satisfaction, qu’un des mots d’ordre de combat du soulèvement de Canton était : « A bas le Kuo-Min-Tang ! » Les bannières et les insignes du Kuo-Min-Tang furent déchirés et piétinés. Mais récemment encore, même après la « trahison » de Wan-Tin-Wei, nous entendions les déclarations solennelles : « Nous n’abandonnerons pas la bannière du Kuo-Min-Tang ! » O, ces pauvres révolutionnaires !

Les ouvriers de Canton mirent le Kuo-Min-Tang et toutes ses tendances hors la loi. Qu’est-ce que cela implique ? Cela implique que pour résoudre les tâches nationales fondamentales, ni la grande bourgeoisie ni non plus la petite bourgeoisie n’ont pu fournir une force permettant au parti du prolétariat de résoudre en commun avec lui les tâches de la « révolution démocratique bourgeoise ». Mais « nous » négligeons les millions et les millions de paysans et la révolution agraire... Objection pitoyable... Car la clef de toute la situation réside précisément dans le fait que la tâche de la conquête du mouvement paysan incombe au prolétariat, c’est-à-dire directement au parti communiste ; et cette tâche ne peut pas en réalité être résolue autrement qu’elle ne l’avait été par les ouvriers de Canton, c’est-à-dire sous la forme de la dictature du prolétariat dont les méthodes se transforment, dès le début même, inévitablement, en méthodes socialistes. Réciproquement, le sort général de ces méthodes ainsi que de la dictature dans son ensemble est décidé en dernière analyse par le cours du développement mondial, ce qui naturellement n’exclut pas mais au contraire présuppose une juste politique de la part de la dictature prolétarienne, politique qui consiste à fortifier et à développer l’alliance des ouvriers et des paysans et à s’adapter en tous points aux conditions nationales, d’une part, et au cours du développement mondial, de l’autre. Jouer avec la formule de la révolution démocratique bourgeoise, après l’expérience de l’insurrection de Canton, c’est marcher à rencontre de l’Octobre Chinois, car des soulèvements révolutionnaires, quels que puissent être l’héroïsme et l’esprit de sacrifice, ne peuvent être victorieux sans une orientation politique générale correcte.

Certes, la révolution chinoise est « passée dans une nouvelle phase plus élevée » — mais ceci est juste non dans le sens qu’elle jaillira demain ou le jour suivant, mais dans le sens qu’elle a révélé le vide du mot d’ordre de la révolution démocratique bourgeoise. Engels a dit qu’un parti qui manque une situation révolutionnaire et subit par suite une défaite se transforme en un zéro. Ceci s’applique également au parti chinois. La défaite de la révolution chinoise n’est en rien plus petite que la défaite en Allemagne en 1923. Bien entendu, nous devons comprendre la référence au « zéro » d’une manière sensée. Bien des choses annoncent que la prochaine période en Chine sera une période de reflux révolutionnaire, un lent processus d’assimilation des leçons des plus cruelles défaites, et par conséquent d’affaiblissement de l’influence directe du parti communiste. D’où il découle pour celui-ci la nécessité de tirer des conclusions profondes dans toutes les questions de principe et de tactique. Et ceci est impossible sans une discussion ouverte et complète de toutes les erreurs fatales commises jusqu’à présent. Bien entendu cette activité ne doit pas tourner en une activité menant à l’isolement. Il est nécessaire de tenir fermement la main sur le pouls de la classe ouvrière afin de ne pas commettre d’erreurs d’appréciation des rythmes et non seulement de savoir reconnaître une nouvelle vague montante, mais aussi de s’y préparer à temps.

2 mars 1928

Réponse de Préobrajensky

Je considère inopportun que vous souleviez la question chinoise. Pourquoi ? Parce que, selon toutes les indications, la révolution chinoise est dans une étape de flux. Nous avons beaucoup de temps avant une nouvelle montée. Pendant ce temps, nous aurons beaucoup d’occasions d’étudier fondamentalement l’histoire chinoise, sa vie économique actuelle, les rapports de classe et la dynamique du développement de tout le pays. Comme vous le savez, il n’y avait jamais l’unanimité parmi nous sur la question chinoise. Ni Radek, ni Smilga, ni moi-même ne sommes d’un âge à changer nos points de vue sous l’influence de nouveaux arguments en politique (encore moins sous l’influence de la répétition des vieux arguments). Nos points de vue ne peuvent être influencés que par des faits nouveaux d’une importance décisive. Si l’insurrection de Canton était une aventure — et indiscutablement c’en était une car ce n’était pas une entreprise provenant du mouvement des masses — comment une telle entreprise peut-elle créer une situation nouvelle, un point de départ pour une nouvelle expérience et pour une réestimation de toutes les entreprises antérieures ? Il est inadmissible de considérer l’insurrection de Canton comme une aventure et, en même temps, d’essayer de l’utiliser pour procéder à une telle réestimation.

J’avoue sincèrement que, selon toutes les apparences extérieures, je sortis battu de ma controverse avec vous sur la question chinoise (je crois que c’était au début ou au milieu de novembre 1927) mais je ne fus pas convaincu. Plus d’une fois depuis lors j’ai médité sur ces thèmes, mais ma conclusion reste toujours la même : vous avez tort. Voici brièvement mon point de vue.

Votre position n’est forte que dans l’impression extérieure qu’elle produit, que dans sa simplicité schématique et sa clarté, mais elle n’est pas viable. L’analogie faite avec la marche de notre révolution parle non en votre faveur mais contre vous. Nous avions eu une révolution bourgeoise battue en 1905. Bien que la bourgeoisie, même à cette époque, se fut révélée une force contre-révolutionnaire (pendant le soulèvement de décembre), notre parti orienta le prolétariat vers une nouvelle révolution démocratique bourgeoise, comme étant une étape nécessaire à la lutte ultérieure pour le socialisme, avec un nouveau rapport de forces. Lénine avait-il tort ou raison quand, même en 1915-16, c’est-à-dire après avoir mis en avant le mot d’ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, il considéra nécessaire pour la Russie, pendant la première étape, de s’orienter vers la révolution démocratique bourgeoise et non vers la dictature du prolétariat ? Et il estimait puérile la position de Boukharine et de Piatakov (qui parlaient de mettre en avant le mot d’ordre d’une révolution socialiste directe). Je pense que Lénine avait raison. Et c’est seulement après que la révolution démocratique bourgeoise fut réalisée mais non complétée, en février que Lénine mit en avant le mot d’ordre de la dictature du prolétariat, le mot d’ordre de la révolution qui doit, en route, compléter la révolution démocratique bourgeoise et passer à la reconstruction socialiste de la société. En attendant, les deux révolutions chinoises ne nous ont pas encore donné ce que nous avions obtenu de Février seulement, ni dans le sens des conquêtes matérielles, ni, ce qui est plus important, dans le sens de la création des conditions pour l’organisation de soviets d’ouvriers et de paysans sur une très grande échelle, ce que nous avions obtenu immédiatement après la chute du tsarisme. D’autre part, je ne crois pas que, dans la Chine d’aujourd’hui, il y ait un mouvement dans le sens de la bourgeoisie procédant d’une manière évolutive, tel que celui qui assura l’élimination pacifique des résidus féodaux en Allemagne après la révolution battue de 1848. En résumé : la Chine a encore à faire face à une lutte colossale, âpre et prolongée pour des choses aussi élémentaires que l’unification nationale de la Chine, sans parler du problème colossal de la révolution démocratique bourgeoise agraire. Il n’est pat possible aujourd’hui de dire si la petite bourgeoisie chinoise sera capable de créer une espèce quelconque de parti semblable à nos s. r. (socialistes-révolutionnaires) ou si de tels partis seront créés par des droitiers rompant avec le parti communiste, etc. Une seule chose est claire. L’hégémonie du futur mouvement appartient toujours au prolétariat, mais le contenu social de la première étape de la future troisième révolution chinoise ne peut pas être caractérisée comme un bouleversement socialiste. Vous pourrez difficilement montrer, si nous recourons toujours à des analogies, que la situation présente en Chine est l’étape comprise entre Février et Octobre, mais s’étendant sur une période de plusieurs années. Il n’y a pas eu de février en Chine, le mouvement a été écrasé au seuil de Février, bien que, sur certains points, les choses aient progressé même au delà de Février (l’esprit contre-révolutionnaire de toute la bourgeoisie grande et moyenne, des koulaks et du capitalisme commercial). Votre erreur fondamentale réside dans le fait que vous déterminez le caractère d’une révolution sur la base de qui la fait, de quelle classe, c’est-à-dire par le sujet réel, tandis que vous semblez accorder une importance secondaire au contenu social objectif de ce processus. La révolution de Novembre en Allemagne n’a pas été faite par la bourgeoisie, mais personne ne considère que c’était une révolution prolétarienne. La révolution de 1789 fut complétée par la petite bourgeoisie mais personne n’a caractérisé la grande Révolution française de révolution petite bourgeoise. La révolution chinoise sera dirigée, dès le début, par le prolétariat et celui-ci se fera payer pour cela dès le début, mais, malgré ce fait, la première étape de cette révolution restera une étape de bouleversements démocratiques bourgeois, tandis que la composition des forces agissantes et de celles organisées par l’Etat restera celle de la dictature du prolétariat et de la paysannerie.

Un mot sur votre remarque à propos de l’ignorance de « millions et de millions de paysans et de la révolution agraire ». Vous y faites allusiojn comme à une « objection pitoyable » et ajoutez « Zinoviev » entre parenthèses. Vous ne pouvez guère avoir oublié que tous deux, Radek et moi, vous avons soulevé cette objection. Je ne suis pas opposé à de vives attaques dans une polémique de principe entre amis, mais je suis opposé à être traqué, avec Radek, sous le pseudonyme de Zinoviev. Nous sommes tout à fait capables de nous battre sous nos noms honorablement acquis.

J’ai une demande très urgente à vous faire, Lev Davidovitch ; si vous écrivez une réponse et si vous l’envoyez à toute notre communauté en exil, veuillez faire taper ma lettre et l’envoyer également. Mais en général, comme je l’ai déjà indiqué, je ne suis pas en faveur d’une discussion sur cette question à présent. Je ne considère pas non plus que nos divergences sont essentielles, car nous avons toujours été unanimes sur ce que le P.C. Chinois devait faire pratiquement, à présent et lorsqu’une nouvelle montée révolutionnaire aurait lieu.
Deuxième lettre de Trotsky à Préobrajensky

(fin avril 1928)

Votre lettre a voyagé pendant 22 jours. Il est difficile de discuter de questions vitales dans de telles conditions et, à mon avis, la question chinoise est des plus vitales, parce que la lutte continue à se dérouler en Chine, les armées de partisans sont sur le terrain et une insurrection armée a été mise à l’ordre du jour, comme vous le savez sans doute de la dernière résolution du Plenum de l’Exécutif de l’I.C.

Pour commencer, je veux répondre à un point mineur mais irritant. Vous dites que je polémique inutilement contre vous sous le pseudonyme de Zinoviev. Vous êtes tout à fait dans l’erreur. Je crois, incidemment, que le malentendu s’est produit par suite de la délivrance irrégulière du courrier. J’ai écrit au sujet de l’affaire de Canton, à un moment où j’étais informée de la fameuse lettre des deux mousquetaires (Zinoviev et Kamenev) et où, en outre, des rapports de Moscou faisaient savoir qu’ils avaient été munis de secrétaires pour dénoncer le « trotskysme ». J’étais certain que Zinoviev publierait plusieurs de mes lettres sur la question chinoise dans lesquelles je m’efforçais de prouver qu’en aucun cas il n’y aurait dans la révolution chinoise une époque spéciale de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, parce qu’il y avait pour elle incomparablement moins de conditions préalables que dans notre propre pays et parce que l’expérience, et non la théorie, nous a déjà montré que la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, en tant que telle, ne s’était pas réalisée dans notre propre pays. Toute ma lettre était donc écrite en vue des « dénonciations » passées et futures de Zinoviev. En mentionnant l’accusation d’ignorer la paysannerie, je n’avais pas oublié un seul instant certaines de nos discussions sur la Chine — mais je n’avais aucune raison de mettre sur vos lèvres cette accusation banale contre moi : car nous reconnaissez, je l’espère, qu’il est possible, sans le moins du monde ignorer la « paysannerie », d’arriver à la conclusion que la seule voie pour résoudre la question paysanne passe par la dictature du prolétariat. De sorte que — ne vous vexez pas, mon cher E. A. d’une comparaison de chasseur — vous assumez gratuitement le rôle du lièvre effrayé qui conclut que le fusil est dirigé contre lui alors que la poursuite se fait sur une piste tout à fait différente.

