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Extraits de romans sur le prolétariat

vendredi 23 janvier 2015, par Robert Paris

 « Le métier à tisser » de Mohamed Dib

 « La Mère » de Maxime Gorki

 « Nouvelles de nulle part » de William Morris

 « Le talon de fer » de Jack London

 « Les hommes de bonne volonté », « La montée des périls » de Jules Romains

 « Les raisins de la colère » de John Steinbeck

 « Le faubourg des coups-de-trique » de Alain Gerber

 « La maison du peuple » de Louis Guilloux

 « Demain j’aurai vingt ans » de Alain Mabanckou

 « La Jungle » d’Upton Sinclair

 « Les damnés de la terre » de Henry Poulaille

 « Les bouts de bois de dieu », de Sembene Ousmane

 « La Charrette » de Traven

 « Fontamara » de Ignazio Silone

 « Faubourgs de Paris », de Eugène Dabit

 « Les Etats désunis », de Wladimir Pozner

 « Les mouchoirs rouges de Cholet », de Michel Ragon

- « La ville noire », de George Sand

 « Les Vagabonds du Rail », de Jack London

 « Les temps difficiles », de Charles Dickens

 « Elise ou la vraie vie », de Claire Etchérelli

 « La Paix » d’Ernst Glaeser

 « Samedi soir, dimanche matin » de Alan Silitoe

Pour lire une bibliographie de la classe ouvrière, des prolétaires, de la seule classe qui ouvre un avenir à l’humanité...

Extraits de romans sur le prolétariat


« Le métier à tisser » de Mohamed Dib :

Il lui désigna une meule de laine filée érigée sous une soupente. Omar savait en quoi consiste le travail d’un atelier de tissage. Il planta un dévidoir sur son pivot de fer, jeta dessus un écheveau d’une grosse laine inégalement tordue, et commença à tirer sur la tête du fil.

Il travaillait depuis un moment, enveloppé par le bourdonnement grave d’un rouet. Les battements des peignes se chevauchaient l’un l’autre et alternaient avec les cris brefs des navettes. Il écoutait cette rumeur, écoutait le bruit doux, frôleur, de son dévidoir. La veille, il était libre, il courait, toute bride lâchée, dans les rues. Et voilà que son existence avait l’air d’être tranchée par un coup de couperet. Une subite tristesse le saisit…

Ce fut vers quatre heures seulement que le maître tisserand Mahi Bouanane arriva, empaqueté dans une gellaba rousse en poil de chameau, gonflée d’eau et raidie. Avant qu’il fût en bas de l’escalier, toute conversation avait déjà cessé et les métiers redoublé d’activité…

Hamedouch, un rouquin, lança :

 Patron, si ce temps dure, c’est toi qui va amasser de l’or. Il n’y a pas un temps qui fasse mieux marcher les affaires des tisserands…

Mahi Bouanane écoutait. L’ouvrier à la crête flamboyante lui jeta un regard oblique.

 Tu pourrais nous payer l’arriéré de notre compte, après ça. N’est-ce pas ?... Il y a des semaines qu’on attend. Ce n’est pas beaucoup d’argent, mais avoue que tu ne le lâches pas facilement. Fais attention, mieux vaut ne pas posséder trop d’or. Plus on amasse, plus on exaspère l’envie des gens !

Hamedouch eut un rire strident. Ce beau garçon, le plus jeune des ouvriers, parlait haut et d’une façon saccadée qui provoquait ses interlocuteurs. Mahi Bouanane se taisait toujours, calé sur les couvertures, à cent lieues de ce que l’autre disait.

Se ravisant, celui-ci fit remarquer :

 Oh ! ce n’est pas pour me plaindre. Les choses sont ce qu’elles sont, il faut les accepter. On devrait plutôt…

Le patron leva la tête, posa sur lui un regard méprisant. Et avant que le rouquin eût rien pu ajouter, les yeux de Mahi Bouanane se cachèrent sous leurs épaisses paupières. Hamedouch resta court…

Sitôt Mahi Bouanane sorti, l’anxiété crispa les traits des ouvriers. La fin du jour était à portée de la main ; chacun donna libre cours à son exaspération, et une terrible lutte s’engagea. Les dix hommes firent geindre sans pitié les métiers de basses lices serrés flanc à flanc sous le plafond bombé. Certains se guettaient à la dérobée ; d’autres s’emmuraient dans une réserve hostile et pleine de rancune. Leurs cris, réclamant toujours plus de laine dévidée, affolaient les apprentis. Omar désespérait de les contenter. Il allait vite, plus vite, et croyait son cœur prêt à éclater…

Les métiers ruaient et claquaient. Omar s’escrimait, l’esprit préoccupé, avec son dévidoir. Il tirait le brin comme s’il évidait de son intestin un mouton éventré. Au fur et à mesure que le châssis de roseau virait, virevoltait, un tas vaporeux se déposait à ses pieds.

La bouche d’air qui béait près du plafond, protégée par un grillage, diffusait une pâle clarté. Les tisserands s’agitaient dans le demi-jour feutré où leurs faces cireuses évoquaient des spectres.

 Oui, ils prenaient fort bien les choses, ils n’étaient pas fiers !

Renvoyées par la voûte, les paroles de ba Skali vibrèrent pathétiquement. De la nostalgie s’y trahissait. Il avait dit, un instant plus tôt, avec la même intonation : « Ils respectaient encore le travail des hommes ».

Les tisserands avaient des gestes prompts. Le vieil ouvrier garnissait de chaîne, dans l’encoignure la plus profonde, les fusées en roseau dont une pleine caisse bâillait près de lui. Son rouet grinçait, infatigable, produisant un bruit de grosse marmite qui bout. Skali parla encore par phrases laconiques entrecoupées de longues pauses. Il raconta que, certes, dans le passé on ne connaissait pas le chemin de fer, ni l’auto, ni les autre merveilles de ce siècle. Mais le travail était une bénédiction ! On gagnait plus d’argent qu’on ne pouvait en dépenser ! Et quels patrons il y avait ! Quels gens ! Comme tout était bon marché !...

Omar ne s’expliquait pas les paroles du vieux. Se pouvait-il qu’il eût tant besoin de respect ? Omar le regarda, regarda de même les tisserands… Que ceux-là aussi eussent besoin de respect ?

Une pensée saugrenue lui vint en tête. « Nous pourrions aussi bien être ces mendiants qui occupent la ville. Ils ont l’air même moins terribles que nous. Nous sommes là, et le monde marche au-dessus de notre tête ! »

Ocacha interrompit ces réflexions. Il dit :

 Ce temps est parti avec les siens.

Après qu’il eut fait cette constatation, il s’essuya le front avec la manche de sa chemise, retira la cheville qui immobilisait l’ensoupleau. Pusi, de nouveau, il chercha à apercevoir Skali.

 Les patrons sont devenus plus avares, et surtout plus durs, depuis qu’ils tâchent de ramasser dans le moins de temps possible, un argent avidement disputé à celui qui en gagne trop peu.

Il donna deux tours d’ensoupleau. Omar prit plaisir à entendre sa voix de poitrine bien pleine…

L’homme s’enquit alors :

 Qui es-tu, mon enfant ?...

Interloqué, Omar ne sut que répondre.

 … Je veux dire : de qui es-tu le fils ?

L’enfant rougit et aussitôt se rembrunit. Il bredouilla :

 Il y a longtemps que mon père est mort, je ne me souviens pas bien de lui.

Pourquoi cet interrogatoire ? De tout l’atelier, c’était bien la première personne qui se souciât de ce qu’il était.

 Tu est orphelin ? Dieu soit avec toi.

Lamine lui passa la main sur la tête.

 Comment s’appelait ton père ?

Il se passa un laps de temps avant que l’enfant fût prêt à répondre.

 Comment s’appelait-il ?

Les regards d’Omar rencontrèrent ceux du tisserand.

 Ahmed Dziri, dit-il.

 Ah ! fit le vieux.

Et après un court moment de réflexion :

 Hadj Benali était ton grand-père… Je ne me trompe pas ? Qu’il soit béni, là où il est maintenant.

Il fronça les sourcils.

 Oui, c’était un tisserand parmi les meilleurs… Ainsi, tu es le fils d’Ahmed Dziri ? C’était un honnête homme, mais il avait des idées, Dieu me garde ! des idées…

Il leva les bras en signe de perplexité, refoula d’involontaires soupirs.

 Il tenait des propos qu’une oreille de musulman ne peut pas entendre. Tous les hommes, prétendait-il, sont pareils et égaux… Comment cela peut-il être ? Ils sont pareils et égaux devant Celui qui les a créés, oui ; mais dans la vie… (Il eut un mouvement de dénégation de la tête.) Ce n’est pas possible.

La tristesse avait voilé son regard, et il était redevenu dur comme avant. Il se tut un instant, puis s’éclaircit la voix.

 Ton père s’élevait sans le savoir contre la Loi sacrée. Que dire ?... Il est mort.

Il poursuivit encore sur la même note grave :

 Je parle, et tu ne comprends sans doute pas ce que je dis. Mais ne suis-je pas moi-même un pauvre pécheur ? Seigneur, aie pitié de tes créatures ! Ton père n’était pas le seul à penser de cette manière. Moi aussi, des fois… Je me prends à réfléchir… et je ne sais plus, mon esprit s’égare. Mon Dieu, mon dieu, quelle folie s’empare aujourd’hui des hommes ? Comme si Dieu n’existait plus !...

Sans piper mot, avec une maussade gravité, les ouvriers poussaient la navette, halaient les peignes. Les coups retentissaient de toutes parts comme ceux de plusieurs pilons. Les mains frôlaient, battaient, nouaient les fils. Tous les mouvements étaient si prompts et si appropriés qu’ils en devenaient presque imperceptibles dans le jour sans force qui coulait par l’œil blanc du soupirail. A peine si, de temps en temps, un tisserand se redressait pour sécher sa figure en nage…

Hamedouch, qui était étendu sur des ballots de laine, se souleva à moitié. Il regarda devant lui dans le vide. Il lança :

 Quel malheur de vivre avec des gens comme vous !

Il continua de regarder sans voir, à la façon d’un somnambule.

Ça et là, dans la cave, s’étiraient et bâillaient des tisserands que la détente de midi avait amollis. Même au repos, quelques-uns gardaient cependant leur air irascible. Aucun ne daigna relever l’impertinence du rouquin, ni ne sembla l’avoir entendue. Hamedouch demeura figé dans son attitude de rêve. A la fin, il soupira et se renversa sur les ballots…

Abbas Sebagh bâilla lentement et dit à ce moment :

 Voyez-vous, il y a longtemps que quelque chose me tracasse. Je suis mécontent de moi, je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe. Pourtant, je continue à vivre comme j’ai toujours vécu, je n’ai pas changé. Et je suis mécontent !...

Il réfléchissait.

 Je ne crois plus à rien, je ne crois plus à ce que je fais. Voilà ce qu’il y a…

Les apprentis redoutaient son humeur chagrine.

 Tenez, pouvez-vous m’expliquer ceci : j’aime la vie en général, comment se fait-il que je méprise et déteste la mienne de toutes mes forces ? Hein !

Il fit mine de s’intéresser tout d’un coup à la bande de tissage qu’ils venaient d’exécuter, lui et son aide. Il en inspecta les moindres défectuosités…

 Notre âme est comme cette cave. Là-haut, des hommes libres ; ici, des esclaves. Et ce n’est pas gagner une pièce d’un douro en plus par jour qui pourrait intéresser un esclave.

 Ce n’est pas gagner une misère en plus par jour, justement, murmura Abbas, qui pourrait intéresser des hommes qui veulent s’évader de leur prison, qui ne sont rien…

Omar écoutait. Oui, les choses étaient ainsi. Mais pourquoi diable ces gens demeuraient-ils impassibles, comme des pierres ?

 En effet, poursuivit Abbas, qu’est-ce que la revendication d’un morceau de pain ?

Et Hamza :

 Des gens parvenus au point où ils ne sont rien, où ils sont zéro, des gens comme ça ne pourraient faire qu’une chose… Réclamer tout.

 Rien plus quelque chose, plus cent sous par jour, reste toujours rien, évidemment ! reconnut encore Abbas Sebagh, ne lâchant pas son idée.

 Si nous pouvions manger un peu plus, ça ne nous ferait pas de mal, remarquez-le, goguenarda le rouquin, amer.

Personne ne fit attention à lui.

 Des hommes comme nous sont la mesure de toute chose : celle qui permet de juger un pays, un peuple, un monde ! dit Hamza.

Pinçant les lèvres, le rouquin l’enveloppa d’un regard où affleura toute l’irritation qui gonflait son cœur.

Hamza continua, indifférent :

 Nous sommes descendus trop bas. Nous ne pourrions redevenir des hommes par les voies ordinaires ; nous nous verrions obligés de bouleverser le monde. Peut-être même de l’épouvanter…

Sa parole se faisait plus lente, elle prenait du recul, refluait en lui. Il affirma encore :

 Un destin pèse sur nous : pour y échapper, il faut tout briser…

Hamza causait et, au milieu d’une phrase, il s’arrêta et ronchonna :

 Trêve de balivernes !

 Pourquoi ? fit Ocacha.

 Pour rien.

Il ne dit plus un mot.

 C’est nous alors qui avons peur ? s’étonna Ocacha. Que nous bougions un peu, et tu verras s’ils ne feront pas dans leurs culottes !

Hamza secoua la tête.

 Ils vous jetteront un os et vous redeviendrez dociles. Comme des caniches ! Ils vous ont appris à filer doux.

Il parlait avec une calme assurance qui conférait à ses propos le poids de l’évidence. Ocacha eut un sourire contraint, baissa la tête ; ses mains s’étaient mises à trembler, il gronda tout bas :

 Ils nous ont appris à filer doux… Il ne faudrait pas trop s’y fier….
Ocacha scrutait Hamza de dessous ses sourcils volumineux. Lui, son regard était dur, et son sourire avait disparu.

Hamza poursuivit :

 Les nôtres, c’est bien certain, sont des esclaves. Rien dans les liens qui les ligotent ne leur est avantageux, pourtant ils les supportent…

Que de fois Omar n’avait-il pas entendu dire dans la cave :

 Nous ne valons rien, ce n’est pas la peine de discuter ; nous ne valons rien.

Et l’un ou l’autre d’ajouter :

 Seigneur Dieu nous a faits ainsi… Il n’y arien à y faire !

Les tisserands, ses compagnons, malgré les différences d’âge, de tempérament, d’opinions, se ressemblaient sur ce point : ils s’entretenaient d’eux-mêmes toujours avec dégoût. Il y pensait avec tristesse et amertume. Sans doute avait-il tort de ne pas vouloir comprendre leur dégoût. A force de tâtonnements ? Et le travail ? Leur travail. A quoi leur servait-il donc ? Pourquoi le faisaient-ils, s’il ne leur était rien ?...

 Nous autres nous ne pourrons jamais rien obtenir et notre misérable condition restera la même sans un chambardement qui mettra tout cul par-dessus tête. Il faut que ça change…

 Nous marchons pieds nus, gronda encore Ocacha, l’air mécontent, nos haillons cachent à peine notre misère. Et dans notre ventre comme dans notre tête, il n’y a que des miettes et de la crasse !...

Se grattant la nuque, Hamedouch le considéra curieusement. Il bougonna :

 Je ne dirai pas le contraire.

Ils se promenaient sans but à travers la ville, silencieux, humant les dernières traces du jour qui tombait, quand Ocacha dit :

 Omar, et si c’est de notre faute que nos frères sont malheureux ?

Il rit de ce rire doux, un peu contrit, qui lui était habituel, mais qui lui ressemblait si peu.

 Sans doute n’est-ce pas de notre faute si les gens vivent mal. Pourtant, j’ai toujours l’impression que nous y sommes pour quelque chose. On ne m’enlèvera pas ça de la tête.

Il se tut encore et fit plusieurs pas avant d’ajouter :

 Si nous n’entreprenons rien pour montrer aux autres comment il faut s’y prendre pour mieux vivre, nous sommes un peu fautifs, je crois…

Omar sourit à son tour….

 C’est comme si ce pays n’avait rien à attendre de ses hommes…

 Comment ce pays n’a-t-il pas grand-chose à attendre de ses hommes ? s’exclama Omar.

Ocacha fit un geste en l’air.

 C’est comme s’il n’avait pas grand-chose à en attendre…

Et ce fut un homme infiniment bon et fraternel qui poursuivit :

 Quelque chose d’important !

 Tu dois avoir des raisons pour croire ça. Tu dois avoir des raisons pour parler…

Il faisait danser devant ses yeux le point rouge de sa cigarette.

 Ça fait plaisir de fumer une vraie cigarette, soupira-t-il encore. Tu l’aspires et une sacrée paix descend en toi. Tu peux la brandir, et c’est aussi une arme, un feu qui traverse l’espace. Ah ! si tout le monde avait une vraie arme !

 Parfois, il me semble qu’il suffirait que tout le monde ait une arme.

 Ça changera, dit Ocacha.

 Il n’y a que toi et quelques lunatiques de ton espèce pour le croire ! Depuis le temps qu’on vous l’entend répéter, non ! plus personne ne se laisse prendre.

Hamedouch ne pouvait plus tenir en place, ni maîtriser sa nervosité.

 Et comment ça changera, s’il te plaît ?

 Nul ne peut prévoir comment les choses se passeront exactement.

Hamedouch se tint coi un moment ; soudain, il se récria :

 Non, ça ne me convient pas !

Il se passa prestement la langue sur les lèvres, puis ; comme s’il avait avalé de travers, il agita la main devant lui.

 Tous ceux que je vois se mettre en frais, se dépenser en paroles généreuses, ne font que cracher en l’air. Ils se trompent, et nous trompent ! Leurs discours ne remueront pas le plus petit caillou du chemin. Et s’ils disent le contraire, ils mentent.

Il cligna de l’œil avec goguenardise.

 Ce qu’il faut, petit père, c’est un autre genre d’hommes !...

Il se frictionna la poitrine avec lenteur et satisfaction.

 Regarde-les dans la rue, tes frères. Qu’attendre de cette armée de fantômes affamés ?

Ocacha décrocha la templia, qui maintenait sous le tissage, l’écartement des lisières, se redressa.

 Il faut beaucoup de force d’âme pour accepter la vie comme un bien, pour oublier les maux qui pèsent sur nous, dit-il.

Hamedouch riposta :

 Tu es l’homme d’un rêve !

En s’écriant ainsi, on eût dit qu’il voulait tirer son interlocuteur d’un profond sommeil. Ocacha sourit. Lorsqu’il eut, avec son aide, Hocine Tarf, tourné l’ensoupleau et raccroché la templia, il frotta une allumette, porta la petite flamme ondoyante vers le mégot qu’il serrait entre les lèvres, en inclinant la tête de côté.

 Il nous faut ce rêve, répondit-il.

 Il n’en faut à aucun prix ! Seule la vérité toute nue !...

Les tisserands, sans acquiescer ni contredire, travaillaient avec ardeur. Quelques-uns s’arrêtaient par moments, se moquaient du bonimenteur, puis reprenaient leur tâche.

 C’est Dieu qui nous a ordonné de vivre ainsi ! lança Abbas finalement.

Hamedouch le fixa d’un regard bizarre.

 Peut-être est-ce Dieu qui… Mais il y a beaucoup de choses que vous ne faites pas, quand bien même il l’a ordonné.

Une fois de plus, Abbas Sebagh fit la sourde oreille…

 Pourquoi nous débites-tu ce galimatias ? s’enquit enfin Choul.

 Pour qu’on y voie clair…

Mais Hamedouch poursuivit :

 Il n’est pas question de plaindre les gens. Ils ne vous demandent pas d’avoir pitié d’eux. Vous leur voulez du bien, alors que c’est de justice qu’ils ont soif !

Omar se sentit mortifié. Tendant le visage vers le garçon :

 Mauvaise disposition, assura le rouquin avec conviction. Non, mais représente-toi l’effet que ça leur fait ! Ça ne leur enlève pas un gramme de leur misère. Ce serait trop facile !

 Tu détestes les hommes.

 Je veux qu’ils apprennent à ne vouloir qu’un seul bonheur : la liberté.

 Il y a le bonheur de vivre… De vivre… Tout simplement.

 Tu divagues !

 Tous les hommes pourtant désirent ce bonheur.

 Il n’y pas d’âme dans tout ça ! Ce qu’il faut, c’est réapprendre à se sentir libre. Et la soif de vivre renaîtra….

 Quand on veut pousser les hommes de l’avant, il ne faut pas se laisser attendrir par leurs gémissements…

« La Mère » de Maxime Gorki :

Tous les jours, dans l’atmosphère enfumée et grave du faubourg ouvrier, la sirène de la fabrique jetait son cri strident. Alors, des gens maussades, aux muscles encore las, sortaient rapidement des petites maisons grises et couraient comme des blattes effrayées. Dans le froid demi-jour, ils s’en allaient par la rue étroite vers les hautes murailles de la fabrique qui les attendait avec certitude et dont les innombrables yeux carrés, jaunes et visqueux, éclairaient la chaussée boueuse. La fange claquait sous les pieds. Des voix endormies résonnaient en rauques exclamations, des injures déchiraient l’air ; et une onde de bruits sourds accueillait les ouvriers : le lourd tapage des machines, le grognement de la vapeur. Sombres et rébarbatives comme des sentinelles, les hautes cheminées noires se profilaient au-dessus du faubourg, pareilles à de grosses cannes….

Le soir, quand le soleil se couchait, et que ses rayons rouges brillaient aux vitres des maisons, l’usine vomissait de ses entrailles de pierre toutes les scories humaines, et les ouvriers, noircis par la fumée, se répandaient de nouveau dans la rue, laissant derrière eux des exhalaisons moites de graisse de machines ; leurs dents affamées étincelaient. Maintenant, il y avait dans leur voix de l’animation et même de la joie : les travaux forcés étaient finis pour quelques heures ; à la maison les attendaient le souper et le repos.

La fabrique engloutissait la journée, les machines suçaient dans les muscles des hommes toutes les forces dont elles avaient besoin. La journée était rayée de la vie sans laisser de traces ; sans s’en apercevoir, l’homme avait fait un pas de plus vers sa tombe ; mais il pouvait se livrer à la jouissance du repos, aux plaisirs du cabaret sordide, et il était satisfait.

Les jours de fête, on dormait jusque vers dix heures du matin ; puis les gens sérieux et mariés revêtaient leurs meilleurs habits et s’en allaient à la messe, reprochant aux jeunes gens leur indifférence en matière religieuse. Au retour de l’église, on mangeait des pâtés, ensuite on se couchait de nouveau jusqu’au soir.

La fatigue amassée pendant de longues années enlevait l’appétit ; afin de pouvoir manger, il fallait boire beaucoup, exciter l’estomac indolent par les brûlures aiguës de l’alcool.

Le soir venu, on se promenait paresseusement dans les rues ; ceux qui possédaient des caoutchoucs les mettaient lors même qu’il faisait sec ; ceux qui avaient un parapluie le prenaient, même par un beau soleil. Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir des caoutchoucs et un parapluie, mais chacun désire surpasser son voisin, d’une manière ou de l’autre.

Quand on se rencontrait, on s’entretenait de la fabrique, des machines, on invectivait les contremaîtres. Les paroles et les pensées ne se rapportaient qu’à des choses liées au travail. L’intelligence malhabile et impuissante ne jetait que de solitaires étincelles, qu’une faible lueur dans la monotonie des jours. En rentrant, les maris cherchaient querelle aux femmes et les battaient souvent, sans épargner leurs forces. Les jeunes gens restaient au cabaret ou organisaient de petites soirées chez l’un ou chez l’autre, jouaient de l’accordéon, chantaient des chansons stupides et ignobles, dansaient, se racontaient des histoires obscènes et buvaient avec excès. Exténués par le travail, ces hommes s’enivraient facilement et dans chaque poitrine se développait une surexcitation maladive, incompréhensible, qui voulait une issue. Alors, pour n’importe quel prétexte, ils s’attaquaient mutuellement avec une irritation de fauves. Il se produisait des rixes sanglantes.

Dans les relations des ouvriers entre eux, ce même sentiment d’animosité aux aguets dominait ; il était aussi invétéré que la fatigue des muscles. Ces êtres naissaient avec cette maladie de l’âme, héritage de leurs pères ; et comme une ombre noire, elle les accompagnait jusqu’au tombeau, les poussant à accomplir des actes hideux par leur cruauté inutile…

Dans le petit logis des Vlassov, la vie s’écoulait uniforme, mais plus calme et paisible qu’auparavant, différant ainsi de l’existence générale au faubourg. La maison était située à l’extrémité de la grand-rue, au sommet d’une courte descente très rapide, au bas de laquelle se trouvait un marais.

La cuisine occupait le tiers de la demeure ; une mince cloison qui n’arrivait pas jusqu’au plafond la séparait d’une petite chambre où couchait la mère. Le reste formait une pièce carrée, à deux fenêtres ; dans un angle, le lit de Pavel, dans l’autre, deux bancs et une table. Quelques chaises, une commode où l’on serrait le linge, une petite glace, une malle à habits, une horloge et deux images saintes, c’était tout.

Pavel essayait de vivre comme les autres. Il faisait tout ce qui convient à un jeune homme ; il s’acheta un accordéon, une chemise à plastron empesé, une cravate voyante, des caoutchoucs et une canne. En apparence, il ressemblait à tous les adolescents de son âge. Il allait à des soirées, apprenait à danser le quadrille et la polka ; le dimanche, il rentrait ivre. Le lendemain matin, il avait mal à la tête, la fièvre le consumait, son visage était blême et abattu.

Un jour, sa mère lui demanda :

— Eh bien, tu t’es amusé hier soir ?

Il répondit avec une sombre irritation :

— Je me suis ennuyé atrocement ! Mes camarades sont tous comme des machines… J’aime mieux aller à la pêche ou m’acheter un fusil.
Il travaillait avec zèle ; jamais il n’était mis à l’amende ou ne chômait. Il était taciturne. Ses yeux bleus, grands comme ceux de sa mère, avaient une expression de mécontentement. Il ne s’acheta pas de fusil et n’alla pas à la pêche ; mais il abandonna la voie battue que suivaient ses camarades, fréquenta de moins en moins les soirées, et, bien qu’il continuât de sortir le dimanche, il rentrait sobre. Pélaguée l’examinait sans mot dire et voyait le visage basané de Pavel devenir de plus en plus décharné, le regard toujours plus grave et les lèvres se serrer avec une sévérité bizarre. Il semblait souffrir de quelque maladie ou de quelque colère mystérieuse. Auparavant, ses camarades lui faisaient des visites, mais, comme il n’était jamais à la maison, ils cessèrent de venir. La mère voyait avec plaisir que son fils n’imitait pas les jeunes gens de la fabrique ; mais lorsqu’elle remarqua cette obstination à s’éloigner du torrent obscur de la vie monotone, un sentiment de vague inquiétude envahit son âme.

Pavel apportait des livres ; au début, il essaya de les lire en cachette.

Parfois, il copiait quelque chose sur un morceau de papier.

— Tu n’es pas bien, mon fils ? lui demanda un jour Pélaguée.

— Si, je suis bien ! répondit-il.

— Tu es tellement maigre ! soupira-t-elle.

Il garda le silence…

Un soir, après le souper, Pavel ayant tiré les rideaux devant les fenêtres, s’assit dans un coin et se mit à lire, après avoir suspendu au mur, au-dessus de sa tête, une lampe d’étain. La mère avait fini de serrer la vaisselle à la cuisine ; elle s’approcha de lui. Il leva la tête et la regarda d’un air interrogateur.

— Ce n’est rien, Pavel, c’est… comme ça ! fit-elle vivement.

Et elle s’éloigna en remuant les sourcils d’un air confus. Mais, après être restée immobile un instant, au milieu de la cuisine, elle se lava les mains et revint, pensive et préoccupée.

— Je voulais te demander ce que tu lis sans cesse, fit-elle doucement.
Il posa son livre.

— Assieds-toi, maman…

Pélaguée s’assit lourdement à côté de lui, se redressa et prêta l’oreille, dans l’attente de quelque chose de grave.

Sans la regarder, à mi-voix, très rudement, Pavel parla.

— Je lis des livres défendus. On en interdit la lecture, parce qu’ils disent la vérité sur notre vie, sur celle du peuple… On les imprime en cachette, et si on les trouvait chez moi, on me mettrait en prison… en prison pour avoir voulu savoir la vérité. As-tu compris ?

Elle eut soudain de la peine à respirer et fixa des yeux hagards sur son fils, qui lui parut changé, étranger. Il avait une autre voix, plus épaisse, plus basse, plus sonore. De ses doigts effilés, il tordait ses fines moustaches soyeuses et jetait un regard bizarre en dessous. Elle eut peur pour lui.

— Pourquoi cela, Pavel ? dit-elle.

Il leva la tête, l’examina et répondit tranquillement :

— Je veux savoir la vérité.

Sa voix était basse, mais ferme, un désir obstiné brillait dans ses yeux. Pélaguée comprit que son fils s’était voué à jamais à quelque chose de mystérieux et de terrible. Tout dans la vie lui avait toujours paru inévitable ; elle s’était accoutumée à se soumettre sans réfléchir ; elle commença donc à pleurer doucement, sans trouver de mots dans son cœur serré par l’angoisse et la douleur.

— Ne pleure pas ! dit Pavel d’une voix caressante — et il sembla à la mère qu’il lui disait adieu — réfléchis, quelle vie est la nôtre ! Tu as quarante ans et pourtant as-tu vraiment vécu ? Le père te battait… Je comprends maintenant que c’est son chagrin qu’il exprimait ainsi sur ton dos… le chagrin de la vie qui l’oppressait, et il ne savait pas lui-même d’où cela lui venait. Il a travaillé trente ans, il a commencé quand la fabrique n’occupait que deux corps de bâtiment, et aujourd’hui elle en a sept ! Les fabriques se développent et les gens meurent en travaillant pour elles.

Pélaguée l’écoutait, tout à la fois avec crainte et avidité. Les beaux yeux clairs du jeune homme étincelaient ; la poitrine appuyée contre la table, il s’était rapproché de sa mère et, touchant presque sa figure baignée de larmes, il lui disait son premier discours sur la vérité, telle qu’il la comprenait. Avec la naïveté de la jeunesse et l’ardeur d’un écolier fier de ses connaissances et sincèrement convaincu de leur importance, il parlait de tout ce qui lui paraissait si évident, il parlait autant pour se contrôler lui-même que pour convaincre sa mère. Il s’arrêtait parfois quand les mots lui manquaient, et alors il voyait le visage inquiet dans lequel brillaient de bons yeux voilés de larmes, pleins de terreur, de perplexité. Il eut pitié de sa mère et, de nouveau, il lui parla d’elle-même.

— Quelles joies as-tu connues ? demanda-t-il. Qu’as-tu de bon dans ton passé ?

Elle hocha tristement la tête, elle éprouvait un sentiment nouveau, inconnu encore, douloureux et joyeux à la fois, qui caressait délicieusement son cœur endolori. Pour la première fois, on lui parlait d’elle et de sa propre vie, et des pensées vagues, endormies depuis longtemps, se réveillaient en elle, ranimaient les sentiments éteints de vague mécontentement, les pensées et les souvenirs de sa jeunesse lointaine. Elle parla de sa vie, de ses amies, elle parla longuement de tout ; mais, comme les autres, elle ne savait que se plaindre ; personne n’expliquait pourquoi la vie est si pénible et si dure… Et voici que son fils était assis devant elle, et tout ce que les yeux de Pavel, son visage, ses paroles, lui disaient d’elle, la saisissait au cœur, la remplissait de fierté ; c’était son fils à elle qui avait compris la vie de sa mère, qui lui disait la vérité sur ses souffrances, qui la plaignait.
On ne plaint pas les mères, en général.

Elle le savait. Elle ne comprenait pas que Pavel ne parlait pas seulement d’elle, mais tout ce qu’il avait dit de la vie féminine était la vérité, la cruelle vérité. C’est pourquoi il lui semblait que dans sa poitrine s’agitait une foule de sensations qui la réchauffaient comme une caresse, inconnue.

— Que veux-tu faire ? lui demanda-t-elle en l’interrompant.

— Apprendre et ensuite enseigner aux autres. Nous devons apprendre, nous autres, nous devons savoir, nous devons comprendre pourquoi la vie est si pénible pour nous.

Il était doux à la mère de voir les yeux bleus de son fils, toujours sérieux et sévère, briller de tendresse, éclairant en lui quelque chose de rare pour elle. Un sourire satisfait vint aux lèvres de Pélaguée, bien qu’elle eût encore des larmes dans les rides des joues. Un double sentiment la partageait : elle était fière du fils qui voulait le bonheur de tous les hommes, qui les plaignait tous et voyait la douleur de la vie ; et, en même temps, elle ne pouvait oublier qu’il était jeune, qu’il ne parlait pas comme ses camarades, qu’il avait résolu d’entrer seul en lutte contre la vie coutumière qu’elle et les autres menaient. Elle eut envie de lui dire :

— Chéri ! que peux-tu faire ? On t’écrasera… tu périras….

On se réunissait deux fois par semaine ; et quand la mère voyait avec quelle attention passionnée les jeunes gens écoutaient les discours de son fils et du Petit-Russien, les intéressants récits de Natacha, de Sachenka, de Nicolas Ivanovitch et des autres visiteurs de la ville, elle oubliait ses inquiétudes et, au souvenir des ennuyeux jours de sa jeunesse, hochait tristement la tête.

Souvent, la mère était surprise des accès d’une joie tumultueuse qui saisissait soudain les jeunes gens. Le fait se produisait généralement quand ils avaient lu dans les journaux des nouvelles de la classe ouvrière de l’étranger. C’était un bonheur bizarre, comme enfantin ; chacun riait d’un rire clair et gai, et frappait amicalement sur l’épaule de son voisin.

— Ils ont bien travaillé, nos camarades allemands proclamait n’importe qui, comme ivre d’extase.

— Vivent nos compagnons d’Italie ! s’écriait-on une autre fois.

Et quand ils envoyaient ces acclamations au loin aux amis inconnus, ils paraissaient certains que ceux-ci les entendaient et partageaient leur enthousiasme.

Le Petit-Russien, plein d’un amour qui embrassait tous les êtres, déclarait :

— Il faudrait leur écrire, n’est-ce pas, camarades, pour qu’ils sachent qu’ils ont, dans la Russie lointaine, des amis, des ouvriers qui professent la même religion qu’eux, des camarades qui ont le même but qu’eux et se réjouissent de leurs victoires…

Et le sourire aux lèvres, on parlait longuement des Français, des Anglais, des Suédois, comme d’êtres chers dont on partageait les bonheurs et les souffrances.

Et dans l’étroite pièce, naissait le sentiment de la parenté spirituelle, unissant les ouvriers de cette terre, dont ils étaient à la fois les maîtres et les esclaves. Cette confraternité qui leur faisait une seule âme impressionnait la mère et, quoiqu’elle lui fût inaccessible, elle se redressait sous cette force joyeuse, triomphante, enivrante et jeune, caressante et pleine d’espoirs.

— Comme vous êtes, tout de même ! dit-elle un jour au Petit-Russien. Pour vous, tous sont des camarades… les Juifs, les Arméniens et les Autrichiens… vous parlez d’eux comme si c’étaient des amis, vous vous attristez et vous vous réjouissez avec tout le monde.

— Avec tous, petite mère, avec tous ! s’exclama-t-il. Le monde est à nous ! Le monde est aux ouvriers ! Pour nous, il n’y a ni nations, ni races, il n’y a que des camarades… et des ennemis. Tous les ouvriers sont nos amis, tous les riches, tous ceux qui détiennent l’autorité sont nos ennemis. Quand on regarde la terre avec de bons yeux, quand on voit combien nous, les ouvriers, nous sommes nombreux, quelle puissance spirituelle nous représentons, on a le cœur envahi de joie et de bonheur, comme si on célébrait une fête solennelle. Et le Français, et l’Allemand éprouvent le même sentiment, et les italiens aussi se réjouissent. Nous sommes tous des enfants de la même mère, de la grande, de l’invincible fée de la fraternité des ouvriers, de tous les pays de la terre. Elle se développe, elle nous réchauffe de sa chaleur, c’est le second soleil au ciel de la justice ; et ce ciel est dans le cœur de l’ouvrier. Quel qu’il soit, quelque nom qu’il se donne, le socialiste est notre frère en esprit, toujours, maintenant et à jamais, aux siècles des siècles.

Cette exubérance enfantine, cette foi lumineuse et inébranlable se manifestaient de plus en plus souvent dans le petit groupe, avec une force croissante…

Et quand Pélaguée voyait cette joie, elle sentait instinctivement que, en vérité, quelque chose de grand et de rayonnant était né au monde, comme un soleil pareil à celui qu’elle voyait au ciel.

On chantait souvent ; on chantait gaiement et à pleine voix des chansons familières ; parfois, on en apprenait de nouvelles, mélodieuses aussi, mais sur des airs mélancoliques et étranges. Alors, on baissait la voix, les physionomies se faisaient graves, pensives, comme pour un hymne religieux. Les visages devenaient pâles, les chanteurs s’animaient et on sentait qu’une grande force se cachait dans les paroles sonores. L’une surtout de ces chansons nouvelles troublait et inquiétait la mère. Elle ne disait pas les gémissements, les perplexités de l’âme outragée qui erre solitaire dans les sentiers obscurs des incertitudes douloureuses, ni les cris de l’âme incolore et informe assaillie par la misère, abrutie par la peur. Elle ne répétait pas les soupirs languissants de l’être avide d’espace, ni les cris de défi de l’audace fougueuse prête à détruire le mal et le bien, indifféremment. L’aveugle sentiment de la vengeance et de la haine, capable de tout anéantir, impuissante à rien créer, y faisait défaut ; il n’y avait dans cette chanson aucune trace de l’ancien monde, du monde des esclaves…

Dans le faubourg, on commençait à s’occuper des socialistes qui répandaient partout des feuilles écrites à l’encre bleue. Ces pages parlaient avec méchanceté des règlements imposés aux ouvriers, des grèves de Pétersbourg et de la Russie méridionale ; elles exhortaient les travailleurs à se liguer et à lutter pour défendre leurs intérêts.
Les gens d’un certain âge, qui occupaient de bonnes places à la fabrique, s’irritaient de ces proclamations et disaient :

— Ces agitateurs, il faudrait les rosser d’importance !

Et ils apportaient les feuillets à leurs chefs.

Les jeunes gens, enthousiasmés par ces écrits, s’écriaient avec feu :

— Ils disent la vérité !

La plupart des ouvriers, éreintés par le travail, indifférents à tout, songeaient paresseusement :

— Il n’en résultera rien…

Cependant, les feuilles volantes intéressaient tout le monde, et, quand elles faisaient défaut, on se disait mutuellement :

— Il n’y en a point aujourd’hui, on a cessé de les publier.

Mais lorsque, le lundi, elles réapparaissaient, les ouvriers s’agitaient de nouveau sourdement.

À la fabrique et dans les cabarets, on apercevait des gens que personne ne connaissait. Ils questionnaient, examinaient, flairaient et frappaient chacun par leur prudence suspecte.

La mère savait que toute cette agitation était l’œuvre de son fils. Elle voyait les gens se presser autour de lui ; il n’était plus seul, et c’était moins dangereux. Et la fierté d’avoir un tel fils se joignait en elle à l’anxiété que lui inspirait l’avenir : c’étaient les travaux mystérieux du jeune homme qui se mêlaient comme un clair ruisseau au torrent boueux de la vie…

La vieille petite maison grise des Vlassov attirait de plus en plus l’attention du faubourg. Parfois, un ouvrier y venait et, après avoir regardé de tous côtés, il disait à Pavel :

— Eh bien, frère, toi qui lis les livres, tu dois connaître les lois. Ainsi, explique-moi…

Et il racontait quelque injustice de la police ou de l’administration de la fabrique. Dans les cas compliqués, Pavel envoyait le visiteur avec un mot de recommandation à un avocat de ses amis, et quand il le pouvait, il donnait des conseils lui-même.

Peu à peu, les habitués du faubourg éprouvèrent un sentiment de respect pour ce jeune homme rangé, qui parlait de tout avec simplicité et hardiesse, qui ne riait presque jamais, qui regardait et écoutait toutes choses avec attention, se plongeant dans l’imbroglio de chaque affaire particulière et découvrant toujours le fil qui reliait les gens entre eux par des milliers de nœuds tenaces…

La mère voyait s’étendre l’influence de son fils, elle commençait à saisir le sens des travaux de Pavel, et, quand elle avait compris, elle éprouvait une joie enfantine.

Pavel grandit encore dans l’opinion publique, lors de l’histoire du « kopek du marais ».

Un large marais planté de sapins et de bouleaux entourait la fabrique comme d’un fossé infect. En été, une buée jaunâtre et opaque s’en dégageait avec des nuées de moustiques qui se répandaient dans le faubourg en y semant les fièvres. Le marais appartenait à la fabrique ; le nouveau directeur, voulant en tirer parti, conçut le projet de l’assécher et d’en extraire la tourbe en même temps. Cette opération, dit-il aux ouvriers, assainirait les environs et améliorerait les conditions de leur existence à tous, de sorte qu’il donna l’ordre de retenir un kopek par rouble sur les salaires, pour l’asséchement du marais.
Les ouvriers s’agitèrent : ils étaient surtout irrités du fait que le nouvel impôt n’était pas applicable aux employés…

Le samedi où la décision du directeur fut affichée, Pavel était malade et n’avait pas été travailler ; il ne savait rien de l’histoire. Le lendemain matin, après la messe, le fondeur Sizov, beau vieillard, le serrurier Makhotine, homme de haute taille, très irascible, vinrent chez lui pour lui raconter ce qui était arrivé.

— Les plus âgés d’entre nous se sont réunis, dit posément Sizov, nous avons discuté ; et voilà, nos camarades nous ont envoyés pour te demander — puisque tu es un homme éclairé — s’il y a une loi qui permette au directeur de combattre les moustiques avec notre argent ?

— Songe donc, ajouta Makhotine, en roulant ses yeux bridés, il y a quatre ans, ces voleurs ont quêté pour pouvoir construire un établissement de bains… On a ramassé trois mille huit cents roubles… Où sont-ils, et où sont les bains ?

Pavel expliqua que cet impôt était injuste, que la fabrique retirerait un grand avantage de ce projet. Sur quoi, les deux ouvriers s’en allèrent avec des airs renfrognés. Après les avoir reconduits, la mère s’écria avec un sourire :

— Voilà des vieillards qui viennent chez toi faire provision d’esprit, Pavel !

Sans répondre, le jeune homme s’assit et se mit à écrire d’un air soucieux. Quelques instants après, il dit à sa mère :

— Je t’en prie, va immédiatement à la ville et porte ce billet…

— C’est dangereux ? demanda-t-elle.

— Oui. C’est là qu’on imprime notre journal… Il faut absolument que cette histoire du kopek paraisse dans le prochain numéro !...

— C’est bien, c’est bien ! répliqua-t-elle en s’habillent à la hâte. J’y vais…

C’était la première commission que lui donnait son fils ! Elle fut heureuse de voir qu’il lui disait franchement de quoi il était question, et de pouvoir lui être utile dans son œuvre.

— Je comprends, Pavel ! reprit-elle… C’est un vol… Comment s’appelle-t-il : Iégor Ivanovitch ?

Elle revint tard dans la soirée, fatiguée, mais contente.

— J’ai vu Sachenka ! dit-elle à son fils. Elle te salue. Qu’il est amusant, ce Iégor ! il plaisante sans cesse.

— Je suis enchanté qu’ils te plaisent, répondit Pavel à mi-voix.

— Quels gens simples ! C’est agréable quand les gens sont simples ! Et ils t’estiment, tous…

Le lundi, Pavel ne put aller à la fabrique, il avait mal à la tête. Mais à midi, Fédia Mazine accourut, agité et heureux ; il annonça d’une voix essoufflée :

— Toute la fabrique est soulevée ! On m’envoie te chercher ! Sizov et Makhotine disent que tu expliqueras l’affaire mieux que tous les autres ! Si tu voyais ce qui se passe là-bas !

Pavel s’habilla sans mot dire.

— Les femmes se sont rassemblées et elles piaillent…

— J’y vais aussi ! déclara la mère. Tu n’es pas bien, c’est peut-être dangereux. Que font-ils là-bas ? Je veux y aller…

— Va ! dit Pavel brièvement…

Ils partirent rapidement sans échanger une parole. La mère, haletante et émue, sentait que quelque chose de grave allait survenir. À l’entrée de la fabrique, une masse de femmes hurlaient et se querellaient. Pélaguée vit que toutes les têtes étaient tournées du même côté, vers le mur des forges. Là, Sizov, Makhotine, Valov et cinq autres ouvriers influents et d’âge mûr, s’étaient juchés sur un tas de vieille ferraille ; leurs gestes violents se détachaient sur le fond de briques rouges.

— Voilà Vlassov ! s’écria quelqu’un.

— Vlassov ! amenez-le ici !

On entraîna Pavel, on le poussa en avant. La mère resta seule.

— Silence ! cria-t-on simultanément à diverses places.

