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La prétention à transformer les révolutionnaires en réformistes

mardi 6 mai 2008, par Robert Paris

Marx et Engels n’avaient pas adhéré à la social-démocratie :

« Nous n’appartenons guère plus au parti allemand qu’au français, à l’américain ou au russe, et nous ne nous considérons pas plus liés par le programme allemand que par le programme « Minimum ». En fait, nous tenons à notre position particulière de représentants du socialisme international. »

Engels à Edouard Bernstein, 28 février-1er mars 1883


K. Marx - F. Engels


À propos de la prétention de dépouiller la social-démocratie de son caractère révolutionnaire

Préface à « Karl Marx devant les jurés de Cologne »
rédigée le 1° juillet 1885.

Le plaidoyer de Marx constitue naturellement le point culminant du procès. Il est remarquable en deux sens.

Premièrement, du fait que c’est un communiste qui doit faire comprendre aux jurés bourgeois que les actes qu’il a commis et pour lesquels il est devant eux en position d’accusé, non seulement il fallait les commettre, mais encore dont il eût été du devoir de leur classe - la bourgeoisie - de les pousser jusqu’à leurs conséquences les plus extrêmes. Ce fait suffit, à lui seul, pour caractériser l’attitude de la bourgeoisie allemande, et particulièrement prussienne, durant la période révolutionnaire. Il s’agissait alors de savoir à qui doit revenir le pouvoir : aux puissances sociales et étatiques, regroupées autour de la monarchie absolue - grande propriété foncière féodale, armée, bureaucratie, clergé - ou au contraire à la bourgeoisie. Le prolétariat, encore à l’état naissant n’avait d’intérêt à ce combat que dans la mesure où il obtenait, par la victoire de la bourgeoisie, l’air et la lumière indispensables à son propre développement, les coudées franches sur le champ de bataille, où il pourra un jour remporter la victoire sur toutes les autres classes.

Mais la bourgeoisie - et avec elle la petite bourgeoisie - se tient coîte lorsque le gouvernement hostile l’attaque au siège de sa puissance, le jour où il disperse le parlement, désarme sa garde civile et proclame contre elle l’état de siège. C’est alors que les communistes montent sur la brèche, somment la bourgeoisie de faire ce qui n’était que son devoir le plus sacré.

Face à la vieille société féodale, la bourgeoisie et le prolétariat forment tous deux la société nouvelle et sont du même côté. Naturellement l’appel demeure sans réponse, et l’ironie de l’histoire veut que la même bourgeoisie ait à juger aujourd’hui les actes des communistes révolutionnaires et prolétariens, d’une part, et ceux du gouvernement contre - révolutionnaire, d’autre part.

Mais deuxièmement - et c’est ce qui donne au plaidoyer une importance particulière même de nos jours [1885] - il sauvegarde la position révolutionnaire, face à la légalité hypocrite du gouvernement, d’une manière exemplaire, dont beaucoup pourraient s’inspirer aujourd’hui encore : nous avons appelé le peuple aux armes contre le gouvernement ? C’est ce que nous avons fait, et c’était notre devoir. Nous avons violé la loi et abandonné le terrain de la légalité ? C’est vrai, mais les lois que nous avons violées, le gouvernement les avait déjà mis en pièces avant nous et jetés aux pieds du peuple, si bien qu’il n’y avait plus de terrain de la légalité. On peut déblayer sa route en nous liquidant comme ennemis vaincus, mais on ne peut pas nous condamner !

Les partis officiels - de la Kreuz Zeitung à la Frankfurter Zeitung - reprochent au parti ouvrier social-démocrate d’être un parti révolutionnaire, de ne pas vouloir reconnaître le terrain légal créé en 1866 et 1871, et de se placer ainsi lui-même en dehors de la légalité générale - c’est ce que l’on entend jusque dans les rangs des nationaux-libéraux. Je veux faire abstraction de l’idée monstrueuse qui prétend qu’en exprimant simplement une opinion on puisse se placer hors de la légalité [1]. Cela relève du pur État policier, et l’on ferait mieux d’appliquer cela en silence tout en continuant de prêcher en. parole l’État légal. Mais qu’est-ce que le terrain légal de 1866, sinon un terrain révolutionnaire ? On viole la Constitution confédérale, et l’on déclare la guerre aux membres de cette même Confédération. Non, dit Bismarck, ce sont les autres qui ont violé la Constitution confédérale. A quoi il faut répondre qu’un parti révolutionnaire devrait être parfaitement niais, s’il ne trouvait pas pour ses révoltes au moins d’aussi bons arguments juridiques que Bismarck pour son coup de force de 1866.