J’en étais venu à l’opinion qu’il n’y aurait pas de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie en Chine au moment où le gouvernement de Wuhan fut formé. Je m’étais basé précisément sur l’analyse des faits sociaux les plus fondamentaux et non sur la manière dont ils étaient politiquement réfractés, ce qui, on le sait bien, prend souvent des formes particulières, étant donné que, dans cette sphère, entrent des facteurs d’ordre secondaire, y compris la tradition nationale. J’étais convaincu que les faits sociaux fondamentaux avaient déjà clairement déblayé le chemin à travers les particularités de la superstructure politique quand le naufrage de Wuhan détruisit complètement la légende du Kuo-Min-Tang de gauche, lequel paraît-il embrassait les neuf-dixièmes de tout le Kuo-Min-Tang. En 1924-25 il était presque admis comme un lieu commun que le Kuo-Min-Tang était un parti ouvrier et paysan. Ce parti s’avéra « de façon inattendue » un parti capitaliste bourgeois. Une autre version fut alors créée, scion laquelle celui-ci n’était qu’un « sommet », mais que le véritable Kuo-Min-Tang ,les neuf-dixièmes du Kuo-Min-Tang, était un parti paysan révolutionnaire. Une fois encore, il s’avéra que « de façon inattendue », le Kuo-Min-Tang de gauche, en tout et en parties, procéda à l’écrasement du mouvement paysan qui on le sait bien, a de grandes traditions en Chine et des formes propres d’organisation traditionnelles qui se sont largement répandues au cours de ces années. C’est pourquoi, quand vous écrivez dans un esprit d’abstraction absolue qu’il n’est pas possible de dire aujourd’hui si la petite bourgeoisie chinoise sera capable de créer une espèce quelconque de parti semblable a nos S.-R. ou si de tels partis seront créés par des droitiers rompant avec le Parti communiste, etc. », voici ma réponse à cet argument de la « théorie des improbabilités » : en premier lieu, même si un parti S.-R. était créé, il ne s’ensuivrait pas du tout une quelconque dictature du prolétariat et de la paysannerie, de même qu’il n’y en a pas eu dans notre pays malgré des conditions infiniment plus favorables ; deuxièmement, au lieu de deviner si la petite bourgeoisie est capable dans l’avenir — c’est-à-dire avec une aggravation des rapports de classe — de jouer un rôle indépendant plus ou moins grand (imaginons qu’un morceau de bois tire soudainement une balle ?) on devrait plutôt se demander pourquoi la petite bourgeoisie s’est avérée incapable de jouer un tel rôle dans un passé récent, quand elle avait à sa disposition les conditions les plus favorables : le parti communiste avait été poussé dans le Kuo-Min-Tang, celui-ci était qualifié de parti ouvrier et paysan, il était soutenu par toute l’autorité de l’Internationale communiste et de l’U.R.S.S., le mouvement paysan était largement développé et cherchait une direction, les intellectuelle étalent amplement mobilisésdepuis 1919, etc...

Vous écrivez que la Chine a toujours à faire face au « colossal problème de la révolution démocratique bourgeoise agraire ». Pour Lénine, c’était le cœur de la question. Lénine souligna que la paysannerie, même en tant qu’état1, est capable de jouer un rôle révolutionnaire dans la lutte contre l’état de la noblesse terrienne et la bureaucratie indissolublement liée à celle-ci, couronnée par l’autocratie tsariste. A l’étape suivante, dit Lénine, les koulaks, et avec eux une partie considérable des paysans moyens, rompront avec les ouvriers, mais ceci se produira déjà au cours de la transition vers la révolution prolétarienne, partie intégrante de la révolution internationale. Mais comment les choses se présentent-elles en Chine ? La Chine n’a pas de noblesse terrienne ; pas d’état de la paysannerie, soudé par une communauté d’intérêts contre les propriétaires fonciers. La révolution agraire en Chine est dirigée contre la bourgeoisie urbaine et rurale. Radek l’a souligné souvent — même Boukharine l’a maintenant à moitié compris. C’est en cela que réside le fond de l’affaire.

Vous écrivez que « le contenu social de la première étape de la future troisième révolution chinoise ne peut pas être caractérisé comme un bouleversement socialiste ». Mais nous courons ici le risque de tomber dans la scholastique boukharinienne et de nous occuper à couper des cheveux en quatre sur la terminologie, au lieu de donner une caractérisation vivante du processus dialectique. Quel fut le contenu de notre révolution d’Octobre 1917 à juillet 1918 ? Nous avions laissé les entreprises aux mains des capitalistes, nous limitant au contrôle ouvrier ; nous avions exproprié les propriétés terriennes et effectué le programme petit bourgeois S.-R. de partage des terres ; et, pour couronner le tout, pendant celle période, nous avions un co-participant au pouvoir sous la forme des S.-R. de gauche. On pourrait dire d’une manière totalement justifiée que « le contenu social de la première étape de la Révolution d’Octobre ne peut pas être caractérisé comme un bouleversement socialiste ». Je crois que Yakovlev el plusieurs autres professeurs rouges ont débité pas nul de sophismes à ce sujet. Lénine dit que nous avions achevé la révolution bourgeoise en route. Mais la révolution chinoise (la « troisième ») devra commencer par attaquer le koulak dès ses premières étapes ; elle aura à exproprier les concessions aux capitalistes étrangers, sans quoi il ne peut y avoir d’unification de la Chine dans le sens d’une véritable souveraineté étatique en économie et en politique. Autrement dit, la première étape même de la troisième révolution chinoise sera d’un contenu moins bourgeois que la première étape de la révolution d’Octobre.

D’autre part, les événements de Canton (ainsi que d’autres événement ! chinois antérieurs) ont démontré que la bourgeoisie « nationale » aussi, ayant derrière elle Hong-Kong, des conseillers étrangers et des croiseurs étrangers, prend une telle position à l’égard du moindre mouvement indépendant des ouvriers et des paysans que cela rend le contrôle ouvrier sur la production encore moins probable que ce ne fut le cas chez nous. En toute probabilité nous aurions à exproprier les usines, de toute dimension, aux premiers moments même de la « troisième révolution chinoise ».

Il est vrai que vous proposez simplement de mettre de côté les preuves provenant du soulèvement de Canton. Vous dites : « si » l’insurrection de Canton était une aventure — c’est-à-dire une entreprise ne provenant pas du mouvement des masses — par conséquent, « comment une telle entrepris peut-elle créer une situation nouvelle ?... » Mais vous-même savez qu’il n’est pas permis de simplifier ainsi la question. Je serais le dernier à contester le fait qu’il y avait des éléments d’aventurisme dans le soulèvement de Canton. Mais décrire les événements de Canton comme une sorte de tour de passe-passe d’où il ne découle aucune conclusion est une tentative supersimplifiée d’éviter l’analyse du contenu réel de l’expérience de Canton. En quoi résidait l’aventurisme ? Dans le fait que la direction, tentant de couvrir ses péchés passés, força monstrueusement la marche des événements et provoqua un avortement. Le mouvement de masse existait, mais il était inadéquat et pas assez mûr. Il est erroné de penser qu’un avortement ne peut rien nous apprendre sur l’organisme maternel et sur le processus de gestation. L’importance énorme et théoriquement décisive des événements de Canton en ce qui concerne les questions fondamentales de la révolution chinoise réside précisément dans le fait que nous avons là — « grâce à » l’aventure (oui, bien entendu) — ce qui arrive si rarement en histoire et en politique : virtuellement une expérience de laboratoire à une échelle gigantesque. Nous avons payé chèrement pour elle, mais c’est d’autant moins une raison d’en mettre les leçons de côté.

Les conditions de l’expérience étaient presque « chimiquement pures ». Toutes les résolutions adoptées antérieurement avaient inscrit, scellé et canonisé, comme deux et deux font quatre, que la révolution était une révolution agraire bourgeoise, que seuls ceux « qui sautaient par-dessus les étapes » pouvaient balbutier au sujet de la dictature du prolétariat basée sur une alliance avec les paysans pauvres qui constituent 80 % de la paysannerie chinoise, etc. Le dernier congrès du parti communiste chinois s’était réuni sous ce drapeau. Un représentant spécial du Comintern, le camarade N2 était présent. Nous avions été prévenus que le nouveau comité central du parti communiste chinois était au-dessus de tout soupçon. Pendant ce temps, la campagne contre le soi-disant trotskysme atteignait son déchaînement le plus frénétique également en Chine. Or, au seuil même des événements de Canton, le comité central du parti communiste chinois adopte, selon les termes de la Pravda, une résolution déclarant que la révolution chinoise a pris un caractère « permanent ». En outre, le représentant du Comintern, le camarade N., avait la même position. Par caractère « permanent » de la révolution, voici ce que nous devons comprendre : en face de la tâche pratique la plus hautement responsable (bien qu’elle fut posée prématurément), les communistes chinois et même le représentant du Comintern, après avoir pris en considération toute l’expérience passée et le capital politique, tirèrent la conclusion que seuls les ouvriers, dirigés par les communistes, pouvaient diriger les paysans contre les agrariens (la bourgeoisie urbaine et rurale) et que seule la dictature du prolétariat, basée sur une alliance avec les centaines de millions de paysans pauvres pouvait s’ensuivre d’une telle lutte victorieuse. De même que, pendant la Commune de Paris qui agvait aussi en elle les éléments d’une expérience de laboratoire ( car le soulèvement eut lieu dans une seule ville isolée du reste du pays), les proudhoniens et les blanquistes recoururent à des mesures directement contraires à leurs propres doctrines et ainsi (selon Marx) révélèrent d’autant plus clairement la logique réelle des rapports de classe, de même à Canton, les dirigeants qui étaient bourrés jusque par-dessus les oreilles de préjugés contre l’épouvantail de la « révolution permanente », une fois qu’ils se mirent au travail furent coupables de ce péché originel permanent, le commettant dès les premiers pas. Qu’advint-il de l’antitoxine antérieure de martinovisme qui avait été injectée à doses pour chevaux et ânes ? O non ! Si cela avait été seulement une aventure, c’est-à-dire une sorte de tour de passe-passe ne montrant rien et ne prouvant rien, cette aventure eut été à l’image de ses créateurs. Mais non ! Cette aventure entra en contact avec la terre, elle fut nourrie des sucs des mouvements réels (bien qu’insuffisamment mûris) des masses et des rapports avec les masses ; et c’est à cause de cela que cette « aventure » saisit ses créateurs par la peau du cou, les souleva impoliment, les secoua en l’air et les déposa sur la tête, leur cognant le crâne sur les pavés chinois... Comme les dernières résolutions et le dernier article sur ce sujet en témoignent, ces « créateurs » continuent à danser sur la tête, à danser de façon « permanente » avec les pieds en l’air.

Il est absurde et inadmissible de dire qu’il est « inopportun » de tirer des conclusions d’événements vivants sur lesquels tout ouvrier révolutionnaire doit penser jusqu’au bout. Au moment du soulèvement de He Long-Ye Ting, je voulais soulever ouvertement la question que, en raison de l’achèvement du cycle de développement du Kuo-Min-Tang, seule l’avant-garde du prolétariat pouvait aspirer au pouvoir. Cela aurait présupposé pour celle-ci un nouveau point de vue, une nouvelle autoestimation — après une réévaluation de la situation objective — et une telle chose aurait exclu la façon aventuriste suivante d’aborder la situation : « Nous attendrons notre heure dans un petit coin, le moujik viendra à notre aide en commençant les choses, et quelqu’un d’une façon quelconque s’emparera du pouvoir et fera quelque chose. » A ce moment-là, quelques camarades me dirent : « Il est inopportune de soulever ces questions maintenant en relation avec le soulèvement de He Long qui, apparemment, a déjà été écrasé. » Je n’étais pas du tout enclin à surestimer le soulèvement de He Long ; néanmoins je considérais que c’était le dernier signal pour la nécessité d’une révision de l’orientation dans la révolution chinoise. Si ces questions avaient été posées opportunément à ce moment-là, peut-être que les auteurs idéologiques de l’aventure de Canton eussent été obligés de repenser aux choses et que le parti chinois n’eut pas été aussi brutalement détruit ; et si non, alors à la lumière de notre pronostic et de notre avertissement, les événements de Canton seraient entrés comme une leçon de poids dans la conscience de centaines et de milliers de militants, comme le fit par exemple l’avertissement de Radek a l’égard de Tchang-Kaï-Chek à la veille du coup d’état de Shanghaï. Non, le moment propice est passé. Je ne sais pas quand la révolution chinoise revivra. Mais nous devons utiliser le lumps qui reste à notre disposition, quel qu’il soit, entièrement pour sa préparation et, qui plus est, pour le faire sur la base de la piste fraîche des événements.

Vous écrivez qu’il est nécessaire d’étudier l’histoire de la Chine, sa vie économique, des données statistiques, etc. Personne ne peut y faire d’objections (à moins que ça serve d’argument pour renvoyer la question au jour du Jugement dernier). En ce qui me concerne, toutefois, je dois dire que depuis mon arrivée à Alma-Ata, je me suis occupé seulement de la Chine (de l’Inde et de la Polynésie, etc., pour des études comparatives). Bien entendu il reste plus de trous que de lieux complètement étudiés, mais je dois dire que dans tous les livres nouveaux (pour moi) que j’ai lus, je ne trouve même aujourd’hui rien qui ne soit principiellement nouveau. Mais il reste le point principal — la confirmation de nos pronostics par l’expérience — premièrement en rapport avec le Kuo-Min-Tang dans son ensemble, puis en rapport avec le Kuo-Min-Tang « de gauche » et le gouvernement de Wuhan et finalement en rapport avec la « provision » sur la troisième révolution, sous la forme du soulèvement de Canton. C’est pourquoi je pense qu’il ne peut y avoir aucun ajournement.

Deux questions finales.

Vous demandez si Lénine avait eu raison de défendre pendant la guerre contre Boukharine l’idée que la Russie avait encore à faire face à une révolution bourgeoise. Oui, il avait eu raison car la formule de Boukharine était schématique et scolastique, elle représentait la caricature même de la révolution permanente que Boukharine tente de m’imputer à présent. Mais il y a un autre côté à cette même question : Lénine avait-il eu raison quand, contre Staline, Rykov, Zinoviev, Kamenev, Frounzé, Kalinine, Tomsky, etc., etc. (sans parler des Lyadov), il présenta ses thèses d’avril ? Avait-il eu raison quand, contre Zinoviev, Kamenev, Rykov, Milioutine, etc., il défendit la conquête du pouvoir par le prolétariat ? Vous savez mieux que moi que, si Lénine n’avait pas pu atteindre Petrograd en avril 1917, il n’y aurait pas eu de révolution d’Octobre. Jusqu’en février 1917, le mot d’ordre de la dictature du prolétariat et de la paysannerie était historiquement progressif ; après le bouleversement de Février, ce même mot d’ordre — de Staline, Kamenev et des autres — est devenu un mol d’ordre réactionnaire.

