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Fascisme ordinaire du colonialisme français à Mayotte

lundi 5 janvier 2015, par Robert Paris

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Fascisme ordinaire du colonialisme français à Mayotte

On y recense 19 000 expulsions rien qu’en 2009 sur un territoire de 374 km2, grand comme la moitié d’un département, contre 26 000 en métropole. Les effectifs policiers et les moyens dont ils disposent (radars, hélicoptère, navires…) y ont été renforcés et semblent disproportionnés au regard du nombre d’habitants.

Les descentes régulières des forces de l’ordre dans les bidonvilles et les villages, pour débusquer et arrêter les « clandestins », se déroulent de jour comme de nuit, dans un climat de terreur perceptible, entretenu par les pratiques agressives des policiers de la Police aux Frontières (PAF) et les gendarmes.

Dans chaque famille, les comportements sont désormais guidés par la peur permanente d’être expulsés, en quelques heures, et sans recours possible le plus souvent. Peu importe qu’une majorité des sans-papiers, hommes, femmes et enfants, vivent à Mayotte depuis plus de 10 ans, pour certains y soient nés, comme leurs enfants, sans pouvoir le prouver bien souvent (la mise en place d’un Etat civil est récente). Peu importe la proximité familiale et historique entre toutes les îles de l’archipel des Comores, rattachées ou pas à la France.

Les personnes malades réfléchissent donc à deux fois avant de sortir de chez elles et de prendre le risque d’aller consulter dans les dispensaires, de peur d’être arrêtées. Dans ce contexte, les retards de soins sont fréquents, en particulier pour les femmes enceintes et les enfants. Nombreux parmi ceux qui décident cependant de consulter dans le dispensaire de Médecins du Monde font état de leur stress, et refusent de se rendre à la pharmacie, à la PMI ou l’hôpital de peur d’être contrôlés et arrêtés.

Les maladies infectieuses et tropicales classiques telles que la lèpre, le paludisme et la tuberculose sont pourtant ici recensées, comme des cas de rougeole et choléra. Sans parler d’autres pathologies chroniques nécessitant un suivi continu (diabète).

Parfois, alors que les hommes de la police aux frontières apparaissent au détour d’une rue, les marchés d’étales de fruits et légumes, pourtant très peuplés, se vident, d’une minute à l’autre, et se retrouvent sans clients ni marchands. C’est sans parler de tous ceux qui, la peur au ventre, décident de dormir la nuit en forêt, dans les buissons, hors des bidonvilles insalubres où ils ont élu domicile. Dans l’espoir de se prémunir de toute arrestation nocturne.

Ce climat d’inquiétude est renforcé par les disparitions de proches expulsés dont ils restent sans nouvelles et qui tentent de rejoindre à Mayotte les membres de leur famille, prenant place sur des embarcations de fortune, au péril de leur vie.

A Mayotte, les policiers français qui arrêtent et expulsent les sans-papiers, appliquent une politique du chiffre vouée à l’échec, séparant des familles et expulsant en quelques heures des pères, des femmes enceintes et des mineurs, qui demain, n’auront pourtant d’autres choix que de revenir.

Un autre obstacle à l’accès aux soins réside lui, depuis 2005, dans la mise en place de soins payants pour toutes les personnes non affiliées à la Sécurité Sociale (sans-papiers étrangers mais aussi Mahorais), y compris jusqu’à récemment les enfants, exception faite des situations d’urgence où le pronostic vital serait engagé.

Ce recouvrement des coûts a notamment pour objectif implicite de dissuader toute immigration clandestine pour des raisons médicales, en provenance des îles des Comores avoisinantes. Peu importe, comme le montre des études récentes, que les raisons de la migration répondent avant tout à des considérations économiques et familiales.

Sans papiers maltraités

Loin des regards métropolitains, une partie dramatique se joue pour la France dans un coin reculé de l’océan Indien, partie dans laquelle des principes contradictoires sont en jeu, qui mettent à mal les règles républicaines, et qui ont mené à la manifestation, dimanche à Mayotte, pour l’expulsion des sans-papiers Comoriens.

Résumé de la situation pour ceux qui auraient oublié que l’empire français ne s’est pas complètement éteint. L’île de Mayotte, dans l’océan Indien, est une « collectivité territoriale » française, c’est-à-dire pas tout à fait un DOM-TOM mais une composante de la République. Un héritage du référendum organisé en 1975 pour l’archipel des Comores, alors composé de quatre îles (Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte). Cette dernière vota massivement pour rester française et fut détachée de l’archipel, décision condamnée par les Nations unies.

Mayotte bénéficiant de facilités sociales françaises alors que les Comores sont un archipel resté pauvre, son pouvoir d’attraction a agi comme un aimant, attirant de nombreux Comoriens, principalement des Anjouanais, l’île la plus proche, venus en « kwassa-kwassa » , ces bâteaux de pêche dont les accidents réguliers font de nombreuses victimes. Parmi ces migrants, des femmes enceintes tentant d’obtenir le droit du sol pour leurs enfants à naître, afin qu’ils soient français. Cette situation provoque des tensions régulières, au point que Paris a envisagé un moment suspendre le droit du sol pour Mayotte -ce qui aurait été une brèche sans précédent dans l’égalité républicaine.
M’Zungus et Mahorais unis contre les Anjouanais qui feraient couler l’île…

Cette situation a connu un brusque regain de tension récemment avec les événements d’Anjouan, où un chef rebelle, le colonel Mohamed Bacar, qui avait pris le contrôle de l’île, a été débarqué du pouvoir par une intervention armée conjointe des Comores et de l’Union africaine. Lorsque Bacar a trouvé refuge à Mayotte (puis a été exfiltré à la Réunion où il se trouve toujours), les Anjouanais de Mayotte ont provoqué de violentes émeutes le 27 mars, s’en prenant aux « métropolitains » , les « M’Zungus » , les Blancs… Des événements qui ont précipité l’expulsion de centaines de clandestins anjouanais vers les Comores. Ces événements ont choqué les habitants de Mayotte, et ont conduit à la grande manifestation de dimanche contre les « sans-papiers » . Sur place, à Mayotte, Nicolas Goinard témoigne :
« Ce qui est aujourd’hui impensable en métropole est devenu courant à Mayotte : des marches sont organisées, certes pacifistes, mais contre des sans-papiers… Les Anjouanais sont directement visés dans des slogans décomplexés. Dimanche 6 avril au matin, Mamoudzou, principale ville de Mayotte, a connu une des ces manifestations : une foule nombreuse composée de Mahorais et de métropolitains a brandi des pancartes aux textes virulents contre les voisins de l’île comorienne les appelant à partir : ’Vols, insécurité… Prison pleine. Partez, partez’… Egalement sur les banderoles, des prises de position contre le droit du sol : ’Mayotte est trop petite, elle risque de couler.’
Cette marche, organisée en réponse aux émeutes du 27 mars qui ont suivi l’arrivée à Mayotte de Mohammed Bacar, despote chassé du pouvoir par l’Union africaine et cause de l’immigration continue d’Anjouanais vers l’île aux parfums, faisait suite à une série de défilés organisées cette semaine dans l’île, notamment à Labattoir sur Petite Terre, et à M’tsapéré, en périphérie de Mamoudzou. Il n’y a pas eu de débordement en marge de ces cortèges. Les émeutes sont désormais loin, même si elles ont choqué une grande partie de la population mahoraise. »