Tout près de Pélaguée, résonna la voix égale de Rybine :

— Ce n’est pas pour notre kopek qu’il faut résister, mais pour la justice, voilà ! Ce n’est pas notre kopek qui nous est cher, il n’est pas plus rond que les autres, mais il est plus lourd ; il y a plus de sang humain en lui que dans un seul rouble du directeur !

Ses paroles tombaient sur la foule avec force et soulevaient d’ardentes exclamations :

— C’est vrai ! Bravo, Rybine !

— Silence, diables !

— Tu as raison, chauffeur !

— Voilà Vlassov !

Les voix se fondirent en un tourbillon bruyant, étouffant le sourd fracas des machines et les soupirs de la vapeur. De toutes parts accouraient des gens qui se mettaient à discuter en agitant les bras, s’excitant mutuellement par des paroles fébriles et caustiques. L’irritation qui dormait dans les poitrines fatiguées s’était réveillée ; elle s’échappait des lèvres et s’envolait triomphante. Au-dessus de la foule planait un nuage de poussière et de suie ; les visages couverts de sueur étaient en feu, la peau des joues pleurait des larmes noires. Sur le fond sombre des physionomies, les yeux et les dents étincelaient.

Enfin Pavel apparut aux côtés de Sizov et de Makhotine ; on entendit son cri :

— Camarades !

La mère vit que le visage du jeune homme était pâle et que ses lèvres tremblaient ; involontairement elle voulut avancer en se frayant un chemin dans la foule. On lui disait avec aigreur :

— Reste à ta place, la vieille !

On la poussait. Mais elle ne se découragea pas ; de l’épaule et des coudes, elle écartait les gens et se rapprochait lentement de son fils, poussée par le désir d’aller se placer à côté de lui.

Et Pavel, après avoir prononcé des paroles dans lesquelles il avait accoutumé de mettre un sens profond, se sentit la gorge serrée par le spasme de la joie de combattre. Le désir de se livrer à la force de sa croyance de jeter aux gens son cœur consumé par le rêve ardent de la justice, l’envahit.

— Camarades ! répéta-t-il, en puisant dans ce mot de l’énergie et de l’enthousiasme, nous sommes ceux qui construisent les églises et les fabriques, qui fondent l’argent et forgent les chaînes… C’est nous qui sommes la force vivante qui nourrit et amuse tout le monde, depuis le berceau jusqu’à la tombe…

— C’est ça ! s’écria Rybine.

— Toujours et partout, nous sommes les premiers au travail, tandis qu’on nous relègue aux derniers rangs dans la vie. Qui s’occupe de nous ? Qui nous veut du bien ? Qui nous considère comme des hommes ? Personne !

— Personne ! répéta une voix pareille à un écho.

Reprenant possession de lui-même, Pavel se mit à parler avec plus de simplicité et de calme. La foule s’avançait lentement vers lui, comme un corps sombre à mille têtes. Elle regardait le jeune homme avec des centaines d’yeux attentifs, aspirait ses paroles ; le bruit s’apaisait un peu.

— Nous n’aurons pas un meilleur lot tant que nous ne nous sentirons pas solidaires, tant que nous ne formerons pas une seule famille d’amis, étroitement liés par le même désir… celui de lutter pour nos droits…

— Parle de l’affaire ! s’écria une voix rude à côté de la mère.

— Ne l’interrompez pas ! Taisez-vous ! répliqua-t-on de divers points.

Les visages noircis avaient une expression d’incrédulité maussade ; quelques regards seulement se posèrent sur Pavel avec gravité.

— C’est un socialiste, mais il n’est pas bête ! fit quelqu’un.

— C’est un révolutionnaire ! dit un autre.

— Comme il parle hardiment ! s’écria un ouvrier, un grand gaillard borgne, en poussant la mère de l’épaule.

— Camarades ! Le moment est venu de résister à la force avide qui vit de notre travail, le moment est venu de se défendre ; il faut que chacun comprenne que personne ne viendra à notre secours, si ce n’est nous-mêmes ! Un pour tous, tous pour un, telle doit être notre loi, si nous voulons vaincre l’ennemi…

— Il dit la vérité, frères ! s’écria Makhotine. Écoutez la vérité !

Et, d’un geste large, il agita son poing fermé.

— Il faut faire venir le directeur immédiatement ! continua Pavel. Il faut lui demander…

Soudain, on eût dit qu’un ouragan avait fondu sur la foule. Elle se courba comme le flot sous la rafale ; quelques dizaines de voix crièrent ensemble :

— Que le directeur vienne !…

— Qu’il s’explique !…

— Amenez-le !…

— Envoyons-lui des députés…

— Non !

Parvenue au premier rang, la mère regardait son fils qui la dominait. Elle se sentait pleine de fierté : Pavel était là au milieu des vieux ouvriers les plus estimés, tout le monde l’écoutait et l’approuvait. Pélaguée admirait son sang-froid, sa simplicité ; il parlait sans se fâcher, ni jurer comme les autres.

Les exclamations, les cris de mécontentement, les invectives pleuvaient comme des grêlons sur un toit de zinc. Pavel regardait la foule et, de ses yeux grands ouverts, il semblait chercher quelque chose parmi les groupes.

— Des députés !

— Que Sizov parle !

— Vlassov !

— Rybine ! Il a des dents terribles !

Enfin, on désigna Pavel, Sizov et Rybine comme porte-parole, et l’on allait faire chercher le directeur quand, soudain, quelques faibles exclamations retentirent.

— Il vient de lui-même !

— Le directeur !

— Ah ! Ah !

La foule s’entr’ouvrait pour laisser passer un personnage grand et sec, visage allongé, la barbe en pointe.

— Permettez ! disait-il en écartant la foule d’un petit geste, mais sans l’effleurer. Il clignait des yeux, et d’un regard de manieur d’hommes expérimenté, scrutait les visages des ouvriers. Ceux-ci s’inclinaient, enlevaient leurs casquettes pour le saluer. Il ne répondait pas à ces marques de respect, il semait le silence et l’embarras autour de lui ; on sentait déjà, sous les sourires gênés et le ton assourdi des paroles, comme le repentir d’enfants conscients d’avoir fait des sottises.
Le directeur passa devant la mère, lui jeta un coup d’œil sévère et s’arrêta au pied du tas de ferraille. D’en haut, quelqu’un lui tendit la main ; il ne la prit pas ; d’un mouvement vigoureux et souple, il se hissa et se mit au premier rang, puis il demanda d’une voix froide et autoritaire :

— Que signifie ce rassemblement ? Pourquoi avez-vous quitté le travail ?

Pendant quelques secondes, le silence fut complet… Les têtes des ouvriers se balançaient comme des épis. Sizov agita sa casquette, haussa les épaules et baissa la tête…

— Répondez ! cria le directeur.

Pavel se plaça à côté de lui et dit à haute voix, en montrant Sizov et Rybine :

— Nous trois, nous avons été chargés par nos camarades d’exiger que vous reveniez sur votre décision, relativement à la retenue du kopek…

— Pourquoi ? demanda le directeur sans regarder le jeune homme.

— Nous considérons cet impôt comme injuste ! répliqua Pavel d’une voix sonore.

— Ainsi, vous ne voyez dans mon projet que le désir d’exploiter les ouvriers, et non pas le souci que j’ai d’améliorer leur existence, n’est-ce pas ?

— Oui ! répondit Pavel.

— Et vous aussi ? dit le directeur en s’adressant à Rybine.

— Nous sommes tous du même avis ! répliqua celui-ci.

— Et vous, brave homme ? demanda le directeur en se tournant vers Sizov.

— Moi aussi, je vous prie de nous laisser notre kopek.

Puis, baissant de nouveau la tête, Sizov sourit d’un air embarrassé.
Le directeur promena lentement son regard sur la foule et haussa les épaules. Ensuite, il jeta un coup d’œil scrutateur sur Pavel et dit :

— Vous êtes un homme assez instruit, je crois ; comment ne comprenez-vous pas tous les avantages de cette mesure ?

— Chacun les comprendrait si la fabrique asséchait le marais à ses propres frais…

— La fabrique ne s’occupe pas de philanthropie ! répliqua le directeur. Je vous ordonne à tous de reprendre immédiatement le travail.
Et il se mit en devoir de descendre en tâtant avec précaution le fer de la pointe de sa bottine, sans regarder personne.

Une rumeur de mécontentement retentit.

— Quoi ? demanda le directeur en s’arrêtant.

Tous se turent ; seule, dans le lointain, une voix solitaire répliqua :

— Travaille toi-même !

— Si dans un quart d’heure, vous n’avez pas repris le travail, je vous ferai tous mettre à l’amende, déclara le directeur d’un ton sec.

Et il reprit son chemin au milieu de la foule, mais derrière lui un sourd murmure s’élevait ; puis il s’éloignait, plus le bruit se faisait aigu.

— Allez donc parler avec lui !

— Et voilà nos droits ! Ah ! fichu sort !

On s’adressait à Pavel en criant :

— Hé, juriste, que faut-il faire maintenant ?

— Pour parler tu as parlé, mais il est venu et le vent a tourné !

— Eh bien, Vlassov, que faire ?

Les questions se faisaient plus insistantes, Pavel déclara :

— Camarades, je vous propose d’abandonner le travail, jusqu’à ce que le directeur renonce à l’injuste retenue…

Des paroles excitées résonnèrent :

— Tu nous prends pour des imbéciles !

— C’est ce qu’il faut faire !

— La grève ?

— Pour ce kopek ?

— Eh bien ! faisons grève !

— Nous serons tous mis à la porte !

— Et qui travaillerait ?

— On trouvera d’autres ouvriers !

— Lesquels ? Des traîtres !...

La mère aperçut au bout de la rue une petite muraille grise et basse, composée de gens sans visage et qui barraient l’entrée de la place. À l’épaule de chacun d’eux brillaient de minces bandes d’acier aigu. Et, cette muraille silencieuse et immobile répandait comme un froid sur la foule ; Pélaguée en fut glacée jusqu’au cœur.

Elle se dirigea du côté où ceux qu’elle connaissait et qui étaient en avant se fondaient avec les inconnus, comme pour s’appuyer sur eux. Elle poussa du flanc un homme de haute taille, rasé et borgne ; il tourna vivement la tête pour la voir.

— Que veux-tu ? Qui es-tu ? demanda-t-il.

— La mère de Pavel Vlassov ! répondit-elle ; elle sentait que ses jambes fléchissaient et que sa lèvre inférieure s’abaissait.

— Ah ! dit le borgne.

— Camarades ! continuait Pavel. La vie tout entière est en avant de nous. Nous n’avons pas d’autre chemin. Chantons !

Un silence angoissant plana. Le drapeau s’éleva, se balança et, flottant au-dessus des têtes, se dirigea vers le mur gris des soldats. La mère frémit, ferma les yeux et poussa un gémissement : quatre personnes seulement s’étaient détachées de la foule, et c’étaient Pavel, André, Samoïlov et Mazine.

Soudain, la voix claire de Fédia Mazine s’éleva dans l’air, tremblante et lente :

— Vous êtes tombés victimes ! entonna-t-il.

— Dans la lutte fatale ! continuèrent deux voix épaisses et assourdies, comme deux soupirs pénibles. Les gens firent quelques pas en avant, marchant au rythme de la mélodie. Et un nouveau chant vibra, déterminé et créateur de résolutions.

— Vous avez sacrifié votre vie ! chanta Fédia dont la voix s’allongeait comme un ruban bigarré.

— Pour la liberté ! reprenaient les camarades en chœur.

— Ah ! vous commencez à chanter le Requiem, fils de chiens ! cria quelqu’un d’une voix malveillante.

— Battez-les ! répliqua une autre voix rageuse.

La mère passa ses deux mains sur sa poitrine ; elle se retourna et vit que la foule, qui remplissait auparavant la rue d’une masse compacte, stationnait maintenant indécise, et regardait se détacher d’elle ceux qui entouraient l’étendard. Ils furent suivis par une dizaine de personnes ; à chaque pas en avant, quelqu’un bondissait de côté comme si le milieu de la rue eût été incandescent et qu’il brûlât les semelles.

— L’arbitraire tombera… prophétisait le chant, sur les lèvres de Fédia.

— Et le peuple se lèvera ! lui répondit un chœur de voix puissantes, énergiques et menaçantes.

Mais des paroles chuchotées se faisaient jour au travers du courant harmonieux.

Des mots brefs retentirent :

— Croisez baïonnette !

Les baïonnettes se tordirent en l’air, puis s’abaissèrent et s’allongèrent dans la direction du drapeau, comme avec un sourire rusé.

— Marche !

— Les voilà partis ! dit le borgne en enfonçant les mains dans ses poches, et en s’éloignant à grandes enjambées…

La muraille grise s’ébranla et, occupant toute la largeur de la rue, avança froidement, à pas égaux, poussant devant elle le râteau des pointes d’acier étincelantes comme de l’argent. Pélaguée se rapprocha alors de Pavel ; elle vit André se placer devant son fils et le protéger de son long corps.

— À côté de moi, camarade ! cria Pavel d’un ton tranchant.

André chantait, les mains croisées derrière le dos, la tête haute, Pavel le poussa de l’épaule en clamant de nouveau :

— À côté de moi ! Tu n’as pas le droit de te tenir là ! C’est le drapeau qui doit être le premier.

— Dis… per… sez-vous ! cria un petit officier d’une voix aigrelette, en agitant un sabre rutilant. À chaque pas, il frappait le sol du talon avec rage, sans plier les genoux. Les yeux de la mère furent attirés par ses bottes reluisantes.

À côté de lui et un peu en arrière, marchait lourdement un homme rasé, de grande taille, à l’épaisse moustache blanche ; il était vêtu d’un long manteau gris doublé de rouge ; des bandes jaunes ornaient ses larges pantalons. Comme le Petit-Russien, il croisait les mains derrière le dos ; ses épais sourcils blancs étaient relevés, il regardait Pavel.

La mère voyait toutes ces choses ; en elle, un cri se figeait, prêt à s’arracher à chaque soupir ; ce cri l’étouffait, mais elle le retenait, sans savoir pourquoi, en comprimant sa poitrine des deux mains. Bousculée de tous côtés, elle chancelait et continuait à avancer, sans pensée, presque sans conscience. Elle sentait que derrière elle, le nombre des gens diminuait sans cesse, une vague glacée venait au devant d’eux et les dispersait.

Les jeunes gens du drapeau rouge et la chaîne compacte des hommes gris se rapprochaient toujours ; on distinguait nettement le visage des soldats : large de toute la largeur de la rue, il était monstrueusement aplati en une bande étroite d’un jaune sale. Des yeux de couleurs diverses y étaient découpés de manière inégale ; et les baïonnettes minces et pointues brillaient d’un éclat cruel. Dirigées contre les poitrines, elles détachaient les gens de la foule, les uns après les autres, et les éparpillaient sans même les toucher.

Pélaguée entendait le piétinement de ceux qui s’enfuyaient. Des voix criaient, inquiètes, étouffées :

— Sauve qui peut, camarades !

— Viens, Vlassov !

— En arrière, Pavel !

— Jette-moi le drapeau, Pavel ! dit Vessoftchikov d’un air sombre. Donne-le, je le cacherai…

Il saisit la hampe, le drapeau vacilla.

— Laisse-le ! cria Pavel.

Le grêlé retira sa main comme si on l’avait brûlé. Le chant s’était éteint. Les jeunes gens s’arrêtèrent, entourant Pavel d’un cercle compact qu’il parvint à franchir. Le silence se fit tout d’un coup, brusquement, et enveloppa le groupe.

Sous l’étendard, il y avait une vingtaine d’hommes, pas plus ; mais ils tenaient bon. La mère tremblait pour eux ; elle souhaitait vaguement de pouvoir leur dire on ne savait quoi.

— Lieutenant… prenez-lui donc cela ! fit la voix mesurée du grand vieillard.

Et, tendant la main, il désigna le drapeau.

Le petit officier accourut ; il saisit la hampe en criant d’une voix perçante :

— Donne !

— Non ! À bas les opprimeurs du peuple !…

L’étendard rouge tremblait en l’air ; il se penchait tantôt à droite, tantôt à gauche, puis il se redressait. Vessoftchikov passa devant la mère avec une rapidité qu’elle ne lui connaissait pas, le bras tendu, le poing serré.

— Saisissez-les ! grogna le vieillard en frappant du pied.

Quelques soldats s’élancèrent. L’un d’eux brandit sa crosse ; l’étendard frissonna, se pencha et disparut dans le groupe grisâtre des soldats.

— Hé ! soupira tristement une voix.

La mère poussa un cri, un hurlement qui n’avait plus rien d’humain. La voix nette de Pavel lui répondit, du milieu des soldats :

— Au revoir, maman ! au revoir, ma chérie !

— Il est vivant ! Il s’est souvenu de moi !

Ces deux pensées lui frappèrent le cœur.

— Au revoir, ma petite mère !

Pélaguée se dressa sur la pointe des pieds en agitant les bras. Elle voulait voir son fils et son camarade : elle aperçut au-dessus des têtes des soldats, le visage rond d’André ; il lui souriait, il la saluait.

— Mes chéris… mes enfants… André ! Pavel ! cria-t-elle.

— Au revoir, camarades !

On leur répondit à plusieurs reprises, mais sans unanimité ; les voix venaient des fenêtres, des toits, d’on ne sait où.

« Nouvelles de nulle part » de William Morris :

Lire ici

« Le talon de fer » de Jack London :

Ernest se leva et commença à parler.

Il débuta à voix basse, en phrases modestes et entrecoupées de pauses, avec un embarras évident.

Il raconta sa naissance dans le monde ouvrier, son enfance passée dans une ambiance sordide et misérable, où l’esprit et la chair se trouvaient également affamés et torturés.

Il décrivit les ambitions et l’idéal de sa jeunesse, et sa conception du paradis où vivaient les gens des classes supérieures.

« Je savais, dit-il, qu’au-dessus de moi régnait un esprit d’altruisme, une pensée pure et noble, une vie hautement intellectuelle.

Je savais tout cela parce que j’avais lu les romans de la Bibliothèque des Bains de mer, où tous les hommes et toutes les femmes, à l’exception du traître et de l’aventurière, pensaient de belles pensées, parlaient un beau langage et accomplissaient des actes glorieux.
Avec autant de foi que je croyais au lever du soleil, j’étais certain qu’au-dessus
de
moi
se
trouvait
tout
ce
qu’il
y
a
de
beau,
de
noble
et
de
généreux
dans
le
monde,
tout
ce
qui
donnait
à
la
vie
de
la
décence
et
de
l’honneur,
tout
ce
qui
la
rendait
digne
d’être
vécue,
tout
ce
qui
récompensait
les
gens
de
leur
travail
et
de
leur misère.
 »

Il
dépeignait
ensuite
sa
vie
à
la
filature,
son
apprentissage
de
maréchal-ferrant
et
sa
rencontre
avec
les
socialistes.
Il
avait
découvert
dans
leurs
rangs
de
vives
intelligences
et
des
esprits
remarquables,
des
ministres
de
l’Évangile
destitués
parce
que
leur
christianisme
était
trop
large
pour
aucune
congrégation
d’adorateurs
du
veau
d’or,
des
profes-
seurs
brisés
sur
la
roue
de
la
domesticité
universitaire
envers
les
classes
dominantes.

Il
définissait
les
socialistes
comme
des
révolutionnaires
qui
luttent
pour
renverser
la
société
rationnelle
d’aujourd’hui,
afin
de
construire
avec
ses
matériaux
la
société
rationnelle
de
l’avenir.

Il
disait
beaucoup
d’autres
choses
qu’il
serait
trop
long
d’écrire,
mais
je
n’oublierai
jamais
comment
il
décrivait
sa
vie
parmi
les
révolutionnaires.

Toute
hésitation
avait
disparu
de
son
élocution,
sa
voix
s’enflait
forte
et
confiante,
s’affirmait
éclatante
comme
lui-même
et
comme
les
pensées
qu’il versait à flots.
« 
Parmi
ces
révoltés
je
trouvai
aussi
une
foi
fervente
en
l’humanité,
un
idéalisme
ardent,
les
voluptés
de
l’altruisme,
de
la
renonciation
et
du
martyre,
toutes
les
réalités
splendides
et
pénétrantes
de
l’esprit.
Ici,
la
vie
était
propre,
noble
et
vivante.
J’étais
en
contact
avec
de
grandes
âmes
qui
exaltaient
la
chair
et
l’esprit
au-dessus
des
dollars
et
des
cents,
et
pour
qui
le
faible
gémissement
de
l’enfant
souffreteux
des
bouges
a
plus
d’importance
que
toute
la
pompe
et
l’appareil
de
l’expansion
commerciale
et
de
l’empire
du
monde.
Je
voyais
partout
autour
de
moi
la
noblesse
du
but
et
l’héroïsme
de
l’effort,
et
mes
jours
étaient
ensoleillés
et
mes
nuits
étoilées…

Tel
gouverneur
et
tel
juge
à
la
cour
suprême, tous
trois
voyageaient
gratis
en chemin de fer ; et, en outre, tel capitaliste à la peau luisante était le véritable propriétaire de la mécanique politique, du patron de la mécanique et des chemins de fer qui délivraient des laissez-passer.

« Et c’est ainsi
qu’au
lieu
d’un
paradis,
je
découvris
l’aride
désert
du
commercialisme.
Je
n’y
aperçus
que
de
la
bêtise,
sauf
en
ce
qui
concerne
les
affaires.
Je
ne
rencontrai
personne
de
propre,
de
noble
et
de
vivant,
si
ce
n’est
de
la
vie
dont
grouille
la
pourriture.
Tout
ce
que
j’y
trouvai
fut
un
égoïsme
monstrueux
et
sans
cœur
et
un
matérialisme
grossier
et
glouton, aussi pratiqué que pratique.
 »

Ernest
leur
débita
beaucoup
d’autres
vérités
sur
eux-mêmes
et
sur
ses
propres
désillusions.
Intellectuellement,
ils
l’avaient
ennuyé ; moralement
et
spirituellement,
ils
l’avaient
dégoûté ; si
bien
qu’il
revint
avec
bonheur
à
ses
révolutionnaires,
qui
du
moins
se
montraient
propres,
nobles, vivants, qui étaient tout ce que les capitalistes ne sont pas.

Mais
je
dois
dire
que
cette
terrible
diatribe
les
avait
laissés
froids.
J’examinai
leurs
visages
et
je
vis
qu’ils
conservaient
un
air
de
supériorité
satisfaite.
Je
me
souvins
qu’Ernest
m’avait
prévenue : aucune
accusation
contre
leur
moralité
ne
pouvait
les
émouvoir.
Je
pus
voir
cependant
que
la
hardiesse
de
son
langage
avait
affecté
Mlle
Brentwood.
Elle
avait
l’air
ennuyée et inquiète.
– Et maintenant, déclara Ernest, je vais vous parler de cette révolution.
Il
commença
par
en
décrire
l’armée,
et
lorsqu’il
donna
le
chiffre
de
ses
forces,
d’après
les
résultats
officiels
du
scrutin
dans
les
divers
pays,
l’assemblée
commença
à
s’agiter.
Une
expression
d’attention
fixa
leurs
visages,
et
je
vis
leurs
lèvres
se
serrer.
Enfin
le
gant
de
combat
avait
été
jeté.
Il
décrivit
l’organisation
internationale
qui
unissait
le
million
et
demi
de
socialistes
des
États-Unis
aux
vingt-trois
millions
et
demi
de
socialistes répandus dans le reste du monde.

« Une
telle
armée
de
la
révolution,
forte
de
vingt-cinq
millions
d’hommes,
peut
arrêter
et
retenir
l’attention
des
classes
dominantes.
Le
cri
de
cette
armée,
c’est
– Pas
de
quartier !
– Il nous
faut
tout
ce
que
vous
possédez.

Nous
ne
nous
contenterons
de
rien
de
moins.
Nous
voulons
prendre
entre
nos
mains
les
rênes
du
pouvoir
et
la
destinée
du
genre
humain.
Voici
nos
mains,
nos
fortes
mains !
Elles
vous
enlèveront
votre
gouvernement,
vos
palais
et
toute
votre
aisance
dorée,
et
le
jour
viendra

vous
devrez
travailler
de
vos
mains
à
vous
pour
gagner
du
pain,
comme
fait
le
paysan
dans
les
champs
ou
le
commis
étiolé
dans
vos
métropoles.
Voici
nos
mains : regardez-les ; ce
sont
des
poignes
solides ! »

En
disant
cela
il
avançait
ses
puissantes
épaules
et
allongeait
ses
deux
grands
bras,
et
ses
poings
de
forgeron
pétrissaient
l’air
comme
des
serres
d’aigle.

Il
apparaissait
comme
le
symbole
du
travail
triomphant,
les
mains
étendues
pour
écraser
et
déchirer
ses
exploiteurs.
Je
saisis
dans
l’auditoire
un
mouvement
de
recul
presque
imperceptible
devant
cette
figure
de
la
révolution,
concrète,
puissante
et
menaçante.

Du
moins
les
femmes
se
contractèrent
et
la
crainte
parut
sur
leurs
visages.
Il
n’en
fut
pas
de
même
chez
les
hommes.
Ceux-ci
appartenaient
à
l’ordre,
non
pas
des
riches
désœuvrés,
mais
des
actifs,
des
batailleurs.
Un
grondement
profond
roula
dans
leurs
gorges,
fit
vibrer
l’air
un
instant,
puis
s’apaisa.
C’était
le
prodrome
de
la
hurle,
et
je
devais
l’entendre
plusieurs
fois
ce
soir-là, – la manifestation
de
la
brute
s’éveillant
dans
l’homme,
ou
de
l’homme
dans
toute
la
sincérité
de
ses
passions
primitives.

Et
ce
bruit,
ils
n’avaient
pas
conscience
de
l’avoir
produit.
C’était
le
grondement
de
la
horde,
expression
de
son
instinct
et
sa
démonstration
réflexe.
Dans
ce
moment,
en
voyant
leurs
faces
se
durcir
et
l’éclair
de
la
lutte
briller
dans
leurs
yeux,
je
compris
que
ces
gens-là
ne
se
laisseraient
pas
facilement
arracher la maîtrise du monde.

Ernest
poursuivit
son
attaque.
Il
expliqua
l’existence
de
quinze
cent
mille
révolutionnaires
aux
États-Unis,
en
accusant
la
classe
capitaliste
d’avoir
mal
gouverné
la
société.
Après
avoir
esquissé
la
situation
économique
des
hommes
des
cavernes
et
des
peuples
sauvages
de
nos
jours,
qui
n’avaient
ni
outils
ni
machines
et
ne
possédaient
que
leurs
moyens
naturels
pour
produire
l’unité
de
force
individuelle,
il
traça
le
développement
de
l’outillage
et
de
l’organisation
jusqu’au
point
actuel,

le
pouvoir
producteur
de
l’individu
civilisé
est
mille
fois
plus
grand
que
celui du sauvage.

« 
Cinq
hommes
suffisent
présentement
à
produire
du
pain
pour
un
millier
de
leurs
semblables.
Un
seul
homme
peut
produire
des
cotonnades
pour
deux
cent
cinquante
personnes,
des
tricots
pour
trois
cents,
des
chaussures
pour
mille.
On
serait
tenté
d’en
conclure
qu’avec
une
bonne
administration
de
la
société
le
civilisé
moderne
devrait
être
beau-
coup
plus
à
l’aise
que
l’homme
préhistorique.
En
est-il
ainsi ?
Examinons
la
question.
Il y a aujourd’hui aux Etats-Unis quinze millions
d’hommes
vivant
dans
la
pauvreté : et
par
pauvreté
j’entends
cette
condition
où,
faute
de
nourriture
et
d’abri
convenables,
le
niveau
de
capacité
de
travail
ne
peut
être
maintenu.
Aujourd’hui,
aux
États-Unis,
en
dépit
de
toute
votre
prétendue
législation
du
travail,
il
y
a
trois
millions
d’enfants
employés
comme
travailleurs.
Leur
nombre
a
doublé
en
douze
ans.
Incidemment
je
vous
demande
pourquoi,
vous
les
gérants
de
la
société,
vous
n’avez
pas
publié
les
chiffres
du
recensement
de
1910.
Et
je
réponds
pour
vous,
parce
qu’ils
vous
ont
effrayés.
Les
statistiques
de
la misère auraient pu hâter la révolution qui se prépare.

« J’en
reviens
à
mon
accusation.
Si
le
pouvoir
de
production
de
l’homme
moderne
est
mille
fois
supérieur
à
celui
de
l’homme
des
cavernes,
pourquoi
donc
y
a-t-il
actuellement
aux
États-Unis
quinze
millions
de
gens
qui
ne
sont
pas
nourris
ni
logés
convenablement,
et
trois
millions
d’enfants
qui
travaillent
 ?
C’est
une
accusation
sérieuse.
La
classe
capitaliste
s’est
rendue
coupable
de
mauvaise
administration.
En
présence
de
ce
fait,
de
ce
double
fait,
que
l’homme
moderne
vit
plus
misérablement
que
son
ancêtre
sauvage
alors
que
son
pouvoir
producteur
est
mille
fois
plus
grand,
aucune
autre
conclusion
n’est
possible
sinon
que
la
classe
capitaliste
a
mal
gouverné,
que
vous
êtes
de
mauvais
administrateurs,
de
mauvais
maîtres,
et
que
votre
mauvaise
gestion
est
un
crime
imputable
à
votre
égoïsme.
Et
sur
ce
point,
ici,
ce
soir,
face
à
face,
vous
ne
pouvez
pas
me
répondre
à
moi,
pas
plus
que
votre
classe
entière
ne
peut
répondre
aux
quinze
cent
mille
révolutionnaires
des
États-Unis.
Vous
ne
pouvez
pas
répondre,
je
vous
en
défie.
Et
j’ose
dire
dès
maintenant
que,
quand
j’aurai
fini,
vous
ne
répondrez
pas.
Sur
ce
point-là,
votre
langue est liée, si agile qu’elle puisse être sur d’autres sujets.

« 
Vous
avez
échoué
dans
votre
gérance.
Vous
avez
fait
de
la
civilisation
un
étal
de
boucher.
Vous
vous
êtes
montrés
avides
et
aveugles.
Vous
avez
eu,
et
vous
avez
encore
aujourd’hui,
l’audace
de
vous
lever
dans
nos
chambres
législatives
et
de
déclarer
qu’il
serait
impossible
de
faire
des
bénéfices
sans
le
travail
des
enfants,
des
bébés
 !
Oh
 !
ne
m’en
croyez
pas
sur
parole
 :
tout
cela
est
écrit,
enregistré
contre
vous.
Vous
avez
endormi
votre
conscience
avec
des
bavardages
sur
votre
bel
idéal
et
votre
chère
morale.
Vous
voilà
engraissés
de
puissance
et
de
richesse,
enivrés
de
succès.
Eh
bien
 !
contre
nous,
vous
n’avez
pas
plus
de
chance
que
les
frelons
réunis
autour
des
ruches,
quand
les
abeilles
travailleuses
s’élancent
pour
mettre
fin
à
leur
existence
repue.
Vous
avez
échoué
dans
votre
direction
de
la
société,
et
votre
direction
va
vous
être
enlevée.
Quinze
cent
mille
hommes
de
la
classe
ouvrière
se
font
forts
de
gagner
à
leur
cause
le
reste
de
la
masse
laborieuse
et
de
vous
ravir
la
domination
du
monde.
C’est
cela
la
révolution,
mes
maîtres.
Arrêtez-la
si
vous
en
êtes capables ! »
Pendant
un
laps
de
temps
appréciable,
l’écho
de
sa
voix
résonna
dans
la
grande
salle….

Ainsi
s’explique
l’état
d’esprit
des
socialistes
de
marque
à
l’automne
de
1912.
Tous,
à
l’exception
d’Ernest,
étaient
convaincus
que
le
régime
capitaliste
touchait
à
sa
fin.
L’intensité
de
la
crise
et
la
multitude
des
gens
sans
emploi,
la
disparition
des
fermiers
et
de
la
classe
moyenne,
la
défaite
décisive
infligée
sur
toute
la
ligne
aux
syndicats,
justifiaient
amplement
leur
croyance
à
la
ruine
imminente
de
la
ploutocratie
et
leur
attitude de défi vis-à-vis d’elle.
Hélas,
que
nous
nous
méprenions
sur
la
force
de
nos
ennemis !
Partout
les
socialistes,
après
un
exposé
exact
de
la
situation,
proclamaient
leur
prochaine victoire aux urnes.

La ploutocratie releva le gant, et c’est elle qui, toutes choses pesées et équilibrées, nous infligea une défaite en divisant nos forces.
C’est elle qui, par ses agents secrets, fit crier partout que le socialisme était une doctrine sacrilège et athée : poussant en ligne les divers clergés, et spécialement l’Église Catholique, elle nous déroba les votes d’un certain nombre de travailleurs.

C’est elle qui, toujours par l’entremise de ses agents secrets, encouragea le Parti des Granges et le propagea jusque dans les villes et dans les rangs de la classe moyenne en perdition.
Le glissement vers le socialisme se produisit néanmoins.
Mais, au lieu du triomphe qui nous aurait donné des postes officiels et des majorités dans tous les corps législatifs, nous n’avions obtenu qu’une minorité.

Cinquante de nos candidats étaient bien élus au Congrès : mais quand ils prirent possession de leurs sièges, au printemps de 1913, ils se trouvèrent sans pouvoir d’aucune sorte.

Encore étaient-ils plus fortunés que les Grangers, qui avaient conquis une douzaine de Gouvernements d’États, et à qui on ne permit même pas de prendre possession de leurs fonctions ; les titulaires en charge refusèrent de leur céder la place, et les Cours étaient entre les mains de l’Oligarchie.

Mais Il ne faut pas anticiper sur les événements, et je dois raconter les troubles de l’hiver de 1912….

Cette menace belliqueuse était suspendue comme un sombre nuage, et toute la
scène était disposée pour une catastrophe mondiale ; car le monde entier était le théâtre de crises, de troubles travaillistes, de rivalités d’intérêts ; partout périssaient les classes moyennes, partout défilaient des armées de chômeurs,
partout grondaient des rumeurs de révolution sociale.

L’oligarchie voulait la guerre avec l’Allemagne pour une douzaine de raisons.

Elle avait beaucoup à gagner à la jonglerie d’événements que susciterait une mêlée pareille, au rebattage des cartes internationales et à la conclusion de nouveaux traités et alliances.
En outre, la période d’hostilités devait consommer une masse d’excédents
nationaux, réduire les armées de chômeurs qui menaçaient tous les pays,
et donner à l’oligarchie le temps de respirer, de mûrir ses plans et de les
réaliser…

Il
y
a
trois
classes
dans
la
société.
D’abord
vient
la
ploutocratie,
composée
des
riches
banquiers,
magnats
des
chemins
de
fer,
directeurs
de
grandes
compagnies
et
rois
des
trusts.
Puis
vient
la
classe
moyenne,
la
vôtre,
Messieurs,
qui
comprend
les
fermiers,
les
marchands,
les
petits
industriels
et
les
professions
libérales.
Enfin,
troisième
et
dernière,
vient
ma classe à moi, le prolétariat, formée des travailleurs salariés.

« Vous
ne
pouvez
nier
que
la
possession
de
la
richesse
est
ce
qui
constitue
actuellement
le
pouvoir
essentiel
aux
États-Unis.

Dans
quelle
proportion
cette
richesse
est-elle
possédée
par
ces
trois
classes ?

Voici
les
chiffres.

La
ploutocratie
est
propriétaire
de
soixante-sept
milliards.
Sur
le
nombre
total
des
personnes
exerçant
une
profession
aux
États-Unis,
seulement
0,9 % appartiennent
à
la
ploutocratie,
et
cependant
la
ploutocratie
possède
70 % de
la
richesse
totale.

La
classe
moyenne
détient
vingt-quatre
milliards.
29 % des
personnes
exerçant
une
profession
appartiennent
à
la
classe
moyenne,
et
jouissent
de
25 % de
la
richesse
totale.
Reste
le
prolétariat.
Il
dispose
de
quatre
milliards.
De
toutes
les
personnes
exerçant
une
profession,
70 %
viennent
du
prolétariat ; et
le
prolétariat
possède
4 % de
la
richesse
totale.

De
quel
côté
est
le
pouvoir,
Messieurs ? »

– D’après
vos
propres
chiffres,
nous,
les
gens
de
la
classe
moyenne,
nous sommes plus puissants que le travail, remarqua M.
Asmunsen.

« Ce
n’est
pas
en
nous
rappelant
notre
faiblesse
que
vous
améliorerez
la
vôtre
devant
la
force
de
la
ploutocratie,
riposta
Ernest.
D’ailleurs,
je
n’en
ai
pas
fini
avec
vous.
Il
y
a
une
force
plus
grande
que
la
richesse,
plus
grande
en
ce
sens
qu’elle
ne
peut
pas
nous
être
arrachée.

Notre
force,
la
force
du
prolétariat,
réside
dans
nos
muscles
pour
travailler,
dans
nos
mains
pour
voter,
dans
nos
doigts
pour
presser
une
détente.
Cette
force,
on
ne
peut
pas
nous
en
dépouiller.
C’est
la
force
primitive,
alliée à la vie, supérieure à la richesse, et insaisissable par elle.
« Mais
votre
force,
à
vous,
est
amovible.
Elle
peut
vous
être
retirée.
En
ce
moment
même
la
ploutocratie
est
en
train
de
vous
la
ravir.
Elle
finira
par
vous
l’enlever
toute
entière.
Et
alors,
vous
cesserez
d’être
la
classe
moyenne.
Vous
descendrez
à
nous.
Vous
deviendrez
des
prolétaires.
Et
ce
qu’il
y
a
de
plus
fort,
c’est
que
vous
ajouterez
à
notre
force.
Nous
vous
accueillerons
en
frères,
et
nous
combattrons
coude
à
coude
pour
la
cause
de l’humanité.

« Le
travail
lui,
n’a
rien
de
concret
qu’on
puisse
lui
prendre.
Sa
part
de
la
richesse
nationale
consiste
en
vêtements
et
meubles,
avec,
par-ci
par-
là,
dans
des
cas
très
rares,
une
maison
pas
trop
garnie.
Mais
vous,
vous
avez
la
richesse
concrète,
vous
en
avez
pour
vingt-quatre
milliards,
et
la
ploutocratie
vous
les
prendra.
Naturellement,
il
est
beaucoup
plus
vrai-
semblable
que
ce
soit
le
prolétariat
qui
vous
les
prenne
auparavant.
Ne
voyez-vous
pas
votre
situation,
Messieurs
 ?
Votre
classe
moyenne,
c’est
l’agnelet
tremblotant
entre
le
lion
et
le
tigre.
Si
l’un
ne
vous
a
pas,
l’autre
vous
aura.
Et
si
la
ploutocratie
vous
a
la
première,
le
prolétariat
aura
la
ploutocratie ensuite ; ce n’est qu’une affaire de temps.
« Et
même,
votre
richesse
actuelle
ne
donne
pas
la
vraie
mesure
de
votre
pouvoir.

En
ce
moment,
la
force
de
votre
richesse
n’est
qu’une
coquille
vide.
C’est
pourquoi
vous
poussez
votre
piteux
cri
de
guerre :
« Revenons
aux
méthodes
de
nos
pères. »

Vous
sentez
votre
impuissance
et le vide de votre coquille. Et je vais vous en montrer la vacuité.

« Quel
pouvoir
possèdent
les
fermiers ?
Plus
de
cinquante
pour
cent
sont
en
servage
par
leur
simple
qualité
de
tenanciers
ou
parce
qu’ils
sont
hypothéqués : et
tous
sont
en
tutelle
par
le
fait
que
déjà
les
trusts
possèdent
ou
gouvernent
(ce
qui
est
la
même
chose,
en
mieux)
tous
les
moyens
de
mettre
les
produits
sur
le
marché,
tels
qu’appareils
frigorifiques
ou
élévateurs,
voies
ferrées
et
lignes
de
vapeurs.
En
outre,
les
trusts
gouvernent
les
marchés.
Quant
au
pouvoir
politique
et
gouvernemental
des
fermiers,
je
m’en
occuperai
tout
à
l’heure
en
parlant
de
celui
de toute la classe moyenne….

L’Histoire
s’écrivait
rapidement.
Les
élections
d’automne
approchaient,
et
Ernest
fut
désigné
par
le
parti
socialiste
comme
candidat
au
Congrès.
Ses
chances
étaient
des
plus
favorables.
La
grève
des
tramways
de
San-Francisco
avait
été
brisée,
ainsi
qu’une
grève
subséquente
des
conducteurs
d’attelages.
Ces
deux
défaites
avaient
été
désastreuses
pour
le
travail
organisé.
La
Fédération
du
Front
de
Mer,
avec
ses
alliés
du
Bâtiment,
avaient
soutenu
les
charretiers,
et
tout
l’échafaudage
ainsi
étayé
s’était
écroulé
sans
profit
ni
gloire.
La
grève
fut
sanglante.
La
police
assomma
à
coups
de
casse-têtes
un
grand
nombre
de
travailleurs,
et
la
liste
des morts s’allongea par suite de l’emploi d’une mitrailleuse.

En
conséquence,
les
hommes
étaient
sombres,
altérés
de
sang
et
de
revanche.
Battus
sur
le
terrain
choisi
par
eux-mêmes,
ils
étaient
prêts
à
chercher
la
riposte
sur
le
terrain
politique.
Ils
maintenaient
leur
organisa-
tion
syndicale,
ce
qui
leur
donnait
de
la
force
pour
la
lutte
ainsi
engagée.

Les
chances
d’Ernest
devenaient
de
plus
en
plus
sérieuses.
De
jour
en
jour,
de
nouvelles
Unions
décidaient
de
soutenir
les
socialistes,
et
lui-même
ne
put
s’empêcher
de
rire
lorsqu’il
apprit
l’entrée
en
ligne
des
Auxiliaires
des
Pompes
Funèbres
et
des
Plumeurs
de
Volaille.

Les
travailleurs
devenaient
rétifs.
Tandis
qu’ils
se
pressaient
avec
un
fol
enthousiasme
aux
réunions
socialistes, ils
restaient
imperméables
aux
ruses
des
politiciens
du
vieux-parti.
Les
orateurs
de
celui-ci
se
démenaient
habituellement
devant
des
salles
vides, mais
de
temps
à
autre
ils
devaient
affronter
des
salles
combles

ils
étaient
malmenés
à
tel
point
que
plus
d’une fois il fallut l’intervention des réserves de police.

L’Histoire
s’écrivait
de
plus
en
plus
vite.
L’air
était
vibrant
d’événements
actuels
ou
imminents.
Le
pays
entrait
dans
une
période
de
crise, occasionnée
par
une
série
d’années
prospères,
au
cours
desquelles
il
était
devenu
de
jour
en
jour
plus
difficile
de
disposer
à
l’étranger
du
surplus
non
consommé.
Les
industries
travaillaient
à
heures
réduites : beaucoup
de
grandes
usines
chômaient
en
attendant
l’écoulement
de
leurs
réserves : et
de
tous
côtés
s’opéraient
des
réductions de salaires.
Une
autre
grande
grève
venait
d’être
brisée.
Deux
cent
mille
mécaniciens,
avec
leurs
cinq
cent
mille
alliés
de
la
métallurgie,
avaient
été
vaincus
dans
le
conflit
le
plus
sanglant
qui
eût
encore
troublé
les
États-Unis.
À
la
suite
de
batailles
rangées
contre
les
contingents
de
briseurs
de
grèves
armés
par
les
associations
de
patrons,
les
Cent-Noirs,
surgissant
dans
les
localités
les
plus
éloignées
les
unes
des
autres,
s’étaient
livrés
à
une
intense
destruction
de
propriétés ; en
conséquence,
cent
mille
hommes
de
l’armée
régulière
des
États-Unis
furent
envoyés
pour
en
finir
à
la
manière
forte.
Un
grand
nombre
de
chefs
travaillistes
furent
exécutés,
beaucoup
d’autres
condamnés
à
l’emprisonnement,
et
des
milliers
de
grévistes
ordinaires
enfermés
dans
des
parcs
à
bétail
et
abominable-
ment traités par la soldatesque.
Les
années
de
prospérité
devaient
maintenant
se
payer.
Tous
les
marchés,
encombrés,
s’affaissaient,
et
dans
l’effondrement
général
des
prix,
celui
du
travail
tombait
plus
vite
que
tous
les
autres.

Le
pays
était
convulsé
de
discordes
industrielles.
De-ci,
de-là,
partout
les
travailleurs
faisaient
grève ; et
quand
ils
ne
se
mettaient
pas
en
grève,
les
patrons
les
jetaient
dehors.
Les
journaux
étaient
remplis
de
récits
de
violence
et
de
sang.
Et
dans
tout
cela,
les
Cent-Noirs
jouaient
leur
rôle.

L’émeute,
l’incendie,
la
destruction
à
tort
et
à
travers,
telles
étaient
leurs
fonctions,
qu’ils
accomplissaient
de
gaîté
de
cœur.
Toute
l’armée
régulière
était
en
campagne, appelée par les actes des Cent-Noirs.

