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LE COMMUNISME PRIMITIF Par Pierre Hempel

jeudi 19 décembre 2013, par Robert Paris

Pour relire l’ouvrage d’Engels

Autres lectures sur le communisme primitif

LE COMMUNISME PRIMITIF

Par Pierre Hempel (1991)

Si Marx et Engels se sont attachés à décrire le côté réactionnaire du capitalisme, c’était après avoir abondamment souligné son aspect progressiste pour l’humanité pour toute une période donnée. La société capitaliste est somme toute de création récente en regard de l’histoire de l’humanité, elle ne constitue qu’un moment de celle-ci et n’en représente pas son terme obligé. Elle révèle déjà au XIXème siècle qu’elle constitue une entrave à l’essor des forces productives : les prolétaires sont amenés à prendre conscience du conflit entre forces productives et les rapports de production pour « les pousser jusqu’au bout ». La transformation révolutionnaire n’est possible qu’à partir de la déduction catastrophique des lois économiques de la société capitaliste, mais cette déduction aurait été limitée si, du fatras idéologique antérieur, Marx et Engels n’avaient pas dégagé une loi du développement de l’histoire humaine.

Pouvait-on se permettre d’affirmer comme Marx et Engels dans les deux premières lignes du premier chapitre du Manifeste, en 1847, que « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classes » ? N’y avait-il pas là une généralisation abusive de la compréhension de la confrontation des classes sous le règne de la bourgeoisie moderne, appliquée aux sociétés archaïques antérieures ? Marx ne souligne-t-il pas lui-même en 1852, que « l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ? ».

Marx a beaucoup écrit sur la question coloniale et analysé les institutions communautaires asiatiques. Dans sa démarche il dénonçait comment le capitalisme s’imposait dans « la boue et le sang », mais en même temps, parallèlement à sa découverte de la loi de la plus-value, il était amené à mettre en relief que la propriété privée du sol n’est apparue que tardivement allant plus loin dans son souci de ne « découvrir le monde nouveau qu’à partir d’une critique de l’ancien » (Lettre à Ruge, septembre 1843). En 1843, ses recherches s’orientent sur l’histoire et la nature de l’Etat à travers l’étude de ce qui détermine fondamentalement les rapports des hommes entre eux :

« Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’Etat – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielle dont Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIIIème siècle, comprend l’ensemble sous le nom de « société civile », et que l’anatomie de la société civile doit être recherchée à son tour dans l’économie politique.” (1858, Contribution à la critique de l’économie politique).

A l’époque où il rompt avec les interprétations philosophiques du monde, dans « L’idéologie allemande » (1845), il en réfère à une étape originelle d’organisation communautaire des sociétés humaines. Considérant l’histoire européenne, il distingue trois étapes avant le capitalisme : tribale, antique et féodale. Morgan recoupera ces étapes trente ans plus tard, en les caractérisant comme trois époques : état sauvage, barbarie, civilisation. Engels, en 1877, reprendra ces délimitations, en les découpant chacune en : stade inférieur, moyen et supérieur. La même année où Morgan publie son ouvrage, Engels a rédigé l’Anti-Dühring où il ne fait pas référence aux sociétés primitives, comme c’est le cas ultérieurement dans "L’origine de la famille...". Il partage la conviction avec Marx que l’histoire obéit à une loi de développement, de succession/dépassement de modes de production. La société médiévale voit la domination de la petite production individuelle, la révolution capitaliste transforme l’industrie, puis la révolution prolétarienne vient résoudre les contradictions : « Les hommes, enfin maîtres de leur propre socialisation, deviennent par là même, maîtres d’eux-mêmes, libres (…) C’est le bond de l’humanité, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté ».

