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La prise de pouvoir de Hitler n’était pas inévitable

vendredi 26 décembre 2014, par Robert Paris

Lire aussi : « 1933 : la tragédie du prolétariat allemand » de Hyppolyte Etchebehere (Juan Rustico) ou comment les partis socialiste et communiste ont été battus sans combat par le fascisme

La prise de pouvoir de Hitler n’était pas inévitable

"Nous sommes arrivés au but. La révolution allemande commence ". Cette phrase, prononcée par Goebbels le 30 janvier 1933, marque le triomphe du nazisme et la liquidation de la république parlementaire allemande . Hitler venait juste de se faire nommer au poste de chancelier de la république. Jamais aucun mouvement politique n’aura aussi rapidement et radicalement remis en cause les acquis démocratiques et sociaux d’un peuple dans sa totalité.

Aucun mouvement ne parvint autant que le nazisme, dans un temps extrêmement court, à mettre sous contrôle une société entière, à y supprimer toute forme organisée de contestation, à pénétrer dans les consciences de chacun pour y tenter d’extirper les idées les plus simplement démocratiques. " Le nazisme fait le vide autour de lui, laisse le vide derrière lui ", écrivait Daniel Guérin dans La peste brune. (Petite collection Maspéro, Paris)

L’ambition de cet article est de répondre à cette question : comment un des régimes les plus démocratiques d’Europe, la république de Weimar, dont les acquis sociaux étaient considérables et soutenus par un salariat puissamment organisé, a-t-elle pu basculer dans la barbarie totalitaire ? La prise de pouvoir par Hitler était-elle ou non inévitable, aurait-elle pu être stoppée à temps ?

Il a souvent été dit que la prise du pouvoir par Hitler était une conséquence inéluctable de la situation allemande du début des années 1930, marquée par la crise économique et la montée du chômage et de la misère. L’objet de cet article est justement de montrer que l’enchaînement des événements qui ont conduit à la victoire de Hitler contredit cette vision mécaniste et fataliste de l’histoire.

Une autre thèse largement répandue explique que la victoire des nazis aurait été permise par le fait que le nazisme était une composante du caractère national allemand. Cette thèse avance le fait que l’antisémitisme était largement répandu en Allemagne, ainsi qu’un sentiment nationaliste et pangermaniste très fort, et que les nazis n’ont fait que cultiver ce sentiment pour arriver au pouvoir. Le fameux livre "Les bourreaux volontaires de Hitler" de Daniel Goldhagen a récemment soutenu une thèse similaire.

Nous chercherons plutôt l’explication de l’arrivée au pouvoir d’Hitler dans l’évolution de la société allemande, non de sa mentalité, mais des rapports de force fondamentaux autour desquels s’organisent l’équilibre des pouvoirs politiques et socio-économiques. Nous montrerons qu’il existait en Allemagne des forces et des organisations qui avaient la capacité de stopper Hitler, et que ce sont justement les échecs et les erreurs de ces organisations qui ont permis aux nazis de prendre le pouvoir.

Pour se représenter à quel point la victoire des nazis n’était pas inévitable, il faut se plonger dans les quelques semaines qui ont précédé la nomination de Hitler comme chancelier de la république, le 31 Janvier 1933. Au tout début du mois de janvier, les nazis étaient dans une situation défavorable : ils perdaient des voix aux élections, et étaient divisées sur la stratégie à suivre. Certains voulaient une alliance avec la droite conservatrice, d’autres au contraire des actions violentes et une insurrection populaire. Le parti nazi se paralysait de plus en plus, de nombreux militants rendaient leur carte. Hitler déclarait alors à Goebbels : " Si le parti devait s’effondrer, je me tirerais une balle dans la tête dans les trois minutes "1.

Les partis de gauche également ont sous-estimé jusqu’à la fin le danger que représentaient Hitler et les nazis. On peut lire dans l’éditorial de l’organe du parti social-démocrate au début de janvier 1933 un article sur "L’ascension et la chute de Hitler ". Un autre quotidien allemand, le Berliner Tagesblatt, écrivait dans sa chronique du 1er janvier 1933 : " Lorsqu’on voudra parler de Hitler à nos petits enfants, on ne parviendra même plus à se souvenir de son nom ! "2.

Il faut s’imaginer que toutes ces déclarations datent de quelques semaines seulement avant la prise du pouvoir par Hitler. Nous sommes loin de la victoire inévitable et fatale des nazis, à laquelle tout le monde aurait été résigné !

Alors comment dans le pays le plus industrialisé d’Europe, qui comptait la classe ouvrière la plus importante et la mieux organisée du monde, avec les partis de gauche les plus puissants, comment donc en Allemagne un groupuscule fasciste qui comptait quelques milliers de membres au milieu des années 1920 a-t-il pu prendre le pouvoir ? Comment le mouvement nazi a-t-il réussi à s’imposer à la classe ouvrière allemande, riche d’une expérience dans les luttes déjà ancienne, et l’obliger à lui faire perdre toutes les conquêtes et les droits sociaux qu’elle avait acquis.

Car n’oublions pas que lorsque Hitler prend le pouvoir, c’est avant tout les conditions de vie et de travail des classes populaires qu’il va attaquer. Interdiction des grèves, punies de trois ans de prison ; autorisation pour les employeurs de licencier sans recours tous les salariés soupçonnés d’être " hostile à l’Etat " ; diminution des salaires évaluée entre 25% et 40% entre janvier 1933 et l’été 1935 ; diminution également des prestations sociales, etc. La liste des remises en cause des acquis sociaux et démocratiques des salariés serait trop longue pour être citée entièrement ici.

Cette défaite du mouvement ouvrier n’avait pu être réalisée que parce que Hitler s’était au préalable débarrassé des organisations qui représentaient les intérêts du salariat, en particulier le parti social-démocrate et le parti communiste. Une grande partie de cette article sera consacrée à l’attitude adoptée par les deux grands partis de la gauche allemande pour contrer le fascisme, et en particulier aux erreurs commises qui permirent aux nazis d’accéder au pouvoir.

La construction du parti nazi

C’est dans le contexte des années 1920 que le NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) va sortir de sa marginalité et gagner une audience de masse. Les années 1920 sont celles de la stabilisation de la république de Weimar, instaurée en 1919, après la chute de Guillaume II et de l’empire.

Les conditions de vie des allemands sont très dures au début de la décennie, mais vont s’améliorer graduellement jusqu’à la rupture que provoquera la grande crise économique de 1929. L’économie allemande retrouve peu à peu son potentiel d’avant la guerre, puis réalise des résultats productifs très importants. La classe dominante peut donc renouer avec ses bénéfices, malgré les réparations de guerre importantes que doit payer l’Etat allemand.

