Accueil > 03 - Livre Trois : HISTOIRE > 4ème chapitre : Révolutions prolétariennes jusqu’à la deuxième guerre mondiale > Qui est Léon Trotsky et quel combat est symbolisé par son nom

Qui est Léon Trotsky et quel combat est symbolisé par son nom

lundi 8 mars 2010, par Robert Paris

Témoignages sur Léon Trotsky, le plus grand et le plus calomnié des révolutionnaires

Trotsky et l’opposition à la bureaucratie

Rosa Luxembourg sur la révolution d’octobre :

"Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici les seuls qui puissent s’écrier "J’ai osé !". C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks."

L. Trotsky - Constantinople 17 octobre 1929 :

"Nous ne nous repentons de rien et nous ne renonçons à rien. Nous vivons des idées et de l’état d’esprit qui nous animaient durant les journées d’Octobre 1917. A travers des difficultés temporaires, nous pouvons voir devant nous. Si marqués que soient les méandres du fleuve, le fleuve coule vers l’océan."

André Breton

dans "Pour la quarantième anniversaire de la révolution d’Octobre" :

"Et ce même regard, celui de Léon Trotsky, que je retrouve fixé sur moi au cours de nos quotidiennes rencontres il y a vingt ans au Mexique, à lui seul suffirait à m’enjoindre depuis lors de garder toute fidélité à une cause, la plus sacrée de toutes, celle de l’émancipation de l’homme, et cela par delà les vicissitudes qu’elle peut connaître et, en ce qui l’a concerné, les pires dénis et déboires humains. Un tel regard et la lumière qui s’y lève, rien ne parviendra à l’éteindre, pas plus que Thermidor n’a pu altérer les traits de Saint-Just. Qu’il soit ce qui nous scrute et nous soutient ce soir, dans une perspective où la Révolution d’octobre couve en nous la même inflexible ardeur que la Révolution espagnole, la Révolution hongroise et la lutte du peuple algérien pour sa libération."

Trotsky, dans "Leur morale et la nôtre" :

« Participer au processus historique les yeux pleinement ouverts, avec une volonté tendue, telle est la satisfaction par excellence qui puisse être donnée à un être pensant... »

Victor Serge dans « De Lénine à Staline » (1936) :

« (…) Quand une idée est dans l’air d’une époque, c’est-à-dire quand les conditions générales sont réalisées pour qu’elle naisse et vive, il arrive qu’elle soit conçue en même temps par plusieurs. La vérité d’un temps vient ainsi à son heure. Ceci est vrai des sciences et de la politique qui est aussi, par certains côtés, une science et un art à la fois. Darwin et Wallace découvrent à peu près ensemble la sélection naturelle dont la jeune société capitaliste en plein essor leur offre d’ailleurs l’image. Joule et Meyer découvrent à peu près ensemble la même loi de la conservation de l’énergie. Marx et Engels arrivent ensemble aux mêmes conclusions sur les bases de la société moderne et fondent en vingt-cinq ans d’admirable collaboration intellectuelle, le socialisme scientifique. La révolution russe va réaliser dans l’action, - mais une action nourrie de très ferme pensée – une collaboration aussi étonnante : celle de Lénine et de Trotski.

Expulsé de France en 1917, par un arrêté signé de M. Malvy – Jules Guesde étant ministre – à la suite d’une provocation, expulsé d’Espagne comme indésirable, Trotski s’était rendu à New-York, y avait repris son activité militante, puis était passé au Canada pour rentrer en Russie. Interné dans un camp de concentration, avec sa femme et ses enfants, il avait fini par recouvrer la liberté grâce aux réclamations du Soviet de Pétrograd. Il arriva dans la capitale le 5 mai et son premier discours, au débarqué, fut pour préconiser la prise du pouvoir. Sa personnalité d’orateur, de journaliste et d’organisateur paraît parfois l’emporter, à partir de ce moment, sur celle de Lénine qui a moins de relief à première vue. (…) Mais l’important c’est que l’heure qui sonne au cadran, Trotsky l’a attendue, prévue, voulue toute sa vie. Il est, dans le parti social-démocrate, le théoricien de la révolution permanente, ce qui veut dire d’une révolution qui ne peut ni ne veut s’éteindre avant d’avoir achevé son œuvre, et ne se conçoit, dès lors, qu’internationale.