Engels ne sera jamais très précis dans son argumentation d’autant qu’il ne datera pas de façon systématique les sociétés primitives qu’il prendra pour exemple. Tout son propos tournera autour de l’intérêt de la découverte de sociétés archaïques sans Etat et sans propriété privée, alors que jusque là, avec Marx, il ne considérait l’évolution historique que comme un long développement des inégalités sociales et économiques. Il observe que la société primitive a existé pendant très longtemps, des milliers d’années (?), qu’il en existe encore des formes au milieu du 19ème siècle : chez les Indiens d’Amérique, chez les Zoulous et les Nubiens d’Afrique « chez lesquels les constitutions gentilices ne sont pas encore mortes ». Les Germains sauvèrent et transportèrent même « dans l’Etat féodal un élément de la véritable organisation gentilice sous la forme des communautés de marche »... Pourtant il semble bien que cette communauté primitive - la gens - soit détruite avec l’apparition de l’Etat féodal au seuil du Moyen-Age. Si des résidus de cette formation sociale de type communautaire, plus que communiste, ont subsisté, ce sont alors des preuves magnifiques, dignes d’intérêt, venant confirmer qu’il a bien existé d’autres sociétés antérieures non régies par l’exploitation, avec propriété commune du sol. Marx a lu successivement les ouvrages de Von Haxthausen qui traitent de la communauté villageoise russe, le « mir », du suisse Bachofen, de Maine, Maurer, Kowalevski. Il lira "l’origine des espèces" de Darwin en 1859 avec autant de passion. Lorsque Marx rédige les « Formes qui précèdent la production capitaliste » (1857-1858, "Grundrisse"), il est influencé par cet "évolutionnisme" général des savants de son époque, "évolutionnisme naturel" qui peut impliquer un déterminisme fatal. Il avait anticipé cette mauvaise interprétation dans "La Sainte Famille" :

« L’histoire ne fait rien. C’est l’homme, l’homme seul, l’homme vivant qui fait , qui possède, qui combat. Ce n’est pas l’histoire qui utilise l’homme pour réaliser ses fins… comme si elle était une personne indépendante, elle n’est rien, rien que l’activité de l’homme poursuivant ses fins”.

Vers la fin de sa vie Marx reviendra sur les simplifications évolutionnistes, mettant en garde contre l’idéalisation des formes collectives originelles d’une humanité qui se dégage avec peine d’une animalité grégaire. L’adjectif « primitif » accolé au mot communisme s’oppose à toute mythologie à propos d’un paradis terrestre "perdu". A travers l’étude des conditions historiques d’apparition du féodalisme et du capitalisme, il s’agit de relever les divers types de mode de production et la survivance des formes communautaires. L’esprit humain, depuis les origines n’a pas cessé de se renouveler. L’homme « être générique, être tribal » a dû évoluer pour répondre aux exigences de la vie sociale depuis la horde jusqu’à la société d’exploitation de l’homme par l’homme. Marx s’efforçait de démonter les présupposés philosophiques concernant l’origine des sociétés : « l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé ; dans sa réalité elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Marx n’a pas pour but de retomber dans l’idéologie bourgeoise rousseauiste de « l’état de nature », comme il le confirmera plus tard par ses critiques des robinsonnades dans le Capital. Le déroulement de l’histoire semble bien lié à un « fil conducteur »- expression d’Engels qui irrite le savant Mr Rubel - commun à toutes les civilisations que Marx souligne ponctuellement à l’occasion, comme dans cette note du premier tome du Capital :

« C’est un préjugé ridicule répandu dans ces derniers temps que la forme primitive de propriété commune est une forme spécialement slave ou exclusivement russe. C’est une forme que l’on rencontre chez les Romains, les Celtes et dont aujourd’hui encore, on peut trouver une carte modèle avec différents échantillons, quoique par fragments et en débris, chez les Indiens. Une étude approfondie des formes de la propriété indivise dans l’Asie et surtout dans l’Inde montrerait comment il en est sorti diverses formes de dissolution. Ainsi, par exemple, les différents types originaux de la propriété privée à Rome et chez les Germains peuvent être dérivés des formes diverses de la propriété commune indienne.” (Edition de 1875).