C’est sur le ressentiment contre la défaite militaire, et le rejet de la république de Weimar et de son régime des partis, que le NSDAP va asseoir sa propagande. De 1920 à 1924, il va passer de quelques dizaines de membres à une organisation qui revendique environ 40.000 membres, mais sans véritable unité et cohésion. La direction du mouvement est disputée entre plusieurs dirigeants, dont Hitler qui y gagne de plus en plus d’influence. En 1924, le NSDAP lance un putsch à Munich contre la république, mais l’assaut n’est pas suivi et se termine dans la déroute la plus complète. Hitler est emprisonné, et le parti interdit.

En février 1925, Hitler, sorti de prison, convoqua un meeting en Bavière pour relancer son parti. Devant 4.000 personnes entassées dans la salle (2000 avaient été refusées faute de places), Hitler fit un discours enflammé et s’imposa comme seul dirigeant capable de prendre en main les destinées du parti. Des différentes organisations qui constituaient cette nébuleuse de l’extrême droite bavaroise, Hitler en fera un mouvement unifié et soudé autour de lui. Entre temps il avait obtenu du Premier ministre de Bavière, le Dr Held, la levée de l’interdiction de son mouvement. Le NSDAP, ainsi légalisé et redynamisé, se lance ensuite dans une campagne de recrutements dans toute l’Allemagne.

En mai 1926, le NSDAP compte 35.000 membres, au sein d’une organisation fortement centralisée et hiérarchisée. Hitler domine toutes les instances du parti, et exerce un charisme réel sur les membres dirigeants de l’organisation. Cette admiration qu’ont pour lui de nombreux membres permet de comprendre le tremplin formidable qu’a constitué le NSDAP pour permettre à Hitler de s’imposer dans le paysage politique allemand. Pour exemple, les discours fleuves de cinq heures dans les meetings du NSDAP, où Hitler se fait ovationner par des militants galvanisés.

Ce qu’écrivait Goebbels dans son journal est assez révélateur de l’admiration que suscitait Hitler chez les membres du NSDAP : " Adolf Hitler, je t’aime parce que tu es à la fois grand et simple. Ce que l’on appelle un génie ". Ou encore " Cet homme a tout pour devenir roi. Le tribun né. C’est le futur dictateur ".3

Le noyau dur du parti est constitué par des membres issus pour la plupart " des parties inférieures et intermédiaires des classes moyennes "4. La base sociale du parti reste essentiellement liée aux artisans, commerçants, paysans, professions libérales et petits patrons. C’est cette catégorie sociale qui se sent la plus exposée par la crise et délaissée par les pouvoirs publics. Se trouvant fragilisée par la concurrence que mènent les grands groupes industriels, les grandes chaînes de magasins et les grands producteurs, cette petite bourgeoisie a confié son destin politique et la question de sa survie matérielle au parti national-socialiste. Elle ne peut pas se tourner, comme les travailleurs, vers les syndicats pour se défendre contre la crise, et, partisane d’une économie plus fermée qui serait, pense-t-elle, à l’abri de la mondialisation des échanges, la petite bourgeoisie trouve dans le discours nationaliste du parti nazi un débouché politique.

Lorsque Hitler déclare que le parti nazi veut réconcilier le travail et le capital, et abolir la lutte des classes, en créant " une communauté nationale transcendant les classes "5, il exprime idéologiquement l’impuissance de la petite bourgeoisie dont la situation sociale, au sein des conflits fondamentaux qui traversent la société, est des plus précaires. C’est donc pour légitimer le fait que les ouvriers doivent se réconcilier avec leurs patrons, auxquels un intérêt commun les unit : l’intérêt national. La conséquence est la nécessité d’arrêter tout mouvement de grève et de lutte, " dans l’intérêt du peuple allemand ".

Il est évident que la petite bourgeoisie ne se reconnaît à ce moment là ni dans les partis de la droite traditionnelle, liés essentiellement aux milieux industriels et financiers, ni dans les partis de gauche et les syndicats, qui organisent avant tout le mouvement ouvrier. Mais il est vrai que le mépris de la petite bourgeoise pour les mouvements de gauche, porteurs des idées socialistes de propriété collective, aurait pu l’amener à se rallier aux partis du grand capital, attaché tout comme elle à la défense de la propriété privée.

La situation de crise extrême dans les dernières années de la république de Weimar, et la précarité très forte qui en découlait pour les artisans, les commerçants et les professions libérales en particulier, dont on ne comptait plus à la fin des années 1920 et au début des années 1930 le nombre de fermeture de magasin, de cabinets, etc., ne permettaient plus cette collusion avec les représentants des grandes entreprises qui continuaient à enregistrer des bénéfices . C’est ainsi qu’il faut comprendre le ralliement de plus en plus massif des différentes fractions de la petite bourgeoisie au parti nazi au cours de ces années là. D’où la surreprésentation au sein du NSDAP des catégories sociales telles que les artisans, les commerçants, les professions libérales, les petits fonctionnaires et les exploitants agricoles. D’où également la forte homogénéité sociale des cadres du parti nazi : " l’origine des cadres du parti était plus homogène que celle des simples membres. Dans la basse hiérarchie se trouvaient des hommes issus des classes moyennes, ... alors qu’ au-dessus ils venaient de la haute bourgeoisie "6.

Hitler essaie de gagner une base ouvrière

Le monde paysan soutint également en proportion importante le parti nazi en lui apportant ses voix aux dernières élections avant la prise de pouvoir. Mais " le groupe qui eut une influence capitale sur l’accession d’Hitler au pouvoir fut celui des grands propriétaires terriens, réunis dans la Ligue agraire, laquelle était fortement contrôlée par les nazis "7.

Ceci ne signifie pas que l’on ne trouvait pas d’ouvriers et de membres issus des classes populaires au sein du parti nazi. Leur nombre va d’ailleurs croître assez vite à partir du début des années 1930, beaucoup provenant des partis de gauche et déçus par leur manque de combativité. Mais ces catégories sociales resteront, même jusqu’à la prise de pouvoir par Hitler en 1933, très sous-représentées au sein du NSDAP.

C’est au cours des années 1926-1928 que le NSDAP va renforcer son implantation dans les différentes organisations professionnelles des catégories sociales qui lui étaient les plus acquises. Ainsi c’est dans les petites villes et les campagnes que les nationaux-socialistes cherchèrent à s’implanter le plus solidement, en infiltrant les organisations professionnelles des artisans, commerçants et boutiquiers au moyen d’une idéologie essentiellement corporatiste.

