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Marx et Engels ont-ils enfanté la social-démocratie, celle qui a basculé en 1914 dans le camp de la bourgeoisie, dans le camp de la contre-révolution et de la boucherie guerrière ?

samedi 13 septembre 2014, par Robert Paris

Marx et Engels ont-ils enfanté la social-démocratie, celle qui a basculé en 1914 dans le camp de la bourgeoisie, de la contre-révolution et de la boucherie guerrière ?

C’est une idée qui traîne malheureusement fréquemment, y compris chez des révolutionnaires trotskistes et sans parler des contre-révolutionnaires staliniens et autres social-démocrates ou réformistes syndicalistes. Mais c’est un mensonge.

Si Marx a écrit son ouvrage le plus fameux, "Le Manifeste du parti communiste" en 1848, ce n’était alors le manifeste d’aucun parti communiste en chair et en os, mais de ce que Marx appelle "le parti du prolétariat", c’est-à-dire à la fois sa théorie, sa conscience, son âme, l’émanation de son propre mouvement, tout mais pas un groupe sectaire quelconque.

Il y écrit :

« Quelle est la position des communistes par rapport à l’ensemble des prolétaires ? Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. Ils n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat. »

Dès 1848, Marx déclare que les prolétaires doivent être organisés indépendamment du courant petit-bourgeois démocrate, même quand il se dit révolutionnaire socialiste ou même communiste, et c’est une prise de position qu’il ne quittera jamais et qui s’oppose diamétralement à l’idée de social-démocratie :

« Leçon de la révolution de 1848 : l’indépendance indispensable du prolétariat « (...) Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite (...), il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. Il ne peut s’agir pour nous de transformer la propriété privée, mais Seulement de 1’anéantir ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir les classes ; ni d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle. (...) « Leurs efforts doivent tendre à ce que l’effervescence révolutionnaire directe ne soit pas une nouvelle fois réprimée aussitôt après la victoire. Il faut, au contraire, qu’ils la maintiennent le plus longtemps possible. Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples, mais encore en assumer soi-même la direction. Pendant et après la lutte, les ouvriers doivent en toute occasion formuler leurs propres revendications à côté de celles des démocrates bourgeois. Ils doivent exiger des garanties pour les ouvriers, dès que les bourgeois démocratiques se disposent à prendre le gouvernement en main. Il faut au besoin qu’ils obtiennent ces garanties de haute lutte et s’arrangent en somme pour obliger les nouveaux gouvernants à toutes les concessions et promesses possibles ; c’est le plus sûr moyen de les compromettre. Il faut qu’ils s’efforcent, par tous les moyens et autant que faire se peut, de contenir la jubilation suscitée par le nouvel état de choses et l’état d’ivresse, conséquence de toute victoire remportée dans une bataille de rue, en jugeant avec calme et sang-froid la situation et en affectant à l’égard du nouveau gouvernement une méfiance non déguisée. Il faut qu’à côté des nouveaux gouvernements officiels ils établissent aussitôt leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires, soit sous forme d’autonomies administratives locales ou de conseils municipaux, soit sous forme de clubs ou comités ouvriers, de façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement s’aliènent aussitôt l’appui des ouvriers, mais se voient, dès le début, surveillés et menacés par des autorités qui ont derrière elles toute la masse des ouvriers. En un mot, dès les premiers instants de la victoire, on ne doit plus tant se défier des partis réactionnaires vaincus que des anciens alliés des ouvriers, que du parti qui cherche à exploiter la victoire pour lui seul. (...) » « Les ouvriers doivent se placer non sous la tutelle de l’autorité de l’Etat mais sous celle des conseils révolutionnaires de communautés que les ouvriers auront pu faire adopter. Les armes et les munitions ne devront être rendues sous aucun prétexte. (...) » « Ils doivent pousser à l’extrême les propositions des démocrates qui, en tout cas, ne se montreront pas révolutionnaires, mais simplement réformistes, et transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée. Si, par exemple, les petits bourgeois proposent de racheter les chemins de fer et les usines, les ouvriers doivent exiger que ces chemins de fer et ces usines soient simplement et sans indemnité confisqués par l’Etat en tant que propriété de réactionnaires. Si les démocrates proposent l’impôt proportionnel, les ouvriers réclament l’impôt progressif. Si les démocrates proposent eux-mêmes un impôt progressif modéré, les ouvriers exigent un impôt dont les échelons montent assez vite pour que le gros capital s’en trouve compromis. Si les démocrates réclament la régularisation de la dette publique, les ouvriers réclament la faillite de l’Etat. Les revendications des ouvriers devront donc se régler partout sur les concessions et les mesures des démocrates. » « Ils (les ouvriers) contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner—par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques—de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence ! »

Karl Marx et Friedrich Engels dans « Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes » (1850)

Le 9 octobre 1850, Marx, après avoir rompu avec la Société universelle des communistes révolutionnaires :

« Enfin, nous avons de nouveau l’occasion, pour la première fois depuis longtemps de montrer que nous n’avons besoin ni de popularité ni du soutien d’aucun parti de quelque pays que ce soit, nos positions n’ayant absolument rien à voir avec ces considérations dégradantes. Désormais, nous ne sommes plus responsables que vis-à-vis de nous-mêmes et lorsque le moment sera venu où ces messieurs auront besoin de nous, alors nous serons en mesure de dicter nos conditions… Au reste, nous aurions mauvaise grâce, au fond, de nous plaindre de ce que les petits grands hommes nous évitent avec effroi. N’avons-nous pas fait depuis des années comme si le ban et l’arrière-ban étaient organisés dans notre parti, alors que nous manquions d’un parti, les gens que nous comptions comme de notre parti, tout au moins officiellement – sous réserve de les appeler bêtes incorrigibles -, n’ayant pas saisi le premier mot de notre doctrine. Comment pourrions-nous être d’un « parti », nous qui fuyons comme la peste les postes officiels ? Que nous chaut un « parti », à nous qui crachons sur la popularité, à nous qui doutons de nous-mêmes dès que nous commençons à devenir populaires ? Que nous chaut un « parti », c’est-à-dire une bande d’ânes qui ne jurent que par nous, parce qu’ils nous tiennent pour leurs semblables ? En fait, ce ne sera pas une perte, lorsque nous ne passerons plus pour être « l’expression exacte et conforme » de cette meute bornée à laquelle on nous a associés toutes ces dernières années. Une révolution est un phénomène purement naturel, commandé par des lois physiques, plutôt qu des règles qui déterminent en temps ordinaire le cours de la société, mieux, ces règles prennent dans les révolutions un caractère beaucoup plus physique, la force matérielle de la nécessité s’y manifestant avec plus de violence. Or, à peine se manifeste-t-on comme représentant d’un parti que l’on est entraîné dans ce tourbillon de l’irrésistible nécessité qui règne dans la nature. Par le simple fait que l’on reste indépendant et révolutionnaire en étant plus que les autres attachés à la cause, il est possible – pour un temps du moins – de préserver son autonomie vis-à-vis de ce tourbillon, où l’on finit tout de même à la longue par être entraîné. Cette position, nous pouvons et nous devons l’adopter à la première occasion : pas de fonction officielle dans l’Etat, ni – aussi longtemps que possible – dans le parti, pas de siège dans les comités, etc., nulle responsabilité pour ce que font les ânes ; critique impitoyable vis-à-vis de tout le monde, et par-dessus le marché garder cette sérénité que toutes les intrigues de ces imbéciles ne peuvent nous faire perdre… Pour l’heure, l’essentiel c’est que nous ayons la possibilité de nous faire imprimer… »

Les révolutionnaires Engels, Bauer, Schramm et Liebknecht soutiendront cette position.

Le 17 avril 1853, Marx écrit à Adolf Cluss :

« J’ai l’intention, à la première occasion, de déclarer publiquement que ne suis lié à aucun parti… Je dois dire que, depuis 1851, je n’ai plus la moindre relation avec aucune des sociétés ouvrières publiques (même celles que l’on appelle communistes). »

Le 29 février 1860, Marx écrit à Ferdinand Freiligrath :

« Je te ferai d’abord observer que, sur ma demande, la Ligue a été dissoute en novembre 1852, je n’ai appartenu – ni n’appartiens – à aucune organisation secrète ou publique ; autrement dit, le parti, dans le sens tout à fait éphémère du terme, a cessé d’exister pour moi depuis huit ans… La Ligue, aussi bien que la Société des saisons de Paris et cent autres organisations n’ont été qu’un épisode dans l’histoire du parti qui naît spontanément du sol de la société moderne… En outre, j’ai essayé d’écarter ce malentendu qui ferait comprendre par « parti » une Ligue morte depuis huit ans ou une rédaction de journal dissoute depuis douze ans. Lorsque je parle cependant de parti, j’entends ce terme dans son sens historique. »

En 1870, Engels écrivait à propos de lui et Marx :

« Nous n’appartenons guère plus au parti allemand qu’au français, à l’américain ou au russe… Nous prêtons une certaine importance à cette position singulière de représentants du socialisme international. »

En 1875, Marx et Engels se démarquent publiquement du programme fondant la social-démocratie allemande, par fusion du courant lassallien et du courant eisenachien (se disant marxiste) dans un texte fameux intitulé « Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand ».

Voici un passage du programme du parti social-démocrate allemand :

« La classe ouvrière travaille à son affranchissement tout d’abord DANS LE CADRE DE L’ETAT NATIONAL ACTUEL, sachant bien que le résultat nécessaire de son effort, qui est commun aux ouvriers de tous les pays civilisés, sera la fraternité internationale des peuples. »

Voici comment Marx en fait la critique :

« Contrairement au Manifeste communiste et à tout le socialisme antérieur, Lassalle avait conçu le mouvement ouvrier du point de vue le plus étroitement national. On le suit sur ce terrain et cela après l’action de l’internationale ! Il va absolument de soi que, ne fût-ce que pour être en mesure de lutter, la classe ouvrière doit s’organiser chez elle en tant que classe et que les pays respectifs sont le théâtre immédiat de sa lutte. C’est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu, mais, comme le dit le Manifeste communiste, « quant à sa forme ». Mais le « cadre de l’Etat national actuel », par exemple de l’Empire allemand, entre lui-même, à son tour, économiquement, « dans le cadre » du marché universel, et politiquement « dans le cadre » du système des Etats. Le premier marchand venu sait que le commerce allemand est aussi commerce extérieur et la grandeur de M. Bismarck réside précisément dans le caractère de sa politique internationale. Et à quoi le Parti ouvrier allemand réduit-il son internationalisme ? A la conscience que le résultat de son effort « sera la fraternité internationale des peuples » - expression ronflante empruntée à la bourgeoise Ligue de la liberté et de la paix, que l’on voudrait faire passer comme un équivalent de la fraternité internationale des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes et leurs gouvernements. Des fonctions internationales de la classe ouvrière allemande par conséquent, pas un mot ! Et c’est ainsi qu’elle doit faire paroi face à sa propre bourgeoisie, fraternisant déjà contre elle avec les bourgeois de tous les autres pays, ainsi qu’à la politique de conspiration internationale de M. Bismarck ! En fait, la profession d’internationalisme du programme est encore infiniment au-dessous de celle du parti libre-échangiste. Celui-ci prétend, lui aussi, que le résultat final de son action est la « fraternité internationale des peuples ». Mais encore fait-il quelque chose pour internationaliser l’échange et ne se contente-t-il pas du tout de savoir… que chaque peuple fait, chez lui, du commerce. L’action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l’existence de l’Association internationale des travailleurs. Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action d’un organe central ; tentative qui, par l’impulsion qu’elle a donnée, a eu des suites durables, mais qui, sous sa première forme historique, ne pouvait survivre longtemps à la chute de la Commune de Paris. »

Voici un autre passage suivant du programme social-démocrate allemand lancé au congrès de Gotha :