Cette crise met en conflit l’histoire des relations régionales, une réalité coloniale qui ne dit pas son nom, et les règles de la République. Elle conduit à des comportements inadmissibles sur un « bout de France » , même éloigné, comme en témoigne ce texte que nous avons reçu de Jean-Philippe Decroux, proviseur du lycée de Kahami à Mayotte, responsable local du syndicat des proviseurs SNPDEN. Dans ce long texte, daté du 1er février, soit avant les derniers incidents, M. Decroux dénonce la manière dont est gérée la question des sans-papiers par l’administration française, conduisant à des « drames humains, des atteintes aux droits et à la dignité humaine » . Après avoir souligné l’ambiguïté du statut de « sans-papiers » dans un archipel autrefois intégré où les traditions familiales et économiques incluaient la liberté de circuler, et la politique du « chiffre » du ministre Brice Hortefeux qui utilise Mayotte pour compenser son incapacité à remplir ses quotas ailleurs, le proviseur relève :

« Le souci de ’faire du chiffre’ ne permet évidemment pas de porter une réelle attention aux situations. C’est ainsi que des enfants de parents expulsés se retrouvent, de plus en plus nombreux, totalement livrés à eux-mêmes… parfois à n’importe qui. Il n’est pas rare de voir des enfants mendier ou se nourrir sur les décharges publiques. Des bandes se forment et on a affaire là à de vraies bombes à retardement.

A l’inverse, lors de la visite de la CIMADE (seule association agréée par l’Etat pour visiter les centres de rétention), sa responsable s’est déclarée choquée “ du nombre de mineurs expulsés seuls chaque année” -ce qui est strictement interdit par la loi- et “confiés à des personnes plus ou moins proches” . Pour 2006, le chiffre de 3093 est avancé ! Elle ajoute que “ le centre de rétention de Mayotte est le pire de France” . La surpopulation peut y atteindre 200 personnes pour 60 places. Les gens sont massés dans deux petites pièces de 50m2, sans les matelas ni les draps réglementaires, avec seulement cinq gamelles pour la nourriture. »

Former des élèves « en situation irrégulière“ est la meilleure forme de coopération régionale

S’agissant des élèves, le proviseur relève ainsi :

‘ Les vacances scolaires, période de moindre réactivité, sont particulièrement propices aux expulsions massives.’

Et il ajoute :

‘ la question de l’immigration à Mayotte, ce confetti’ , îlot de prospérité au cœur du canal du Mozambique, ne peut être à l’évidence réglé uniquement par de bons sentiments. (…) il faut admettre que la tâche des responsables est complexe si l’on veut éviter que ‘ Mayotte ne coule sous le poids de l’immigration clandestine’ , comme le disait le président de la Collectivité. En revanche, la situation des ‘ élèves clandestins’ ne devrait souffrir -quant à elle- d’aucune ambiguïté” .
Ce nouveau Dom français n’est pas reconnu par la communauté internationale et est dénoncé par les Comores et la communauté internationale comme occupé illégalement par la France. En 1975, l’archipel des Comores, dans l’Océan Indien, au milieu du Canal du Mozambique, proclame son indépendance. Mais à la suite d’un scrutin en partie manipulé, Mayotte reste sous le joug de la France qui l’occupe depuis. Malgré les injonctions et condamnations régulières de l’Onu, de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et de la Ligue arabe (dont les Comores sont membres), la France maintient sa présence, arguant du principe d’autodétermination des peuples à disposer d’eux-mêmes (affirmé notamment par la Charte des Nations unies de 1945). La France se réfugie derrière des scrutins à répétition, dont le référendum du 29 mars 2009 sur la départementalisation, des consultations illégales selon l’Onu et ce depuis 1975, et pour le moins contestables lorsque l’on sait que la France a mis en place en 2001 une commission de révision de l’état civil (Crec). Trouver des électeurs et établir des listes électorales alors que l’on ne possède pas d’état civil, cela tient du miracle...

En 1995, la France décide d’accélérer le mouvement de développement de l’île et prend des mesures qu’elle juge « utiles » afin d’arriver à ces fins. C’est ainsi que le tandem Balladur-Pasqua instaure un visa pour réglementer la circulation entre Mayotte et les trois autres îles de l’archipel. Une fermeture des frontières qui intervient après des siècles de libre circulation, mouvement tellement ancien qu’il n’est pas une famille qui ne pas soit dispersée dans l’archipel. Ce mur de 1995 sépare des hommes et des femmes mais s’applique également aux marchandises, avec l’instauration de barrières douanières sur les échanges dits traditionnels entre les îles des Comores et de Madagascar. C’est cette situation qui, combinée à la politique du chiffre instaurée par Sarkozy au début des années 2000, favorise le développement du « problème migratoire » à Mayotte. Le durcissement des contrôles frontaliers et l’augmentation exponentielle des reconduites à la frontière poussent les migrants à prendre la mer via des passeurs prêts à tous les risques pour gagner les côtes de Mayotte. C’est ainsi que Mayotte totalise un triste record avec pas moins de 21 762 reconduites à la frontière dont plus de 5 000 enfants mineurs en 2011 (soit plus de 12 % de la population totale de l’île) contre quelques 4 000 en 2004. Une situation désastreuse qui transforme ce bras de mer en l’un des plus vastes cimetières du monde avec la Méditerranée, dans une indifférence quasi-généralisée de la France métropolitaine, pas un gros titre de la presse nationale consacré à Mayotte.

L’argument du développement qui a accompagné cette politique de fermeture des frontières a volé en éclat au dernier semestre de 2011 lors des grèves « contre la vie chère ». Parmi les revendications des grévistes, était fustigée la quasi absence d’échanges « légaux » et anciennement traditionnels avec les Comores, mais aussi avec Madagascar. La population mahoraise est exténuée par une situation ubuesque : celle de la violence de la politique de lutte contre l’immigration clandestine portée comme condition au développement. On estime que la moitié des 200 000 habitants de ces 350 km2 est d’origine « étrangère ». Sur ces 100 000 personnes pas moins de 60 000 seraient sans papiers, soit près d’un tiers de la population de l’île !
Nul doute que la politique de lutte contre l’immigration fait de ce territoire une terre de non-droit. Ainsi le 25 janvier dernier, le tribunal correctionnel de Mamoudzou condamnait deux policiers de la police aux frontières (Paf) à six mois de prison avec sursis adjoints de six mois de mise à pied et 500 euros d’amendes. Des chasseurs assermentés qui ont tabassé une femme sans papier retenue au Centre de rétention administrative de Dzaoudzi qui a dû être hospitalisée avec cinq jours d’interruption temporaire de travail. Une situation loin d’être une exception tant les affaires de maltraitance et de violence policière sont courantes sur ce territoire de la République bananière une et indivisible [1]... Des faits qui ont poussé la vice-procureure de la République Hélène Bigot à s’exprimer ainsi lors de l’audience du 25 janvier dernier : « Je n’ose imaginer que qui que ce soit dans cette salle puisse sous-entendre qu’un quelconque comportement puisse justifier la violence des coups portés. » [2] Des accusations sont régulièrement portées par les rescapés de naufrages à l’encontre des autorités coloniales dans les secours jugés très tardifs. La Cimade de Mayotte [3] indiquait, après le naufrage du 16 janvier, que « le lendemain midi, après un très bref passage au centre de rétention, une partie [des rescapés] étaient expulsés. Les autres le seront le lendemain. » Une reconduite « express » qui souligne une fois encore les difficultés pour les migrantes et migrants de faire valoir leurs droits, car dans ce département, c’est toujours la législation d’exception, des réminiscences du code de l’indigénat français qui prédominent...