Lénine a pourtant sur lui une supériorité incontestable : son parti formé en quatorze ans de luttes et de labeurs, depuis 1903. Ce parti, nous l’avons vu changer d’état d’esprit et de programme à l’arrivée de Lénine en Russie : on pourrait dire qu’il est venu aux conceptions de Trotski ; et Trotski et ses amis y entrent. Les documents du temps ne sépareront plus, pendant des années, les noms de ces deux hommes, qui n’auront, en somme, qu’une pensée et qu’une action, traduisant la pensée et l’action de millions d’hommes. Ce sont les deux têtes de la révolution. Sur elles se concentre toute la popularité, sur elles se porte toute la haine. (…) Ce ne sont pourtant pas des chefs au sens que ce mot a révélé depuis qu’il y a le Duce, le Ghazi, le Führer et le Chef génial en URSS. Leur popularité n’est ni fabriquée ni imposée ; elle s’est imposée elle-même, ils la doivent à la confiance qu’ils méritent. On discute hautement leurs actes et leurs paroles. On va plus loin. On les engueule. (…) Le Bureau politique et le Comité central ont une vie collective tous les instants. Le parti discute, des tendances y apparaissent et y disparaissent, et les éléments d’opposition, dans le pays, qu’il ne faut pas confondre avec les éléments de la contre-révolution, s’agitent sans cesse au grand jour pendant la guerre civile, c’est-à-dire jusqu’en 1921. Ils ne disparaîtront d’ailleurs complètement qu’en 1925-1926, quand toute vi intérieure s’évanouira dans le parti. Lénine fait inviter ses vieux adversaires Martov et Dan, leaders mencheviks, à discuter au Comité exécutif central des Soviets. Des anarchistes font partie de ce Comité. Les socialistes-révolutionnaires de gauche collaborent au premier pouvoir pendant plusieurs mois, au début du régime. Ils ne seront éliminés que pour avoir tenté un soulèvement et tiré au canon dans les rues de Moscou, en juillet 1918. Personne ne songe à se battre pour un Etat totalitaire, on lutte et on meurt pour une liberté nouvelle. Le bolchevisme triomphe en annonçant aux masses et au monde une démocratie des travailleurs libres comme on n’en a encore jamais vu. (…) « Tout groupe de citoyens doit pouvoir disposer des imprimeries et du papier », dit Trotsky. (…) Ainsi commencent les grandes années. (…) L’Internationale Communiste avait été fondée en 1919 à Moscou. (…) Je suis aujourd’hui le seul survivant des services de la direction de l’I.C. en ses premiers jours. (…) Les premiers temps de l’Internationale furent ceux d’une vaillante camaraderie. On vivait dans un espoir démesuré. La révolution grondait dans l’Europe entière. (…) La troisième internationale des premiers temps, pour laquelle on se battait, pour laquelle on mourrait beaucoup, qui peuplait les prisons de martyrs, était, en vérité, une grande puissance morale et politique, non seulement parce qu’au lendemain de la guerre, la révolution ouvrière montait en Europe et faillit vaincre dans plusieurs pays, mais encore parce qu’elle rassemblait des intelligences passionnées, des sincérités, des dévouements, une foule d’hommes décidés à vivre et à tomber au besoin pour le communisme. Aujourd’hui ses dirigeants de tous pays ont été exclus et assassinés par le stalinisme. (…) En peu d’années, la Nep avait rendu à la Russie un aspect prospère, mais quelquefois antipathique et souvent inquiétant. (…) Une inquiétude tenace naissait parmi nous, communistes. Nous avions accepté toutes les nécessités de la Révolution, y compris les plus rudes et les plus rebutantes (…) Et voici que les villes où nous étions les maîtres prenaient un aspect étranger, voici que nous nous sentions débordés, enlisés, paralysés, corrompus… (…) Le pis était que nous ne reconnaissions plus l’ancien parti de la révolution. Les militants d’autrefois, ceux qui avaient l’expérience des prisons et l’amour des idées, n’y étaient plus que quelques hommes pour mille, placés d’ailleurs à des postes qui les isolaient de la base. Les militants de la guerre civile même s’y sentaient noyés dans la masse des tard-venus, des bien installés, des nouveaux conformistes dont l’avenir de la révolution était, au fond, le dernier des soucis. Ils ne demandaient qu’à bien vivre sans histoires ; myopes d’ailleurs et inintelligents comme tous les petits profiteurs, ils ne comprenaient pas que cela mène aux pires histoires.

