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Le faubourg des coups-de-trique de Alain Gerber

samedi 21 décembre 2013, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

Le faubourg des coups-de-trique de Alain Gerber (extraits) :

Les gens du faubourg n’étaient pas des gens qui comptent. Mais ce n’était pas n’importe qui : c’était nous. On avait notre façon d’être et de considérer les choses. On parlait à notre manière. On avait nos idées. Ce qui n’allait pas, c’est qu’on avait honte de nous-mêmes. On ne pouvait pas s’en empêcher. Entre nous, bien sûr, on faisait les fiers ; il ne fallait pas trop nous chercher. Mais dans son for intérieur, chacun savait ce qu’il en était. Les enfants entendaient la sirène de l’usine pour leurs pères ; ils savaient qu’un jour, elle sifflerait pour eux. Gentil nous le répétait assez : « Un homme qui obéit à une sirène, qui se met en marche d’un certain côté quand il entend une sirène, est-ce que c’est un homme ? » On savait cela. On savait que lorsque le travail d’un homme n’est pas à lui, cet homme n’est pas chez soi dans ce monde. Nulle part, il n’est chez soi ; il a honte. Il regrette de n’être pas simplement quelqu’un qui gratte la terre et court les bois pour sa nourriture. Seulement, les légumes ne poussent pas entre les rails du tram, ni dans le mâchefer au fond de la rue fermée par un mur. Nous étions ici, nous n’étions pas ailleurs. Tout ce qui nous restait, c’était de louer des jardins.

Notre histoire n’est, elle n’est pas bien compliquée. On est venus dans les villes. Nos parents sont venus. Ou leurs parents. Ils ont quitté la terre quand elle s’est mise à sécher. Ils n’avaient plus rien à vendre, alors ils se sont vendus. Mais ils n’ont pas fait une bonne affaire. Sans qu’ils s’en aperçoivent, ils nous ont vendu avec, et nos enfants, et ainsi de suite jusqu’à ce que les nôtres se rachètent. Je ne sais pas comment ils feront. Ils diront qu’ils en ont assez et ils iront détraquer la sirène.

Ils iront ou ils n’iront pas, c’est selon. Tout dépend de ce qu’il leur restera de colère. Nous sommes si fatigués parfois. Nos goûts sont simples. Nous ne demandons pas la lune. Mais ceux qui possèdent les maisons, les usines, les jardins, les autos, le nom des rues, le Luxhof, ceux-là affirment que nous ne sommes pas raisonnables. Ils disent que se tourner les pouces n’est quand même pas un idéal ; que tout le monde ne peut pas songer à avoir la belle vie, autrement ce sera la pagaille et le marasme. C’est qu’ils voient loin ! Nous, on est comme des gosses qui ont envie de tout ce qui brille, de tout ce qu’ils aperçoivent dans les vitrines. Nous ne savons pas faire la part des choses. Eux, ce n’est pas pareil. Ils ont examiné la situation, ils ont fait leurs calculs : l’heure n’est pas aux récriminations, c’est le moment de se serrer les coudes. Plus tard, on verra.

Ils ont les pieds sur terre, eux. Ils regardent plus loin que le bout de leur nez. Ils savent ce qui est le mieux pour nous – ce qui n’est pas toujours notre propre cas, nous devons bien en convenir. Cela dit, ils ont confiance en nous. Le Français a toujours été un peu frondeur, n’est-ce pas ? Mais on peut compter sur lui quand l’heure est grave. Ah ! nous sommes bien sympathiques au fond. Primesautiers, rêveurs, généreux, bien sûr, c’est la plus belle des qualités – mais si peu réalistes ! (…)

Nous croyons que les problèmes se règlent comme ça, en claquant des doigts ! Nous croyons qu’une société moderne, attachée à la justice et au progrès, se construit en allant discutailler au café, chez le Chpaniaque ! Ah si seulement ! Si seulement c’était aussi facile que cela, mes bons amis !