D’avril à mal 1927, j’ai soutenu le mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie pour la Chine (plus exactement je me suis accommodé à ce mot d’ordre) dans la mesure où les forces sociales n’avaient pas encore passé leur verdict politique, bien que la situation en Chine fut incomparablement moins propice à ce mot d ordre qu’en Russie ; après qu’une action historique colossale (l’expérience de Wuhan) ait passé son verdict, le mot d’ordre de la dictature démocratique devient une force réactionnaire qui conduira Inévitablement à l’opportunisme ou à l’aventurisme.

Vous soutenez en outre que, pour faire le saut d’Octobre, nous avions eu la course d’élan de Février. C’est juste. Si, au début même de l’expédition le Nord, nous avions commencé à construire des soviets dans les régions « émancipées » (et les masses aspiraient à cela), nous aurions acquis l’élan nécessaire, désintégré les armées de l’ennemi, obtenu notre propre armée, et nous aurions pris le pouvoir — si ce n’est dans toute la Chine d’un coup, du moins sur une très grande partie de celle-ci. A présent, bien entendu, la révolution est sur son déclin. Les bavardages des écrivailleurs légers sur le fait que la révolution serait au seuil d’une nouvelle montée, alors qu’en Chine ont lieu d’innombrables exécutions et qu’une cruelle crise commerciale et industrielle fait rage — sont de l’idiotie criminelle. Après trois très grandes défaites une crise ne stimule pas mais au contraire opprime le prolétariat, tandis que les exécutions détruisent le parti politiquement affaibli. Nous sommes entrés dans la période de reflux. Qu’est-ce qui donnera l’impulsion à une nouvelle vague montante ? Ou pour le dire différemment : quelles conditions fourniront l’élan nécessaire à l’avant-garde prolétarienne à la tête des masses ouvrières et paysannes ? Je ne le sais pas. L’avenir montrera si seulement les processus intérieurs suffiront ou si une impulsion du dehors sera nécessaire. J’incline à penser que la première étape du mouvement pourrait répéter sous une forme abrégée et changée les étapes de la révolution que nous avons déjà passées (par exemple quelque nouvelle parodie du « front pan-national » contre Tchang-Tso-Lin) ; mais la première phase suffira peut-être seulement à permettre au parti communiste de proposer et de proclamer des « thèses d’avril », c’est-à-dire son programme et sa stratégie de conquête du pouvoir par le prolétariat. Mais si nous entrons dans la nouvelle montée qui se déroulera à un rythme incomparablement plus rapide que par le passé avec le schéma de la « dictature démocratique », schéma vermoulu dès aujourd’hui, alors on pourra par avance parier sa tête que l’on trouvera en Chine de nombreux Lyadov, mais à peine un Lénine pour effectuer contre tous les Lyadov le réarmement tactique du parti au jour qui suivra le stimulant révolutionnaire.
Troisième lettre de Trotsky à Préobrajensky

(fin avril 1928)

Cher E. A.

J’ai reçu hier votre lettre par avion. Ainsi toutes les lettres sont arrivées. La dernière lettre a mis 16 jours à circuler, c’est-à-dire six jours de moins que le courrier ordinaire. Il y a deux jours, j’ai envoyé une réponse détaillée à vos objections sur la révolution chinoise. Mais, en me levant ce matin, je me suis rappelé que j’ai apparemment omis de répondre à l’argument que vous estimez le plus important, si je le comprends bien. Vous écrivez :

« Votre erreur fondamentale réside dans le fait que vous déterminez le caractère d’une révolution sur la base de qui la fait, de quelle classe, c’est-à-dire par le sujet réel, tandis que semblez accorder une importance secondaire au contenu social objectif du processus. »

Puis vous poursuivez, en apportant comme exemples la révolution de Novembre en Allemagne, la révolution française de 1789 et la future révolution chinoise.

Cet argument est, dans son essence, seulement une généralisation « sociologique » (pour employer la terminologie johnsonienne) de tous vos autres points de vue économiques et historiques concrets. Mais je veux aussi répondre à vos idées dans cette formulation sociologique généralisée car, en le faisant, « l’erreur fondamentale » (de votre part et non de la mienne) apparait de la façon la plus claire.

Comment caractériser une révolution ? Par la classe qui la réalise ou par le contenu social qui y est inclus ? Il y a un piège théorique dans l’opposition de l’un à l’autre sous une telle forme générale. La période jacobine de la Révolution française fut évidemment la période de la dictature petite bourgeoise, la petite bourgeoisie — en conformité complète avec sa « nature sociologique » — déblayant en outre la voie pour la grande bourgeoisie. La révolution de novembre en Allemagne fut le commencement d’une révolution prolétarienne, mais elle fut matée à ses premiers pas par une direction petite bourgeoise et réussit seulement à achever certaines choses non réalisées par la révolution bourgeoise. Comment devons-nous qualifier la révolution de novembre : de bourgeoise ou de prolétarienne ? L’un ou l’autre serait faux. La place de la révolution de novembre sera déterminée quand nous en donnons à la fois la mécanique et ses résultats. Il n’y aura pas de contradiction dans ce cas entre la mécanique (si nous comprenons par cela évidemment non seulement la force motrice mais aussi la direction) et les résultats : tous deux sont « sociologiquement » de caractère déterminé. Je me permets de vous poser la question : comment qualifiez-vous la révolution hongroise de 1919 ? Vous direz qu’elle était prolétarienne. Pourquoi ? Le « contenu » social de la révolution hongroise ne s’est-il pas montré capitaliste ? Vous répondrez : c’est le contenu social de la contre-révolution. Juste. Appliquez cela maintenant à la Chine. Le « contenu social » sous la dictature du prolétariat (basée sur une alliance avec la paysannerie) peut pendant une certaine période de temps rester non socialiste, en soi, mais la voie vers le développement bourgeois à partir de la dictature du prolétariat ne peut passer que par la contre-révolution. Pour cette raison, en ce qui concerne le contenu social il est nécessaire de dire : « Attendre et voir. »

Le fond de l’affaire consiste précisément dans le fait que, bien que la mécanique politique de la révolution dépende, en dernière analyse, d’une base économique (non seulement nationale mais internationale), elle ne peut pas cependant être déduite de cette base économique au moyen de la logique abstraite. En premier lieu, la base elle- même est très contradictoire et sa « maturité » ne relève pas d’une détermination statistique pure ; deuxièmement, il faut aborder la hase économique aussi bien que la situation politique non dans le cadre national mais dans le cadre international, en tenant compte de l’action et de la réaction dialectiques entre le national et l’international : troisièmement, la lutte de classe et son expression politique, qui se développent sur les fondations économiques, ont aussi leur propre impérieuse logique de développement par-dessus laquelle on ne peut sauter. Lorsqu’en avril 1917 Lénine dit que seule la dictature du prolétariat pouvait sauver la Russie de la désintégration et de la perte, l’adversaire le plus conséquent, Soukhanov, le contredit avec deux arguments fondamentaux : 1) le contenu social de la révolution bourgeoise n’avait pas encore été réalisé ; 2) la Russie n’était pas encore économiquement mûre pour la révolution socialiste. Et que répondit Lénine ? Que la Russie soit ou non mûre est une chose au sujet de laquelle il faut. « attendre et voir », elle ne peut pas être déterminée statistiquement, elle sera déterminée par la tendance des événements et, qui plus est, à une échelle internationale. Mais, dit Lénine, indépendamment de la manière dont ce contenu social sera finalement déterminé, à présent, aujourd’hui, pour sauver le pays de la famine, de la guerre et de l’esclavage, il n’y a pas d’autre voie que la conquête du pouvoir par le prolétariat.

C’est précisément ce que nous devons dire maintenant par rapport à la Chine. Avant tout, il est faux de prétendre que la révolution agraire constitue le contenu fondamental de la présente lutte historique. En quoi doit consister cette révolution agraire ? Le partage universel de la terre ? Mais il y a déjà eu plusieurs de ces partages universels dans l’histoire chinoise. Et ensuite, le développement est toujours revenu dans « sa propre orbite ». La révolution agraire, c’est la destruction des propriétaires fonciers chinois et des fonctionnaires chinois. Mats l’unification nationale de la Chine et sa souveraineté économique impliquent son émancipation de l’impérialisme mondial, pour lequel la Chine reste la plus importante soupape de sûreté contre l’effondrement du capitalisme européen et demain du capitalisme américain. Le bouleversement agraire en Chine sans unification nationale et sans autonomie douanière (essentiellement, le monopole du commerce extérieur) n’ouvrirait aucune issue ni aucune perspective à la Chine. C’est ce qui prédétermine l’ampleur gigantesque l’acuité monstrueuse de la lutte à laquelle la Chine a à faire face, aujourd’hui après l’expérience déjà subie par tous les participants. Que devrait donc se dire un communiste chinois dans ces conditions ? Peut-il vraiment procéder au raisonnement suivant : le contenu social de la révolution chinoise ne peut être que bourgeois (ainsi qu’il est montré par tels et tels tableaux). Par conséquent, nous ne devons pas nous poser comme tâche la dictature du prolétariat : le contenu social prescrit, dans le cas le plus extrême, une dictature du prolétariat et de la paysannerie coalisés. Mais pour qu’il y ait une coalition (il est ici question bien entendu d’une coalition politique et non d’une alliance sociologique des classes), il faut un partenaire. Moscou m’a enseigné que le Kuo-Min-Tang était un tel partenaire. Mais il ne s’est pas matérialisé de Kuo- Min-Tang de gauche. Que faire ? Evidemment il ne me reste à moi, communiste chinois, qu’à me consoler avec l’idée qu’ « il est impossible de dire aujourd’hui si la petite bourgeoisie chinoise sera capable de créer une telle espèce de parti »... ou si elle ne le sera pas. Supposons qu’elle le fasse soudainement ?

Un communiste chinois qui raisonnerait suivant une telle prescription couperait le cou de la révolution chinoise.

Il est bien entendu moins que tout questions ici d’appeler le parti communiste de Chine à une insurrection immédiate pour la conquête du pouvoir. Le rythme dépend entièrement des circonstances. La tâche consiste en ce que le parti communiste devienne totalement imbu de la conviction que la troisième révolution chinoise ne peut parvenir à une conclusion triomphante qu’avec la dictature du prolétariat sous la direction du parti communiste. En outre, il faut comprendre cette direction non dans un sens « général », mais dans le sens d’un exercice direct de tout le pouvoir révolutionnaire. En ce qui concerne le rythme avec lequel nous aurons à bâtir le socialisme en Chine, nous devons « attendre et voir ».

Notes

1 Note du traducteur : Ce terme est employé pour désigner une couche sociale sous un régime féodal ou semi-féodal (par exemple, le Tiers-Etat).

2 N. du T. : Il s’agit de Neumann, dirigeant du P.C. Allemand, qui fut liquidé dans les épurations de 1937.


Léon Trotsky

Faits et Documents
26 août 1930

La révolution chinoise de 1925-1927 demeure le plus grand événement de l’histoire moderne après la révolution de 1917 en Russie. Sur les problèmes de la révolution chinoise, les courants fondamentaux du communisme sont entrée en conflit. Le dirigeant officiel actuel de l’I.C, Staline, a révélé sa véritable stature dans les événements de la révolution chinoise. Les documents fondamentaux de la révolution chinoise sont dispersés, éparpillés, oubliés. Quelques-uns sont soigneusement dissimulés.

Dans ces pages, nous voulons reproduire les étapes fondamentales de la révolution chinoise à la lumière des articles et discours de Staline et de ses plus proches collaborateurs, ainsi que des décisions de l’I.C. dictées par Staline. Nous présentons dans ce but des textes authentiques de nos archives, particulièrement des extraits de discours de Khitarov, un jeune stalinien, au 15° congrès du P.C.U.S., qui a été dissimulé au parti par Staline.

Les lecteurs se convaincront de l’énorme importance du témoignage de Khitarov, un jeune fonctionnaire-carriériste stalinien, participant des événements chinois et actuellement un des dirigeants de l’Internationale Communiste.

Pour rendre plus compréhensibles faits et citations, nous jugeons utile de rappeler à nos lecteurs le déroulement des événements les plus importants de la révolution chinoise.

20 mars 1926 : premier coup d’Etat de Tchang Kaï-Chek à Canton.
automne 1926 : le 7° plenum du C.E.I.C. avec la participation du délégué Tchang Kaï-Chek du Kuomintang.
12 avril 1927 : coup d’Etat de Tchang Kaï-Chek à Shanghaï.
Fin mai 1927 : coup contre-révolutionnaire du Kuomintang de gauche à Wuhan.
Fin mai 1927 : le 8° plenum du C.E.I.C. proclame le devoir des communistes de rester avec le Kuomintang "de gauche".
août 1927 : la P.C. chinois proclame un cours vers l’insurrection.
décembre 1927 : l’insurrection de Canton.
février 1928 : le 9° plenum du C.E.I.C. proclame en Chine le cours vers l’insurrection armée et les soviets.
juillet 1928 - Le 6e congrès de l’I.C. renonce au mot d’ordre de l’insurrection armée comme mot d’ordre pratique.

Le Bloc des quatre classes

La politique chinoise de Staline reposait sur un bloc de quatre classes. Voici comment l’organe berlinois des mencheviks appréciait cette politique :

"Le 10 avril, Martynov, dans la Pravda très nettement (...) et de façon tout à fait "menchevique", montrait (...) la justesse de la position officielle qui insiste sur la nécessité de conserver le "bloc des quatre classes", de ne pas se hâter de liquider le gouvernement de coalition où les ouvriers sont assis à côté de la grande bourgeoisie, pas pour lui imposer prématurément des "tâches socialistes"".