A cette période là, le nombre d’adhérents que comptait le NSDAP crut assez fortement. De 42.000 membres en 1927, il passa à 79.000 deux ans plus tard pour atteindre 125.000 membres en janvier 1930.

C’est dans les grandes villes que les nazis eurent le plus de mal à s’implanter, et notamment dans les agglomérations industrielles. C’est dans les années 1925-1927 que les nazis lancèrent leurs premières importantes tentatives pour s’approcher du monde ouvrier, et y étendre leur influence. L’enjeu était de taille : les ouvriers seuls comptaient en Allemagne pour plus de 40% de la population active.

Pour Hitler, gagner des fractions importantes de la classe ouvrière à ses idées était absolument nécessaire dans la perspective dans laquelle il était à cette période encore engagée d’organiser le moment venu un soulèvement populaire pour prendre le pouvoir, le soutien des classes moyennes seul ne lui suffisant pas.

Mais les tentatives d’infiltration au sein du mouvement ouvrier furent alors un cuisant échec. Dans la lutte pour organiser les ouvriers et gagner les voix ouvrières, le NSDAP s’en prit directement au SPD et au syndicat contrôlé par celui-ci, l’ADGB. Car une des raisons principales des difficultés rencontrées par les nazis pour s’implanter dans le monde ouvrier était que celui-ci était largement organisé dans les deux grands partis de la gauche allemande, le SPD (parti social-démocrate) et le KPD (parti communiste). Les nazis n’hésitèrent pas à s’attaquer physiquement aux militants de gauche pour faire répandre la terreur, et pour tenter de s’infiltrer dans les syndicats ouvriers, contrôlés par eux.

Les combats de rue entre militants nazis, organisés dans la SA, et militants communistes furent très fréquents dans les grandes agglomérations essentiellement. Parmi les plus impressionnants eurent lieu dans les rues de Berlin, où la SA lançait ses commandos fascistes contre les sections communistes de la ville, et contre les piquets de grève et les manifestations ouvrières.

Face aux difficultés rencontrées par le noyautage des syndicats ouvriers, les nazis tentèrent de créer leur propre syndicat, le NSBO, en 1929. Mais celui-ci ne réussit à gagner que peu d’ouvriers à la cause nazie. Il organisa par contre plus de salariés chez les employés.

En 1931, aux élections des conseils d’entreprise, il ne recueillit que 0.5% des voix. Et en 1933, il n’en recueillit que 3%8, malgré le fait que Hitler était au pouvoir.

Une nouvelle stratégie

Les difficultés rencontrées par Hitler pour créer un parti de masse, avec une assise populaire et ouvrière forte, l’amenèrent à réviser sa stratégie d’ensemble pour s’approcher du pouvoir. Devant l’impossibilité d’organiser un soulèvement avec l’appui des masses populaires qui lui faisaient défaut, et le soutien des classes moyennes seul ne lui suffisant pas, il décida de se résoudre à privilégier la voie légale et le recours aux élections. Ce choix fût entériné au congrès de Nuremberg en 1927, où Hitler troqua son discours social et anticapitaliste pour un discours patriotique et nationaliste. Mais ce changement d’orientation créa de nombreux remous au sein du NSDAP. De nombreux partisans de la manière forte, essentiellement proche de la SA, exprimèrent alors leur désaccord sur les orientations du parti.

Cet épisode est révélateur des nombreuses tensions et lignes de clivage qui traversaient le parti nazi. Les tendances qui exprimaient le plus clairement la volonté de privilégier le soulèvement populaire contrôlaient la S.A., et représentaient la tendance " prolétarienne " du parti nazi. Leur mépris était fort vis à vis des membres bourgeois du parti qui entouraient Hitler aux postes de direction. Leur ambition était non seulement la prise du pouvoir dans le pays mais surtout la volonté de rupture de " système de civilisation " au moyen d’une "révolution nationale".

Lors de l’arrivée au pouvoir de Hitler, ce dernier s’empressa de déclarer que la révolution nationale avait été en partie accomplie et que les militants du parti devaient éviter tout débordement. C’est alors que la SA lança le mot d’ordre de la " deuxième révolution allemande " pour en finir avec "la société capitaliste marchande". Le dénouement de cette opposition aura lieu lors de la " nuit des longs couteaux ", en 1934, où Hitler fit exécuter les principaux dirigeants de la SA, dont son vieil ami Röhm. Il est intéressant de voir que cet épisode connu de la " nuit des longs couteaux " n’est pas un événement isolé, mais marque en réalité l’aboutissement d’un processus d’opposition qui était déjà visible dès le milieu des années 1920.

La gauche déçoit

C’est à partir de cette période, qui s’ouvre après le congrès de Nuremberg en 1927, que le rapport de force, au départ défavorable aux fascistes, commença à évoluer en leur faveur, tant au niveau électoral qu’au niveau de la présence militante sur les quartiers et les entreprises. Ce mouvement s’accéléra lorsque le parti social-démocrate (SPD), au pouvoir jusqu’en 1930, commença à appliquer des politiques de rigueur de plus en plus impopulaires. La situation fut encore plus aggravée lorsque le SPD, alors dans l’opposition, soutint la politique du chancelier Brüning en 1931 de baisse des salaires et de dégradation des conditions de vie ouvrière. Le syndicat majoritaire ADGB, proche du SPD, perdit alors de plus en plus de crédit et enregistra de nombreux départs lorsqu’il soutint à son tour la baisse des salaires.

Cela permit aux nazis de chercher à apparaître comme les véritables défenseurs des intérêts ouvriers, et à attirer de nombreux militants déçus par le manque de combativité de leurs anciennes organisations.

Ainsi, au moment où les nazis, par l’intermédiaire de la SA, commencèrent à lancer eux-mêmes des grèves dans les usines, leur audience devint de plus en plus forte. La SA crût d’une manière importante en membres, organisant surtout des chômeurs, ainsi que des ouvriers. La SA comptait en 1933 environ 2 millions de membres revendiqués. Ses principales actions consistaient, en plus de s’attaquer aux militants communistes et socialistes comme nous l’avons évoqué, à organiser des émeutes dans les cités ouvrières, lancer des mouvements de grève dans les entreprises, et dans le même temps à briser les grèves lancées par la gauche pour satisfaire les directions patronales qui avaient demandé du renfort au parti nazi.