Ils s’apitoient sur nous. Ils trouvent que nous sommes touchants avec nos conceptions naïves, nos châteaux en Espagne. Ils décident de tout nous expliquer une bonne fois, comme à des personnes sensées, de nous livrer le fond de leur cœur, de mettre cartes sur table. Un soir, ils nous réunissent dans la cour. Ils ouvrent grande la fenêtre de leur bureau et voici ce qu’ils nous disent, les pouces passés dans leur gilet, avec un état-major d’ingénieurs aligné derrière eux, qui se racle la gorge sans nécessité : « Si je partageais mes bénéfices personnels entre vous tous, savez-vous ce que chacun recevrait ? (Long silence.) De quoi acheter un paquet de tabac chaque mois ! Un paquet ! (Ils agitent une liasse de papiers au dessus de leur tête.) Nous avons fait les comptes, vous pouvez vérifier ! (Ils deviennent graves ; ils nous regardent l’un après l’autre, du moins les cinq ou six premiers.) Et qui pourrait dire, mes amis, qui pourrait dire si l’usine, la « boite » comme vous dites (bref sourire vite effacé), si la « boite » privée de son, comment dire ?, de celui… enfin, s’il n’y avait pas quelqu’un qui se décarcasse pour elle à l’extérieur, afin d’obtenir des commandes et ainsi de suite – ce n’est pas facile allez ! – qui pourrait dire si elle ne serait pas obligée de mettre la clef sous la porte, la « boite » ? »

Ils attendent. Et comme personne ne souffle mot, ils se mettent à sourire, de plus en plus largement. Ils se tournent vers les ingénieurs, qui répondent aussitôt à ce sourire, commencent à se tortiller et même à rigoler de bon cœur, parce que ce que le vieux singe a dit c’est tout de même la vérité, que voulez-vous ! Puis ils nous regardent à nouveau, lèvent les bras, font des gestes de chef d’orchestre et lancent d’une voix paternelle :

« Allez, mes amis ! Il n’est pas tout à fait six heures, mais ce soir vous pouvez partir. Allez réfléchir tranquillement à ce dont nous venons de discuter. – Vous rattraperez les dix minutes demain matin. » (…)

Puis Belfort a fait la grève : si l’on avait gagné les élections, ça n’était pas pour que tout reste comme avant. Il fallait que Blum, tout Blum qu’il était, s’enfonce bien ça dans le crâne. Si on l’avait mis là où il était aujourd’hui, ça n’était pour le plaisir de le voir poser devant les photographes avec son cabinet. C’était parce qu’on voulait que ça change. Et comme ça ne changeait pas assez vite à notre gré, on a décidé de se mettre en grève, pour rappeler au gouvernement qu’on était toujours là et qu’il était en dette avec nous autres.

Ça a débuté le 11 juin, un jeudi. Chez Peugeot, à Sochaux, ils avaient débrayé à dix heures le matin. L’Alsthom a attendu treize heures trente. Puis il y a eu les cent trente ouvriers du tissage Wilhelm, rue de la Croix-du-Tilleul ; vers sept heures du soir, ceux du Gaz et de l’Electricité s’y sont mis à leur tour. En fait, ça grévouillait un peu partout. Même Vermot, à Châtenois, se vit proprement lâché par son personnel trié sur le volet. Ils avaient bonne mine, tiens ! lui et son état-major de Croix-de-Feu et de Volontaires Nationaux… Ceux de la République de l’Est serraient tellement les fesses qu’ils osaient à peine parler des grèves. Tout ce qu’ils trouvaient à dire, en trois lignes dans un petit coin, c’est que ça n’était pas grave et que tout allait s’arranger. « Rien de tragique, écrivaient-ils. L’entente reste facile. »

Je te crois ! A l’Alsthom, comme dans beaucoup d’autres endroits, on ne s’était pas contentés de se croiser les bras. On occupait l’usine, les patrons claquemurés dans leurs bureaux. Ce qu’on faisait là s’appelle la grève sur le tas, qui n’est pas une grève d’enfants de cœur….

On n’avait pas mis longtemps pour s’organiser. On prenait ses aises, prévoyant qu’il y en aurait pour un petit bout de temps.