« Le Parti ouvrier allemand réclame, pour PREPARER LES VOIES A LA SOLUTION DE LA QUESTION SOCIALE, l’établissement de sociétés de production avec L’AIDE DE L’ETAT, SOUS LE CONTRÔLE DEMOCRATIQUE DU PEUPLE DES TRAVAILLEURS. Les sociétés de production doivent être suscitées dans l’industrie et l’agriculture avec une telle ampleur QUE L’ORGANISATION SOCIALISTE DE L’ENSEMBLE DU TRAVAIL EN RESULTE. »

Marx en fait ainsi la critique :

« Après la « loi d’airain du salaire » de Lassalle, la panacée du prophète. D’une manière digne on « prépare les voies ». On remplace la lutte des classes existante par une formule creuse de journaliste : la « question sociale », à la « solution » de laquelle on « prépare les voies ». Au lieu de découler du processus de transformation révolutionnaire de la société, « l’organisation socialiste de l’ensemble du travail résulte » de « l’aide de l’Etat », aide que l’Etat fournit aux coopératives de production que lui-même (et non le travailleur) a « suscitées » . Croire qu’on peut construire une société nouvelle au moyen de subventions de l’Etat aussi facilement qu’on construit un nouveau chemin de fer, voilà qui est bien digne de la présomption de Lassalle ! Par un reste de pudeur, on place « l’aide de l’Etat »... sous le contrôle démocratique du « peuple des travailleurs ». Tout d’abord, le « peuple des travailleurs », en Allemagne, est composé en majorité de paysans et non de prolétaires. Ensuite, demokratisch est mis pour l’allemand volksherrschaftlich. Mais alors que signifie le « contrôle populaire et souverain (volksherrschaftliche Kontrolle) du peuple des travailleurs » ? Et cela, plus précisément pour un peuple de travailleurs qui, en sollicitant l’Etat de la sorte, manifeste sa pleine conscience qu’il n’est ni au pouvoir, ni mûr pour le pouvoir ! »

Engels écrit dans sa Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875 :

« Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »

Sur la dissolution de la première internationale, une lettre de Engels à Bebel du 3 juin 1873 :

"Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les appels à l’ « Unité ». Les plus grands facteurs de discorde, ce sont justement ceux qui ont le plus ce mot à la bouche. C’est ce que démontrent les Jurassiens bakouninistes de Suisse, fauteurs de toutes les scissions, qui crient maintenant le plus fort pour avoir l’unité.

Ces fanatiques de l’unité sont ou bien des petites têtes qui veulent que l’on mélange tout en une sauce indéterminée dans laquelle on retrouve les divergences sous forme d’antagonismes encore plus aigus dès qu’on cesse de la remuer, ne serait-ce que parce qu’on les trouve ensemble dans une seule marmite (en Allemagne, vous en avez un bel exemple chez les gens qui prêchent la fraternisation entre ouvriers et petits bourgeois), ou bien des gens qui n’ont aucune conscience, politique claire (par exemple, Mühlberger), ou bien des éléments qui veulent sciemment brouiller et fausser les positions. C’est pourquoi, ce sont les plus grands sectaires, les plus grands chamailleurs et filous, qui crient le plus fort à l’unité dans certaines situations. Tout au long de notre vie, c’est toujours avec ceux qui criaient le plus à l’unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups.

Toute direction d’un parti veut, bien sûr, avoir des résultats - et c’est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons, et, sous nos yeux encore, se développe si colossalement que l’on n’a pas besoin, à tout prix, et toujours, de succès momentanés. Prenez, par exemple, l’Internationale après la Commune, elle connut un immense succès, Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute - puissante. La grande masse de ses membres crut que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que le ballon devait crever. Toute la racaille s’accrochait à nous. Les sectaires qui s’y trouvaient devenaient insolents, abusaient de l’Internationale dans l’espoir qu’on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l’avons pas supporté. Sachant fort bien que le ballon crèverait tout de même, il ne s’agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l’Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, et ce jusqu’à son terme.

Le ballon creva au congrès de la Haye, et vous savez que la majorité des membres du congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant, presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu’ils croyaient trouver dans l’Internationale l’idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n’avaient - ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à la Haye ! Les sectaires brouillons se mirent alors à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs. Or, si nous nous étions présentés à la Haye en conciliateurs, et si nous avions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ? Les sectaires - notamment les bakouninistes - auraient disposé d’un an de plus pour commettre, au nom de l’Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore ; les ouvriers des pays les plus avancés se seraient détournés avec dégoût. Le ballon au lieu d’éclater se serait dégonflé doucement sous l’effet de quelques coups d’épingles, et au congrès suivant la crise se serait tout de même produite, mais au niveau le plus bas des querelles personnelles, puisqu’on avait déjà quitté le terrain des principes à la Haye. C’est alors que l’Internationale avait effectivement péri, péri à cause de l’unité ! Au lieu de cela, à notre honneur, nous nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune qui ont assisté à la dernière réunion décisive ont dit qu’aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un effet aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres au prolétariat européen. Nous les avions laissés pendant dix mois se dépenser en mensonges, calomnies et intrigues - et qu’en est-il résulté ? Ces prétendus représentants de la grande majorité de l’Internationale déclarent eux-mêmes à présent qu’ils n’osent plus venir au prochain congrès. Pour ce qui est des détails, ci - joint mon article destiné au Volksstaat. Si c’était à refaire, nous agirions en somme de la même façon, étant entendu qu’on peut toujours commettre des erreurs tactiques.

En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les Lassalléens viendront d’eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu’il ne serait donc pas sage de cueillir les fruits avant qu’ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l’unité.

Au reste, le vieil Hegel disait déjà : un parti éprouve qu’il vaincra en se divisant - et supportant la scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. A chaque stade, une partie des gens reste accrochée et ne réussit pas à passer le cap. Ne serait - ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l’Empire romain, et ce en subissant toutes les pires persécutions..."

Engels disait aux sociaux-démocrates impressionnés par les violences de Bismarck :

« Pourquoi donc bougonnez - vous contre la violence en prétendant qu’elle est condamnable en soi, alors que, vous tous, vous savez fort bien qu’à la fin rien n’est faisable sans violence ! »

Engels au député social-démocrate de droite W. Blos, 21 février 1874

« Il conviendrait d’abandonner tout ce bavardage (de la social-démocratie allemande) sur l’État, surtout après la Commune, qui n’était plus un État, au sens propre. Les anarchistes nous ont assez jeté à la tête l’État populaire, bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon, et puis le Manifeste communiste, disent explicitement qu’avec l’instauration du régime social socialiste, l’État se dissout de lui-même et disparaît. L’État n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un État populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’État cesse d’exister comme tel. »

Engels, Lettre à August Bebel, 1875

« La social-démocratie allemande est-elle réellement infectée de la maladie parlementaire et croit-elle que, grâce au suffrage universel, le Saint-Esprit se déverse sur ses élus, transformant les séances des fractions parlementaire en conciles infaillibles et les résolutions des fractions en dogmes inviolables ? (…)

A en croire ces Messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier mais un parti universel, ouvert à « tous les hommes remplis d’un véritable amour pour l’humanité ». Il le démontrera avant tout en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « pour répandre le bon goût » et « apprendre le bon ton ». (…) Bref, la classe ouvrière par elle-même, est incapable de s’affranchir. Elle doit donc passer sous la direction de bourgeois « instruits et cultivés » qui seuls « ont l’occasion et le temps » de se familiariser avec les intérêts des ouvriers. (…) Le programme ne sera pas abandonné mais seulement ajourné – pour un temps indéterminé. (…)

Ce sont les représentants de la petite-bourgeoisie qui s’annoncent ainsi, de crainte que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n’aille trop loin ». (…)

C’est un phénomène inévitable, inhérent à la marche de l’évolution, que des individus issus de la classe dominante se joignent au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments constitutifs. Nous l’avons dit dans « Le Manifeste communiste », mais ici deux observations s’imposent :

1°) Ces individus, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui fournir des éléments constitutifs d’une valeur réelle (…)

2°) Lorsque ces individus venant d’autres classes se joignent au mouvement prolétarien, la première chose à exiger est qu’ils n’y fassent pas entrer les résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc, mais qu’ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. (…)

Quant à nous, eu égard à tout notre passé, une seule voie nous reste ouverte. Nous avons, depuis presque quarante ans, signalé la lutte des classes comme le moteur de l’histoire le plus décisif et nous avons notamment montré que la lutte sociale entre la bourgeoisie et le prolétariat était le grand levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc, en aucune manière, nous associer à des gens qui voudraient retrancher du mouvement cette lutte de classes. Nous avons formulé, lors de la création de l’Internationale, la devise de notre combat : l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Nous ne pouvons, par conséquent, faire route commune avec des gens qui déclarent ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes. (…) »

Lettre circulaire de Karl Marx (1879)

Les divergences, loin de s’estomper par la suite, Engels écrit, le 4 août 1879, toujours en accord avec Marx, refusant leur contribution à un journal de la social-démocratie allemande, bien qu’à ce moment la social-démocratie soit en butte à la répression de Bismarck :

« Il n’y a pas de place pour nous dans un journal où il est possible de regretter littéralement la révolution de 1848, qui en fait ouvrit la voie à la social-démocratie. Il ressort clairement de cet article et de la lettre de Höchberg que la triade élève la prétention de mettre leurs conceptions socialistes petites-bourgeoises, clairement formulées pour la première fois dans les Annales, sur un pied d’égalité avec la théorie prolétarienne dans le « Sozial-demokrat » qu’ils dirigent… Cela nous fait beaucoup de peine que nous ne puissions pas être à vos côtés de manière inconditionnelle à l’heure de la répression. Aussi longtemps que le parti est resté fidèle à son caractère prolétarien, nous avons laissé de côté toutes les autres considérations. Mais il n’en est plus de même à présent que les éléments petits-bourgeois que l’on a accueillis affirment clairement leurs positions. Dès lors qu’on leur permet d’introduire en contrebande dans l’organe du parti allemand leurs idées petites-bourgeoises, on nous barre tout simplement l’accès à cet organe. »

« Il vaut toujours mieux être momentanément en minorité pour ce qui est de l’organisation en ayant le vrai programme que d’avoir apparemment beaucoup de suivants pratiquement nominaux, sans programme. (…) Marx et moi n’entretenons même pas de correspondance avec Guesde. Nous ne lui avons écrit qu’à l’occasion d’affaires déterminées. Ce que Lafargue a écrit à Guesde, nous ne le savons que d’une manière générale, et nous sommes loin d’avoir lu tout ce que Guesde écrit à Lafargue. Dieu sait quels projets ont été échangés entre eux, sans que nous n’en sachions absolument rien. Marx, comme loi, a donné de temps en temps un conseil à Guesde par l’intermédiaire de Lafargue, mais c’est à peine s’il a jamais été suivi. Certes, Guesde est venu ici quand il s’est agi de d’élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français. En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume (…) mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu’il a introduit sa théorie insensée du « minimum de salaires ». »

Engels à Bernstein, 25 octobre 1881.

« Quand vous ne cessez de répéter que le « marxisme » est en grand discrédit en France, vous n’avez en somme vous même d’autre source que celle là du Malon de seconde main. Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ».

Lettre de Friedrich Engels à E. Bernstein - 2 novembre 1882

« Nous n’appartenons guère plus au parti allemand qu’au français, à l’américain ou au russe, et nous ne nous considérons pas plus liés par le programme allemand que par le programme « Minimum ». En fait, nous tenons à notre position particulière de représentants du socialisme international. »

Lettre de Engels à Edouard Bernstein, 28 février- 1er mars 1883

Engels écrit à Bebel le 6 juin 1884 :

« Les interventions de ces messieurs (les dirigeants de la fraction parlementaire) au Reichstag – pour autant que je puisse en juger d’après les piètres comptes-rendus de journaux et dans leur propre presse, m’ont de plus en plus convaincus que moi au moins je ne me situe absolument pas sur le même terrain qu’eux et que je n’ai rien de commun avec eux. Ces prétendus « éléments cultivés » sont en réalité de parfaits ignorants et des philanthropes qui se rebellent de toutes leurs forces contre l’étude. Contrairement aux vœux de Marx et en dépit des avertissements que je prodigue depuis de longues années, on ne les a pas seulement admis dans le parti, mais on leur a encore réservé les candidatures au Reichstag. Il me semble que ces messieurs découvrent de plus en plus qu’ils ont la majorité dans la fraction parlementaire et que, précisément avec leur complaisance servile à l’égard de toute miette de socialisme d’Etat que Bismarck jette à leurs pieds, ils sont les plus intéressés au maintien de la loi antisocialiste, à condition qu’elle soit maniée avec la plus grande douceur contre des gens aussi dociles qu’eux. »

Un parti dans le Parti, lettre d’ Engels à E. Bernstein, 5 juin 1884.

