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Y a-t-il une manière nouvelle, moderne, de concevoir matière et matérialisme ?

mardi 18 février 2014, par Robert Paris

Y a-t-il une manière nouvelle, moderne, de concevoir matière et matérialisme ?

Comme toutes les autres philosophies, le matérialisme a eu une histoire, a évolué depuis les temps les plus anciens de l’humanité (car il n’est nullement de création récente : (voir ici).

Les sociétés humaines ont eu une perception d’un univers qui les entourait en même temps qu’elles ont acquis une compétence pour y vivre, pour l’utiliser, pour le transformer, pour le mettre à leur service ou pour le représenter. Cet univers matériel et cette action humaine sur lui ont modifié leur mode de vie mais aussi leur mode de pensée. La pensée sur la matière n’a rien de récent mais elle a sans cesse changé. Si certains ont pu imaginer une religion très ancienne des hommes « des cavernes » qui peignaient et gravaient sur les parois des grottes, on peut également imaginer un matérialisme, une certaine vision du monde matériel dans les peintures et sculptures représentant des animaux dans leur environnement et dans leurs relations. On peut y voir une capacité d’observer, d’étudier, de concevoir. On peut aussi la trouver dans la technique de la taille de la pierre, de l’utilisation du bois, des coquillages ou des autres matériaux, dans la fabrication d’outils en cuivre ou en fer, etc. Cette progression dans la capacité d’utiliser la nature nécessite une nouvelle capacité de comprendre la réponse de la nature aux diverses sollicitations de l’homme, une étude scientifique et technique nouvelles des lois des matériaux.

L’homme a modifié sa perception de la matière en même temps qu’il a modifié son utilisation de celle-ci. L’image même de ce qu’est la matière, de ce que sont ses lois, a ainsi changé.

Les capacités techniques de l’homme sur la nature ont donc changé notre image de la matière mais cette image a aussi été modifiée par le changement social.

Si l’agriculture, la taille des silex, le feu ou la pêche y ont joué leur rôle, on peut également citer la vie sédentaire, la vie urbaine, les classes sociales. Tout cela a transformé la conception du matérialisme.

Pourquoi parler de changement philosophique dans un sens matérialiste qui serait issu des développements scientifiques et techniques ? Parce que, pour développer ces sciences et techniques améliorant considérablement les capacités de l’homme sur la nature, il devenait nécessaire d’abandonner le point de vue des esprits, des conceptions mystiques, pour celui des lois de la matière. Ce ne sont pas les esprits qu’il a fallu invoquer pour changer de technique de la taille de la pierre, pour canaliser les eaux, pour transmettre le feu, pour fabriquer des bâtiments, pour naviguer sur les fleuves et mers. Les sorciers qui produisaient des médicaments ont dû laisser place aux chimistes et aux biologistes. Les prières se sont révélées moins efficaces que les techniques d’irrigation pour amener l’eau à la terre. Ce n’est pas les mystiques qui ont permis à l’homme de voler mais les producteurs d’avions.

En somme, les triomphes de la bourgeoisie industrielle auraient dû, quasi naturellement, battre de manière durable les idéologies idéalistes, religieuses, mystiques ou autres. Et cela n’a pas été le cas pourtant.

En effet, un autre adversaire est venu se mettre en travers du chemin triomphant du matérialisme, un adversaire inattendu puisque c’est justement la même force sociale qui avait jusque là poussé en avant le matérialisme : la bourgeoisie !!!

En effet, tant que la bourgeoisie devait, pour lutter contre la féodalité, combattre son meilleur soutien, l’idéologie métaphysique du christianisme et l’appareil religieux lié à la papauté, elle se devait de s’attaquer à l’idéalisme au nom du matérialisme et elle l’a fait sous le drapeau du progrès, en liant entre eux progrès des sciences, progrès des philosophies, progrès économique, progrès social et progrès politique de la démocratie. Dès qu’elle a eu le pouvoir, elle a rompu cette liaison et a abandonné le combat philosophique. Devenue classe dirigeante, de révolutionnaire qu’elle était, la bourgeoisie est devenue le parti de l’ordre social et, du coup, le parti de l’ordre idéologique. Elle a trouvé que la stabilité sociale était à nouveau menacée et qu’elle se devait de se raccrocher aux anciennes idéologies de la fatalité, de la prière, du renoncement, de la résignation.