Le premier soir, dans l’usine occupée, beaucoup d’entre nous se tenaient prêts à entreprendre une grève de cent ans et ne doutaient pas de l’issue fatale. On taperait le carton et on jouerait au piano à bretelles jusque-là, voilà tout.

Nous n’avions pas le moins du monde l’intention de caler. Et si Hochtetter, notre directeur, était un tant soit peu finaud, il pouvait s’en rendre compte rien qu’à nous zieuter à la traître derrière son carreau. Nous lui avions fait connaître nos conditions, qui étaient en gros les mêmes qu’un peut partout ailleurs, sauf qu’en plus, on voulait qu’il renvoie celui que « Germinal » appelait, non sans raison, le « véritable chien de garde de l’usine ». Ce client-là vous aurait tiré les os du corps pour en faire des castagnettes, s’il avait pu penser que la direction y trouverait son compte ! Toujours à vous harceler, à fouiner, à entreprendre les gars pour qu’ils se nomment les uns les autres. Le Cugnet, à côté de lui, faisait figure de bon samaritain ! Il y a des copains qui se foutaient de tout, mais ils faisaient la grève avec nous uniquement dans l’espoir de le voir faire son paquet et s’envoler d’ici. Dans certains ateliers, on avait composé de petites chansons pour célébrer ses mérites. Mais bien entendu, c’étaient de ces amabilités qu’on se glisse dans le tuyau de l’oreille ou qu’on garde précieusement pour le Chpaniaque quand on est entre nous. Tandis qu’à présent, on les braillait à travers toute l’usine et vous pouvez être sûr que l’autre mal blanc n’en perdait pas une miette et faisait dans sa culotte au fond d’un placard.

On ne lui aurait pas fait de mal, remarquez bien. On ne lui en voulait plus, maintenant qu’on pouvait lui sortir ses quatre vérités. On désirait seulement qu’il prenne ses cliques et ses claques et qu’il aille se faire pendre ailleurs.

Le vendredi, pour nous, ce fut le grand jour. La cour de l’usine avait des allures de kermesse. On n’aurait jamais imaginé que tellement de gens savaient jouer de l’accordéon…

Le 13 juin, qui était donc un samedi, la grève sur le tas prit fin à l’Alsthom, bien qu’on n’ait pu obtenir d’Hochtetter qu’il renvoie son chien de garde. Ça continuait chez Schwob, au Valdoie et dans le Bâtiment ; à la teinturerie Steiner, ça ne faisait que commencer. Mais pour nous, la grève était terminée et ça tombait bien, parce qu’on avait tellement de points d’affilée à la belotte qu’on ne pouvait plus voir les cartes en peinture. Et puis c’était demain dimanche. Un dimanche où l’on allait pouvoir fêter une victoire qui était vraiment la nôtre….

On commençait à former le cortège. Ça n’était guère facile, à cause de tous ces gens qui étaient venus là pour marcher ensemble derrière la musique, même ceux qui avaient leur vélo et qui le tiendraient à la main jusqu’à la place de la République….

Théo était sorti de la maison, de sa rue, de son quartier, et il était allé en ville montrer qu’il existait vraiment, ce que les riches ont parfois tendance à oublier. Ils oublient que nous sommes des gens ; ils croient que nous servons seulement à faire tourner les usines de l’autre côté de la voie de chemin de fer, tout là-bas, à des milliards de kilomètres du faubourg de Montbéliard, nous livrant à des tâches que nous refuserions d’exécuter si nous n’étions pas des brutes obtuses…

On l’aura aimé ce faubourg. Il nous en aura fait voir mais on l’aura aimé. 36 est venu, c’était la fête, on défilait sous les fenêtres des riches. Massées en queue de cortège, les années noires attendaient. On n’a plus vu qu’elles pendant je ne sais combien de temps….

On disait : non, il n’y aura pas la guerre, la dernière nous a fait trop mal et, au bout du compte, personne n’y a gagné. Pourtant, il allait y avoir la guerre. Personne ne voulait l’admettre, mais ça se voyait comme un cochon au milieu d’un salon.

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