A quoi ressemblait la politique de coalition avec la bourgeoisie. Citons un extrait de l’organe officiel du Comité Exécutif de l’I.C. :

"Le 5 janvier 1927, le gouvernement de Canton a rendu publique une nouvelle loi sur les grèves dans laquelle les ouvriers se voient interdire de porter des armes dans les manifestations, d’arrêter des marchands et industriels, de confisquer leurs biens, et qui établit l’arbitrage obligatoire pour une série de conflits. La loi contient un certain nombre de paragraphes protégeant les intérêts des ouvriers (...) Mais au milieu de ces paragraphes, il en est d’autres qui limitent la liberté de grève plus qu’il n’est exigé par les intérêts de la défense dans le cours d’une guerre révolutionnaire" (Die Kommunistische Internationale, l° mars 1927, n°9, p.408).

Dans la corde placée autour des ouvriers par la bourgeoisie, les fils (paragraphes) favorables aux ouvriers sont dessinés. L’insuffisance du nœud est qu’il est serré plus que nécessaire "pour les intérêts de défense" (de la bourgeoisie chinoise). C’est écrit dans l’organe central de l’I.C. Qui écrit ? Martynov. Quand écrit-il ? Le 25 février, six semaines avant le bain de sang de Shanghaï.
Les Perspectives de la révolution selon Staline

Comment Staline évaluait-il les perspectives de la révolution conduite par son allié Tchang Kaï-Chek ? Voici les parties les moins scandaleuses de la déclaration de Staline (les plus scandaleuses n’ont jamais été rendues publiques) :

"Les armées révolutionnaires en Chine, sont Ie facteur le plus important pour la lutte des ouvriers et paysans chinois pour leur libération. Car l’avance des cantonais signifie un coup contre l’impérialisme, un coup contre ses agents en Chine, la liberté de réunion, de presse, d’organisation pour tous les éléments révolutionnaires en Chine en général et pour les travailleurs en particulier" (Les questions de la révolution chinoise, p.46)

L’armée de Tchang Kaï-Chek est l’armée des ouvriers et des paysans. Elle apporte la liberté à toute la population, "aux ouvriers en particulier". Que faut-il pour la victoire de la révolution ? Très peu :

"La jeunesse étudiante, la jeunesse ouvrière, la jeunesse paysanne - c’est une force qui peut faire avancer la révolution avec des bottes de sept lieues, si elle reste subordonnée à l’influence idéologique et politique du Kuomintang" (ibid., p. 55)

De cette façon, la tâche de l’I.C. ne consistait pas à libérer les ouvriers et les paysans de l’influence de la bourgeoisie, mais au contraire, les subordonner à son influence. Ce fut écrit dans les jours où Tchang Kaï-Chek, armé par Staline, marchait à la tête des ouvriers et paysans subordonnés, "avec des bottes de sept lieues"... vers le coup de Shanghaï.
Staline et Tchang Kaï-Chek

Après le coup de Canton, machiné par Tchang Kaï-Chek en mars 1926 et que notre presse passa sous silence, quand les communistes furent réduits à de misérables appendices du Kuomintang et signèrent même un engagement de ne pas critiquer le sun-ya-tsénisme, Tchang Kaï-Chek - détail remarquable en vérité ! - insista pour que le Kuomintang soit accepté dans l’I.C. : se préparant au rôle de bourreau, il voulait avoir la couverture du communisme mondial et.... l’obtint. Le Kuomintang dirigé par Tchang Kaï-Chek et Hu Hanmin fut accepté dans I’I.C. (comme parti "sympathisant"). Tout en étant engagé dans la préparation d’un coup contre-révolutionnaire décisif en avril 1927, Tchang Kaï-Chek, en même temps prit soin d’échanger des portraits avec Staline. Le renforcement de ces liens d’amitiés fut préparé par le voyage de Boubnov, membre du Comité Central et un des agents de Staline, et sa visite à Tchang Kaï-Chek. Un autre "détail" : le voyage de Boubnov à Canton coïncida avec la coup d’Etat de mars de Tchang Kaï-Chek. Alors Boubnov ? Il fit se soumettre et se tenir tranquilles les communistes chinois.

Après le coup de Shanghaï, les bureaux de l’I.C., sur ordre de Staline, essayèrent de nier que l’exécuteur Tchang Kaï-Chek était encore membre de l’I.C. Ils avaient oublié le vote du Bureau Politique où tous, contre le vote d’un seul (Trotsky), approuvèrent l’admission du Kuomintang dans l’I.C. avec voix consultative.

Ils avaient oublié qu’au plenum du C.E.I.C. qui condamna l’Opposition de gauche, "le camarade Shao Litzu", délégué du Kuomintang, participa. Il dit entre autres :

"Le camarade Tchang Kaï-Chek, dans son discours aux membres du Kuomintang, a déclaré que la révolution chinoise serait inconcevable si elle ne réglait pas correctement la question agraire, c’est-à-dire la question paysanne. Ce que le Kuomintang veut, c’est que ne soit pas créée après la révolution nationaliste en Chine, une révolution bourgeoise comme ce fut le cas en Occident, comme on le voit maintenant dans tous les pays sauf l’U.R.S.S. (...) Nous sommes tous convaincus que, sous la direction du parti communiste et de l’I.C., le Kuomintang remplira sa tâche historique" (Procès-verbal de l’Exécutif élargi de l’I.C., éd. allemande, 30 novembre 1926, pp. 303-304)

Voilà ce qu’il en était au 7° plenum à l’automne 1926. Après que le membre de l’I.C., "le camarade Tchang Kaï-Chek", qui avait promis de résoudre toutes les tâches sous la direction de l’I.C., n’en ait résolu qu’une, précisément l’écrasement sanglant de la révolution, le 8° plenum déclara en mai 1927 dans la résolution sur la question chinoise :

"Le C.E.I.C. affirme que les événements justifient pleinement le pronostic du 7° plenum".

Justifient, et jusqu’au bout ! Si c’est de l’humour, il n’est en tout cas pas arbitraire. N’oublions pas cependant que cet humour est profondément coloré de sang de Shanghaï.
La Stratégie de Lenine et celle de Staline

Quelles étaient les tâches fixées par Lenine à l’I.C. en ce qui concerne les pays arriérés ?

"La nécessité de lutter résolument contre la tendance à parer des couleurs du communisme les courants de libération démocratique bourgeois des pays arriérés" ("Ebauche des thèses sur la question nationale et coloniale", Œuvres, 31, p.151)

C’est précisément en faisant cela que le Kuomintang, qui avait promis de ne pas établir un régime bourgeois en Chine, fut admis dans l’I.C. Lenine, on le comprend, reconnaissait la nécessité d’une alliance temporaire avec le mouvement démocratique-bourgeois, mais il comprenait par là, bien entendu, non une alliance avec les partis bourgeois, dupant et trahissant la démocratie révolutionnaire petite-bourgeoise (les paysans et les petites gens des villes), mais une alliance avec les organisations et groupes des masses elles-mêmes - contre la bourgeoisie nationale. Sous quelle forme Lenine envisageait-il l’alliance avec la démocratie bourgeoise des colonies ? A cela aussi il répondait dans les thèses écrites pour le 2° congrès :

"L’Internationale Communiste doit conclure une alliance temporaire avec les démocrates bourgeois des colonies et pays arriérés, mais pas fusionner avec eux, et maintenir fermement l’indépendance du mouvement prolétarien, même sous sa forme la plus embryonnaire" (ibidem, p. 151).

Il semble qu’en exécutant la décision du 2° congrès, le parti communiste fut engagé à rejoindre le Kuomintang et le Kuomintang admis dans l’I.C. Tout ce qui est résumé plus haut est baptisé léninisme.
Le Gouvernement de Tchang Kaï-Chek comme vivante réfutation de l’Etat

Comment les dirigeants du P.C.U.S. ont-ils apprécié le gouvernement de Tchang Kaï-Chek un an après le premier coup de Canton (20 mars 1926) peut être vu clairement d’après les discours publics des membres du Bureau Politique du parti. Voici ce que dit Kalinine en mars 1927 à l’usine Gosznak de Moscou :

"Toutes les classes de la Chine, à commencer par le prolétariat, haïssent les militaires comme les fantoches du capital étranger ; toutes les classes de Chine considèrent le gouvernement de Canton comme le gouvernement national de toute la Chine". (Izvestia, 6 mars 1927).

Un autre membre du Bureau Politique, Roudzoutak, prit la parole quelques jours plus tard à un rassemblement des travailleurs des autobus. Le compte rendu de la Pravda assure :

"Passant ensuite à la situation en Chine, le camarade Roudzoutak a souligné que le gouvernement révolutionnaire avait derrière lui toutes les classes de Chine" (Pravda, 9 mars 1927)

Vorochilov a parlé plus d’une fois dans le même sens.

C’est réellement en vain que Lenine avait déblayé la théorie marxiste de l’Etat de la vermine petite-bourgeoise. Les épigones ont réussi en très peu de temps à la recouvrir de deux fois plus de débris. Le 5 avril encore, Staline parlait à la Salle des Colonnes pour défendre le fait que les communistes restaient à l’intérieur du parti de Tchang Kaï-Chek et, pire encore, niait le danger de trahison de la part de son allié. "Borodine est sur ses gardes". Le coup eut lieu exactement une semaine plus tard.
Comment eu lieu le coup de Shanghaï

Sous cet angle, nous avons le témoignage particulièrement précieux d’un témoin et participant, le stalinien Khitarov, qui arriva de Chine à la veille du 15° congrès et y apparut avec ses informations. Les points les plus importants de son récit semblent avoir été supprimés par Staline du compte-rendu, avec le consentement de l’intéressé : on ne peut pas rendre publique la vérité si elle démontre de façon aussi écrasante toutes les accusations de l’Opposition contre Staline. Donnons la parole à Khitarov (16° session du 15° congrès du P.C.U.S., 11 décembre 1927) :

"La première blessure sanglante a été infligée à la révolution chinoise à Shanghaï par l’exécution des ouvriers de Shanghaï les 11-12 avril.
J’aimerais parler avec plus de détails de ce coup parce que je sais que l’on n’en sait pas grand chose dans notre parti. A Shanghaï, il a existé pendant vingt-et-un jours ce qu’on appelait le Gouvernement du peuple dans lequel les communistes étaient en majorité. On peut donc dire que pendant vingt-et-un jours, Shanghaï a eu un gouvernement communiste. Ce gouvernement communiste révéla cependant une inactivité totale en dépit du fait qu’on s’attendait tous les jours au coup de Tchang Kaï-Chek.
En premier lieu, le gouvernement communiste n’a pas commencé avant longtemps son travail avec l’excuse que d’un côté, la fraction bourgeoise du gouvernement ne voulait pas travailler et le sabotait, et ensuite parce que le gouvernement du Wuhan n’approuvait pas la composition du gouvernement de Shanghaï. De l’activité de ce gouvernement, on connaît trois décrets et l’un d’eux, en passant, parle de préparer une réception triomphale pour Tchang Kaï-Chek dont on attendait l’arrivée à Shanghaï.
A Shanghaï, à ce moment-là, les relations entre l’armée et les ouvriers se tendirent. On sait par exemple que l’armée attira délibérément les ouvriers au massacre. Pendant plusieurs jours, l’armée s’arrêta aux portes de Shanghaï et ne voulut pas entrer dans la ville parce qu’elle savait que les ouvriers y combattaient les gens du Chantung et qu’elle voulait saigner les ouvriers dans cette lutte. Elle entrerait plus tard. Ensuite, l’armée entra à Shanghaï. Mais il y avait parmi ces troupes une division qui sympathisait avec les ouvriers - la première division de l’armée de Canton. Son chef Xue Yue, était en disgrâce auprès de Tchang Kaï-Chek qui connaissait ses sympathies pour le mouvement de masses, puisqu’il sortait lui-même de ses rangs. Il fût d’abord commandant de compagnie puis de division.
Xue Yue vint voir les camarades à Shanghaï et leur dit qu’il y avait un coup militaire en préparation, que Tchang Kaï-Chek l’avait convoqué au Quartier Général, qu’il l’avait reçu avec une froideur inhabituelle et que lui, Xue Yue n’y retournerait pas, craignant un piège. Tchang Kaï-Chek proposa à Xue Yue de quitter la ville avec sa division et d’aller au front ; et lui, Xue Yue proposa au Comité Central de lui donner son accord pour ne pas obéir à l’ordre de Tchang Kaï-Chek. Il était prêt à rester à Shanghaï et à combattre aux côtés des ouvriers de Shanghaï contre le coup militaire en préparation. A tout cela, nos dirigeants responsables du parti communiste chinois, y compris Tchen Du-Siu, répondirent qu’ils étaient informés de la préparation de ce coup, mais qu’ils ne voulaient pas un conflit prématuré avec Tchang Kaï-Chek. La l° division fut envoyée hors de la ville et celle-ci occupée par la le division de Paï Chungxi ; deux jours plus tard, les ouvriers de Shanghaï étaient massacrés".

Pourquoi ce récit réellement bouleversant a-t-il été retiré du compte rendu (p. 32) ? Parce qu’il ne s’agissait pas du tout du P.C. chinois, mais du Bureau Politique du P.C.U.S. Le 2 mai 1927, Staline parlait au plenum du C.E.I.C. :

"L’Opposition est mécontente parce que les ouvriers de Shanghaï ne sont pas encore entrés dans une bataille décisive contre les impérialistes et leurs mercenaires. Mais ils ne comprennent pas que la révolution en Chine ne peut pas se développer sur un rythme rapide. Ils ne comprennent pas qu’on ne peut prendre une décision d’engager une lutte décisive dans des conditions défavorables. L’Opposition ne comprend pas que de ne pas éviter une lutte décisive dans des conditions défavorables, (quand on peut l’éviter), signifie faciliter le travail des ennemis de la révolution"...