Depuis que messieurs les opportunistes pleurnicheurs se sont littéralement constitués en parti et disposent de la majorité dans la fraction parlementaire, depuis qu’ils se sont rendu compte de la position de force que leur procurait la loi anti-socialiste et qu’ils l’aient utilisée, je considère qu’il est doublement de notre devoir de défendre jusqu’à l’extrême toutes les positions de force que nous détenons - et surtout la position-clé du Sozialdemokrat.

Ces éléments vivent grâce à la loi anti-socialiste. S’il y avait demain des libres débats, je serais pour frapper aussitôt, et alors ils seraient vite écrasés. Mais tant qu’il n’y a pas de libres débats, qu’ils dominent toute la presse imprimée en Allemagne et que leur nombre (comme majorité des « chefs ») leur donne la possibilité d’exploiter à plein les ragots, les intrigues et la calomnie insidieuse, nous devons, je crois, empêcher tout ce qui pourrait mettre à notre compte une rupture, c’est-à-dire la responsabilité d’une scission. C’est la règle générale dans la lutte au sein du parti même, et elle est aujourd’hui valable plus que jamais. La scission doit être organisée de telle sorte que nous continuons le vieux parti, et qu’ils le quittent ou qu’ils en soient chassés.

En outre, à l’époque où nous vivons actuellement tout leur est favorable [1]. Nous ne pouvons pas les empêcher, après la scission, de nous dénigrer et de nous calomnier en Allemagne, de s’exhiber comme les représentants des masses (étant donné que les masses les ont élus !). Nous n’avons que le Sozialdemokrat et la presse de l’étranger. Us ont toutes les facilités pour se faire entendre, et nous, les difficultés. Si nous provoquons la scission, toute la masse du parti dira non sans raison que nous avons suscité la discorde et désorganisé le parti à un moment où il était justement en train de se réorganiser à grand peine et au milieu des périls. Si nous pouvons l’éviter, alors la scission serait - à mon avis - simplement remise à plus tard, lorsqu’un quelconque changement en Allemagne nous aura procuré un peu plus de marge de manœuvre.

Si la scission devient néanmoins inévitable, il faudra lui enlever tout caractère personnel et éviter toute chamaillerie individuelle (ou ce qui pourrait en avoir l’air) entre toi et ceux de Stuttgart, par exemple. Elle devra s’effectuer sur un point de principe tout à fait déterminé, en d’autres termes, sur une violation du programme. Tout pourri que soit le programme [de Gotha], tu verras néanmoins, en l’étudiant de plus près, qu’on peut y trouver suffisamment de points d’appui. Or, la fraction n’a aucun pouvoir de jugement sur le programme. En outre, la scission doit être assez préparée, pour que Bebel au moins soit d’accord, et marche dès le début avec nous. Et troisièmement, il faut que tu saches ce que tu veux et ce que tu peux, lorsque la scission sera faite. Laisser le Sozialdemokrat passer dans les mains de tels hommes serait discréditer le parti allemand dans le monde entier.

L’impatience est la pire des choses qui soit en l’occurrence : les décisions de la première minute dictées par la passion peuvent paraître en elles-mêmes comme très nobles et héroïques. mais conduisent régulièrement à des bêtises - comme je ne l’ai constaté que trop bien dans une praxis cent fois renouvelée.

En conséquence : 1º différer autant que possible la scission ; 2º devient-elle inévitable, alors il faut la laisser venir d’eux ; 3º dans l’intervalle tout préparer ; 4º ne rien faire, sans qu’au moins Bebel, et si possible Liebknecht qui est de nouveau très bien (peut-être trop bien), dès qu’il voit que les choses sont irrémédiables, et 5º tenir envers et contre tous la place forte du Sozialdemokrat, jusqu’à la dernière cartouche. Tel est mon avis.

La « condescendance », dont ces messieurs font preuve à votre égard, vous pouvez en vérité la leur rendre mille fois. N’avez-vous pas la langue bien pendue ? Et vous pouvez toujours faire preuve d’assez d’ironie et de morgue vis-à-vis de ces ânes, pour leur faire la vie dure. Il ne faut pas discuter sérieusement avec des gens aussi ignorants et, qui plus est, d’ignorants prétentieux ; il faut plutôt les railler et les faire tourner dans leur propre mélasse, etc.

N’oublie pas non plus que si la bagarre commence, j’ai les mains très liées par d’énormes engagements en raison de mes travaux théoriques, et je ne disposerai pas de beaucoup de temps pour taper dans le tas comme je le voudrais bien sûr.

J’aimerais bien aussi que tu me donnes quelques détails sur ce que ces philistins nous reprochent et ce qu’ils réclament, au lieu de t’en tenir à des généralités. Nota bene : plus longtemps tu resteras en tractation avec eux, plus ils devront te fournir de matériel qui permettra de les condamner eux-mêmes !

Écris-moi pour me dire dans quelle mesure je peux aborder ce sujet dans ma correspondance avec Bebel ; je vais devoir lui écrire ces jours-ci, mais je vais remettre ma réponse au lundi 9 c., date à laquelle je peux avoir ta réponse.

Notes

[1] Engels ne fait pas seulement allusion à la loi anti-socialiste, serre chaude de l’opportunisme sous la protection indirecte du régime bismarckien, mais encore au faible développement des antagonismes de classes en Allemagne : « Les chamailleries dans le parti allemand ne m’ont pas surpris. Dans un pays encore aussi petit-bourgeois que l’Allemagne, le parti a nécessairement aussi une aile droite de petits bourgeois philistins et « cultivés », dont il se débarrasse au moment voulu. Le socialisme petit-bourgeois date de 1844 en Allemagne, et nous l’avons déjà critiqué dans le Manifeste communiste. Il est aussi tenace que le petit bourgeois allemand lui-même. Tant que dure la loi anti-socialiste, je ne suis pas favorable à une scission que nous provoquerions, étant donné que les armes ne sont pas égales. Mais si ces messieurs provoquaient eux-mêmes la scission, en attaquant le caractère prolétarien du parti en lui substituant un philanthropisme abstrait, esthétique et sentimental sans vie ni saveur, alors il faudra bien que nous prenions les choses comme elles viennent » (à J.-Ph. Becker, 15-6-1885).

« La prétention du petit bourgeois allemand vis-à-vis du parti ouvrier social-démocratie n’a que cette signification : ce parti doit devenir un parti bourgeois à l’image du petit bourgeois et, comme lui, ne participer plus activement aux révolutions, mais les subir toutes. Et lorsque le gouvernement, arrivé au pouvoir par la contre-révolution et la révolution, émet cette même prétention, cela signifie simplement que la révolution est bonne tant qu’elle est faite par Bismarck pour Bismarck et consorts, mais qu’elle est condamnable quand elle s’effectue contre Bismarck et consorts. »

Frédéric Engels dans sa Préface à « Karl Marx devant les jurés de Cologne » rédigée le 1° juillet 1885.

Engels écrit à Bebel le 18 mars 1886 :

« L’une des caractéristique les plus négatives de la majorité sociale-démocrate, c’est précisément l’esprit prudhommesque du philistin qui veut convaincre son adversaire au lieu de le combattre. »

Engels écrit à la rédaction du « Sozial-demokrat » le 7 septembre 1890 :
« Sur le plan théorique, je trouvai dans ce journal – et, en gros, cela s’applique aussi à tout le reste de la presse de l’ »opposition » - un « marxisme » atrocement défiguré, qui se caractérise, premièrement, par une incompréhension quasi-totale de la conception que l’on prétend précisément défendre ; deuxièmement, par une grossière méconnaissance de tous les faits historiques décisifs ; troisièmement, par la conscience de sa propre supériorité incommensurable qui caractérise si avantageusement les littérateurs allemands. Marx lui-même a prévu cette sorte de disciples, lorsqu’il a dit à la fin des années 1870 d’un certain « marxisme » qui s’étalait chez maints Français : « Tout ce que je sais, c’est que moi je ne suis pas marxiste. »

F. Engels proclame à Londres, pour le 20e anniversaire de la Commune de Paris. 18 mars 1891 :

« Et l’on croit déjà avoir fait un pas d’une hardiesse prodigieuse, quand on s’est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire et qu’on jure par la république démocratique. Mais, en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’un appareil pour opprimer une classe par un autre, et cela, tout autant dans la république démocratique que dans la monarchie ; le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État. Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »

Voici ce qu’écrit Engels sur le programme de la social-démocratie allemande adopté à Erfurt en 1891 :

« Les revendications politiques du projet ont un grand défaut. Ce que justement il eût fallu dire, ne s’y trouve pas. Si ces dix revendications étaient toutes accordées, nous aurions, il est vrai, divers moyens de plus pour faire aboutir la revendication politique principale, mais nous n’aurions absolument pas cette revendication principale elle-même. La constitution du Reich est, en ce qui concerne la limitation des droits reconnus au peuple et à ses représentants, une copie pure et simple de la constitution prussienne de 1850, constitution où la rédaction la plus extrême trouve son expression dans des paragraphes, où le gouvernement possède tout pouvoir effectif et où les Chambres n’ont pas même le droit de refuser les impôts ; constitution qui, pendant la période de conflit, a prouvé que le gouvernement pouvait en faire ce qu’il voulait. Les droits du Reichstag sont exactement les mêmes que ceux de la Chambre prussienne, et c’est pourquoi Liebknecht a appelé ce Reichstag la feuille de vigne de l’absolutisme. Vouloir, sur la base d’une alliance entre la Prusse et Reuss-Greiz-Schleiz-Lobenstein, États dont l’un couvre autant de lieues carrées que l’autre couvre de pouces carrés, vouloir sur une telle base réaliser la « transformation des moyens de travail en propriété commune » est manifestement absurde. Y toucher serait dangereux. Mais, de toute façon, les choses doivent être poussées en avant. Combien cela est nécessaire, c’est ce que prouve précisément aujourd’hui l’opportunisme qui commence à se propager dans une grande partie de la presse social-démocrate. Dans la crainte d’un renouvellement de la loi contre les socialistes ou se souvenant de certaines opinions émises prématurément du temps où cette loi était en vigueur, on veut maintenant que le Parti reconnaisse l’ordre légal actuel en Allemagne comme pouvant suffire à faire réaliser toutes ses revendications par la voie pacifique. On fait accroire à soi-même et au Parti que « la société actuelle en se développant passe peu à peu au socialisme », sans se demander si par là elle n’est pas obligée de sortir de sa vieille constitution sociale, de faire sauter cette vieille enveloppe avec autant de violence que l’écrevisse crevant la sienne ; comme si, en Allemagne, elle n’avait pas en outre à rompre les entraves de l’ordre politique encore à demi absolutiste et, par-dessus encore, indiciblement embrouillé. On peut concevoir que la vieille société pourra évoluer pacifiquement vers la nouvelle dans les pays où la représentation populaire concentre en elle tout le pouvoir, où, selon la constitution, on peut faire ce qu’on veut, du moment qu’on a derrière soi la majorité de la nation ; dans des républiques démocratiques comme la France et l’Amérique, dans des monarchies comme l’Angleterre, où le rachat imminent de la dynastie est débattu tous les jours dans la presse, et où cette dynastie est impuissante contre la volonté du peuple. Mais en Allemagne, où le gouvernement est presque tout-puissant, où le Reichstag et les autres corps représentatifs sont sans pouvoir effectif, proclamer de telles choses en Allemagne, et encore sans nécessité, c’est enlever sa feuille de vigne à l’absolutisme et en couvrir la nudité par son propre corps. Une pareille politique ne peut, à la longue, qu’entraîner le Parti dans une voie fausse. On met au premier plan des questions politiques générales, abstraites, et l’on cache par là les questions concrètes les plus pressantes, qui, aux premiers événements importants, à la première crise politique, viennent d’elles-mêmes s’inscrire à l’ordre du jour. Que peut-il en résulter, sinon ceci que, tout à coup, au moment décisif, le Parti sera pris au dépourvu et que sur les points décisifs, il régnera la confusion et l’absence d’unité, parce que ces questions n’auront jamais été discutées ? (…) Cet oubli des grandes considérations essentielles devant les intérêts passagers du jour, cette course aux succès éphémères et la lutte qui se livre tout autour, sans se préoccuper des conséquences ultérieures, cet abandon de l’avenir du mouvement que l’on sacrifie au présent, tout cela a peut-être des mobiles honnêtes. Mais cela est et reste de l’opportunisme. Or, l’opportunisme « honnête » est peut-être le plus dangereux de tous. »