Ensuite on a provoqué la guerre civile, puisque la guerre de 1866 ne fut rien d’autre. Or toute guerre civile est une guerre révolutionnaire. On a fait la guerre avec des moyens révolutionnaires. On s’est allié avec l’étranger contre des Allemands ; on a fait intervenir dans la bataille des troupes et des navires italiens ; on a appâté Napoléon III avec la perspective de possibles annexions sur le Rhin aux dépens de l’Allemagne. On a constitué une légion hongroise qui devait combattre pour des buts révolutionnaires contre son souverain légitime ; on s’est appuyé en Hongrie sur Klapka, comme en Italie sur Garibaldi. On a triomphé - et on a englouti trois couronnes de droit divin, le Hanovre, la Hesse-Electorale et le Nassau, dont chacune est pour le moins aussi légitime, aussi « héréditaire » et autant « de droit divin » que la couronne de Prusse. Enfin on a imposé aux autres membres de la Confédération une Constitution impériale, qui - en ce qui concerne, par exemple, la Saxe - a été adoptée aussi librement que la Prusse accepta jadis la paix de Tilsit.

M’en plaindrai-je ? Cela ne m’effleure même pas. On ne se plaint pas d’événements historiques ; on s’efforce, au contraire, d’en comprendre les causes et, de la sorte, les conséquences qui sont encore loin d’être épuisées. Mais, ce que l’on est en droit de réclamer, c’est que des gens qui ont eux-mêmes fait tout cela, ne reprochent pas à d’autres d’être des révolutionnaires. L’Empire allemand est une création de la révolution - certes d’une espèce particulière, mais révolution quand même. Il ne doit pas y avoir deux poids et deux mesures. La révolution reste la révolution, qu’elle soit faite par le roi de Prusse ou par un savetier. Si le gouvernement en place se sert des lois en vigueur pour se débarrasser de ses adversaires, alors il ne fait que ce que fait tout gouvernement. Mais s’il s’imagine qu’ils les foudroie de plus avec le qualificatif terrible de « révolutionnaires ! », alors il ne peut emplir de terreur que le philistin : « révolutionnaires vous-mêmes ! », répondra l’écho dans toute l’Europe.

Mais la prétention de dépouiller le parti de son caractère révolutionnaire, qui découle des conditions historiques, devient proprement ridicule, lorsqu’on commence par le mettre hors le droit commun, c’est-à-dire hors la loi, pour lui demander ensuite de reconnaître le terrain légal que l’on a supprimé précisément à son encontre.

Que l’on perde sa peine avec de pareilles questions, cela démontre une fois de plus l’arriération politique de l’Allemagne [2]. Dans le reste du monde, chacun sait que l’ensemble des conditions, politiques actuelles est le fruit de toutes sortes de révolutions. La France, l’Espagne, la Suisse, l’Italie - autant de pays et autant de gouvernements par la grâce de la révolution ! En, Angleterre, le conservateur Macaulay lui-même reconnaît que l’actuel terrain légal repose sur une révolution effectuée sur d’autres (revolutions heaped upon revolutions). Depuis cent ans, l’Amérique commémore sa révolution chaque 4 juillet. Dans la plupart de ces pays, il y a des partis qui ne se sentent pas plus liés par les conditions juridiques en vigueur que celles-ci ne sauraient elles-mêmes les lier. Cependant, quiconque voudrait accuser, en France par exemple, les royalistes ou les bonapartistes d’être des révolutionnaires se rendrait simplement ridicule.

En Allemagne, on n’a pas procédé de manière radicale - autrement elle ne serait pas déchirée en deux morceaux, en l’Autriche et en ce qu’on appelle l’Allemagne - et où, pour cette raison, les idées de temps révolus, mais non entièrement surmontés, continuent à végéter dans les esprits comme si elles étaient éternelles (ce pourquoi on appelle les Allemands un peuple de penseurs). Il n’y a que dans cette Allemagne où il puisse encore arriver que l’on exige d’un parti qu’il se tienne lié par le soi-disant ordre légal en vigueur, et ce, non seulement en fait, mais encore en droit, et qu’il promette à l’avance que, quoi qu’il arrive, il ne cherchera pas à renverser-même s’il le pouvait - l’État légal qu’il combat. En d’autres termes : il devrait s’engager à maintenir en vie à tout jamais l’ordre politique en vigueur. C’est cela et rien d’autre que l’on exige de la social-démocratie lorsqu’on lui demande de cesser d’être révolutionnaire.