Cette partie du discours de Staline est intitulée "Les Erreurs de l’Opposition". Dans la tragédie de Shanghaï, Staline a trouvé des erreurs... de l’Opposition. En réalité, l’Opposition ne connaissait pas encore à cette époque les circonstances concrètes de la situation à Shanghaï, c’est-à-dire qu’elle ne savait pas à quel point la situation était bien plus favorable aux ouvriers fin mars-début avril, en dépit de toutes les fautes et de tous les crimes de la direction de l’I.C. Même à travers l’histoire délibérément cachée de Khitarov, il est clair qu’on aurait pu sauver la situation même à ce moment-là. Les ouvriers de Shanghaï sont au pouvoir. Ils sont partiellement armés. Il y a la possibilité de les armer beaucoup plus. L’armée de Tchang Kaï-Chek n’est pas sûre. Dans certaines unités, même le commandement est du côté des ouvriers. Mais tout et tous sont paralysés au sommet. Il ne faut pas préparer une lutte décisive contre Tchang Kaï-Chek, mais sa réception triomphale. Parce que Staline a donné de Moscou ses instructions catégoriques : non seulement ne pas résister à l’allié Tchang Kaï-Chek, mais au contraire montrer votre loyauté à son égard. Comment ? Couchez-vous et faites le mort.

Au plenum du C.E.I.C. de mai, Staline a défendu encore sur le terrain technique, tactique, cette terrible reddition de positions sans combat, qui a conduit à l’écrasement du prolétariat dans la révolution. Une demi-année plus tard, au 15° congrès du P.C.U.S., Staline gardait déjà le silence. Les délégués du congrès ont prolongé le temps de parole de Khitarov pour lui permettre de finir son récit, qui les prenait, même eux. Mais Staline a trouvé une façon très simple de s’en sortir en supprimant du compte-rendu le récit de Khitarov. Nous publions ici pour la première fois ce récit historique.

Notons en outre une circonstance intéressante : tout en embrouillant le cours des événements autant que possible et en dissimulant le seul véritable coupable, Khitarov désigne comme unique responsable Chen Du-Siu que les staliniens avaient jusque là défendu par tous les moyens contre l’Opposition parce qu’il n’avait fait qu’exécuter leurs instructions. Mais à cette époque, il était déjà devenu clair que le camarade Tchen Du-Siu n’accepterait pas de jouer le rôle de bouc émissaire silencieux, qu’il voulait ouvertement analyser les raisons de cette catastrophe. Tous les chiens de l’I.C. ont été lâchés sur lui, non pour des erreurs fatales à la révolution, mais parce qu’il refusait de duper les ouvriers et de servir de couverture à Staline.
Les organisateurs de "I’infusion de sang ouvrier et paysan"

L’organe dirigeant de I’I.C. écrivait le 18 mars 1927, environ trois semaines avant le coup de Shanghaï :

"La direction du Kuomintang souffre à présent d’un manque de sang ouvrier et paysan révolutionnaire. Le parti communiste chinois doit aider à lui en infuser et alors la situation changera radicalement" .

Quel jeu de mot prophétique ! Le Kuomintang a besoin de "sang ouvrier et paysan". L’aide a été pleinement assurée : en avril-mai, Tchang Kaï-Chek et Wang Jing-Weï ont reçu une "infusion" suffisante de sang ouvrier et paysan !

En ce qui concerne le chapitre Tchang Kaï-Chek de la politique de Staline, le 8° plenum (mai 1927) déclarait :

"Le C.E.I.C. considère que la tactique du bloc avec la bourgeoisie nationale dans la période de déclin actuel de la révolution était tout à fait correcte. L’Expédition du Nord à elle seule justifie historiquement cette tactique" ...

Et comment !

Voilà Staline tout entier. L’Expédition du Nord qui soit dit en passant s’est révélée être une expédition contre le prolétariat, sert de justification à son amitié avec Tchang Kaï-Chek. Le C.E.I.C. a fait tout ce qu’il pouvait pour qu’on ne puisse tirer les leçons du bain de sang des ouvriers chinois.
Staline répète son expérience avec le Kuomintang "de gauche"

Plus loin, le point remarquable suivant du discours de Khitarov a été également été coupé :

"Après le coup de Shanghaï, il est devenu clair pour tous qu’une nouvelle époque commence dans la révolution chinoise ; la bourgeoisie recule et abandonne la révolution. Cela a été reconnu et aussitôt dit. Mais on a perdu de vue une chose, c’est que, pendant que la bourgeoisie abandonnait la révolution, le gouvernement de Wuhan ne pensait même pas à abandonner la bourgeoisie. Malheureusement la majorité de nos camarades ne l’a pas compris : ils avaient des illusions sur le gouvernement de Wuhan. Ils considéraient le gouvernement de Wuhan presque comme une image, un prototype de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie (omission p. 33). Après le coup de Wuhan, il est devenu clair que la bourgeoisie battait en retraite"...

Ce serait ridicule si ce n’était pas si tragique. Après que Tchang Kaï-Chek ait tué la révolution en affrontant les ouvriers désarmés par Staline, les pénétrants "stratèges" ont fini par "comprendre" que la bourgeoisie "battait en retraite". Mais, ayant reconnu que son ami Tchang Kaï-Chek battait en retraite, Staline a ordonné aux communistes chinois de se subordonner au même gouvernement de Wuhan qui selon les informations de Khitarov au 15° congrès "ne pensait même pas à abandonner la bourgeoisie". Malheureusement, "nos camarades ne l’ont pas compris". Quels camarades ? Borodine, qui était pendu aux télégrammes de Staline ? Khitarov ne donne aucun nom. La révolution chinoise lui est chère, mais lui est plus cher encore. Ecoutons pourtant Staline :

"Le coup de Tchang Kaï-Chek signifie qu’il va y avoir maintenant deux camps, deux gouvernements, deux armées, deux centres dans le Sud : un centre révolutionnaire à Wuhan et un centre contre-révolutionnaire à Nankin".

L’endroit où est situé le centre de la révolution est-il clair ? A Wuhan !

"Cela signifie que le Kuomintang révolutionnaire, à Wuhan, menant une lutte décisive contre le militarisme et l’impérialisme, va en réalité se transformer en un organe de la dictature démocratique révolutionnaire de prolétariat et de la paysannerie".

Nous voyons enfin maintenant à quoi ressemble la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.

"Il en découle que la politique d’étroite collaboration des gauches et des communistes à l’intérieur du Kuomintang acquiert une force particulière et une signification particulière à l’étape présente que, sans une telle collaboration, la victoire de la révolution est impossible" (Questions de la révolution chinoise, pp.125 à 127)

Sans la collaboration des bandits contre-révolutionnaires du Kuomintang "de gauche", la "victoire de la révolution est impossible" ! C’est ainsi que Staline, pas après pas, à Canton, Shanghaï, Hankou, a assuré la victoire de la révolution.
Contre l’Opposition, pour le Kuomintang !

Comment l’I.C. a-t-elle considéré le Kuomintang de gauche ? Le 8° plenum du C.E.I.C. a donné une réponse claire à cette question dans sa lutte contre l’Opposition :

"Le C.E.I.C. rejette avec la plus grande détermination la revendication de quitter le Kuomintang (...) Le Kuomintang en Chine est précisément la forme spécifique d’organisation dans laquelle le prolétariat collabore directement avec la petite bourgeoisie et la paysannerie".

De cette manière, le C.E.I.C. a très correctement vu dans le Kuomintang la réalisation stalinienne de l’idée des partis "biclassistes ouvriers et paysans".

Rafès, qui n’est pas un inconnu, puisqu’il fut d’abord ministre de Petlioura et ensuite appliqua en Chine les instructions de Staline, écrivait en mai 1927 dans l’organe théorique du P.C.U.S. :

"Nos oppositionnels russes, on le sait, considèrent aussi comme nécessaire que les communistes quittent le Kuomintang. Une défense consistante de ce point de vue conduirait les adhérents de cette politique à quitter le Kuomintang pour la fameuse formule proclamée par le camarade Trotsky en 1917 : "Pas de tsar, mais un gouvernement ouvrier !", qui, pour la Chine, aurait pu changer de forme : "Pas de militaristes, mais un gouvernement ouvrier !". Nous n’avons pas de raison d’écouter des défenseurs aussi consistants de l’idée de quitter le Kuomintang" (Proletarskaïa Revolutsia, p.54)

Le mot d’ordre de Staline-Rafès était "Sans les ouvriers, mais avec Tchang Kaï-Chek !","Sans les paysans, mais avec Wang Jing-Weï !", "Contre l’Opposition, mais avec le Kuomintang !".
Staline désarme de nouveau les ouvriers et paysans chinois

Quelle fut la politique de la direction pendant la période du gouvernement de Wuhan de la révolution ? Ecoutons le stalinien Khitarov sur cette question. Voilà ce qu’on peut lire dans le compte rendu du 15° congrès :

"Quelle était la politique du C.C. du parti communiste à cette époque, pendant toute cette période ? Cette politique était menée sous le mot d’ordre de retraite ( ... )

Sous le mot d’ordre de retraite - dans la période révolutionnaire, au moment des plus grandes tensions des luttes révolutionnaires - le parti communiste continue son travail et rend une position après l’autre sans combat. A ce type de redditions appartiennent l’accord pour subordonner tous les syndicats, toutes les unions paysannes et autres organisations révolutionnaires au Kuomintang, le rejet de l’action indépendante sans la permission du C.C. du Kuomintang, la décision de désarmer volontairement les piquets ouvriers à Hankou, la dissolution des organisations de pionniers à Wuhan, l’écrasement de fait de toutes les unions paysannes sur le territoire du gouvernement national, etc. "

Il est dépeint ici tout à fait franchement la politique du parti communiste chinois dont la direction aide en réalité la bourgeoisie "nationale" à écraser le soulèvement populaire et anéantir les meilleurs combattants du prolétariat et de la paysannerie.

Mais cette franchise est ici une traîtrise : la citation ci-dessus a été imprimée dans le compte rendu après une omission signalée ici par (...). Voici ce que dit ce passage dissimulé par Staline :

"En même temps, quelques camarades responsables, chinois et non-chinois, inventèrent le prétendue théorie de la retraite. Ils déclarèrent : la réaction progresse contre nous de tous côtés. Il nous faut donc tout de suite battre en retraite en bon ordre pour préserver les possibilités d’un travail légal et, si nous battons en retraite, nous y arriverons, mais, si nous nous défendons ou essayons d’avancer, nous perdrons tout"

C’est précisément en ces jours (fin mai 1927) où la contre-révolution de Wuhan commençait à écraser les ouvriers et paysans devant le Kuomintang de gauche, que Staline déclare au plenum du C.E.I.C., le 24 mai 1927 :

"La révolution agraire est la base et le contenu de la révolution démocratique-bourgeoise en Chine. Le Kuomintang à Hankou et le gouvernement de Hankou sont le centre du mouvement révolutionnaire bourgeois-démocratique" (Compte-rendu, éd. allemande, p.71 )

A une question écrite d’un ouvrier demandant pourquoi il n’y avait pas eu de soviets formés à Wuhan, Staline répondait :

"Il est clair que quiconque appelle maintenant à la création immédiate de soviets de députés dans ce district, essaie de sauter (!) par-dessus la phase Kuomintang de la révolution chinoise et risque de mettre celle-ci dans une position très difficile".

Précisément : dans une position "très difficile" ! Le 13 mai 1927, dans une conversation avec des étudiants, Staline déclarait :

"Faudrait-il en général créer en Chine des soviets de députés ouvriers et paysans ? Il faudra les créer après le renforcement de gouvernement révolutionnaire de Wuhan, après le développement de la révolution agraire, dans la transformation de la révolution agraire, la révolution démocratique bourgeoise en révolution du prolétariat".

De cette manière, Staline ne jugeait pas possible de renforcer la position des ouvriers et des paysans à travers des soviets, tant que les positions du gouvernement de Wuhan, de la bourgeoisie contre-révolutionnaire n’étaient pas renforcées.

Faisant référence aux fameuses thèses de Staline justifiant sa politique de Wuhan, l’organe des mencheviks russes écrivait à cette époque :

"On trouve vraiment peu à dire contre l’essence de la ligne tracée ici. Autant que possible, rester dans le Kuomintang, se cramponner le plus longtemps possible à son aile gauche et au gouvernement de Wuhan, "éviter une lutte décisive dans des conditions défavorables" ; ne pas lancer le mot d’ordre de "Tout le pouvoir aux soviets !" pour ne pas "donner de nouvelles armes aux ennemis du peuple chinois pour leur lutte contre la révolution, pour créer de nouvelles légendes qu’il ne s’agit pas en Chine d’une révolution nationale, mais de la transplantation artificielle de la soviétisation par Moscou" - qu’est-ce qui pourrait en réalité être plus sensé ?" (Sotsialistitcheski Vestnik, n° 9 (151), p.1 ).