Engels écrit à Kautsky dans une lettre du 1er avril 1894 :

« A mon grand étonnement, je vois aujourd’hui que l’on a publié sans m’en avertir dans le Vorwärts des extraits de mon Introduction et qu’on les a combinés de telle façon que j’apparais comme un adorateur pacifiste de la légalité à tout prix. Je souhaite d’autant plus vivement que l’Introduction paraisse sans coupures dans la Neue Zeit, afin que cette impression ignominieuse soit effacée. Je ferai part avec la plus grande fermeté de mon sentiment à Liebknecht et aussi à ceux qui, quels qu’ils soient, qui lui ont fourni l’occasion de déformer l’expression de ma pensée. »

Remarquons en particulier que l’édition allemande biffait entièrement le passage suivant :

« Cela signifie-t-il qu’à l’avenir le combat de rue ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela vaut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont, devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour l’armée. À l’avenir un combat de rues ne peut donc être victorieux que si cet état d’infériorité est compensé par d’autres facteurs. Aussi, l’entreprendra-t-on plus rarement au début d’une grande révolution qu’au cours du développement de celle-ci, et il faudra le soutenir avec des forces plus grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute la grande révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préfèreront « sans doute l’attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. »

« On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. » précise Engels en 1894.

« ENGELS ET LE DEPASSEMENT DE LA DEMOCRATIE Engels eut à se prononcer sur ce point en traitant de l’inexactitude scientifique de la dénomination "social-démocrate". Dans la préface au recueil de ses articles des années 1870-1880, consacrés à divers thèmes, principalement "internationaux", préface datée du 3 janvier 1894, c’est-à-dire rédigée un an et demi avant sa mort, il écrit que dans tous ses articles il emploie le mot "communiste", parce qu’à cette époque les proudhoniens en France et les lassalliens en Allemagne s’intitulaient social-démocrates. "Pour Marx comme pour moi, poursuit Engels, il y avait donc impossibilité absolue d’employer, pour exprimer notre point de vue propre, une expression aussi élastique. Aujourd’hui, il en va autrement, et ce mot ("social-démocrate") peut à la rigueur passer bien qu’il reste impropre pour un parti dont le programme économique n’est pas simplement socialiste en général, mais expressément communiste, pour un parti dont le but politique final est la suppression de tout l’Etat et, par conséquent, de la démocratie. »

Lénine, dans "L’Etat et la révolution"

Lénine est connu comme celui qui a insisté sur l’importance de l’organisation au sein de la social-démocratie révolutionnaire, notamment dans « Que faire », mais il importe de rappeler ce qu’il entendait par là et qui n’était nullement la volonté de faire grossir à tout prix l’organisation actuelle :

« L’exemple des social-démocrates russes illustre d’une façon particulièrement concrète ce phnéomène commun à toute l’Europe (et signalé depuis longtemps par les marxistes allemands)… la liberté prise à l’égard de tout système cohérent et réfléchi, l’éclectisme et l’absence de principes. Ceux qui connaissent tant soit peu la situation réelle de notre mouvement ne peuvent pas ne pas voir que la large diffusion du marxisme s’est accompagnée d’un certain abaissement du niveau théorique. Bien des gens, dont la préparation théorique était infime ou nulle, ont adhéré au mouvement pour son rôle pratique et ses succès pratiques. On peut juger ainsi de ceux qui répètent triomphalement cette sentence de Marx : « Tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu’une douzaine de programmes. » Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : « Je vous souhaite d’en avoir toujours à traîner ! » D’ailleurs ces mots sont empruntés à la lettre sur la critique du programme de Gotha par Marx, où il condamne vigoureusement l’éclectisme dans l’énoncé des principes. Si vraiment il est nécessaire de s’unir, écrivait Marx aux chefs du parti, passez des accords en vue d’atteindre des buts pratiques, mais n’allez pas jusqu’à faire commerce des principes, ne faites pas des « concessions » théoriques. Telle était la pensée de Marx, et voilà des gens qui, en son nom, essayent de diminuer l’importance de la théorie ! Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande… Une erreur « sans importance » à première vue, peut entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les discussions de fraction et la délimitation rigoureuse des nuances. De la consolidation de telle ou telle « nuance » peut dépendre l’avenir de la social-démocratie russe pour de longues, très longues années. Deuxièmement, le mouvement social-démocrate est, par son essence même, international. Cela signifie non seulement que nous devons combattre le chauvinisme national, mais encore qu’un mouvement qui naît dans un pays jeune ne peut réussir que s’il assimile l’expérience des autres pays. Or, pour cela, il ne suffit pas simplement de connaître cette expérience ou de se borner à recopier les dernières résolutions : il faut pour cela savoir faire l’analyse critique de cette expérience et la contrôler soi-même… Citons les remarques faites par Engels en 1874, sur l’importance de la théorie dans le mouvement social-démocrate. Engels reconnaît à la grande lutte de la social-démocratie non pas deux formes (politique et économique), - comme cela se fait chez nous – mais trois, en mettant sur le même plan la lutte théorique… »

Lénine écrit dans "La faillite de la deuxième internationale" :

« Ce qui nous intéresse ici, ce n’est évidemment pas la biographie de telles ou telles personnalités. Leurs futurs biographes devront examiner le problème également sous cet angle, mais le mouvement socialiste s’intéresse aujourd’hui à tout autre chose, à l’étude de l’origine historique, des conditions, de l’importance et de la force du courant social-chauvin. 1) D’où provient le social-chauvinisme ? 2) Qu’est-ce qui lui a donné sa force ? 3) Comment le combattre ? Seule cette façon de poser le problème est sérieuse, tandis que le recours aux arguments "de personnes" n’est en pratique qu’une simple échappatoire, une ruse de sophiste.

Pour répondre à la première question, il faut voir, premièrement, si le contenu idéologique et politique du social-chauvinisme n’est pas en liaison avec quelque ancien courant du socialisme. Deuxièmement, quel est le rapport, quant aux divisions politiques réelles, entre la division présente des socialistes en adversaires et défenseurs du social-chauvinisme et les délimitations anciennes, historiquement antérieures ?

Par social-chauvinisme nous entendons la reconnaissance de l’idée de la défense de la patrie dans la guerre impérialiste actuelle, la justification de l’alliance des socialistes avec la bourgeoisie et les gouvernements de "leurs" pays respectifs dans cette guerre, le refus de préconiser et de soutenir les actions révolutionnaires prolétariennes contre "leur" bourgeoisie, etc. Il est tout à fait évident que le contenu idéologique et politique essentiel du social-chauvinisme concorde entièrement avec les principes de l’opportunisme. C’est un seul et même courant. L’opportunisme, placé dans le cadre de la guerre de 1914-1915, engendre le social-chauvinisme. Le principal, dans l’opportunisme, c’est l’idée de la collaboration des classes. La guerre pousse cette idée à son terme logique en adjoignant à ses facteurs et stimulants coutumiers toute une série de facteurs et stimulants exceptionnels, en obligeant, au moyen de menaces et de violences particulières, la masse amorphe et divisée à collaborer avec la bourgeoisie : cela élargit naturellement le cercle des partisans de l’opportunisme et explique pleinement le passage à ce camp de bien des radicaux d’hier.

L’opportunisme consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux de la masse des hommes aux intérêts temporaires d’une infime minorité d’entre eux, ou, en d’autres termes, l’alliance d’une partie des ouvriers avec la bourgeoisie contre la masse du prolétariat. La guerre rend cette alliance particulièrement manifeste et forcée. L’opportunisme a été engendré pendant des dizaines d’années par les particularités de l’époque du développement du capitalisme où l’existence relativement pacifique et aisée d’une couche d’ouvriers privilégiés les "embourgeoisait", leur donnait des bribes des bénéfices du capital national, leur épargnait la détresse, les souffrances, et les détournait des tendances révolutionnaires de la masse vouée à la ruine et à la misère. La guerre impérialiste est le prolongement direct et le couronnement de cet état de choses, car c’est une guerre pour les privilèges des nations impérialistes, pour un nouveau partage entre elles des colonies, pour leur domination sur les autres nations. Sauvegarder et consolider leur situation privilégiée de "couche supérieure", de petite bourgeoisie ou d’aristocratie (et de bureaucratie) de la classe ouvrière, tel est le prolongement naturel en temps de guerre des espoirs opportunistes petits-bourgeois et de la tactique correspondante, telle est la base économique du social-impérialisme d’aujourd’hui. Et, bien entendu, la force de l’habitude, la routine d’une évolution relativement "pacifique", les préjugés nationaux, la peur des brusques changements et l’incrédulité à leur égard, tout cela a joué le rôle de circonstances complémentaires qui ont renforcé l’opportunisme aussi bien que la conciliation hypocrite et lâche avec lui, soit-disant pour un temps seulement, soit-disant seulement pour des causes et des motifs particuliers. La guerre a modifié l’aspect de l’opportunisme qui avait été cultivé durant des dizaines d’années ; elle l’a porté à un degré supérieur, a augmenté le nombre et la variété de ses nuances, multiplié les rangs de ses partisans, enrichi leur argumentation d’une foule de nouveaux sophismes ; elle a fondu pour ainsi dire quantité de nouveaux ruisseaux et filets avec le courant principal de l’opportunisme, mais ce courant principal n’a pas disparu. Au contraire. »

Trotsky a également analysé la trahison de la social-démocratie en 1914 :

« La social-démocratie allemande n’est pas un accident ; elle n’est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande au cours de décennies de construction ininterrompue et d’adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. Le parti et les syndicats qui lui étaient rattachés attirèrent les éléments les plus marquants et les plus énergiques du milieu prolétarien, qui y reçurent leur formation politique et psychologique. Lorsque la guerre éclata, et que vint l’heure de la plus grande épreuve historique, il se révéla que l’organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas comme organisation de combat du prolétariat contre l’État bourgeois, mais comme organe auxiliaire de l’État bourgeois destiné à discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant à supporter non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais encore celui de l’appareil de son propre parti, fut paralysée. Certes, les souffrances de la guerre, ses victoires, ses défaites, mirent fin à la paralysie de la classe ouvrière, la libérant de la discipline odieuse du parti officiel. Celui-ci se scinda en deux. Mais le prolétariat allemand resta sans organisation révolutionnaire de combat. L’histoire, une fois de plus, manifesta une de ses contradictions dialectiques : ce fut précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de son énergie dans la période précédente pour édifier une organisation se suffisant à elle-même, occupant la première place dans la IIe Internationale, aussi bien comme parti que comme appareil syndical — ce fut précisément pour cela que, lorsque s’ouvrit une nouvelle période, une période de transition vers la lutte révolutionnaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière se trouva absolument sans défense sur le plan de l’organisation. »

Trotsky, « Une révolution qui traîne en longueur », Pravda, 23-4-1919.