Toutes
les
villes
et
cités
ressemblaient
à
des
camps
militaires,
et
les
travailleurs
étaient
fusillés
comme
des
chiens.
Les
briseurs
de
grèves
se
recrutaient
dans
la
multitude
des
gens
sans
emploi,
et
quand
ils
avaient
le
dessous
dans
leurs
bagarres
avec
les
syndiqués,
les
troupes
régulières
apparaissaient
toujours
à
point
pour
écraser
ces
derniers.
En
outre,
il
y
avait
la
milice.
Jusqu’ici
il
n’était
pas
nécessaire
de
recourir
à
la
loi
secrète
sur
la
milice : sa
partie
régulièrement
organisée
entrait
seule
en
action,
et
elle
opérait
partout.
Enfin,
en
cette
période
de
terreur,
l’armée
régulière fut augmentée de cent mille hommes par le gouvernement.

Jamais
le
monde
du
travail
n’avait
subi
une
correction
si
sévère.
Cette
fois,
les
grands
capitaines
industriels,
les
oligarques,
avaient
jeté
toutes
leurs
forces
dans
la
brèche
pratiquée
par
les
associations
de
patrons
batailleurs.
Ceux-ci
appartenaient
en
réalité
à
la
classe
moyenne.

Stimulés
par
la
dureté
des
temps
et
l’écroulement
des
marchés,
et
soutenus
par
les
chefs
de
la
Haute
Finance,
ils
infligèrent
à
l’organisation
du
travail.

Une
terrible
et
décisive
défaite.

Cette
ligue
était
toute
puissante,
mais
c’était
l’alliance
du
lion
avec
l’agneau,
et
la
classe
moyenne
ne
devait
pas
tarder à s’en apercevoir.

La
classe
laborieuse
manifestait
une
humeur
revêche
et
sanguinaire,
mais
elle
était
terrassée.

Cependant
sa
débâcle
ne
mit
pas
terme
à
la
crise…

Les
banques,
qui
constituaient
par
elles-mêmes
une
des
forces
importantes
de
l’oligarchie,
continuaient
à
faire
rentrer
leurs
avances.
Le
groupe
de
Wall-Street
transforma
le
marché
des
stocks
en
un
tourbillon

toutes
les
valeurs
du
pays
s’écoulèrent
presque
à
zéro.
Et
sur
les
désastres
et
les
ruines
se
dressa
la
forme
de
l’Oligarchie
naissante,
imperturbable,
indifférente
et
sûre
d’elle-même.
Cette
sérénité
et
cette
assurance
étaient
quelque
chose
de
terrifiant.

Pour
atteindre
son
but,
elle
employait
non
seulement
sa
propre
et
vaste
puissance,
mais
encore
toute
celle du Trésor des États-Unis.

Les
capitaines
de
l’industrie
s’étaient
retournés
contre
la
classe
intermédiaire.

Les
associations
de
patrons,
qui
les
avaient
aidés
à
lacérer
l’organisation
du
travail,
étaient
déchirées
à
leur
tour
par
leurs
anciens
alliés.

Au
milieu
de
cet
écroulement
des
petits
financiers
et
industriels,
les
trusts
tenaient
bon.

Non
seulement
ils
étaient
solides,
mais
encore
actifs.

Ils
semaient
le
vent
sans
crainte
ni
relâche,
car
eux
seuls
savaient
comment
récolter
la
tempête
et
en
tirer
profit.

Et
quel
profit,
quels
bénéfices
énormes
 !

Assez
forts
pour
tenir
tête
à
l’ouragan
qu’ils
avaient
largement
contribué
à
déchaîner,
ils
se
déchaînaient
eux-mêmes
et
pillaient
les
épaves
qui
flottaient
autour
d’eux.

Les
valeurs
étaient
pitoyablement
et
incroyablement
ratatinées,
les
trusts
élargissaient
leurs
possessions
dans
des
proportions
non
moins
invraisemblables ; leurs
entreprises
s’étendaient
à
de
nombreux
champs
nouveaux,

et
toujours
aux
dépens
de la classe moyenne.
Ainsi
l’été
de
1912
vit
l’assassinat
virtuel
de
la
classe
intermédiaire.

Ernest
lui-même
fut
étonné
de
la
rapidité
avec
laquelle
le
coup
de
grâce
lui
avait
été
porté.

Il
hocha
la
tête
d’un
air
de
mauvais
augure
et
vit
venir
sans illusion les élections d’automne…

Dès
lors
Ernest
épingla
sa
foi
au
drapeau
de
la
révolution.
Sur
ce
point
il
se
trouvait
en
avant
de
son
parti.
Ses
camarades
socialistes
ne
pouvaient
le
suivre.

Ils
persistaient
à
croire
que
la
victoire
pouvait
être
gagnée
aux
élections.

Ce
n’est
pas
qu’ils
fussent
étourdis
par
les
coups
déjà
reçus.
Ils
ne
manquaient
ni
de
sang-froid
ni
de
courage.
Ils
étaient
incrédules,
voilà
tout.

Ernest
ne
parvenait
pas
à
leur
inspirer
une
crainte
sérieuse
de
l’avènement
de
l’Oligarchie.

Il
réussissait
à
les
émouvoir,
mais
ils
étaient
trop
sûrs
de
leur
propre
force.

Il
n’y
avait
pas
de
place
pour
l’oligarchie
dans
leur
théorie
de
l’évolution
sociale,
par
conséquent
l’oligarchie ne pouvait pas exister.

La suite

« Les hommes de bonne volonté », « La montée des périls » de Jules Romains :

Durant un siècle, l’énergie de cette banlieue n’a cessé de croître ; sa valeur vitale ; l’importance qu’elle a pour Paris ; la dépendance où elle le tient. Elle travaille pour lui d’abord, et durement. Elle est le faisceau même des servitudes qu’il suppose et impose ; le lieu des fonctions pénibles, encombrantes, puantes, bruyantes ou basses ; ce que l’on cache ; ce que l’on veut oublier ; ce dont on sait bien qu’on est de moins en moins à même de s’en passer ; l’esclave innombrable qu’on commande sans doute par des ordres qu’on lui donne, mais qui vous commande, lui, par le fait qu’il existe et qu’on ne peut plus vivre sans lui.

Peu à peu, sans que personne l’eût prémédité, ni même deviné d’avance, la banlieue Nord a vu la vie quotidienne de Paris venir se ramasser sous sa main, et à sa merci ; a vu se rassembler les forces, les substances, les moyens, sans lesquels Paris ne peut absolument pas durer comme ville, ni agir comme capitale.

Or, en même temps que cette concentration des structures matérielles, il se faisait, à l’intérieur de la masse humaine qui s’agglomérait là pour les servir, une distribution toute nouvelle de la volonté collective et des pouvoirs, un agencement sans précédent des rapports moraux, une organisation à demi souterraine de l’autorité et de l’obéissance. Une discipline ouvrière, émanée de la masse elle-même, sans prétendre supprimer pour le moment la discipline professionnelle émanée du patron, se tenait ainsi derrière, silencieuse et prête ; et si, dans le train-train de chaque jour, elle ne lui disputait pas l’usage ordinaire et purement technique des forces de tous ordres ainsi accumulées, elle se réservait d’en faire un usage solennel, fût-il simplement négatif, dans certains cas critiques, où le tout de l’ordre social serait engagé, le jour, par exemple, où les chefs du prolétariat croiraient devoir créer ou utiliser une situation révolutionnaire.

(…)

Octobre 1910 venait d’être une époque d’une grande signification. Préparée dès l’été par un pullulement de grèves locales, annoncée de plus loin par une série de mouvements, d’inspiration syndicaliste, et de tendance révolutionnaire, dont les plus imposants avaient été la grève des postiers de mars 1909, et la grève des inscrits maritimes d’avril et mai 1910, la grève générale, tant de fois décrite par les voyants, ou située par les théoriciens dans le monde excitant des mythes, venait de faire son entrée dans le monde réel.

Entrée semblable à un ouragan. Du fond du ciel chargé, le souffle accourut soudain, augmentant de violence à chaque heure, faisant trembler tout l’édifice social, donnant à ceux qui y étaient logés un frisson qu’ils ne connaissaient pas.

Le 10, les cheminots de la Compagnie du Nord déclenchaient la grève. Le 11 et le 12, elle s’étendait à tous les réseaux. Le 15, elle était généralisée, au point d’intéresser la plupart des services dont dépendait la vie de la capitale.

Pour la première fois, en somme, les deux Pouvoirs, campés l’un vis-à-vis de l’autre, en arrivaient à un véritable corps à corps. (…) Ce n’était pas encore la révolution. C’en était la répétition d’ensemble et éventuellement le prélude. Si les circonstances y aidaient, si les événements, une fois mis en branle, glissaient d’eux-mêmes vers la révolution, on pouvait penser que les meneurs ne feraient pas de grands efforts pour les arrêter sur la pente. (…)

Paris gouvernementale éprouva soudain, comme une réalité accablante qui périmait les vues de l’esprit, la présence de la banlieue Nord. Il s’aperçut que les ordres venus de lui n’avaient plus la force de franchir la zone des bureaux. (…)

La grève, commencée par les chemins de fer, avait gagné bientôt l’ensemble des transports en commun ; puis la production d’énergie. Elle atteignait, directement ou indirectement, l’alimentation. Le pain et le lait manquaient, comme la lumière.

Paris séculaire, habitué aux vieilles révolutions de rues, sentait avec autant de surprise que d’angoisse cette banlieue récente, maîtresse des machines, qu’il avait laissée croître sans y penser, procéder contre lui non par secousses coléreuses mais par étouffement. (…)

De son côté, la banlieue Nord ne mesurait peut-être pas sans stupeur l’événement immobile qu’on lui faisait accomplir. (…)

L’attitude des cheminots, soutenus par l’ensemble des travailleurs, déciderait des événements. L’enjeu était démesuré. Il s’agissait du sort de la Société tant immédiat que lointain. Mais l’avenir se trouvait encore engagé sur un autre plan. Depuis quelques années, en effet, le syndicalisme révolutionnaire avait inscrit à son programme un antimilitarisme précis, qui, s’échappant des formules creuses, des condamnations toutes verbales de la paix armée et de la guerre, envisageait contre ces fléaux une action concertée du prolétariat. (…)

Le 18, les trains remarchaient. La farine, le lait, la viande étaient distribués. En tournant les commutateurs, on voyait s’allumer les lampes. L’ouragan avait duré huit jours.

Si l’ouragan avait communiqué à Paris, et dans une certaine mesure, à quelques grandes villes, un tremblement pathétique, il avait à peine eu le temps d’être perçu au cœur des provinces… Mais ces huit jours devaient longuement agir par la suite, et même selon des voies peu apparentes ou détournées. Pas un village au fond des provinces, pas un homme, qui ne dût tôt ou tard en ressentir les effets…
Deux bourgeois industriels devisent, en train de peser les conséquences de la grève des cheminots.

L’un dit : « Les meneurs n’ont qu’un but : la révolution sociale. Les grèves, les réclamations sur tel ou tel point, c’est pour tenir leurs troupes en haleine… »

Il s’inquiète et montrant son usine : « Nous nous donnons beaucoup de mal… Ce n’est peut-être pas nous qui utiliserons ce que nous sommes en train de construire…. Je commence à me demander si nous nous en tirerons autrement que par une guerre… »

« Les raisins de la colère » de John Steinbeck :

Pluies sur terres rouges et grises de l’Oklahoma : croissance du maïs et des herbes folles puis verdure. Fin mai, les nuages se dissipent, le soleil embrase le maïs, les herbes cessent de se propager, la terre devient blanche. Juin, le soleil brille plus férocement liseré brun sur le maïs, les herbes se recroquevillent. Mi-juin, de gros nuages venus du Texas et du Golfe mais peu de pluie : taches sur le maïs. Brise légère puis vent, poussière au-dessus des champs. L’aube se lève mais pas le jour, le vent gémit sur le maïs couché. Les gens se terrent chez eux ou ne sortent qu’avec un mouchoir sur le nez, les maisons sont calfeutrées. Le vent tombe cette nuit-là. Au matin, poussière suspendue en l’air. Toute la journée, la poussière descend sur le maïs. Les hommes sortent voir leur maïs desséché ; les femmes scrutent les visages des hommes. On ne sait pas trop quoi faire mais tout va bien. Nulle infortune n’est trop dure à supporter tant que les hommes tiennent le coup. Le soleil devient moins rouge.

Ceux-là se défendaient de prendre des responsabilités pour les banques ou les compagnies parce qu’ils étaient des hommes et des esclaves, tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maîtres. Il y avait des agents qui ressentaient quelque fierté d’être les esclaves de maîtres si froids et si puissants. Les agents assis dans leurs voitures expliquaient : « Vous savez que la terre est pauvre. Dieu sait qu’il y a longtemps que vous vous échinez dessus…
 Le système de métayage a fait son temps. Un homme avec un tracteur peut prendre la place de 12 à 15 (49) familles. On lui paie un salaire et on prend toute la récolte. Nous sommes obligés de le faire. Ce n’est pas que ça nous fasse plaisir. Mais le monstre est malade. Il lui est arrivé quelque chose au monstre…

Mais l’homme-machine qui conduit un tracteur mort sur une terre qu’il ne connaît pas, qu’il n’aime pas, ne comprend que la chimie, et il méprise la terre et se méprise lui-même. Quand les portes de tôle sont refermées il rentre chez lui, et son chez-lui n’est pas la terre…

 Nous savons ça. Ce n’est pas nous, c’est la banque. Une banque n’est pas comme un homme. Pas plus qu’un propriétaire de 50 000 arpents, ce n’est pas un homme non plus. C’est ça le monstre….

La banque ce n’est pas la même chose que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait, et cependant la banque le fait. La banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger… C’est la banque, le monstre, qui est le propriétaire. Il faut partir... Le monstre n’est pas un homme mais il peut faire faire aux hommes ce qu’il veut...

Certains représentants (des propriétaires terriens et des banques) étaient compatissants parce qu’ils s’en voulaient de ce qu’ils allaient faire, d’autres étaient furieux parce qu’ils n’aimaient pas être cruels, et d’autres étaient durs parce qu’il y avait longtemps qu’ils avaient compris qu’on ne peut être propriétaire sans être dur. Et tous étaient pris dans quelque chose qui les dépassait. Il y en avait qui haïssaient les mathématiques qui les poussaient à agir ainsi ; certains avaient peur, et d’autres vénéraient les mathématiques qui leur offraient un refuge contre leurs pensées et leurs sentiments. Si c’était une banque ou une compagnie foncière qui possédait la terre, le représentant disait : « La Banque ou la Compagnie… a besoin… veut… insiste… exige… comme si la Banque ou la Compagnie étaient des monstres doués de pensée et de sentiment qui les avaient eux-mêmes subjugués. Ceux là défendaient de prendre des responsabilités pour les banques et les compagnies parce qu’ils étaient des hommes et des esclaves, tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maîtres. Il y avait des agents qui ressentaient quelque fierté d’être esclaves de maîtres si froids et si puissants. […] Et le représentant expliquait comment travaillait, comment pensait le monstre qui était plus puissant qu’eux-mêmes. Un homme peut garder sa terre tant qu’il a de quoi manger et payer ses impôts ; c’est une chose qu’il peut faire.
Oui, il peut le faire jusqu’au jour où sa récolte lui fait défaut, alors il lui faut emprunter de l’argent à la banque.

Bien sûr… seulement, vous comprenez, une banque ou une compagnie ne peut pas faire ça, parce que ce ne sont pas des créatures qui respirent l’air, qui mangent la viande. Elles respirent les bénéfices ; elles mangent l’intérêt de l’argent. Si elles n’en ont pas, elles meurent, tout comme vous mourriez sans air, sans viande.

C’est triste mais c’est comme ça. On n’y peut rien….

Alors arrivèrent les tracteurs… Un coup de volant aurait pu faire dévier la chenille, mais les mains du conducteur ne pouvaient pas tourner parce que le monstre qui avait construit le tracteur, le monstre qui avait lâché le tracteur en liberté avait trouvé le moyen de pénétrer dans les mains du conducteur, dans son cerveau, dans ses muscles, lui avait bouché les yeux avec des lunettes, l’avait muselé… avait paralysé son esprit, avait muselé sa langue, avait paralysé ses perceptions, avait muselé ses protestations. Il ne pouvait pas voir la terre telle qu’elle était, il ne pouvait pas sentir ce que sentait la terre ses pieds ne pouvaient pas sentir ce que sentait la terre ; ses pieds ne pouvaient pas fouler les mottes ni sentir la puissance de la terre. Il était assis sur un siège de fer, les pieds sur des pédales de fer. Il ne pouvait pas célébrer, abattre, maudire ou encourager l’étendue de son pouvoir, et à cause de cela, il ne pouvait pas se célébrer, se (53) fustiger, se maudire ni s’encourager lui-même. Il ne connaissait pas, ne possédait pas, n’implorait pas la terre. Il n’avait pas foi en elle. »… « Il n’aimait pas plus la terre que la banque n’aimait la terre…

On ne peut plus vivre de sa terre maintenant, à moins qu’on ait 2, 5, 10 000 arpents et un tracteur… Peut-être qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes. Comme vous dites, c’est peut-être la propriété qui est en cause…

… ils voulaient rester là et tenir tête quand la banque a envoyé son tracteur labourer la ferme. Ton Grand-père était planté là avec son fusil, et il a bousillé les phares de leurs sacrée chenille, mais ça ne l’a pas empêchée de s’amener. Ton Grand-père ne voulait pas tuer le gars qui la conduisait. C’était Willy Feeley, et Willy le savait, alors il s’est amené tout simplement et il a foutu un gnon à la maison et il l’a secouée comme un chien secoue un rat. Ben, ça lui a fait quelque chose à Tom. Ça le ronge en dedans, comme qui dirait. C’est plus le même homme, depuis...

Vous n’avez rien. D’ici peu de temps vous vous mettrez en route vous aussi. Et c’est pas les tracteurs qui vous feront foutre le camp. Ce sera les jolis dépôts d’essence jaunes autour des villes. Les gens se déplacent, dit-il, avec un peu de honte. Et vous vous déplacerez aussi…

Il a fallu partir, prendre la route… L’endroit où qu’on vit c’est ça qui est la famille. On n’est pas soi-même quand on est empilés dans une auto tout seul sur une route...

La Nationale 66 est la grande route des migrations. 66… le long ruban de ciment qui traverse tout le pays, ondule doucement sur la carte du Mississipi jusqu’à Bakersfield… à travers les terres rouges et les terres grises, serpente dans les montagnes, traverse la ligne de partage des eaux, descend dans le désert terrible et lumineux d’où il ressort pour de nouveau gravir les montagnes avant de pénétrer dans les riches vallées de Californie. La 66 est la route des réfugiés, de ceux qui fuient le sable et les terres réduites, le tonnerre des tracteurs, les propriétés rognées, la lente invasion du désert vers le nord, les tornades qui hurlent à travers le Texas, les inondations qui ne fertilisent pas la terre et détruisent le peu de richesses qu’on y pourrait trouver. C’est tout cela qui fait fuir les gens, et par le canal des routes adjacentes, les chemins tracés par les charrettes et les chemins vicinaux creusés d’ornières les déversent sur la 66. La 66 est la route-mère, la route de la fuite... Où vont-ils ? Qu’est-ce qu’ils vont faire ? » « - Ils font comme nous, dit Tom. Ils vont chercher un endroit pour y vivre…

Nous sommes trop contents de vous aider. Y a longtemps que je ne m’étais pas sentie… aussi… en sécurité. Les gens ont besoin de ça… de se rendre service… Je me suis mis à réfléchir comme quoi on était saint que lorsqu’on faisait partie d’un tout, et l’humanité était sainte quand elle n’était qu’une seule et même chose. Et on perdait la sainteté seulement quand un misérable petit gars prenait le mors aux dents et pariait où ça lui chantait, en ruant, tirant, luttant. C’est les gars comme ça qui foutent la sainteté en l’air. Mais quand ils travaillent tous ensemble, pas un gars pour un autre gars comme qui dirait attelé à tout le bazar… ça c’est bien, c’est saint. Et puis je me suis mis à penser que je ne savais même pas ce que je voulais dire par le mot saint...

Y a des cas où qu’y a pas moyen de suivre la loi, dit Pa. De la suivre en se comportant de façon convenable, tout au moins. C’est souvent qu’ ça arrive. Quand Floyd Beau- Gosse était en liberté et qu’il était déchaîné sur le pays, la loi disait qu’il fallait le livrer… ben, personne ne l’a fait. Y a des fois qu’il faut tourner la loi. Et je maintiens que j’ai le droit d’enterrer mon propre père…

 Nom de Dieu ! Regardez ! s’écria-t-il.

Les vignobles, les vergers, la grande vallée plate, verte et resplendissante, les longues files d’arbres fruitiers et les fermes. Et Pa dit :

Dieu Tout-Puissant !

Les villes dans le lointain, les petits villages nichés au creux des vergers et le soleil matinal qui dorait la vallée. Une voiture klaxonna derrière eux. Al se rangea au bord de la route.

Je veux voir ça.

Les champs de céréales, dorés à la lumière du matin, les rangées de saule et les rangées d’eucalyptus.

Pa soupira :

- Dieu tout-puissant ! ... J’aurais jamais cru que ça pouvait exister, un pays aussi beau….

On a eu la vie dure ici. Là-bas, naturellement, ça n’sera pas pareil… y a de l’ouvrage tant qu’on en veut, et tout est joli et vert, avec des petites maisons blanches et des orangers tout autour...

Pa sort un prospectus orange de son porte-monnaie : « On embauche pour la cueillette des pois en Californie. Gros salaires en toutes saisons. On demande 800 journaliers. »

Tout ça me paraît trop beau. Ça me fait peur. J’ai pas confiance. Je crains qu’il n’y ait une attrape quelque part… un gars qu’il a connu et qui venait de Californie disait que les gens qui cueillent les fruits vivent dans des campements très sales et qu’ils ont à peine de quoi manger. Il disait que les salaires sont bas, quand on a la chance d’en toucher…

« - Attendez d’avoir vu le type qui fabrique des prospectus. Vous le verrez, ou bien vous verrez un gars qui travaille pour lui. Vous camperez dans un fossé, vous et cinquante autres familles. Et il viendra regarder dans votre tente pour voir si vous avez encore quelque chose à manger. Et si vous n’avez plus rien, il vous dira : « Vous avez du courage ? » et vous direz : « Ben certainement. Sûr que je vous serai bien obligé si vous me mettez à même de faire quelque chose. » Et il dira : « J’ pourrais vous employer. » Et vous direz : « Alors quand c’est-il que je commence ? » Et il vous dira où c’est que faut que vous alliez, et à quelle heure, et puis il s’en ira. Il a peut-être besoin de deux cents hommes et il parle à cinq cents, et eux le disent à d’autres et quand vous vous présentez, vous en trouvez mille qui sont là à attendre. Et le gars vous dit : j’ donne vingt cents de l’heure. » Alors y en a la moitié qui s’en vont, disons. Mais il en reste encore cinq cents qui crèvent tellement de faim qu’ils resteraient à travailler pour un quignon de pain. Ce gars-là, vous comprenez, il a un contrat qui l’autorise à faire cueillir les pêches ou… cueillir le coton. Vous comprenez maintenant ? Plus il se présente de gars et plus ils ont faim, moins il est obligé de les payer. Et s’il peut il embauchera un type avec des gosses parce que… Oh ! et puis nom de Dieu j’avais dit que je dirais rien pour vous inquiéter. »

« - Eh ben ! si vous tenez vraiment à le savoir, je peux vous dire que vous avez affaire à quéqu ‘un qui s’est informé et qu’a réfléchi à la question. Pour un beau pays, c’est un beau pays ; seulement, il a été volé… y a longtemps de ça. Vous traversez le désert et vous arrivez par là, du côté de Bakersfield. Eh bien, vous n’avez jamais rien vu d’aussi beau de vot’ vie… rien que des vergers et de la vigne… le plus joli pays qu’il est possible de voir. Et partout où que vous passerez, c’est rien que de la bonne terre bien plate, avec de l’eau à moins de trente pieds en dessous, et tout ça est en friche. Mais vous pouvez vous fouiller pour en avoir, de cette terre. C’est à une Société de pâturages et d’élevage. Et s’ils ne veulent pas qu’on la travaille, elle ne sera pas travaillée. Si vous avez le malheur d’entrer là-dedans et d’y mettre un peu de maïs, vous allez en prison. » (286) […] « - C’est comme je vous le dis. De la bonne terre, et personne n’y touche. Il y déjà de quoi vous retourner les sangs. Mais attendez, c’est pas tout. Les gens vont vous regarder d’un drôle d’œil L’air de vous dire : « T’as une tête qui ne me revient pas, s’pèce d’enfant de cochon. » Puis il y aura des shérifs et des shérifs adjoints qui vont vous mener la vie dure. S’ils vous trouvent à camper sur le bord de la route, ils vous feront circuler. Vous verrez à la tête des gens combien ils peuvent vous détester. Eh bien, moi j’vais vous dire : s’ils vous détestent, c’est parce qu’ils ont peur. Ils savent qu’un homme qu’a faim, faut qu’il trouve à manger quand bien même il devrait le voler. Ils savent bien que toute cette terre en friche, quelqu’un viendra la prendre. Sacré bon Dieu ! On ne vous a pas encore traité d’ « Okie » ? » Tom ne sait pas de quoi il s’agit. « - Ben, dans le temps, c’était un surnom qu’on donnait à ceux de l’Oklahoma. Maintenant, ça revient à vous traiter d’enfant de putain. Etre un Okie, c’est être ce qu’il y a de plus bas su terre. En soi, ça ne veut rien dire. Mais ce que je vous dirai ou rien, c’est pareil. Faut y aller voir vous-mêmes. Paraît qu’il y a quéqu’chose comme 300 000 des nôtres, là-bas, et qu’ils vivent comme des bêtes, à cause que toute la Californie, c’est à des propriétaires. Il ne reste plus rien. Et les propriétaires se cramponnent tant qu’ils peuvent, et ils feraient plutôt massacrer tout le monde que de lâcher leur terre. Ils ont peur, et c’est ça qui les rend mauvais. Faut aller voir ça. Faut entendre ce qui se dit. Le plus beau pays qui se puisse voir, sacré nom de nom ! Mais ces gens-là, ils ont tellement la frousse qu’ils ne sont même pas polis entre eux. »

« - Jamais vous n’aurez de travail à demeure. Faudra que vous alliez tous les jours chercher de quoi gagner vot’croûte. Et tout le temps avec des gens qui vous regarderont d’un sale œil. Cueillez du coton et vous serez sûr que la balance est faussée. Y en a qui le sont et y en a qui ne le sont pas. Mais, à votre idée, elles le seront toutes, et vous ne saurez pas lesquelles. De toute façon, vous ne pourrez rien y faire. »

« Ces sacrés Okies de malheur, ils n’ont pas un sou de jugeote, et pas un grain de sentiment. C’est pas des êtres humains ces gens-là, moi j’te le dis. Jamais un être humain ne supporterait une crasse et une misère pareilles. Ils valent pas mieux que des chimpanzés. " (309) « Ils sont tellement abrutis qu’ils ne se rendent pas compte que c’est dangereux. Oh ! et puis, quoi, bon Dieu, ils sont peut-êt’ très contents de leur sort. Ils sont comme ils sont et ils n’en savent pas plus long. A quoi bon se tracasser ? ».

Alors des hommes armés de lances d’arrosage aspergent de pétrole les tas d’oranges, et ces hommes sont furieux d’avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d’affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées. Et l’odeur de pourriture envahit la contrée. On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s’infiltre dans le sol. Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement. Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d’arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès : mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu’il faut la pousser à pourrir. Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent ; ils s’amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. (…)

Et craignez le temps où les grèves s’arrêteront cependant que les grands propriétaires vivront... car chaque petite grève réprimée est la preuve qu’un pas est en train de se faire. Et ceci encore vous pouvez le savoir... Craignez le temps où l’Humanité refusera de souffrir, de mourir pour une idée, car cette seule qualité est le fondement de l’homme même, et cette qualité seule est l’homme, distinct dans tout l’univers. (…)

Des hommes capables de réussir des greffes, d’améliorer les produits, sont incapables de trouver un moyen pour que les affamés puissent en manger. Les hommes qui ont donné de nouveaux fruits au monde sont incapables de créer un système grâce auquel ces fruits pourront être mangés. (…)

Les travailleurs des champs, les propriétaires des petits vergers, surveillent et calculent. L’année sera bonne. (...) Les hommes qui travaillent dans les fermes-témoins ont créé de nouvelles espèces de fruits. (...)

Et sans relâche ils poursuivent leurs travaux, sélectionnent, greffent, alternent les cultures, arrachant à la terre son rendement maximum. Les cerises mûrissent les premières. Un cent et demi la livre. On ne peut pas les cueillir à ce tarif là. Cerises noires et cerises rouges, à la chair juteuse et sucrée ; les oiseaux mangent la moitié de chaque cerise et les guêpes viennent bourdonner dans tous les trous faits par les oiseaux. (...)

Puis c’est le tour des prunes rouges de s’adoucir et de prendre de la saveur. Bon sang ; on ne peut pas les faire cueillir, sécher et soufrer. Pas moyen de payer des salaires, aussi bas soient-ils. Alors les prunes rouges tapissent le sol. (...) Les petits fermiers voyaient leurs dettes augmenter, et derrière les dettes, le spectre de la faillite. Ils soignaient les arbres mais ne vendaient pas la récolte ; ils émondaient, taillaient, greffaient et ne pouvaient pas faire cueillir les fruits. (...)

Ce vignoble appartiendra à la banque. Seuls les grands propriétaires peuvent survivre, car ils possèdent en même temps les fabriques de conserves. Et quatre poires épluchées, cuites et emboîtées, coûtent toujours quinze cents ; Et les poires en conserve ne se gâtent pas. Elles se gardent des années. (...)

Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doit être détruit pour que se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres. (….)

Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures. J’ai parcouru tout le pays. Tout le monde se pose la même question. Où allons-nous ? Il me semble que nous n’allons jamais nulle part. On va, on va. On est toujours en route. Pourquoi les gens ne réfléchissent-ils pas à tout ça ? Tout est en mouvement, aujourd’hui. Les gens se déplacent. Nous savons pourquoi et nous savons comment. Ils se déplacent parce qu’ils ne peuvent faire autrement. C’est pour ça que les gens se déplacent toujours. Ils se déplacent parce qu’ils veulent quelque chose de meilleur que ce qu’ils ont. Et c’est le seul moyen de l’avoir. Du moment qu’ils en veulent et qu’ils en ont besoin, ils iront le chercher. (…)

Man dit, d’un ton d’apaisement : Il faut avoir de la patience. Voyons Tom… nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là seront morts depuis longtemps. Comprends donc, Tom. Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours.

 Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps.

 Je sais. (Man eut un petit rire.) C’est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s’éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront...

 J’ t’ai pas entendue causer autant, fit-il.

 J’ai jamais eu autant de raisons de le faire...

Les émigrants déferlaient sur les grands routes et la faim était dans leurs yeux et la détresse était dans leurs yeux. Ils n’avaient pas d’arguments à faire valoir, pas de méthode ; ils n’avaient pour eux que leur nombre et leurs besoins. Quand il y avait de l’ouvrage pour un, ils se présentaient à dix – dix hommes se battaient à coups de salaires réduits.

Si ce gars-là travaille pour trente cents, moi je marche à vingt-cinq.

Il accepte vingt-cinq ? Je le fais pour vingt.

Attendez… c’est que j’ai faim, moi. Je travaille pour quinze cents. Je travaille pour la nourriture. Si vous voyez les gosses, dans quel état ils sont – ils ont des espèces de clous qui leur poussent ; à peine s’ils peuvent remuer. Leur ai donné des fruits tombés et maintenant ils ont le ventre enflé. Prenez-mi, je travaillerai pour un morceau de viande.

Bonne affaire. Les salaires baissaient et les cours se maintenaient. Les grands propriétaires se frottaient les mains et envoyaient de nouveaux paquets de prospectus pour faire venir encore plus de monde. Les salaires baissaient sans faire tomber les prix.

Là-dessus, les grands propriétaires et les sociétés foncières eurent une idée de génie : un grand propriétaire achetait une fabrique de conserves, et dès que les pêches et les poires étaient mûres, il faisait baisser les cours au-dessous du prix de revient. Et en qualité de fabricant, il se vendait à lui-même les fruits au cours le plus bas et prenait son bénéfice sur la vente des fruits en conserve. Mais les petits fermiers qui n’avaient pas de fabrique de conserves perdaient leurs fermes au profit des grands propriétaires, des Banques et des Sociétés propriétaires de fabriques. Les petites fermes se raréfiaient de plus en plus…

Les vergers regorgeaient de fruits et les routes étaient pleines d’affamés. Les granges regorgeaient de produits et les enfants des pauvres devenaient rachitiques et leur peau se couvrait de pustules.Les grandes Compagnies ne savaient pas que le fil est mince qui sépare la faim de la colère. Au lieu d’augmenter les salaires, elles employaient l’argent à faire l’acquisition de grenades à gaz, de revolvers, à embaucher des surveillants et des marchands, à faire établir des listes noires, à entraîner leurs troupes improvisées. Sur les grand-routes, les gens erraient comme des fourmis à la recherche de travail, de pain. Et la colère fermentait...

Il était tard quand Tom Joad s’engagea dans un chemin de traverse à la recherche du camp de Weedpatch. Quelques lumières brillaient ça et là dans la campagne. Derrière eux, une tache lumineuse au ciel indiquait seule la direction seule la direction de Bakersfield. Le camion poursuivait sa route cahin-caha, effarouchant les chats dans leur chasse nocturne. A un carrefour, se dressait un petit groupe de bâtiments de bois peints en blanc…

 Dites donc, vous n’auriez pas de place pour nous ?

 Y a un campement de libre. Combien vous êtes ?
Tom compta sur ses doigts…

 Eh bien ! j’ crois qu’on va pouvoir vous loger… Suivez cette allée jusqu’au bout et tournez à droite. Vous serez au pavillon sanitaire numéro quatre.

 Qu’est-ce que c’est que ça ?

 Cabinets, douches et lavabos.

Man demanda :

 Y a des lavabos… avec l’eau courante ?

 Je comprends.

 Oh ! Dieu soit loué, fit Man…

 Vous verrez le Comité du camp demain. Ils vous diront comment ça se pratique ici et vous mettront au courant du règlement.

 Hé ! mais dites donc… , fit Tom, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ce Comité ?

Le veilleur de nuit s’installa confortablement sur sa chaise.

 Ça marche pas mal. Il y a cinq pavillons sanitaires. Chaque pavillon élit son délégué au Comité central. Et c’est le Comité qui fait la loi. Quand le Comité décide quelque chose, il faut s’incliner.

 Et s’ils devenaient vaches ?

 Eh ben, vous pouvez les renverser aussi facilement que vous les avez élus. Ils ont fait du bon travail…

Tom se mit à rire et demanda :

 Alors, comme ça, les gars qui dirigent le camp, c’est simplement des gars qui campent ici ?

 Bien sûr ; Et ça marche. Le Comité central assure l’ordre et fait les règlements. Et puis il y a le comité des dames. Elles s’occupent des gosses et de la question sanitaire…

 J’ai entendu parler de vot’ Comité central, dit Tom. Alors comme ça, vous en êtes ?

 Parfaitement, répondit Wilkie. Et c’est une drôle de responsabilité. Tous ces gens, pensez donc. Nous faisons not’ possible. Et tous les gens du camp font leur possible. Si seulement tous ces gros fermiers cessaient de nous empoisonner l’existence, ça serait du main béni… Not’ camp, c’est ni plus ni moins qu’une organisation. Les gens se gouvernent eux-mêmes. Ils sont contents. Nous avons le meilleur orchestre à cordes de toutes la région. Et un petit compte en magasin pour ceux qui n’ont pas de quoi.Cinq dollars ; ils ont le droit de s’acheter jusqu’à cinq dollars de provisions. Le camp les garantit…

 Vous avez vu ce qu’il y avait dans le journal à propos de ces agitateurs, là-haut à Bakersfield ?

 Oui, répondit Wilkie. Ils disent tout le temps ça.

- Eh bien ! j’y étais. Y avait pas d’agitateurs. Des rouges comme ils les appellent. Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ces rouges, bon Dieu ?

Timothy aplanit un petit monticule dans le fond de la tranchée. Les poils hérissés de sa barbe luisaient au soleil :

 Y a un tas de gens qui aimeraient bien savoir ce que c’est que ces rouges. (Il se mit à rire.) Un gars de chez nous l’a découvert, ce que c’était… Un nommé Hines, l’a quéq’ chose comme trente mille arpents de pêches et de la vigne, une usine de conserves et un pressoir. Toujours est-il qu’il n’arrêtait pas de parler de ces salauds de rouges. « Ces salauds de rouges, ils mènent le pays à sa perte » qu’il disait ; et aussi : « Faut les foutre dehors, ces cochons de rouges. » Et il y avait un jeune gars qui venait juste d’arriver de l’Ouest et qu’était là à l’écouter et un beau jour, il fait : « M’sieu Hines, y a pas longtemps que j’ suis là ; j’ suis pas bien au courant, qu’est-ce que c’est au juste que ces salauds de rouges ? »

Alors Hines lui dit comme ça : « Un rouge, c’est n’importe quel enfant de garce qui demande trente cents de l’heure quand on en paie vingt-cinq ! » Alors voilà le petit gars qui réfléchit un bout, qui se gratte la tête et qui dit : « Mais nom d’un chien, m’sieu Hines, j’ suis pas un enfant de garce, mais si c’est ça un rouge, eh ben moi, je veux avoir trente cents de l’heure. Tout le monde le veut. Eh bon Dieu, alors on est tous des rouges, m’sieu Hines. » (…)

Pa dit :

 Il va se produire du nouveau. Je ne sais pas quoi au juste. Peut-êt’ que nous ne serons pas là pour le voir. Mais ça va changer. Il y a une espèce de malaise dans l’air. Les gens ne savent plus où ils en sont, tellement ils sont inquiets…

 J’ sais pas, mais ça va changer, comme vous le dites. Quelqu’un me disait ce qu’est arrivé à Akron, dans l’Ohio. Des sociétés de caoutchouc. Elles ont fait venir des gens de la montagne, à cause qu’ils se font payer cher. Et v’là-t-y pas que ces gars de la montagne, ils se mettent à s’inscrire à un Syndicat. A ce moment-là, vous parlez d’un chambard ! V’là tous ces boutiquiers, tous ces légionnaires et toute cette clique qui se mettent à faire l’exercice et à gueuler : « Au rouge ! » Et ils ne voulaient plus voir de Syndicat à Akron, et ils allaient balayer tout ça…

 Tout ça se passait en mars dernier, et v’là qu’un beau dimanche, cinq mille de ces gaillards de la montagne montent au concours de tir, aux portes de la ville. Cinq mille qu’ils étaient. Et ils ont simplement défilé à travers la ville avec leurs fusils. Et une fois qu’ils ont eu fini leur concours de tir, ils l’ont retraversée en revenant. Et c’est tout ce qu’ils ont fait. Eh ben, vous me croirez si vous voulez, mais il n’y a pas eu la moindre histoire depuis… Les boutiquiers s’en sont retournés à leurs boutiques, et personne n’a été matraqué, ni enduit de goudron et de plumes, et personne n’a été tué…

 Ouais, dit Tom, T, sais Man, j’ai réfléchi un sacré bout à la question – à me dire que les nôtres vivaient comme des cochons avec toute cette bonne terre qu’était en friche, ou dans les mains d’un type qu’en a p’ têt’ bien un million d’arpents, pendant que plus de cent mille bons fermiers crèvent de faim. Et je me suis dit que si tous les nôtres s’unissaient tous ensemble et commençaient à gueuler comme les autres à la grille l’aut’ jour – et ils n’étaient que quèqu’ z’ uns, note bien, à la ferme Hooper…

Man dit :

 Tom, tu seras pourchassé, traqué et coincé comme le garçon des Floyd.

 Ils me pourchasseront de toute façon. Ils pourchassent tous les nôtres… Je serai toujours là, partout, dans l’ombre. Partout où tu porteras les yeux. Partout où il y aura une bagarre pour que les gens puissent avoir à manger, je serai là. Partout où il y aura un flic en train de passer un type à tabac, je serai là. Si c’est comme Casy le sentait, eh ben dans les cris des gens qui se mettent en colère parce qu’ils n’ont rien dans le ventre, je serai là, et dans les rires des mioches qu’ont faim et qui savent que la soupe les attend, je serai là. Et quand les nôtres auront sur leurs tables ce qu’ils auront planté et récolté, quand ils habiteront dans les maisons qu’ils auront construites… eh ben, je serai là. Comprends-tu ? (…) Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route dans la direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans un fossé et une autre famille s’amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le noeud. Vous qui n’aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe de ce que vous craignez. Voilà le zygote. Car le "J’ai perdu ma terre" a changé ; une cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : "Nous avons perdu notre terre." C’est là qu’est le danger, car deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés qu’un seul. Et de ce premier "nous" naît une chose encore plus redoutable : "J’ai encore un peu à manger" plus "Je n’ai rien". Si ce problème se résout par "Nous avons assez à manger", la chose est en route, le mouvement a une direction. Une multiplication maintenant, et cette terre, ce tracteur sont à nous. Les deux hommes accroupis dans le fossé, le petit feu, le lard qui mijote dans une marmite unique, les femmes muettes, au regard fixe ; derrière, les enfants qui écoutent de toute leur âme les mots que leurs cerveaux ne peuvent pas comprendre. La nuit tombe. Le bébé a froid. Tenez, prenez cette couverture. Elle est en laine. C’était la couverture de ma mère... prenez-la pour votre bébé. Voilà ce qu’il faut bombarder. C’est le commencement... du "Je" au "Nous"…

« Le faubourg des coups-de-trique » de Alain Gerber :

Les gens du faubourg n’étaient pas des gens qui comptent. Mais ce n’était pas n’importe qui : c’était nous. On avait notre façon d’être et de considérer les choses. On parlait à notre manière. On avait nos idées. Ce qui n’allait pas, c’est qu’on avait honte de nous-mêmes. On ne pouvait pas s’en empêcher. Entre nous, bien sûr, on faisait les fiers ; il ne fallait pas trop nous chercher. Mais dans son for intérieur, chacun savait ce qu’il en était. Les enfants entendaient la sirène de l’usine pour leurs pères ; ils savaient qu’un jour, elle sifflerait pour eux. Gentil nous le répétait assez : « Un homme qui obéit à une sirène, qui se met en marche d’un certain côté quand il entend une sirène, est-ce que c’est un homme ? » On savait cela. On savait que lorsque le travail d’un homme n’est pas à lui, cet homme n’est pas chez soi dans ce monde. Nulle part, il n’est chez soi ; il a honte. Il regrette de n’être pas simplement quelqu’un qui gratte la terre et court les bois pour sa nourriture. Seulement, les légumes ne poussent pas entre les rails du tram, ni dans le mâchefer au fond de la rue fermée par un mur. Nous étions ici, nous n’étions pas ailleurs. Tout ce qui nous restait, c’était de louer des jardins.

Notre histoire n’est, elle n’est pas bien compliquée. On est venus dans les villes. Nos parents sont venus. Ou leurs parents. Ils ont quitté la terre quand elle s’est mise à sécher. Ils n’avaient plus rien à vendre, alors ils se sont vendus. Mais ils n’ont pas fait une bonne affaire. Sans qu’ils s’en aperçoivent, ils nous ont vendu avec, et nos enfants, et ainsi de suite jusqu’à ce que les nôtres se rachètent. Je ne sais pas comment ils feront. Ils diront qu’ils en ont assez et ils iront détraquer la sirène.

Ils iront ou ils n’iront pas, c’est selon. Tout dépend de ce qu’il leur restera de colère. Nous sommes si fatigués parfois. Nos goûts sont simples. Nous ne demandons pas la lune. Mais ceux qui possèdent les maisons, les usines, les jardins, les autos, le nom des rues, le Luxhof, ceux-là affirment que nous ne sommes pas raisonnables. Ils disent que se tourner les pouces n’est quand même pas un idéal ; que tout le monde ne peut pas songer à avoir la belle vie, autrement ce sera la pagaille et le marasme. C’est qu’ils voient loin ! Nous, on est comme des gosses qui ont envie de tout ce qui brille, de tout ce qu’ils aperçoivent dans les vitrines. Nous ne savons pas faire la part des choses. Eux, ce n’est pas pareil. Ils ont examiné la situation, ils ont fait leurs calculs : l’heure n’est pas aux récriminations, c’est le moment de se serrer les coudes. Plus tard, on verra.