Dans cette terre de non droit, la résistance s’organise. Les différentes mobilisations et le bras de fer entamé par les Comores contre la France au mois d’avril 2011 ont permis de baisser sensiblement le nombre des reconduites en 2011. Mayotte « comptabilisait » ainsi en 2011 21 762 reconduites dont plus de 5 000 mineurs contre 26 405 expulsions dont 6 000 mineurs en 2010. Le mouvement social de 2011 a bloqué pour quelques semaines la machine à expulser, mais ce n’est qu’une bataille et la lutte contre ces politiques racistes et criminelles est encore loin d’être terminée. Thibaut Lemière

[1] Pas moins d’une dizaine d’affaires visent directement les forces de l’ordre, dont quatre concernent des violences à l’encontre de migrants.

[2] Propos recueillis le 26 janvier 2012 par Mayotte Hebdo.

[3] www.cimade.org

[4] Témoignage recueilli et publié par El Watan le 23 janvier 2012.

[5] Barque traditionnelle de 6 à 9 mètres transportant des marchandises et reconvertie pour l’occasion en bateau de transport de migrants...

A bas le colonialisme français à Mayotte !

Nous reproduisons ci-après un article d’ICL

Mayotte, une île de l’océan Indien situé dans l’archipel des Comores entre le Mozambique et Madagascar, est devenue officiellement le cinquième « département d’outre-mer » (DOM) et le 101e département français le 31 mars 2011. Dès septembre de la même année, Mayotte était secouée par une grève générale de six semaines contre la vie chère – grève qui a pris fin avec un accord entre le gouvernement français et l’intersyndicale prévoyant principalement des baisses de prix sur onze produits de première nécessité.

Cette grève contre les prix exorbitants des produits de consommation importés pour la plupart de France – un héritage direct du système prédateur du « monopole » colonial – rappelle les mouvements similaires qui avaient éclaté en 2009 en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion. Toutefois, la situation économique et sociale à Mayotte est pire encore que dans les autres « DOM ». D’après le rapport d’une mission de la commission des lois du Sénat envoyée sur place à la suite du mouvement de 2011, le PIB par habitant à Mayotte était alors de 6 500 euros par an, soit à peine plus de 40 % du niveau de la Guyane, la plus pauvre des « régions ultramarines », et environ cinq fois moins qu’en « France métropolitaine ».

Largement dépourvue de ressources naturelles, Mayotte connaît une forte croissance démographique. Depuis sa séparation administrative du reste des Comores en 1975, sa population a quadruplé et un peu plus de la moitié des habitants ont aujourd’hui moins de 20 ans. Le taux de chômage officiel est supérieur à 25 % mais le chiffre réel est sans doute très supérieur.

La République française « laïque », la charia et autres « adaptations »
Et si les habitants des autres « DOM » sont considérés par l’Etat colonial français comme des citoyens de seconde classe, le régime juridique que ce même Etat réserve à ceux de Mayotte (les Mahorais) n’est qu’une forme à peine modernisée du statut d’« indigénat » que la Troisième République avait imposé à la fin du XIXe siècle aux dizaines de millions de « sujets » de son empire colonial. Pour commencer, plus de 40 % de la population de Mayotte est constituée d’« immigrés clandestins », en majorité originaires des autres îles de l’archipel. Ces sans-papiers subissent des discriminations et une répression terribles. J’y reviendrai tout à l’heure.

Parmi les Mahorais « français », il faut encore distinguer les citoyens de droit commun et ceux régis par le « statut personnel », encore appelé « droit civil local dérogatoire ». Le rapport du Sénat que j’ai déjà mentionné explique qu’il s’agit d’un « droit coutumier inspiré du droit musulman et de coutumes africaines et malgaches », et il précise qu’en vertu de l’article 6 du décret du 1er juin 1939 sur la législation civile indigène, ce statut personnel « s’applique automatiquement aux Mahorais musulmans […] tant qu’ils n’y ont pas renoncé ». Ce statut personnel, autrement dit le fait que la charia a force de loi, n’a jamais été aboli mais en 2010 une nouvelle ordonnance a rapproché du droit commun français le statut civil du droit local en notant que celui-ci « régit l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et les libéralités » mais ne saurait « contrarier ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français ».
Les Mahorais sont musulmans à 95 %, et de nombreux litiges concernant le droit de la famille (mariage, divorce et répudiation, filiation, héritage, etc.) sont aujourd’hui encore tranchés par des juges islamiques, les cadis. Sans doute pour rassurer ses lecteurs, le rapport du Sénat précise toutefois que « pour des raisons d’ordre public, le Minhadj [droit islamique] n’est pas appliqué dans ses dispositions pénales », comme par exemple « la lapidation de la femme adultère » ! Avec la « départementalisation », la polygamie et la répudiation ont été officiellement interdites en 2010, mais cela n’empêche pas que la polygamie continue d’être largement pratiquée officieusement.
Les lois de la République s’appliquent mais… de façon « adaptée ». Dans le domaine des prestations sociales, en particulier, cette « adaptation » prend la forme d’une multitude de stipulations discriminatoires. Ainsi, le niveau de base du « revenu de solidarité active » (RSA) à Mayotte est actuellement fixé à 50 % du niveau métropolitain (après une « revalorisation exceptionnelle » octroyée par le gouvernement français en janvier 2014). Mais alors que le RSA métropolitain est majoré de 40 % par enfant à charge à partir du troisième enfant, à Mayotte c’est seulement 10 % par enfant à partir du quatrième ! Toute la législation et la réglementation « adaptées » sont à l’avenant.