Le SPD

Le parti social-démocrate était le premier parti allemand en 1928. Il disposait d’un électorat de 9 millions de votants, comptait dans ses rangs 900 000 adhérents et s’appuyait sur 5 millions de syndiqués. Les communistes obtenaient trois millions de voix. A ce stade, les Nazis n’obtenaient à peine 2,5 % des voix.

Aux élections de 1930, le SPD enregistrait un total de 7 millions de voix. Le parti communiste en comptait 4.6 millions et les nazis 6.4 millions.

En 1932, les nazis en comptent 11.5 millions, quasiment le double, soit 37.4% des suffrages. Le parti communiste en comptait alors 6 millions. Les nazis deviennent alors le premier parti d’Allemagne, majoritaire au parlement, et assure la présidence du Reichstag par l’entremise de Göring.

En l’espace de deux ans, le parti nazi a inversé le rapport de force en sa faveur. Jusqu’en 1930, les voix de la gauche sont largement majoritaire face aux nazis. Comment ces derniers ont-ils réussi à inverser la tendance ? Comment expliquer également que les grands partis de la gauche allemande aient pu se faire surclasser et finalement détruire par un parti fasciste qui ne posséda jamais leur assise ouvrière ?

C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre, en montrant que c’est avant tout les erreurs d’analyse et de stratégies du SPD et du KPD qui ont entraîné la défaite des militants de ces organisations et de l’ensemble du mouvement ouvrier.

Une attitude légaliste

Le parti social démocrate, nous l’avons dit, était le principal parti de la gauche allemande. Contrôlant le principal syndicat ouvrier, recueillant la majorité des voix populaires, ses responsabilités face à la montée des nazis étaient d’autant plus grandes. Mais le SPD n’encouragea quasiment jamais auprès de ses militants ou de son électorat une combativité à la mesure des provocations et des exactions des nazis. Sa position fut jusqu’à la prise de pouvoir par Hitler une attitude purement légaliste qui consistait à faire confiance aux institutions de la république pour écarter Hitler des instances de pouvoir. Dans l’esprit des dirigeants du SPD, habitué à la pratique du pouvoir politique par les nombreux séjours aux gouvernements, il fallait " s’accrocher à la légalité à tout prix "9.

Dans le discours des dirigeants du SPD, on retrouve continuellement le thème de la confiance envers la " maturité " des allemands et des institutions de la république, la croyance absolue que le peuple était assez mûr pour ne pas tomber dans le piège de " l’extrémisme ". Ainsi, le principal dirigeant social-démocrate, Decker, affirmait : " la force organisatrice et la plus haute éducation politique de la classe ouvrière allemande rendent impossible chez nous un écrasement aussi brutal de la démocratie "10.

Cette analyse criminelle poussa le parti social-démocrate à freiner toute volonté de mobilisation de ses militants, leur exhortant à ne pas répondre aux provocations des nazis par la force. Ceci eut comme principale conséquence de développer la passivité des militants et des électeurs, ou de pousser certains d’entre eux à rejoindre des formations plus radicales et combatives dans le combat antifasciste, c’est à dire en particulier le parti communiste.

Le SPD se discrédita de plus en plus en menant dans un premier temps au gouvernement des politiques de rigueur, qui faisaient payer le poids de la crise essentiellement aux salariés, et en soutenant ensuite le chancelier de droite Brüning, lorsqu’il fut dans l’opposition. La politique du chancelier Brüning, surnommé alors le " chancelier de la famine ", consistait à réduire les salaires des travailleurs allemands, à limiter les allocations sociales, à mener des mesures d’austérité dramatiques pour les salariés. En 1931, un tiers des salariés sont sans emploi. Les révoltes sociales et les grèves se font de plus en plus importantes, en réaction à la situation criante d’inégalité que produit la crise économique.

La direction SPD ne défend pas les travailleurs

Ce sont alors les milieux industriels et financiers, très influents au sein des gouvernements de droite successifs, qui cherchent à imposer les meilleures conditions pour rendre compétitif l’industrie allemande. C’est avant tout les salaires et les coûts du travail et de la sécurité sociale qui seront remis en cause. De la même manière que la social-démocratie n’engagea pas le combat contre les offensives nazies, elle n’engagea pas non plus ses militants dans une lutte face au patronat et aux mesures d’austérité des gouvernements. Au contraire elle soutint même ses mesures en argumentant qu’il fallait défendre " la politique du moins pire " pour se préserver du danger fasciste. Ceci entraîna dans les dernières années de la république des départs de plus en plus importants des membres du SPD, soit attirés par le parti communiste, le KPD, soit par les nazis.

D’autre part, le SPD n’encouragea jamais ses militants à rechercher l’unité d’action avec les communistes contre le danger commun incarné par le parti nazi. Les sociaux-démocrates se cantonnèrent à dénoncer le stalinisme et le dogmatisme du parti communiste, rejetant ainsi toutes possibilités d’alliances contractuelles pour lutter efficacement contre la menace nazie, qui mettait pourtant en péril l’existence même des deux organisations de la gauche allemande.

Le KPD : un sectarisme criminel

Le parti communiste allemand (KPD) enregistra de son côté un nombre de plus en plus massif d’adhésions. Ses résultats électoraux étaient en constante progression depuis le milieu des années 1920, et cela jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il bénéficia largement de la défection de nombreux militants sociaux-démocrates, et attira les éléments les plus radicaux et combatifs de la classe ouvrière. Sa responsabilité était d’autant plus grande face au danger du nazisme. Nous allons voir que son analyse en la matière et sa stratégie furent aussi désastreuses que celles du SPD.

Le KPD minimisa jusqu’au bout le danger réel que faisait encourir Hitler pour les acquis démocratiques et sociaux de tous les travailleurs allemands. Les dirigeants communistes expliquaient ainsi que la situation serait plus mûre pour une révolution socialiste après qu’Hitler aurait été appelé à diriger le pays. Il s’agirait donc d’attendre que la société capitaliste se dégrade d’elle-même et qu’elle se fourvoie dans le nazisme pour que les militants communistes interviennent et lancent une " contre offensive " face à Hitler. D’où les slogans communistes du type : " Après Hitler, ce sera notre tour "11, ou encore : " La mauvaise gestion d’Hitler le fera s’écrouler de lui-même "12.