Ils ont les pieds sur terre, eux. Ils regardent plus loin que le bout de leur nez. Ils savent ce qui est le mieux pour nous – ce qui n’est pas toujours notre propre cas, nous devons bien en convenir. Cela dit, ils ont confiance en nous. Le Français a toujours été un peu frondeur, n’est-ce pas ? Mais on peut compter sur lui quand l’heure est grave. Ah ! nous sommes bien sympathiques au fond. Primesautiers, rêveurs, généreux, bien sûr, c’est la plus belle des qualités – mais si peu réalistes ! (…)

Nous croyons que les problèmes se règlent comme ça, en claquant des doigts ! Nous croyons qu’une société moderne, attachée à la justice et au progrès, se construit en allant discutailler au café, chez le Chpaniaque ! Ah si seulement ! Si seulement c’était aussi facile que cela, mes bons amis !

Ils s’apitoient sur nous. Ils trouvent que nous sommes touchants avec nos conceptions naïves, nos châteaux en Espagne. Ils décident de tout nous expliquer une bonne fois, comme à des personnes sensées, de nous livrer le fond de leur cœur, de mettre cartes sur table. Un soir, ils nous réunissent dans la cour. Ils ouvrent grande la fenêtre de leur bureau et voici ce qu’ils nous disent, les pouces passés dans leur gilet, avec un état-major d’ingénieurs aligné derrière eux, qui se racle la gorge sans nécessité : « Si je partageais mes bénéfices personnels entre vous tous, savez-vous ce que chacun recevrait ? (Long silence.) De quoi acheter un paquet de tabac chaque mois ! Un paquet ! (Ils agitent une liasse de papiers au dessus de leur tête.) Nous avons fait les comptes, vous pouvez vérifier ! (Ils deviennent graves ; ils nous regardent l’un après l’autre, du moins les cinq ou six premiers.) Et qui pourrait dire, mes amis, qui pourrait dire si l’usine, la « boite » comme vous dites (bref sourire vite effacé), si la « boite » privée de son, comment dire ?, de celui… enfin, s’il n’y avait pas quelqu’un qui se décarcasse pour elle à l’extérieur, afin d’obtenir des commandes et ainsi de suite – ce n’est pas facile allez ! – qui pourrait dire si elle ne serait pas obligée de mettre la clef sous la porte, la « boite » ? »
Ils attendent. Et comme personne ne souffle mot, ils se mettent à sourire, de plus en plus largement. Ils se tournent vers les ingénieurs, qui répondent aussitôt à ce sourire, commencent à se tortiller et même à rigoler de bon cœur, parce que ce que le vieux singe a dit c’est tout de même la vérité, que voulez-vous ! Puis ils nous regardent à nouveau, lèvent les bras, font des gestes de chef d’orchestre et lancent d’une voix paternelle :

« Allez, mes amis ! Il n’est pas tout à fait six heures, mais ce soir vous pouvez partir. Allez réfléchir tranquillement à ce dont nous venons de discuter. – Vous rattraperez les dix minutes demain matin. » (…)
Puis Belfort a fait la grève : si l’on avait gagné les élections, ça n’était pas pour que tout reste comme avant. Il fallait que Blum, tout Blum qu’il était, s’enfonce bien ça dans le crâne. Si on l’avait mis là où il était aujourd’hui, ça n’était pour le plaisir de le voir poser devant les photographes avec son cabinet. C’était parce qu’on voulait que ça change. Et comme ça ne changeait pas assez vite à notre gré, on a décidé de se mettre en grève, pour rappeler au gouvernement qu’on était toujours là et qu’il était en dette avec nous autres.

Ça a débuté le 11 juin, un jeudi. Chez Peugeot, à Sochaux, ils avaient débrayé à dix heures le matin. L’Alsthom a attendu treize heures trente. Puis il y a eu les cent trente ouvriers du tissage Wilhelm, rue de la Croix-du-Tilleul ; vers sept heures du soir, ceux du Gaz et de l’Electricité s’y sont mis à leur tour. En fait, ça grévouillait un peu partout. Même Vermot, à Châtenois, se vit proprement lâché par son personnel trié sur le volet. Ils avaient bonne mine, tiens ! lui et son état-major de Croix-de-Feu et de Volontaires Nationaux… Ceux de la République de l’Est serraient tellement les fesses qu’ils osaient à peine parler des grèves. Tout ce qu’ils trouvaient à dire, en trois lignes dans un petit coin, c’est que ça n’était pas grave et que tout allait s’arranger. « Rien de tragique, écrivaient-ils. L’entente reste facile. »
Je te crois ! A l’Alsthom, comme dans beaucoup d’autres endroits, on ne s’était pas contentés de se croiser les bras. On occupait l’usine, les patrons claquemurés dans leurs bureaux. Ce qu’on faisait là s’appelle la grève sur le tas, qui n’est pas une grève d’enfants de cœur….
On n’avait pas mis longtemps pour s’organiser. On prenait ses aises, prévoyant qu’il y en aurait pour un petit bout de temps.

Le premier soir, dans l’usine occupée, beaucoup d’entre nous se tenaient prêts à entreprendre une grève de cent ans et ne doutaient pas de l’issue fatale. On taperait le carton et on jouerait au piano à bretelles jusque-là, voilà tout.

Nous n’avions pas le moins du monde l’intention de caler. Et si Hochtetter, notre directeur, était un tant soit peu finaud, il pouvait s’en rendre compte rien qu’à nous zieuter à la traître derrière son carreau. Nous lui avions fait connaître nos conditions, qui étaient en gros les mêmes qu’un peut partout ailleurs, sauf qu’en plus, on voulait qu’il renvoie celui que « Germinal » appelait, non sans raison, le « véritable chien de garde de l’usine ». Ce client-là vous aurait tiré les os du corps pour en faire des castagnettes, s’il avait pu penser que la direction y trouverait son compte ! Toujours à vous harceler, à fouiner, à entreprendre les gars pour qu’ils se nomment les uns les autres. Le Cugnet, à côté de lui, faisait figure de bon samaritain ! Il y a des copains qui se foutaient de tout, mais ils faisaient la grève avec nous uniquement dans l’espoir de le voir faire son paquet et s’envoler d’ici. Dans certains ateliers, on avait composé de petites chansons pour célébrer ses mérites. Mais bien entendu, c’étaient de ces amabilités qu’on se glisse dans le tuyau de l’oreille ou qu’on garde précieusement pour le Chpaniaque quand on est entre nous. Tandis qu’à présent, on les braillait à travers toute l’usine et vous pouvez être sûr que l’autre mal blanc n’en perdait pas une miette et faisait dans sa culotte au fond d’un placard.

On ne lui aurait pas fait de mal, remarquez bien. On ne lui en voulait plus, maintenant qu’on pouvait lui sortir ses quatre vérités. On désirait seulement qu’il prenne ses cliques et ses claques et qu’il aille se faire pendre ailleurs.

Le vendredi, pour nous, ce fut le grand jour. La cour de l’usine avait des allures de kermesse. On n’aurait jamais imaginé que tellement de gens savaient jouer de l’accordéon…

Le 13 juin, qui était donc un samedi, la grève sur le tas prit fin à l’Alsthom, bien qu’on n’ait pu obtenir d’Hochtetter qu’il renvoie son chien de garde. Ça continuait chez Schwob, au Valdoie et dans le Bâtiment ; à la teinturerie Steiner, ça ne faisait que commencer. Mais pour nous, la grève était terminée et ça tombait bien, parce qu’on avait tellement de points d’affilée à la belote qu’on ne pouvait plus voir les cartes en peinture. Et puis c’était demain dimanche. Un dimanche où l’on allait pouvoir fêter une victoire qui était vraiment la nôtre….

On commençait à former le cortège. Ça n’était guère facile, à cause de tous ces gens qui étaient venus là pour marcher ensemble derrière la musique, même ceux qui avaient leur vélo et qui le tiendraient à la main jusqu’à la place de la République….

Théo était sorti de la maison, de sa rue, de son quartier, et il était allé en ville montrer qu’il existait vraiment, ce que les riches ont parfois tendance à oublier. Ils oublient que nous sommes des gens ; ils croient que nous servons seulement à faire tourner les usines de l’autre côté de la voie de chemin de fer, tout là-bas, à des milliards de kilomètres du faubourg de Montbéliard, nous livrant à des tâches que nous refuserions d’exécuter si nous n’étions pas des brutes obtuses…
On l’aura aimé ce faubourg. Il nous en aura fait voir mais on l’aura aimé. 36 est venu, c’était la fête, on défilait sous les fenêtres des riches. Massées en queue de cortège, les années noires attendaient. On n’a plus vu qu’elles pendant je ne sais combien de temps….
On disait : non, il n’y aura pas la guerre, la dernière nous a fait trop mal et, au bout du compte, personne n’y a gagné. Pourtant, il allait y avoir la guerre. Personne ne voulait l’admettre, mais ça se voyait comme un cochon au milieu d’un salon.

« La Maison du peuple » de Louis Guilloux

Un soir, Le Brix était venu le voir, comme d’habitude, la journée faite. Kernevel somnolait. Le Brix avait doucement posé sur la table de nuit quelques oranges et s’était retiré sans bruit. Kernevel n’avait pas bougé. Il avait bien entendu son camarade, mais, se croyant sur le point de s’endormir, il ne l’avait pas appelé. Or le sommeil ne vint pas. Quelques instants après le départ de Le Brix, Jean Kernevel se retourna dans son lit et ouvrit les yeux. La lampe était allumée. C’était la fin d’une journée d’octobre, silencieuse, brouillée de pluie. Il regretta d’avoir laissé partir Le Brix. Il eût souhaité une présence : « Qu’est-ce que j’ai ? se dit-il, qu’est-ce qui me prend ? » Une paix lui venait, un grand sentiment de tendresse. Il jeta un long regard sur la chambre, et soudain des larmes lui coulèrent de ses yeux. Ce n’était pas, comme les autres fois, des larmes de regret. Il ne pleurait pas sur lui-même et sur sa mort prochaine. C’était des larmes de bonheur. Il ne savait pas d’où elles venaient. Il les acceptait avec reconnaissance. Il regardait l’armoire, la commode, la table, et ses larmes coulaient avec abondance. Il ne les essuyait pas : « Qu’est-ce que j’ai, murmurait-il, qu’est-ce que j’ai ? » Il avait entendu dire qu’au moment de la mort les malades connaissaient une trêve. « Est-ce cela ? Est-ce que je vais mourir déjà, tout seul ? » Si c’était cela, la mort était un grand bonheur. Il pensait à sa vie, et il ne regrettait rien. Il lui semblait posséder l’amitié de tous ceux qu’il avait aimés comme ils possédaient la sienne. Le reste ne comptait pas. Il s’était soulevé dans son lit pour mieux voir ses vieux meubles, l’armoire surtout, qui avait appartenu à sa mère et avant elle à sa grand-mère. Ses cuivres étaient ternis depuis qu’il était couché. Il se reprocha de n’avoir pas prié Marie de leur donner un petit coup d’astique. D tendait le bras, allongeait les doigts comme pour toucher encore une fois ces choses. Dans le tiroir de la commode était le livret militaire de son père, son carnet de paye. Il se mit à penser à son père comme à un camarade... Il s’endormit et pour la première fois goûta un peu de vrai repos. Son sommeil fut calme, sans cauchemars, et quand il se réveilla, deux ou trois heures plus tard, il poussa un soupir de regret à l’idée que c’en était déjà fini de ce bonheur. La lampe brûlait toujours...

Ce qu’il faut, c’est nous grouper et lutter ensemble.

 C’est vrai, dit Pélo. Il faur lutter. Pourtant nous sommes des hommes.

Cette parole atteignit Le Braz en plein coeur. Son visage se contracta. Il plongea ses yeux dans ceux de Pélo :

 Pélo, j’ai pas la haine des bourgeois ni de personne...

Il s’arrêta net, ouvrant les mains .- Mais que veux-tu...la haine quand même...

« Demain j’aurai vingt ans » de Alain Mabanckou :

Dans notre pays un chef doit être chauve et avoir un gros ventre. Comme mon oncle n’est pas chauve et n’a pas de gros ventre, quand tu le vois c’est pas tout de suite que tu peux savoir que lui c’est un vrai chef avec un grand bureau au centre-ville. Il est "directeur administratif et financier". D’après maman Pauline, un directeur administratif et financier c’est quelqu’un qui garde tout l’argent de la compagnie et c’est lui aussi qui dit : Toi je t’embauche, toi je t’embauche pas, toi je vais te renvoyer dans ton village natal.

Tonton René travaille à la CFAO, la seule compagnie qui vend les voitures à Pointe-Noire. Il a un téléphone et une télévision chez lui. Maman Pauline pense que c’est trop cher pour rien ces choses-là, que ça ne sert pas de les avoir puisque avant les gens vivaient mieux sans ça. Pourquoi mettre le téléphone à la maison alors qu’on peut aller téléphoner à la poste du Grand Marché ? Pourquoi la télévision alors qu’on peut écouter les informations à la radio ? En plus les Libanais du Grand Marché vendent les radios à un prix qu’on peut discuter. On peut aussi payer en plusieurs fois si on est fonctionnaire ou si on est directeur administratif et financier comme mon oncle.

Souvent je me dis que tonton René est plus fort que Dieu qu’on adore dans les prières le dimanche à l’église Saint-Jean-Bosco. Dieu on ne L’a jamais vu, mais on a peur de Sa puissance comme s’Il pouvait nous gronder ou nous frapper alors qu’Il habite très loin, là où aucun Boeing n’arrivera jamais. Si on veut Lui parler il faut aller à l’église et c’est le prêtre qui va Lui transmettre nos messages qu’Il lira s’Il a un peu de temps car là-haut Il est débordé matin, midi et soir.

Or tonton René est contre l’Eglise et il dit chaque fois à ma mère :

 La religion c’est l’opium du peuple !

Maman Pauline m’a expliqué que si quelqu’un te traite "opium du peuple" il faut que tu fasses la bagarre tout de suite parce que c’est une insulte grave et que tonton René ne peut pas utiliser un mot très difficile comme "opium" juste pour rire. C’est depuis ce temps que lorsque je fais des bêtises maman Pauline me traite "opium du peuple". Moi-même, dans la cour de récréation, quand certains camarades m’embêtent trop je les traite "opium du peuple" et on se bagarre à cause de ça.

Mon oncle prétend qu’il est communiste. Normalement les communistes sont des gens simples, ils n’ont pas la télévision, le téléphone, l’électricité, l’eau chaude, la clim et ils ne changent pas de voiture tous les six mois comme tonton René. Donc je sais maintenant qu’on peut aussi être communiste et riche.

Je crois que si mon oncle est dur avec nous c’est parce que les communistes ne rigolent pas avec l’ordre à cause des capitalistes qui volent les biens des pauvres condamnés de la Terre, y compris leurs moyens de production. Comment alors ces pauvres condamnés de la Terre vont vivre de leur travail si les capitalistes sont les propriétaires des moyens de production et mangent tout seuls dans leur coin les bénéfices au lieu de les partager moitié-moitié avec les travailleurs ?

Quand mon oncle est très en colère, c’est contre les capitalistes, pas contre les communistes qui doivent s’unir parce qu’il paraît que bientôt il y aura la lutte finale. C’est en tout cas ce qu’on nous apprend aussi à l’Ecole populaire pendant les cours de Morale. On nous dit par exemple que nous sommes l’avenir du Congo, que c’est grâce à nous que le capitalisme ne gagnera jamais cette lutte finale qui va arriver. Nous sommes le Mouvement national des pionniers. Nous les enfants, nous sommes d’abord des membres du Mouvement national des pionniers et plus tard nous serons des membres du Parti congolais du travail, le PCT, peut-être même qu’il y aura parmi nous le futur président de la République qui va commander aussi le PCT.

Voilà maintenant que moi Michel je parle avec les mots de mon oncle on dirait que je suis un vrai communiste alors que non. Puisqu’il répète des mots bizarres et compliqués comme "capital", "profit", "moyens de production", "marxisme", "léninisme", "matérialisme", "infrastructure", "superstructure", "bourgeoisie", "lutte des classes", "prolétariat", etc., j’ai fini par les retenir même si de temps à autre, sans m’en rendre compte, je les mélange et ne les comprends pas toujours. Lorsqu’il parle par exemple des condamnés de la Terre, il s’agit en fait des forcés de la faim. Ce sont les capitalistes qui les forcent à la faim pour qu’ils reviennent au travail le lendemain alors qu’on les exploite et qu’ils n’ont rien mangé hier. Donc, si les forcés de la faim veulent gagner leur combat contre les capitalistes, ils doivent faire table basse de leur passé et se sauver eux-mêmes au lieu d’attendre que quelqu’un vienne les libérer. Sans ça ils sont foutus pour de bon, ils auront toujours faim et ils seront éternellement exploités.
A table, chez tonton René, on me fait asseoir à la mauvaise place, juste en face de la photo d’un vieux Blanc qui s’appelle Lénine et qui n’arrête pas de me regarder alors que moi je ne le connais pas et que lui il ne me connaît pas. Moi aussi, comme je ne suis pas d’accord qu’un vieux Blanc qui ne me connaît pas me regarde méchamment, eh bien je le regarde droit dans les yeux. Je sais que c’est impoli de regarder les grandes personnes droit dans les yeux, c’est pour ça que je regarde en cachette sinon mon oncle va s’énerver et me dire que je manque de respect à son Lénine que le monde entier admire.

Il y a aussi la photo de Karl Marx et d’Engels. Il paraît qu’il ne faut pas séparer ces deux vieux qui sont comme des jumeaux. Tous les deux ils ont d’ailleurs une grosse barbe, ils pensent les mêmes choses au même moment et parfois ils écrivent ensemble dans un livre ce qu’ils ont pensé. C’est grâce à eux que les gens savent maintenant c’est quoi le communisme. D’après mon oncle, c’est Karl Marx et Engels qui ont expliqué comment l’histoire du monde n’est que l’histoire des gens qui sont dans des classes, par exemple les esclaves et les maîtres, les chefs de terres et les paysans qui n’ont pas de terres, etc. Donc dans ce monde certains sont en haut, d’autres sont en bas et souffrent parce que ceux qui sont en haut exploitent ceux qui sont en bas. Mais comme les choses ont beaucoup changé et que ceux qui sont en haut cherchent à bien cacher leurs façons d’exploiter ceux qui sont en bas, Karl Marx et Engels pensent qu’il ne faut surtout pas se tromper, les différences existent encore, et de nos jours il y a maintenant deux grandes classes qui se chamaillent, qui se font la lutte sans pitié : les bourgeois et les prolétaires. C’est facile de les reconnaître dans la rue : les bourgeois ont de gros ventres parce qu’ils mangent ce que les prolétaires produisent et les prolétaires (ou les forcés de la faim) sont tout maigres parce que les bourgeois ne leur laissent que des miettes pour qu’ils se nourrissent un tout petit peu et reviennent travailler le lendemain. Et tonton René dit que c’est ça qu’on appelle l’exploitation de l’homme par l’homme.

Mon oncle a également accroché au mur la photo de notre Immortel, le camarade président Marien Ngouabi, et celle de Victor Hugo qui a écrit beaucoup de poèmes que nous récitons à l’école.

En principe un immortel c’est quelqu’un qui est comme Spiderman, Blek le Roc, Tintin ou Superman qui ne meurent pas. Je ne comprends pas pourquoi nous on doit dire que le camarade président Marien Ngouabi est immortel alors qu’on est au courant qu’il est bien mort, qu’il est enterré au cimetière Etatolo, au nord du pays, un cimetière qui est gardé sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tout ça à cause des gens qui veulent aller faire leurs gris-gris sur sa tombe pour devenir eux aussi des immortels.

Mais voilà, il faut appeler notre ancien président "L’Immortel" même s’il n’est plus vivant. Celui qui n’est pas d’accord, le gouvernement s’occupera de lui, il sera jeté en prison et sera jugé quand notre Révolution aura fini de chasser les capitalistes et que les moyens de production vont appartenir enfin aux condamnés de la Terre, aux forcés de la faim qui luttent nuit et jour à cause de cette histoire des classes de Karl Marx et d’Engels.

Maman Pauline sait que j’ai très peur de tonton René, et elle en profite. Lorsque je ne veux pas aller au lit le soir sans qu’elle me donne un baiser, elle me rappelle que si je ne me couche pas son frère va croire que je ne suis qu’un petit capitaliste qui ne veut pas dormir parce qu’il veut d’abord un baiser de sa maman on dirait les enfants des capitalistes qui vivent au centre-ville ou en Europe, surtout en France. Il va oublier que je suis son neveu et il va bien me fouetter. Je me calme dès que j’entends ça et maman Pauline se penche vers moi, me touche juste la tête, mais ne me donne pas un baiser comme dans ces livres qu’on nous lit en classe et qui se passent en Europe, surtout en France. C’est là que je me dis que dans les livres on ne raconte pas toujours les vraies choses et qu’il ne faut donc pas croire ce qu’il y a dedans.

Si parfois je n’arrive pas à dormir ce n’est pas toujours à cause du baiser que j’attends de ma mère, c’est aussi à cause de la moustiquaire qui me gêne. Quand je me mets dedans j’ai l’impression que l’air qui entre dans mes poumons c’est le même que j’ai déjà respiré hier soir et je ne fais plus que transpirer jusqu’à mouiller le lit comme si j’avais fait pipi alors que non.

Les moustiques de notre quartier sont bizarres, ils aiment trop la transpiration, comme ça ils se collent à ta peau et ont tout le temps de bien sucer ton sang jusqu’à cinq heures du matin. En plus, lorsque je suis dans la moustiquaire, je ressemble à un cadavre, les moustiques qui tournent autour de moi sont comme des gens qui me pleurent parce que je viens de mourir.

J’ai dit tout ça à papa Roger. Oui, j’ai dit que je ressemble à un petit cadavre lorsque je suis dans ma moustiquaire, qu’un jour, si on ne fait pas attention, je vais mourir pour de vrai là-dedans et qu’on ne me reverra plus sur cette Terre car je serai déjà parti là-haut pour rejoindre mes deux grandes soeurs que je n’ai pas connues parce qu’elles étaient trop pressées d’aller directement au Ciel. J’ai versé des larmes en racontant ça car j’imaginais comment je serais un tout petit cadavre dans un tout petit cercueil blanc entouré de gens qui sont en train de pleurer pour rien puisque si on est mort on ne revient plus, sauf Jésus qui est capable de faire des miracles, de ressusciter on dirait que la mort n’est pour lui qu’une sieste de l’après-midi.
Papa Roger s’est inquiété qu’à mon âge-là je commence à parler de la mort de cette façon. Il m’a dit que les enfants ne meurent jamais, Dieu les surveille la nuit quand ils dorment et Il leur donne beaucoup d’air à respirer pour qu’ils ne s’étouffent pas dans leur sommeil. Moi je lui ai demandé pourquoi Dieu n’a pas mis beaucoup d’air dans les poumons de mes deux grandes soeurs. Il m’a regardé avec pitié :

 Je vais m’en occuper, j’enlèverai cette moustiquaire.

Il a attendu des semaines et des semaines avant de s’occuper de cette histoire. C’est seulement hier qu’il a enlevé ma moustiquaire au moment où il est revenu de son travail. Il est allé acheter le Flytox chez un commerçant libanais de l’avenue de l’Indépendance. Normalement un moustique qui se respecte, dès qu’il entend qu’on prononce le nom Flytox dans une maison, il s’enfuit au lieu de chercher à mourir bêtement.

Papa Roger a vidé ce produit dans ma chambre pour que l’odeur dure plus longtemps. Or les moustiques de notre quartier ne sont pas des idiots qu’on peut tromper facilement, surtout qu’ils reconnaissent sur le Flytox le dessin d’un pauvre moustique en train de mourir. Est-ce qu’ils vont accepter de se suicider comme ça sans se battre jusqu’à ta dernière goutte de sang ? Ils attendent que l’odeur du produit disparaisse et ils reviennent plus tard te piquer partout parce qu’ils sont énervés à cause de la guerre que tu leur lances alors qu’ils sont comme toi, ils veulent vivre le plus longtemps possible.

Donc, même si tu pompes le Flytox partout dans ta maison, il ne faut pas chanter la victoire trop vite. A la fin c’est les moustiques qui vont remporter cette victoire et ils vont raconter ça aux autres moustiques de la ville qui ignoraient qu’ils pouvaient aussi échapper à ce produit. Les moustiques ne gardent jamais un secret comme nous les êtres humains, ils ne font que bavarder toute la nuit on dirait qu’ils n’ont rien d’autre à faire. Comme ce sont les mêmes qui tournent dans le quartier Trois-Cents et qu’ils t’ont aperçu pomper le Flytox chez toi, ils vont d’abord se promener chez les voisins qui n’ont pas ce produit et dès qu’ils ont fini avec eux ils reviennent dans ta chambre sentir si l’odeur du Flytox est toujours là. Il y a même des moustiques qui sont habitués à ce produit et qui expliquent à leurs camarades comment se protéger contre ça. Ils leur disent : "Faites très attention les gars, ça pue le Flytox dans cette maison, sauf si vous voulez mourir, pour l’instant cachez-vous dans les armoires, dans les marmites, dans les chaussures ou dans les habits." Et ils vont attendre que tu baisses la lumière de ta lampe-tempête. Ils sont contents parce qu’ils ont compris que tu as trop peur. Si tu as trop peur, c’est que tu as beaucoup de sang bien chaud pour les nourrir pendant des semaines et que tu as voulu le leur cacher. Lorsqu’un d’entre eux vient te provoquer, si tu cherches à l’écraser avec tes mains ou avec un contreplaqué, les autres arrivent en famille nombreuse pour t’attaquer de partout à la fois. Un petit groupe fait du bruit, un autre attaque. Et ils font comme ça à tour de rôle. Ceux qui font du bruit ne sont pas toujours ceux qui attaquent, et ceux qui attaquent sont derrière en cercle. Or toi tu es tout seul, tu n’as que deux mains, tu ne peux pas voir ce qui se passe dans ton dos, tu ne peux pas te défendre quand eux ils sont une armée bien entraînée qui veut se venger parce que tu as pensé qu’avec ton Flytox tu allais les tuer. Ça te gratte de partout, certains moustiques entrent dans tes narines, d’autres foncent dans tes oreilles et te piquent en ricanant.

« La Jungle » d’Upton Sinclair

A l’abattage, les ouvriers étaient le plus souvent couverts de sang et celui-ci, sous l’effet du froid, se figeait sur eux. Pour peu que l’un d’eux s’adossât à un pilier, il y restait collé ; s’il touchait la lame de son couteau, il y laissait des lambeaux de peau. Les hommes s’enveloppaient les pieds dans des journaux et de vieux sacs, qui s’imbibaient de sang et se solidifiaient en glace ; puis une nouvelle couche s’ajoutait à la précédente, si bien qu’à la fin de la journée ils marchaient sur des blocs de la taille d’une patte d’éléphant. De temps en temps, à l’insu des contremaîtres, ils se plongeaient les pieds dans la carcasse encore fumante d’un boeuf ou se précipitaient à l’autre bout de la salle s’arroser le bas des jambes avec des jets d’eau chaude. Le plus cruel était qu’il était interdit à la majorité d’entre eux, en tout cas à ceux qui maniaient le couteau, de porter des gants ; leurs bras étant blancs de givre et leurs mains engourdies, les accidents étaient inévitables. En outre, en raison de la vapeur qui se formait au contact du sang fumant et de l’eau chaude, on ne voyait pas à plus de trois pas devant soi. Quand on considère de surcroît que, pour respecter les cadences imposées, les ouvriers des chaînes d’abattage couraient en tout sens avec, à la main, un couteau de boucher aiguisé comme un rasoir, on peut être étonné qu’il n’y eût pas davantage d’hommes éventrés que d’animaux…

Ce processus était si méthodique qu’il en était fascinant. On assistait à la fabrication mécanique,
mathématique de la viande de porc. Pourtant, les personnes les plus terre à terre ne pouvaient s’empêcher d’avoir une pensée pour ces cochons, qui venaient là en toute innocence, en toute confiance. Leurs protestations avaient un côté si humain ! Elles étaient tellement justifiées ! Ces bêtes n’avaient rien fait pour mériter ce sort. C’était leur infliger une blessure non seulement physique mais morale que de les traiter de cette façon, de les pendre ainsi, avec ce froid détachement, sans même un semblant d’excuse, sans la moindre larme en guise d’hommage...

[Les entreprises] déduisaient systématiquement une heure de salaire pour tout retard, fût-il d’une minute. Le système était d’autant plus rentable que les retardataires devaient malgré tout travailler les cinquante-neuf minutes restantes. Il était hors de question d’attendre en se tournant les pouces. Par contre, ceux qui arrivaient en avance ne recevaient aucune compensation, alors que les contremaîtres attelaient fréquemment l’équipe à la tâche dix ou quinze minutes avant la sirène. C’était ainsi tout au long de la journée. Aucune heure incomplète, « interrompue » comme on disait, n’était rétribuée. Par exemple, si un ouvrier travaillait cinquante minutes pleines et n’avait plus rien à faire le reste de l’heure, il ne touchait pas un sou. C’était une lutte perpétuelle, qui tournait presque à une guerre ouverte entre les contremaîtres d’un côté, qui essayaient de hâter le travail, et les ouvriers de l’autre, qui s’efforçaient de le faire durer autant qu’ils le pouvaient…

Considérez le gâchis engendré par une production aveugle et non planifiée : fermetures d’usines, ouvriers mis à pied, marchandises pourrissant dans les entrepôts ! Considérez l’activité des boursicoteurs qui paralysent des secteurs industriels entiers et en stimulent d’autres artificiellement dans le seul but de spéculer ! Pensez aux transferts de capitaux et autres faillites bancaires, aux crises, aux paniques qui vident les villes de leurs habitants et réduisent les populations à la famine ! Pensez à l’énergie stérilement dépensée en recherche de débouchés et en métiers inutiles, comme ceux de commis voyageur, d’avoué, de colleur d’affiches, d’agent publicitaire ! Songez aux conséquences néfastes de la surpopulation des villes, rendue inévitable par la concurrence et le prix trop élevé des transports dû à la situation de monopole des chemins de fer : taudis, air vicié, maladies, vies gâchées. Songez au temps et à la quantité de matériaux nécessaires à la construction de gigantesques immeubles de bureaux et au creusement de leur sous-sol ! Gardez-vous d’oublier le secteur de l’assurance et la masse énorme de travail de bureau qu’il génère, tout cela en pure perte…

Il avait à présent compris que la vie était une lutte où chacun était seul contre tous, où chacun ne devait penser qu’à soi. Plutôt que d’organiser soi-même des banquets, il valait mieux attendre d’être invité. Il fallait rester sur ses gardes, le cœur plein de haine, conscient que rôdaient alentour des puissances hostiles qui en voulaient à votre bien et usaient de toutes leurs séductions pour vous prendre au piège. Les devantures des magasins étaient constellées d’inscriptions faussement alléchantes ; les clôtures le long des routes, les réverbères, les poteaux télégraphiques étaient recouverts d’affiches trompeuses. La gigantesque Compagnie qui vous employait vous mentait, à vous et au monde entier ; tout, du haut jusqu’en bas, n’était qu’une phénoménale mystification. Jurgis disait avoir conscience de tout cela. Pourtant, il enrageait, car la lutte était inégale ; un des deux camps était par trop avantagé…

Les enfants ne se portaient pas aussi bien qu’au pays. Comment leurs parents auraient-ils pu savoir que leur maison ne disposait pas de tout-à-l’égout et que les eaux usées de quinze années stagnaient dans une fosse creusée sous leur habitation ? Comment auraient-ils pu savoir que le lait bleuâtre qu’ils achetaient au coin de la rue était étendu d’eau et additionné de formol ? Dans leur pays, Teta Elzbieta soignait les petits avec des plantes qu’elle cueillait dans la campagne ; ici, elle devait aller les acheter à la pharmacie sous forme d’extraits. Comment aurait-elle pu deviner que ceux-ci étaient falsifiés ? Comment Jurgis et les siens se seraient-ils doutés que leur thé, leur café, leur sucre, leur farine étaient frelatés, que, pour en rehausser la teinte, on avait ajouté des sels de cuivre dans leurs conserves de petits pois et des colorants azoïques dans leurs confitures ? Et même l’auraient-ils su, qu’auraient-ils pu y faire puisqu’on ne pouvait rien se procurer d’autre dans un rayon de plusieurs miles ?

Où était la justice, Où était le bien ? Nulle part. Dans cette société, il n’y avait place que pour la force, la tyrannie, l’arbitraire ! Seule comptait la recherche effrénée d’un pouvoir individuel sans limites ! Ceux qui dominaient ce monde l’avaient écrasé, lui, Jurgis, sous leur talon, avaient dévoré ce qui faisait sa substance même. Ils avaient assassiné son vieux père, brisé et déshonoré sa femme, piétiné et asservi toute sa famille. Maintenant qu’ils étaient arrivés à leurs fins, ils n’avaient plus besoin de lui. Parce qu’il s’était regimbé, parce qu’il s’était mis en travers de leur route, voilà quel sort on lui réservait ! On l’avait mis derrière des barreaux comme une bête sauvage, comme une pauvre chose dépourvue de toute raison, de tout droit, de tout sentiment, de toute émotion. D’ailleurs non ! Même un animal n’aurait pas été traité de la sorte ! Quel homme sain d’esprit serait allé prendre un fauve au piège dans sa tanière, en condamnant ses petits à la mort ? Ces heures au plein cœur de la nuit scellèrent le destin de Jurgis. C’est alors que germèrent sa révolte, son mépris des lois et son scepticisme. Son intelligence des choses n’était pas suffisante pour lui permettre de remonter à l’origine de cette société criminelle ; il ignorait que c’était le « système », comme on disait, qui l’avait anéanti, que c’étaient les patrons, ses maîtres, qui, ayant acheté les lois du pays, lui avaient assené leur volonté brutale par la bouche du juge. Il savait seulement qu’il avait été injustement traité et que le monde en était responsable ; que toutes les instances de la société lui avaient déclaré la guerre. Au fil des heures, son âme se chargeait d’amertume, sa colère enflait. Il imaginait d’autres rêves de vengeance, de défi. Il était envahi d’une haine à chaque minute plus féroce, plus frénétique…

Malgré ces difficultés, Jurgis devait néanmoins se procurer l’argent nécessaire pour se loger la nuit et boire un verre de temps en temps, sous peine de mourir de froid. Jour après jour, dévoré d’amertume et de désespoir, il errait dans les rues glaciales. Jamais auparavant il n’avait porté un regard aussi lucide sur le monde civilisé, ce monde qui ne reconnaissait que la force brutale, où l’ordre social avait été établi par ceux qui possédaient tout pour asservir ceux qui n’avaient rien. Comme lui, Jurgis. Tout ce qui l’entourait, la vie même, lui apparaissait comme une gigantesque prison dans laquelle il tournait en rond tel un lion en cage ; il essayait d’en desceller les barreaux l’un après l’autre, mais aucun ne cédait. Parce qu’il avait été vaincu dans l’impitoyable course aux biens matériels, il était condamné à l’extermination et la société toute entière était là pour veiller à l’exécution de la sentence. Où qu’il aille, il se heurtait aux grilles de la geôle et sentait les yeux hostiles braqués sur lui : ceux des policiers gras et luisants, dont le moindre regard le faisait trembler, et qui, à son passage, semblaient resserrer leurs doigts autour de leur matraque ; ceux des tenanciers de bar qui le surveillaient du coin de l’œil, impatients de le voir vider les lieux ; ceux de la foule des passants pressés et indifférents qui restaient sourds à ses prières et devenaient féroces et méprisants lorsqu’il insistait. Tous ces gens avaient leur propre vie, dont lui, Jurgis, était exclu. De quelque côté qu’il se tournât, il devait se rendre à l’évidence : nulle part il n’y avait de place pour lui. Tout était là pour le lui signifier : les belles demeures aux murs épais, avec leurs portes verrouillées et leurs soupiraux grillagés, les immenses entrepôts regorgeant de produits du monde entier, défendus par des rideaux métalliques et de lourdes portes, les banques qui cachaient dans leurs chambres fortes en acier d’inimaginables richesses se comptant par milliards de dollars.

« Les damnés de la terre » de Henry Poulaille

L’équipe la plus homogène avec celle de Lunel était sans doute celle de Bonnet, les scieurs de long. Bonnet était un solide gaillard du Limousin, taciturne, il avait le même respect sentimental du travail que Magneux, le même amour de l’outil et du bois. « De belles bûches ou de sales bûches » disait-il en palpant d’un geste connaisseur l’arbre équarri à débiter. Le bois se divisait en deux sortes : le bon et le mauvais, les « belles » et les « sales bûches ». On pouvait en conclure qu’il n’était pas très calé sur le bois, en l’entendant, mais ses gestes faisaient deviner une science très sûre au contraire chez lui. Nul mieux que le « grand Bonnet », comme on l’appelait, ne voyait d’un coup d’œil le bois « mûr », disposé à pourrir vite, nul plus rapidement que lui ne voyait que tel bois avait été abîmé par la gelée. Son œil discernait les moindres gerçures, les « roulures » du bois, mais il n’était ni très prolixe ni imaginatif.

Bonnet faisait équipe avec Larue. Amaury était avec Delair, Nicais avec un petit grêlé appelé « Frédé ».

Magneux aimait à poser ses yeux sur leur groupe. Il était l’un des derniers noyaux d’un métier condamné : un métier très beau et dont rien, il n’y a guère, ne laissait prévoir qu’il disparaîtrait. Quelques lustres encore auparavant, on eût cru à son éternité.

Le sciage mécanique ne gênait pas que la menuiserie, il menaçait le gros travail et déjà mettait sur le pavé quelques douzaines de gars dont on avait jadis vanté les performances.

Rochetaillard le père et son aîné faisaient deux planches de deux mètres sur 0,16 à l’heure, sans fatigue…

La machine fournirait-elle le même travail égal, vérifierait-elle le bois avant de le débiter ? Il n’était pas question de cela ! Au contraire, la scie circulaire faisait autant de cas du bois vert que du bois sec ; le bois flacheux, le bois pouilleux, le bois humide, le bois « échauffé » même, se travaillaient aussi bien que les meilleurs. La machine aiderait encore les trafiqueurs à écouler la camelote avec plus de facilité. De plus, elle allait un nombre incalculable de fois plus vite que les bras. Bénéfice encore. Il n’était pas question de plastique, on l’admet bien. Les gestes magnifiques de ces hommes robustes, pensait Magneux, pourront ne plus compter demain, sans que personne ne songe ni aux gestes, ni aux hommes.

Les romanciers, les poètes, les sculpteurs, les peintres s’essayent parfois à chanter ou décrire les gestes du labeur et entre artistes glosent d’esthétique à leur sujet. Les patrons, eux, sont réalistes. Des bras d’ouvriers, ça ne compte que tant qu’on ne peut pas les remplacer. La seule chose qui ait arrêté le petit patronat dans l’achat des machines de sciage, c’est qu’elles coûtaient gros. De même pour maints autres engins mus par la vapeur ou l’électricité. Ils étaient trop chers.

Les ouvriers ont, dit-on, saccagé les premières machines quand on les introduisit dans l’industrie. Ils devinaient confusément qu’elles étaient, non leur auxiliaire, mais l’auxiliaire de ceux qui les achetaient.
Un jour peut-être, il en serait autrement. Magneux se remémorait le chant socialiste :

Ouvrier, prends la machine,

Prends la terre, paysan.

En attendant, l’ouvrier était devenu l’esclave de deux forces implacables au lieu d’une. La machine aggravait la domination du salariat.

Dans la charpente, il restait encore quelque survivance de l’artisanat ; mais pour combien de temps ?

Magneux n’osait y penser. Ce vieux fou de Boudot avait des vues pessimistes mais point si extravagantes qu’on voulait le faire croire.
On était à la fin de l’âge du bois, cela ne faisait aucun doute…

La fin de l’année avait été marquée par la tenue, à Amiens, du quinzième congrès syndicaliste.

 Amiens marquera une date décisive dans l’histoire du prolétariat français, affirmait Magneux qui avait suivi ce congrès avec attention.

Au Parti Socialiste (la fraction guesdiste surtout), qui rêvait de mettre les syndicats à la remorque de l’organisation parlementaire, Amiens enlevait tout espoir. « On est assez grand pour marcher tout seul, on n’a pas besoin de béquilles, ni de visières ».

 Au début de la CGT, remarquait Bousquet, les socialistes n’avaient pas tant de sollicitude pour la classe ouvrière. Niel a rappelé aussi qu’à Londres, Guesde (Guesde, toujours Guesde ! disait Magneux) avait dit avec mépris : « Pour faire un syndicat, ce n’est pas difficile, il suffit d’acheter un timbre en caoutchouc de vingt-cinq sous ». T’entends Radigond ?...

Et Magneux reprenait :

 Niel a dit des choses justes : que « L’ouvrier avant d’être citoyen est un salarié. Il y a unité de vue sur le terrain politique. Le syndicalisme groupe tous les ouvriers ».

 Mais, objectait Radigond, l’action des syndicats n’en est pas moins, comme le dit Renard, limitée par la loi.

 Momentanément, affirma Magneux. Tu peux d’ailleurs le vanter ton Renard, qui se figure que la suppression du salariat ne pourra être obtenue que par la mainmise sur le pouvoir politique !...

Et Magneux de blaguer le militant du textile qui, citant des chiffres, en évoquant les résultats obtenus dans le Nord où les militants menaient de pair l’action politique, l’action syndicale, l’action coopérative, avait, dans son désir de persuader le congrès, groupé les syndicats d’organisations jaunes avec les syndicats rouges !!!...

Depuis quelques jours, chez Radigond, toute la famille est réunie pour la soupe à la même heure. Cela ne s’était pas vu depuis des années. La cause en était la grève (celle de 1909).

Nini n’en semblait pas plus ravie que cela…

Elle fulminait.

Vous êtes là tous les trois sur le sable… et ça sera pire qu’en 1906, j’prévois ça ! Et si on vous foutait en l’air, tous autant que vous êtes, postiers, facteurs, « et caetera », où que vous iriez ? Pas foutus de faire au’chose, hein ! J’pousse les choses au noir, pasque c’est heureusement impossible qu’on vous balance tous…

Tiens, la mère, regarde plutôt Le Journal, à la page 1, au lieu de ton feuilleton. C’est nous qui sommes à l’honneur. Tiens, c’est écrit : « Plus de trois millions de lettres, plus de cent mille télégrammes restent en souffrance. » C’est même écrit assez gros de manière à ce que les myopes comme toi puissent le voir sans lunettes…

Les jours passaient. Radigond et se sgars étaient toujours en alerte. On avait saboté le télégraphe. On le ferait payer cher ! et cher, disait-on. Ce n’était pas le moment de se lâcher les coudes.
Dans une séance de nuit, la Chambre par 458 voix contre 69 se disait décidée à ne pas tolérer de grève des fonctionnaires.
Et l’on tenait… et solidement.

On avait fait appel à la troupe ; les soldats étaient occupés au triage des lettres, à la manipulation des « morses »…

De fait, le gouvernement capitulait ; le tiercement qui eût retardé l’avancement régulier des agents des PTT dans une proportion de 30% était supprimé.

Un nouveau meeting au Tivoli-Vauxhall décidait la reprise du travail…
La grève était finie. L’après-midi même, place Vauban, les grévistes faisaient leur dernière manifestation, et c’était en cortège joyeux qu’ils partaient vers leur travail…

Les fonctionnaires, disait Radigond, ont gagné leur première grande bataille…

D’ailleurs quelques faits nés au cours des grèves récentes étaient inquiétants. En ce mois de mars, en même temps que les postiers, une série de mouvements alertaient la police, la gendarmerie, la troupe.
A Mazamet, dans le Tarn, on avait des craintes. Après trois mois, la grève des délaineurs menaçait de dégénérer en combats de rues ; on venait d’envoyer les enfants dans des localités voisines. C’était mauvais signe. A Tunis, les zouaves remplaçaient les cheminots. Mais c’était surtout dans l’Oise que la situation était grave.

A Méru et environs, les boutonniers au nombre de 12 000, s’étaient mis en grève, l’emploi de la nacre artificielle, la transformation de l’outillage ayant abaissé leurs salaires dans d’effarantes proportions. Des manifestations avaient eu lieu dans plus de vingt localités à la fois. Une « horrible jaquerie » disait-on.

Il y avait eu du grabuge à Ablainville, où l’usine principale fut dévastée ainsi que la maison du patron ; à Méru, ç’avait été chez le maire de Saint-Crépin que les « jacques » avaient opéré. Tout ce qui était facilement déménageable avait été sorti et brûlé sur la route.
Pendant quelques jours, des bagarres avaient éclaté, puis on avait repris le travail partiellement.

Alors, vous avez gagné votre grève ! ça m’a fait bougrement plaisir, leur avait dit Magneux qu’ils étaient allés voir à l’hôpital…. Oui, on est en époque révolutionnaire… mais c’est souvent la réaction qui profite des situations révolutionnaires par la faute de la somnolence des militants qui répugnent trop à l’action directe…

C’est qu’on était forts !

Quel magistral soufflet c’était pour le gouvernement et le Clemenceau, que ce grand meeting de l’Hippodrome, organisé par les syndicats des électriciens, des maçons d’art et des terrassiers, pour affirmer la solidarité du prolétariat industriel avec les travailleurs de l’Etat.
On vit une époque révolutionnaire, répétait Radigond, reprenant le mot de Magneux, en revenant de ce meeting….