Il est donc important de comprendre que la place des religions est le produit d’un renversement inouï d’alliances idéologiques et politiques. Le pire adversaire de l’idéalisme religieux est devenu son meilleur ami. En même temps, la bourgeoisie a cessé de combattre les vieilles formes féodales ou patriarcales, tribales, ethniques et s’est appuyé sur elles. Le capitalisme a continué à faire avancer les sciences et à transformer le monde des technologies, des processus industriels, permettant de nouvelles avancées dans les capacités de l’homme sur la nature, mais il a cessé d’en tirer des conséquences philosophiques, estimant celles-ci plus dangereuses qu’utiles pour son ordre social et politique. En philosophie, il a repris les anciennes bêtises selon lesquelles l’homme ne peut comprendre le mystère du monde et ne doit même pas chercher à y accéder, selon lequel il ne peut pas dominer sa propre existence ni chercher à atteindre un niveau où il cesse de dépendre du lendemain pour sa subsistance, et doit s’incliner devant les malheurs qui lui arrivent comme devant un phénomène incontrôlable.

Si, à l’époque des voyages dans l’espace, on continue à croire aux horoscopes, si, à l’époque de la maîtrise agricole et industrielle, on continue à prier les dieux, c’est parce que la bourgeoisie qui dirige le monde en a décidé ainsi. Alors que le simple développement des connaissances et des moyens matériels suffisait à affaiblir considérablement la vision passéiste du monde et l’idéalisme, la bourgeoisie aide, favorise, finance, fait la propagande, soutient les boutiques religieuses de toutes sortes, favorise leur développement, en même temps qu’elle exige de ses intellectuels de ne pas s’en prendre à eux.

La bourgeoisie récuse l’athéisme dès qu’elle parvient au pouvoir. Elle récuse le combat philosophique et l’accuse d’intolérance. Elle accepte tout au plus la laïcité dans quelques pays riches, thèse qui est la démocratie au sein des religions mais ne donne même pas une place égale aux matérialistes.

Cela ne signifie nullement que le matérialisme soit mort et ait cessé de progresser. Durant la même période, on a plus découvert de connaissances sur la matière que durant tout le reste de l’existence humaine, des découvertes sur des types d’organisation de la matière jusque là inconnues, des découvertes sur la matière dans l’univers et des découvertes sur d’autres échelles de la matière, de l’échelle microscopique (petite échelle d’espace) au vide quantique (petite échelle de temps).

Le matérialisme moderne trouve des raisons d’évoluer non seulement dans l’évolution des sciences et techniques mais aussi dans l’évolution sociale, même si elle est bloquée par la classe dirigeante.

Nous ne percevons bien sûr pas la matière de la même manière que l’« homme des cavernes » qui taillait la pierre mais pas non plus comme l’homme des années 1900 qui ignorait quelle propriété de la matière permettait aux étoiles de décharger de l’énergie rayonnée, qui ignorait également que des planètes comme la nôtre existaient partout dans l’espace et qu’on y trouvait également de l’eau, qui ignoraient également sur quels mécanismes génétiques et épigénétiques reposait le vivant. Cela entraîne des changements non seulement scientifiques et technologiques mais philosophiques : voir ici "La fin de la mystification de la matière physique, ou chosification"

Le lien avec la dialectique est lui aussi changé : voir ici

La matière « physique » dite à tort inerte n’apparaît plus du tout comme elle le faisait en 1900.

Ainsi, nous savons que la matière est une structure issue du vide. voir ici

Nous savons, avec le boson de Higgs (voir ici), que le monde sous-jacent au monde matériel est le vide quantique et que, contrairement au monde des matière possédant une masse inerte, les matières du vide, dites virtuelles, n’ont qu’une masse liée à leur énergie. Et le boson de Higgs, lui-même, entraîne des débats philosophiques, notamment sur le matérialisme dialectique comme ici

A la base de l’univers macroscopique où nous vivons et où un objet semble dans un seul état, possède une seule position et obéit aux règles formelles, il y a un univers quantique tout à fait inattendu et contre-intuitif qui n’obéit à aucune de ces règles.