Messages

  • « Vous connaissez les grands hommes de l’avenir. La masse de l’émigration officielle se compose, à quelques rares exceptions près, de zéros, qui tous croient devenir des unités, en se mettant à douze. D’où leurs constants essais de fédération et d’union, réduits sans cesse à néant par les petites jalousies, intrigues, bassesses et rivalités de ces petits grands hommes... Un seul nom de plus ! Si ces capucins, ces moines-mendiants de la révolution avaient quelque chose à donner, ils donneraient un royaume pour un seul nom de plus... Les germes de discorde ont déjà abondamment levé parmi ces individus en mal d’union... »

    Lettre de Marx à Heumann Ebner, août 1851

  • « La révolution russe exerce une influence énorme sur le prolétariat européen. Non contente de détruire l’absolutisme pétersbourgeois, force principale de la réaction européenne, elle créera, dans la conscience et dans l’humeur du prolétariat européen, les prémisses nécessaires de la révolution. La fonction du parti socialiste était et est de révolutionner la conscience de la classe ouvrière, de même que le développement du capitalisme a révolutionné les rapports sociaux. Mais le travail d’agitation et d’organisation dans les rangs du prolétariat a son inertie interne. Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d’entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d’autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l’expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise . En d’autres termes, le conservatisme du socialisme propagandiste dans les partis prolétariens peut, à un moment donné, freiner le prolétariat dans la lutte directe pour le pouvoir. Mais la formidable influence exercée par la révolution russe montre que cette influence détruira la routine et le conservatisme de parti et mettra à l’ordre du jour la question d’une épreuve de force ouverte entre le prolétariat et la réaction capitaliste. »

    Trotsky dans Bilan et perspectives

  • "Engels a écrit un jour que Marx et lui-même étaient restés toute leur vie en minorité et qu’ils s’en étaient toujours " bien trouvés ". Les périodes où le mouvement des classes opprimées s’élève au niveau des tâches générales de la révolution représentent les très rares exceptions de l’histoire."

    Léon Trotsky dans "Moralistes et sycophantes contre le Marxisme" (1939)

  • Marx : « J’ai l’intention, à la première occasion, de déclarer publiquement que je ne suis lié à aucun parti. Je ne veux pas que, sous prétexte d’affaires de parti, n’importe quel imbécile puisse se permettre de m’insulter. »

  • Marx et Engels n’avaient pas adhéré à la social-démocratie :

    « Nous n’appartenons guère plus au parti allemand qu’au français, à l’américain ou au russe, et nous ne nous considérons pas plus liés par le programme allemand que par le programme « Minimum ». En fait, nous tenons à notre position particulière de représentants du socialisme international. »

    Engels à Edouard Bernstein, 28 février-1er mars 1883

  • Lénine :

    J’en arrive à la dernière question, à la dénomination de notre Parti. Nous devons nous appeler Parti communiste, comme l’ont fait Marx et Engels.

    Nous devons proclamer une fois de plus que nous sommes des marxistes et que nous prenons pour base le Manifeste communiste, dénaturé et trahi par la social‑démocratie sur deux points principaux : 1. les ouvriers n’ont pas de patrie : « défendre la patrie » dans la guerre impérialiste, c’est trahir le socialisme ; 2. la théorie marxiste de l’Etat a été dénaturée par la II° Internationale.

    La dénomination de « social‑démocratie » est scientifiquement inexacte, comme Marx l’a démontré plus d’une fois notamment dans la Critique du programme de Gotha, et comme Engels l’a répété dans un exposé plus populaire en 1894 [1]. Du capitalisme l’humanité ne peut passer directement qu’au socialisme, c’est‑à‑dire à la propriété collective des moyens de production et à la répartition des produits selon le travail de chacun. Notre Parti voit plus loin : le socialisme doit inévitablement se transformer peu à peu en communisme, sur le drapeau duquel est écrit : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

    Tel est mon premier argument.

    Et voici le deuxième : la seconde partie de notre dénomination (social‑démocrates) est, elle aussi, scientifiquement inexacte. La démocratie est une des formes de l’Etat. Or, nous, marxistes, nous sommes adversaires de tout Etat.

    Les chefs de la II° Internationale (1889‑1914), MM. Plékhanov, Kautsky et leurs pareils, ont avili et dénaturé le marxisme.

    Le marxisme se distingue de l’anarchisme en ceci qu’il reconnaît la nécessité d’un Etat pour passer au socialisme, mais (et c’est ce qui le distingue de Kautsky et Cie) d’un Etat comme la Commune de Paris de 1871, comme les Soviets des députés ouvriers de 1905 et 1917, et non d’un Etat comme la république démocratique bourgeoise parlementaire du type habituel.

    Mon troisième argument : la vie a créé, la révolution a déjà créé chez nous en fait, bien que sous une forme encore précaire, embryonnaire, précisément ce nouvel « Etat », qui n’en est pas un au sens propre du terme.

    C’est déjà là une question relevant de l’activité pratique des masses, et non pas simplement une théorie des chefs.

    L’Etat, au sens propre du mot, c’est le commandement exercé sur les masses par des détachements d’hommes armés, séparés du peuple.

    Notre nouvel Etat naissant est lui aussi un Etat, car il nous faut des détachements d’hommes armés, il nous faut un ordre rigoureux, il nous faut user de violence pour réprimer sans merci toutes les tentatives de la contre‑révolution, aussi bien tsariste que bourgeoise, goutchkoviste.

    Mais notre nouvel Etat naissant n’est déjà plus un Etat au sens propre du mot, car en bien des endroits de la Russie ces détachements d’hommes armés, c’est la masse elle‑même, le peuple entier, et non pas quelqu’un placé au‑dessus de lui, séparé de lui, privilégié, pratiquement inamovible.

    Il faut regarder en avant et non pas en arrière, vers la démocratie du type bourgeois ordinaire, qui s’attachait à consolider la domination de la bourgeoisie au moyen des vieux organismes monarchiques d’administration, de la police, de l’armée, d’un corps de fonctionnaires.

    Il faut regarder en avant, vers la nouvelle démocratie naissante, qui déjà cesse d’être une démocratie, car la démocratie, c’est la domination du peuple, et le peuple armé ne peut exercer de domination sur lui-même.

    Le terme de démocratie, appliqué au Parti communiste, n’est pas seulement inexact au point de vue scientifique. Aujourd’hui, après mars 1917, c’est un bandeau mis sur les yeux du peuple révolutionnaire, qui l’empêche de faire du neuf librement, hardiment et sur sa propre initiative, c’est-à-dire d’organiser des Soviets de députés ouvriers, paysans et autres en tant que pouvoir unique dans l’ « Etat », un tant qu’annonciateurs du « dépérissement » de tout Etat.

  • « En conséquence, du « parti » tel que tu m’en parles dans ta lettre, je ne sais plus rien depuis 1852. Si tu es un poète, je suis un critique, et j’en avais vraiment assez pour tirer la leçon des expériences faites de 1849 à 1852. La Ligue aussi bien que la Société des saisons de Paris et cent autres organisations n’ont été qu’un épisode dans l’histoire du parti qui naît spontanément du sol de la société moderne. »

    Marx à Ferdinand Freiligrath, 29 février 1860.

  • « Nous n’appartenons guère plus au parti allemand qu’au français, à l’américain ou au russe, et nous ne nous considérons pas plus liés par le programme allemand que par le programme « Minimum ». En fait, nous tenons à notre position particulière de représentants du socialisme international. »

    Engels à Edouard Bernstein, 28 février-1er mars 1883

  • Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie. Tous les social-chauvins sont aujourd’hui "Marxistes" - ne riez pas ! Et les savants bourgeois allemands, hier encore spécialisés dans l’extermination du marxisme, parlent de plus en plus souvent d’un Marx "national-allemand", qui aurait éduqué ces associations ouvrières si admirablement organisées pour la conduite d’une guerre de rapine !

    Devant cette situation, devant cette diffusion inouïe des déformations du marxisme, notre tâche est tout d’abord de rétablir la doctrine de Marx sur l’Etat. Pour cela, il est nécessaire d’emprunter toute une série de longues citations aux oeuvres mêmes de Marx et d’Engels. Sans doute ces longues citations alourdiront-elles l’exposé et ne contribueront-elles nullement à le rendre plus populaire. Mais il est absolument impossible de s’en dispenser. Tous les passages ou, du moins, tous les passages décisifs des oeuvres de Marx et d’Engels sur l’Etat doivent absolument être reproduits aussi complètement que possible afin que le lecteur puisse lui-même se représenter l’ensemble des conceptions des fondateurs du socialisme scientifique et le développement de ces conceptions, et aussi pour que leur déformation par le "kautskisme" aujourd’hui prédominant soit démontrée, documents à l’appui, et mise en évidence.

    Lénine dans "L’Etat et la Révolution"

  • Voilà la réaction d’Engels lors de la création de la social-démocratie allemande envoyée à un dirigeant de celle-ci :

    Londres, 18-28 mars 1875.

    Mon cher Bebel,

    J’ai reçu votre lettre du 23 février, et je me réjouis de savoir que vous êtes en si bonne santé.

    Vous me demandez ce que nous pensons de toute cette histoire de fusion. Malheureusement, il en est de nous absolument comme de vous. Ni Liebknecht, ni qui que ce soit ne nous a fait parvenir la moindre communication, et nous ne savons donc, nous aussi, que ce que nous apprennent les journaux. Or, ces journaux ne contenaient rien à ce sujet jusqu’à la semaine dernière, où ils publièrent le projet de programme. Vous pensez si ce projet nous a étonnés.

    Notre parti avait si souvent tendu la main aux lassalliens pour faire la paix ou tout au moins pour former un cartel, il avait été repoussé si souvent et de façon si cassante par les Hasenclever [1], les Hasselmann [2] et les Tölke [3] que même un enfant aurait pu en conclure que si ces messieurs viennent aujourd’hui eux-mêmes nous offrir la réconciliation, c’est qu’ils sont dans une sacrée impasse. Étant donné le caractère bien connu de ces gens, c’est notre devoir de tirer profit de l’impasse où ils se trouvent, pour exiger toutes les garanties possibles, afin que ce ne soit pas aux dépens de notre Parti qu’ils raffermissent leur position ébranlée dans l’opinion des masses ouvrières. Il fallait les accueillir de la façon la plus froide, leur témoigner la plus grande méfiance, et faire dépendre la fusion des dispositions qu’ils montreront à abandonner leurs mots d’ordre sectaires ainsi que leur aide demandée à l’État et à accepter, dans ses points essentiels, le programme d’Eisenach de 1869 ou une nouvelle édition de celui-ci améliorée et conforme aux circonstances présentes. Du point de vue théorique, c’est-à-dire ce qu’il y a de décisif pour le programme, notre Parti n’a absolument rien à apprendre des lassalliens, alors que c’est l’inverse pour les lassalliens. La première condition de la fusion serait qu’ils cessassent d’être des sectaires, c’est-à-dire des lassalliens ; en d’autres termes, que leur panacée, à savoir l’aide de l’État, fût sinon abandonnée tout à fait par eux, du moins reconnue comme mesure transitoire et secondaire, comme une possibilité parmi beaucoup d’autres. Le projet de programme prouve que si nos gens sont théoriquement très supérieurs aux leaders lassalliens, ils leur sont bien inférieurs en fait de roublardise politique. Les « honnêtes » (Ehrlichen [4]) ont de nouveau réussi à se faire cruellement rouler par les « malhonnêtes [5] ». On commence, dans ce programme, par accepter la phrase suivante de Lassalle qui, bien que ronflante, est historiquement fausse : « Vis-à-vis de la classe ouvrière, toutes les autres classes ne forment qu’une seule masse réactionnaire ». Cette phrase n’est vraie que dans quelques cas exceptionnels, par exemple dans une révolution du prolétariat comme la Commune, ou dans un pays où ce n’est pas la bourgeoisie seule qui a modelé l’État et la société à son image, mais où, après elle, la petite bourgeoisie démocratique a achevé cette transformation jusque dans ses dernières conséquences [6]. Si en Allemagne, par exemple, la petite bourgeoisie démocratique appartenait à cette masse réactionnaire, comment le Parti ouvrier social-démocrate aurait-il pu pendant des années marcher la main dans la main avec elle, avec le Parti populaire (Volkspartei) ? Comment le Volksstaat aurait-il pu tirer toute la substance de son programme politique de l’organe de la petite bourgeoisie démocratique, la Frankfurter Zeitung [7] ? Et comment se fait-il qu’au moins sept des revendications de ce même programme se retrouvent absolument mot à mot dans les programmes du Parti populaire et de la démocratie petite-bourgeoise ? J’entends les sept revendications politiques numérotées de 1 à 5 et de 1 à 2, dont il n’est pas une qui ne soit bourgeoise-démocrate.