Pour sa part, le 8° plenum du C.E.I.C. qui siégeait à la fin de mai 1927, c’est-à-dire à un moment où l’écrasement des organisations des ouvriers et des paysans à Wuhan avait déjà commencé, adopta la décision suivante :

"Le C.E.I.C. appelle avec insistance l’attention du parti communiste chinois sur la nécessité de prendre toutes les mesures possibles pour le renforcement et le développement de toutes les organisations de masse des ouvriers et des paysans (...) dans toutes ces organisations, il faut faire une agitation pour entrer dans le Kuomintang, le transformer en une puissante organisation de la démocratie petite-bourgeoise révolutionnaire et de la classe ouvrière"

"Entrer dans le Kuomintang" signifie aller volontairement au massacre, La sanglante leçon de Shanghaï est passée sans laisser de trace. Les communistes, comme auparavant, ont été transformés en pâtres des troupeaux pour le parti des bourreaux bourgeois (le Kuomintang) en fournisseurs de "sang ouvrier et paysan" pour Wang Jing-Weï et compagnie.
L’expérience stalinienne du ministérialisme

Malgré l’expérience de la Kerenskyade russe et la protestation de l’Opposition de gauche, Staline a terminé sa politique Kuomintang par une expérience de ministérialisme : deux communistes sont entrés dans le gouvernement bourgeois en qualité de ministres du travail et de l’agriculture - postes classiques des otages ! - sous les instructions directes de l’I.C. pour paralyser la lutte de classes, avec l’objectif de préserver le front unique. Ces directives ont été constamment données par télégramme de Moscou depuis août 1927.

Ecoutons comment Khitarov a dépeint le "ministérialisme" communiste pratiqué avant l’audition des délégués au 15° congrès du P.C.U.S. :

"Vous savez qu’il y avait deux ministres communistes dans le gouvernement", dit Khitarov. Le reste de ce passage est rayé du procès-verbal :

"Ensuite, ils (les ministres communistes) ont cessé de venir à leurs ministères, d’y apparaître en personne et se sont faits remplacer par une centaine de fonctionnaires. Sous leur activité, il n’a pas été promulgué une seule loi favorable aux ouvriers et aux paysans. Cette activité répréhensible a pris fin de façon plus répréhensible encore, honteuse. Les ministres ont dit que l’un d’eux était malade et que l’autre voulait aller à l’étranger, etc. et ils ont demandé à être remplacés. Ils n’ont pas démissionné avec une déclaration politique dans laquelle ils auraient déclaré : vous êtes des contre-révolutionnaires, vous êtes des traîtres, nous ne marchons plus avec vous. Non, ils ont déclaré que l’un d’eux était malade. En outre, Tan Pingshan a écrit qu’il ne pouvait faire face à l’ampleur du mouvement paysan. Qui donc le peut ? C’est clair, les militaires et personne d’autre. C’était une légalisation ouverte de la suppression rigoureuse du mouvement paysan menée par le gouvernement de Wuhan".

C’est à quoi ressemblait la participation des communistes à la "dictature démocratique" des ouvriers et des paysans. En décembre 1927, quand les discours et articles de Staline étaient encore frais dans les esprits de tous, le récit de Khitarov ne pouvait pas être reproduit, même si ce dernier - jeune, mais précoce à la recherche de son propre bien-être -, n’a pas dit un mot sur les dirigeants de Moscou du ministérialisme chinois et a même fait référence à Borodine seulement comme "un certain camarade non-chinois".

Tan Pingshan s’est plaint - et Khitarov a hypocritement ragé - qu’il ne pouvait venir à bout du mouvement paysan. Mais Khitarov ne pouvait pas ne pas savoir que c’était exactement la tâche que Staline avait assignée à Tan Pingshan. Tan Pingshan vint à Moscou à la fin de 1926 chercher des instructions et rendit compte au plenum du C.E.I.C. de la façon dont il était venu à bout des "trotskystes", c’est-à-dire des communistes qui voulaient quitter le Kuomintang pour organiser les ouvriers et les paysans. Staline envoyait à Tan Pingshan des instructions télégraphiques pour réprimer le mouvement paysan pour ne pas heurter Tchang Kaï-Chek et l’Etat-major militaire bourgeois. En même temps, Staline accusait l’Opposition de... sous-estimer la paysannerie.

Le 8° plenum a même adopté une spéciale "résolution sur les interventions des camarades Trotsky et Vuyovic à la session plénière du C.E.I.C.". Elle dit :

"Le camarade Trotsky (...) a demandé à la session plénière l’établissement de la dualité de pouvoirs sous la forme de soviets et l’adoption immédiate d’une ligne pour le renversement du gouvernement du Kuomintang de gauche. Cette revendication apparemment (!) ultra-gauche (!!) mais en réalité opportuniste (!!!) n’est rien qu’une répétition de la vieille position trotskyste consistant à sauter par-dessus la phase petite-bourgeoise, paysanne, de la Révolution" .

On voit ici dans toute sa nudité l’essence de la lutte contre le trotskysme : la défense de la bourgeoisie contre la révolution des ouvriers et des paysans.
Dirigeants et masses

Toutes les organisations de la classe ouvrière ont été utilisées par les "dirigeants" pour freiner, réprimer, paralyser la lutte des masses révolutionnaires. Voici ce que racontait Khitarov :

"Le congrès des syndicats fut reporté jour après jour et quand il fut finalement réuni, aucune tentative ne fut faite pour l’utiliser afin d’organiser la résistance. Au contraire, le dernier jour du congrès, il fut décidé d’organiser une manifestation avant la construction du gouvernement national avec l’objectif d’exprimer leurs sentiments de loyauté au gouvernement. Lozovsky : Je leur ai fait peur avec mon discours"

Lozovsky n’avait pas honte à ce moment de se mettre en avant. "Faisant peur" aux mêmes syndicalistes chinois qu’il avait induits en confusion, avec des phrases courageuses, Lozovsky réussit sur place en Chine, à ne rien voir, ne rien comprendre, ne rien prévoir. Retour de Chine, ce dirigeant écrivit : "Le prolétariat est devenu la force dominante pour l’émancipation nationale de la Chine" (Workers’ China, p.6).

Voilà ce qu’on disait d’un prolétariat dont la tête était en train d’être écrasée dans les menottes de fer de Tchang Kaï-Chek. C’est ainsi que le secrétaire général de l’Internationale Syndicale Rouge trompait les ouvriers du monde entier. Et après l’écrasement des ouvriers chinois (avec l’aide de toutes sortes de "secrétaires généraux"), Lozovsky tourne en ridicule les syndicalistes chinois. Ces "couards" ont été "effrayés" par les intrépides discours du très intrépide Lozovsky. Dans ce petit épisode on trouve l’art des actuels "dirigeants", tout leur mécanisme, toute leur morale !

La puissance du mouvement révolutionnaire des masses populaires était réellement incomparable. Nous avons vu qu’en dépit de trois années d’erreurs, la situation aurait pu être sauvée à Shanghaï si l’on y avait reçu Tchang Kaï-Chek non comme un libérateur, mais comme un ennemi mortel. Mieux, même après le coup de Shanghaï, les communistes auraient pu se renforcer dans les provinces. Mais ils avaient l’ordre de se soumettre au Kuomintang de "gauche". Khitarov donne une description d’un des épisodes les plus éclairants de la deuxième contre-révolution effectuée par le Kuomintang de gauche :

"Le coup s’est produit à Wuhan le 21-22 mai. Il s’est produit dans des circonstances simplement incroyables. A Shanghaï, l’armée consistait en 1700 soldats et les paysans formaient la majorité des détachements armés, rassemblés autour de Changsha eu nombre de 20 000 environ. En dépit de cela, le commandement militaire réussit à s’emparer du pouvoir en tirant sur tous les paysans actifs, en dispersant toutes les organisations révolutionnaires, et en établissant sa dictature seulement du fait de la politique couarde, irrésolue, conciliatrice, des dirigeants de Changsha et Wuhan. Quand les paysans apprirent le coup de Changsha, ils commencèrent à se préparer pour se réunir autour de Changsha pour marcher sur elle. La marche fut fixée au 21. Les paysans commencèrent à déverser en sa direction leurs détachements toujours plus nombreux. Il était clair qu’ils allaient prendre la ville sans difficulté. Mais à ce moment arriva une lettre du Comité Central du parti communiste chinois dans laquelle Tchen Du-Siu écrivait qu’ils devraient éviter un conflit ouvert et transférer la question à Wuhan. Sur la base de cette lettre, le comité de district envoya aux détachements paysans un ordre de reculer et de ne plus avancer ; mais il n’atteignit pas deux détachements. Ils marchèrent sur Wuhan et furent anéantis par les soldats" (Compte-rendu, p.34)

C’est approximativement ainsi que les choses se sont passées dans les autres provinces. Sous la direction de Borodine - "Borodine est sur ses gardes" - les communistes chinois ont exécuté très scrupuleusement les instructions de Staline de ne pas rompre avec le Kuomintang dirigeant choisi de la révolution démocratique. La capitulation de Changsha a eu lieu le 31 mai, soit quelques jours après le 8° plenum du C.E.I.C. et en totale conformité avec ses décisions. Les dirigeants ont en réalité tout fait pour détruire la cause des masses ! Dans le même discours, Khitarov déclare :

"J’estime de mon devoir de déclarer qu’en dépit du fait que le P.C. chinois a pendant longtemps commis des erreurs opportunistes inouïes (...) nous ne devons cependant pas blâmer pour elles les masses du parti (...) J’ai la conviction profonde, car j’ai vu beaucoup de sections de l’I.C. qu’il n’existe pas d’autre section aussi dévouée à la cause du communisme, aussi courageuse dans son combat pour notre cause que les communistes chinois. Il n’existe pas de communistes aussi courageux que les camarades communistes" (ibid., p.36)

Incontestablement, les ouvriers et paysans révolutionnaires chinois ont révélé un exceptionnel esprit de sacrifice dans la lutte. Ils ont été écrasés en même temps que la révolution par la direction opportuniste. Pas celui qui siégeait à Canton, Shanghaï et Wuhan, par celui qui commandait à Moscou. Tel sera le verdict de l’histoire !
Le soulèvement de Canton

Le 7 août 1927, la conférence extraordinaire du P.C. chinois a condamné, conformément aux instructions antérieures de Moscou, la politique opportuniste de sa direction, c’est-à-dire tout le passé, et décidé de préparer une insurrection armée. Les émissaires de Staline avaient pour tâche de préparer une insurrection armée à Canton programmée au moment du 15° congrès du P.C.U.S., afin de dissimuler l’extermination physique de l’Opposition russe sous le triomphe politique de Staline en Chine.

Sur la vague déclinante, alors que la dépression prévalait encore dans les masses urbaines, le soulèvement "soviétique" de Canton a été hâtivement organisé, héroïque par la conduite des ouvriers, criminel par l’aventurisme de la direction. La nouvelle d’un nouvel écrasement à Canton arriva exactement au moment du 15° congrès. De cette façon, Staline écrasa les bolcheviks-léninistes exactement au moment où son allié d’hier, Tchang Kaï-Chek, écrasait les communistes chinois.

Il fallait dresser un nouveau bilan, c’est-à-dire rejeter une fois de plus la responsabilité sur les exécutants. Le 7 février 1928, la Pravda écrivait : "Les armées provinciales ont combattu toutes ensemble contre Canton la rouge et c’est la plus grande et la plus ancienne faiblesse du P.C.C., un travail politique tout à fait insuffisant pour "la décomposition des armées réactionnaires" .

"La plus ancienne faiblesse" !. Est-ce que cela veut dire que le P.C. avait pour tâche de décomposer les armées du Kuomintang ? Depuis quand ?

Le 25 février 1927, un mois et demi avant l’écrasement de Shanghaï, l’organe central de l’I.C. écrivait :

"Le P C chinois et les ouvriers chinois conscients ne doivent en aucune circonstance suivre une tactique qui désorganiserait les armées révolutionnaires, précisément parce que l’influence de la bourgeoisie y est dans une certaine mesure forte" (Die Kommunistische Internationale, 25 février 1927, p.19).

Et voici ce que Staline dit - et répéta à chaque occasion - au plenum du C.E.I.C. le 24 mai 1927 :

"Ce n’est pas le peuple désarmé qui se dresse contre les armées d’Ancien Régime en Chine, mais un peuple armé sous la forme de l’Armée révolutionnaire. En Chine, une révolution armée combat la contre-révolution armée" .

A l’été et à l’automne de 1927, les armées du Kuomintang étaient décrites comme un peule en armes. Mais quand ces armées ont écrasé l’insurrection de Canton, la Pravda déclara que la "plus ancienne (!) faiblesse" des communistes chinois était leur incapacité à décomposer les "armées réactionnaires", celles-là même qui étaient proclamées "peuple révolutionnaire" la veille seulement de Canton !

Honteux saltimbanques ! A-t-on jamais vu chose semblable parmi les vrais révolutionnaires ?
La période du putschisme

Le 9° plenum du C.E.I.C. s’est réuni en février 1928, moins de deux mois après l’insurrection de Canton. Comment a-t-il estimé là situation ? Voilà les termes exacts de la résolution :

"Le C.E.I.C. fait un devoir à toutes les sections de combattre les calomnies des social-démocrates et des trotskystes qui affirment que la révolution chinoise a été liquidée".

Quel subterfuge de trahison, et en même temps misérable ! La social-démocratie considère en réalité que la victoire de Tchang Kaï-Chek est la victoire de la révolution nationale, le confus Urbahns s’est aussi laissé entraîner sur cette position. L’Opposition de gauche considère que la victoire de Tchang Kaï-Chek est la défaite de la révolution nationale. L’Opposition n’a jamais dit et n’aurait jamais pu dire que la révolution chinoise était liquidée en général. Ce qui a été liquidés embrouillé, trompé, et écrasé, ce n’est que la deuxième révolution chinoise (1925-1927). Cela seul suffirait comme réalisation pour ces messieurs de la direction ! Nous avons maintenu, à partir de l’automne de 1927, qu’une période de recul était devant nous en Chine, la retraite du prolétariat, le triomphe de la contre-révolution. Quelle était la position de Staline ? Le 7 février 1928, la Pravda écrivait :

"Le parti communiste chinois avance vers une insurrection armée. Toute la situation en Chine parle en faveur du fait que c’est là le cours juste (...) L’expérience prouve que le parti communiste chinois doit concentrer tous ses efforts sur la tâche de la préparation quotidienne et générale soigneuse de l’insurrection armée".