L’analyse du KPD reposait sur le fait que Hitler n’était qu’ " un agent du grand capital allemand ". Les grands industriels et financiers l’auraient donc instrumentalisé afin de se servir de lui et de son parti de masse pour se débarrasser du " péril rouge " et pour rétablir " l’ordre social ". Cette analyse amena le KPD à théoriser que l’accession d’Hitler au pouvoir ne constituait qu’une centralisation des pouvoirs politique et économique dans les mains d’un Etat qui exacerbe les antagonismes de classe. Cette analyse s’appuyait sur la tendance réelle dans le système capitaliste d’une concentration des moyens de production et du capital financier, et d’une centralisation des moyens d’exercer le monopole de la violence légale. Mais à partir de cette tendance, les communistes en firent une loi mécaniste qui consistait à dire que l’avènement d’Hitler était une fatalité incontournable.

Les communistes ne comprirent pas l’autonomie relative dont jouissait le parti nazi qui se développait sans réel soutien de la part de la grande bourgeoisie. Le choix d’Hitler qui fut fait massivement par les milieux industriels et financiers à partir de 1932 aurait donc pu être empêché ou stopper si la mobilisation des travailleurs et des mouvements de gauche avaient eu lieu. L’arrivée d’Hitler au pouvoir ne dépendait pas tant directement de la crise du capitalisme que de l’évolution des rapports de force au sein de la société allemande entre les forces progressistes et les forces conservatrices qui placèrent Hitler au poste de Chancelier. Le parti communiste, par sa passivité et son manque d’initiative, ainsi que par son attitude fataliste, porte en partie la terrible responsabilité de l’échec de la démocratie face au nazisme.

Pourtant, les combats de rue entre miliciens de la SA et militants communistes furent terribles, et ces derniers firent de leur mieux à la base pour défendre pied à pied les quartiers populaires, les entreprises et la rue de l’influence des nationaux-socialistes qui y était grandissante. Rien qu’en Prusse il y eut 461 émeutes au cours des mois de juin et de juillet 1932. Quatre-vingt-deux personnes trouvèrent la mort et 400 furent gravement blessées. On ne peut mettre en doute l’héroïsme individuel des Communistes - 30 membres du Parti furent tués. Le responsable de la propagande hitlérienne, Goebbels, était régulièrement expulsé des quartiers ouvriers par les Communistes. Pourtant, ils ne purent offrir une quelconque direction à la vaste majorité des travailleurs et furent battus dans les combats de rue au cours des desquels la police défendait systématiquement les Nazis.

La base abandonnée

Car que pouvaient faire les militants d’un parti dont les dirigeants prenaient des positions les plus passives qui soient. Pour exemple, cette citation parue dans les Cahiers du bolchevisme en décembre 1933 : " Le prolétariat ne pouvait conquérir le pouvoir qu’en passant par l’enfer de la dictature ". Le slogan le plus terrible et caractéristique de la déroute est celui paru en janvier 1933 : " Enfin nous avons Hitler ! ".

De cet aveuglement face au péril nazi, il en ressort un refus absolu à vouloir s’unir avec les sociaux-démocrates pour organiser la résistance. En effet, le parti communiste ne voyait alors le SPD que comme " un frère jumeau " du parti nazi, sous prétexte que tous les deux ne défendaient en réalité que les intérêts de la classe capitaliste ! L’incroyable sectarisme du KPD vis à vis des sociaux-démocrates cachait mal en réalité son absence d’analyse du péril réel que faisait courir les nazis pour les deux organisations de la gauche allemande. Ce fut la théorie absurde de la " fascisation croissante de la société ", qui conduisit à celle du " social-fascisme " : le SPD, parce qu’il acceptait le cadre de la société bourgeoise, se laisserait donc gagner par l’influence du fascisme sur sa propre structure !

L’unité était possible

Malgré leurs défauts respectifs, les deux principales formations de la gauche allemande auraient pu trouver un terrain commun pour s’unir, pour faire front ensemble face à un danger commun. Les militants à la base réclamèrent à bien des occasions cette unité d’action.

On sait aujourd’hui quel prix ont dû payer les salariés allemands, ainsi que les minorités ethniques, et au premier rang desquelles la communauté juive, de n’avoir pas su organiser plus tôt la résistance à la barbarie.

De très rares voix pourtant se sont exprimées à cette époque pour mettre en avant cet impératif de mobilisation unitaire. Parmi ces voix, celle de Léon Trotsky nous retient le plus, par la justesse de l’analyse qu’il produisit dès le début des années 1930, sur la nature véritable du nazisme et sur la stratégie à mettre en œuvre pour y faire face. Il écrit une "lettre ouverte à un ouvrier communiste allemand", le 8 décembre 1931.

Trotsky explique dans cette lettre que la constitution d’un front unique d’action contre les nazis est une question de vie ou de mort pour les travailleurs allemands. S’adressant à un ouvrier communiste, il tente de le convaincre de l’importance de l’unité avec les ouvriers sociaux-démocrates. Il écrit ainsi : " Il faut montrer dans les faits le plus grand empressement à conclure avec les sociaux-démocrates un bloc contre les fascistes partout où ils sont prêts à adhérer à ce bloc. ... Il faut savoir détacher les ouvriers de leurs chefs dans l’action. Et l’action, maintenant, c’est la lutte contre le fascisme ".

Trotsky ajoute plus loin :" La majorité écrasante des ouvriers sociaux-démocrates veut se battre contre les fascistes mais, pour le moment encore, uniquement avec son organisation. Il est impossible de sauter cette étape. Nous [les communistes] devons aider les ouvriers sociaux-démocrates à vérifier dans les faits, dans une situation nouvelle et exceptionnelle, ce que valent leurs organisations et leurs chefs, quand il s’agit de la vie ou de la mort de la classe ouvrière ".

Toute cette démonstration, Trotsky la résume par cette phrase-slogan : " [ouvriers communistes, ouvriers socialistes] Marcher séparément, frapper ensemble ! Se mettre d’accord uniquement sur la manière de frapper, sur qui et quand frapper ! On peut se mettre d’accord sur ce point avec le diable, sa grand-mère et même avec Noske et Grzesinski [dirigeants sociaux-démocrates]. A la seule condition de ne pas se lier les mains "13.

Pour Trotsky la prise du pouvoir par Hitler n’est pas qu’une étape de plus dans la dégénérescence du système capitaliste. Elle signifie la disparition pure et simple de toute capacité pour le mouvement ouvrier de s’organiser et de résister face à l’anarchie du marché en crise, et aux tendances autoritaires que peut sécréter la république bourgeoise. C’ est à dire la disparition physique de la social-démocratie et du parti communiste.