    Deuxièmement, le principe de l’internationalisme du mouvement ouvrier est, dans la pratique, complètement abandonné pour le présent, et cela par des gens qui, cinq ans durant et dans les circonstances les plus difficiles, ont défendu hautement ce principe de la façon la plus digne d’éloges. Le fait que les ouvriers allemands sont aujourd’hui à la tête du mouvement européen repose avant tout sur l’attitude vraiment internationale qu’ils ont eue pendant la guerre [8] ; il n’y a pas d’autre prolétariat qui se serait aussi bien conduit. Et c’est aujourd’hui, où partout à l’étranger les ouvriers affirment ce principe avec la même vigueur et où les gouvernements font tous leurs efforts pour l’empêcher de se manifester dans une organisation, qu’ils devraient l’abandonner ? Que reste-t-il dans tout cela de l’internationalisme du mouvement ouvrier ? La faible perspective non pas d’une coopération future des ouvriers d’Europe en vue de leur affranchissement, mais d’une future « fraternisation internationale des peuples », des « États-Unis d’Europe » des bourgeois de la Ligue pour la paix !

    Il n’était évidemment pas nécessaire de parler de l’internationale comme telle. Mais au moins, ne fallait-il pas marquer un recul sur le programme de 1869, et on pouvait dire par exemple bien que le Parti ouvrier allemand soit obligé d’agir pour l’instant dans les limites des frontières existantes de l’État (le Parti ouvrier allemand n’a pas le droit de parler au nom du prolétariat européen, et encore moins d’avancer des choses fausses), il reste conscient des liens de solidarité qui l’unissent aux ouvriers de tous les pays et sera toujours prêt à remplir, comme par le passé, les devoirs que lui trace cette solidarité. De pareils devoirs existent même si l’on ne se considère ni ne se proclame comme faisant partie de l’internationale : ce sont, par exemple, les secours en cas de besoin, l’opposition à l’envoi de main-d’œuvre étrangère en cas de grèves, les mesures prises pour que les organes du Parti tiennent les ouvriers allemands au courant du mouvement à l’étranger, l’agitation contre les guerres ou menaces de guerre provoquées par les chancelleries, l’attitude à observer, pendant ces guerres, comme celle que les ouvriers allemands surent observer en 1870-71, de façon exemplaire, etc.

    En troisième lieu, nos gens se sont laissé octroyer la « loi d’airain des salaires » de Lassalle, qui repose sur une conception tout à fait désuète d’économie politique, à savoir qu’en moyenne l’ouvrier ne reçoit qu’un salaire minimum, et cela parce que, d’après la théorie malthusienne de la population, il y a toujours trop d’ouvriers (c’était là l’argumentation fournie par Lassalle). Or, Marx a abondamment prouvé dans Le Capital que les lois qui régissent les salaires sont très compliquées et que, suivant les circonstances, c’est tantôt tel facteur tantôt tel autre qui domine ; qu’il n’y a donc pas lieu de parler d’une loi d’airain, mais, au contraire, d’une loi fort élastique, et qu’il est impossible, par conséquent, de régler l’affaire en quelques mots comme Lassalle se l’imaginait. Le fondement malthusien de la loi que Lassalle a copiée dans Malthus et dans Ricardo [9] (en falsifiant ce dernier) tel qu’on le voit reproduit à la page 5 du Manuel du travailleur, autre brochure de Lassalle, a été abondamment réfuté par Marx dans son chapitre sur l’ « accumulation du capital [10] ». En adoptant la « loi d’airain » de Lassalle, on fait donc siennes une proposition fausse et une démonstration fallacieuse.

    En quatrième lieu, la seule revendication sociale que le programme fasse valoir est l’aide lassallienne de l’État, présentée sous la forme la moins voilée et telle que Lassalle l’a volée à Buchez. Et cela, après que Bracke ait prouvé tout le néant d’une pareille revendication [11] ; après que presque tous, sinon tous les orateurs de notre Parti aient été obligés, dans leur lutte contre les lassalliens, de la combattre ! Notre Parti ne pouvait pas tomber plus bas dans l’humiliation. L’internationalisme descendu au niveau d’Armand Goegg [12], le socialisme à celui du républicain-bourgeois Buchez, qui opposait cette revendication aux socialistes pour les combattre !

    Au mieux, I’ « aide de l’État », dans le sens où Lassalle l’entend ne devrait être qu’une mesure entre beaucoup d’autres, pour atteindre le but désigné ici par les paroles boiteuses que voici : « Préparer la voie à une solution de la question sociale ». Comme s’il y avait encore pour nous, sur le terrain théorique, une question sociale qui n’ait pas trouvé sa solution ! Par conséquent, lorsqu’on dit le Parti ouvrier allemand tend à supprimer le travail salarié, et par là même les différences de classes, en organisant la production, dans l’industrie et dans l’agriculture sur une base coopérative et sur une échelle nationale ; il appuiera chaque mesure qui pourra contribuer à atteindre ce but ! - il n’y a pas un lassallien qui puisse avoir quelque chose à y redire.

    suite à venir....

  • ... la suite

    En cinquième lieu, il n’est même pas question de l’organisation de la classe ouvrière, en tant que classe, par le moyen des syndicats. Et c’est là un point tout à fait essentiel, car il s’agit, à proprement parler, de l’organisation de classe du prolétariat, au sein de laquelle celui-ci mène ses luttes quotidiennes contre le capital, et se forme à la discipline, organisation qui aujourd’hui, même au milieu de la plus redoutable des réactions (comme c’est le cas en ce moment à Paris), ne peut absolument plus être détruite. Étant donné l’importance prise par cette organisation aussi en Allemagne, il serait, à notre avis, absolument nécessaire de la prendre en considération dans le programme et de lui donner si possible une place dans l’organisation du Parti [13].

    Voilà le bilan de toutes les concessions que nos gens ont eu la complaisance de faire aux lassalliens. Et qu’est-ce qui leur a été concédé en échange ? Le droit de faire figurer au programme toute une série assez confuse de revendications purement démocratiques dont une partie est uniquement affaire de mode, telle que la « législation directe » qui existe en Suisse et y fait plus de mal que de bien, si tant est qu’elle y fasse quelque chose. Si encore il s’agissait d’administration. De même, il manque la première condition de toute liberté, à savoir que vis-à-vis de chaque citoyen, les tribunaux ordinaires et selon la loi commune. Je n’insisterai pas sur le fait que des revendications comme la liberté de la science et … la liberté de conscience figurent dans tout programme libéral de la bourgeoisie et ne sont guère à leur place ici.

    L’État populaire libre est devenu un État libre. D’après le sens grammatical de ces termes, un État libre est un État qui est libre à l’égard de ses citoyens, c’est à dire un État à gouvernement despotique. Il conviendrait d’abandonner tout ce bavardage sur l’État, surtout après la Commune, qui n’était plus un État, au sens propre. Les anarchistes nous ont assez jeté à la tête l’État populaire, bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon [14] et puis le Manifeste Communiste disent explicitement qu’avec l’instauration du régime social socialiste l’État se dissout de lui-même et disparaît. L’État n’étant qu’une institution temporaire, dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un État populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la liberté mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’État cesse d’exister comme tel. Aussi, proposerions-nous de mettre partout à la place du mot État le mot Communauté (Gemeinwesen), excellent vieux mot allemand, répondant au mot français Commune.

    L’expression « destruction de toute inégalité sociale et politique » au lieu de « abolition de toutes les différences de classes » est également très suspecte. D’un pays à l’autre, d’une province à l’autre, voire d’un endroit à l’autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d’existence, inégalité que l’on pourra bien réduire au minimum, mais non faire disparaître complètement. Les habitants des Alpes auront toujours d’autres conditions de vie que les habitants des plaines. Se représenter la société socialiste comme l’Empire de l’égalité est une conception française trop étroite et qui s’appuie sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, conception qui, en ses temps et lieu, a eu sa raison d’être parce qu’elle répondait à une phase d’évolution, mais qui, comme toutes les conceptions trop étroites des écoles socialistes qui nous ont précédés, devrait à présent être dépassée, puisqu’elle ne crée que de la confusion dans les esprits et qu’elle a été remplacée par des conceptions plus précises et répondant mieux aux réalités.

    Je termine, bien que presque chaque mot, dans ce programme sans sève ni vigueur, soit à critiquer. Il est conçu de telle sorte qu’au cas où il serait accepté, ni Marx ni moi nous ne pourrions jamais adhérer au nouveau parti fondé sur une pareille base, et que nous serions obligés de réfléchir très sérieusement à l’attitude que nous prendrions - également devant l’opinion publique - vis-à-vis de lui. Songez qu’à l’étranger on nous rend responsables de chaque action, de chaque déclaration du Parti ouvrier social-démocrate allemand. C’est ce qu’a fait par exemple Bakounine dans son livre Politique et anarchie, où nous sommes rendus responsables de chaque parole inconsidérée que Liebknecht a pu prononcer ou écrire depuis la fondation du Demokratisches wochenblatt [15]. Les gens s’imaginent que nous tirons d’ici les ficelles de toute cette histoire, alors que vous savez aussi bien que moi que nous ne nous sommes presque jamais mêlés des affaires intérieures du Parti et que, si par hasard nous l’avons fait, ce fut uniquement pour redresser dans la mesure du possible les bévues qui selon nous avaient été commises et à vrai dire toujours dans l’ordre de la théorie. Vous verrez vous-mêmes que ce programme marque un tournant qui pourrait fort bien nous forcer à récuser toute solidarité quelle qu’elle soit avec le Parti qui le reconnaît.

    En général, il est vrai, le programme officiel d’un parti importe bien moins que ses actes. Mais un nouveau programme est comme un étendard qu’on vient d’arborer au regard de tous, et c’est d’après lui que l’on juge le Parti. Il ne devrait donc en aucun cas marquer un recul, comme c’est le cas, sur le programme d’Eisenach. Il faudrait également songer à ce que les ouvriers des autres pays vont dire de ce programme et à l’impression que l’on aura à l’étranger à voir ainsi tout le prolétariat social-démocrate à genoux devant les lassalliens.

    De plus, je suis persuadé qu’une fusion sur une pareille base ne durera pas un an. Vous voyez d’ici les hommes les plus intelligents de notre Parti s’appliquant à répéter par cœur les phrases de Lassalle sur la loi d’airain et l’aide de l’État ? Je voudrais vous y voir, vous par exemple ! Et s’ils le faisaient, leurs auditeurs les siffleraient. Or, je suis sûr que les lassalliens tiennent justement à ces parties-là du programme, comme le Juif Shylock tenait à sa livre de chair humaine. La scission viendra, mais nous aurons rendu « honnêtes » les Hasselmann, Hasenclever, Tölke et consorts ; nous sortirons de la scission plus faibles et les lassalliens plus forts ; notre Parti aura perdu sa virginité politique et ne pourra plus jamais s’opposer franchement aux phrases creuses de Lassalle, puisqu’elles auront, pendant un temps, été inscrites sur son étendard ; et si les lassalliens prétendent alors de nouveau qu’ils sont le parti ouvrier le plus authentique et le seul, et que les nôtres sont des bourgeois, le programme sera là pour leur donner raison. Toutes les mesures socialistes de ce programme sont les leurs ; quant à notre Parti, il y a fait figurer uniquement les revendications de la démocratie petite bourgeoise, définie par lui aussi, dans le même programme, comme faisant partie de la « masse réactionnaire » !