Le 9° plenum du C.E.I.C., avec des réserves bureaucratiques ambiguës sur le putschisme, a approuvé cette ligne aventuriste. L’objet de ces réserves est connu : faire des trous pour que le "dirigeant" puisse y ramper dans le cas d’une nouvelle retraite. La résolution criminellement légère du 9° plenum signifiait pour la Chine de nouvelles aventures, de nouvelles escarmouches, la rupture avec les masses, la perte de positions, la destruction des meilleurs éléments révolutionnaires au feu de l’aventurisme, la démoralisation des résidus du parti. Toute la période entre la conférence du parti chinois, le 7 août 1927, et le 6° congrès de I’I.C., le 8 juillet 1928, est profondément imprégnée de la théorie et de la pratique du putschisme. C’est ainsi que la direction stalinienne a porté les derniers coups à la révolution et au parti communiste chinois. Ce n’est qu’au 6° congres que la direction de l’I.C. a reconnu que :

"L’insurrection de Canton était objectivement une "bataille d’arrière-garde" d’une révolution en recul" (Pravda, 27 juillet 1928).

"Objectivement" ? Et subjectivement ? C’est-à-dire dans la conscience de ses initiateurs, les dirigeants ? Tel est le caractère masqué de la reconnaissance du caractère aventuriste de l’insurrection de Canton. Quoiqu’il en soit, un an après l’Opposition, et, ce qui est plus important, après une série de défaites cruelles, l’I.C. a reconnu que la seconde révolution chinoise s’était terminée avec la période de Wuhan et qu’on ne pouvait pas la ressusciter par l’aventurisme. Au 6° congrès, le délégué chinois Chan Fuyun rendait compte :

"La défaite de l’insurrection de Canton a porté un coup encore plus dur au prolétariat chinois. La première étape de la révolution s’est de cette façon terminée avec une série de défaites. Dans les centres industriels, on ressent une dépression dans le mouvement ouvrier" ( Pravda, 17 juillet 1928).

Les faits... ce sont des choses obstinées. Il a fallu que cela soit reconnu aussi au 6° congrès. Le mot d’ordre d’insurrection armée a été éliminée. Tout ce qui restait, c’était le nom "deuxième révolution chinoise" (1925-1927), "première étape", de ce qui est séparée de la future seconde étape par une période indéfinie. C’était une tentative terminologique pour sauver au moins une partie du prestige.
Après le 6° congrès

Le délégué du P.C. chinois, Siu, a déclaré au 16° congrès du P.C.U.S. :

"Seuls les renégats trotskystes et les Chen Du-Siuistes chinois disent que la bourgeoisie nationale a une perspective de développement (?) indépendant (?) et de stabilisation (?)."

Laissons de côté cette attaque. Ces malheureux ne seraient jamais à l’hôtel Lux [1] s’ils n’attaquaient pas l’Opposition. C’est leur seule ressource. Tan Pingshan a tonné exactement de la même manière contre les "trotskystes" au 7° plenum du C.E.I.C. avant de passer à l’ennemi. Ce qui est curieux dans sa crue absence de vergogne, c’est la tentative de nous attribuer à nous, oppositionnels de gauche, l’"idéalisation de la bourgeoisie nationale" chinoise et son "développement indépendant". Les agents de Staline, comme leurs dirigeants, fulminent parce que la période après le 6° congrès a révélé une fois de plus leur totale incapacité à comprendre que les circonstances ont changé et la direction de leurs futurs développements.

Après la défaite de Canton, à une époque où le C.E. de l’I.C. en février 1928, était orienté vers une insurrection armée, nous déclarions en opposition à cela :

"La situation va maintenant changer exactement dans le sens opposé. Les masses ouvrières vont temporairement se retirer de la politique, le parti va s’affaiblir ce qui n’exclut pas la poursuite de soulèvements paysans. L’affaiblissement de la guerre des généraux comme celui des grèves et soulèvements du prolétariat conduira inévitablement entre temps à un établissement de processus élémentaires de vie économique dans la campagne et par conséquent à une certaine reprise commerciale et industrielle, bien que faible. La seconde ressuscitera les luttes grévistes des ouvriers et permettra au parti communiste, à la condition d’avoir une ligne juste, de rétablir le, contact et l’influence pour pouvoir ultérieurement, sur un plan plus élevé, articuler l’insurrection ouvrière avec la guerre paysanne. C’est en quoi consiste notre prétendu liquidationnisme".

Mais, en-dehors de ces attaques, qu’a dit Siu de la Chine des deux dernières années ? D’abord il a affirmé ce fait :

"En Chine, l’industrie et le commerce ont marqué une certaine renaissance en 1928".

Et plus loin :

"En 1928, 400 000 ouvriers ont fait grève, en 1929, il y a déjà eu 550 000 grévistes. Dans la première moitié de 1930, le mouvement ouvrier s’est encore renforcé dans son rythme de développement".

On comprend que nous devons être très prudents avec les chiffres de l’I.C., y compris ceux de Siu. Mais indépendamment d’une possible exagération des chiffres, l’exposé de Siu soutient totalement notre pronostic de la fin de 1927 et du début de 1928.

Malheureusement, la direction du C.E.I.C. et le parti communiste chinois ont pris leur point de départ du pronostic directement opposé. Le mot d’ordre de l’insurrection armée n’a été abandonné qu’au 6° congrès, c’est-à-dire au milieu de 1928. Mais, outre cette décision purement négative, le parti n’a reçu aucune orientation nouvelle. La possibilité d’une renaissance économique n’a pas été prise en considération par lui. Peut-on un seul instant douter que, si la direction de l’I.C. ne s’était pas occupée à de stupides accusations de liquidationnisme contre l’Opposition et avait compris à temps la situation, comme nous l’avons fait, le parti communiste chinois serait incontestablement plus fort, surtout dans le mouvement syndical ? Souvenons-nous que, pendant la plus forte montée de la deuxième révolution, dans la première moitié de 1927, il y avait 2 800 000 ouvriers organisés dans les syndicats sous l’influence du parti communiste. Actuellement, il y en a, selon Siu, autour de 60 000, et ce dans la Chine entière !

Et ces misérables "dirigeants", qui ont réussi à s’engager dans une impasse sans espoir, qui ont fait des dommages terrifiants, parlent des "renégats trotskystes" et pensent que par cette calomnie, ils peuvent réparer le dommage. C’est l’école de Staline ! Ce sont ses fruits !
Les Soviets et le caractère de classe de la révolution

Quel est, selon Staline, le rôle des soviets dans la révolution chinoise ? Quelle place leur a-t-il assigné dans l’alternance des étapes ? A quelle domination de classe sont-ils liés ?

Pendant l’Expédition du Nord, comme pendant la période de Wuhan, nous avons entendu Staline dire que les soviets peuvent être créés seulement après la réalisation de la révolution démocratique bourgeoise, seulement sur le seuil de la révolution prolétarienne. C’est précisément pour cela que le Bureau Politique, suivant aveuglément Staline, a obstinément rejeté le mot d’ordre des soviets avancé par l’Opposition :

"Le mot d’ordre des soviets ne signifie rien qu’un saut direct par-dessus l’étape de la révolution démocratique bourgeoise et l’organisation du pouvoir du prolétariat" ("Réponse du Bureau Politique" à l’Opposition et à ses thèses, avril 1927)

Le 24 mai, après le coup d’Etat de Shanghaï et pendant le coup de Wuhan, Staline prouvait de la façon suivante l’incompatibilité des soviets et la révolution démocratique bourgeoise :

"Mais les ouvriers ne s’y arrêteront pas s’ils ont des soviets de députés ouvriers. Ils diront aux communistes - et ils auront raison : si nous sommes les soviets et si les soviets sont les organes du pouvoir, alors ne pouvons-nous pas écraser un peu la bourgeoisie et les exproprier "un peu" ? Les communistes ne seraient que des outres gonflées de vent s’ils ne prennent pas le chemin de l’expropriation de la bourgeoisie avec l’existence des soviets de députés ouvriers et paysans. Est-il possible de prendre et devons-nous prendre cette route maintenant, dans la phase actuelle de la révolution ? Non, nous ne devrions pas."

Et qu’adviendra-t-il au Kuomintang quand (???-ND) sera passé à la révolution prolétarienne ? Staline avait tout prévu. Dans son discours aux étudiants du 13 mai 1927, que nous avons cité plus haut, Staline répondait :

"Je pense que, dans la période de la création des soviets de députés ouvriers et paysans et la préparation de l’Octobre chinois, le parti communiste chinois devra substituer au bloc actuel à l’intérieur du Kuomintang le bloc à l’extérieur du Kuomintang."

Nos grands stratèges avaient tout prévu - décidément tout prévu, sauf la lutte de classes. Même dans la question du passage la révolution prolétarienne, Staline a fourni au P.C. chinois un allié, avec le même Kuomintang. Pour réaliser la révolution socialiste, les communistes se sont vus permettre de quitter les rangs du Kuomintang, mais nullement de rompre le bloc avec lui. Comme on le sait, l’alliance avec la bourgeoisie était la meilleure condition pour la préparation de "l’Octobre chinois". Et on appelait tout cela le léninisme..

Quoi qu’il en sot, en 1925-1927, Staline posa la question des soviets de façon très catégorique, liant leur formation avec l’expropriation socialiste immédiate de la bourgeoisie. Il est vrai qu’il avait besoin de ce "radicalisme" à l’époque non pour défendre l’expropriation de la bourgeoisie, mais au contraire la défense de la bourgeoisie contre l’expropriation. Mais la façon de poser la question en principe était claire en tout cas : les soviets ne peuvent être exclusivement que les organes de la révolution socialiste. Telle était la position du Bureau Politique du P.C.U.S., telle était la position du C.E.I.C. Mais, à la fin de 1927, une insurrection a été menée à Canton à laquelle on a donné un caractère soviétique. Les communistes avaient le pouvoir. Ils ont décrété des mesures de caractère purement socialiste (nationalisation de la terre, des banques, des logements, des entreprises industrielles, etc.) Il semblerait que nous soyons confrontés à une révolution prolétarienne. Mais non. A la fin de février 1928, le 9° plenum du C.E.I.C. a dressé le bilan de l’insurrection de Canton. Et quel en fut le résultat ?

"L’année en cours dans la révolution chinoise est une période de révolution démocratique-bourgeoise, qui n’a pas été réalisée (...) La tendance à sauter par-dessus l’étape démocratique-bourgeoise de la révolution avec l’appréciation simultanée de la révolution comme une révolution "permanente" est une erreur semblable à celle de Trotsky en 1905"

Mais, dix mois auparavant (avril 1927), le Bureau Politique a déclaré que le mot d’ordre même de soviets (pas le trotskysme, le mot d’ordre des soviets !) signifie sauter par-dessus l’étape démocratique bourgeoise. Mais maintenant, après un épuisement total de toutes les variantes du Kuomintang, quand il fallut sanctionner le mot d’ordre des soviets, on nous a dit que seuls des trotskystes peuvent lier ce mot d’ordre avec la dictature prolétarienne. C’est ainsi que fut révélé que Staline en 1925-27 était un... trotskyste, malgré tout le reste.

Il est vrai que le programme de l’I.C. a opéré aussi un tournant décisif sur cette question. Parmi les plus importantes tâches des pays coloniaux, le programme mentionnait : "L’établissement d’une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie basée sur les soviets". Réellement miraculeux ! Ce qui était incompatible hier avec la révolution démocratique fut aujourd’hui proclamé comme son fondement. On chercherait vainement une explication de ce complet saut périlleux. Tout fût fait de façon très administrative.

Dans quel cas Staline avait-il tort ? Quand il déclarait que les soviets étaient incompatibles avec la révolution démocratique ou quand il déclarait que les soviets devaient être la base de la révolution démocratique ? Dans les deux cas cependant, Staline ne comprend pas la signification de la dictature prolétarienne, leurs rapports mutuels, et le rôle que peuvent jouer les soviets en liaison avec eux.

Il se manifesta cependant sous son meilleur jour, même en quelques mots, au 16° congrès du P.C.U.S.
La question chinoise au 16e congrès du P.C.U.S.

Dans son rapport de dix heures, Staline, aussi envie qu’il en ait eu, ne pouvait complètement ignorer la question de la révolution chinoise. Il y consacra exactement cinq phrases. Et quelles phrases ! En vérité, "multum in parvo" comme disaient les Romains. Désirant éviter tous les angles aigus, s’abstenir des généralisations risquées et encore plus de pronostics concrets, Staline, en quelques phrases, a réussi à faire toutes les erreurs qu’il lui restait à faire.

"Il serait ridicule de penser que le comportement des impérialistes ne sera pas impuni. Les ouvriers et paysans chinois ont déjà répondu par la création de soviets et une Armée rouge. On dit qu’un gouvernement soviétique a déjà été créé là. Je pense que si c’est vrai, il n’y a là rien de surprenant. Il n’est pas douteux que seuls les soviets peuvent sauver la Chine du démembrement total et de la paupérisation" (Pravda, 29 juin 1930)

"Il serait ridicule de penser". Voilà la base des conclusions ultérieures. Si le comportement des impérialistes doit inévitablement provoquer une réponse sous la forme des soviets et d’une Armée rouge, alors comment se fait-il que l’impérialisme existe encore en ce monde ?

"On dit qu’un gouvernement soviétique y a déjà été créé". Que veut dire "on dit" ? Qui le dit ? Et, plus important, qu’est-ce que le parti communiste a à dire ? Il fait partie de l’I.C. et son représentant a parlé au congrès. Cela signifie-t-il que le "gouvernement soviétique" a été créé en Chine sans le P.C. et sans son consentement ? Alors qui dirige le gouvernement ? Quels sont ses membres ? Quel parti a le pouvoir ? Non seulement Staline ne répond pas, mais il ne pose même pas la question.