Notre inquiétude, à constater cet encrassement de l’Etat et ces premiers symptômes de l’embourgeoisement de la société soviétique, n’était pas émotionnelle, cela va sans dire, mais réfléchie et même nourrie de données économiques. Lénine était mort – le 21 janvier 1924 – hanté par cette inquiétude exprimée dans ses derniers écrits : « Le gouvernail, se demandait-il, ne nous échappe-t-il pas des mains ? ». Malade, il avait employé toutes ses dernières forces à chercher des armes contre le pire mal et le plus immédiat : l’encrassement bureaucratique du parti. Déjà les bureaux se substituaient au parti ; l’ouvrier, le militant n’y avaient plus guère le droit à la parole. On sentait venir la toute puissance des fonctionnaires. Peu de temps avant sa mort, Lénine avait proposé à Trotski – hostile au système bureaucratique – une action commune pour la démocratisation du parti. Au secrétariat général, le géorgien Staline, obscur pendant la guerre civile, devenait de plus en plus influent en profitant de ses fonctions techniques pour peupler les services de ses créatures. C’est lui qui se heurta à Lénine défaillant. (…) Il fallait prévoir et réagir, il était encore temps. Trois solutions : 1°) démocratiser le parti, pour que l’influence réelle des ouvriers et des révolutionnaires pût se faire sentir et aérer les bureaux de l’Etat ; c’était la condition évidente du succès de toutes les mesures économiques ; 2°) Adopter un plan d’industrialisation et réoutiller sensiblement l’industrie en quelques années. 3°) Pour trouver les ressources nécessaires à l’industrialisation, obliger les paysans cossus à livrer leur blé à l’Etat. Da façon générale, limiter l’enrichissement des privilégiés, combattre la spéculation, restreindre le pouvoir des fonctionnaires.

Tel devait être le programme de l’opposition dans le parti. De là son mot d’ordre « Contre le mercanti, le paysan cossu et le bureaucrate ! »

Dès 1923, l’opposition avait trouvé un leader en Trotski. Le système bureaucratique commençait à s’incarner en Staline.

Dès 1923, une campagne d’agitation d’une violence sans borne se poursuivait, pour cette raison, contre Trotski, dénoncé en toutes circonstances comme l’anti-Lénine, le mauvais génie du parti, l’ennemi de la tradition bolchevik, l’ennemi des paysans. Ses anciens désaccords avec Lénine, datant de 1904 à 1915, exploités par ordre par des polémistes à tout faire, permirent de forger sous le nom de trotskisme toute une idéologie déformée à souhait dont on fit l’hérésie la plus criminelle. (…) Au début, l’organisateur de l’Armée Rouge, que La Pravda appelait peu de mois auparavant « l’organisateur de la victoire », demeuré président du conseil suprême de la Guerre, jouit d’une telle popularité dans l’armée et le pays qu’il pourrait, en escomptant le succès, tenter un coup de force. Mais ce serait, le lendemain, substituer au régime des bureaux, celui des militaires, et engager la révolution socialiste dans la voie suivie jusqu’ici par les révolutions bourgeoises. Or, il ne s’agit pas de jouer les Bonaparte, même avec les meilleures intentions du monde, mais d’empêcher, au contraire, le bonapartisme. Ce n’est pas par un pronunciamiento que l’opposition tentera d’imposer sa politique de renouvellement intérieur de la révolution, mais selon les méthodes socialistes de toujours, par l’appel aux travailleurs. Trotski quitte ses postes de commandement, se laisse limoger sans résistance, reprend sa place dans le rang et sa lutte continue. Tout dépend, selon lui, de la révolution mondiale…. Mais les révolutions échouent les unes après les autres.