Dans l’Oise, la lutte reprenait de plus belle, sur ces entrefaites.
Le 9 avril, 600 militants chahutaient les jaunes et s’attaquaient à deux ou trois établissements à Lormaison, à Saint-Crépin, où travaillaient des « renards », chez le fils du maire, celui que l’on avait déménagé un mois auparavant. Chemin faisant, les manifestants abattaient les poteaux du télégraphe, coupaient les fils, cela sur une étendue de plus d’un kilomètre. C’était l’ « émeute caractérisée »… Des escadrons de hussards étaient dès le lendemain sur les lieux et la gendarmerie arrêtait des « émeutiers », ce qui occasionnait de violentes bagarres ; à plusieurs reprises les ouvriers tentaient d’arracher leur proie aux « cognes ».

On dut appeler du renfort. Des escadrons de chasseurs à cheval, des dragons, des cuirassiers arrivèrent.

Trois compagnies de chasseurs cantonnaient à Méru… Malgré ce déploiement de troupes et les multiples patrouilles et parades, de bruyantes manifestations se déroulèrent au cours de la grève générale de vingt-quatre heures décidée dans la région en protestation.

« Les bouts de bois de dieu », de Sembene Ousmane

« A vous, Banty Mam Yall,
à mes frères de syndicat et à tous les syndicalistes
et à leurs compagnes dans ce vaste monde,
je dédie ce livre. »

Une fois par semaine seulement la « Fumée de la savane » courait à travers la brousse, conduite par des Européens. Alors les grévistes tendaient leurs oreilles, tels des lièvres surpris par un bruit insolite. Pendant un instant, le passage de la locomotive apaisait le drame qui se jouait dans leur cœur, car leur communion avec la machine était profonde et forte, plus forte que les barrières qui les séparaient de leurs employeurs, plus forte que cet obstacle jusqu’alors infranchissable : la couleur de leur peau. Puis, la fumée disparue, le silence ou le vent s’installait de nouveau…

Toujours dans ses souvenirs, il entra dans l’atelier de réparation des moteurs. Là aussi tout était silencieux. Les Diesels dont les cuivres brillaient s’alignaient en longues rangées, massifs, nets, puissants, impassibles comme des dieux. C’était là leur temple, l’odeur acide de l’huile chaude était leur encens. Là on les soignait, on leur rendait un culte, les pièces usées ou détériorées étaient remplacées. Les meilleurs mécaniciens travaillaient ici dans le fracas et le sifflement des forges, le ronronnement des tours. On se passait de main en main des pistons, des leviers, des volants. Non loin de là, rangées en un vaste cercle, les locomotives semblaient de monstrueuses petites filles de fonte et d’acier immobilisées soudain dans leur ronde….

Lentement, le soleil se couchait. Sur les locomotives et les wagons immobiles, sur les ateliers et les hangars silencieux, sur les ateliers et les hangars silencieux, sur les villas blanches et les maisons de torchis, sur les cabanes et les taudis, une ombre bleutée venait se poser, discrète. Du côté des baraquements des gardes-cercle on entendit une sonnerie de clairon. Ainsi la grève s’installa à Thiès. Une grève illimitée qui, pour beaucoup, tout au long de la ligne, fut une occasion de souffrir, mais, pour beaucoup aussi, une occasion de réfléchir…

"Au-dessus de leurs têtes, on pouvait lire les slogans suivants sur les pancartes :

"LES BALLES DES NAZIS N’ONT PAS FAIT DE DIFFÉRENCE !"

"NOUS VOULONS LES ALLOCATIONS FAMILIALES !"

"À TRAVAIL ÉGAL, SALAIRE ÉGAL !"

"RETRAITE POUR NOS VIEUX JOURS !"

"NOUS VOULONS DES LOGEMENTS !"…

On refuse ce que nous demandons (les allocations familliales ) sous prétexte que nos mères et nos femmes sont des concubines,nous-mêmes et nos fils des bâtards !...

Il ne voyait plus que les yeux des enfants que la faim enfonçait au creux des orbites, que ces hommes et ces femmes qui poursuivaient la lutte, et il se demandait s’il devait continuer à les encourager, à tenir bon sans vivres, sans argent, sans crédit. Certes, des secours arrivaient, mais si faibles, si dérisoires, devant tous ces ventres vides…

Lahbib parla le premier. Il fit rapidement le compte rendu de la rencontre avec Dejean et ses adjoints, mais il était mauvais orateur et le savait, aussi se hâta-t-il de passer la parole à Bakayoko. Celui-ci attendit que le silence fût complet ; sa voix nette, incisive, n’avait pas besoin de micro et il fut écouté sans une interruption. Il commença par un bref historique de la ligne, depuis la pose des premiers rails, parla de la grève de septembre 1938 et de ses morts ; il sut provoquer la colère de la foule lorsqu’il dit : « On refuse ce que nous demandons sous prétexte que nos mères et nos femmes sont des concubines, nous-mêmes et nos fils des bâtards ! » Puis il conclut :

— Nous ne reprendrons pas le travail et c’est ici que cette grève doit être gagnée. Dans toutes les gares où je suis passé, on m’a affirmé : « Si Thiès tient bon, nous tiendrons. » Ouvriers de Thiès, c’est chez vous qu’il y a une place du 1er septembre et c’est pour cela que vous ne devez pas lâcher. Vous savez que vous êtes soutenus, de Kaolack à Saint-Louis, de la Guinée au Dahomey, et même en France, les secours s’organisent. C’est la preuve que le temps où l’on pouvait nous abattre en nous divisant est bien fini. Nous maintiendrons donc notre mot d’ordre de grève illimitée et cela jusqu’à la victoire totale !

Des cris, des hurlements lui répondirent ; ceux qui étaient restés assis se levèrent, des bras se tendirent. Mais tandis que le tumulte se déchaînait, un petit groupe de femmes qui s’était frayé un passage à travers la cohue, s’approcha des délégués. On vit Bakayoko lever les deux bras :

— Faites silence, cria-t-il, nos braves compagnes ont quelque chose à nous dire. Elles ont le droit qu’on les laisse parler !

Ce fut Penda qui prit la parole, d’abord hésitante puis de plus en plus assurée :

— Je parle au nom de toutes les femmes, mais je ne suis que leur porte-parole. Pour nous cette grève, c’est la possibilité d’une vie meilleure. Hier nous riions ensemble, aujourd’hui nous pleurons avec nos enfants devant nos marmites où rien ne bouillonne. Nous nous devons de garder la tête haute et ne pas céder. Et demain nous allons marcher jusqu’à N’Dakarou.

Un murmure d’étonnement, de curiosité, de réprobation couvrit un instant la voix de Penda, mais elle reprit plus fort :

— Oui, nous irons jusqu’à N’Dakarou entendre ce que les toubabs ont à dire, et ils verront si nous sommes des concubines ! Hommes, laissez vos épouses venir avec nous ! Seules resteront à la maison celles qui sont enceintes ou qui allaitent et les vieilles femmes.

On applaudit, on cria, mais il y eut aussi des protestations. Bakayoko prit Penda par le bras :
— Viens avec nous au syndicat, dit-il, ton idée est bonne, mais il ne faut pas s’engager à la légère dans cette affaire.

En traversant la foule qui s’écoulait lentement dans le soir tombant, ils croisèrent des petits groupes qui discutaient avec animation. De mémoire d’homme c’était la première fois qu’une femme avait pris la parole en public à Thiès et les discussions allaient bon train.
Elles ne furent pas moins vives au siège du syndicat. Balla, le premier, exprima une opinion qui n’était pas seulement la sienne :

— Je ne suis pas pour que les femmes partent. Qu’elles nous soutiennent, c’est normal ; une femme doit aider son mari, mais de là à faire la route de Dakar… Je vote contre. C’est la chaleur ou la colère qui leur monte à la tête ! Toi, Lahbib, tu prendrais la responsabilité de laisser partir les femmes ?

— Nous ne sommes pas ici pour entendre les sentiments ou les opinions de chacun. Si tu veux, nous pouvons voter.

Bakayoko interrompit brutalement la discussion qui menaçait : « Nous n’avons pas le droit de décourager ceux ou celles qui veulent faire quelque chose. Si les femmes sont décidées, il faut les aider. Que le représentant de Dakar parte tout de suite pour prévenir le comité local de leur arrivée. C’est toi qui viens de Dakar ? Ajouta-t-il en s’adressant à Daouda. Combien penses-tu qu’il leur faudra pour faire la route ?

— Je n’ai jamais été à Dakar à pied répondit Beaugosse, le visage fermé. De plus je trouve que ce n’est pas une histoire de femmes. Et puis il n’y a pas d’eau là-bas ; quand je suis parti, Alioune et les autres camarades couraient la ville à la recherche d’une barrique ou d’une bouteille d’eau, ce qui n’est pas un métier d’homme. Enfin, depuis l’affaire du bélier d’El Hadji Mabigué, il y a eu l’incendie et l’attaque des spahis. Les soldats et les miliciens patrouillent partout. Vous allez envoyer ces femmes dans la gueule du loup.

— Tu peux garder ton français pour toi, dit Bakayoko, les hommes comprendront mieux si tu leur parles oulof, bambara ou toucouleur. Quant aux délégués de Dakar, qu’ils fassent la corvée d’eau, le temps n’est plus où nos pères pouvaient considérer cela comme une humiliation. Si tous les ouvriers avaient le même état d’esprit que toi, adieu la grève et les mois de sacrifices !
— Allons, Bakayoko, modère-toi, dit Lahbib, revenons à des questions pratiques. Si les femmes sont décidées à partir, nous devons les aider, leur préparer une escorte. Il faudra aussi nous occuper des enfants, du moins de ceux dont les mères sont parties. Je propose que nous trouvions des camions et que nous emmenions les enfants dans les villages de la brousse. Chacun ici a de la famille dans les villages. Quant à toi, Penda, il faudra que tu veilles à ce que les hommes qui vous accompagnent ne vous embarrassent pas, et si tu t’aperçois que cette marche est trop dure pour les femmes, arrête-les, fais-leur rebrousser chemin. Il n’y aura pas de honte à cela et personne ne vous en fera grief.

En vérité, si Bakayoko, avec cette façon qu’il avait de dédaigner le destin ou de le forcer, était l’âme de la grève, Lahbib, le sérieux, le réfléchi, en était le cerveau. Lahbib comptait les Bouts de bois de Dieu, les pesait, les estimait, les alignait, mais la sève qui était en eux venait de Bakayoko…

Le jumeau qui lui avait échappé s’amusait avec les rayons d’une roue de bicyclette. Un homme qui fuyait prit le guidon et tira violemment, l’enfant hurla, l’homme abandonna la bicyclette qui tomba sur le bébé. À ce moment arriva Bachirou que poursuivaient les miliciens. Bachirou d’un bond souple sauta par-dessus l’engin, mais les lourds brodequins des soldats passèrent sur le cadre et la roue arrière dont l’axe reposait sur le crâne de l’enfant. Les gémissements s’arrêtèrent sur une petite plainte d’animal blessé. Serrant le deuxième bébé dans un bras, Maïmouna, l’autre main tendue en avant, entendit la plainte, mais au même instant quelqu’un, en courant, la bouscula…

Quand on sait que la vie et le courage des autres dépendent de votre vie et de votre courage, on n’a plus le droit d’avoir peur…

Ne nous dénombre pas, s’il te plaît, dit la Séni en se levant précipitamment, nous sommes des Bouts-de bois-de-Dieu, tu nous ferais mourir.

« La Charrette » de Traven

Andrès, charretier indien, avait eu maintes occasions de s’apercevoir qu’il ne serait pas récompensé proportionnellement au travail qu’il effectuerait. Son travail, en dépit de tous ses efforts, ne semblait pas satisfaire son patron. Il fallait se distinguer : travailler plus que les autres charretiers, se montrer indispensable, mieux capable de travailler dur et de s’occuper des bêtes. Andrès avait dû trimer pendant plus de quatre mois avant de pouvoir payer au maître ses dettes avec le patron précédent. Il avait été obligé de s’acheter ses vêtements de travail : quatre chemises, trois pantalons, autant de caleçons, un sombrero de paille tressée, une couverture neuve, ainsi qu’une blouse de calicot, au cours de ces quatre premiers mois. Les vêtements des charretiers s’usaient comme s’ils avaient été plongés dans un baquet d’acide sulfurique. Tous les colis qu’ils transportaient étaient hérissés de clous et d’échardes qui accrochaient la chemise ou le pantalon et les transformaient en guenilles. Les pluies torrentielles qui les surprenaient en cours de route imbibaient les vêtements qui séchaient ensuite trop rapidement, sous le soleil tropical ; cela avait pour effet d’user tous les tissus jusqu’à la corde. Les ronces qui envahissaient les sentiers leur en arrachaient quelques lambeaux au passage, malgré tous les soins pris en vue de les éviter.

Pendant qu’il voyage ainsi, un charretier est bien obligé, de temps en temps, d’avaler un petit verre d’alcool, lorsqu’il grelotte de froid et qu’il est trempé jusqu’aux os. Il lui arrive de s’acheter quelques citrons pour se désaltérer, un paquet de cigarettes, quelques mangues ou un bout de fromage, pour varier son ordinaire. D’autres fois encore, s’ils traversaient un village en fête, il leur prenait envie d’aller faire un tour à la fois et de s’amuser un peu avec les villageois. Ils achetaient un harmonica, quelque vieille guitare, pour faire passer le temps, pendant les longues veillées passées auprès d’un feu de bois. On avait besoin d’une savonnette, il fallait se faire couper les cheveux, une fois en passant, se procurer du désinfectant pour panser les plaies des bêtes. Quant aux chaussures, ces bonnes chaussures qui vous protégeraient les pieds contre les pierres et les épines du chemin, il ne fallait pas y songer. Les charretiers s’estimaient heureux lorsqu’ils avaient de quoi acheter une paire de sandales indigènes.

Ils avaient beau être prudents et économes de leurs centavos, leurs dettes envers le patron ne diminuaient jamais ; c’était lui, en effet, le seul être au monde qui consentît à leur vendre à crédit. Tous les objets qui leur étaient indispensables, ils devaient les acheter à leur maître ; aucun autre commerçant ne leur aurait vendu la moindre babiole, s’ils n’avaient pas assez d’argent pour payer comptant.
Les avances consenties sur les salaires, c’étaient autant de dettes que le charretier contractait, et tant qu’il avait une dette envers son patron, il ne pouvait le quitter. S’il tentait de fuir, la police se chargeait de le ramener. Bien entendu, le charretier n’est ni un esclave ni un péon asservi, travaillant comme une bête de somme. Il est libre, mais il a le devoir de payer à son maître ce qu’il lui doit ; après quoi il pourra aller où bon lui semblera. L’univers tout entier et toutes les richesses qu’il contient sont à lui. D’ailleurs, personne ne l’oblige à contracter des dettes, aucune loi, ni aucun gouvernement. Il est absolument libre d’en faire ou de ne point en faire. S’il ne veille pas à la sauvegarde de sa propre liberté, ni son maître ni l’Etat ni le gouverneur n’y peuvent rien. Et s’il n’a pas amassé un capital suffisant, qui lui permette de s’installer comme représentant, industriel ou propriétaire terrien, c’est sa faute uniquement, et cela prouve qu’il n’a pas su être économe. N’importe qui a la possibilité de se muer en banquier. Si les prolétaires ne deviennent pas banquiers, ils ne doivent s’en prendre qu’à leur manque d’ordre dans leurs dépenses. Le système capitaliste n’est qu’un mythe qui fut inventé par les agitateurs et les anarchistes, désireux de fomenter une révolution mondiale ; ce qui leur donnerait l’occasion de se jeter sur les honnêtes gens et notamment sur les filles, ravissantes naturellement, de banquiers. Sois économe, prolétaire ! Et tu pourras devenir le propriétaire de la première banque que tu rencontreras au coin de la rue, sans avoir à recourir pour cela aux bouleversements d’une révolution mondiale…

Ce qui était équitable et conforme à la loi qui soutenait tout ce qui est juste. Car la loi et l’Etat soutiennent en effet tout ce qui est équitable. S’il en était autrement, à quoi donc serviraient l’Etat, sa police, ses soldats, ses juges, ses prisons ? C’étaient des considérations subtiles de ce genre qui permettaient aux charretiers de se sentir favorisés par rapport aux misérables péons attachés à leur finca.

Le monde est plein de justice. Ce sont les charretiers, les péons, tous les prolétaires enfin, qui sont responsables de ce que l’on ne fasse pas toujours usage de cette justice ; elle leur serait accordée, bien sûr, s’ils voulaient prendre la peine de l’exiger. Personne n’appuie un revolver chargé contre la poitrine du charretier pour l’obliger à faire des dettes ; personne n’oblige qui que ce soit à s’endetter, même pas le propriétaire le plus cupide, ni le plus avare. C’est en ceci que réside la grande liberté du prolétariat : à savoir que personne ne le contraint à contracter des dettes.

Or, si les charretiers ainsi que les péons font un usage maladroit, pour ne pas dire dangereux, de cette liberté qui constitue l’essence même d’une monnaie nationale, la faut n’en incombe ni aux propriétaires ni aux négociants. Il serait absolument injuste de le prétendre.

« Fontamara » de Ignazio Silone

Les faits étranges que je vais vous rapporter ont eu lieu en 1930 à Fontamara. C’est une antique et obscure localité peuplée de paysans pauvres, sis au nord du lac asséché de Fucino, dans la Marsica, à l’intérieur d’une vallée, à mi-côte entre les collines et la montagne…Fontamara ressemble, en bien des points, à n’importe quel village méridional un peu isolé entre plaine et montagne, à l’écart des grandes voies de communication et, partant, un peu plus arriéré, misérable et abandonné que les autres… De la même façon, tous les paysans pauvres, les hommes qui font fructifier la terre et souffrent de la faim, fellahs, coolies, péons, moujiks, afoni, se ressemblent dans tous les pays du monde ; ils sont, sur toute la face de la terre, une nation à part, une race à part, une église à part ; et pourtant on n’a encore jamais vu deux pauvres en tous points identiques….
L’échelle sociale, à Fontamara, ne connaît que deux échelons : la condition des cafoni, à ras du sol, et, un peu lus au-dessus, celle des petits propriétaires. Sur ces deux mêmes échelons se répartissent aussi les artisans : un petit peu au-dessus, les moins pauvres, ceux qui ont une échoppe, et quelques outils primitifs ; tout en bas les autres….

Je sais fort bien que le nom de « cafone », dans le langage courant de mon pays, tant à la campagne qu’à la ville, est à présent terme d’offense et de mépris ; mais je m’en sers, dans ce livre, avec la certitude que lorsque, dans mon pays, la douleur aura cessé d’être une honte, ce même mot deviendra un nom de respect et peut-être aussi d’honneur….

Les plus fortunés d’entre les cafoni de Fontamara possèdent un âne, parfois un mulet. Arrivés à l’automne, après avoir péniblement payé les dettes de l’année précédente, il leur faut emprunter le peu de pommes de terre, de haricots, d’oignons, de farine de maïs indispensable pour ne pas mourir de faim pendant l’hiver….

IL n’y ajamais eu d’issue. Mettre de côté, en ces temps-là, vingt sous par mois, trente sous par mois, l’été jusqu’à cent sous par mois, cela pouvait faire comme économies une trentaine de lires au total. Et elles étaient tout de suite parties : pour les intérêts d’une traite ou pour l’avocat, ou pour le curé, ou encore pour le pharmacien.Et l’on recommençait du commencement au printemps suivant…

Que personne n’aill imaginer que les Fontamarais parlent l’italien. La langue italienne est pour nous une langue qu’on apprend à l’école, tout comme on peut apprendre le latin, le français ou l’espéranto. La langue italienne, pour nous, est une langue étrangère… La langue italienne, pour accueillir et rendre nos pensées, ne peut faire autrement que de les estropier, les corrompre, leur donner l’apparence d’une traduction…

Le premier juin de l’année passée, Fontamara, pour la première fois, resta sans lumière électrique. Le 2 juin, le 3 juin, le 4 juin, Fontamara continua à rester sans lumière électrique. Il en fut de même les jours suivants, les mois suivants ; tant et si bien que Fontamara se réhabitua au régime du clair de lune. Pour passer du clair de lune à la lumière électrique, Fontamara avait mis une centaine d’années. Pour revenir de la lumière électrique au clair de lune, un soir fut suffisant.

Les jeunes ne connaissaient pas l’histoire, mais nous, les vieux, nous la connaissons. Toutes les nouveautés que les Piémontais nous ont apportées en soixante-dix ans se ramènent, en définitive à deux : la lumière électrique et les cigarettes. La lumière électrique, ils nous l’ont reprise. Les cigarettes ? Puissent-elles étouffer ceux qui les fument : pour nous, la pipe a toujours suffi.

La lumière électrique, à Fontamara, était devenue elle aussi un fait naturel, comme le clair de lune, en ce sens que personne ne la payait. Personne ne la payait depuis des mois. Et avec quoi l’aurions-nous payée ? Les derniers temps, le facteur rural n’était même plus venu distribuer l’habituelle note mensuelle portant mention des arriérés, l’habituel morceau de papier dont nous nous servions à des fins domestiques. La dernière fois que le facteur était venu, peu s’en fallut qu’il n’y laissât la peau. Un coup de fusil, en effet, manqua le laisser raide mort à la sortie du pays.

Il était la prudence même. Il venait à Fontamara quand les hommes étaient aux champs et, dans les maisons, ne trouvait que les femmes et les enfants. Mais l’on n’est jamais trop prudent. Il était l’amabilité même. Il distribuait ses petits papiers avec un rire niais et compatissant. Il disait :
— Prenez, je vous en prie, et sans rancune, un morceau de papier, ça peut toujours servir dans une maison.

Mais l’on n’est jamais trop aimable. Quelques jours plus tard, un charretier lui fit comprendre, non point à Fontamara même (il n’y mettait plus les pieds, à Fontamara) mais au chef-lieu de la vallée, que le coup de fusil n’était probablement pas dirigé contre lui, contre sa personne, la personne d’Innocenzo La Loi, mais bien plutôt contre la taxe. Cependant, si la balle avait frappé dans le mille ce n’est pas la taxe qu’elle aurait tuée mais le facteur ; il cessa donc de venir à Fontamara et personne ne s’en plaignit. Et il ne lui vint point à l’esprit de traduire en justice les gens de Fontamara.

 Si l’on pouvait saisir et vendre les poux, avait-il dit un jour, une action en justice donnerait à coup sûr de bons résultats. Mais en admettant même qu’il soit licite de les mettre sous séquestre, qui donc, ensuite, serait disposé à les acheter ?

La lumière devait être coupée le 1er janvier. Puis le 1er mars, puis le 1er mai. Puis on s’est dit : « On ne la coupera plus. Il paraît que la Reine est contre. Vous verrez qu’on ne la coupera plus. » Et le 1er juin elle fut coupée.

Les femmes et les enfants restés au foyer furent les derniers à s’en apercevoir. Mais nous qui revenions du travail — qui rentrait du moulin par la grand-route, qui redescendait des champs environnant le cimetière, qui s’en revenait de la carrière de sable en longeant le fossé, qui surgissait un peu n’importe où après avoir fini sa journée — au fur et à mesure que l’obscurité tombait, que nous voyions s’éclairer les villages voisins et Fontamara s’effacer, s’embuer, se confondre avec les roches, les buissons, les tas de fumier, nous comprîmes tout de suite de quoi il s’agissait. Bref, nous fûmes surpris sans l’être.

Les gamins virent là une occasion de s’amuser. Chez nous, les gamins n’ont pas beaucoup d’occasions de se divertir et lorsqu’il s’en présente une, les pauvrets, ils en profitent. Ainsi quand passe une motocyclette ou un couple d’ânes, quand survient un feu de cheminée.

Arrivés au pays, nous trouvâmes au beau milieu de la rue le général Baldissera qui criait et lançait des imprécations. L’été, il avait coutume, le soir venu, de ressemeler les souliers devant chez lui à la clarté du réverbère, et la lumière était venue à lui manquer…

Puis vint l’époque où la mort des hommes de Fontamara en âge de voter ne fut plus notifiée à la municipalité mais à don Circonstanza, qui s’entendait, fort habilement, à les conserver vivants sur le papier et, à chaque élection, à les faire voter selon ses désirs. Chaque fois, en guise de compensation, la famille du mort-vivant recevait cinq lires.

….. c’était en outre la seule occasion où, au lieu de débourser de l’argent, nous en recevions. Ce système avantageux s’appelait, ainsi que nous le répétait l’Ami du Peuple, la démocratie…

Nous parlions tous à qui mieux mieux de la lumière électrique, des impôts nouveaux, des impôts anciens, des impôts de la commune, des impôts de l’Etat en répétant toujours la même chose, parce qu’il s’agit là de choses qui ne changent pas. Et sans nous en apercevoir, nous ffûmes rejoints par un étranger. Un étranger venu à bicyclette. A pareille heure, il était bien difficile de deviner qui ce pouvait être. Nous nous consultâmes du regard. C’était vraiment étrange. Ce ‘était pas celui de la Lumière. Celui de la Commune non plus. Ce n’était pas davantage celui de la Justice de paix… Il était clair que l’oiseau était venu nous annoncer un nouvel impôt. Là-dessus, pas de doute possible. Aucun doute non plus qu’il avait fait un voyage inutile et que ses euilles allaient subir le même sort que celles d’Innocenzo La Loi. Le point à éclaircir était autre : sur quoi était-il encore possible de mettre un nouvel impôt ? Chacun de nous, en son for intérieur, s’interrogeait en interrogeant les autres du regard. Mais personne ne savait…

Il me présenta une feuille blanche et me dit :

 Signe.

Pourquoi signer ? A quoi rimait la signature ? De tout son charabia, je n’avais pas compris dix mots… Il se tourna alors vers la cafone qui était à côté de moi, lui mit la feuille devant le nez, lui endit le crayon et dit :

 Signe et tu auras bien mérité.

L’autre ne lui répondit pas et se contenta de le regarder avec une indifférence absolue, comme s’il avait eu devant les yeux un arbre ou une pierre…

Nous parlons et nous ne nous comprenons pas, dit-il découragé. Nous parlons la même langue et pourtant nous ne parlons pas la même langue.

C’était vrai ça ; et d’ailleurs qui ne le sait ? Un homme de la ville et un cafone peuvent difficilement se comprendre. Quand il parlait, lui, il restait un homme de la ville… Nous comprenions tout en cafoni, c’est-à-dire à notre façon. Des milliers de fois dans mavie, j’ai observé ce qui suit : les gens de la ville et les cafoni sont deux choses différentes. Dans ma jeunesse, j’ai été en Argentine, dans la Pampa : je parlais avec des cafoni de toutes les races, des espagnols aux Indiens, et l’on se comprenait aussi bien que si on avait été à Fontamara ; mais avec l’Italien qui venait de la ville tous les dimanches, envoyé par le Consulat, on avait beau se parler, on ne se comprenait pas ; bien souvent nous comprenions le contraire de ce qu’il nous disait…

L’homme de la ville nous montra ce qui était écrit :

« Les soussignés, approuvant ce qui est exposé ci-dessous, donnent leur signature spontanément, volontairement et avec enthousiasme au cavaliere Pelino. » (…)

Les feuilles, dûment signées, devaient être envoyées au gouvernement…

 Vous comprenez ? nous expliqua-t-il. Il est fini le temps où les cafoni étaient ignorés et méprisés. Les nouvelles Autorités ont un grand respect pour les cafoni et elles veulent connaître leur opinion. Voilà pourquoi vous devez signer. Appréciez l’hommeur que les Autorités vous ont fait en envoyant ici un fonctionnaire pour recueillir vos opinions…

Entre temps s’était approché le général Baldissera. En entendant ces dernières explications, il dit tout uniment (vous savez comment sont les savetiers) :

 Si l’honorable personne ici présente m’assure qu’il ne s’agit pas de payer, je signerai le premier.

Il fut le premier à signer. Je signais à mon tour…

Avant de se diriger vers la plaine, le ruisseau et son lit font de multiples tours et détours. C’est de ce cours d’eau que les Fontamarais ont toujours tiré l’eau nécessaire à l’irrigation des pauvres champs qu’ils possèdent au pied de la colline et qui constituent la seule richesse du village…

Or il advint, en cette matinée du 2 juin, que les derniers Fontamarais qui descendaient la colline pour se rendre au travail, rencontrèrent dans la plaine un groupe de cantonniers venus du chef-lieu avec des pelles et des pics afin de détourner le cours de l’eau (à ce qu’ils dirent) afin, en somme, d’éloigner le misérable ruisseau des champs et des potagers qu’il avait toujours, de méméoire d’homme, irrigués, pour le faire couler dans le sens contraire et l’obliger ainsi à longer quelques vignes et à entrer dans des terres qui n’appartenaient pas aux Fontamarais mais à un riche propriétaire…

Sur le moment, nous pensâmes que les cantonniers voulaient se moquer de nous. Les habitants du chef-lieu (pas tous, bien sûr, mais les habitants désoeuvrés) ne laissent jamais passer une occasion de rire aux dépens des Fontamarais. Une journée ne suffirait pas pour raconter les tours pensables qu’ils nous ont joués ces dernières années, mais, pour vous en donner une idée, il suffira peut-être de rappeler la célèbre et honteuse farce de l’âne et du curé…

Il ya deux ans, les habitants de Fontamara ont envoyé une ultime supplique à l’évêque pour que notre église ait elle aussi un prêtre fixe. Quelques jours plus tard, et contre toute attente, nous fûmes informés que l’évêque avait bien accueilli la supplique et que nous devions nous préparer à fêter l’arrivée de notre curé… A l’entée de Fontamara on dressa un grand arc de triomphe avec des draperies et des fleurs… La drôle de foule du chef-lieu (venue soi-disant accompagner le nouveau curé de Fontamara) s’ouvrit et en sotit le nouveau curé, sous la forme d’un vieil âne affublé de papiers de couleur imitant les ornements sacerdotaux….

Quand les cantonniers (qui détournaient l’eau de notre rivière) nous virent descendre vers la plaine, le verbe haut, enveloppés d’un nuage de poussière, ils furent pris de peur et ils s’enfuirent à travers les vignes…
Nous arrivâmes tout de même devant la grille d’une villa de construction récente, appartenant à un Romain connu dans toute la région, y compris à Fontamara, sous le nom de l’Entrepreneur…

Trois ans plus tôt, quand l’Entrepreneur était arrivé dans nos parages, personne ne savait rien de lui… Puis il se mit à acheter des oignons, des haricots, des lentilles, des tomates. Tout ce qu’i s’achetait, il l’expédiait à Rome. Puis il s’occupa de l’élevage des porcs. Puis il s’occupa des chevaux… Bref, il finit bientôt par s’occuper de tout…

Pour expliquer ce rapide et insolite enrichisssement, objet de tous les commentaires de la contrée, quelqu’un trouva cette formule :

 L’Entrepreneur a découvert l’Amérique chez nous, voilà la vérité…

6 L’Amérique est dans le travail, avait dit aussi l’Entrepreneur en épongeant la sueur de son front.

 Et nous, nous ne travaillons peut-être pas ? lui fut-il répondé. Ce sont ceux qui travaillent le plus qui sont les plus pauvres.

Mais, bavardages mis à part, il ne faisait pas de doute que cet homme extraordinaire avait trouvé l’Amérique dans notre région…

Marietta s’avança, une main sur le cœur à la hauteur de la médaille, et elle raconta, avec des mots recherchés, la canaillerie des cantonniers qui voulaient dévier le cours du ruisseau de Fontamara.

 C’est un sacrilège, dit-elle. Nous sommes sûres que vos Seigneuries tiendront à châtier les cantonniers comme ils le méritent.

 S’il s’agissait d’une injustice, répondit immédiatement l’Entrepreneur, vous pouvez être sûres que je saurais la réprimer…

 Il ne s’agit pas d’une injustice, balbutia le secrétaire de mairie… Voici une pétition signée par tous les habitants de Fontmara, c’est-à-dire par vos maris, sans une seule exception. Cette pétition demande au Gouvernement, dans « l’intérêt supérieur de la production », que le ruisseau soit détourné des eterres insuffisamment cultivées des Fontamarais vers les terres du chef-lieu « à l’exploitation desquelles leurs propriétaires pourront consacrer de plus gros capitaux »…
L’Entrepreneur essaya de placer un mot mais nous l’en empêchâmes. Notre patience était à bout.

 Assez de sornettes. Assez de discours. Chacun de vos discours est un attrape-nigauds. Assez de discussions. L’eau est à nous et elle restera à nous. Aussi vrai que le Bon Dieu existe nous allons mettre le feu à ta villa.

Les mots traduisaient exactement notre état d’âme. Mais quelqu’un rétablit le calme : don Circonstanza.

 Ces femmes ont raison, se mit-il à hurler en s’avançant vers nous. Elles ont dix fois raison, cent fois raison, mille fois raison… Ces femmes ont raison, continua l’Ami du Peuple… Elles ne font pas appel au chef de la commune mais au bienfaiteur, au philanthrope, à l’homme qui, dans nos pauvres terres, a découvert l’Amérique. Un accord est-il possible ?... Ces femmes prétendent que la moitié du ruisseau ne suffit pas pour irriguer leurs terrres. Elles veulent plus de la moitié, si toutefois j’interprète convenalement leurs désirs. Il n’existe qu’un seul arrangement possible. Il faut laisser au podestà les trois quarts de l’eau du ruisseau et les trois quarts de l’eau qui reste seront pour les Fontamarais. Ainsi les uns et les autres auront-ils chacun trois quarts, c’est-à-dire plus de la moitié….

Aucun de nous n’avait suffisamment d’instruction pour débrouiller le mystère car, en dehors de la signature de notre nom, on ne nous avait pas appris grand-chose ; cependant, de crainte d’ajouter de nouveaux frais à l’abus commis, nou hésitions à recourir à une personne intruite…

La querelle de l’eau nous valut aussi l’honneur d’une visite inopinée, celle du chanoine don Abbachio. Il arriva à Fontamara un soir, tout suant et soufflant, dans une acrriole attelée d’un beau cheval, et il fit appeler quelques anciens du village, sous prétexte qu’il devait nous parler.

 Vous voyez tous les sacrifices que je fais pour vous ? nous jeta-t-il à la figure. Si je suis venu ici c’est que je vous aime plus que moi-même. Par piti, n’essayez pas de vous mesurer à l’Entrepreneur, nous adjura-t-il d’une voix sombre, comme celle qu’il prenait en chaîre pour parler de l’enfer. C’est un homme terrible, ajouta-t-il. Un démon comme on n’en a jamais vu dans les parages. Soyez patients, cela vaut mieux pour vous. Il ne vous reste plus qu’à prier Dieu.

 S’il est possédé du démon, l’interrompit le vieux Zompa, pourquo est-ce que tu ne l’exorcises pas ?

Pour toute réponse, don Abbachio eut un geste d’impuissance résignée….

Seul était vraiment beau le tableau de l’Eucharistie, sur l’autel : Jésus tenait un morceau de pain blanc à la main et il disait : Ceci est mon corps. Le pain blanc est mon corps. Le pain blanc est fils de Dieu. Le pain blanc est vérité et vie. Jésus ne faisait pas la moindre allusion au pain de maïs que mangent les paysans, ni à cet insipide succédané du pain qu’est l’hostie des Prêtres.

Un jour ledit Baldissera était revenu tout excité à Fontamara, en prétendant que l’époque des morts-vivants était revenue, ainsi qu’il avait pu en juger au chef-lieu où il avait assisté à un défilé d’hommes en chemises noires, rangés derrière un fanion également noir, des ossements et des têtes de mort ornant aussi bien la poitrine de ces hommes que leurs drapeaux. « Et si c’étaient nos morts ? avait dit Marietta qui songeait à ses trépassés et aux cinq lires de consolation.

Comment dit-on déjà ? continua Berardo, têtu. On dit tu gagneras ton pain. On ne dit pas ainsi qu’il advient pourtant dans la réalité : tu gagneras les spaghettis, le café et les liqueurs de l’Entrepreneur.

Berardo était resté marqué par une trahison, comme il l’a dit, celle d’un homme qu’il considérait comme un ami, qu’il avait connu en tant que soldat et avec qui il avait rompu le pain à de nombreuses reprises et eu une amitié très proche ... Au final, c’était là tout l’amour de Berardo. Bien sûr, il avait ses défauts, particulièrement comme un ivrogne, mais il était loyal et sincère et il était très malheureux, et pour cela, de bon cœur, on lui aurait souhaité de transformer la terre... De son grand-père, dont les villageois qui se souviennent encore, il avait hérité une certaine force physique : une haute stature, épaisse comme le tronc d’un chêne, un cou de taureau et une courte tête carrée, mais ses yeux étaient bons : devenu adulte, ses yeux étaient restés ceux d’un petit garçon. Cela était incompréhensible, voire ridicule, qu’un homme de force qui pourrait avoir les yeux et le sourire d’un enfant...

Il n’a jamais laissé impunis les iniquités venues de la capitale régionale... quand on nous a envoyé un âne à la place d’un prêtre, que les tuyaux qui amènent l’eau à Fossa ont été brisés en plusieurs endroits. Une autre fois, les bornes, pierres marqueurs des kilomètres le long de la route nationale ont été brisées sur une très grande superficie... que les panneaux indiquant les directions et les distances pour les conducteurs ne sont généralement pas restés en position bien longtemps. Et je sais que lorsque la lumière électrique a échoué à Fontamara pour la première fois ... toutes les lampes le long des routes reliant la ville locale avec les villages voisins ont été brisées .... On n’a pas compris qui avait bien pu mettre le feu à un chantier de bois ... ou faire sauter une briqueterie. Et il faisait l’imbécile, commment aurait-il pu brûler une villa dans la nuit alors qu’il était au lit avec Donna Rosalia....

La loi de Moïse disait : « Tu ne voleras pas » et la milice fasciste était venue à Fontamara et avait violé un certain nombre de femmes - un scandale abominable, si, en soi pas incompréhensible. Mais ils l’avaient fait au nom de la loi et en présence d’un inspecteur de police, ce qui était incompréhensible ... A un certain nombre de reprises, on nous a dit, des soi-disant fascistes avaient battu, blessé et parfois tué des personnes qui n’avaient rien fait de mal aux yeux de la loi, simplement parce qu’ils étaient une gène pour le potentat local, ce qui pourrait sembler assez naturel. Mais ceux qui avaient accompli ce meurtre ont été récompensés par les autorités, ce qui restait inexplicable...

Notre première pensée était donc que le détournement du cours d’eau était une farce trop. Berardo avait dit que chaque gouvernement est toujours composé de voleurs. Mais si un gouvernement est constitué d’un seul voleur au lieu de cinq cents, celà est mieux pour le cafoni, bien sûr, parce que l’appétit d’un grand voleur, aussi grand soit-il, sera toujours inférieur à celui de cinq-cent petits voleurs affamés….

Citadins et cafoni auraient pu s’unir ? Mais les citadins sont loin de le souhaiter... Il suffit de voir combien ils nous font payer pour le tissu et le cuir et les chapeaux. Nous sommes comme des vers. Tout le monde nous exploite. Tout le monde piétine sur nous. Tout le monde nous escroque. Même Don Circonstanza, l’Ami du peuple, nous arnaque ...

« Au dessus de tout, il y a dieu, le patron du ciel.

ça, tout le monde le sait.

Puis vient le prince Torlonia, le patron de la terre.

Puis viennent les gardes du prince.

Puis viennent les chiens des gardes du prince.

Puis, rien.

Puis, encore rien.

Puis, encore rien.

Puis viennent les cafoni.

Et puis, c’est fini. »

« Faubourgs de Paris », de Eugène Dabit

Le « funi » descendait sagement de l’église Saint-Jean-Baptiste à la place de la République, remontait lentement, stationnait sur une voie de garage, et, branlant, grinçant, pour dix centimes vous faisait parcourir le Faubourg du Temple et la rue de Belleville. Il rappelait l’âge d’or des expositions universelles. Son matériel rouille dans quelque dépôt ; dans l’esprit des vieux Bellevillois, il est devenu un appareil fabuleux. Des autobus le remplacent. Ils montent vivement, ronflent comme des avions. Mais pourquoi ce besoin de vitesse ? Pourquoi imaginer que le temps est de l’argent ? A pied, on fait tant de découvertes ! (...) )

Autour de ces villas, l’espace libre se resserre. Jardinets entourés de grillages, baraques à poules et à lapins, les possesseurs de ces maigres biens son prisonniers. Ils vont chaque jour travailler à Paris, rentrent chaque soir éreintés ; et le dimanche, ils réparent les ravages du mauvais temps, ratissent, édifient une cabane. Ils sont propriétaires ; dans leur maison, comme l’escargot dans sa coquille. Ils ont plein la bouche de leur jardin, de leurs plantations ; leur lotissement est un monde ! Pour réaliser un vieux rêve, ils ont créé des villages dont l’avenir est misérable ; ils n’ont su qu’asservir bourgeoisement la terre, l’enlaidir, la partager.

Ces hommes, je les observe. Je regarde leurs faces où des rides trahissent la lassitude ; leurs chemises sales et leurs faux cols élimés ; leurs mains aux ongles en deuil ; et leurs vêtements défraîchis. J’imagine quelle toilette hâtive ils ont faite, avec du sommeil plein les yeux. Tous lisent religieusement leur journal, beaucoup en ont un second qui sort à demi de leur poche. Ils disent en soupirant : « Il n’y a rien, ce matin. » Que souhaitent-ils pour les tirer de leur vie quotidienne : une guerre ? Une révolution ? Les crimes, les reportages sensationnels, les discours politiques de leurs grands hommes, les passionnent. Ils cancanent comme des concierges, et gémissent à la pensée de rentrer au magasin ou au bureau.

(…) Le temps c’est de l’argent – de l’or ! puisqu’on n’a qu’une trentaine de minutes à consacrer à l’amour, au rêve, entre des heures de servitude.

(…) Je suis dans la ville de leurs rêves, les pieds dans la boue, enfermé entre des maisons, le cœur en révolte contre notre destin. Je me rappelle cette grande ceinture verte de la campagne, la couleur des saisons, une ligne d’horizon où seuls les arbres s’élèvent vers le ciel. La vue d’un cheval, d’un tas de fumier dans une cour, de l’herbe maigre d’un jardin public, me surprennent. Partout, des hommes au milieu de leur création ; des hommes acharnés à détruire, creuser, bâtir, étalant leurs faubourgs, afin que la terre ne soit plus qu’une immense ville à leur image. » (…) Nous allons en pèlerinage rue Sorbier, rue des Cascades, rue des Envierges, rue du Retrait, rue de l’Ermitage. On abat les masures, les vieux s’en vont mourir Dieu sait où. On construit des immeubles qui cachent le ciel, des hôtels où les jeunes commencent une carrière d’homme. Prisons de la fatigue et du sommeil. Je ne crois pas découvrir un monde meilleur. (...)

(…) Tant de logements dont je sais les richesses qui veulent cacher la défaite, les ambitions déçues : des salles à manger où je reconnais les meubles étriqués et le décor des galeries d’ameublement du boulevard Barbès ; et des chambres où il n’y a rien que de pauvres choses usées par des habitudes, tachées par des gestes quotidiens, accablées par la vie. Là, des hommes et des femmes qui se retrouvent avec le soir, les lèvres pâles, le front vide de pensées, les mains lasses ; qui mangent sans entrain ; et, leur repas fini, lisent un journal. Puis s’endormiront, rouleront dans un fleuve sombre qui après les détours d’un décevant plaisir et du cauchemar, les ramènera vers les bords d’un jour pareil à d’autres jours, où leurs efforts aideront à créer un monde plus monstrueux qui les écrasera. (...)

Impossible de s’isoler. Des murs de carton, des portes mal jointes, des fenêtres ouvrant sur la galerie, des cabinets communs. Comment résister au désir d’épier son voisin ? Ah ! la vie est pour tous semblable. Du travail, du sommeil, de la mangeaille.

L’amour, la maladie, la naissance, la mort, les bonnes et les mauvaises nouvelles, une rumeur ou des confidences qui volaient de bouche en bouche, de porte en porte, les annonçaient. (...)

On se répète que de malheureux copains habitent encore des taudis. Les torchons, les linges qui flottent aux fenêtres, les crêpages de chignons, les observations du portier, les gueulements, les puanteurs, le manque de ciel, on s’en fout !

On a sa case, sa place, sa pauvre place dans le monde, et on arrive à joindre les deux bouts. Aujourd’hui, qui choisit son destin ? (…)

De station en station, le train s’est allégé. On reconnaît les usagers à leurs manies. Pour la place des Fêtes, ils se réunissent dans la voiture de tête. A peine le convoi arrêté, la foule se précipite vers l’ascenseur.