C’est donc peu dire que le bilan de plus d’un siècle et demi de colonialisme français à Mayotte (et aussi, on le verra, dans le reste des Comores) est accablant. La France, « pays des droits de l’Homme », ne s’est pas contentée d’enfoncer toujours un peu plus les populations dans la misère et le sous-développement. Dans le contexte de manœuvres qui l’opposaient à ses concurrents impérialistes, elle a pratiqué depuis le début une politique de « diviser pour régner » destinée à dresser les unes contre les autres les populations des différentes îles de l’archipel. Ces populations sont pourtant unies par de multiples et solides liens religieux (islam sunnite), historiques, culturels et familiaux, et par la langue, dérivée du swahili, avec de nombreux emprunts à l’arabe, au persan, au portugais, à l’anglais et au français (le dialecte de Mayotte étant le shimaoré, la langue principale parlée dans l’île).

Même si 60 % de la population ne maîtrise pas ou mal le français, c’est la seule langue officielle reconnue et enseignée dans les écoles (avec les conséquences qu’on peut imaginer en termes d’analphabétisme et d’illettrisme). Comme nous le disions dans un article du Bolchévik sur la Réunion en 2012 : « Le “français seulement” est une politique linguistique raciste. Pour l’égalité complète de toutes les langues, sans aucun privilège pour le français ! » (« A bas la répression coloniale à la Réunion ! », le Bolchévik n° 200, juin 2012).

Un programme marxiste pour Mayotte

Nous sommes pour le droit à l’autodétermination, y compris le droit à l’indépendance, de toutes les dernières colonies françaises, quel que soit leur statut administratif, DOM ou TOM (« territoire d’outre-mer »). De Mayotte aussi. Mais la grande majorité de la population mahoraise est actuellement opposée à l’indépendance du fait des avantages matériels relatifs des Mahorais par rapport au reste des Comores (le PIB par habitant de Mayotte était en 2010 huit fois supérieur à celui du reste de l’archipel) et des manœuvres de la France sur lesquelles je reviendrai en détail. C’est pourquoi nous n’exigeons pas aujourd’hui l’indépendance immédiate de Mayotte. Nous sommes contre toute annexion, fédération ou indépendance imposée à la population.
Notre programme pour Mayotte et les Comores, pour en finir une bonne fois pour toutes avec l’oppression coloniale et l’exploitation, repose sur l’internationalisme prolétarien. Le cœur de notre programme, c’est la lutte pour la révolution socialiste dans l’Afrique du Sud voisine, dotée d’un puissant prolétariat, et dans les pays capitalistes avancés dont notamment la France, qui a la plus grande population comorienne hors de l’archipel, avec un certain niveau d’intégration dans le prolétariat français. Seule la révolution socialiste jettera les bases d’une économie socialiste planifiée internationale, qui ouvrira la voie à un véritable développement économique et à la fin de la lutte pour l’existence dans des pays encore aujourd’hui écrasés sous la botte impérialiste.

Dans cette perspective nous sommes en faveur d’un gouvernement ouvrier et paysan aux Comores, une union volontaire de l’ensemble de l’archipel y compris Mayotte, dans le cadre d’une fédération socialiste de l’Afrique australe. Mais nous reconnaissons qu’il n’est pas possible d’éradiquer du jour au lendemain les séquelles de décennies d’hostilité, de méfiance et de discorde semées par l’impérialisme français entre Mayotte et les îles voisines des Comores ; cela souligne que toute alliance entre Mayotte et le reste des Comores a pour condition préalable essentielle qu’elle se fasse sur une base volontaire.

L’expérience de la Révolution russe de 1917 nous sert de guide encore aujourd’hui. Dans le Caucase, des conflits interethniques avaient fait rage pendant des siècles. Les bolchéviks avaient lutté avec intransigeance avant la révolution pour le droit des nations dans la région à l’autodétermination. Et non seulement ensuite ils accordèrent effectivement ce droit, c’est-à-dire le droit de créer y compris des Etats indépendants si telle était leur volonté ; ils développèrent toute une série de solutions administratives pour de petits groupements proto-nationaux, même quelquefois de quelques villages, afin qu’ils aient un certain degré d’autonomie locale. La révolution mit fin aux guerres interethniques et retira pour l’essentiel la question nationale de l’ordre du jour. C’est une preuve spectaculaire de comment des conflits nationaux meurtriers qui, sous le capitalisme, peuvent sembler irréconciliables, peuvent se traiter de façon équitable et démocratique sous la dictature du prolétariat...

Il est nécessaire de revenir sur l’histoire particulièrement sordide du colonialisme et du néocolonialisme français aux Comores.
Rivalités coloniales et manœuvres impérialistes dans l’océan Indien
Si l’on regarde sur une carte, on voit que Mayotte est constituée de deux îles – la Grande-Terre et la Petite-Terre. L’archipel des Comores est composé de quatre îles principales : Mayotte, Grande Comore, Mohéli et Anjouan à une soixantaine de kilomètres de Mayotte. Mayotte compte 215 000 habitants, le reste des Comores environ 750 000 habitants.

Mayotte est devenue une colonie française en 1841. Cette annexion a été un pur produit des rivalités franco-britanniques dans l’océan Indien autour de Madagascar. Les Européens étaient à Madagascar depuis le XVIe siècle. C’étaient d’abord les Portugais. Puis la « Compagnie de l’Orient » a été constituée en 1637 pour l’exploitation commerciale et coloniale française de Madagascar. Les Anglais cherchèrent à établir une présence à partir de 1814, suite au traité qui rendait à la France l’île Bourbon (la Réunion) après les guerres napoléoniennes.

Si on lit même superficiellement cette histoire, on remarque que les intrigues et l’hypocrisie des colonisateurs ne sont pas très différentes des manœuvres utilisées aujourd’hui par les impérialistes. Les Anglais insistaient par exemple que Madagascar était une dépendance de l’île Maurice, une de leurs colonies à l’époque. N’ayant pas convaincu leurs rivaux français ils argumentèrent que la « Grande Ile » (Madagascar) était en fin de compte un territoire indépendant qu’aucune des puissances coloniales ne pouvait revendiquer. Et ils poussèrent l’une des principales populations de Madagascar, les Merina, à s’emparer de l’île tout entière.

Les Français avaient des agents pour lutter contre les Merina. L’un d’eux s’appelait Andriantsouli, issu d’une autre famille royale représentant le peuple sakalave à Madagascar. Il fomenta des insurrections contre les Merina, et en 1831 il se réfugia à Mayotte dont il hérita. Attaqué par les sultans des autres îles des Comores et par la monarchie malgache soutenue par les Anglais, il se tourna vers les Français. En 1841 il céda Mayotte à la France par un simple acte de vente, en échange d’une rente viagère personnelle de 5 000 francs et de la promesse que les Français élèveraient deux de ses enfants à la Réunion.

L’importance stratégique de Mayotte

Avant de parler de Mayotte elle-même, je voudrais essayer d’expliquer l’intérêt de cette île et plus largement de l’océan Indien et du canal du Mozambique pour l’impérialisme français et ses rivaux. J’ai trouvé utile comme introduction le livre de Pierre Caminade, Comores-Mayotte : une histoire néocoloniale (éditions Agone). Il explique comment l’océan Indien est redevenu très important stratégiquement à la fin des années 1960 et au début des années 1970 avec la guerre des Six Jours en 1967, le conflit de 1971 entre l’Inde et le Pakistan, la guerre du Kippour en 1973 et le premier choc pétrolier la même année. De plus l’Union soviétique développait sa puissance navale dans l’océan Indien et les Américains renforçaient et militarisaient la base aéronavale de Diego Garcia.