"Je pense que si (!) c’ est vrai (!), il n’y a là rien de surprenant" Il n’y a rien de surprenant dans le fait qu’en Chine il a été créé un gouvernement soviétique sans le parti communiste et sans qu’il le sache, et sur la physionomie duquel le plus grand dirigeant de la révolution chinoise ne peut nous donner aucune information. Qu’est-ce d’autre au monde qui peut nous surprendre ?

"Il n’est pas douteux que seuls les soviets peuvent sauver la Chine du démembrement et de la paupérisation". Quels soviets ? Jusqu’à présent, nous avons vu toutes sortes de soviets : les soviets de Tseretelli , ceux d’Otto Bauer et de Scheidemann, d’un côté, les soviets bolcheviks de l’autre. Les soviets de Tseretelli ne pouvaient sauver la Russie du démembrement et de la paupérisation. Au contraire, toute leur politique allait vers la transformation de la Russie en une colonie de l’Entente. Seuls les bolcheviks ont transformé les soviets en une arme pour la libération des masses laborieuses. Quelle sorte de soviets sont les chinois ? Si le parti communiste chinois ne peut rien en dire, cela veut dire qu’il ne les dirige pas. Qui, alors ? Sauf les communistes, seuls des éléments de hasard, intermédiaires, gens d’un "Tiers parti", en un mot, des fragments du Kuomintang de second ou troisième rang, peuvent venir à la tête des soviets et créer un "gouvernement soviétique".

Hier encore, Staline pensait qu’il serait ridicule de penser à la création de soviets en Chine avant la réalisation de la révolution démocratique. Maintenant, il semble penser - si ses cinq phrases ont un sens - que, dans la révolution démocratique, les soviets peuvent sauver le pays même sans l’aide des communistes.

Parler d’un gouvernement soviétique sans parler de la dictature du prolétariat signifier tromper les ouvriers et aider la bourgeoisie , tromper les paysans. Mais parler de la dictature du prolétariat sans parler du rôle dirigeant du parti communiste signifie une fois de plus transformer la dictature du prolétariat en piège pour le prolétariat. Le parti communiste chinois cependant est maintenant extrêmement faible. Le nombre de ses membres ouvriers est limité à quelques centaines. Il y a aussi 50 000 ouvriers dans les syndicats rouges environ. Dans ces conditions, parler de la dictature du prolétariat comme une tâche immédiate, est de toute évidence impensable.

D’un autre côté, un large mouvement paysan est en train de se développer en Chine du Sud dans lequel prennent part des bandes de partisans. L’influence de la Révolution d’Octobre, en dépit des années de direction des épigones, est encore si grande en Chine que les paysans appellent leur mouvement "soviétique" et leurs bandes de partisans "armées rouges". Cela montre une fois de plus les profondeurs du philistinisme de Staline dans la période où, s’élevant contre les soviets, il disait qu’il ne fallait pas effrayer les masses du peuple chinois par une "soviétisation artificielle". Seul Tchang Kaï-Chek aurait pu en être effrayé, mais pas les ouvriers, pas les paysans pour qui, après 1917, les soviets sont devenus le symbole de l’émancipation. Les paysans chinois, on le comprend, ne mettent pas peu d’illusions dans le mot d’ordre des soviets. Ils sont pardonnables en cela. Mais est-ce pardonnable chez les suivistes dirigeants qui se bornent à une généralisation couarde et ambiguë des illusions de la paysannerie chinoise, sans expliquer au prolétariat la signification réelle des événements ?

"Il n’y a rien là de surprenant" dit Staline. Si les paysans chinois, sans la participation des centres industriels et sans la direction du parti communiste, ont créé un gouvernement soviétique. Mais nous disons que l’apparition d’un gouvernement soviétique dans ces circonstances est absolument impossible. Non seulement les bolcheviks, mais même le gouvernement Tseretelli ou demi-gouvernement des soviets ne pourraient apparaître que sur la base des villes. Penser que la paysannerie est capable de créer son gouvernement soviétique indépendamment signifie croire aux miracles. Ce serait le même miracle de créer une Armée rouge paysanne. Les partisans paysans ont joué un grand rôle révolutionnaire dans la révolution russe, mais sous l’existence de centres de dictature du prolétariat et d’une Armée rouge centralisée.

Avec la faiblesse du mouvement ouvrier actuellement, et avec la plus grande faiblesse encore du parti communiste, il est difficile de parler d’une dictature du prolétariat comme la tâche du jour en Chine. C’est pourquoi Staline, nageant à la suite du soulèvement paysan, est obligé, en dépit de ses déclarations antérieures, de lier les soviets paysans, l’armée rouge paysanne avec la dictature démocratique bourgeoise. La direction de la dictature, qui est une tâche trop lourde pour le parti communiste, est remise à quelque autre parti politique, à quelque révolutionnaire. Puisque Staline a empêché les ouvriers et paysans chinois de mener la lutte pour la dictature du prolétariat, alors quelqu’un doit maintenant aider Staline en se chargeant du gouvernement soviétique comme l’organe de la dictature démocratique bourgeoise. Comme motivation de cette perspective nouvelle, on nous présente cinq arguments et en cinq phrases. Les voilà :
"Il serait ridicule de penser" ;
"On dit" ;
"S’il est vrai" ;
"Il n’y a là rien de surprenant" ;
"Il n’est pas douteux".

Voilà l’argumentation administrative dans, toute sa splendeur et sa puissance ! Nous mettons en garde : c’est le prolétariat chinois qui devra de nouveau payer pour cette honteuse mixture.
Le caractère des "erreurs" de Staline

Il y a erreurs et erreurs. Dans les différentes sphères de la pensée humaine, il peut y avoir des erreurs très importantes qui découlent d’un examen insuffisamment attentif de l’objet, de données factuelles insuffisantes, d’une trop grande complexité des facteurs à considérer, etc. Parmi celles-ci, nous pouvons considérer les erreurs des météorologues dans la prédiction du temps, qui sont typiques, de toute une série d’erreurs dans le domaine de la politique. Cependant les erreurs d’un météorologue instruit, à l’esprit vif sont souvent plus utiles à la science que la conjecture d’un empirique, même s’il est par hasard confirmé par les faits. Mais que dire d’un géographe savant, du dirigeant d’une expédition polaire qui partirait de l’idée que la terre repose sur trois baleines ? Les erreurs de Staline sont presque toutes de cette catégorie. Ne s’élevant jamais au marxisme en tant que méthode, utilisant l’une après l’autre une formule "marxiste" de façon rituelle, Staline dans ses actions pratiques prend pour point de départ les préjugés empiriques les plus noirs. Mais telle est la dialectique du processus. Ces préjugés deviennent la principale force de Staline dans la période du déclin révolutionnaire. Ce sont eux qui lui ont permis de jouer le rôle qu’elle ne voulait pas jouer subjectivement.

La bureaucratie lourde, séparée de la classe révolutionnaire qui a pris le pouvoir s’est emparée de l’empirisme de Staline pour son caractère mercenaire, pour son total cynisme en matière de principes, pour faire de lui son dirigeant et pour créer la légende de Staline qui est la légende dorée de la bureaucratie elle-même. C’est l’explication de comment et pourquoi la personne forte mais tout à fait médiocre qui occupé des rôles de troisième et de quatrième ordre dans la montée de la révolution s’est révélée appelée à jouer le rôle dirigeant dans les années de son reflux, dans les années de stabilisation de la bourgeoisie mondiale, la régénération de la social-démocratie, l’affaiblissement de l’I.C. et la dégénérescence conservatrice des plus larges cercles de la bureaucratie soviétique.

Les Français disent d’un homme : ses défauts sont ses qualités. De Staline on peut dire : ses défauts se révèlent à son avantage. Toute la lutte de classe mélangée dans sa limitation théorique, son adaptabilité politique, son aveuglement politique, en un mot ses défauts de révolutionnaire prolétarien, pour faire de lui un homme d’Etat dans la période de l’émancipation d’Octobre, du marxisme, du bolchevisme.

La révolution chinoise a été un examen du rôle nouveau de Staline - par la méthode inverse. Ayant pris le pouvoir en U.R.S.S. avec l’aide des couches qui ont rompu avec la révolution internationale et avec l’aide indirecte mais très réelle des classes hostiles. Staline est devenu automatiquement le dirigeant de l’I.C. et par cela, le seul dirigeant de la révolution chinoise. Le héros passif du mécanisme d’appareil de derrière la scène devait montrer sa méthode et sa qualité dans les événements d’un grand flot révolutionnaire. C’est là que réside le tragique paradoxe du rôle de Staline en Chine.

Ayant subordonné les ouvriers chinois à la bourgeoisie, freiné le mouvement agraire, soutenu les généraux réactionnaires, désarmé les ouvriers, empêché l’apparition des soviets et liquidé ceux qui sont apparus, Staline a joué jusqu’au bout le rôle historique que Tseretelli avait seulement essayé de jouer en Russie. La différence est que Tseretelli agit sur une arène ouverte, avec contre lui les bolcheviks et qu’il a eu immédiatement et sur place à porter la responsabilité de la tentative de livrer à la bourgeoisie une classe ouvrière ligotée et dupée. Staline cependant, a agi surtout en Chine dans les coulisses, défendu par un appareil puissant et drapé dans le drapeau du bolchevisme. Tseretelli s’appuyait sur les répressions du pouvoir contre les bolcheviks faites par la bourgeoisie. Staline cependant a lui-même appliqué la répression au bolcheviks-léninistes (Opposition). La répression de la bourgeoisie a été ébranlée par la vague montante. La répression de Staline l’a été par le reflux de la vague. C’est pourquoi il était possible pour Staline de mener l’expérience d’une politique purement menchevique jusqu’au bout dans la révolution chinoise, en réalité, la catastrophe la plus tragique.

Mais qu’en est-il du paroxysme de gauche actuel de la politique stalinienne ? Voir dans cet épisode - et le zigzag à gauche avec toute sa signification va néanmoins passer à l’histoire comme un épisode - une contradiction par rapport à ce qui a été dit, ne peut être fait que par des gens à courte vue qui ne comprennent rien à la dialectique de la conscience humaine en liaison avec la dialectique du processus historique. Le déclin de la révolution comme sa montée ne se fait pas en droite ligne. Le dirigeant empirique de la baisse de la révolution - "Vous pensez que vous bougez, en réalité on vous fait bouger" (Goethe) - ne pouvait pas à un certain moment ne pas s’effrayer devant cet abîme de trahison sociale au bord duquel il a été pressé en 1925-27 par ses propres qualités, utilisé par des forces semi-hostiles et hostiles au prolétariat. Et comme la dégénérescence de l’appareil n’est pas un processus uniforme, comme les tendances révolutionnaires dans les masses sont fortes, alors, pour le tournant vers la gauche s’éloignant du bord de l’abîme thermidorien, il y a eu assez de points d’appui et de réserves à portée de la main. Le tournant a pris le caractère de sautes paniques, précisément parce que cet empirique n’avait rien prévu avant d’être arrivé au bord du précipice. L’idéologie du saut à gauche était préparée par l’Opposition de gauche - il ne restait plus qu’à utiliser son travail, par pièces et morceaux, comme il convient à un empiriste. Mais le paroxysme aigu du gauchisme ne change pas le processus de base de l’évolution de la bureaucratie, ni la nature de Staline lui-même.

L’absence chez Staline de préparation théorique, d’un horizon large, d’une imagination créatrice - ces traits sans lesquels il ne peut y avoir de travail indépendant sur une large échelle - expliquent pleinement pourquoi Lenine, qui estimait Staline comme un assistant pratique, a néanmoins recommandé que le parti l’écarte du poste de Secrétaire Général quand il devint clair que ce poste pouvait revêtir une signification indépendante. Lenine n’a jamais vu en Staline un dirigeant politique.

Laissé à lui-même, Staline a toujours invariablement pris des positions opportunistes sur toutes les questions importantes. Si Staline n’a pas eu de conflits théoriques ou politiques importants avec Lenine, comme Boukharine, Kamenev, Zinoviev et même Rykov, c’est parce que Staline n’a jamais tenu à des idées principielles et, dans tous les cas de sérieux désaccords, s’est simplement tenu tranquille en se mettant sur la touche et a attendu. Et pourtant, Lenine a eu souvent des conflits pratiques, organisationnels, moraux avec Staline, parfois très aigus, précisément à cause de ces défauts de Staline que Lenine, avec tant de prudence dans la forme mais impitoyablement sur le fond a caractérisés dans son "testament".

A tout ce qui a été dit nous devons ajouter le fait que Lenine travaillait la main dans la main avec un groupe de collaborateurs, dont chacun apportait dans le travail connaissances, initiative personnelle, talent distinct. Staline est entouré, surtout après la liquidation de la droite, de médiocrités accomplies, dénuées de tout horizon international et incapables de produire une opinion indépendante sur une seule question du mouvement ouvrier mondial.

Entre-temps, la signification de l’appareil a considérablement grandi depuis "l’époque de Lenine". La direction de Staline dans la révolution chinoise est précisément le fruit d’une combinaison de ces situations théoriques, politiques et nationales, avec la grande puissance de l’appareil. Staline s’est montré incapable d’apprendre. Ses cinq phrases sur la Chine au 16° congrès sont profondément pénétrées de ce même organique opportunisme qui a gouverné la politique de Staline aux premières étapes de la lutte du peuple chinois. La fossoyeur de la deuxième révolution chinoise est en train, sous nos yeux, de se préparer à étrangler dès son début la troisième révolution chinoise.

Notes

[1] L’hôtel Lux de Moscou était l’hôtel où étaient logés les dignitaires étrangers de l’I.C.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.