Mais la démobilisation des travailleurs qui eut lieu dans les faits face au nazisme était aussi un reflet de la démobilisation face aux attaques patronales et des gouvernements conservateurs de 1931 à 1933, qui remirent en cause bien des acquis, en faisant payer la crise aux plus pauvres, et en préparant ainsi la défaite future du salariat face à Hitler.

Les militants communistes ne purent entendre à temps ce dernier appel de Trotsky : " Mais il faut vouloir cette victoire. Or, parmi les fonctionnaires communistes il y a pas mal, hélas, de carriéristes peureux et de bonzes, qui chérissent leur petite place, leur salaire, et encore plus leur peau. Ces individus sont très enclins à faire parade de phrases ultra-gauches, qui dissimulent un fatalisme pitoyable et méprisable. " On ne peut pas se battre contre le fascisme, sans avoir vaincu la social-démocratie ! " – dit le farouche révolutionnaire et… il se prépare un passeport pour l’étranger.

Ouvriers communistes, vous êtes des centaines de milliers, des millions, vous n’avez nulle part où aller, il n’y aura pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il passera comme un tank effroyable, sur vos crânes et vos échines. Le salut se trouve uniquement dans la lutte sans merci. Seul le rapprochement dans la lutte avec les ouvriers sociaux-démocrates peut apporter la victoire. Dépêchez-vous, ouvriers communistes, car il vous reste peu de temps ! "

Ce cri d’alarme fut poussé le 8 décembre 1931, soit à peu près un an avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Les derniers mois de la république vont donc donner raison au scénario catastrophe imaginé par Trotsky.

La catastrophe

A mesure que la crise sociale se développe, les différents gouvernements conservateurs qui se suivent de 1930 à 1933 vont tous se montrer impuissant à résoudre la situation. L’inégalité criante dans le pays va provoquer de nombreuses émeutes populaires et une vague de grèves importantes dans les entreprises.

Jusqu’en 1930, chaque gouvernement était constitué par une majorité parlementaire trouvée au Reichstag. Le dernier gouvernement parlementaire fut celui du social-démocrate Hermann Müller en 1930. A partir de cette date là, tous les gouvernements qui suivirent furent désignés directement par le président de la république, le vieux maréchal Hindenburg. Ce furent des gouvernements " présidentiels ", qui se plaçaient en principe au-dessus des partis. Ainsi, avant même l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la république développait déjà des tendances moins démocratiques, significatives de la pression exercée par les milieux conservateurs pour trouver une solution rapide à la crise.

Le premier chancelier de ce nouveau type à être désigné par Hindenburg fut Brüning, un dirigeant du centre droit catholique. Il appliqua une politique d’austérité économique, fit faire de nombreux sacrifices aux salariés, et aggrava le chômage. Sa politique fut soutenue par le SPD, dans le but de constituer un genre de " front républicain " pour empêcher une droite trop conservatrice d’arriver au pouvoir. Le SPD continua de se discréditer auprès des masses, tandis que Hindenburg, ne trouvant pas Brüning assez à droite dans ses réformes, décida de le chasser et de le remplacer par un certain Von Papen.

Von Papen, beaucoup plus proche des milieux conservateurs et de la haute société aristocratique, attaqua d’une manière beaucoup plus radicale les travailleurs allemands : il réduisit les allocations versées aux chômeurs, autorisa les baisses de salaires, et allégea encore plus les charges sur les entreprises. Le but était de rétablir le plus vite possible les meilleures conditions pour permettre la poursuite de l’accumulation " naturelle " du capital, et surtout sa compétitivité face à la concurrence internationale. Il fallait donc réduire au maximum les coûts du travail.

Mais affaibli sans le soutien de la social-démocratie, Von Papen décida alors de courtiser les nazis et de multiplier les contacts avec eux. Le marché proposé par le chancelier aux nazis était qu’en échange de leur coopération au Reichstag, il légaliserait la SA interdite par Brüning, et procéderait à des élections anticipées. Aux élections de juillet 1932, les nazis devinrent le premier parti d’Allemagne, et une force qui allait s’imposer comme la seule capable de faire régner l’ordre dans le pays. Les contacts se multiplièrent à ce moment là entre Von Papen, les milieux industriels et financiers, et Hitler.

Les riches décident de soutenir Hitler

Les nazis avaient déjà su tisser un réseau de relation avec les élites du pays et créer des passerelles entre eux et la droite conservatrice. En 1930-31, Hitler avait décidé se s’associer avec le dirigeant de DNVP (Parti national du peuple allemand), Hugenberg. Ce dernier était le " tsar de la presse ", sorte de Hersant allemand, qui offrit à Hitler une tribune médiatique inespérée pour développer sa propagande national-socialiste.

Ils constituèrent ensemble le " front de Harzburg ", sorte de bloc national qui permit aux nazis d’être dédiabolisés et banalisés par les milieux conservateurs et les élites traditionnelles. Steinert écrit : " Après les élections de septembre 1930, des lobbies de la grande industrie lourde multiplièrent les contacts avec le parti nazi et lui versèrent des fonds ; citons des industriels connus comme fritz Thyssen, Hugo Stinnes, Paul Reusch, Albert Vögler, Fritz Springorum et leur porte-parole August Heinrichsbauer, qui toutefois ne devinrent pas membres du parti "14.

Les nazis reçurent également le soutien progressif des élites traditionnelles du pays : " Au niveau des élites, Göring et Walther Funk établirent des relations avec l’aristocratie, le monde des affaires et les sphères gouvernementales. 15.

Fort de ce soutien, déjà plébiscité dans certains milieux influents auprès de Hindenburg, Hitler se vit proposer à maintes reprises d’entrer dans le gouvernement de Von Papen comme ministre ou vice-chancelier. Mais Hitler refusa à chaque fois, il refusait d’être le sous-fifre de quelqu’un d’autre. Pour exercer encore plus de pression sur Hindenburg et Von Papen, il encouragea ces troupes, et en particulier la SA, à provoquer encore plus d’émeutes dans les grandes villes. L’agitation nazie se répandit au sein des associations professionnelles, mais aussi dans les églises où on vit des " pasteurs bruns " et des unités entières de la SA qui, après s’être battues la nuit contre les communistes, se rendaient en chemise brune à l’église.

Les nazis étaient devenus une force incontournable. Hitler rencontra à plusieurs reprises Von Papen et correspondit avec lui, et Hindenburg. Ce qui ne l’empêcha pas, devant le refus de Von Papen de lui céder sa place de Chancelier, de faire chuter son gouvernement en votant pour une motion de censure déposée par les communistes au parlement. Hindenburg proposa de nouveau à Hitler de participer à une coalition de droite, mais essuya un nouveau refus. Hitler serait Chancelier ou rien.