    J’ai tardé à vous faire parvenir cette lettre, car je savais que, le 1° avril seulement, vous deviez être mis en liberté, en l’honneur de l’anniversaire de Bismarck, et je ne voulais pas l’exposer au risque de la voir saisie en route, au moment où je vous la transmettais en fraude. Mais voici justement qu’arrive une lettre de Bracke, qui, lui aussi, exprime les plus vives objections et veut savoir notre façon de penser. Pour hâter les choses, je vous envoie donc la lettre par son intermédiaire, afin qu’il la lise lui aussi, et que je ne sois pas obligé de répéter toute l’histoire. J’ajoute qu’à Ramm également, j’ai dit ses vérités. A Liebknecht je n’ai écrit que très brièvement. Je ne lui pardonne pas de ne nous avoir pas écrit un seul mot de toute l’histoire avant qu’il ait été en quelque sorte trop tard (alors que Ramm et d’autres croyaient qu’il nous avait tenus tout à fait au courant). Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il agit de la sorte, comme en témoigne la correspondance nombreuse et désagréable que Marx et moi nous avons échangée avec lui ; mais, cette fois, cela passe les bornes, et nous ne pouvons décidément plus faire route ensemble.

    Tâchez de vous arranger de façon à venir ici cet été. Inutile de vous dire que vous descendrez chez moi, et, si le temps le permet, nous irons passer quelques jours au bord de la mer, ce qui vous sera bien nécessaire après avoir entendu toutes ces récriminations.

    Bien amicalement vôtre, F. E.

    Marx vient de déménager ; il habite maintenant 41, Maitland Park Crescent N. W. Londres.

    Notes

    [1] Hasenclever, W. : un des chefs du parti lassallien. Après la fusion avec les eisenachiens, il remplit plusieurs emplois importants dans le Parti, mais ne joua plus longtemps un rôle important. Il mourut on 1889.

    [2] Hasselmann, W. (né en 1844) : Social-démocrate allemand, adhéra au mouvement ouvrier sous l’influence de Lassalle. Avec Schweitzer rédigea le Neuer Sozial-Demokrat. En qualité de représentant de l’Association générale des ouvriers allemands, mena des pourparlers de fusion avec le Parti social-démocrate ouvrier ; plus tard repoussa la proposition de rédiger avec Liebknecht le Vorwaerts (En avant) et fonda son propre organe Die Rote Fahne (le Drapeau rouge) dans lequel il défendit des conceptions proches de l’anarcho-syndicalisme et combattit la politique du Parti. Au congrès de Bade en 1880, il fut exclu du Parti pour ses manœuvres de scission, après quoi émigra en Amérique.

    [3] Tölke (1817-1883) : Un des chefs du Parti lassallien. Demeura toute sa vie dans les rangs du Parti social-démocrate allemand, mai ne joua aucun rôle important dans la direction du Parti unifié.

    [4] C’est le surnom que donnaient les lassalliens aux membres du Parti ouvrier social-démocrate. A la suite d’un manifeste lancé par Liebknecht et Bebel (23 juin 1869) : « Nous verrons qui vaincra de la corruption ou de l’honnêteté. »

    [5] En avril 1875, Bracke écrit à Sorge sur la situation du Parti allemand : « Nous avons ici l’unité, mais au diable toute cette histoire ! Les lassalliens ont roulé les nôtres comme il faut, et il sera difficile de maintenir la position de l’Internationale. A Londres, on est [c’est-à-dire Marx et Engels] également mécontent que Liebknecht, Geib, Motteler, et autres aient donné leur agrément à un tel galimatias (Wischt- Waschi Programm) ».

    [6] On retrouve cette critique d’Engels dans une lettre du 28 Octobre 1882 : « On rêve toujours que se réalisera la phrase sur la « masse réactionnaire unique » : tous les partis officiels se réunissent en un bloc ici ; tandis que les socialistes forment leur colonne là. Une bataille décisive a lieu, et c’est la victoire sur toute la ligne d’un coup. En réalité, les choses ne se passent pas aussi simplement. En fait, tout au contraire, la révolution commence par ceci que la grande majorité de la nation et aussi des partis officiels s’unissent contre le gouvernement, qui reste ainsi isolé, et le renversent, et c’est seulement alors qu’il devient possible de raffermir notre pouvoir. Si nous voulions commencer la révolution par la fin, cela ne nous porterait pas bonheur. »

    [7] Vers 1875, journal d’opposition, organe des petits bourgeois démocrates de I’Allemagne du Sud, se plaçant à un point de vue réformiste dans les questions ouvrières. Organe du camp libéral de la grande bourgeoisie allemande.

    [8] La guerre franco-allemande de 1870-1871.

    [9] Ricardo, David (1772-1823) : Économiste anglais. Avec Adam Smith dont l’étude l’amena à l’économie politique, il fut le représentant le plus considérable de l’école bourgeoise classique. Ricardo a développé la théorie suivant laquelle le travail humain est la seule source de la valeur des marchandises déterminée par la quantité du temps de travail. Dans son ouvrage principal Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), il découvre l’antagonisme économique des classes et l’exprime clairement. L’ordre social fondé sur la propriété privée lui apparaît comme immuable. Ricardo, riche bourgeois londonien, fut le représentant conséquent des intérêts du capital bancaire et de la grande bourgeoisie industrielle.

    [10] Karl MARX : Le Capital, livre premier, t. III.

    [11] Dans une brochure : Les Propositions lassalliennes.

    [12] Goegg, Armand (1820-1897) : chef bourgeois démocrate de Bade qui prit une grande part à la révolution de 1848-49. Entre 1860-1870, il se consacra à la propagande pacifiste et fut un des chefs de la Ligue de la paix et de la liberté.

    [13] Voir à ce sujet les matériaux concernant la théorie syndicale de Marx et Engels : Salaire, prix et profit (Annexes).

    [14] Karl Marx : Misère de la philosophie. Réponse à la « philosophie de la misère » de M. Proudhon.

    [15] Le Demokratisches Wochenblatt avait été fondé à Leipzig en 1867 par les eisenachiens antérieurement à leur séparation d’avec le Sächsische Volksparlei (Parti populaire saxon). Wilhelhm Liebknecht en prit la direction le 1° janvier 1868. Ce journal fut remplacé par la suite par le Volkstaat.

  • Marx et Engels écrivent encore aux dirigeants social-démocrates A. Bebel, W. Liebknecht, W. Bracke et autres, le 17 septembre 1879 :

    (...) Donc, de l’avis de ces messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier, mais un parti large, groupant « tous les hommes pénétrés d’un véritable sentiment d’humanité ». Il devrait avant tout le prouver en faisant fi des grossières passions prolétariennes, et en se mettant sous la férule des bourgeois-philanthropes instruits, en vue de « se former un bon goût » et d’apprendre le « bon ton » (p. 85). La « conduite abominable » de certains leaders devra alors, elle aussi, céder le pas à la « conduite bourgeoise » bienséante (comme si la conduite en apparence abominable des personnes auxquelles on fait allusion ici n’était pas la moindre chose qu’on puisse leur reprocher). Alors, de « nombreux adhérents, issus du milieu des classes instruites et possédantes, y entreraient volontiers. Mais ceux-ci ne pourront être acquis à la cause que... quand l’agitation aura donné des résultats sensibles ». Le socialisme allemand « a fait trop de cas de la nécessité de gagner les masses et a, partant, négligé celle de gagner les couches dites supérieures par une propagande énergique (!) ». « Encore manque-t-il au parti des hommes capables de le représenter au Reichstag ». Et cependant « il est désirable et nécessaire de confier les mandats aux gens qui ont eu assez de possibilité et de temps pour se familiariser à fond avec les matières correspondantes. Les simples ouvriers et artisans... n’ont pour cela — sauf quelques rares exceptions — aucun loisir ». Faites donc élire des bourgeois !

    Bref : la classe ouvrière est incapable de s’affranchir par ses propres forces. Pour pouvoir le faire, elle doit se mettre sous la férule des bourgeois « instruits et possédants » qui, seuls, « ont la possibilité et le temps » d’apprendre à fond ce qui peut profiter aux ouvriers. Et, en second lieu, la bourgeoisie ne peut aucunement être vaincue, elle peut seulement être gagnée à la cause par une propagande énergique.

    Toutefois, si l’on veut gagner à la cause les couches supérieures de la société, ou au moins ses éléments le mieux inspirés, on ne doit à aucun prix les effrayer. Les Trois de Zurich croient avoir fait ainsi une découverte tranquillisante :

    Justement de nos jours, sous la pression de la loi contre les socialistes, le parti montre qu’il n’est pas disposé à entrer dans la voie de la révolution sanglante et violente, mais qu’il est décidé... à prendre la voie de la légalité, c’est-à-dire des réformes ».

    Donc, si les 5 à 600 000 électeurs social-démocrates, c’est-à-dire le dixième ou le huitième du nombre total des électeurs qui, de plus, sont éparpillés dans tout le vaste pays, sont à tel point sages qu’ils ne veulent pas enfoncer les murs avec leurs têtes en essayant une « révolution sanglante », se trouvant à un contre dix, cela prouve qu’il font vœu de ne jamais profiter d’un événement violent de politique étrangère, d’une subite poussée révolutionnaire consécutive et même de la victoire du peuple gagnée dans la collision ainsi survenue. Si un jour Berlin se montre de nouveau si mal élevé pour faire un 18 mars2, les social-démocrates, au lieu de prendre part à la lutte en qualité de « canailles brûlant de monter sur les barricades » (p. 88), devront alors plutôt « prendre la voie de la légalité », enlever les barricades et, si besoin est, marcher au pas avec les troupes glorieuses contre les masses exclusives, brutales et illettrées. Si ces messieurs viennent affirmer qu’ils entendent par là autre chose, qu’est-ce donc qu’ils entendent alors ?

    Mais il y a mieux encore.

    Plus le parti mettra de calme, de fond et de raison dans la critique des événements contemporains et dans ses propositions pour y parer, et moins il sera possible de répéter l’opération, réussie actuellement (sous la loi contre les socialistes), par laquelle la réaction consciente a pu plier la bourgeoisie en quatre en jouant sur sa terreur devant le spectre rouge (p. 88).

    Pour que dorénavant la bourgeoisie n’ait même pas une ombre de crainte, il faut lui assurer d’une façon claire et probante que le spectre rouge n’est en fait pas autre chose qu’un fantôme, qui n’existe pas dans la réalité. Mais en quoi consiste donc le mystère du spectre rouge sinon dans la frousse de la bourgeoisie devant la lutte inévitable et impitoyable entre elle et le prolétariat ? la frousse devant l’issue inéluctable de la lutte de classe contemporaine ? Qu’on supprime la lutte de classes et alors la bourgeoisie et « tous les hommes indépendants » n’auront pas peur de « marcher la main dans la main avec les prolétaires ». Or, ce sont justement les prolétaires qui seront alors dupés.

    Que le parti démontre donc, par sa conduite humble et soumise, qu’il en a fini une fois pour toutes avec « les inconvenances et les extravagances » qui ont servi de prétexte à la promulgation de la loi contre les socialistes. S’il promet de bon gré de ne pas sortir des cadres de cette loi, Bismarck et les bourgeois auront bien la complaisance de l’abroger vu son inutilité dans ces conditions.

    « Qu’on nous comprenne bien », nous ne voulons pas « renoncer à notre parti ni à notre programme, mais nous pensons que nous avons assez de travail pour bien des années si nous employons toute notre force, toute notre énergie pour arriver à certains objectifs plus rapprochés de nous, que nous devons atteindre coûte que coûte avant de pouvoir penser à la réalisation des fins plus éloignées ». Alors viendront aussi en masses se joindre à nous les gros et petits bourgeois, ainsi que les ouvriers qui, « à l’heure qu’il est, sont effarouchés par nos revendications extrêmes. »

    Le programme ne doit pas être rejeté, mais seulement remis... aux calendes grecques. On l’accepte non pour soi-même et non pour la durée de sa vie, mais comme un programme posthume pour le laisser en héritage à ses enfants et aux enfants de ses enfants. Entre-temps, on applique « toute sa force et toute son énergie » à toutes sortes de bagatelles et au raccommodage du régime capitaliste, pour avoir l’air de faire quelque chose sans effrayer, chemin faisant, la bourgeoisie. Après cela, je commence à estimer le communiste Miquel3 qui, pour démontrer sa conviction inébranlable en ce que la société capitaliste va inévitablement crouler dans quelques centaines d’années d’ici, spécule ferme là-dessus, contribue ainsi de son mieux à la crise de 18734 et fait ainsi effectivement quelque chose pour hâter l’écroulement de l’ordre actuel. (...)