Mais le petit bourgeois allemand - et son opinion est toujours l’opinion publique de l’Allemagne - est un curieux bonhomme. Il n’a jamais fait de révolution. Celle de 1848, ce sont les ouvriers qui l’ont faite - à sa grande terreur. Mais pour cela il a subi d’autant plus de coups de force. En effet, qui a opéré tous les bouleversements en Allemagne en trois cents ans - et ils étaient faits en conséquence - sinon les princes. Toute leur autorité et finalement toute leur souveraineté furent le fruit de leurs rébellions contre l’Empereur. La Prusse était la première à leur montrer ce bon exemple. La Prusse ne put devenir un royaume après seulement que le « grand-duc électoral » de Brandebourg ait effectué avec succès une rébellion contre son suzerain, le roi de Pologne, et rendu ainsi le duché de Prusse indépendant de la Pologne. A partir de Frédéric Il la rébellion de la Prusse contre l’Empire allemand a été érigé en système : il se « fiche » de la Constitution impériale avec plus de sans-gêne encore que notre brave Bracke l’a fait de la loi anti-socialiste. Vint ensuite la révolution française, et elle fut subie avec des pleurs et des gémissements par les princes comme par les philistins. De par le recès de la Diète impériale de 1803, les Français et les Russes répartirent, de manière, hautement révolutionnaire, l’Empire allemand entre les princes allemands, parce que ceux-ci ne parvenaient pas à se mettre d’accord eux-mêmes sur ce partage. Ce fut Napoléon qui permit à ses protégés tout particuliers, les princes de Bade, de Bavière et de Wurtemberg, de s’emparer de toutes les villes, baronnies et duchés impériaux, situés dans et entre leurs territoires.

Aussitôt après, ces trois princes, tous coupables de haute-trahison, entreprirent la dernière rébellion couronnée de succès contre leur Empereur, en se proclamant souverains avec l’aide de Napoléon, et en mettant ainsi définitivement en pièces le vieil Empire allemand. Par la suite, l’Empereur allemand de facto, Napoléon, partagea de nouveau, tous les. trois ans environ, l’Allemagne entre ses fidèles valets, les princes allemands et autres. Enfin, ce fut la glorieuse libération du joug étranger, et, en guise de récompense, l’Allemagne fut partagée et trafiquée par le Congrès de Vienne, c’est-à-dire par la Russie, la France et l’Angleterre comme territoire général de dédommagement pour princes déchus, et les petits bourgeois allemands furent attribués, comme autant de moutons, à environ 2 000 lambeaux de territoire épars, possédés par quelque trente-six souverains, héréditaires, pour lesquels aujourd’hui encore la plupart continuent de « mourir comme de bons sujets ». Tout cela n’aurait pas été révolutionnaire ! Qu’il avait donc raison ce coquin de Schnapphanski-Lichnowski, en s’écriant au Parlement de Francfort : « Le droit historique est sans date. » En effet, il n’en n’a jamais eu !

La prétention du petit bourgeois allemand vis-à-vis du parti ouvrier social-démocratie n’a que cette signification : ce parti doit devenir un parti bourgeois à l’image du petit bourgeois et, comme lui, ne participer plus activement aux révolutions, mais les subir toutes. Et lorsque le gouvernement, arrivé au pouvoir par la contre-révolution et la révolution, émet cette même prétention, cela signifie simplement que la révolution est bonne tant qu’elle est faite par Bismarck pour Bismarck et consorts, mais qu’elle est condamnable quand elle s’effectue contre Bismarck et consorts.

Frédéric Engels


Notes

[1] En principe, pour être punissable, l’opinion doit avoir un commencement de réalisation (nocif), C’est pourquoi l’opinion et la pensée ne relèvent pas des tribunaux.

[2] De nos jours, la même arriération politique (nul parti n’est constitutionnel, donc permis en Allemagne, s’il veut utiliser la force pour changer l’ordre en vigueur actuellement, comme si l’histoire des siècles et des millénaires futurs devait s’arrêter devant la Constitution de Bonn !) est le résultat des puissances démocratiques, qui l’imposèrent par le feu et le sang à l’Allemagne vaincue (qui, au reste, l’avait déjà abolie elle même, mais sans Constitution démocratique !).

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