Dans ces communautés primitives règne un « communisme naturel » (Tome III du Capital). La communauté est la « fin dernière » de la production ainsi que de la reproduction. L’homme y est étroitement intégré dans des conditions d’existence naturelles et dans la collectivité « de laquelle il est jusqu’à un certain point la propriété ». Marx fait un bond comparatif entre cette époque antique et le monde moderne :

« Le monde antique est enfantin, mais il apparaît comme un mode supérieur et il l’est effectivement si l’on aspire à une forme fermée, à une figure aux contours bien définis. Il représente la satisfaction sur une base bornée ; en revanche le monde moderne laisse insatisfait, ou bien, lorsqu’il paraît satisfait de soi, il n’est que vulgarité.” (8)

Le but de Marx est bien de démontrer qu’il a existé des sociétés « primitives », « archaïques » où le travail de chacun était immédiatement social, sans production privée, ni propriété privée. Il n’exalte pas cette étape de l’humanité, d’autant qu’elle est « bornée », et que dans la pauvreté matérielle de la société antique les hommes impuissants devant les forces de la nature subissent encore l’aliénation sociale, idéologique et religieuse. Puis il fallait en passer par le développement des forces productives permis par le capitalisme. Mais l’étape capitaliste est elle-même bornée par le mercantilisme. La comparaison avec les sociétés primitives permet synthétiquement de conclure que la société de l’avenir pourra se passer de l’exploitation de l’homme par l’homme et de l’argent :

« Le goût de la possession peut exister sans l’argent ; la soif de s’enrichir est le produit d’un développement social déterminé, elle n’est pas naturelle mais historique (…) La soif d’argent ou d’enrichissement, c’est nécessairement la ruine des anciennes communautés.” (9)

Marx s’est surtout intéressé à la décadence des communautés primitives plus qu’à leur vitalité interne, d’autant qu’il a en tête la décadence du capitalisme :

« L’histoire de la décadence des communautés primitives (on commettrait une erreur en les mettant toutes sur la même ligne ; comme dans les formations géologiques, il y a dans les formations historiques toute une série de types primaires, secondaires, tertiaires, etc.) est encore à faire, jusqu’ici on n’en a fourni que de maigres ébauches.”

En 1877, l’américain Morgan publie « La société archaïques », ouvrage d’ethnologie, qui fait sensation et impressionne Marx et Engels en ce qu’il confirme le résultat de leur propre recherche ; le succès posthume de cette étude est plus dû d’ailleurs à la publicité que lui font les deux militants, qu’à ses qualités propres, mais les ethnologues modernes sont encore incapables de critiquer la « redécouverte » de la conception matérialiste de l’histoire, « découverte par Marx quarante ans avant » (Engels). Malgré de multiples erreurs et lacunes, dues aux limites de son temps, Lewis H.Morgan a laissé un apport durable, ne traitant pas pour la première fois les sociétés antiques avec un esprit « moderniste », mais isolant la technique comme critère de classement des sociétés et tenant un discours explicatif mis à l’épreuve des faits. Au début du XXème siècle, Rosa Luxembourg ira même jusqu’à dire à ses élèves à l’école centrale du parti social-démocrate allemand qu’il s’agit là d’une introduction au Manifeste communiste.

Morgan invente la recherche anthropologique, étudiant 139 systèmes de nomination, il découvre le concept moderne de structures de la parenté, en même temps qu’il démolit le dogme de la pérennité familiale. Bien qu’il semble moins influencé par cet auteur, Marx avant de mourir, laisse quatre vingt douze pages de notes sur l’ouvrage de Morgan entre les mains d’Engels.

Morgan définissait deux idées centrales : 1) il n’y a pas de dégradation de l’humanité, elle progresse ; 2) la propriété est la marque dominante de la civilisation.

Opposés à la conception philosophique hégélienne et intéressés à prouver "scientifiquement" contre les idées reçues et les projections utopistes, que les sociétés d’exploitation n’avaient pas toujours existé - et que la dernière d’entre elles disparaîtrait tôt ou tard - Marx et Engels trouvent dans cette première recherche ethnologique marquante une source d’argumentation. Mais Engels tend parfois à idéaliser la société primitive - travaillant sur les notes de Marx après sa mort. Il a même une tendance à trouver esquissée la société future dans le passé humain. Dans "L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat" (1884) il en réfère souvent aux travaux de Morgan pour montrer que ces "institutions" ne sont pas immuables et peuvent être bouleversées dans la perspective communiste. Engels s’inspire des catégories de Morgan (sauvagerie, barbarie, civilisation), contre sa théorie selon laquelle tous les changements de l’humanité auraient résidé dans des « germes d’idées » provenant du développement cérébral progressif de la population. Engels lui substitue la notion de division sociale du travail avec l’appropriation lente des forces de production. Il part du démembrement, de la décomposition de la gens antique - considérée comme première formation sociale et économique de l’histoire de l’humanité - du clan ou de la tribu, pour suivre l’émergence du pouvoir politique et de ses attributs institutionnels. Bien que limitée par les faibles connaissances ethnologiques de son temps, la démarche d’Engels reste fondamentale pour faire l’inventaire des fonctions étatiques qui ne prennent un contour défini qu’au fur et à mesure que le pouvoir politique émerge comme sphère séparée :