Une cage rectangulaire où quarante personnes s’entassent. Un dernier bain de sueurs et d’haleines, un dernier instant à contempler les hommes. Je me reconnais dans ces faces ternes ; je me retrouve dans ces êtres qui finissent une longue journée, qui sont encore prisonniers, et ardemment souhaitent la solitude. La montée est rapide, une bouffée d’air pur entre dans l’ascenseur. Je songe à un monde où nous vivrions sous la voûte des cieux. Un brusque arrêt, le grincement d’une porte d’acier. Vite, je regarde ces voyageurs dont s’empare le sommeil : femmes dont se fane le maquillage, hommes au linge sans fraîcheur. Ils bâillent, ils soupirent, ils s’enfuient, comme pris de panique. La femme renonce à plaire, l’homme à conquérir. (...)

On regarde les jeunesses qui ne connaissent pas leur bonheur, puis avec un soupir on se perd dans la foule, en ruminant ses souvenirs de jeune fille. Autrefois, le dimanche, on n’avait pas le souci d’un ménage, mais celui de sa toilette et des amoureux ! La glace d’une devanture brille, on s’arrête devant une seconde : les cheveux en désordre entourent un visage morne, avec une peau transparente, usée. On va « en négligé », aux pieds de vieilles pantoufles. Le désir de plaire a disparu, comme une fleur se fane. Fini la beauté, fini l’amour... (...)

Et il fallait se remuer, courir aux provisions, cuisiner, coudre, torcher les marmots ! C’était la vie de la tribu, tracassière et collective. Chacun calomnié, jalousé, méprisé. Ou des camaraderies folles : « amis comme cochons », les femmes passant ensemble leurs journées, les hommes se rejoignant au bistrot, jusqu’au soir de brouille où dans l’escalier éclatait l’engueulade, tandis que les locataires riaient. (...)

Chaque mois, de nouvelles bâtisses cachaient l’horizon. Je ne découvrais partout que laideur ; j’écoutais des cris qui n’avaient plus ni drôlerie ni imprévu. Ces gosses au teint blême, au corps chétif, n’annonçaient pas un meilleur avenir. Déjà accoutumés aux promiscuités et aux chicanes, plus mûrs pour le vice que pour une délivrance, et ne connaissant de la campagne que la plaine pouilleuse du Bourget
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Habitations à bon marché ! « H.B.M. » On y faisait bon marché des vies !

C’est ainsi que le monde s’organise et que les hommes affirment leur puissance. Au Hameau des Bois, comme ailleurs, ils s’unirent en une Association de Propriétaires, eurent un syndic, des assemblées, pour se défendre contre un lotisseur plus roué qu’eux, faire respecter leurs droits par la Ville, et préparer leur avenir. Je fus de l’une de ces réunions. Tous les propriétaires y assistaient, graves, comme si le sort du quartier dépendait de ce débat. Après quelques singeries pour l’élection du bureau, on se chamailla, chacun défendant ses intérêts. Celui-ci possédait dix mètres de façade, celui-là vingt-cinq ! L’un voulait qu’on plaçât devant sa villa un lampadaire ; un autre qu’on empêchât les étrangers de traverser le hameau. Le sens de la propriété, mieux que l’alcool, tournait leurs têtes. (...)

Nous voulions tous obtenir des bons points et la croix à la fin de la semaine, plus par gloriole que par amour de l’étude. Nous apprenions à être vaniteux et jaloux, à nous épier et nous « cafarder » ; nous nous devions de travailler avec une saine émulation, répétait notre maître. Quelque chose des luttes que nous aurions plus tard à soutenir dans la vie. (...)

Plein de confiance, je me répétais les paroles de mon directeur : « L’instruction vous ouvrira toutes les portes. »

Elle m’ouvrit celles d’un atelier de serrurerie où l’on faisait la journée de dix heures... (...)

Deux trimestres ne s’étaient pas écoulés que la cité avait perdu sa fraîcheur. Les mûrs des escaliers étaient éraflés par les meubles ; des tracts révolutionnaires, des inscriptions grossières, des traces de doigts, les souillaient ; des trainées de couleur y dessinaient des paysages. Les marches aux carreaux de faïence blanche se couvraient de crasse. A chaque étape, sur la galerie desservant les logements, le vert joyeux de la rampe s’éteignait, les portes se tachaient de boue et de graisse, et aux fenêtres, çà et là, du papier remplaçait une vitre. (...)

Pâtisseries, horlogeries-bijouteries, friteries, bazars, chemisiers, chapeliers, bal-musette. On y pénètre, tout est à portée de la main ; avec un peu d’argent on cède à ses désirs ; comme partout, on chaparde ! Des couleurs vives tachent les devantures, bariolage joyeux ; des affiches font naître de nouveaux désirs. (...)

A midi, rue des Pyrénées, commencent à siffler les sirènes. Les portes des usines s’ouvrent ; les ouvriers sortent, isolés, par groupes, courant, criant, et des gars sautent sur des vélos. Depuis sept heures du matin prisonniers, ils vont vers des gargotes reprendre des forces, joyeux de ce moment de liberté. (…)

L’habitude qu’a l’ouvrier de sa besogne est si vieille que ses gestes sont devenus mécaniques ; il ne pense plus à rien ; il marche, le sac sur le dos, de la péniche à la voiture, revient, reprend un sac ; n’est qu’un maillon dans la chaîne des débardeurs. (...)

La suite

« Les Etats désunis », de Wladimir Pozner

... oui, mais le soleil va plus vite. Jailli de l’Atlantique, il prend le départ, à 5 h 26, à Portland, dans le Maine, aux confins du Canada ; à 5 h 30, il est à Boston, douze minutes plus tard, à New York.

A 5 h 47, on le signale à Philadelphie, cité des quakers, à 5 h 48, à Wilmington, capitale des Dupont de Nemours, à 5 h 54, à Washington, siège du gouvernement. A 6 h 06, c’est au tour de l’acier de Pittsburgh, à 6 h 10, aux palmiers de Miami, à 6 h 18, aux automobiles de Detroit. Sans une seconde de retard sur l’horaire, le soleil touche Atlanta, en Géorgie, à 6 h 24, Cincinnati, en Ohio, à
6 h 25, Louisville, dans le Kentucky, à 6 h 29. Les hauts fourneaux de Gary l’aperçoivent à 6 h 35, et les abattoirs de Chicago, une minute plus tard. De soixante secondes en soixante secondes, les villes se succèdent : 6 h 46, Memphis, 6 h 47, Saint Louis, 6 h 48, La Nouvelle-Orléans. Les usines de l’Est tournent déjà et les plantations du Sud bourdonnent ; à présent surgissent les fermes et les troupeaux du Middle-West : Des Moines à 7 h juste, à 7 h 04, Kansas City, à 7 h 10 Omaha. Après les pistes des explorateurs français, des négociants néerlandais, des gouverneurs britanniques, les sentes des pionniers et trappeurs américains. Les cactus du désert, maintenant, et les Indiens

(7 h 17 : Oklahoma City), les Mexicains (7 h 50 : Santa Fe), les Mormons (8 h 13 : Salt Lake City). Un océan sourd à l’horizon ; Los Angeles au sud, Seattle au nord ; et, à 8 h 57, le soleil entre en gare de San Francisco.

Le 21 septembre 1936 commence aux États-Unis de l’Amérique du Nord….

Dans la ville du caoutchouc, Akro, des mécaniciens non-syndiqués viennent réparer une machine à l’usine Goodrich ; tandis qu’en les voyant les ouvriers se croisent les bras et qua la machinerie est paralysée… il ya quatre tués et six blessés, à l’heure où le Président Roosevelt arrive à New York. 7h30…

Dans un hôtel d’Akron (aux usines Goodrich, la grève s’étend d’atelier en atelier), Preston Harless, Dragon de la ville, confère avec James Colescott, Grand Dragon de l’Ohio : le Congrès du Ku-Klux-Klan se tient dans quelques jours, les élections présidentielles approchent, « nous nous bornerons, dit Colescott, à indiquer aux électeurs la religion des candidats. »..

« L’Amérique aux Américains » répond Harless…

« On doit élire, dit Colescott, des hommes qui déporteront les quinze cent mille étrangers, établis illégalement dans ce pays pour voler leur travail aux vrais Américains. »

A Chicago, un parlementaire pérore au Congrès de l’Association des Négociants en Bijoux à Crédit : « Le monde des affaires, dit-il, doit nourrir les chômeurs, ou les combattre. » A Port-Huron, Michigan, Mme Parish, quatre-vingt-quatre ans, se tue en ouvrant le robinet de gaz. Un sans travail meurt à l’hôpital de Youngstown.

3200 planteurs de laitues sont en grève à Salinas, en Californie. La police vient de perquisitionner chez le secrétaire du syndicat, en son absence et sans mandat : elle atrouvé les preuves d’un complot. Soit quelques journaux communistes, un volume de Lénine et une lettre dont le destinataire était désigné par le nom de « camarade » et qui était signée « fraternellement vôtre »…

Le R.P. Coughlin, le fameux radio-prêtre de Detroit, reçoit la presse dans un hôtel de Saint Louis… - Si la démocratie échouait et que vous deviez choisir entre le communisme et le fascisme ? demande un reporter. – Je ne pourrais jamais choisir le communisme, dit Coughlin…

Les manufactures de Minneapolis sont à la veille d’une grève…

Oui, mais le soleil va plus vite. Jailli de l’Atlantique, il prend le départ, à 5h27, à Portland, dans le Maine, aux confins du Canada…. Le 22 septembre 1936 va commencer aux Etats-Unis de l’Amérique du Nord…

En un an, la police de Harlem a tué sans la moindre provocation cinq Noirs dont un garçon de dix-huit ans qu’elle soupçonnait d’avoir volé 68 cents. La police a attaqué à coups de bombes lacrymogènes la foule qui s’était réunie pour écouter Ada Wright, la mère d’un des accusés de Scottsboro. Trois garçons, accusés d’un vol de 38 cents, ont été battus et condamnés à un total de quatre-vingt-dix ans de prison : vingt-huit mois de prison pour chaque cent. Jamais un policier n’a été poursuivi pour eurtre. Et nulle part les forces de répression ne sont aussi nombreuses qu’à Harlem. On y envoie les agents les plus imbus du préjugé de couleur…

A l’hôpital de Harlem, une fillette noire de quinze ans était en train d’accoucher. Elle souffrait beaucoup, et le docteur lui dit : « Si vous êtes assez grande pour faire des gosses, vous l’êtes aussi pour accoucher. » Elle est demeurée seule à souffrir…

Le 25 mars 1931, à 13h30, neuf garçons noirs âgés de 13 à 20 ans et accusés d’avoir violé deux femmes blanches, Ruby Bates et Victoria Price, ont été arrêtés et écroués à la prison de Scottsboro, dans l’Alabama.

– Mes parents étaient métayers dans l’Alabama où je suis née. Mon père buvait, et nous le voyions rarement. C’est ma mère qui nous faisait vivre, ma sœur, mes trois frères et moi. Lorsque l’existence est devenue trop dure, nous sommes allés habiter Huntsville. Il y a de nombreuses manufactures dans cette ville : ma mère travaillait, et nous, les enfants, nous en avons fait autant dès que nous avons un peu grandi. J’ai trouvé de l’embauche en 1928 ; j’avais quatorze ans. Les apprenties touchaient cinq cents de l’heure. La direction avait un système : dès que vous appreniez à conduire une machine, on vous changeait d’atelier, et vous étiez de nouveau considérée comme apprentie. J’ai travaillé trois ans à l’usine et je n’ai jamais touché plus de cinq cents de salaire…

C’est à la manufacture que j’ai rencontré Victoria Price. Elle avait le double de mon âge et beaucoup plus d’expérience que moi. Elle buvait et était familière avec les hommes. C’est elle qui m’a emmenée à des soirées et m’a fait boire. J’étais très effrayée… Deux députés-shérifs, qui nous avaient aperçues, ont couru après nous et nous ont arrêtées. Nous savions qu’ils allaient nous inculper de vagabondage : je crois que dans l’Alabama, c’est quatre-vingt-dix jours. Pour Victoria Price, cela pouvait être plus grave : une loi interdit d’emmener une mineure d’un Etat à l’autre, et je n’avais que dix-sept ans… Puis un des hommes du shérif nous a dit, à Victoria et à moi, que si nous acceptions d’accuser les Noirs comme quoi ils nous avaient violées, cela nous éviterait la prison. J’ai refusé parce que ce n’était pas vrai. Mais Victoria Price avait plus d’expérience que moi et tout de suite elle a accepté…. Les gardiens nous disaient qu’ls nous tueraient si nous modifions nos dépositions. Nous sommes restés seize jours en prison, y compris la duré du procès, et pendant tout ce teps la foule s’est souvent réunie sous nos fenêtres. Les gens criaient et menaçaient, et j’en avais encore plus peur que de l’arrestation. Je ne savais pas ce qu’ils désiraient, je ne comprenais pas qu’ils voulaient lyncher les Noirs…

Quand le verdict a été prononcé, les spectateurs ont crié : « nous savions qu’ils seraient brûlés », et la foule, dehors, l’a entendu, a repris ces paroles, et tout le monde les a chantées comme un refrain : « he knew they’d burn -nous savions qu’ils seraient brûlés ». Le Ku Klux Klan avait amené un orchestre de cuivres, et ils ont tous défilé autour du tribunal en jouant et en chantant l’hymne national.

27 avril 1936. A Chicago, deux garçons de 19 ans qui ont assassiné un médecin viennent d’être condamnés à 1999 ans de prison chacun. Le Daily Mirror écrit à ce sujet :

"un emprisonnement de 199 ans pour un meurtre semble cruellement long, mais rappelez-vous, plusieurs religions, dont sans doute la vôtre, enseignent que pour des crimes moins graves que l’assassinat, les pécheurs sont enfermés pour l’éternité. En comparaison, 199 ans, c’est court. "

Le Noir souffre en tant que travailleur (...). Il souffre en tant que chômeur. Il souffre aussi en tant que Noir. Il paie davantage pour tout ce qu’il achète, il reçoit moins pour tout ce qu’il offre. Il est le premier à être licencié, le dernier à être embauché. Il n’est pas admis dans la plupart des hôtels et restaurants hors de Harlem. Pour un juge, un accusé noir est coupable d’avance. Mais les jurés noirs sont extrêmement rares. Même dans les prisons de New York, les Noirs sont enfermés à part. Il n’y a qu’au cimetière qu’ils sont enterrés avec les Blancs, les Blancs pauvres, bien entendu…

L’histoire de la construction du tunnel de Gauley Bridge, loin d’être un récit d’atrocités, est justement une de ces histoires du monde des affaires américain que celui-ci, dans modestie, n’a pas encore fait connaître à l’humanité. C’est une histoire bien simple où il est question d’hommes, de silice et de dollars…

Désireuse de procurer à sa filiale, la Electro Metallurgical Co, du courant à bon marché, la Union Carbide a fondé en 1927 une nouvelle société, la New Kanawha Power Co, en vue de construire dans la Virginie de l’Ouest, à Hawk’s Nest, sur la New River et la Kanawha, une hydrocentrale d’une puissance de 30.000 chevaux-vapeur. Le projet prévoyait le percement d’un tunnel de 9m. 75 de diamètre, reliant Gauley Bridge à Hawk’s Nest et qui devait amener, sur un parcours de près de cinq kilomètres, l’eau de la New River à la centrale. La construction fut confiée à Rinehart et Dennis, entrepreneurs de travaux, et ne devait pas durer plus de quatre ans à partir de son commencement effectif…

Une commission d’ingénieurs et de géologues envoyée à Gauley Bridge avait établi que le tunnel projeté passerait, sur plus de trois kilomètres, à travers des dépôts de silice à l’état pur. A la suite de cette découverte, la New Kanawha Power Co résolut d’élargir le tunnel sur ce parcours en en fixant le diamètre à 14 mètres au lieu de 9m. 75, afin de récupérer la silice qui serait livrée à la Electro Metallurgical Co pour y servir à la fabrication d’aciers spéciaux….

La poussière de silice est cause d’une maladie dont les effets ont été reconnus depuis l’antiquité. Hippocrate en décrit cerains symptômes…. La silicose est provoquée par le dépôt de la poussière de silice dans les poumons de la personne qui l’aspire. Cette poussière n’a pas d’effets irritants immédiats, et, pour cette raison, les poumons et les voies respiratoires ne tendent pas à l’expulser comme ils le font pour d’autres corps étrangers. Ainsi introduites dans l’organisme, les parcelles infinitésimales de silice commencent à se dissoudre, et comme elles constituent un poison, les poumons se protègent en les enrobant d’un tissu lymphatique. Il se forme une série de nodus, toujours plus nombreux, qui peu à peu se rejoignent et bloquent les ganglions lymphatiques, puis les vaisseaux sanguins qui alimentent les poumons, et enfin, les voies respiratoires. Le malade respire de plus en plus difficilement, il éprouve des douleurs dans la région de la poitrine, maigrit beaucoup, il est incapable de fournir la même quantité de travail que par le passé, bientôt le moindre effort physique lui coupe le souffle, il finit par mourir d’étouffement…

Cette maladie, professionnelle par excellence, si elle est pratiquement incurable, peut être facilement prévenue. Pour cela, il est nécessaire que, dans les mines, tunnels, carrières, etc., où la présence de la silice a été signalée, l’aération soit parfaite, le forage à sec remplacé par le forage à l’eau, le personnel muni de masques et la journée de travail extrêmement courte…

Deux mille hommes furent engagés pour les travaux de percement du tunnel, des Noirs en grande partie. Le chantier fut ouvert en 1930…

Le salaire qui, au début, avait été fixé à 50 cents de l’heure, est tombé rapidement à 40, puis à 30, enfin à 25 cents. La main d’œuvre affluait : les mécontents n’avaient qu’à partir. La journée de travail était, en principe, de dix heures : en réalité elle durait deux heures de plus, deux heures qui n’étaient pas payées…

Seiez perforatrices mécaniques tournaient sans arrêt, six foraient à l’eau, dix à sec… A plus d’une reprise, des ouvriers asphyxiés ont dû être emportés à l’air frais, vingt-huit hommes ont perdu connaissance au cours d’une seule nuit. Les contremaîtres les traitaient de mauviettes et disaient aux autres de se hâter…

Lorsque, par hasard, des inspecteurs du Bureau des Mines s’approchaient du tunnel, des guetteurs postés à l’extérieur prévenaient les surveillants qui faisaient interompre le forage à sec et reculer les moteurs jusqu’à l’entrée de la galerie. Les inspecteurs partis, le travail reprenait comme avant…

On aurait pu s’en tenir au forage à l’eau, mais cela aurait pris environ trois fois plus de temps que le forage à sec : la compagnie n’avait pas de temps à perdre… Les masques ne coûtaient pas cher : 2 dolalrs 50 pièce… Mais l’employé de Rinehart et Dennis avait dit : « Je ne donnerais pas 2 dollars 50 pour tous ces Noirs qui travaillent ici. »

Quelques mois après le début des travaux, les hommes ont commencé à se sentir mal….

La compagnie savait que la terre aux environs de Gauley Bridge contenait 99,4% de silice pure… Les symptômes de la silicose ne se manifestant pas avant plusieurs années, la direction s’était dit que les travaux seraient terminés depuis longtemps et les ouvriers disperss à travers le pays avant de commencer à étouffer…

Mais il y avait trop de poussière dans la galerie, trop de silice dans la poussière ; là où des années sont nécessaires, quelques mois avaient suffi… Les Noirs s’étaient mis à mourir. Les Blancs aussi…

Rinehart et Dennis avaient passé un contrat avec la maison de pompes funèbres H.C. White… White emmenait les cadavres à Summerville, à 65 kilomètres de Gauley Bridge et les enfouissait dans un chmap attenant à la ferme de sa mère… Il fallait faire vite, empêcher toute enquête, essentiellement prévenir toute tentative d’autopsie : les poumons des morts, mis à nu, auraient révélé la vérité…

L’ouvrier Shirley Jones dit un jour :

 Mère, lorsque je serai mort, je veux que vous me fassiez ouvrir pour voir si c’est la poussière qui m’a tué…

La mère fit « uvrir » son fils cadet, comme il le lui avait demandé, et c’est grâce à Shirley Jones, assassiné dans sa vingtième année, que les ouvriers du tunnel surent la vérité…

Trois cent malades ont décidé de poursuivre les entrepreneurs. Le procès eut lieu au printemps de 1933… La compagnie a proposé aux avocats des ouvriers de régler le différend à l’amiable… La compagnie a offert vingt-mille dollars aux avocats… La vie d’un ouvrier a été évaluée de cinq cent dollars à trois cent et deux-cents… Certains Noirs n’ont eu que quatre-vingt dollars… Plus d’un millier d’hommes, dispersés à travers les Etats-Unis, ont continué à se plaindre de leur santé, pour finir par disparaître en silence…

Le pays avait ignoré juqu’au nom de Gauley Bridge et aurait continué à l’ignorer si un commerçant, qui avait visité le tunnel, n’avait averti un de ses mais, directeur d’un journal d’extrême gauche. La grande presse parla de l’affaire à contre-cœur. Une commission parlementaire procéda à une enquête…. Quant à l’Union Carbide and Carbon Co, le premier trimestre lui a apporté les bénéfices nets les plus élevés de son histoire : 7.502. 393 dolalrs. Les familles Morgan et Mellon se portent bien…

« Les mouchoirs rouges de Cholet », de Michel Ragon

Les surplus des villages se déversant dans les bourgs devint bientôt tel que la moitié de leur population mendiait. Alors, les bourgs eux-mêmes refoulèrent ce déchet qui se retrouva sur les grands chemins menant aux chefs-lieux de canton. (…)
Bien accueillie là, chassée ailleurs, exploitée dans des travaux temporaires faits à bas prix, parfois pour leur simple nourriture, effrayante en raison de son nombre, cette population errante et mendiante finit par rencontrer les routes, ces routes dressées par la révolution, puis par l’Empire, contre les chemins creux ; ces routes qui venaient casser le bocage, l’empêchant de demeurer un sanctuaire impénétrable ; ces routes, tentacules de pieuvres dont la tête et le cœur se tenaient dans les villes ; ces routes imposaient la main-mise de l’urbain sur le rural, du citadin sur le paysan.

Ceux qui ne mourraient pas en chemin, ceux qui, trop vieux, ne se contentaient pas de s’sseoir sur le parvis d’une église et de tendre la main, finissaient donc, endigués par ces larges routes droites, par arriver à la Loire qu’ils n’osaient traverser, se souvenant confusement de la grande virée de galerne. Pourtant de l’autre côté du fleuve, arrivaient les rumeurs de la ville énorme : Nantes, où les Vendéens s’étaient cassés les dents en 93. Certains s’y aventuraient. D’autres obliquaient à l’est, vers Cholet, Angers. Ils y arrivaient en loques, prêts à accepter n’importe quel emploi, n’importe quel logis, parfaitement conditionnés pour peupler les nouvelles filatures, les chantiers de navires, prêts à s’insérer dans cette armée du travail qui se mettait en place dans les villes, formée de la vomissure de la paysannerie…

N’ayant pas encore accédé à la parole, ils devaient se contenter de se regarder. Les mains enfouies dans les baillotes et ligotées, ils ne pouvaient se toucher. De temps en temps la gale, les poux, les excréments et l’urine dans lesquels ils baignaient finissaient par les agacer et ils poussaient des hurlements qui, aux dires de leurs parents, constituaient des indices de leur bonne santé. Victor et Victorine, qui atteignaient leurs deux ans, étaient équipés de la robe à bavette et du bonnet rond à bourrelet pour se protéger le crâne du choc des chutes. Ils portaient autour du cou un collier de gousses d’ail contre les vers et des pattes de taupe pour leur épargner les maux de dents…

Jacques-le-tisserand ouvrit son école dans la salle commune de son logis. Les écoliers se plaçaient entre le métier à tisser et le haut lit entouré de rideaux. On poussait la table pour que le centre de la pièce se transforme en salle de classe. Dans un coin, Jacques étendit du sable. (…)

Les enfants s’agenouillaient, un bâtonnet dans la main, et traçaient sur le sable les lettres de l’alphabet en recopiant le modèle que Jacques dessinait lui même.

Lorsque tout était recouvert de signes, Jacques-le tisserand effaçait avec une planche qui égalisait le sable et l’on recommençait. (…)
Comme la plupart des autres maîtres d’école du village, Jacques-le-tisserand enseignait donc les lettres dans le sable et le calcul avec des cailloux et des noix…

« La ville noire », de George Sand]

« La ville noire », texte intégral de George Sand

« Les Vagabonds du Rail », de Jack London

« Les Vagabonds du Rail », texte intégral de Jack London

« Les temps difficiles », de Charles Dickens

« Les temps difficiles », texte intégral de Charles Dickens

« Elise ou la vraie vie », de Claire Etchérelli

Débuts à l’usine...

L’homme qui tâte ses chaussettes durcies par la sueur de la veille

Et qui les remet

Et sa chemise durcie par la sueur de la veille

Et qui la remet

Et qui se dit le matin qu’il se débarbouillera le soir

Et le soir qu’il se débarbouillera le matin

Parce qu’il est trop fatigué...

R. Desnos.

On s’occupait beaucoup de moi. J’avais quarante-cinq minutes à attendre. Je pris une rue transversale, au hasard. Elle aboutissait à un grand terrain vague au fond duquel s’élevaient plusieurs immeubles neufs.

À huit heures moins le quart, je revins au bureau d’embauche. Quelques hommes, des étrangers pour la plupart, attendaient déjà. Ils me regardèrent curieusement. À huit heures, un gardien à casquette ouvrit la porte et la referma vivement derrière lui.

 Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il à l’un des hommes qui s’appuyaient contre le mur.

 Pour l’embauche.

 II n’y a pas d’embauche, dit-il en secouant la tête. Rien.

 Ah oui ?

Sceptique, l’homme ne bougea pas.

 On n’embauche pas, répéta le gardien.

Les hommes remuèrent un peu les jambes, mais restèrent devant la porte.

 C’est marqué sur le journal, dit quelqu’un.

Le gardien s’approcha et lui cria dans la figure :

 Tu sais lire, écrire, compter ?

Ils commencèrent à s’écarter de la porte, lentement, comme à regret. L’un d’eux parlait, en arabe sans doute, et le nom Citroën revenait souvent. Alors, ils se dispersèrent et franchirent le portail.

 C’est pour quoi ? questionna le gardien en se tournant vers moi.

Il me regarda des cheveux aux chaussures.

 Je dois m’inscrire. Monsieur Gilles...

 C’est pour l’embauche ?

 Oui, dis-je intimidée.

 Allez-y.

Et il m’ouvrit la porte vitrée.

Dans le bureau, quatre femmes écrivaient. Je fus interrogée : j’expliquai. Une des femmes téléphona, me fit asseoir et je commençai à remplir les papiers qu’elle me tendit.

 Vous savez que ce n’est pas pour les bureaux, dit-elle, quand elle lut ma fiche.

 Oui, oui.

 Bien. Vous sortez, vous traversez la rue, c’est la porte en face marquée " Service social ", deuxième étage, contrôle médical pour la visite.

Dans la salle d’attente, nous étions cinq, quatre hommes et moi. Une grande pancarte disait "Défense de fumer" et c’était imprimé, en dessous, en lettres arabes. L’attente dura deux heures. À la fin, l’un des hommes assis près de moi alluma une cigarette. Le docteur arriva, suivi d’une secrétaire qui tenait nos fiches. La visite était rapide. Le docteur interrogeait, la secrétaire notait les réponses. Il me posa des questions gênantes, n’insista pas quand il vit ma rougeur et me dit de lui montrer mes jambes, car j’allais travailler debout. "La radio", annonça la secrétaire. En retirant mon tricot je défis ma coiffure, mais il n’y avait pas de glace pour la rajuster. L’Algérien qui me précédait se fit rappeler à l’ordre par le docteur. Il bougeait devant l’appareil.

 Tu t’appelles comment ? Répète ? C’est bien compliqué à dire. Tu t’appelles Mohammed ? et il se mit à rire. Tous les Arabes s’appellent Mohammed. Ça va, bon pour le service. Au suivant. Ah, c’est une suivante...

Quand il eut terminé, il me prit à part.

 Pourquoi n’avez-vous pas demandé un emploi dans les bureaux ? Vous savez où vous allez ? Vous allez à la chaîne, avec tout un tas d’étranger, beaucoup d’Algériens. Vous ne pourrez pas y rester. Vous êtes trop bien pour ça. Voyez l’assistante et ce qu’elle peut faire pour vous.

Le gardien nous attendait. Il lut nos fiches. La mienne portait : atelier 76. Nous montâmes par un énorme ascenseur jusqu’au deuxième étage. Là, une femme, qui triait de petites pièces, interpella le gardien.

 Il y en a beaucoup aujourd’hui ?

 Cinq, dit-il.

Je la fixai et j’aurais aimé qu’elle me sourît. Mais elle regardait à travers moi.

 Ici, c’est vous, me dit le gardien.

Gilles venait vers nous. Il portait une blouse blanche et me fit signe de la suivre. Un ronflement me parvenait et je commençai à trembler. Gilles ouvrit le battant d’une lourde porte et me laissa le passage. Je m’arrêtai et le regardai. Il dit quelque chose, mais je ne pouvais plus l’entendre, j’étais dans l’atelier 76. Les machines, les marteaux, les outils, les moteurs de la chaîne, les scies mêlaient leurs bruits infernaux et ce vacarme insupportable, fait de grondements, de sifflements, de sons aigus, déchirants pour l’oreille, me sembla tellement inhumain que je crus qu’il s’agissait d’un accident, que ces bruits ne s’accordant pas ensemble, certains allaient cesser. Gilles vit mon étonnement.

 C’est le bruit ! cria-t-il dans mon oreille.

Il n’en paraissait pas gêné. L’atelier 76 était immense. Nous avançâmes, enjambant des chariots et des caisses, et quand nous arrivâmes devant les rangées des machines où travaillaient un grand nombre d’hommes, un hurlement s’éleva, se prolongea, repris, me sembla-t-il, par tous les ouvriers de l’atelier.

Gilles sourit et se pencha vers moi.

 N’ayez pas peur. C’est pour vous. Chaque fois qu’une femme rentre ici, c’est comme ça.

Je baissai la tête et marchai, accompagnée par cette espèce de "ah" rugissant qui s’élevait maintenant de partout.

À ma droite, un serpent de voitures avançait lentement, mais je n’osais regarder.

 Attendez, cria Gilles.

Il pénétra dans une cage vitrée construite au milieu de l’atelier et ressortit très vite, accompagné d’un homme jeune et impeccablement propre.

 Monsieur Bernier, votre chef d’équipe.

 C’est la sœur de Letellier ! hurla-t-il.

L’homme me fit un signe de tête.

 Avez-vous une blouse ?

Je fis non.

 Allez quand même au vestiaire. Bernier vous y conduira, vous déposerez votre manteau. Seulement, vous allez vous salir. Vous n’avez pas non plus de sandales ?

Il parut contrarié.

Pendant que nous parlions, les cris avaient cessé. Ils reprirent quand je passai en compagnie de Bernier. Je m’appliquai à regarder devant moi.

 ils en ont pour trois jours, me souffla Bernier. Le gardien avait sur lui la clé du vestiaire. C’était toujours fermé, à cause des vols, m’expliqua Bernier. J’y posai à la hâte mon manteau et mon sac. Le vestiaire était noir, éclairé seulement par deux lucarnes grillagées. Il baignait dans une odeur d’urine et d’artichaut.

Nous rentrâmes. Bernier me conduisit tout au fond de l’atelier, dans la partie qui donnait sur le boulevard, éclairée par de larges carreaux peints en blancs et grattés à certains endroits, par les ouvriers sans doute.

 C’est la chaîne, dit Bernier avec fierté.

Il me fit grimper sur une sorte de banc fait de lattes de bois. Des voitures passaient lentement et des hommes s’affairaient à l’intérieur. Je compris que Bernier me parlait. Je n’entendais pas et je m’excusai.

 Ce n’est rien, dit-il, vous vous habituerez. Seulement, vous allez vous salir.

II appela un homme qui vint près de nous.

Voilà, c’est mademoiselle Letellier, la sœur du grand qui est là-bas. Tu la prends avec toi au contrôle pendant deux ou trois jours.

 Ah bon ? C’est les femmes, maintenant, qui vont contrôler ?

De mauvais gré, il me fit signe de le suivre et nous traversâmes la chaîne entre deux voitures. II y avait peu d’espace. Déséquilibrée par le mouvement, je trébuchai et me retins à lui. Il grogna. Il n’était plus très jeune et portait des lunettes.

 On va remonter un peu la chaîne, dit-il.

Elle descendait sinueusement, en pente douce, portant sur son ventre des voitures bien amarrées dans lesquelles entraient et sortaient des hommes pressés. Le bruit, le mouvement, la trépidation des lattes de bois, les allées et venues des hommes, l’odeur d’essence, m’étourdirent et me suffoquèrent.

 Je m’appelle Daubat. Et vous c’est comment déjà ? Ah oui, Letellier.

 Vous connaissez mon frère ?

 Évidemment je le connais. C’est le grand là-bas. Regardez.

Il me tira vers la gauche et tendit son doigt en direction des machines.

La chaîne dominait l’atelier. Nous étions dans son commencement ; elle finissait très loin de là, après avoir fait le tour de l’immense atelier. De l’autre côté de l’allée étaient les machines sur lesquelles travaillaient beaucoup d’hommes. Daubat me désigna une silhouette, la tête recouverte d’un béret, un masque protégeant les yeux, vêtue d’un treillis, tenant d’une main enveloppée de chiffons une sorte de pistolet à peinture dont il envoyait un jet sur de petites pièces. C’était Lucien. De ma place, à demi cachée par les voitures qui passaient, je regardai attentivement les hommes qui travaillaient dans cette partie-là. Certains badigeonnaient, d’autres tapaient sur des pièces qu’ils accrochaient ensuite à un filin. La pièce parvenait au suivant. C’était l’endroit le plus sale de l’atelier. Les hommes, vêtus de bleus tachés, avaient le visage barbouillé. Lucien ne me voyait pas. Daubat m’appela et je le rejoignis. Il me tendit une plaque de métal sur laquelle était posé un carton.

 Je vous passe un crayon. Vous venez ?

II remonta vers le haut de la chaîne. Je le suivais comme une ombre, car je sentais beaucoup d’yeux posés sur moi et m’efforçais de ne fixer que des objets. Je m’appliquais aussi à poser convenablement mes pieds en biais sur les lattes du banc. Il fallait grimper et descendre. Daubat prit mon bras et me fit entrer dans une voiture.

 Vous regardez ici.

II me montrait le tableau de bord en tissu plastique.

 S’il y a des défauts, vous les notez. Voyez ? Là, c’est mal tendu. Alors, vous écrivez. Et là ? Voyez.

II regardait les essuie-glaces.

 Ils y sont. Ça va. Et le pare-soleil ? Aïe, déchiré !

Vous écrivez : pare-soleil déchiré. Ah, mais il faut aller vite, regardez où nous sommes.

Il sauta de la voiture et me fit sauter avec lui. Nous étions loin de l’endroit où nous avions pris la voiture.

 On ne pourra pas faire la suivante, dit-il, découragé. Je le dirai à Gilles, tant pis. Essayons celle-là.

Nous recommençâmes. Il allait vite. Il disait "là et là" ; "là un pli", "là manque un rétro", ou "rétro mal posé". Je ne comprenais pas.

Pendant quelques minutes, je me réfugiai dans la pensée de ne pas revenir le lendemain. Je ne me voyais pas monter, descendre de la chaîne, entrer dans la voiture, voir tout en quelques minutes, écrire, sauter, courir à la suivante, monter, sauter, voir, écrire.

 Vous avez compris ? demanda Daubat.

 Un peu.

 C’est pas un peu qu’il faut, dit-il en secouant la tête. Moi, je ne comprends pas pourquoi ils font faire ça par des femmes. Mais il faut que je voie Gilles. Si ça continue, ma prime va sauter. J’ai laissé passer trois voitures.

Nous montâmes plus haut sur la chaîne.

 Là, c’est bon, dit Daubat.

Dans la voiture où nous étions, il y avait cinq hommes. L’un vissait, l’autre clouait un bourrelet autour de la portière, les autres rembourraient le tableau de bord.

 Alors, dit Daubat, vous êtes en retard !

Il les poussa. Les hommes, d’ailleurs, s’étaient arrêtés et me regardaient.

 C’est des femmes maintenant ? dit l’un.

 Oui, et après ? Travaille, t’as déjà une voiture de retard.

Celui qui avait parlé - c’était un Arabe - rit et s’adressa aux autres dans sa langue.

Maintenant, nous étions sept dans cette carcasse, accroupis sur la tôle, car tapis et sièges n’étaient installés que beaucoup plus tard.

 Ça commence ? demanda Daubat.

 Oui, je crois.

La prochaine, vous la faites seule. Je suis derrière vous.

En trébuchant, ce qui fit rire un des garçons, je sortis de la voiture et attendis la suivante. Ma feuille à la main, appuyée sur la portière pour garder l’équilibre, j’essayai de voir. Mon bras touchait le dos d’un homme qui clouait. Quand je me penchai vers le tableau de bord, je faillis dégringoler sur l’ouvrier qui s’apprêtait à visser le rétroviseur. Il sourit et m’aida à me redresser. Je sortis promptement et ne vis pas Daubat. Il fallait marquer quelque chose. Je ne pouvais pas poser ma feuille blanche sur la plage arrière - on disait plage, je venais de l’apprendre. Je marquai, au hasard "rétroviseur manque" parce que j’avais vu Daubat marquer cela sur chaque feuille. Mais ensuite, que faire ? Sans Daubat, j’étais perdue. Il descendit de la voiture qui arrivait devant moi.

 Alors, ça va ? Vous prenez l’autre, derrière, dit-il.

Il alla vers la voiture précédente et lut ma feuille. Je me concentrai sur la nouvelle voiture. Je vis des plis au plafond et marquai "plis". Un homme était près de moi et me touchait. Je le regardai sévèrement et puis je compris qu’il me demandait de lui laisser le passage. Je n’avais pas entendu.

Quelqu’un entra dans la voiture. Je me retournai.

C’était Gilles. II me donna des explications rapides, mais beaucoup de ses paroles m’échappèrent.

 Ça va être l’heure, dit-il.

Ô délivrance... Ne pas revenir l’après-midi.

Déjà les hommes abandonnaient le travail et s’essuyaient les mains. Je me demandais où j’irais pendant cette heure. Quand la sonnerie se fit entendre, tous les ouvriers se précipitèrent en courant vers la sortie. Daubat m’avait rejoint lorsque Lucien s’approcha de moi.

 Comment tu t’en sors ?

Je regardai Daubat qui apprécia.

 C’est le début. Elle aura du mal à s’y faire. D’autant qu’avec les ratons c’est pas facile. Si vous signalez leur mauvais travail, ils vous font des histoires. Mais je suis là. S’il y en a un qui vous embête, vous me le dites. Seulement, c’est pas un travail de femme, je l’ai déjà dit à Gilles.

 Oui, fit Lucien rêveusement. Tu manges où ?

 Je ne sais pas. Et toi ?

 À la cantine. Tu veux des tickets ? Je peux t’en prêter.

 Je prends mon manteau.

 Si tu veux, mais fais vite. Je t’attends.

Je rentrai dans le vestiaire où quelques femmes, assises sur les bancs, bavardaient en mangeant. Elles me dévisagèrent. Je les saluai et ressortis.

Lucien ne disait rien. Moi non plus. "C’est dur, je suis fatiguée"... C’était dérisoire. Qu’est-ce que ça pouvait signifier ?

L’air du dehors fit lever des désirs plus aigus que la faim.

 Excuse-moi, dis-je à Lucien. Je préfère marcher, il fait trop beau.

 Quel soleil ! dit-il. Je vais faire comme toi. C’est ça, on va marcher.

Nous traversâmes côté soleil. Des ouvriers passaient avec des bouteilles et des pains.

 Ceux-là mangent dans l’usine. Des Algériens surtout, à cause du porc qu’on sert à la cantine.

Il tourna sur le boulevard en direction de la porte d’Italie. Nous trouvâmes un banc et nous nous assîmes côte à côte. Nous avions le soleil dans le dos. Mes jambes tremblaient et je n’avais travaillé que deux heures. Il faudrait recommencer pendant quatre heures et demie. Lucien s’était affalé, les jambes étendues en avant, les bras en croix sur le dossier, la tête en arrière.

 Alors, la vérité ? dit-il à voix basse. Tu crois que tu tiendras le coup ?

 Je tiendrai.

Au soleil et au repos, c’était simple à affirmer.

 Tu n’as pas eu peur quand les types ont crié ce matin ?

 Non, pas peur. - Je mentais. - Mais pourquoi font-ils cela ?

Il se redressa et replia ses jambes.

 À travailler comme ça, on retourne à l’état animal. Des bestiaux qui voient la femelle. On crie. C’est l’expression animale de leur plaisir. Ils ne sont pas méchants. Un peu collants avec les femmes parce qu’ils en manquent.

 Je suis quand même effrayée par ce que j’ai vu.

 Qu’est-ce que tu as vu ? tu n’as rien vu du tout. Si tu tiens le coup, si tu restes, tu découvriras d’autres choses.

 Mais toi, Lucien, penses-tu rester longtemps ?

 Ah ça, dit-il, je n’en sais rien. II fallait que j’y passe, que je voie. Mais quelquefois, je crains de lâcher. Je ne peux rien manger, je suis intoxiqué par la peinture. Et les autres autour, quelle déception...

 Et Henri ?

 Mais quoi, Henri ? tu me parles toujours de lui. Que veux-tu qu’il fasse ? Quand ses examens seront terminés il aura une brillante situation et puis voilà.

 Il n’a rien pu faire pour toi ?

 Ce n’est pas ça le problème, dit-il agacé.

Je n’insistai pas.

 Viens, on va quand même manger quelque chose.

Nous nous dirigeâmes vers la porte d’Italie. Certains ouvriers, quand ils passaient près de nous, faisaient un clin d’œil à Lucien.

 Mais c’est l’été !

 Oh oui, j’ai soif, dis-je.

Nous restâmes à la terrasse d’un café. Lucien portait son bleu crasseux et je n’avais pas pris le temps de me laver les mains. Quelle importance... C’était la pause, il fallait récupérer.

Mon frère demanda un sandwich que nous partageâmes. Il but deux demis. Le soleil nous léchait. L’air frais lavait nos poumons. La joie de vivre semblait suspendue dans ce ciel d’automne pur et clair.

 Tu vois, la vie de l’ouvrier, elle commence à l’instant où finit le travail. Comme il faut bien dormir un peu, ça ne fait pas beaucoup d’heures à vivre.

Il se leva et s’étira.

 Et puis, laisse tomber, dit-il d’un air dégoûté. Ça ne vaut pas la peine de persévérer. Qu’est-ce que tu veux que ça t’apporte ?

Je lui demandai encore une fois pourquoi il ne lâchait pas lui-même.

 Et vivre ? Avec quoi ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ? Si je n’étais pas un salaud complet, il faudrait envoyer un peu d’argent... là-bas. Et vivre ici.

Cette conversation m’avait plongée dans une grande tristesse. Je repris sans courage le chemin de l’atelier.

Devant la porte de l’usine où quelques hommes attendaient le signal, assis par terre ou debout appuyés au mur, j’eus droit aux sifflets et appels. Dans l’atelier, je réussis à passer inaperçue. La sonnerie n’avait pas encore retenti, et les hommes, dispersés çà et là, fumaient. J’avançai entre les caisses, les piliers et les machines. Je m’égarai et me retrouvai devant un groupe de trois hommes qui discutaient. Daubat me reconnut et m’interpella.

 C’est ma petite élève, dit-il aux autres. Venez voir ici.

Il me prit par l’épaule.

 C’est la sœur du grand brun, Lucien.

Tous trois avaient à peu près le même âge. Leurs bleus étaient soignés, reprisés, presque propres.

Daubat les présenta :

 Ça, c’est notre régleur.

Celui-ci retira son mégot et cracha un brin de tabac.

 Oui, c’est moi.

 Et ça, c’est le seul professionnel de l’atelier.

Il était plus gras que les deux autres et montrait, dans des joues rondes, deux boules bleues pétillantes.

 On est, me confia-t-il, les trois seuls Français du secteur. Vous vous rendez compte. Rien que des étrangers ! Des Al-gé-riens. Des Marocains, des Espagnols, des Yougoslaves.

 Votre frère les aime bien, dit le régleur amèrement.

 Lucien aime tout le monde.

 Il a tort. Ça lui jouera un sale tour. On ne peut pas travailler avec ces gens-là. Enfin, s’ils vous embêtent, nous sommes là.

 Et Gilles ? dit le gros.

Gilles, il n’est pas sûr.

Daubat me manifestait une gentillesse qui contrastait avec sa mauvaise humeur du matin.

 Il faut se soutenir entre nous.

Et il tapa sur l’épaule du régleur.

 Ça va sonner, dit celui-ci.

Je regagnai ma place en longeant les voitures où dormaient quelques ouvriers. Certains s’étaient couchés à même le sol, sur des journaux étalés.

Regardez ça, dit Daubat.

Il me montrait un corps enroulé à la manière des chats et couché sur un tas de laine de verre. Pour l’avoir frôlée le matin, je savais que son contact provoquait d’insupportables grattements.