Le 2 décembre 1932, Von Papen fut remplacé par Von Schleicher comme Chancelier. Ce dernier chercha également à négocier le soutien des nazis dont " il méprise la démagogie mais admire le patriotisme ". Von Schleicher est convaincu, comme de nombreux responsables de la droite conservatrice, que les nazis pourraient être contrôlés et responsabilisés s’ils étaient intégrés à son gouvernement. Pour lui, ce serait une bonne façon de les " apprivoiser ", de les rendre " plus réalistes ".

Mais, de toute façon, Hitler ne veut toujours rien entendre. Il revendique le pouvoir. Face à ce refus, Von Schleicher décide de contourner l’obstacle Hitler en s’adressant à l’un de ses principaux lieutenants, Gregor Strasser. Gregor Strasser, proche de la SA, représente la tendance socialisante du NSDAP. Strasser se dit prêt à prendre des responsabilités dans le gouvernement et à engager ainsi tout l’appareil du parti nazi. Mais dès que Hitler et Goebbels apprirent la manœuvre, ils la firent échouer et forcèrent Strasser à démissionner de toutes ses responsabilités dans le parti. Il figurera plus tard sur la liste des principaux responsables exécutés lorsque Hitler réglera ses comptes, lors de la nuit "des longs couteaux ".

Le parti nazi traverse alors une grave crise. " De toute part, on annonce que des militants renâclent ou rendent leur carte, que des chefs SA se mutinent quand ils ne mendient pas dans la rue ou ne sombrent pas dans le banditisme, que les chefs régionaux font défection, que les dissidences se multiplient, que les cotisations ne rentrent plus, que les finances sont à sec, que les donations se tarissent, que les meetings (payants) ne font plus recette. "16 Ce qui explique le mouvement de panique qui s’empare des principaux chefs nazis, dont Hitler lui-même, d’où sa phrase citée en introduction sur son suicide en cas d’écroulement de son parti. Au même moment, Goebbels déclarait : " Le passé fut lourd et l’avenir est sombre et trouble. Toutes les perspectives et tous les espoirs se sont évanouis. "17

Et, cependant, tout va subitement basculer. Car la situation de paralysie politique travaille en réalité pour les nazis, malgré leur recul électoral. En effet le gouvernement Von Schleicher ne parvient pas à sortir de la crise, et il mécontente à la fois les salariés dont les mouvements de révolte et les grèves deviennent de plus en plus importants, et surtout le patronat qui juge la politique du chancelier Schleicher trop à gauche. En effet, la confrontation avec les syndicats de gauche avait amené Schleicher a opté pour des réformes plus " sociales " que celles de ces prédécesseurs, telles que l ‘annulation des réductions de salaires décidée par Papen, rétablissement de certaines conventions collectives, et l’affectation à la colonisation agricole de 300.000 hectares de grandes propriétés en faillite. C’est en réaction à cette politique que les milieux d’affaire vont lancer une contre-offensive, utilisant Von Papen comme agent de liaison, et les nazis comme instrument de cette réaction.

Une réunion clé

C’est au cours de l’année précédente que le mouvement de ralliement de la grande bourgeoisie au nazisme commença à se développer. " Le premier trimestre 1932 marque ainsi un ralliement massif, sinon général du grand patronat industriel à une solution politique dont les principaux bénéficiaires seraient les nazis. (…) le 26 janvier 1932, le banquier von Schröder, mécène de longue date du NSDAP, organise à Düsseldorf une rencontre entre le dirigeant nazi et environ 300 représentants du monde industriel. La partie n’est pas jouée au départ, car beaucoup n’ont jamais eu le moindre contact avec Hitler et se montrent plutôt méfiants à son égard. Or, en deux heures, le führer emporte l’adhésion enthousiaste de la majorité de l’assistance. Sur le conseil de Thyssen et de Schacht, il a troqué la chemise brune contre le complet bleu marine et le discours qu’il prononce est un modèle d’habileté, à la fois rassurant pour le patronat, dont l’autorité sera non seulement maintenue mais renforcée par un gouvernement national-socialiste, et prometteur d’un avenir grandiose. Les diatribes contre le pacifisme et l’hommage rendu à l’armée ne peuvent laisser planer aucun doute dans l’esprit de ses auditeurs : la politique des nazis sera une politique de réarmement et d’autarcie, ce qui ne peut déplaire aux producteurs de charbon et d’acier auxquels il s’adresse. Pour conclure, après avoir fustigé l’égalitarisme et la démocratie, Hitler brosse un tableau en noir et blanc du présent et du futur de l’Allemagne : " Aujourd’hui, nous nous trouvons au tournant du destin allemand. Si l’évolution actuelle se poursuit, l’Allemagne sombrera forcément un jour ou l’autre dans le chaos du bolchevisme, mais si une évolution est brisée, notre peuple sera pris dans une discipline de fer. " Il est ovationné. "18

Dès le début de l’année 1933, ce mouvement de rapprochement va enfin connaître son dénouement, et l’alliance nouée entre le mouvement hitlérien et les deux principales fractions de la classe dirigeante traditionnelle .

Le 4 janvier 1933, en plein échec du gouvernement Schleicher, c’est Von Papen qui prend l’initiative d’organiser une rencontre avec Hitler dans la demeure du banquier Schröder à Cologne. Il lui propose enfin ce que Hitler attendait , un gouvernement conservateur dont Hitler serait le chancelier, et Papen le vice-chancelier. Le futur gouvernement serait composé en grande majorité de gens proches de Papen et de Hugenberg. Hitler exige lui, en plus du poste de chancelier, les ministères de l’Intérieur, de la Défense, et de l’Education. 19

Au cours des semaines suivantes ce plan obtient l’adhésion des militaires, en la personne de Von Blomberg, chef de la Reichswehr, l’armée allemande.

De toute cette lame de fond, Von Schleicher ne voit lui rien venir. Le 10 janvier, il déclare à un journaliste : " Hitler est au bout du désespoir car il sent que son parti est en train de se désagréger. " Et, le 13 janvier : " Les nazis, je m’en charge, ils viendront bientôt me manger dans la main. "

Tous les préparatifs sont prêts pour l’arrivée d’Hitler au poste de chancelier de la république. Le 30 janvier, à 11 heures, le Führer des nazis prête serment en tant que chancelier, son gouvernement ne compte pour l’instant que deux ministres nazis.