« C’est une admirable constitution dans sa simplicité que cette constitution de la gens. Sans soldat, gendarme ni policier, sans noblesse, sans roi, gouverneur, préfets et juges, sans procès, sans prison, tout va son train régulier. Toutes les querelles et tous les conflits sont tranchés par la collectivité que cela concerne (...) La tribu restait la frontière pour l’homme.”

A Rome, comme à Athènes naît un corps armé séparé. La propriété privée détermine désormais les droits et non plus la constitution gentilice. Le développement des forces productives entraîne la domination patriarcale. La division du travail fait éclater la société gentilice qui est remplacée par l’Etat lequel dispose de la « force publique » du droit de faire rentrer les impôts ; et les fonctionnaires étatiques, comme organes de la société, sont placés de celle-ci.

L’Etat se caractérise d’abord par la répartition de ses ressortissants en territoires. Les vieilles associations gentilices, constituées et maintenues par les liens du sang, étaient devenues insuffisantes, en grande partie parce qu’elles impliquaient l’attache de leurs membres à un terrain déterminé (...) Le second point est l’institution d’une force publique qui ne coïncide plus directement avec la population s’organisant elle-même en force armée. Cette force publique particulière est nécessaire parce qu’une organisation armée autonome de la population est devenue impossible depuis la scission en classes.” (10)

L’Etat est né du « besoin de réfréner des oppositions de classe », il est l’Etat de la classe qui domine économiquement et qui, de ce fait, domine alors politiquement et dispose des moyens pour exploiter la classe opprimée. Cette apparition de l’Etat n’est pas destinée à être immuable. C’est pour cela qu’Engels conclut dans le sens de la « prochaine étape supérieure de la société », mettant en garde contre une possible décadence et destruction de l’humanité si elle devait rester dirigée par la course à la richesse :

« Les intérêts de la société passent absolument avant les intérêts particuliers, et les uns et les autres doivent être mis dans un rapport juste et harmonieux. La simple chasse à la richesse n’est pas le destin final de l’humanité, si toutefois le progrès reste la loi de l’avenir, comme il a été celle du passé. Le temps écoulé depuis l’aube de la civilisation n’est qu’une infime fraction du temps qu’elle a devant elle. La dissolution de la société se dresse devant nous... une telle période renferme les éléments de sa propre ruine...”

Six ans après la première édition de cet ouvrage, dans l’introduction à une édition anglaise du Manifeste, Engels corrige cette première phrase du premier chapitre – « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes »- dans une note additive :

« Ou plus exactement l’histoire transmise par les textes. En 1847, la préhistoire, l’organisation sociale qui a précédé toute l’histoire écrite, était à peu près inconnue. Depuis Haxthausen a découvert en Russie la propriété commune de la terre, Maurer a démontré qu’elle est la base sociale d’où sortent historiquement toutes les tribus allemandes et on a découvert, peu à peu, que la commune rurale, avec possession collective de la terre, a été la forme primitive de la société depuis les Indes jusqu’à l’Irlande. Finalement, la structure de cette société communiste primitive a été mise à nu dans ce qu’elle a de typique par la découverte décisive de Morgan qui a fait connaître la nature véritable de la gens et de sa place dans la tribu. Avec la dissolution de ces communautés primitives commence la division de la société en classes distinctes, et finalement opposées. J’ai tenté de décrire ce processus dans "L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat".”

Pourtant indépendamment des approximations ethnologiques des débuts de leur combat, Marx et Engels n’avaient-ils pas écrit dans le Manifeste que « le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes » où deux « vastes camps ennemis » s’affrontent : la bourgeoisie et le prolétariat.