 Vous croyez que ce sont des hommes ? Ils ont de la corne à la place de peau.

La sonnerie secoua tout le monde. Ceux qui dormaient s’étirèrent lentement.

Je repris la plaque, le crayon et la feuille, et je recommençai. Gilles arriva et me dit qu’il allait contrôler trois voitures avec moi pour me montrer comment il fallait faire.

Je l’écoutai avec application. Il allait vite, découvrait au premier coup d’œil le défaut ou l’oubli.

 Voyez.

Je répétais oui. Je commençais à comprendre, mais j’aurais voulu qu’il m’expliquât ce qui se passait avant que la voiture arrivât jusqu’à moi.

 Mademoiselle Letellier, j’essaierai de faire ça un jour, j’espère bien. Mais, voyez-vous, ici, il est difficile d’expliquer. Si je m’arrête, les voitures passent, toute la chaîne est retardée.

 Alors, interrogea Daubat après son départ, le "patron" vous a expliqué ?

 Oui. Il est formidable, il voit le défaut tout de suite.

 C’est normal, hein, un chef...

Son visage avait une expression ironique.

 Vite, dit-il, on n’a pas le temps.

Je l’avais contrarié. Il finit par se dérider quand le régleur qui passait lui cria quelque chose à propos de son élève. Ça lui donnait de l’importance.

 Quelle heure est-il ? demandai-je.

 Trois heures. Vous êtes fatiguée ?

 Non, non, ça va.

 Regardez-moi ça !

Daubat me tira vers la voiture et me montra les pare-soleil. Au-dessus de la charnière, le tissu, trop tendu, avait éclaté.

 Ils vont trop vite. Pour s’avancer, ils font dix voitures à la file, n’importe comment pour s’asseoir et aller fumer une cigarette dans les cabinets. Celui-là surtout.

Il me montra le dos rond d’un homme accroupi devant les fenêtres.

 Eh toi, viens voir un peu ici ce que tu as fait.

Le dos ne bougea pas.

 Notez, notez, me dit Daubat. Tant pis pour sa prime. De toute façon, ils ne restent pas. Autrefois, c’étaient des professionnels qui faisaient ça ; trois voitures à l’heure. Maintenant, sept. Écrivez, couleur plage arrière non conforme.

J’aurais voulu m’arrêter, demander la permission de souffler un peu. Les jambes dures comme du bois, rouillées aux articulations, je descendais moins vite. Et quand je grimpais dans une voiture derrière Daubat, je me dépêchais de m’accroupir quelques secondes. Il s’aperçut que je ne suivais pas très bien.

 Reposez-vous. Ensuite, vous me remplacerez et j’irai en fumer une.

Rien n’était prévu pour s’asseoir. Je me tassai entre deux petits fûts d’essence. Là, je ne gênerais personne. La fatigue me coupait des autres et de ce qui se passait autour de moi. Les moteurs de la chaîne grondaient sur quatre temps, comme une musique. Le plus aigu était le troisième. Il pénétrait par les tempes telle une aiguille montait jusqu’au cerveau où il éclatait. Et ses éclats vous retombaient en gerbes au-dessus des sourcils, et, à l’arrière, sur la nuque.

 Mademoiselle ? À vous.

Daubat me tendit sa plaque.

 Allez-y, je reviens. Attention aux pare-soleil.

Grimper, enjamber, m’accroupir, regarder à droite, à gauche, derrière, au-dessus, voir du premier coup d’œil ce qui n’est pas conforme, examiner attentivement les contours, les angles, les creux, passer la main sur les bourrelets des portières, écrire, poser la feuille, enjamber, descendre, courir, grimper, enjamber, m’accroupir dans la voiture suivante, recommencer sept fois par heure.

Je laissai filer beaucoup de voitures. Daubat me dit que cela ne faisait rien puisqu’il était avec moi pour deux ou trois jours. Gilles le lui avait confirmé.

 Ensuite, ils me mettront à la fabrication.

Sur son poignet, je voyais les aiguilles de sa grosse montre. Encore une heure et demie...

Quand il resta moins d’une heure à travailler, je retrouvai des forces et je contrôlai très bien deux voitures à la suite. Mais l’élan se brisa à la troisième. Au dernier quart d’heure, je n’arrivais plus à articuler les mots pour signaler à Daubat ce qui me paraissait non conforme. Certains ouvriers nettoyaient leurs mains au fût d’essence qui se trouvait là.

 Ceux-là, me dit Daubat, ils arrêtent toujours avant l’heure.

Je les enviai.

Nous contrôlâmes jusqu’à la fin et, quand la sonnerie se fit entendre, Daubat rangea posément nos plaques dans un casier, près de la fenêtre.

Une joie intense me posséda. C’était fini. Je me mis à poser des questions à Daubat, sans même prêter attention à ce qu’il me répondait. Je voulais surtout quitter l’atelier en sa compagnie, j’avais peur de passer seule au milieu de tous les hommes.

Dans le vestiaire, les femmes étaient déjà prêtes. Elles parlaient fort, et, dans ma joie de sortir, je leur fis à toutes de larges sourires.

À six heures, il reste encore un peu de jour, mais les lampadaires des boulevards brûlent déjà. J’avance lentement, respirant à fond l’air de la rue comme pour y retrouver une vague odeur de mer. Je vais rentrer, m’étendre, glisser le traversin sous mes chevilles. Me coucher... J’achèterai n’importe quoi, des fruits, du pain, et le journal. Il y a déjà trente personnes devant moi qui attendent le même autobus. Certains ne s’arrêtent pas, d’autres prennent deux voyageurs et repartent. Quand je serai dans le refuge, je pourrai m’adosser, ce sera moins fatigant. Sur la plate-forme de l’autobus, coincée entre des hommes, je ne vois que des vestes, des épaules, et je me laisse un peu aller contre les dos moelleux. Les secousses de l’autobus me font penser à la chaîne. On avance à son rythme. J’ai mal aux jambes, au dos, à la tête. Mon corps est devenu immense, ma tête énorme, mes jambes démesurées et mon cerveau minuscule. Deux étages encore et voici le lit. Je me délivre de mes vêtements. C’est bon. Se laver, ai-je toujours dit à Lucien, ça délasse, ça tonifie, ça débarbouille l’âme. Pourtant, ce soir, je cède au premier désir, me coucher. Je me laverai tout à l’heure. Allongée, je souffre moins des jambes. Je les regarde, et je vois sous la peau de petits tressaillements nerveux. Je laisse tomber le journal et je vois mes bas, leur talon noir qui me rappelle le roulement de la chaîne. Demain, je les laverai. Ce soir, j’ai trop mal. Et sommeil.

Et puis je me réveille, la lumière brûle, je suis sur le lit ; à côté de moi sont restées deux peaux de bananes. Je ne dormirai plus. En somnolant, je rêverai que je suis sur la chaîne ; j’entendrai le bruit des moteurs, je sentirai dans mes jambes le tremblement de la fatigue, j’imaginerai que je trébuche, que je dérape et je m’éveillerai en sursaut.

Le vendeur installait encore son étalage quand j’achetai le journal. Il accrochait un quinquet à la bâche qui lui servait de toit. Le F.L.N. et ses collecteurs occupaient trois colonnes. On en arrêtait chaque jour. Ils resurgissaient. On demandait des mesures exceptionnelles. Dans l’autobus, autour de moi, il y avait beaucoup d’Algériens. Étaient-ils du F.L.N. ? Tuaient-ils la nuit ?

J’aimais la longueur du trajet. Il y avait parfois d’agréables paysages, des aperçus du Bois de Vincennes, des fenêtres éclairées face aux arbres, derrière lesquelles j’imaginais des odeurs de café et de savons parfumés. Je finissais de me réveiller en route.

Au vestiaire, j’arrivai parmi les premières. Les autres femmes ne me parlaient pas encore. Et pourtant, une fille jeune, entrée après moi, avait pénétré déjà dans leur intimité.

J’avais apporté une vieille blouse, assez longue, enveloppante, qui me préservait des taches et de la poussière.

C’était le quatrième jour, et je commençais à regarder au-delà de moi et de ma fatigue. Je découvrais que les bras et les pieds qui remuaient autour de moi appartenaient à des hommes et que ces hommes avaient aussi des visages.

J’arrivai dans l’allée - en avance pour éviter le "hou" des hommes - et je vis un jeune garçon qui fabriquait une pancarte. Quand il eut terminé, il la posa sur les bourrelets pendus à un crochet, les snapons, dit-on ici.

En passant je lus :

NE TU SE PAS.

La sonnerie s’était fait entendre. Il manquait beaucoup d’ouvriers. L’odeur écœurante des moteurs qui chauffaient se mêlait à celle de l’essence. Il fallait surmonter la nausée et dérouiller ses jambes. Le garçon à la pancarte prit quelques snapons sur son épaule et grimpa dans une voiture. Il les posait aux deux portières avant. Il était menu, petit, avec, dans un visage huileux, l’œil noir et rond d’un animal curieux. Il me regarda avec sévérité. Machinalement, je lui dis bonjour. Il s’arrêta de clouer.

 Vous dites bonjour aujourd’hui ? Et pourquoi pas hier ?

Étonnée, je ne répondis pas. Je n’avais jamais pensé à dire bonjour ou au revoir. Il haussa les épaules. Il n’était pas beau. Je voulus me justifier.

 Excusez-moi, dis-je.

Mais il avait déjà terminé et courait vers la voiture suivante. D’autres entrèrent, clouèrent, vissèrent, sortirent. Personne ne me salua.

Daubat vint vers moi.

Alors, toute seule aujourd’hui ? Ça ira. Je viendrai vous voir tout à l’heure.

Il était gentil avec moi. Je lui plaisais, j’étais sérieuse, je ne riais pas avec les hommes, je me tenais à l’écart.

Quand il quitta la voiture, le petit cloueur cracha de côté d’un air de dégoût. Je compris tout à coup qu’il avait pu prendre mon silence pour quelque réflexe raciste et je m’approchai de lui.

 Excusez-moi, dis-je.

Il se retourna.

 Quoi ? Qu’est-ce que c’est, madame ? demanda-t-il avec impatience.

Je dis plus fort

 Excusez-moi, je n’osais pas dire bonjour.

 Vous ne connaissez pas la politesse ? dit-il en se penchant vers moi. Alors, pourquoi vous dites bonjour aux chefs ?

 Excusez-moi, dis-je pour la troisième fois.

Il cessa de clouer.

 Pardon madame, dit-il cérémonieusement. Vous me laissez passer s’il vous plaît ?

Je le sentais hostile et j’en étais mécontente. Il se dirigea vers les snapons suspendus où était toujours la pancarte et interpella un homme qui s’approchait. J’aurais voulu suivre la scène, mais la voiture m’emportait, il me fallait descendre et prendre la suivante.

Je le retrouvai un peu plus tard et lui adressai un sourire.

 Pourquoi vous vous foutez de moi ? demanda-t-il avec colère.

Je me détournai et me promis de l’éviter.

Nous nous observâmes pendant toute la matinée et sous son regard, j’évitai de laisser transparaître ma fatigue et mon affolement quand je ne voyais pas le défaut.

Il arrêta son travail à midi vingt, rangea ses outils, nettoya ses mains à l’essence et attendit la sonnerie.

À la demie, il courut vers la porte et je le perdis de vue.

Je ne déjeunais pas à la cantine. Lucien m’avait dit : "Ça te déplaira, et puis, il n’y a que des hommes. À ma table, c’est complet".

J’emportais quelques provisions que je mangeais dans le vestiaire et je marchais ensuite un court moment autour de l’usine. Ma solitude était grande et je la ressentais intensément. À deux heures moins le quart, je rentrais et rejoignais l’atelier et ma place, prenant bien soin de ne pas déranger ceux qui dormaient.

Près des fûts d’essence, il y avait une pierre saillante, et je l’avais découverte avec délices. C’est là que je me reposais et que je me faisais oublier.

Mon ennemi du matin m’y découvrit. Il s’approcha de moi.

 Vous êtes la sœur de Lucien ?

 Mais oui.

 Je croyais que vous étiez sa femme. Pourquoi, reprit-il, l’œil inquisiteur, vous portez votre blouse si longue ? Les autres femmes, c’est pas comme ça.

Stupéfaite, je le regardai. Il était déjà reparti. Chacun maintenant gagnait son poste. La chaîne allait se mettre en marche. À chaque reprise du travail, je me demandais : "Est-ce que je tiendrai ?" Aucun temps n’était prévu pour le repos, pour le besoin le plus naturel. Les hommes réussissaient à souffler un peu, en trichant, mais moi je n’y arrivais pas encore. La voiture était là, et puis l’autre et l’autre.

Le garçon aux snapons m’aborda une fois encore. Il s’était assis sur le rebord de la portière, et quand la voiture arriva à ma hauteur, il glissa vers moi en disant :

 Pourquoi vous vous arrêtez pas un peu ?

Toujours du même ton fâché, et sans attendre que je lui réponde.

De temps en temps, Daubat faisait un saut jusqu’à moi. J’étais devenue sa protégée, son élève.

J’aimerais, lui dis-je, voir comment se fabrique une voiture. Pourquoi n’amène-t-on pas les nouveaux visiter chaque atelier, pour comprendre ?

 Attention, vous avez laissé passer un pli, ici. Pourquoi ?

 Oui. Pourquoi ? On ne comprend rien au travail que l’on fait. Si on voyait par où passe la voiture, d’où elle vient, où elle va, on pourrait s’intéresser, prendre conscience du sens de ses efforts.

Il se recula, sortit ses lunettes, les essuya et les remit.

 Et la production ? Vous vous rendez compte si on faisait visiter l’usine à tous les nouveaux ? Avouez, dit-il en riant, c’est encore des idées à votre frère ! Attention, la voiture.

Il sauta dans l’allée.

Attention, attention. Tous disaient ce mot du matin au soir.

 Vous travailliez où avant ?

C’était le poseur de snapons. Il penchait sa tête sur l’épaule qui supportait les bourrelets.

 J’habitais la province.

Il se retourna pour clouer.

 Pourquoi avez-vous mis cette pancarte sur vos bourrelets ?

Comment ?

Je répétai ma question.

 Pour que personne les touche. Je prépare à l’avance. Les pointes dedans. Regardez.

Il me montra. Alors je traduisis le sens de l’écriteau :

NE TOUCHEZ PAS.

Un élan de sympathie me poussa vers lui.

 Quel est votre nom ?

 Pourquoi ? dit-il, étonné.

Et il sauta.

Je le retrouvai dans la voiture d’après. Il tapait fort et descendit quand j’arrivai. Il m’attendait dans la troisième et me dit :

 Je m’appelle Mustapha. Et vous, c’est comment ?

 Élise.

 Élise ? C’est français ?

À cinq heures, quand s’allument les grandes lampes, toutes mes forces s’échappèrent. Un engourdissement dangereux détruisait tout effort de pensée. Une idée dominante, fixe, obsédante me possédait : m’asseoir, m’étendre. Depuis quatre jours, quand j’arrivais dans ma chambre après neuf heures de chaîne, une heure d’autobus, dix heures de station debout, je me jetais sur le lit et faire l’effort de me laver m’était douloureux. J’avais commencé par négliger mes chaussures. Je ne les frottais plus. Les premiers jours, je me dégoûtai. Mais, insensiblement, je glissai vers l’habitude. Je feuilletais les journaux sans les lire, Un soir, pourtant, je passai une heure et demie à raccourcir ma blouse et à me confectionner une ceinture dans l’ourlet coupé. J’espérais que mon corps s’habituerait à la fatigue, et la fatigue s’accumulait dans mon corps.

Ce soir-là, Lucien était venu me dire, avant la sortie : "Passe chez nous, viens dîner".

Anna m’ouvrit. Elle était belle. Elle avait dû passer l’après-midi à se mettre en scène. Couché sur le lit, Lucien se souleva :

 Et voici la camarade Élise, ouvrière de choc aux usines...

 Tais-toi, Lucien, ou je m’en vais.

 Ne te fâche pas, dit-il.

Il s’étira, descendit du lit et s’approcha de moi.

 Sans blague, ça va ?

Nous discutâmes du travail, et pour la première fois, il s’intéressa à ce que je disais. Anna s’était assise sur le lit et nous écoutait. Je parlai à Lucien de Mustapha. Il le connaissait, il avait travaillé à la chaîne avec lui. Mustapha avait dix-neuf ans, me dit-il. C’était le plus jeune de la chaîne. Le plus terrible aussi.

 On a frappé, dit Anna.

Lucien alla ouvrir. Henri entra.

 Toi, dit-il à Lucien en guise de bonsoir, je te retiens. Deux mois sans rien dire. Élise, vous êtes là ?

Je ne le savais même pas. Bonsoir. Salut, Anna. Tu ne peux pas écrire, venir ?

 Non, mon vieux, dit Lucien calmement. Je travaille, je n’ai plus le temps.

 Enfin...

Il quitta son imper et le posa sur le lit. Nous étions tous un peu gênés, lui pas. Il commença à parler avec mon frère de livres, de conférences, de théâtre.

 Et toi, dit-il, qu’est-ce que tu fais ?

Lucien lui détailla fièrement ses activités nocturnes, le nombre d’affiches collées, les slogans peints sur les murs. Henri gardait le silence.

Voilà, dit-il après un moment. Tu es satisfait. Toute ton ardeur, tes idées généreuses, tes possibilités, tu n’as pas trouvé mieux que de les employer à coller des affiches. Je t’écoute depuis un moment. C’est un sport pour toi, un jeu de cache-cache avec les flics. C’est efficace de barbouiller les murs ?

 Sûrement moins que d’écrire des livres ou de faire jouer des pièces interdites, ou d’organiser des conférences. Mais que veux-tu, ces choses-là ne sont pas dans mes cordes. Moi, ce qui me reste, c’est le barbouillage. Plus tard, quand la guerre sera finie, on se souviendra de vous, tandis que les colleurs d’affiches…

 Couche-toi donc la nuit au lieu de courir les rues un pot de colle à la main. Tu n’as plus que la peau et les os !

Lucien blêmissait. Henri l’avait atteint.

 Tu es devenu ouvriériste, je te l’ai déjà dit, il n’y a pas moyen de discuter, acheva Henri. Et il se tourna vers moi :

Et Paris, Élise ?

Nous dîmes des banalités. Où étaient les soirées de chez nous, dans les odeurs de soupe et de sauce à l’ail, les cris de la rue et de la cour ? Qu’est-ce qui avait chaviré ? Anna remplaçait Marie-Louise, moi j’étais toujours là. Mais ce n’était plus le temps des désirs. Nous étions dans la vie, "dans le coup", disait Henri. Nous étions passés sur la scène. Mon frère se dérida quand même. Henri et lui sortirent ensemble, comme autrefois, mais je devinai qu’ils poursuivraient dehors leur controverse.

 Que pensez-vous d’Henri ? demandai-je à Anna.

 Beaucoup de choses contradictoires.

Ses cheveux cachaient la moitié de son visage. Je l’enviai de savoir être belle.

 Ah, soupirai-je, je vais me coucher. Déjà dix heures. Ça ne fait pas beaucoup à dormir. Comment Lucien tient-il le coup ?

Elle me sourit. Ça m’agaçait, ce parti pris d’éviter les conversations. "Fuyante, sournoise, menteuse ; fausse, fausse". Je l’imaginai à la chaîne avec ses longs cheveux. Plairait-elle à Mustapha ? Moi aussi j’avais les cheveux longs. J’aurais voulu que Mustapha le sût, ce petit singe malingre, méchant, qui m’avait demandé :

"Pourquoi portez-vous votre blouse si longue ?"

Apercevoir l’horizon entre les têtes et les cols relevés, par les vitres de l’autobus, suivre la descente du brouillard. Des lectures scolaires me revenaient à propos du brouillard. La mélancolie. Je voyais une tête penchée appuyée sur une main.

J’avais cinquante minutes d’irréalité. Je m’enfermais pour cinquante minutes avec des phrases, des mots, des images. Un lambeau de brume, une déchirure du ciel les exhumaient de ma mémoire. Pendant cinquante minutes, je me dérobais. La vraie vie, mon frère, je te retiens ! Cinquante minutes de douceur qui n’est que rêve. Mortel réveil, porte de Choisy. Une odeur d’usine avant même d’y pénétrer. Trois minutes de vestiaire et des heures de chaîne. La chaîne, ô le mot juste... Attachés à nos places. Sans comprendre et sans voir. Et dépendant les uns des autres. Mais la fraternité, ce sera pour tout à l’heure. Je rêve à l’automne, à la chasse, aux chiens fous. Lucien appelle cet état : la romanesquerie. Seulement, lui, il a Anna ; entre la graisse et le cambouis, la peinture au goudron et la sueur fétide, se glisse l’espérance faite amour, faite chair... Autrefois, il y a quelques mois, était Dieu. Ici, je le cherche, c’est donc que je l’ai perdu. L’approche des êtres m’a éloignée de lui. Un grand feu invisible. Tant d’êtres nouveaux sont entrés dans mon champ et si vite ; le feu a éclaté en mille langues et je me suis mise à aimer les êtres.

Mustapha sifflotait. J’avais craint qu’il ne remarquât ma blouse raccourcie et surtout mes cheveux. Ils étaient simplement attachés sur la nuque par la ceinture quadrillée de la blouse. Mustapha était songeur. II travaillait vite, trop vite, j’avais déjà noté trois bourrelets mal posés.

J’examinais une plage arrière quand quelqu’un entra dans la voiture. Mustapha poussa un cri de joie et lâcha son marteau. Un homme, dont je n’aperçus que le dos, s’accroupit auprès de lui. Ils s’embrassèrent. Mustapha riait, claquait des mains. La voiture les emporta tandis qu’ils bavardaient.

Que faire ? Fallait-il lui rappeler le travail qui l’attendait ? Devais-je noter "manque snapon, manque... " ?

J’allai vers un des ouvriers, qui, plus haut, posait les tableaux de bord. Je tapotai son bras. Il se retourna et me sourit.

 Prévenez votre camarade, dis-je. Il a laissé partir quatre voitures. Je ne voudrais pas qu’il ait des ennuis.

Il haussa les épaules.

 Laissez-le. C’est un fainéant.

Un qui travaillait près de lui s’était penché pour écouter.

 Qui ? cria-t-il à l’autre qui lui répondit en arabe en désignant Mustapha.

Il posa son outil et courut vers la voiture.

Je repris ma place. Peu à peu, les muscles s’habituaient. Mais je rêvais encore la nuit de chaînes gigantesques que j’escaladais.

Mustapha m’interpella.

 Qu’est-ce qu’il y a ?

 Je voulais vous prévenir, dis-je. Vous avez laissé partir quatre voitures.

 Ça ne vous regarde pas.

Il était mécontent et fit le geste d’écrire.

 Vous marquez, c’est tout.

L’homme l’avait rejoint. Je me détournai, mais je sentis qu’ils parlaient de moi et je n’osai bouger.

Ils s’écartèrent de la portière. Je descendis et m’arrêtai quelques secondes. Une soif subite me vint. Les successives émotions, la timidité, les moqueries de Mustapha se concrétisèrent dans ce désir brutal. Il restait environ trois heures avant la pause. J’allai m’appuyer au mur. Mustapha passait justement. Ses bourrelets autour du cou, il ressemblait à un charmeur de serpents. L’homme lui tenait encore compagnie. De profil, il était sec et quand il parlait, ses joues se creusaient sous les pommettes. Il y avait, sous ses épais sourcils, un feu noir allongé qui était son regard. Il souriait et s’appuyait d’une main à l’épaule de Mustapha.

Il fallait que je sorte. Ça n’allait pas. L’odeur de l’essence faisait autour de moi comme des ronds de fumée qui montaient jusqu’à ma bouche. J’avais laissé filer plusieurs voitures. Comment sortir ? Je pensai à Daubat. Il était quelque part vers le haut de la chaîne. Longeant l’allée je l’aperçus qui tendait le plastique, aidé par deux garçons. Il me vit et s’étonna.

 Je suis malade, dis-je. Pouvez-vous me remplacer un moment ?

Il me considéra les yeux ronds.

 Vous avez laissé les voitures ?

 Je suis malade.

 Ah la la la la !

Il me semblait que j’étais l’objet de tous les regards. J’eus peur. Être malade n’était pas si simple. Ça n’était pas prévu. J’aurais voulu retourner à ma place. Être un rouage qui ne se détraque jamais donnait un sentiment de sécurité ; mais se mettre en travers, devenir un estomac sensible, une tête lourde...

 Mon petit, dit Daubat - et il me serrait le bras -, sortez. Vous êtes comme un cadavre. Ah, les femmes à la chaîne ! En passant, avertissez le chef d’équipe. Il mettra quelqu’un. Moi, voyez, je ne peux pas bouger. Ça va trop vite. Saïd, appela-t-il, conduis-la à Bernier.

Bernier était assis sur un haut tabouret, devant un pupitre qui atteignait presque son menton. Vêtu d’une blouse trop longue et dont il avait roulé les manches, il paraissait frêle. Son visage au nez retroussé, aux petits yeux ronds et enfoncés, était naturellement rieur. Il semblait toujours content. Quelquefois, d’un grand coup de gueule, il rappelait sa fonction à des hommes qui ne le respectaient guère. Mais ses cris tenaient du jappement, ils n’intimidaient personne. Par contre, il tremblait dès que Gilles l’interpellait.

 Bon, dit-il quand j’eus expliqué. Bon, bon. Il cherchait ce qu’il convenait de faire.

 Eh bien oui. Je vais vous donner un bon de sortie pour l’infirmerie. Voilà. Un quart d’heure, ça suffit ? Il est huit heures cinquante, jusqu’à neuf heures quinze. Et, ajouta-t-il tristement, je vais vous remplacer moi-même.

Il posa son porte-plume. Il composait des pancartes en gothique : FREINS - LAINE DE VERRE - TIRETTES N°2.

 Où est l’infirmerie, s’il vous plaît ?

De l’autre côté de la rue. Mais...

Il descendit de son tabouret et choisit minutieusement un crayon.

 Mais vous ne sortez pas, vous passez par le souterrain.

Je ne connaissais pas le souterrain.

 Vous vous débrouillerez en bas, dit-il, agacé. Le copain de Mustapha s’approcha à ce moment-là du pupitre.

 Salut, Rezki, lui cria Bernier. Alors, tu es revenu ?

 Oui, je vais porter mes papiers au contrôle médical.

 Tiens, amène-la à l’infirmerie, dit Bernier vivement.

Je pris le bon qu’il me tendait et je suivis l’homme appelé Rezki. Quand nous arrivâmes près de la porte, une clameur nous accueillit.

"Hou, hou", hurlaient les hommes. Celui qui m’accompagnait s’arrêta et s’approcha d’eux. Ils étaient une dizaine, Africains noirs et Algériens qui nous conspuaient bruyamment. J’avançai de quelques pas et me trouvai à la hauteur de mon guide. Il leur cria quelque chose dans sa langue et me poussa vers la porte. Quand elle nous eut séparés du vacarme de l’atelier, il me dit doucement "Excusez-les". Puis il ajouta, comme Lucien :

 L’usine, ça rend sauvages.

Ensuite, il ne m’adressa plus la parole et parut m’oublier. Je le suivis dans le souterrain reliant les deux parties de l’usine.

 Vous êtes là depuis quand ? demanda-t-il lorsque nous regagnâmes l’air du dehors.

 Depuis neuf jours.

Il me montra l’escalier qui conduisait à l’infirmerie et continua son chemin vers les bureaux.

C’était une petite pièce, claire et bien chauffée. Devant un fourneau à gaz se tenait une vieille femme en blouse blanche.

 Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

 Je me sens mal, j’ai des nausées.

 Vous êtes enceinte ?

Je répondis non avec indignation.

 Asseyez-vous.

Elle prit avec douceur mon poignet, et quand ce fut fini, revint vers le fourneau. Elle souleva la bouilloire, choisit un verre sur une planche et le posa sur la table, devant moi. Je vis qu’elle portait des pantoufles bordées de fourrure.

 Voilà, mon petit. Vous allez boire doucement. C’était une tisane. Je savourai l’instant. On s’occupait de moi, on me préparait une tisane. L’infirmerie tiède, ensoleillée, où il y avait des objets humains, la bouilloire, la vapeur en spirales, un évier carrelé de blanc, des verres, me fit prendre en horreur le monde disproportionné de l’atelier, la chaîne, les piliers métalliques et l’odeur d’essence chaude. "Je ne resterai pas. Encore cinq jours, la paye, et je pars".

La vieille femme regarda l’heure.

 Je signe votre bon, mon petit. Quand vous vous sentirez mieux, vous partirez.

Je bus doucement en soufflant à petite bouche sur la tisane. Mes doigts se réchauffaient au contact du verre. Le téléphone sonna. L’infirmière se dirigea vers l’appareil accroché au mur. Tandis qu’elle parlait, sa main dénichait dans sa coiffure une épingle dont elle se gratta l’intérieur de l’oreille. Ce geste, la grand-mère l’avait souvent.

La tiédeur, la lumière, les carreaux disparurent. Mes lettres mensongères, et les siennes, écrites par quelque pensionnaire à qui elle les dictait, ses accusations, ses malédictions et la prière finale "Viens me chercher !" Je répondais "Patience, ici, je gagne de l’argent. À mon retour, je ferai tout repeindre et je t’achèterai la radio".

Quelqu’un frappa à la porte. Elle posa le récepteur et cria "Entrez".

 Encore toi, dit-elle à l’homme qui apparut.

Il était petit, le teint bien cuit et la chevelure frisée. Est-ce que tu vas me raconter ?

 C’est la gorge, dit l’homme.

 Oui. Assieds-toi. Et attention à mes flacons en passant.

Je me levai, remerciai et sortis. Les grands braillards étaient occupés. Ils m’aperçurent trop tard. Leurs cris m’arrivèrent, assourdis, quand je me trouvais déjà loin d’eux.

 Ça va pas ? demanda Mustapha quand il me vit.

 Ça va mieux.

 Comment ? dit-il en tendant l’oreille.

 Ça va mieux ! criai-je.

Le régleur qui passait me regarda sévèrement. Je grimpai sur la chaîne. Bernier m’aperçut et vint me réclamer le bon.

 Ça va ?

Je secouai la tête. C’était vrai. Ça allait mieux. Ma place, mon petit carré d’univers dans lequel j’avais déjà des points de repère, ce qu’on appelle des habitudes, me donnait la sensation rassurante du terrier, du gîte, du refuge.

Vers dix heures, il y eut un déménagement. Le copain de Mustapha arriva et Bernier appela celui des ouvriers qui vissait les rétroviseurs. C’était un étranger. Mustapha l’appelait "le Magire". Daubat m’avait dit "un Hongrois", et Gilles avait précisé "un Magyar". Il ne parlait pas le français et travaillait sans un mot, sautant d’une voiture à l’autre avec une sorte d’acharnement. À imaginer la solitude de cet être sans contact avec rien, pas même celui, rude mais réel, d’une grossièreté que l’on se jette entre hommes, je me jugeais privilégiée.

Bernier jeta un coup d’œil dans la voiture où je me trouvais.

 Rezki ! appela-t-il.

Il saisit mon bras et me dit à l’oreille :

 C’est lui maintenant qui va poser les rétros.

Il se mit à rire. Il ressemblait à un joyeux petit cochon.

 Rezki, cria-t-il, méfie-toi, elle voit tout.

 Elle voit tout en combien de minutes ? demanda l’autre froidement.

Bernier lâcha mon bras et descendit. L’Algérien vissa rapidement et, sans me regarder, quitta la voiture. Je l’observai pendant toute cette matinée. Il travaillait vite et bien. Nous ne nous trouvâmes jamais ensemble. Il avait pris de l’avance et je le cherchai des yeux sans le voir. Mustapha traînait, oubliait une voiture, courait vers le haut de la chaîne en jurant. Parfois il me faisait un signe et rattrapait la voiture où il posait son bourrelet en quelques secondes.

Je fis confiance à sa précipitation et je ne notai rien. Dans une voiture où je le rencontrai, je lui demandai l’heure. Il posa son marteau et me montra ses dix doigts écartés, puis deux doigts encore. Midi ; encore une demi-heure. Mustapha avait posé sa boîte sous le tableau de bord et fumait béatement. C’était interdit. II avait fermé les yeux. Je m’approchai de lui.

 Votre copain travaille vite.

 Arezki ? dit-il d’une voix endormie.

 Il s’appelle Arezki ? J’avais entendu Rezki.

 C’est la même chose.

Il tira sur sa cigarette et fit mine de se lever.

 Allez, me dit-il. Vous allez perdre votre prime.

Je courus à la voiture suivante. J’en descendais quand Arezki arriva et chercha le bidon d’essence pour nettoyer ses mains. Il prit une grosse boule de laine de verre, en fit un tampon et le passa à son voisin.

 Bon appétit, vint me dire Mustapha.

Mon appétit est bon. Je mange au vestiaire où coule un unique robinet, goutte à goutte. Quelquefois, impatiente, je mange sans me laver les mains. Je tombe sur le banc. Quand j’aurai mangé, je me coucherai, mon manteau roulé en oreiller sous la tête. Un plaisir charnel, celui du repos.

L’après-midi, Gilles vint me voir. C’était une joie de regarder son beau visage de militant de banlieue. Résolu, dur et clair, son regard droit vous traversait. Il me fit un petit signe discret et nous nous mîmes à l’écart.

 Mademoiselle Letellier, que s’est-il passé ? On a trouvé onze voitures où manquaient les snapons, et ce n’était pas signalé. Bon, allez, ajouta-t-il en me poussant vers la voiture qui arrivait. Contrôlez vite et venez me le dire.

Je grimpai et regardai machinalement. Il m’observait. Les défauts s’évanouissaient à mon approche et, quand je me tournais à demi, ils réapparaissaient. D’une grosse écriture tremblée, je marquai n’importe quoi, et je revins vers lui.

 Ce matin, j’ai eu un bon pour l’infirmerie.

 Oui, je sais, mais Bernier vous a remplacée. Non, c’est après, vers la fin de la matinée.

Je gardai le silence. Il n’avait pas de colère dans le regard. La voiture suivante approchait.

 Allez

Je contrôlai, et, quand je descendis, il reprit :

 Écoutez, mademoiselle Letellier, vous êtes ici pour contrôler LEUR travail.

Il appuya sur leur.

 Ils sont ici pour le faire. J’aurais aimé en parler avec vous comme je l’ai fait avec votre frère. Malheureusement, ce n’est guère possible. Allez.

J’allai, j’inspectai, je descendis.

 Ici, il n’y a pas de conversation possible. Le soir, je suis pris, j’ai d’autres occupations. Allez.

En contrôlant, je pensai à la coupure du repas de midi. Je le lui dis en descendant. Il secoua la tête et me dit non, Lucien m’expliquerait pourquoi.

 Ça ne fait rien, dit-il.

Et il me souhaita bon courage.

 Mais, ajouta-t-il, faites bien votre travail. Il est dur, je le sais, et je suis contre les cadences actuelles. II y a des moyens pour changer certaines choses. Vous me comprenez ?

Il me quitta et appela Mustapha. Je montai dans la voiture que celui-ci venait de quitter. Arezki s’y trouvait. Il me regarda avec la plus complète indifférence.

III. Utile contrepoint

2 septembre, vendredi

[…] Attente au bureau de la Main-d’œuvre à l’autre bout du quartier. On remplit encore des fiches, on signe.

Attente à l’usine pour passer la visite médicale. Le médecin, bien carré dans son fauteuil, me soupèse un moment du regard, puis laisse tomber : "Vous n’êtes pas enceinte ? ... Vous en êtes bien sûre ?... Prenez un poids là-bas, soulevez-le... Bien, vous êtes costaud, ça pourra aller. Baissez-vous. Encore. Encore, mettez-vous à quatre pattes, je veux voir vos dents. Vous êtes vraiment sûre de ne pas être enceinte ?... Allez, à la suivante". Et tandis qu’il gribouille quelques mots, je bats en retraite en enfilant de travers mes vêtements.

Courir chercher une blouse, acheter des espadrilles, un casse-croûte.

J’arrive à deux heures juste à l’usine, je vais être en retard. "Allez, vous direz qu’on vous a retenue au bureau pour vos papiers", me dit l’employé qui me remet ma carte de pointage. Un ouvrier qui passe me conduit à travers un dédale de cours, de couloirs, d’escaliers gris, et voici enfin l’atelier en plein travail.

D’abord, une chaleur étouffante, un bourdonnement étourdissant. Je ne distingue rien, je ne vois qu’une immense jungle mécanique, toute secouée par une vie d’automate.

L’homme m’amène auprès de la contremaîtresse, dont la haute silhouette blanche semble régner sur ce chaos de machines et de femmes. Elle me dit, joignant le geste à la parole : "vous allez faire ça". Elle prend une pile de plaques de fer sur une chaîne à rouleaux à hauteur des hanches et la met sur une machine. J’essaie une ou deux fois. C’est bien, il n’y a qu’à continuer. Et je continue à prendre des plaques, à les déposer sur la machine, à prendre des plaques, à les déposer sur la machine... Il y a beaucoup de machines semblables à côté de la chaîne à rouleaux. Je les regarde avec respect, avec crainte aussi. Autour de moi, les femmes les traitent avec familiarité. Je les admire. Pour moi, ces plaques, ces machines, ce travail, tout est absurde. Je vois bien que mes voisines comprennent le langage des machines qui n’est pour moi qu’un vacarme étourdissant. Pourtant, le métal chaud des plaques me réjouit un instant, je serre enfin dans mes doigts une chose résistante qui me donne une place dans la société, qui me donnera droit bientôt à une vraie paye.

Mais cette joie-là dure peu. J’ai vite compris sur quelles machines je dois mettre des plaques, et qu’elles sont groupées deux par deux avec une chaîne à rouleaux pour quatre machines. Alors je réalise que je suis liée à ces plaques jusqu’à dix heures du soir, et il est à peine trois heures. C’est l’éternité : jamais plus le soir n’arrivera.

Les plaques sont chaudes et coupantes, le bout de mes doigts commence à piquer et forme un rond humide entouré de poudre de sucre : la peau en est usée ; elle est arrachée presque jusqu’au sang à la base des doigts. Les plaques que je prends par douzaines sont lourdes, et il faut pour les engager dans la machine exécuter une torsion des poignets qui se traduit en élancements de plus en plus douloureux. Il fait très chaud, des essaims d’abeilles assaillent le sucre. Le soleil brille au-dehors, des étuves, en face de nous, déversent une épaisse chaleur. Nous transpirons à grosses gouttes. Mes vêtements sont tout collés à mon corps, et j’ai soif.

La femme qui travaille sur les mêmes machines que moi échange quelques mots avec moi lorsque nous nous rencontrons près de la chaîne pour prendre des plaques. Elle a les cheveux blancs, les traits émaciés, l’œil maternel. La conversation est entrecoupée par nos allées et venues, mais elle m’empêche d’être tout à fait abrutie. La femme me demande mon âge, elle me dit : "C’est un métier dur d’être raffineuse" ; elle va un moment vers ses machines et reprend : "Moi, je n’ai pas voulu que ma fille fasse ce métier-là. J’ai donné un métier à ma fille, elle a seize ans, elle est apprentie couturière".

Vers 4 heures et demie, elle m’annonce : "On va pisser", et elle demande à une autre femme de me conduire au cinquième. Quatre minutes de libération, on monte les escaliers, les mains tombantes, enfin au repos.

À six heures : "on va manger". La trépidation de l’atelier s’arrête, nous nous installons sur le bord du plateau de fer et chacune prend son casse-croûte.

Ce quart d’heure est bien court. En me remettant au travail, je sens mes doigts gonflés, raidis, blessés, tout mon corps courbaturé, et l’horreur de découvrir que je n’ai encore fait que la moitié de la journée de travail.

À partir de huit heures, je ne retrouve de la force qu’en allant boire très souvent un peu d’eau fraîche dans le creux de mes mains. Par chance, le robinet n’est pas loin.

Mais voici que la fatigue s’envole : il est près de neuf heures un quart, c’est la dernière heure qui est entamée, la journée et même la semaine sont achevées. L’atmosphère se détend. Les femmes jettent de grands seaux d’eau bouillante sur leurs machines. Les mécaniciens viennent bavarder un peu avec nous. Puis ma camarade me dit que pour moi, aujourd’hui, c’est fini. Je peux aller à la douche. Il n’est pas encore tout à fait dix heures.

En rentrant chez moi, je me jette sur mon lit. Tous mes muscles sont broyés, et ma tête est légère, très légère.

Ces pensées, le froid, les mèches qui volent dans mon cou, la dérobade d’Arezki, le sang du Magyar et l’odeur de l’usine, les quatre heures de chaîne qui m’attendent, la lettre de la grand-mère que je n’ai pas encore lue, c’est tout cet amalgame, la vie. Comme elle était douce, celle d’avant, la vue un peu floue, loin de la vérité sordide. Elle était simple, animale, riche en imaginations. Je disais "un jour..." et cela me suffisait.

Un concert fracassant envahit la rue. " Les pompiers ", pensai-je. Arezki n’avait pas bougé. Les voitures devaient se suivre, le hurlement s’amplifia, se prolongea sinistrement et s’arrêta sous la fenêtre. Arezki me lâcha. Je venais de comprendre. La police. Je commençai à trembler. Je n’avais pas peur mais je tremblais tout de même. Je n’arrêtais plus de trembler : les sirènes, les freins, le bruit sec des portières et le froid, - je le sentais maintenant - le froid de la chambre.

Surtout, ne pas penser. Comme on dit « surtout, ne pas bouger » à un blessé aux membres brisés. Ne pas penser. Repousser les images, toujours les mêmes, celles d’hier, du temps qui ne reviendra plus. Ne pas penser. Ne pas reprendre les dernières phrases de la dernière conversation, les mots que la séparation a rendu définitifs, se dire qu’il fait doux pour la saison, que les gens d’en face rentrent bien tard, s’éparpiller dans les détails, se pencher, s’intéresser au spectacle de la rue. Dehors, les passants marchent, se croisent, rentrent, partent. Il y a des ouvriers qui portent leur petit sac de casse-croûte vide roulé dans la main. Les bars doivent être pleins, c’est l’heure où l’on s’y bouscule. Ce soir, il y aura des femmes qui seront heureuses sur une terre à la dérive, une île flottante, une chambre où l’on est deux. Quitter la vitre, descendre ? Dans la rue, il y aura sûrement une aventure pour moi. Les trottoirs sont pleins d’hommes avec leurs yeux chercheurs. Je n’aime pas les aventures. Je veux partir sur un bateau qui ne fera jamais escale. »

« La Paix » d’Ernst Glaeser

 L’empereur… tu entends… l’empereur a pris la fuite…

 Oui, l’empereur, l’empereur a pris la fuite… il a fichu le camp en Hollande…

L’homme raconta que la veille, à midi, un bataillon de réserve qui se trouvait sur le champ de manœuvre avait refusé de s’embarquer. Les troupes avaient emprisonné leurs officiers et déclaré qu’elles faisaient cause commune avec les matelots de Kiel. Après quoi elles s’étaient rendues en colonnes serrées à la salle des fêtes où elles avaient tenu séance et élu un conseil de soldats. Ce conseil avait aussitôt appelé les ouvriers des usines à cesser leur travail et à élire des délégués, afin de pouvoir former, en accord avec la garnison, un conseil d’ouvriers et de soldats. Aussitôt les ouvriers avaient cessé le travail et étaient descendus dans les rues. Le commandant de la place avait envoyé une compagnie de chasseurs à pied contre les ouvriers, mais les chasseurs avaient déclaré qu’ils ne tireraient pas sur leurs frères et s’étaient joints aux travailleurs. Une heure plus tard, c’était la proclamation de la grève générale et le soir même les délégués de toute la garnison et les ouvriers s’étaient rencontrés dans la salle des fêtes et avaient fondé le conseil des ouvriers et des soldats. Tout le pouvoir était désormais entre les mains du conseil ; le gouvernement avait démissionné pendant la nuit, le grand duc s’était enfui dans ses terres. Toutes les garnisons attestaient par télégrammes leur solidarité avec les ouvriers ; les bâtiments de l’état-major et l’arsenal étaient occupés, seul le Marstall, où cinquante aviateurs et élèves-aviateurs s’étaient barricadés, opposait de la résistance. Là-bas on échangeait sans doute encore des coups de feu, mais à part cela, la ville était bien au pouvoir des soldats et du peuple, ainsi que les dépôts de vivres de l’intendance et les banques. Pendant la nuit était arrivée la dépêche annonçant l’abdication de l’empereur ; dès lors tous avaient su qu’ils étaient vainqueurs, que personne n’avait plus besoin d’aller au front, que la guerre était finie et que maintenant ce serait la paix…

 L’empereur s’est enfui : les troupes se sont jointes aux ouvriers et demain les petits bourgeois en feront autant. La guerre est terminée, ce qui veut dire que toute notre misère et tous nos soucis vont prendre fin ; du moins, il me le semble, alors pourquoi n’es-tu pas content ?

Je ne lui répondis pas, car, il avait raison, je n’étais pas content.

 Plains-tu l’empereur ou bien est-ce parce que nous ne sommes pas vainqueurs ?