Petit à petit, Hitler a obtenu ce qu’il voulait. Grâce à sa position dans ce gouvernement, le Führer va étendre son influence, en prenant toute une série de décrets réduisants les droits démocratiques de jour en jour. L’épisode de l’incendie du Reichstag, orchestré par les nazis, sera le prétexte pour interdire le parti communiste et établir un premier décret sur l’interdiction du pluralisme politique. Le 4 février, une loi est promulguée qui limite la liberté de la presse et de réunions. De nouvelles élections anticipées sont organisées, où les nazis obtiennent 43.9% des suffrages.

La gauche paralysée

Ce qui reste surprenant, c’est que les partis de gauche n’organisent pendant toute cette période aucune manifestation de protestation. La gauche reste profondément divisée et passive. Pourtant les travailleurs allemands montrèrent régulièrement qu’ils n’attendaient qu’une direction ferme pour la confrontation avec Hitler. Vers la fin de janvier 1933, le coup d’Etat de Hitler " donna lieu à des démonstrations les plus impressionnantes de la volonté de se battre des travailleurs allemands. Au cours de l’après-midi et de la soirée du 30 janvier, des manifestations de masse spontanées et violentes éclatèrent dans les villes allemandes. Des délégations des entreprises... de tous les coins du pays arrivèrent le même jour à Berlin pour attendre les ordres de bataille ". Il n’y en a eu aucun. Le parti social-démocrate accepta l’idée de l’accession " légale " de Hitler au pouvoir. Il mit même en garde ses militants contre " toute action incontrôlée ".

Quant au parti communiste, il interpréta le résultat des élections comme un triomphe pour les communistes. Le quotidien du parti communiste annonça le jour suivant : " Hier était le jour le plus grand pour Monsieur Hitler, mais la prétendue victoire électorale des Nazis n’est que le début de la fin ".

Pourtant, au mois de février, Hitler commence à éliminer ses ennemis jurés : il fait arrêter 4000 militants communistes, dont les principaux dirigeants et les envoie dans les camps de concentration. Il interdit la presse communiste. Les militants sociaux-démocrates sont également persécutés et arrêtés.

La victoire d’Hitler fut possible à cause de la faillite de la Gauche. Le pouvoir collectif des travailleurs allemands contre les bandes nazies ne fut pas mis au test. Ainsi le mouvement ouvrier le plus puissant d’Europe ne fut jamais mobilisé pour la bataille. Le prix à payer ne pouvait être plus élevé.

Lors du vote au parlement le 23 mars 1933 de la loi instituant les pleins pouvoirs à Hitler, les députés présents dans l’assemblée ne contestèrent pas la mort annoncée du Reichstag. Par peur des représailles, ou par allégeance faite au führer, les députés votèrent sans redire à une écrasante majorité (444 pour, 94 contre) la loi qui faisait des nazis les maîtres de l’Allemagne. Le débat était dominé dans l’assemblée par les députés nazis, et en particulier par Hitler qui faisait de grandes tirades du haut de sa tribune. Les députés communistes étaient absents, puisque leur parti était interdit. Il ne restait donc plus que des rangs des députés sociaux-démocrates que pouvait venir une intervention contradictoire. Et elle fut faite par le chef du SPD, Otto Wels, qui expliqua son vote contre en faisant un discours courageux, se plaçant sur le plan de la morale républicaine, défendant une conception humaniste et légaliste de la vie en société, contre l’état de violence permanent que provoquait le nouveau régime. A peine Wels avait-il terminé qu’Hitler bondit à la tribune et lui lança : " Vous venez tard, mais vous venez. Les belles théories que vous venez de développer arrivent un peu trop tard devant l’histoire du monde. "20

Chose grotesque, la gauche se faisait signifier son erreur fatale par son pire ennemi. Pour ce qui est des partis de droite : les uns après les autres durent s’auto-dissoudre lors de congrès extraordinaire. Von Papen dût démissionner de ses fonctions, ainsi que Hugenberg. Le pire est qu’ils crurent tous que c’est eux, les dirigeants de la droite conservatrice, qui auraient dû " encadrer " et " apprivoiser " Hitler en le plaçant comme chancelier. Dans le même souci de minimiser la mise à disposition du poste de chancelier au chef des nazis, Von Papen avait aussi déclaré : " Dans deux mois, nous aurons tellement isolé Hitler qu’il appellera au secours. " Ce fut l’inverse exact qui se produisit.

Toutes les organisations et les structures d’encadrement de la population allemande tombaient entre les mains des nazis. Plus rien de ce qui était lié à l’exercice du pouvoir ne leurs était étranger. Les nazis contrôlaient tous les pores de la société allemande. Un drapeau à croix gammée était arboré sur les toits des administrations conquises par les nazis. Hindenburg imposa d’ailleurs par décret l’emblème nazi à côté du drapeau noir-blanc-rouge de l’Etat. " Quel triomphe inimaginable ! Notre drapeau, mis au ban, ridiculisé et raillé, s’élève comme symbole au-dessus du Reich entier. C’est le drapeau de la révolution allemande !21 "
Alexandre Achrafié

1 Cité dans " Comment Hitler est-il arrivé au pouvoir " dans Marianne, numéro 51.

2 Ibidem

3 Citations tirées du journal de Goebbels, cité par Marlis Steinert, Hitler, Hachette, p 226.

4 Marlis Steinert, Hitler, page 226.

5 Marlis Steinert, op. cité

6 Marlis Steinert, op. cité, page 236

7 Marlis Steinert, op. cité, page 234

8 Daniel Guérin, fascisme et grand capital, Gallimard, Paris , 1936.

9 Citée dans Ernest Mendel, Du Fascisme, p 34

10 Decker, gesellschaft, 1929, citée dans Carré Rouge, numéro 7, p 79.

11 Citée dans Ernest Mendel, Du Fascisme, p 38

12 Citée dans Ernest Mendel, Du Fascisme, p 38

13 Léon Trotsky, Comment vaincre le fascisme, les éditions de la passion, Paris, 1993, p 52-53

14 Marlis Steinert, ouvrage cité, p 233-234

15 Marlis Steinert, ouvrage cité, p 241

16 Jean-François Kahn, Comment Hitler a pris le pouvoir dans Marianne numéro 51, p 60

17 Goebbels, Tagebücher, volume I, p 86, cité dans Hitler de Marlis Steinert.

18 Pierre Milza, Les fascismes, éditions du Seuil, Paris, 1985, p 274-275

19 Marlis Steinert, ouvrage cité, p240

20 Marlis Steinert, ouvrage cité, p 259

21 Goebbels, Tagebücher, p.391, cité par Marlis Steinert

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