Caminade raconte que les Français cherchèrent à ce moment-là à faire valoir leur propre influence dans la région avec leur base maritime de Diégo-Suarez (volée à Madagascar à la fin du XIXe siècle, sous Jules Ferry), en concurrence avec Diego Garcia. Mais sous la pression de Madagascar, qui avait noué des relations diplomatiques avec l’Union soviétique et la Chine fin 1972, les Français se retirèrent de Diégo-Suarez en 1973. Un document écrit à l’époque par une « mission mahoraise » évoque l’intérêt stratégique de Mayotte comme solution de remplacement : « Aussi Mayotte, département d’outre-mer, représenterait-il pour la France, sur l’échiquier international, une position d’observatoire géographiquement bien situé entre la Réunion et Djibouti, alors que nous devons quitter Diego-Suarez. » C’est pendant cette période qu’un lobby gaulliste, autour de Michel Debré et Pierre Messmer, a envisagé la création à Mayotte d’une nouvelle base de la flotte française. Cette base maritime n’a pas été réalisée, mais en 2000 le centre d’écoute militaire des Badamiers, à Petite-Terre, a été mis en service.

Si vous regardez la carte, vous allez voir d’autres îlots autour de Madagascar – les îles Eparses : Juan de Nova, les îles Glorieuses, Tromelin, etc. Rattachés depuis 1896 à la colonie française de Madagascar, ces îlots auraient dû être restitués en 1960 lors de la proclamation d’indépendance de ce pays. Mais, trois mois avant l’indépendance, le gouvernement français plaçait ces îles sous l’autorité directe du ministre des Outre-Mer. C’est de Gaulle lui-même qui a insisté pour que ces îles restent françaises, en partie parce qu’elles étaient des sites possibles pour les essais nucléaires de la future « force de frappe », et aussi tout simplement du fait de leur position stratégique pour l’armée française : elles permettent à l’impérialisme français de contrôler le canal du Mozambique. Si on compte Tromelin et l’île de la Réunion, un autre DOM, Madagascar est entourée de territoires revendiqués par la France.

En 2010 seulement, le gouvernement Sarkozy a signé un projet d’accord-cadre de gestion économique conjoint de Tromelin avec l’île Maurice (qui fut successivement colonie hollandaise, française puis britannique avant d’accéder à l’indépendance en 1968). On peut y lire ceci :

« Il ne saurait être question que la France renonce à la souveraineté sur Tromelin non seulement sur le principe mais aussi parce que cela pourrait avoir un impact sur les autres différends relatifs à des possessions françaises d’outre-mer, en particulier celui avec Madagascar à propos des îles Eparses situées dans le canal du Mozambique. »

Les gouvernements français successifs ont cherché à éviter le règlement de ces questions de souveraineté devant une instance internationale, favorisant plutôt une approche « bilatérale », avec un rapport de force plus favorable pour la France. L’impérialisme français cherche à conclure un accord de ce genre avec Madagascar pour les îles Eparses.

Pourquoi ? En partie pour des questions militaires et pour la position stratégique de ces îles : le canal du Mozambique est une route maritime très fréquentée, par laquelle transite une grande partie du pétrole exporté du Moyen-Orient vers l’Europe (et les Etats-Unis). Une bonne partie du pétrole exporté du Moyen-Orient y passent. En plus il y a des intérêts économiques importants. Le canal du Mozambique pourrait devenir un nouvel eldorado du pétrole et du gaz off-shore. D’après un rapport publié en 2012 par des compagnies pétrolières qui ont effectué des travaux d’exploration au large de Juan de Nova, les gisements exploitables seraient « comparables à ceux de la mer du Nord » (la Gazette de la Grande Ile, 25 avril 2012).

Toutefois, le gouvernement Sarkozy insistait dans un rapport destiné au Sénat que la volonté française de garder le contrôle de Juan de Nova était motivé avant tout par le souci de protéger « des sites de reproduction indispensables pour plus de 3 millions d’oiseaux de 26 espèces ainsi que pour quelques 15 000 tortues marines » ! Le même rapport suggérait que la France n’avait aux îles Eparses aucun intérêt pétrolier.

Il y a aussi une chose qu’on appelle Zone d’exclusivité économique (ZEE). Un pays peut contrôler les ressources (pêche mais aussi matières premières comme le pétrole, le gaz etc.) d’un espace maritime dans un rayon de 200 miles nautiques (370 kilomètres) au large de son territoire. Comme la France revendique la ZEE autour de Juan de Nova, c’est elle qui a cédé les permis d’exploration pétrolière, même si l’île est seulement à 150 km de la côte malgache.
L’ONG Survie (et, d’après les câbles diplomatiques américains révélés par Wikileaks en 2011, un certain nombre de diplomates étrangers à Madagascar) montrent la France du doigt à propos du coup d’Etat à Madagascar en 2009 et du remplacement du président Ravalomanana par Andry Rajoelina, avec qui elle espérait signer un accord bilatéral sur les îles Eparses. Par ailleurs, les élections à Madagascar étaient censées avoir lieu en juillet 2013. Elles ont finalement eu lieu en décembre. Le nouveau président, Hery Rajanonarimampianina, a rouvert des négociations avec les Français sur les îles Eparses ; il a employé le terme de « cogestion » et il a déclaré : « A mon avis, la France ne serait pas contre une mutualisation des intérêts avec Madagascar. »

Caminade insiste dans son livre sur l’importance pour la France de ces ZEE. La France est la deuxième puissance maritime mondiale derrière les Etats-Unis (du moins par la surface océanique dont elle revendique le contrôle). Et elle possède des territoires dans tous les océans, ce qui lui donne une place stratégique, avec par exemple ses stations d’écoute à Mayotte, à la Réunion et en Nouvelle-Calédonie. Le réseau d’espionnage électronique dont fait partie la station d’écoute de Mayotte couvre la quasi-totalité de la planète. D’après Caminade, la France fait grand cas de cet atout sécuritaire au sein de l’Union européenne. Mayotte est importante aussi comme base permanente pour les forces armées françaises : y sont installés notamment un détachement de la Légion étrangère et une base de gendarmerie maritime. Nous exigeons le retrait de toutes les troupes et forces navales françaises de Mayotte et la fermeture du centre d’écoute des Badamiers !

Diviser pour régner : l’impérialisme français, les Comores et le séparatisme mahorais

C’est en 1841 que les Français sont arrivés pour « protéger » Mayotte. En 1886 la Grande Comore, puis Anjouan et Mohéli passaient à leur tour sous protectorat français. En 1946, les quatre îles devinrent un « territoire d’outre-mer » – « le Territoire des Comores ». Un an plus tard, en 1947, une révolte indépendantiste éclatait à Madagascar, suivie d’une répression sanglante (plusieurs dizaines de milliers de morts).