Cette « simplification » est bien le phénomène dominant de l’époque capitaliste et renvoie aux calendes grecques toutes supputations et interprétations des ethnologues et divers structuralistes modernes. Ces derniers, s’appuyant sur les découvertes les plus récentes quant à la diversité et la complexité des sociétés archaïques - que la plupart d’entre eux nomment "primitives" par esprit colonialiste - rejettent la démarche marxiste comme infondée. Quelques années avant de consacrer un ouvrage entier au « communisme primitif », Engels signalait déjà, dans "L’anti-Dühring" (1877), que le problème était de représenter le mode de production capitaliste dans sa connexion historique pour une période déterminée de l’histoire, avec donc la nécessité de sa chute. Malgré les découvertes ultérieures, le mérite de Morgan n’était-il pas d’avoir découvert et re-situé dans leurs traits essentiels les caractéristiques communes tant des groupes consanguins d’Amérique du Nord que des peuplades germanique, romaine et grecque ? Alors que jusque là, pour la bourgeoisie l’histoire de l’humanité ne se résumait qu’à une suite chaotique de conglomérats de civilisations disparates dont le régime capitaliste était supposé être le terme, la conception matérialiste de l’histoire des sociétés venait faire voler en éclat (11).

Cette découverte, déjà pressentie par Blanqui, Proudhon et Sismondi mais véritablement mise en relief par Marx et Engels, reste indépassable en cette fin du XXème siècle, les ethnologues modernes n’ont fait "qu’interpréter" le monde archaïque, souvent avec des financements très impérialistes et en noyant toute loi générale par une étude microscopique sur le terrain ; la variété trotskiste et stalinienne de ces nouveaux savants se chargeant d’occulter le fond de la question par des débats d’experts sur le « mode de production asiatique »...

Dans ses cours, non didactiques, à l’école centrale du parti social-démocrate allemand, de 1906 à 1908, Rosa Luxembourg reprend la démarche marxiste, faisant les mêmes références aux ouvrages de Maurer, Haxtausen et Kowalevski. Rosa, qui n’a pu avoir connaissance du texte des "Grundrisse", publié en 1924 à Moscou par Riazanov, tient compte du fait que les connaissances sur les sociétés humaines les plus anciennes étaient très limitées du temps de Marx. Ce qui l’intéresse est de souligner qu’on détenait déjà des preuves de l’existence d’une propriété commune primitive du sol en Allemagne, comme dans les pays nordiques. Elle généralise au cas de la Russie, chez les Arabes et les Berbères d’Afrique du Nord, au Mexique, en Amérique et sur les bords du Gange. Elle en réfère également aux habitations collectives des Incas. Elle cite un rapport de l’administration anglaise des impôts aux Indes en date de 1845 :

« Nous ne voyons aucune parcelle permanente. Chacun ne possède la parcelle cultivée qu’aussi longtemps que durent les travaux des champs. Si une parcelle est laissée sans être cultivée, elle retombe dans la terre commune et peut être prise par n’importe qui, à condition qu’elle soit cultivée.” (12)

Périodiquement des lots de champs étaient échangés entre villages tous les cinq ans, mais aussi des habitations. Puis la propriété privée fît son entrée aux Indes avec les maladies. Les colons anglais firent des ravages. Ainsi la conception matérialiste de l’histoire, dépassant les particularités ethniques, met en évidence comment une nouvelle forme générale d’organisation sociale va s’imposer à toute la société humaine.

Toute la recherche de Rosa Luxembourg - même limitée elle aussi par les découvertes de son temps – vise « à ébranler sérieusement la vieille notion du caractère éternele de la propriété privée et de son existence depuis le commencement du monde ». Elle reprend la même problématique d’Engels quant à l’apparition de l’Etat, quand parallèlement au cours des années suivantes Lénine développe la nécessité de sa destruction, à partir de ce que Marx et Engels avaient tiré comme leçon essentielle de la Commune de Paris. La recherche sur l’origine de la société renvoie dialectiquement à la nécessité de sa transformation.