Messages

  • Extrait de « La matière-espace-temps » de Gilles Cohen-Tannoudji :

    Niels Bohr : « Il est plus correct, dans une description objective, de ne se servir du mot phénomène que pour rapporter des observations obtenues dans des conditions parfaitement définies, dont la description implique celle de tout le dispositif expérimental. » (dans « Physique atomique et connaissance humaine »)

    Gilles Cohen-Tannoudji, qui le rapporte, rappelle :

    « C’est cette nouvelle conception des phénomènes qui est peut-être l’innovation la plus importante apportée par la théorie quantique. Les concepts quantiques ne se rapportent plus à l’objet en soi, mais ils se rapportent à des phénomènes. Un phénomène est une réalité physique placée dans des conditions bien définies d’observation. La définition de ces conditions d’observation implique la maîtrise complète de toutes les étapes de l’acte de mesure : la préparation du système et de l’appareil, la détermination de tous les états expérimentalement observables et la détection des signaux émis lors du couplage entre le système et l’appareil. Le phénomène quantique ainsi conçu est tout le contraire d’un événement passivement observé, c’est un fait expérimental consciemment construit et élaboré.
    Cette modification du statu des concepts marque une telle nouveauté par rapport à la démarche scientifique habituelle qu’elle a suscité de très nombreuses confusions et incompréhensions.

    Adapter les concepts à la description des phénomènes ne revient pas à nier l’existence d’une réalité objective, indépendante de l’observation. C’est simplement prendre acte du caractère non fiable des concepts classiques qui prétendent décrire directement la réalité indépendante. En théorie quantique, on ne renonce pas à l’objectivité ; l’objectivité est atteinte au prix de tout un travail, tout un cheminement. Aucun concept quantique, pris isolément, n’épuise la totalité de la réalité qui est l’objet de recherche, mais la part d’information que chaque concept quantique nous donne sur cette réalité est fiable, utilisable pour composer, avec d’autres concepts, des représentations de plus en plus fidèles de la réalité. De plus, selon l’idée fondamentale de la complémentarité, la réalité quantique ne peut être épuisée par une représentation unique, mais pas une dualité de représentations, contradictoires l’une avec l’autre mais se complétant l’une l’autre… L’être quantique n’est ni une onde ni un corpuscule, mais il peut être impliqué dans des phénomènes ondulatoires et dans des phénomènes corpusculaires, et c’est au travers de la complémentarité de ces deux catégories de phénomènes que peut se dessiner l’objectivité quantique. »

  • Il semble cependant que les développements quantiques de la physique contredisent l’existence matérielle, du moins comme la concevaient les matérialistes.

    • La physique quantique ne mène pas infailliblement à la négation de la matière mais seulement au fait que les particules matérielles ne sont pas des briques élémentaires de la réalité. Les particules de masse inerte du type de l’électron sont certes de petite taille en termes d’espace mais pas en termes de temps. Plus élémentaires sont les particules virtuelles du vide (et les antiparticules correspondantes) qui sont comme les électrons, les protons, etc mais sur une beaucoup plus courte durée (et sans masse). On ne peut pas les traiter comme des objets à notre échelle (d’autant que le temps s’écoule dans les deux sens) mais ils sont la matière universelle et notamment fondent les particules de masse et les photons lumineux de l’électromagnétisme.

  • Déjà à l’époque de l’école de Copenhague, dont les thèses ne l’ont pas emporté, il y avait plusieurs types de conceptions des grands physiciens :

     matérialistes comme Paty, Rohrlich, Selleri, Vigier, etc...

     réaliste comme Einstein

     idéalistes comme Bauer, Heitler, London, Wigner et Heisenberg

     ceux qui pensaient qu’on n’avait pas à trancher en philosophie comme Bohr et l’école de Copenhague

  • David Böhm explique ainsi dans « Observation et Interprétation » :

    « Dans cette théorie, par conséquent, il n’y a pas de particule qui garde toujours son identité (...) Le mouvement est ainsi analysé en une série de recréations et de destructions, dont le résultat total est le changement continu de la particule dans l’espace. »

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