Un sentiment indépendantiste commença à la même époque à se développer à Mayotte (la plus « malgache » des quatre îles). Jusqu’à ce moment et depuis le XIXe siècle, la France, dans le cadre d’une politique coloniale classique de « diviser pour régner », avait toujours privilégié Mayotte minoritaire – à peu près 10 % de la population de l’archipel. Mais l’impérialisme français réagit au sentiment indépendantiste qui menaçait le reste de l’archipel et les autres colonies de la région (particulièrement la Réunion voisine). Il décida en 1957 de punir Mayotte en confiant tous les pouvoirs dans l’archipel des Comores à un « Conseil de gouvernement » où les Mahorais seraient minoritaires. En conséquence, la capitale et les principales activités économiques qui en dépendaient furent elles aussi transférées en 1958 à Moroni en Grande Comore, à l’autre bout de l’archipel.

C’est l’origine du séparatisme mahorais vis-à-vis des Comores. Le MPM – Mouvement populaire mahorais – fut fondé en 1963. Ce mouvement avait recours à la violence et aux expulsions pour arriver à ses fins et notamment pour jeter les « anjouanophiles » à la mer. Il disposait notamment d’une milice féminine, les « chatouilleuses », réputée pour sa brutalité. A partir de 1966, des manifestations et slogans séparatistes furent lancés à Mayotte par les trois grandes familles de l’île (les Henry, les Giraud et les Nouvou). Au début des années 1970, le MPM se rapprocha des royalistes de l’Action française, et un lobby colonialiste et gaulliste pour le rattachement de Mayotte à la France fut créé. Un de ses dirigeants était le gaulliste Michel Debré, Premier ministre farouchement « Algérie française » de De Gaulle de 1959 à 1962 (il démissionnera en opposition aux accords d’Evian qui reconnaissaient l’indépendance de l’Algérie) et député-potentat local de la Réunion pendant 25 ans, de 1963 à 1988.

Pendant cette période, la France encourage la répression contre le mouvement indépendantiste comorien à Mayotte (appelé « Serrez-la-main » parce qu’il est favorable au rapprochement avec les Comores) et ses agents attisent les sentiments anti-Comores. Le secrétaire d’Etat aux DOM-TOM Messmer claironne que « Mayotte, française depuis 130 ans, peut le rester autant d’années si elle le désire. » Mais en même temps, la France soutient le président des Comores, Ahmed Abdallah, mis en place par Jacques Foccart, le « secrétaire général aux affaires africaines et malgaches » de l’Elysée. A coups d’insultes et de répression, Abdallah pousse également les Mahorais vers le séparatisme. Face aux attaques et provocations d’Abdallah qui vont crescendo, la France se présente aux Mahorais comme leur seul protecteur possible.

En 1974, les Comoriens organisent un référendum sur l’indépendance. La question posée est de savoir « si les populations des Comores souhaitent choisir l’indépendance ou demeurer au sein de la République française ». Finalement, les résultats sont proclamés en juillet 1975. Près de 95 % des suffrages exprimés aux Comores sont en faveur de l’indépendance. Mais pour les Mahorais, soit 7,7 % des votants à l’époque (aujourd’hui, du fait de la croissance démographique explosive dont j’ai déjà parlé, les Mahorais représentent presque 30 % de la population comorienne), le résultat est tout autre : 65 % d’entre eux s’opposent à l’indépendance.
Le gouvernement français mit en avant le résultat qu’il avait lui-même concocté pour qualifier le référendum de simple « avis » ; il décréta qu’il fallait rédiger une constitution avant qu’une nouvelle consultation puisse avoir lieu. Il décida en outre que si l’une des îles rejetait cette constitution, une nouvelle mouture devrait être présentée au vote dans un délai de trois mois ; en cas de nouveau refus, la Constitution s’appliquerait seulement dans les îles qui l’auraient adoptée, la France se chargeant alors de l’organisation provisoire de l’île qui l’aurait refusée. C’en était trop pour les Comoriens, qui proclamèrent unilatéralement l’indépendance le 6 juillet 1975. A l’indépendance, les Comores furent l’une des rares anciennes colonies françaises à ne pas bénéficier de l’« aide publique au développement ». Cet arrêt des subsides ne pouvait qu’alimenter un peu plus encore les divisions et la misère.

Début 1976, la France organisa un nouveau référendum pour le maintien de Mayotte au sein de la République française. Le « oui » l’emporta avec 99 % des suffrages exprimés. Une résolution de l’ONU déclarant le référendum nul et non avenu fut votée mais non adoptée, car elle se heurta au veto d’un des membres permanents du Conseil de sécurité – la France. Pendant 21 ans jusqu’en 1997, l’ONU a tapé sur les doigts de la France en insistant sur l’unité et l’intégrité territoriale des Comores au nom du principe fondamental de l’ONU que les frontières des colonies sont intangibles même après leur indépendance.

En juillet 2000, le gouvernement Chirac-Jospin a organisé un nouveau référendum afin d’approuver le principe de la « départementalisation ». Le « oui » l’ayant emporté à 73 %, un dernier référendum a été organisé en 2009 pour faire approuver la « Transformation de Mayotte en collectivité unique, appelée département ». Sans surprise, après une campagne dominée par le chantage à la misère et la fraude institutionnelle, la victoire du « oui » fut acquise à une écrasante majorité de 95 % (mais le taux d’abstention était quand même élevé – 39 % – et les opposants à la départementalisation ont expliqué ce niveau par les pressions exercées pendant la campagne et le jour du referendum contre le vote « non »). Quelques jours plus tard, à sa descente de l’avion qui l’amenait à Mayotte, Sarkozy déclarait : « Vous êtes français, mes compatriotes de Mayotte, depuis 1841, c’est-à-dire depuis plus longtemps que Nice ou que la Savoie » !
A bas le « visa Balladur » !

C’est Charles Pasqua qui, en tant que ministre de l’Intérieur du gouvernent Mitterrand-Balladur, prendra en 1994 l’initiative de la restauration d’un visa imposé aux Comoriens pour quelque déplacement que ce soit à Mayotte (visite familiale, se faire soigner, rejoindre leurs compatriotes mahorais, travail etc.). L’instauration de ce visa visait à couper et à isoler les Mahorais des habitants des autres îles de l’archipel. En particulier, il a transformé d’un seul coup en « immigrés clandestins » tous les Comoriens originaires de l’île voisine d’Anjouan, située à moins de 70 kilomètres, et dont beaucoup ont des liens familiaux avec les habitants de Mayotte. L’absurdité de ce diktat qui tranche bureaucratiquement dans la chair vivante d’un même peuple était à l’époque déjà tellement flagrante qu’elle fut dénoncée y compris par Foccart, l’éminence grise de la « Françafrique », qui déplorait qu’on ait pu faire « comme si les soixante mille habitants de cette petite île pouvaient vivre sans lien avec le reste de l’archipel ».
Depuis le 1er janvier 1995, les Anjouanais sont ainsi devenus la source principale d’une « immigration clandestine » comorienne massive à Mayotte. Anjouan, c’est l’île la plus pauvre et la plus surpeuplée de l’archipel. Les embarcations de fortune qui font le trajet d’Anjouan vers Mayotte, les kwasa kwasa (bateaux de pêche), sont légion. Depuis l’instauration du visa Balladur, des milliers d’Anjouanais, dont beaucoup d’enfants et de bébés, se sont noyés en tentant d’atteindre Mayotte par la mer. Ce bras de mer a été surnommé le « plus grand cimetière marin du monde ». Abolition immédiate du « visa Balladur » ! Pleins droits de citoyenneté pour tous ceux qui sont à Mayotte !