Rosa Luxembourg considère toujours valable la distinction faite par Morgan d’un ordre scientifique dans l’histoire dans les civilisations préhistoriques, d’autant qu’il « met un certain ordre dans la préhistoire de l’humanité » (Engels). Comme nous l’avons déjà dit, cet apport est pour elle une introduction "après-coup" au Manifeste. Les divers groupements étudiés :

“.. ne sont d’une part qu’une étape élevée dans l’évolution de la famille et d’autre part le fondement de toute vie sociale - dans la longue période où il n’y avait pas encore d’Etat au sens moderne, c’est à dire pas d’organisation politique contraignante”fondée sur le critère territorial. Toute tribu, qui se composait d’un certain nombre de familles ou de gentes, comme les Romains les nommaient, avait son propre territoire qui lui appartenait en commun, et dans chaque tribu, le groupement familial était l’unité qui se gérait de façon communiste, où il n’y avait ni riches ni pauvres, ni paresseux, ni travailleurs, ni maîtres, ni esclaves, et où toutes les affaires publiques se réglaient par le libre choix et la libre décision de tous.” (13)

Puis ont surgi la propriété privée, l’Etat, le système monogamique et l’exploitation. Cette étape n’est pourtant pas un recul de l’humanité. Au cours de cette "courte" période historique se produisent les plus rapides progrès de la production, de la science, de l’art. Rosa Luxembourg n’exalte pas le « communisme primitif ». Il est marqué par un bas niveau de productivité du travail, ce qui provoque périodiquement des conflits d’intérêts entre les différents groupes sociaux, la guerre. Cette société archaïque ne maîtrise pas la nature :

« Par sa propre évolution interne la société communiste primitive conduit à l’inégalité et au despotisme. Elle n’en disparaît pas pour autant ; elle peut au contraire se perpétuer pendant des millénaires. Régulièrement de telles sociétés deviennent tôt ou tard la proie de conquérants étrangers ou subissent de plus ou moins grandes transformations sociales (...) elle capitule face à la marche en avant du capitalisme, elle sombre parce qu’elle est dépassée par le progrès économique et fait place à de nouvelles perspectives de l’évolution.” (14)

Aussi paradoxal que cela paraisse aux adeptes des conceptions linéaires naïves et humanistes, cette évolution et ce progrès « vont pour longtemps être représentés par les méthodes ignobles d’une société de classes jusqu’à ce que celle-ci soit dépassée à son tour et écartée par le progrès ». Rosa Luxembourg, assassinée par la social-démocratie qui est à la tête de l’Etat allemand pour saboter la révolution allemande en 1918, ne peut être ici accusée d’une conception "évolutionniste". L’idée de "progrès" ne contient chez elle nul automatisme, puisqu’elle a confondu son combat avec la classe porteuse de ce progrès - vaincue provisoirement au début de notre siècle - mais qui reste la garantie de l’avenir de la société humaine si elle sait se hausser à la hauteur de ses responsabilités historiques.

Pour la IIIème Internationale, le matérialisme historique s’est dégagé des limbes de la préhistoire. Avec la critique de l’économie politique bourgeoise contenue dans le Capital, cette conception fournit le fondement pour envisager un homme nouveau qui sera le produit de la société communiste. Pour l’heure, Trotski pouvait considérer que l’homme du paléolithique était un véritable polytechnicien à l’égard de la technique de son époque, alors que l’homme moderne est incapable de subvenir seul à ses besoins fondamentaux...

En résumé, le socialisme (conçu comme phase transitoire) qui signifie socialisation des moyens de production et dépérissement de l’Etat, ne pourra être que la cinquième phase de la « préhistoire humaine » connue ; le communisme constituant « la fin de l’histoire ». Les quatre phases antérieures de la « préhistoire » auront été :

1. La communauté primitive où la propriété privée n’existe pas ;

2. Le régime esclavagiste où apparaît la domination de l’homme par l’homme ;

3. Le régime féodal où la propriété est essentiellement terrienne et où se développent les forces productives ;

4. Le capitalisme caractérisé par la propriété privée des moyens de production (phase ascendante du XIXème siècle) et la propriété étatique (phase décadente du XXème siècle) ; cette dernière notion sera dégagée pour l’essentiel par les fractions révolutionnaires qui auront politiquement résisté à la dégénérescence de l’expérience en Russie.

(extrait du chapitre II, la perspective du communisme in « Programmes et perspective communiste » par Pierre Hempel, Fontenay aux Roses 1991).

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