 Non, je ne plains nullement l’empereur.

 Alors vrai, je ne comprends pas pourquoi tu n’es pas content. Ton paternel va rentrer, maintenant, la nourriture sera plus abondante, tu n’auras pas non plus à souffrir du froid, peut-être même en l’honneur de son retour augmentera-t-on ton argent de poche… Finies les attaques d’avions, fini de t’inquiéter pour ton père. On va mettre les généraux au rencart, les adjudants auront des emplois civils : finies la fabrication des munitions et l’exploitation des ouvriers ; quant aux pasteurs on leur rivera leur clou s’ils s’avisent encore de dire un mot en faveur de la guerre ; on arrachera aux gendarmes les plaques qu’ils portent sur la poitrine et tu boufferas des patates et de la viande tant que tu voudras. C’est l’émancipation de l’humanité qui commence maintenant que le peuple va prendre en main la direction de ses affaires… ce prolétariat qui va édifier une société nouvelle, ces chefs de partis qui ne trahiront pas dans la misère comme les généraux l’ont fait, cette grande masse qui ne se laissera pas berner comme en 1914, ce nouvel Etat qui ne nous ôtera pas notre liberté comme l’ancien, cont le chef, pour demeurer fidèle à certaines traidtions de l’histoire universelle, est allé vieillir en Hollande….

Nous étions deneurés, Max et moi, sous la fenêtre ouverte du cabaret. Devant nous défilaient en bon ordre une foule d’ouvriers et de femmes. Ils marchaient, silencieux, suivant une cadence mystérieuse, sans commandement ni guide. Ils n’avaient en tête de cortège qu’un drapeau rouge pour leur indiquer la direction et encore ce drapeau rouge était-il à peine visible dans la brume.

Arrivés devant la mairie, les ouvriers se groupèrent et il se fit un grand silence. Sur la façade, toutes les fenêtres étaient éclairées et derrière les vitres brouillées on voyait des ombres déformées. Parfois arrivaient à bicyclette des soldats armés qui disparaissaient derrière la lourde porte ferrée. Une trentaine d’hommes commandés par un caporal remontèrent la rue et barrèrent la place. Ils portaient des brassards rouges et tenaient leurs fusils sous le bras, comme s’ils eussent été en patrouille. Le silence régnait dans la salle d’auberge…

Il prit la parole :

« Ouvriers, bourgeois et paysans ! J’ai le devoir, comme président du conseil des ouvriers et des soldats, qui a été formé cette nuit dans notre ville, de porter à votre connaissance un fait qui comptera parmi les plus importants de l’histoire. Sa Majesté – Hoffmann se corrigea – Guillaume II est parti pour la Hollande ; le gouvernement impérial a cessé d’exister et à Berlin le conseil des représentants du peuple a pris la direction des affaires. Dans presque toutes les villes du Reich on a constitué, avec des éléments appartenant aux syndicats et aux garnisons, des conseils d’oucriers et de soldats, afin d’assurer d’abord le maintien de l’ordre qui, au début de périodes aussi agitées et aussi graves que celles que nous traversons, pourrait être sérieusement compromis. D’accord avec les services militaires, nous avons ici aussi pris en mains le pouvoir et nous nous efforcerons d’en user au mieux des intérêts du peuple souverain. Dans cette ville c’est à nous désormais qu’appartiendra le pouvoir exécutif… Avec le concours des délégués du syndicat et de la garnison, nous maintiendrons rigoureusement l’ordre et la paix, afin qu’aux dangers qui, en ces jours de trouble, menacent notre chère population, ne s’ajoute pas celui de l’anarchie qui réduirait à néant tout espoir de salut. Quelle que soit la dureté du sort qui, après ces quatre terribles années vient de nous frapper, nous ne devons pas perdre courage ; au contraire, travaillons sans faiblesse pour que notre patrie, devenue maintenant la République allemande, libre et unie, des ouvriers, des bourgeois et des paysans, sorte victorieuse et avec sont honneur de toutes des épreuves ! »

 Vive la République ! s’écria Hoffmann en levant la main.

La foule répondit aussitôt par une acclamation semblable à un roulement de tonnerre, les soldats frappèrent le pavé de la crosse de leurs fusils et avec un ensemble parfait les ouvriers entonnèrent l’Internationale.

Tout à coup, Adalbert König bondit, sa main s’éleva en l’air, arrêtant instantanément les « hoch » et le chant.

 Ouvriers, soldats, mes frères ! Les généraux sont renversés, les princes et tous leurs satelittes ont pris la fuite, l’empire vient de s’écrouler… qui d’entre vous ignore ce que cela veut dire ?... C’est la paix !...

Ce fut dans l’air épaissi par la brume comme un coup de fouet avec un sifflement.

 Camarades ! cria encore une fois Adalbert, voilà le signal de notre Révolution. La guerre sur tous les fronts, vers lequels on nous poussait comme un troupeau de bêtes, est finie. Maintenant, c’est la lutte des classes par la Révolution qui commence. Nous avons muselé la guerre… mais cela ne suffit pas. Il faut encore que nous prenions à la gorge les fauteurs de la guerre… la société capitaliste. Dans toutes les villes d’Allemagne, à l’heure qu’il est, flambe la Révolution. Le sprolétaires se sont armés. Nous entrons dans une nouvelle ère : la dictature du prolétariat. Et c’est seulement après que nos anciens oppresseurs auront mordu la poussière que nous aurons l’ordre et le repos, c’est-à-dire quand nous aurons proécédé au grand nettoyage comme le font nos frères de Russie. Les enfants du peuple ont été saignés à blanc pendant des années sur tous les fronts du capitalisme… pourquoi une fausse pitié nous empêcherait-elle de voir enfin couler aussi le sang de nos vampires ? Ce n’est que par la violence et la destruction complète de la société capitaliste que la Révolution peut triompher. Ce n’est pas, comme le prétend l’orateur qui m’a précédé, avec des décrets ou des ordonnances qu’on mène un peuple à la Révolution. Déjà s’élèvent des voix pour murmurer le mot paix à vos oreilles et vous faire croire que le but de la Révolution, après la cessation des hostilités, but atteinte grâce à l’union parfaite des ouvriers et des paysans, c’est le rétablissement de la paix. Eh bien ! moi je dis que ceux qui pensent ainsi sont des traîtres à la Révolution. Je dis que ces gens-là trahissent la cause du prolétariat. Je dis qu’ils sont la négation même de l’esprit révolutionnaire.

Camarades, jamais personne ne croira que la fin de la guerre marque aussi la fin de la société capitaliste. Quiconque le pense n’a pas sa place ici. Non, vraiment, ce n’est pas pour ça que dans les tranchées nous avons répandu notre sang et qu’au pays nous avons crevé de faim. Ce n’est pas pour ça que nous mettons fin à une guerre, certes non. Nous ne laisserons pas subsister le système qui lui a donné naissance ; si nous nous sommes exposés aux tirs de barrage de l’ennemi, c’est parce que nous avons eu la ferme conviction que cette guerre serait la dernière : parce que tous, tous, nous nous sommes jurés d’abolir le système dont elle est sortie et de profiter de la première occasion qui s’offrirait à nous. Et cette occasion nous la tenons. Le prolétarait peut s’emparer du pouvoir et écraser pour toujours ses adversaires. Le prolétariat va livrer sa bataille décisive – la dernière – en faveur du socialisme. A cette heure, le prolétariat tient en main le sort de l’humanité.

Adalbert König s’affaissa. Un soldat le reçut dans ses bras. D’en bas montait comme une vague de fond, le cri de « Vive la dictature du prolétariat ! »

Les ouvriers se précipitèrent vers les soldats et se firent donner des carabines. Une troupe pééntra dans l’Hôtel de Ville eet s’empara des vieux fusils qu’on conservait au Musée historique depuis les guerres de l’Indépendance. Tout en haut, dans la ville, à main droite, s’écroula la vitrine d’un armurier. Aux acclamations frénétiques de la foule, la troupe des aviateurs de la défense distribua cinq mitrailleuses aux ouvriers…

Le conseil des ouvriers et des soldats décide de faire afficher aujourd’hui même la proclamation suivante :

« … Le gouvernement impérial est renversé. Les forces réunies du prolétariat et de l’armée ont mis fin au meurtre des peuples. La Révolution est en marche. Le capitalisme appartient désormais au passé. Le prolétariat en armes se porte garant au prix de son propre sang de la chute définitive de tous les exploiteurs ; chaque journalier recevra un salaire équitable. Le prix des denrées va être baissé immédiatement. La socialisation intégrale commence… Travailleurs, constituez-vous partout en conseils d’ouvriers et de soldats ! Armez-vous ! »...

Nous avions cru à l’empereur… l’empereur s’était enfui.

Nous avions cru à une juste cause, et derrière cette juste cause, il y avait le monde grimaçant des affaires.

Nous avions cru à la bravoure… la bravoure n’avait servi à rien.

Nous avions cru à l’Etat… l’Etat craquait, s’effondrait.

Nous avions cru à la bonté… Mais la bonté était morte.

Nous avions cru à l’essor de la nation… mais la nation s’était transformée en une troupe de mercantis.

Nous avions cru en Dieu… mais il avait gardé le silence.

Plus rien de ce que les journées d’août avait éclairé d’un vif éclat, plus rien de cela n’existait…

Au cours d’une de ces journées, je me rendis à la ville. La route était obstruée par des troupes et des voitures. La pluie tombait à torrents sur le sol argileux, tout imprégné d’huile d’auto. Je me trouvais derière la première section d’un bataillon bavarois. Les hommes qui marchaient au pas de route, avaient pour la plupart enlevé leurs vestes, magré la pluie et les avaient suspendues à leurs fusils…

Au milieu de la forêt, sur le seuil d’une maisonnette de garde-barrière, se tenait une jeune fille ; au corsage court et aux hanches larges… La jeune fille faisait des signes en agitant de la main un drapeau. C’était un drapeau rouge fixé au bout d’un simple bâton. Dans sa main gauche, elle avait un bouquet d’asters et, dans ses cheveux, elle avat piqué une fleur blanche…

Soudain j’entendis l’officier qui s’était approché de la jeune fille, s’écrier : « Enlevez-moi ça ! » en désignant le drapeau rouge. La jeune fille se contenta de sourire et lui tendit le bouquet d’asters. Alors l’officier se dressa sur ses étriers ; leva une cravache qu’il décrocha de sa selle et la fit siffler en hurlant, la face cramoisie…

« Soyez les bienvenus dans votre patrie, répondit la jeune fille en brandissant son drapeau, soyez les très bienvenus… »

Au même instant, la cravache fendit l’air et s’abattit sur la jeune fille qui poussa un cri. Elle tomba sur les genoux et le drapeau rouge roula dans la boue.

« Sale drapeau, hurlait l’officier, drapeau des Juifs, drapeau des traîtres… » Il fit pirouetter son chevalet partit au trot vers la tête de la colonne. La jeune fille gisait dans la boue et les fleurs nageaient dans l’eau d’une ornière.

« En avant, pas de route, marche ! » cria l’officier, mais la colonne ne bougea pas. « En avant, marche ! » répéta-t-il d’une voix cassée en s’approchant des troupes. Les hommes ; silencieux, ne bougeaient toujours pas…. « Marche ! » cria-t-il, et, oubliant toute formule de commandement ; « En avant, tas d’idiots ! » Il s’était dressé sur son cheval qui tenta plusieurs fois de se cabrer ; la cravache tournoyait dans l’air ; debout sur ses étriers, il arracha son revolver des fontes et hurla de nouveau : « Pas de route, marche ! »

Au même instant une détonation fit vibrer l’air, un sifflement strident et rapide comme l’éclair traversa le chemin de la forêt ; l’officier eut un sursaut comme s’il eut voulu saisir une balle au bond, sa figure s’empourpra, se congestionna, ses yeux semblèrent lui sortir de la tête, puis, tournant soudain au jaune, il s’abîma avec un grognement, les bras raidis, sur le flanc droit de son cheval, si bien que le bout de ses doigts touchait le ballast gris-bleu de la route…

A ce moment, un homme quitta le troisième rang, ramassa le drapeau d’un geste brusque, l’agita par trois fois dans l’air humide, puis courut au fossé, se fit un porte-voix de la main gauche et cria de toutes ses forces : « Salauds, salauds ! » …

L’homme avait piqué la loque rouge au bout de son fusil et essayait de la faire flotter en la secouant sans arrêt. Les officiers mirent leurs montures au galop et disparurent derrière un viaduc… Les soldats éclatèrent de rire… Trois d’entre eux relevèrent la jeune fille. Elle ne pleurait plus : elle s’était évanouie…. Elle ne s’était placée sur la pas de la porte que parce qu’elle croyait que son homme, porté disparu au front, passerait par ici, et c’est pour cela qu’elle avait mis sa belle robe, dans l’espoir qu’ainsi vêtue, son Georges la reconnaitrait mieux…

« Samedi soir, dimanche matin » de Alan Silitoe

Arthur entra dans un vestibule spacieux, tout en cherchant sa carte de pointage dans une poche intérieure. Il remarquait, comme il le faisait chaque matin depuis l’âge de quinze ans, à l’exception des deux années qu’il avait passées dans l’armée, l’odeur caractéristique de l’usine, faite de relents de mousse de lubrifiant, de machines et de copeaux d’acier, ambiance favorable aux boutons dont les épaules et le visage étaient constamment affligés, et qui vous auraient transformés tout entier en un énorme furoncle si vous n’aviez passé une demi-heure tous les soirs au-dessus de l’évier de la cuisine à extirper les plus grosses de ces saloperies. Quelle vie, pensait-il ! du travail éreintant, une bonne paie et, à longueur de journée, cette odeur qui vous flanque la colique…

Le timbre agressif qu’avait l’horloge pointeuse le lundi matin fit entendre sa note discordante, toute différente de la mélodie qui se jouait au-dedans d’Arthur. Il était juste sept heures et demie. Une fois dans l’atelier, le garçon se laissa absorber par des bruits variés pendant qu’il parcourait les travées bordées de tours-revolvers et de fraiseuses, de perceuses, de polisseuses et de presses, mus par une infinité de courroies et de poulies tournant, s’entrecroisant et battant au-dessus de vous sur de lourds tambours bien huilés dont le fonctionnement dépendait d’un moteur accroupi à l’extrémité de la salle : il ressemblait à la masse noire et luisante d’une baleine jetée à la côte. Celles des machines qui possédaient leur petit moteur individuel se mettaient en route, sous l’ombre de leur opérateur, avec une secousse brusque. Un gémissement venait accroître le bruit qui vous étourdissait et vous faisait mal à la tête. Le week-end, par contraste, semblait avoir été trop calme, un week-end qui s’était, pour Arthur, terminé par une partie de pêche à la truite dans l’ombre fraîche d’un canal bordé de saules, à plusieurs kilomètres de la ville. Des chariots à moteur parcouraient en tous sens les travées, portant des caisses de pièces : pédales, moyeux, boulons et écrous, d’une partie de l’atelier à l’autre. Derrière sa cloison vitrée, Robboe, le contremaître, était penché sur une liasse de feuilles de chronométrage vierges. Des femmes et des jeunes filles, les cheveux gris dans des turbans ou des résilles, des hommes et des gamins en bleus propres s’installaient à leur poste de travail, attentifs à bien commencer leur tâche quotidienne, tandis que les balayeurs et les hommes de l’entretien, prêts à répondre à tout appel, circulaient, l’air affairé, dans les travées.

Arthur arriva à son tour-revolver. Il ôta son veston qu’il accrocha à un clou à proximité pour pouvoir constamment jeter un coup d’œil sur son bien. Il pressa sur le bouton de démarrage et son moteur se mit en marche avec un léger soubresaut. Autour de lui, il ne semblait pas, malgré le vacarme infernal des machines tournant à toute vitesse, que personne travaillât avec une hâte particulière. Il se sourit à lui-même et prit sur le sommet d’une pile à côté de lui un cylindre d’acier étincelant qu’il fixa sur le mandrin. Il jeta sa cigarette dans le bac à lubrifiant, attira vers la lui la tourelle et fit pivoter le porte-outils pour mettre en action la mèche la plus grosse. Deux minutes s’écoulèrent tandis qu’il vérifiait la mise en place de l’outil et du cylindre. Enfin, il se cracha dans les deux mains qu’il frotta l’une contre l’autre, brancha la canalisation d’huile soluble à la tubulure mobile de laiton, appuya sur le bouton qui embrayait le mandrin et fit avancer le foert qui se mit à faire une entaille bien nette. Le lundi matin avait perdu son pouvoir terrible.

Au tarif de quatre shillings six pence par cent pièces, vous pouviez gagner votre vie en abattant quatorze cents pièces par jour, ce qui était possible sans trop se fouler. Si vous alliez à toute pompe pour en faire mille dans la matinée, vous pouviez traînasser tout l’après-midi, lancer des blagues aux femmes et bavarder de temps en temps avec les copains. Mais cette façon de procéder risquait souvent de se terminer mal….

Bien que vous ne puissiez vous plaindre du taux de quatre shillings six aux cent pièces, le chronométreur venait quelquefois contrôler votre travail. S’il vous prenait à abattre vos cent en moins d’une heure, Robboe viendrait un beau matin vous annoncer qu’on vous avait réduit de six pence ou d’un shilling. Aussi, quand vous sentiez l’ombre du chrono venir vous flairer dans le dos, vous saviez ce qu’il vous restait à faire si vous aviez un tant soit peu de jugeote : rendre chacun de vos mouvements plus compliqué sans pour cela ralentir vraiment, ce qui eût été à votre propre détriment, et tout faire avec application, mais en donnant bien l’impression de vous presser….

Vous gagniez ainsi votre vie malgré la firme, malgré chronométreur, contremaître et outilleurs, qui semblaient toujours en train de s’enguirlander, sauf quand ils faisaient cause commune contre vous…

Quand on est un révolté, on le reste toujours. On ne peut pas s’en empêcher, on ne peut pas le nier. Et ça vaut mieux d’être un révolté, parce que ça leur fait voir que ça n’prend pas, leurs trucs pour essayer de vous avoir. Les usines, les bourses du travail et les assurances sociales, c’est pour vous faire gagner votre vie et défendre vos droits - qu’ils disent ! Mais c’est jamais que des attrape-nigauds qui vous suceraient comme des sables mouvants si vous ne restiez pas sur vos gardes. A l’usine, on vous fait trimer à en crever, à la bourse du travail on vous engourdit à en crever avec de belles phrases, et les assurances sociales et les contributions vous pompent les sous de votre paie et vous vident à en crever. S’il vous reste la moindre bribe de vie dans les tripes après toutes ces saloperies, c’est l’armée qui vous appelle et vous envoie vous faire trouer la peau…

On vous crie du haut d’caisses à savon : « Votez pour moi, et pour ci et pour ça », mais au bout du compte, c’est tout pareil au même parce que ça s’termine toujours par des gouvernants qui vous collent des tampons partout sur le portrait jusqu’à ne plus arriver à vous voir la main, et qui en plus vous font payer pour ça afin d’leur permettre de poursuivre leur petit boulot. Ils vous prennent par les tripes, par les épaules et par le crâne, jusqu’à ce qu’ils aient l’impression qu’ils n’ont qu’à siffler pour vous faire marcher….

Lire « L’établi » de Robert Linhart en ligne : cliquer ici

Portfolio

Messages

  • Lire encore sur le roman prolétarien de Suède : Ici

  • « Les rebelles » de Jean Pierre Chabrol

    À l’opposé du monde " infernal " de la mine, le village, où vivent encore certains mineurs, apparaît comme un lieu beaucoup plus convivial, où, même si la vie est extrêmement rude, même si les affrontements politiques ou religieux restent fréquents, les anciennes valeurs communautaires sont sauvegardées :

    " On retrouvait les mineurs par grappes autour d’un qui sarclait ses aubergines, d’un qui collait une rustine, d’un qui rattachait la treille de son perron, d’un qui remplaçait trois lauzes de son toit ; à deux pour étamer une casserole, à quatre pour tirer une cuve sous la gouttière, à six pour la pétanque sur la placette, au grand complet à cause de trois gouttes " sur le regain du Jaurès qui n’est toujours pas rentré...

    Au-dessus de tout cela, la montagne semble veiller sur chacun et sur tous et perpétuer la vieille morale biblique. En s’élevant vers ses sommets, l’homme retrouve ses racines et sa pureté originelle :

    " On était au-dessus de tout, ici, plus haut que le Bougès, plus haut que l’Aigoual, tout en haut du Lozère, le plus haut des trois géants de la Cévenne. On régnait même sur le troupeau des monstres de granit. On n’avait même plus chaud. L’eau nouveau-née vagissait partout sous les pieds, sous l’herbe rare et rase.

    Le moindre souffle d’air prenait une importance originelle…

    Dans ce pays resté parfaitement authentique, l’homme et la nature semblent se fondre dans une parfaite harmonie.

    Voilà, c’est ainsi dans la Cévenne ; pour comprendre, il faut avoir passé le doigt sur le grain de ces pierres ; après, tout ce qu’on touche n’a plus l’air vrai, alors on y revient toujours ; les yeux fermés, on trouve l’abri comme le troupeau sent la bergerie ; tout vient de la montagne, et tout y revient, notre toit, nos murs si bien faits pour être murs qu’ils se passent de ciment depuis des siècles, au point que nos mas, notre bien, semblent seulement continuer la montagne...

    Au-dessus de tout cela, la montagne semble veiller sur chacun et sur tous
    et perpétuer la vieille morale biblique.

    En s’élevant vers ses sommets, l’homme retrouve ses racines et sa pureté originelle :

    " On était au-dessus de tout, ici, plus haut que le Bougès, plus haut que l’Aigoual,
    tout en haut du Lozère, le plus haut des trois géants de la Cévenne.

    On régnait même sur le troupeau des monstres de granit.

    On n’avait même plus chaud.

    L’eau nouveau-née vagissait partout sous les pieds, sous l’herbe rare et rase.
    Le moindre souffle d’air prenait une importance originelle ".

  • La maison du peuple, de Louis Guilloux

    Il se remit à taper sur son cuir. Il maniait le marteau avec violence. Les coups tombaient, nets sur la pierre noire, arrondie aux bords, et creusée au milieu par l’usage, une pierre rapportée de la grève il y avait des années. Ma mère écoutait le marteau sonner sur la pierre. Elle avait appris à reconnaître que le marteau avait un langage, et qu’il ne disait pas toujours les mêmes choses. Il y avait des jours où il était joyeux et d’autres où il était triste. Il y avait aussi des jours où il était violent comme l’orage et défiait le monde entier….

    Un soir, Le Brix était venu le voir, comme d’habitude, la journée faite. Kernevel somnolait. Le Brix avait doucement posé sur la table de nuit quelques oranges et s’était retiré sans bruit. Kernevel n’avait pas bougé. Il avait bien entendu son camarade, mais, se croyant sur le point de s’endormir, il ne l’avait pas appelé. Or le sommeil ne vint pas. Quelques instants après le départ de Le Brix, Jean Kernevel se retourna dans son lit et ouvrit les yeux. La lampe était allumée. C’était la fin d’une journée d’octobre, silencieuse, brouillée de pluie. Il regretta d’avoir laissé partir Le Brix. Il eût souhaité une présence : « Qu’est-ce que j’ai ? se dit-il, qu’est-ce qui me prend ? » Une paix lui venait, un grand sentiment de tendresse. Il jeta un long regard sur la chambre, et soudain des larmes lui coulèrent de ses yeux. Ce n’était pas, comme les autres fois, des larmes de regret. Il ne pleurait pas sur lui-même et sur sa mort prochaine. C’était des larmes de bonheur. Il ne savait pas d’où elles venaient. Il les acceptait avec reconnaissance. Il regardait l’armoire, la commode, la table, et ses larmes coulaient avec abondance. Il ne les essuyait pas : « Qu’est-ce que j’ai, murmurait-il, qu’est-ce que j’ai ? » Il avait entendu dire qu’au moment de la mort les malades connaissaient une trêve. « Est-ce cela ? Est-ce que je vais mourir déjà, tout seul ? » Si c’était cela, la mort était un grand bonheur. Il pensait à sa vie, et il ne regrettait rien. Il lui semblait posséder l’amitié de tous ceux qu’il avait aimés comme ils possédaient la sienne. Le reste ne comptait pas. Il s’était soulevé dans son lit pour mieux voir ses vieux meubles, l’armoire surtout, qui avait appartenu à sa mère et avant elle à sa grand-mère. Ses cuivres étaient ternis depuis qu’il était couché. Il se reprocha de n’avoir pas prié Marie de leur donner un petit coup d’astique. D tendait le bras, allongeait les doigts comme pour toucher encore une fois ces choses. Dans le tiroir de la commode était le livret militaire de son père, son carnet de paye. Il se mit à penser à son père comme à un camarade... Il s’endormit et pour la première fois goûta un peu de vrai repos. Son sommeil fut calme, sans cauchemars, et quand il se réveilla, deux ou trois heures plus tard, il poussa un soupir de regret à l’idée que c’en était déjà fini de ce bonheur. La lampe brûlait toujours….

    Un soir, il leur dit : « Nous ne ferons rien que par nous-mêmes. Il nous faut une maison... une Maison du Peuple, où faire nos conférences, abriter nos syndicats... »

    Louis GUILLOUX, La Maison du peuple.

    La suite

  • « Qu’elle était verte ma vallée », Richard Llewellyn

    Le long de la route de la montagne, tels des dos d’animaux surgis du puits et enterrés là, les tas de déblais s’arrondissaient. Des arbres vivants s’y trouvaient ensevelis. Ici et là, les ajoncs y allumaient leur flamme d’or, et partout où le vent le permettait, l’herbe essayait d’y pousser….

    Des centaines de fois, je suis descendu dans la cage, mais jamais je n’ai pu m’habituer à sa chute.
    D’abord, pendant un long moment, vous croyez être devenu aveugle. Puis la terreur vous mord de ses crocs acérés.

    La descente me parut durer des heures. L’air devenait froid, mais l’obscurité régnait toujours, épaisse, suffocante, et nos pieds touchaient à peine le sol qui continuait à se dérober, si bien que, les genoux fléchis, nous semblions nous tenir sur les bords de la nuit, prêts à bondir dans le matin.

    Puis le sifflement du vent s’atténua, le sol se raffermit sous nos pieds, l’air devenu plus chaud nous apporta la puanteur salée du charbon brut et, tandis qu’apparaissaient les lumières et que je retrouvais ma respiration et la saveur de la vie, une brûlante reconnaissance m’envahit de posséder le don de la vue. …

    Oui, c’était vraiment le bonheur ; nous avions bonne maison, bonne nourriture, bon travail. Le soir, rien ne nous appelait au-dehors, sinon le culte à la Chapelle, une répétition du chœur, parfois une lecture en commun. Malgré cela, nous trouvions toujours à employer notre temps jusqu’au moment d’aller nous coucher. Nous lisions, étudiions, bricolions dans les communs, ou partions chanter quelque part, de l’autre côté de la montagne. Je ne me souviens pas que nous ayons jamais manqué d’occupation. Je me demande ce qui a bien pu se passer, pendant ces cinquante dernières années, pour que tout soit ainsi changé. Et je ne trouve pas d’autres explications que la mort. …

    Or, votre plus grand ennemi, en ce moment, c’est le charbon. C’est donc plus fort que lui que vous devez devenir. Le charbon est inerte, sans âme. Mais, leurrant les hommes, il s’anime et prend vie, sous la forme de l’or. Vous l’évaluerez par wagonnets, à tant la tonne. D’autres l’estiment par cargaisons, titres, lettres de change, actions, emprunts, taux d’intérêt. Et là commence l’usure, votre seconde ennemie….

    Considérablement allongé, noir, énorme, sans vie, il s’étalait au fond de la Vallée, des deux côtés de la rivière. L’herbe verdoyante, les roseaux, les fleurs, tout avait disparu, enseveli par lui. Et, sans cesse, les bennes, grinçant et cahotant le long des câbles, venaient y déverser leur poussiéreux fardeau, grossir le dos noir, sale, ridé, de ce monstre hideux….

    Ma Vallée, ô Vallée qui es en moi, c’est en toi, éternellement, que je veux vivre. Que la Mort, pire que la Mort frappe mon esprit, que la cécité dévore mes yeux, si ma pensée ou ma vue t’oublient. Vallée devenue pour certains celle de l’Ombre de la Mort, tu ne peux l’être pour moi, car la meilleure partie de mon être, c’est le souvenir de tes bruns, de tes verts, lorsque tu nous envoyais tes doux parfums, faisais croître les herbes odorantes pour la marmite, les fleurs, et que les oiseaux chantaient éperdument leur joie….

    Chère petite maison, dans laquelle j’ai vécu, de quel bonheur tu as été témoin, même avant ma naissance. C’est en toi qu’est ma vie, et tous ceux que j’ai aimés sont partie de toi, de sorte que m’en aller, te quitter, c’est comme me quitter moi-même….

    J’entendis vibrer les voix riches et mâles des hommes de la Vallée, sonores, courageuses, nettes, bonnes, nobles et fières, et je sus que ces voix étaient aussi la mienne, car je faisais partie d’eux, comme eux de moi, et nous de la Vallée, et elle de nous…

    Et maintenant, assis dans cette demeure silencieuse, je repense à la structure de ma vie, essayant de reconstruire ce qui s’est écroulé. Il me semble que l’existence humaine n’est guère plus qu’un croquis, esquissé sur le Temps, sans grande réflexion, avec peu de soin, ni aucun sens du dessin. Pourquoi, je me le demande, les gens souffrent-ils, quand ce n’est pas indispensable, lorsqu’un simple effort de volonté, un peu de dur labeur, les sortiraient de leur tourment, leur procurant la paix et le contentement….

  • « Le Peuple de l’Abîme » de Jack London

    Je me suis arrêté quelques instants pour tendre l’oreille vers une conversation qui avait lieu sur les terrains vagues de Mile End. Il faisait presque nuit, et c’étaient des ouvriers de la classe supérieure. Faisant cercle autour de l’un d’eux, ils s’en prenaient violemment à lui.

    « Bien sûr, mais qu’est-ce que tu fais de cette main-d’œuvre bon marché qui nous vient de l’étranger ? » demanda l’un d’eux. « Les Juifs de Whitechapel sont en train de nous couper la gorge ! »

    « Il ne faut pas leur en vouloir », répondit l’autre. « Ils sont comme nous, il faut bien qu’ils vivent. Tu ne peux pas en vouloir à un type qui offre de travailler pour moins cher que toi, et qui te prend ta place. »

    « Qu’est-ce que tu fais de ta femme et de tes gosses ? » lui demanda son interlocuteur.

    « Ah ! nous y voilà », répondit l’autre. « Mais toi, qu’est-ce que tu fais de la femme et des gosses de l’homme qui offre de travailler à un salaire moindre que celui que tu demandes, et qui te prend ta place ? Hein, qu’est-ce que tu fais de sa femme et de ses gosses ? Il s’occupe bien plus d’eux que tu ne le fais et ne veut pas les voir mourir de faim. C’est à cause d’eux qu’il est moins payé que nous pour le même travail, et que tu n’arrives pas à te faire embaucher. Tu ne peux vraiment pas lui en vouloir, à ce pauvre type ! Il ne peut rien faire d’autre. Lorsque deux hommes convoitent le même travail, il est tout naturel que les salaires baissent. C’est la faute à la concurrence, ce n’est pas la faute du pauvre bougre qui diminue ses prix. »

    « Mais les salaires ne diminuent pas, quand il y a un Syndicat », lui objecta l’autre.

    « Nous y voilà encore, en plein dans le mille ! Le Syndicat arrête la concurrence entre les ouvriers, et quand il n’existe pas, elle est bien plus forte, c’est vrai. C’est à cause de ça que l’on trouve de la main-d’œuvre bon marché à Whitechapel. Ces gars-là n’ont aucune spécialisation, n’ont pas de syndicats, se coupent la gorge mutuellement, et ils nous couperaient la nôtre par-dessus le marché, si nous n’étions pas défendus par un syndicat efficace. »

    Je ne continuerai pas à rapporter cette conversation, mais je dirais que cet homme des terrains vagues du Mile End en était arrivé à conclure que, si deux hommes se proposent pour un même travail, les salaires baissent automatiquement. S’il avait approfondi cette idée, il aurait découvert que même un syndicat puissant, disons, de vingt mille adhérents, ne peut tenir le taux des salaires s’il a en face de lui vingt mille chômeurs qui essayent de rivaliser avec les syndicalistes. Nous avons sous les yeux un exemple qui démontre admirablement cette loi, c’est le retour et la démobilisation des soldats d’Afrique du Sud. Ils se sont retrouvés par milliers dans les rangs désespérés de l’armée des chômeurs, et les salaires ont automatiquement baissé dans tout le pays. Cette situation a provoqué de nombreux débats et de nombreuses grèves de la part des ouvriers syndiqués, mais les chômeurs ont profité sans aucune vergogne de ces grèves, et ont ramassé à terre les outils qu’y avaient jeté les grévistes.

    L’exploitation de la main-d’œuvre, les salaires de misère, les hordes de chômeurs, et la foule des sans-abri et des sans-maison, c’est ce qui arrive lorsqu’il y a plus d’hommes pour faire le travail qu’il n’y a de travail à faire. Tous les hommes et toutes les femmes que j’ai rencontrés dans la rue, à l’hospice ou à la soupe populaire, ne mènent pas une vie de tout repos, et dans les pages précédentes, j’ai clairement mis en évidence toutes les épreuves qu’ils endurent, pour prouver que leur existence est tout, sauf une sinécure.

    Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour se rendre compte qu’il est beaucoup plus agréable, en Angleterre, de travailler pour vingt shillings par semaine, d’avoir une nourriture régulière et un lit le soir pour y coucher, que d’être clochard. L’homme qui vit dans la rue souffre beaucoup plus et, tout compte fait, fournit un travail bien plus éreintant que l’ouvrier, et n’est pas payé en retour. J’ai déjà décrit les nuits que passent ces pauvres gens à la belle étoile, et j’ai déjà dit comment, physiquement épuisés, ils sont obligés d’aller dans les asiles pour se retaper. Ce séjour à l’asile n’a rien d’une cure de repos : ils filent quatre livres d’étoupe, ou bien cassent six cents kilos de pierre ou sont obligés de faire les tâches les plus dégradantes qui soient, et reçoivent en contrepartie une nourriture minable et un abri très précaire. C’est une exploitation inqualifiable, faite sur le dos d’innocents. De la part des autorités, c’est un vol manifeste : elles donnent à ces pauvres bougres un salaire bien inférieur à celui que leur donneraient les employeurs capitalistes. Le salaire qu’ils pourraient obtenir, pour le même travail, d’employeurs privés leur permettraient de coucher dans de meilleurs lits, de manger décemment, d’avoir bien plus de tranquillité d’esprit et de liberté.

    Comme je viens de le dire, l’homme qui sonne à la porte d’un hospice pour y passer la nuit s’apprête à être exploité. Tous ces pauvres gens le savent, d’ailleurs, et ne consentent à s’y faire admettre que lorsqu’ils sont à bout, et que la souffrance les y a contraints. Quels sont les motifs qui les poussent à entrer à l’asile ? Ce ne sont pas des ouvriers découragés, ce sont des clochards découragés. Aux États-unis, le clochard est presque toujours un ouvrier découragé. Il considère le vagabondage comme un mode de vie plus plaisant que l’usine. C’est exactement le contraire en Angleterre. Ici, les pouvoirs publics font l’impossible pour décourager le vagabond qui devient, c’est vrai, un clochard au bord du désespoir. Il sait très bien que deux shillings par jour lui permettraient de se payer trois repas normaux et un lit pour la nuit, et qu’il lui resterait deux ou trois pence d’argent de poche. Il préférerait, naturellement, travailler pour gagner ces deux shillings au lieu d’aller mendier à l’asile son toit et son couvert. Comme ouvrier, il travaillerait moins dur et serait mieux traité, ça, il le sait aussi. Mais tout cela, il le sait aussi, est du domaine du rêve car il y a plus de demandes que d’offres d’emploi.

    Dès que la demande dépasse l’offre, la sélection se met à jouer. Dans chaque branche de l’industrie, on refuse les moins compétents — et, comme on les rejette, ils ne sont plus à même de remonter à la surface, et descendent pour atteindre le niveau à quoi ils sont bons, un emploi dans une usine où on ne leur demande aucune compétence. Conséquence inévitable : les moins aptes se laissent entraîner jusqu’au fond de l’abîme, cette sorte d’abattoir où ils finissent misérablement.

    Un simple regard sur ces inaptes notoires, confinés aux plus basses besognes, démontre que ceux-ci sont, d’une façon générale, des épaves, physiquement et moralement. Les derniers arrivés constituent la seule exception. À peine moins capables que les autres, le processus de destruction va insensiblement les anéantir. Toutes les forces, ici, sont rassemblées contre l’individu. Le corps en bonne santé (qu’on peut encore voir sur cette pente fatale alors que l’esprit est déjà corrompu) se détruit rapidement tandis que l’esprit (qui n’a pas encore été avili et que l’on rencontre ici de temps à autre sur un corps déficient) est vite sali et contaminé. La mortalité est excessive chez ces gens-là, mais beaucoup trop meurent de mort lente.

    C’est dans cette atmosphère que se construisent l’Abîme et l’abattoir. Les incapables s’éliminent automatiquement d’eux-mêmes, dans ce monde industriel, et sont impitoyablement rejetés hors du circuit. L’inaptitude au travail est la résultante d’un tas de facteurs : le mécanicien irrégulier, ou irresponsable, sera vite précipité vers le bas avant même qu’il ne trouve sa vraie place, comme travailleur temporaire par exemple, ce qui lui permettrait d’avoir un travail aussi irrégulier que son tempérament l’exige, avec peu ou pas de responsabilités. Tous les lents, les maladroits, les faibles de corps ou d’esprit, et tous ceux qui manquent de résistance nerveuse, mentale ou physique, sont piétinés sans aucune pitié, parfois immédiatement, parfois par paliers. L’accident, qui rend l’ouvrier incapable de travailler, le classe parmi les inaptes, et ce sera là le début de sa chute. Le travailleur âgé, dont le potentiel d’énergie décroît avec la vivacité de son cerveau, devra lui aussi commencer la terrible descente qui ne s’arrête jamais et trouve sa conclusion dans la déchéance et dans la mort.

    Les statistiques nous permettent de voir plus clair sur ce dernier point, et fait ressortir le côté terrible de cette mort après la chute. La population de Londres représente le septième de la population totale du Royaume-Uni. À Londres même, l’un dans l’autre, un adulte sur quatre meurt dans les locaux de la charité publique, soit à l’hospice, soit à l’hôpital, soit à l’asile des pauvres. Si l’on considère que les gens nantis ne terminent pas ainsi leur existence, on est forcé d’admettre que c’est le sort d’au moins un travailleur sur quatre de finir dans les bâtiments de l’assistance publique.

    Pour vous montrer comment un bon ouvrier peut, en quelques mois, devenir un inapte, et pour vous faire toucher du doigt ce qui est alors son existence, je ne puis résister à l’envie de vous communiquer un extrait annuel du Syndicat, et qui concerne McGarry, âgé de trente-deux ans et pensionnaire de l’asile des pauvres :

    « J’étais employé chez Sullivan, à Widness, (cet établissement est plus connu sous le nom de British Alkali Chemical Works). Je travaillais dans un hangar, et je devais traverser une cour. Il était dix heures du soir, et il n’y avait aucune lumière. Comme je traversais la cour, j’ai senti quelque chose s’enrouler autour de ma jambe, et me la broyer. J’ai alors perdu connaissance, et je suis resté dans le coma pendant un jour ou deux. Dans la nuit du samedi au dimanche suivant, j’ai repris conscience, j’étais à l’hôpital. J’ai demandé à l’infirmière ce qu’il en était de mes jambes, et elle m’a répondu qu’on avait dû les couper toutes les deux.

    « Il y avait une manivelle dans la cour, plantée à même le sol, dans un trou qui mesurait une cinquantaine de centimètres de long, sur une quarantaine de large, et qui avait autant de profondeur. La manivelle tournait dans ce trou à raison de trois tours par minute. Il n’y avait aucune protection pour entourer ce trou, aucune couverture. Depuis mon accident, on l’a fermé, et on l’a recouvert d’un morceau de ferraille… On m’a donné vingt-cinq livres, non pas comme dédommagement — on m’a dit que c’était une charité qu’on me faisait. J’ai été obligé de payer neuf livres pour m’acheter un chariot pour me véhiculer avec l’argent qu’on m’avait donné.

    « J’ai eu les jambes broyées quand j’étais à mon travail. J’étais payé vingt-quatre shillings la semaine, ce qui est légèrement supérieur à la moyenne des salaires des ouvriers de l’usine, je faisais en effet du boulot à la demande. Quand il y avait de gros travaux, c’est moi qui les faisais. M. Manton, le directeur, est venu plusieurs fois me voir à l’hôpital. Lorsque je suis allé mieux, je lui ai demandé s’il pouvait me redonner du travail. Il m’a assuré que je n’avais pas à m’en faire, car l’usine n’était pas si inhumaine que ça, et que de toute façon, je n’aurais pas à m’en plaindre… Il a subitement cessé ses visites. La dernière fois, il m’a dit qu’il avait pensé à demander aux directeurs de me faire parvenir cinq livres pour me permettre de retourner chez moi, auprès de mes amis, en Irlande. »

    Pauvre McGarry ! Il recevait une paye plus importante que celle des autres ouvriers, parce qu’il était ambitieux et qu’on le demandait pour exécuter les travaux de force. Et puis ce stupide accident est arrivé, et il a atterri à l’hôpital. La seule chose qu’on lui a proposé, à sa sortie, c’était de retourner chez lui en Irlande, pour y devenir un fardeau pour ses amis pour le restant de sa vie. Tout commentaire serait superflu.

    Je tiens à préciser que l’impossibilité de travailler est rarement le fait des ouvriers eux-mêmes, mais qu’elle existe parce qu’il y a trop de demandes d’emploi. Si trois hommes sont à la recherche d’un travail, c’est le plus habile qui l’obtiendra. Les deux autres (et leur compétence n’est pas en cause) n’en seront pas moins traités comme des inaptes. Si l’Allemagne, le Japon et les États-unis devenaient maîtres du marché de l’acier, du charbon et des textiles, il s’ensuivrait un chômage fantastique en Angleterre, et l’on compterait par centaines de mille les ouvriers qui perdraient leur emploi. Quelques-uns, c’est vrai, émigreraient, mais la plupart trouverait à se recaser dans les industries locales restantes. Il y aurait alors un remue-ménage général dans le monde ouvrier du haut vers le bas. Lorsque tout serait redevenu normal, le nombre des inaptes comptera des centaines de mille de chômeurs supplémentaires au fond de l’Abîme. Si, d’un autre côté, les conditions restaient identiques et si tous les ouvriers doublaient leur efficacité, il y aurait toujours le même nombre d’inaptes au fond de l’Abîme, bien que chacun d’entre eux ait pu ainsi doubler ses possibilités. Bien qu’il ait eu deux fois plus de chance que tous les inaptes qui l’ont précédé.

    Lorsqu’il y a plus d’hommes pour travailler qu’il n’y a de travail à faire, tous ceux qui se trouvent en surplus sont relégués au nombre des incapables, et sont en tant que tels condamnés à une destruction progressive et pénible. Le but des chapitres qui vont suivre sera de prouver comment on élimine, comment on détruit les incapables en les contraignant à vivre de façon dégradante, mais encore de démontrer comment les forces de la société industrielle telle qu’elle existe aujourd’hui renouvelle constamment et sans aucun scrupule le nombre des sans emploi.

  • Lire aussi sur la littérature prolétarienne ouvrière : ici

  • Lire aussi : "Celui qui regardait passer les jours" de Christy Brown

  • La vie des prolétaires n’est pas un roman ! On va au travail pour tomber malade ou y perdre la vie !

    Le capitalisme, c’est le bain de sang permanent…

    La société d’armement Alsetex, qui produit notamment des grenades lacrymogènes, a été mise en examen pour homicide involontaire à la suite de la mort d’une employée en juin 2014 dans son usine de Précigné (Sarthe), a-t-on appris vendredi 27 décembre auprès du parquet. Nathalie Desiles, 48 ans, est morte dans une explosion intervenue le 24 juin 2014 dans l’usine d’Alsetex à Précigné, classée Seveso seuil haut. Selon l’enquête judiciaire consultée par le quotidien, les gendarmes chargés des investigations ont constaté de nombreuses failles de sécurité au sein de cette société, partenaire privilégié du ministère de l’intérieur, fournissant des armes utilisées par les forces de l’ordre lors des manifestations. La salariée, recrutée sans diplôme spécifique, travaillait dans une partie de l’usine consacrée à la fabrication des compositions pyrotechniques. « L’opératrice », dont la tâche était de manipuler des kilos de matières explosives, a été tuée alors qu’elle préparait un lot de composition destiné à « l’allumage » des munitions, fait savoir Libération. L’enquête a notamment permis de constater que la victime avait manipulé une mauvaise substance chimique faute d’un étiquetage correct des produits.

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