Les Anjouanais représentent aujourd’hui 40 à 50 % de la population de Mayotte. Ce sont en majorité des femmes. Depuis 1995 de grandes rafles et des explosions de violence pogromiste se produisent régulièrement à Mayotte contre les Anjouanais, et un climat de peur permanente s’est installé. En 1998, il y avait eu 6 500 reconduites à la « frontière » artificielle dressée entre Mayotte et le reste des Comores. En 2008, il y en avait 16 000 ; en 2010, 26 400. Les chiffres pour 2011 et 2012 sont plus bas (respectivement 21 000 et 16 000 expulsions), du fait des meilleures « interceptions » en mer selon Paris, qui explique que davantage d’Anjouanais sont refoulés avant même d’atteindre la côte mahoraise.

Et cette chasse aux « clandestins » a été conduite avec la même vigueur par les gouvernements de droite comme de gauche. En 2000, le gouvernement « socialiste » de Jospin a encore durci la législation sur les « conditions d’entrée et de séjour des étrangers à Mayotte ». Un Anjouanais qui pénètre ou séjourne à Mayotte sans visa sera désormais passible d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 4 000 euros. Pendant sa visite en 2009 à Mayotte, Sarkozy n’a bien sûr pas manqué de verser quelques larmes de crocodile sur les « plusieurs [sic] morts tous les ans » – dont sont responsables à Mayotte… les criminelles filières d’« immigration clandestine ».

Et ce n’est pas tout. Comme le reste des règles et pratiques administratives, le traitement réservé par la machine répressive de l’Etat français aux « clandestins » de Mayotte y est lui aussi « adapté ». Concrètement, cela signifie que l’administration coloniale française à Mayotte foule allègrement aux pieds même ses propres règles. Ainsi, de nombreux enfants se retrouvent du jour au lendemain abandonnés à eux-mêmes, comme s’ils étaient subitement devenus orphelins, après l’expulsion de leurs parents. De plus le gouvernement PS-Verts de Hollande a explicitement exclu Mayotte de la circulaire du 6 juillet 2012 limitant l’enfermement des mineurs en camp de rétention.
Pour 2010, les médias avancent le chiffre de plusieurs milliers d’enfants ainsi abandonnés et isolés, pour une population de 200 000 habitants. Mais l’administration a inventé une « solution » à ce problème : il suffit tout simplement d’expulser aussi les enfants en les rattachant administrativement (et arbitrairement) à n’importe quel adulte. De cette manière, comme l’explique le directeur local de la PAF (Police aux frontières), « le mineur qui fait l’objet d’une expulsion est rattaché à un majeur qui l’a accompagné dans l’embarcation. Il est quasiment impossible d’établir un lien de parenté ; dans ce cas, il est rattaché à un majeur qui l’accompagne, avec l’accord de ce dernier. »
Un enfant d’Anjouanais né à Mayotte peut en théorie espérer régulariser son statut à sa majorité, à condition toutefois… qu’à l’âge de 16 ans il puisse attester d’une scolarisation de 5 ans, ce qui est presque impossible. D’après le recensement de la population de 2007, 44 % des plus de 15 ans n’ont jamais été scolarisés. Quant à la mère, elle n’est en principe pas expulsable tant que son enfant a moins de 16 ans… mais elle reste cependant officiellement une « immigrée clandestine » non autorisée à travailler, sauf bien sûr « au noir », c’est-à-dire dans des conditions de surexploitation proches de l’esclavage pur et simple.

Mais la misère des Comores, en grande partie « fabriquée en France », pousse les Comoriens à risquer leur vie en venant à Mayotte, et notamment les femmes qui veulent un meilleur avenir pour leurs enfants. Pour essayer d’échapper aux expulsions, les femmes attendent le dernier moment pour aller accoucher à l’hôpital, avec les complications et problèmes médicaux qu’on peut imaginer. Leur bébé ne bénéficie pas d’un suivi médical régulier, les familles de « clandestins » n’ayant pas accès à la sécurité sociale. En janvier dernier, une jeune femme née à Mayotte essayant de se rendre dans un centre médical pour un suivi de grossesse a été arrêtée en chemin et expulsée. A Anjouan, la police l’a refoulée au motif de son état de santé (grossesse). Elle a été renvoyée par bateau à Mayotte. A son arrivée, elle a été de nouveau expulsée par la PAF, et le même aller-retour s’est répété une troisième fois pour cette femme enceinte. Les autorités anjouanaises ont fini par autoriser son entrée sur l’île, où elle se retrouve sans hébergement et sans personne vers qui se tourner. Il y a des tas d’histoires comme celle-ci.

Une autre anecdote pour montrer l’animosité que la France alimente entre Anjouanais et Mahorais. En février dernier, dans le Sud de Mayotte, 57 enfants de sans-papiers ont été retirés de force de leur école par des habitants du village. Suite à cela, le directeur de cabinet du préfet, un Français évidemment, a discuté avec les villageois, la gendarmerie etc., et a finalement accepté que pour apaiser les esprits, les membres du « collectif » villageois peuvent être « associés à la lutte contre l’immigration clandestine en fournissant des informations aux forces de l’ordre sur le statut administratif supposé de certains habitants de la commune ».

Ces événements rappellent aussi le climat de 2005, quand les esprits avaient été échauffés par François Baroin, alors ministre de l’Outre-Mer, qui suggérait qu’on en finisse avec le droit du sol. A cette époque les maisons des « clandestins » étaient incendiées sous le regard de la gendarmerie, et des milliers de personnes ont dû se cacher dans la forêt. Et très vite le prix de certaines denrées a doublé, faute de travailleurs (« clandestins ») pour faire rentrer les récoltes. C’est grotesque, mais les racistes islamophobes du FN ont fait une percée aux dernières municipales parmi les habitants, noirs musulmans, d’une commune du Nord de Mayotte où débarquent de nombreux Anjouanais ; mais la revendication des fascistes de supprimer le droit du sol et d’appliquer la « priorité nationale » dans les domaines de l’emploi, des aides sociales et du logement est largement partagée par tous les grands partis, de l’UMP au PS. A bas la discrimination contre les Anjouanais, les Comoriens de Grande Comore et Mohéli à Mayotte en termes de logement, d’emploi et d’éducation !