  • Marx et Engels publient alors leur "Critique du programme de Gothaé qui fait scandale dans la social-démocratie allemande !!!

    Londres, le 4 mars 1891.

    Cher Sorge,

    Reçu ta lettre du 19 février. Depuis tu as eu certainement d’autres échos de la grande indignation du groupe social-démocrate au sujet de la publication dans la Neue Zeitde la lettre de Marx sur le programme. L’affaire continue. En attendant, je laisse les gens se couvrir de discrédit et Liebknecht y a bien réussi dans le Vorwaerts. Je répondrai naturellement en temps utile, sans chercher querelle inutilement, mais je ne crois pas que cela se passe sans une légère pointe d’ironie. Tous les gens qui, au point de vue théorique, ont quelque poids sont naturellement de mon côté, je ne fais une exception que pour Bebel, qui en fait, n’a pas tout à fait tort de se sentir vexé pour moi, mais c’était inévitable. Je n’ai pu lire la Volkszeitung [1] depuis quatre semaines, parce que je suis surchargé de travail ; je ne sais donc si en Amérique il y a eu des répercussions fulgurantes ; en Europe les restes « lassalliens » écument, et de ceux-là, vous, vous n’en manquez pas...

    Ton

    F.Engels

    [1] C’est-à-dire le journal New Yorker VoIkzeitung fondé en 1878 par Sorge.

  • Engels écrit aussi à Kautsky le 23 février 1891 :

    (...) C’est très aimable à toi d’assumer, dans le numéro 21 de la Neue Zeit, la responsabilité de la publication, mais n’oublie pas que je suis à l’origine de cette initiative et qu’en outre, je ne t’ai guère laissé la possibilité d’agir autrement. Aussi, je revendique la principale responsabilité pour moi-même. Il peut, bien entendu, y avoir des divergences d’opinion sur les détails. J’ai supprimé et changé tout ce que Dietz et toi désapprouviez et si Dietz avait noté d’autres passages encore, je me serai montré là encore aussi complaisant que possible : je vous ai toujours donné des preuves de ma bonne volonté. Mais l’affaire essentielle, c’était l’obligation morale où j’étais de publier la chose immédiatement du moment que le programme était mis en discussion. Cette publication devint plus impérieuse encore après le discours de Liebknecht au congrès de Halle, dans lequel il s’approprie comme sa chose propre une partie des extraits qu’il a faits du document, et critique le reste sans mentionner celui-ci. Marx aurait certainement opposé l’original à cette version, et c’était mon devoir de faire la même chose à sa place. Malheureusement, je n’étais pas alors en possession de ce document, et je ne l’ai découvert que beaucoup plus tard après de longues recherches.

    Tu dis que Bebel t’écrit que la façon dont Marx a traité Lassalle a échauffé la bile des vieux lassalliens. C’est possible. Jusqu’à présent, il est vrai, les gens n’ont aucune idée de l’histoire réelle et, en outre, rien n’a été fait pour les éclairer [2]. Ce n’est pas ma faute si ces gens ne savent pas que toute la célébrité de Lassalle vient de ce que, des années durant, il a pu, avec la permission de Marx, se parer des résultats des recherches de ce dernier comme si elles étaient les siennes propres, au risque de les fausser, étant donné sa compétence insuffisante en économie. Mais je suis l’exécuteur testamentaire littéraire de Marx et, comme tel, j’ai mes responsabilités.

    Lassalle appartient à l’histoire depuis vingt-six ans. Si pendant un certain temps, en raison de la loi d’exception contre les socialistes, la critique historique a fait le silence autour de lui, il est enfin grand temps que la critique fasse valoir ses droits et que la lumière soit faite sur la position de Lassalle par rapport à Marx. Non, la légende qui déguise et porte aux nues la véritable figure de Lassalle ne peut pas devenir un article de foi du Parti. Si haut que l’on puisse estimer les services rendus par Lassalle au mouvement, son rôle historique reste équivoque. Le socialiste Lassalle est accompagné pas à pas par le démagogue Lassalle. Dans Lassalle organisateur et agitateur apparaît le dirigeant du procès de Haltzfeld [3], facilement reconnaissable au même cynisme dans le choix de ses moyens, au même goût de s’entourer de gens corrompus, sans foi ni loi, d’en user comme de simples instruments et de les rejeter ensuite. Jusqu’en 1862, il fut très nettement un démocrate vulgaire marqué par son origine prussienne avec, dans la pratique, de fortes tendances bonapartistes (je viens de parcourir ses lettres à Marx) ; il évolua ensuite brusquement pour des raisons strictement personnelles et commença son agitation ; et deux ans ne s’étaient pas écoulés, qu’il affirmait que les ouvriers devaient s’unir au Parti royaliste contre la bourgeoisie et qu’il intriguait avec Bismarck, dont le caractère ressemblait au sien d’une façon qui l’aurait conduit à une véritable trahison du Parti s’il n’avait pas, heureusement pour lui, été tué. Dans la propagande écrite de Lassalle, les vérités qu’il empruntait à Marx sont mêlées de façon si constante et si intime à ses fausses déductions personnelles qu’il est difficile d’en séparer la vérité de l’erreur. Ceux des travailleurs qui se sentent blessés par le jugement de Marx ne connaissent que les deux années d’agitation de la vie de Lassalle, et, d’ailleurs, ils ne les voient qu’à travers des lunettes de couleur. Mais la critique historique ne peut pas s’arrêter respectueusement et pour toujours devant de tels préjugés. La tâche m’a été dévolue de déblayer le terrain entre Marx et Lassalle. Je l’ai fait. Pour le moment, je puis me borner à cela. J’ai d’ailleurs autre chose à faire maintenant. La publication du sévère jugement de Marx sur Lassalle produira automatiquement ses effets, et donnera à d’autres le courage de parler franchement. Mais si j’étais forcé de le faire moi-même, alors il n’y pas à hésiter il faudrait que je dissipe la légende de Lassalle, une fois pour toutes.

    L’opinion hautement exprimée dans le groupe parlementaire qu’une censure doit être imposée à la Neue Zeit est heureuse. Est-elle due au souvenir de l’autocratie de la fraction socialiste du Reichstag au temps de la loi d’exception (qui fût après tout nécessaire et excellemment conduite [4]) ou au souvenir de l’organisation jadis fortement centralisée de Schweitzer[5] ? C’est en fait une brillante idée de placer la science socialiste allemande, libérée de la loi contre les socialistes de Bismarck, sous une nouvelle loi socialiste conçue et appliquée par les fonctionnaires mêmes du Parti social-démocrate ! Au reste, il est certain que les désirs ne deviendront pas des réalités.

    L’article du Vorwaerts ne me trouble pas beaucoup [6].

    J’attendrai que Liebknecht écrive l’histoire de cette affaire [7], et alors je répondrai à tous deux de la manière la plus amicale possible. Il y a tout juste quelques erreurs à rectifier dans l’article du Vorwaerts (que nous ne désirions pas l’union, par exemple ; que les événements prouvent que Marx s’est trompé, etc.), et quelques points qui demandent évidemment confirmation. J’espère avec ma réponse clore les débats, en ce qui me concerne, à moins que je ne sois forcé de me défendre une fois de plus contre de nouvelles attaques ou de fausses affirmations.

    Dis à Dietz que je travaille à l’édition de l’Origine [de la famille de la propriété privée et de l’État]. Mais voilà que Fischer [8] m’a écrit aujourd’hui et qu’il me demande trois nouvelles préfaces !

    Ton
    F.E.

    Notes

    [2] Ce reproche est, en premier lieu, dirigé contre Kautsky. Essayant de tempérer l’impression produite dans les sphères dirigeantes de la social-démocratie allemande par la publication des critiques de Marx sur le lassallisme, Kautsky, dans le n° 21 de la Neue Zeit, écrivit un article « Nos programmes » dans lequel il faisait tout pour diminuer l’importance pratique des critiques de Marx, s’en désolidarisant et vantant les grands « services » rendus par Lassalle. Dans cet article Kautsky écrivait : « L’attitude prise par Marx envers Lassalle est différente de l’attitude de la social-démocratie allemande... dont l’appréciation sur Lassalle n’est pas celle de Marx... Pourrions-nous jamais oublier un homme dont les oeuvres - pour nous, vieux membres du Parti et aussi pour l’immense majorité des jeunes membres - guidèrent nos débuts dans notre étude du socialisme et excitèrent nos premiers enthousiasmes pour le socialisme ? Nous lisons attentivement et méditons tout ce que Marx a dit de son élève Lassalle, mais nous ne devons pas oublier que Lassalle fut aussi un de nos maîtres et un de nos meilleurs combattants. » (Neue Zeit, février 1891, p. 680.) Ce fut précisément cette fausse appréciation opportuniste de Lassalle qui poussa Engels à sa sévère appréciation de Lassalle agitateur et de Lassalle leader.

    [3] Lassalle fut l’avocat de la comtesse de Haltzfeld plaidant en divorce contre son mari.

    [4] Durant la période de la loi d’exception contre tes socialistes (1879-1891), quand toutes tes organisations légales de la classe ouvrière étaient interdites, la fraction social-démocrate au Reichstag était l’organisme directeur du Parti. En dépit du fait que la fraction comprenait un nombre considérable d’opportunistes, c’était Bebel qui en avait le contrôle grâce à l’appui qu’il recevait de la base du Parti et de l’organe central illégal du Parti, le Sozial-Demokrat, qui fut publié d’abord à Zurich et ensuite à Londres, et fut édité tout te temps sous la surveillance d’Engels.

    [5] Schweitzer, J.-B. (1833-1875) : Leader des lassalliens dans le mouvement ouvrier allemand vers 1860. Après la mort de Lassalle, en 1864, dirigea le Sozial-Demokrat, organe central du Parti. Soutint la politique de Bismarck d’unification de l’Allemagne sous l’hégémonie des junkers prussiens, ce qui détermina Marx et Engels à rompre avec lui. En 1867, prit la direction de l’Association générale des ouvriers allemands fondée par Lassalle. Jouissant dans l’Association de pouvoirs dictatoriaux - qu’il essaya même d’étendre aux syndicats - il mena une lutte opiniâtre contre le parti d’Eisenach dirigé par Bebel et Liebknecht. La fusion des deux tendances de la social-démocratie allemande ne devint possible qu’après que Schweitzer eut été écarté de la direction. En 1871, Schweitzer cessa de participer au mouvement ouvrier.

    [6] Un article éditorial du Vorwaerts, l’organe central de la social-démocratie allemande, fixait l’attitude officielle du Bureau administratif du Parti sur la publication de la Critique. L’article s’opposait avec sévérité à l’opinion de Marx sur Lassalle, et indiquait que l’on devait porter au crédit du Parti le fait que, en dépit des opinions de Marx, il avait accepté le projet du programme de Gotha. Plus loin, l’artIcle affirmait que le développement ultérieur du Parti démontrait que Marx s’était trompé et que la fraction social-démocrate du Reichstag et le Bureau administratif du Parti auraient voulu n’avoir jamais donné leur consentement à la publication de la Critique. L’article contenait aussi cette déclaration que « les social-démocrates allemands n’étalent ni marxistes, ni lasalliens, qu’ils étaient social-démocrates ».

    [7] Liebknecht avait l’intention d’écrire un article spécial pour la Neue Zeit, donnant l’histoire du programme de Gotha. Cet article, indiquait Kautsky, « devait donner en général l’histoire du programme de notre parti et, en particulier, un récit des circonstances qui, en 1875, permirent au programme de Gotha de servir à exprimer la conscience théorique de la majorité du Parti ». En « supplément », Kautsky écrivit dans son article sur « Nos programmes » que la critique de Marx est nécessaire et qu’« Engels n’est pas capable de la donner ».

    [8] Fischer, Richard (1855-1926) Membre de la Commission administrative de la social-démocratie allemande et administrateur de la maison d’édition du Parti.

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