Les Comores « indépendantes » : barbouzeries et machinations néocoloniales

Je voudrais aussi parler un peu de ce qui s’est passé dans les autres îles des Comores depuis l’indépendance en 1975. Au début du chapitre de son livre consacré à cette question, Caminade écrit :
« La France coloniale se flattait d’avoir apporté la “stabilité” dans ces “îles des sultans batailleurs” – comme l’on surnommait les Comores. En fait de stabilité, les stratèges de l’Elysée les ont transformées en îles aux barbouzes [c’est-à-dire les agents des services spéciaux de renseignement], aux affreux [mercenaires] et aux coups tordus […] Depuis leur indépendance en 1975, les Comores ont connu une vingtaine de coups d’Etat ou tentatives, dont au moins quatre ont réussi. […]

« Dès 1975, la division putschiste des Comores a permis à la France d’éviter une guerre de décolonisation face à un archipel comorien indépendantiste qui aurait alors voulu récupérer Mayotte. D’Ahmed Abdallah au colonel Azali en passant par Bob Denard, les seules pièces auxquelles la France a concédé une place sur “l’échiquier” comorien l’ont mis dans un piteux état. »

Caminade résume bien la situation et les crimes de l’impérialisme français, dans ce coin où le néocolonialisme garde toute son actualité. Je voudrais juste en donner ici un aperçu. Trois mois après l’indépendance en 1975, le président des Comores, Abdallah (installé par Jacques Foccart) est renversé par Ali Soilihi (soutenu par le rival de Foccart, Michel Debré). Toujours en 1975, Bob Denard (mercenaire français employé depuis 1962 par le SDECE, l’officine d’espionnage français ancêtre de la DGSE) arrive aux Comores pour épauler les putschistes. Puis 33 mois plus tard, il y a un nouveau coup d’Etat, Soilihi est assassiné par Denard et compagnie. Abdallah est réinstallé à la présidence, mais il n’est qu’une marionnette dont Denard tire les ficelles.

(Denard personnifie à lui tout seul le rôle de l’impérialisme français aux Comores. Ex-fusilier marin pendant la guerre d’Indochine, condamné en 1954 pour tentative d’assassinat sur la personne de Pierre Mendès-France, agent des services secrets en Algérie, chef mercenaire au Katanga, en 1968 il est vu devant la Sorbonne à la tête de commandos constitués par le SAC, la police parallèle gaulliste. Cet anticommuniste fanatique et figure omniprésente de la « Françafrique » a été à partir du début des années 1960 l’un des pires « barbouzes » de l’impérialisme français en Afrique.)

En 1989, Denard aurait fini par assassiner aussi Abdallah. Cette fois-ci Denard doit se mettre en retrait, dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. En plus de sa condamnation de 1954, Denard est passé à trois reprises devant les tribunaux français, la première fois pour une opération en 1977 qui visait à assassiner le président du Bénin. Le second procès, pour l’assassinat d’Abdallah, se déroule en 1999 sous Jospin. Viennent témoigner en faveur de Denard quatre des plus grosses pointures des « services » français – deux généraux, un ex-ministre et un ambassadeur. Denard est une nouvelle fois acquitté.
Puis en 1995, il y a un coup d’Etat manqué, encore mené par Denard. Cette fois-ci l’armée française arrive et déloge les putschistes – mais en même temps elle déporte le président déposé à la Réunion et donne le pouvoir à un adversaire du président déchu. Tout cela reflétait, d’après Caminade, une bataille en cours entre Pasqua/Balladur et Juppé/Chirac – et peut-être aussi le fait qu’avec la fin de l’apartheid l’année précédente il fallait opérer un ravalement de façade aux Comores qui avaient longtemps servi d’interface occulte entre l’impérialisme français et le régime de l’apartheid pour les coups tordus les plus innommables, notamment pendant la deuxième guerre froide des années 1980. Finalement Denard est arrêté et condamné à une peine avec sursis lors de son troisième procès en 2006.
Après la mise à la retraite de Denard, certains éléments de l’impérialisme français ont soutenu activement un mouvement pour l’indépendance d’Anjouan qui revendiquait le rattachement de cette île à la France. L’Action française était une fois de plus de la partie, et des mercenaires et ex-militaires français dirigeaient le mouvement. Mais la France finira par décliner l’offre « rattachiste » et se contentera d’exploiter la situation en soulignant cyniquement devant l’ONU l’incapacité avérée des Comoriens à s’administrer eux-mêmes… du fait de ses propres manigances barbouzières ! C’est à partir de ce moment, en 1997, que l’ONU renoncera à « traiter » la question de Mayotte et la retirera de l’ordre du jour. Bref, les intrigues hexagonales en lien avec l’Elysée pour affaiblir les Comores et les relations entre les quatre îles n’ont pas cessé.

Pour l’internationalisme prolétarien !

J’ai dit au début de cette présentation qu’un des aspects cruciaux de la perspective trotskyste de la révolution permanente était l’extension de la révolution prolétarienne et du pouvoir ouvrier vers les bastions prolétariens. J’ai mentionné l’Afrique du Sud, avec sa classe ouvrière puissante et combative, et la question du rôle de l’émigration comorienne en France, qui est tout à fait considérable relativement à la population totale des Comores et même en chiffres absolus. La communauté comorienne en France est principalement concentrée à Marseille – environ 50 000 personnes – auxquelles il faut ajouter plusieurs milliers de Comoriens vivant à Lyon, à Dunkerque et en Ile-de-France, notamment à Aubervilliers et à la Courneuve. Je ne pense pas que ces chiffres incluent les Mahorais, qui seraient 15 000 en France, pour la plupart eux aussi dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur mais aussi en Ile-de-France.

Cette diaspora constitue un lien vivant – dans les deux sens – pour étendre la révolution. Il va sans dire qu’une révolution socialiste victorieuse en France proposerait immédiatement et inconditionnellement l’indépendance à Mayotte et aux autres colonies françaises, et proposerait les pleins droits de citoyenneté à tous les Comoriens en France. Inversement, une bataille à Mayotte et dans les autres îles des Comores contre l’impérialisme français et ses déprédations aurait aussi un impact sur la diaspora comorienne en France, et au-delà sur les travailleurs et les jeunes « issus de l’immigration ». Elle pourrait servir d’étincelle pour une lutte plus large en France contre la classe dirigeante et son Etat, y compris le régime colonial qui se perpétue à Mayotte et dans les autres « DOM-TOM ».
Dans tous les cas, le prolétariat français victorieux tendra aux peuples qui continuent aujourd’hui à subir le joug colonial ou néocolonial de la bourgeoisie française une main fraternelle pour avancer ensemble dans la voie de l’extension internationale de la révolution, pour construire la base matérielle d’une future société d’abondance, sur la base d’une économie socialiste planifiée à l’échelle internationale. C’est alors seulement que nous pourrons commencer à réparer les terribles conséquences de siècles de ravages et de déprédations du colonialisme et de l’impérialisme français, aux Comores et ailleurs.

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