De Lénine à Staline, tout a changé.

Les buts : de la révolution socialiste internationale au socialisme dans un seul pays.

Le système politique : de la démocratie ouvrière des Soviets, voulue et affirmée dès le début de la révolution, à la dictature du secrétariat général, des fonctionnaires, de la Sûreté (Guépéou).

Le parti : de l’organisation librement disciplinée, pensante et vivante, des révolutionnaires marxistes à la hiérarchie des bureaux, intéressée et soumise à l’obéissance passive.

La troisième internationale : de la formation de propagande et de combat des grandes années au servilisme manœuvrier des Comités centraux nommés pour tout approuver sans haut-le-cœur ni vergogne.

Les défaites : de l’héroïsme des défaites d’Allemagne et de Hongrie où sont morts Gustave Landauer, Léviné, Liebnecht, Rosa Luxemburg, Ioguichés, Otto Corvin, aux navrants dessous de la commune de Canton (une manœuvre de Staline).

Les dirigeants : les plus grands des combattants d’Octobre partent pour l’exil ou la prison.

L’idéologie : Lénine disait : « Nous assisterons au dépérissement progressif de l’Etat, et l’Etat des Soviets ne sera pas un etat comme les autres, d’ailleurs, mais une vaste commune de travailleurs. » Staline va faire proclamer que « nous nous acheminons vers l’abolition de l’etat par l’affermissement de l’Etat » (sic).
La condition des travailleurs : l’égalitarisme, la société soviétique passera à la formation d’une minorité privilégiée, de plus en plus privilégiée, vis-à-vis des masses déshéritées et privées de droits.

La moralité : de la grande honnêteté austère, et parfois implacable, du bolchevisme d’autrefois, nous en arrivons, peu à peu, à la fourberie sans nom.

De Lénine à Staline, tout a changé.

Exilé à Alma-Ata, banni à Prinkipo, interné en Norvège, après des années d’insultes et de révision systématique de l’histoire, effacé des dictionnaires, chassé des musées, tous es amis politiques en prison – peut-être massacrés demain, ainsi ou autrement, - le Vieux (L.T.) demeure, tel qu’il était en 1903 avec Lénine, en 1905 à la présidence du premier Soviet,de la première révolution, en 1917 à côté de Lénine à la tête des masses, en 1918 à la bataille de Sviajsk, en 1919 à la bataille de Pétrograd, pendant toute la guerre civile, à la tête de l’Armée Rouge qu’il a formée, à la tête d’un vrai parti de persécutés irréductibles, à la tête d’un parti international sans argent ni masses, mais qui garde la tradition, maintient et renouvelle la doctrine, prodigue les dévouements. Tant que le Vieux sera vivant, pas de sécurité pour la bureaucratie triomphante. Une tête subsiste de la révolution d’octobre et il se trouve que c’est la plus haute. »

Léon Trotsky dans « La France à un tournant » (28 mars 1936) :

« Comprendre clairement la nature sociale de la société moderne, de son Etat, de son droit, de son idéologie constitue le fondement théorique de la politique révolutionnaire. La bourgeoisie opère par abstraction (« nation », « patrie », « démocratie ») pour camoufler l’exploitation qui est à la base de sa domination. (…) Le premier acte de la politique révolutionnaire consiste à démasquer les fictions bourgeoises qui intoxiquent les masses populaires. Ces fictions deviennent particulièrement malfaisantes quand elles s’amalgament avec les idées de « socialisme » et de « révolution ». Aujourd’hui plus qu’à n’importe quel moment, ce sont les fabricants de ce genre d’amalgames qui donnent le ton dans les organisations ouvrières françaises. »

Extraits de Léon Trotsky dans « L’étape décisive » (5 juin 1936) :

« Le mot d’ordre de comités ne peut être abordé que par une véritable organisation révolutionnaire, absolument dévouée aux masses, à leur cause, à leur lutte. Les ouvriers français viennent de montrer de nouveau qu’ils sont dignes de leur réputation historique. Il faut leur faire confiance. Les soviets sont toujours nés des grèves. La grève de masse est l’élément naturel de la révolution prolétarienne. D’atelier en atelier, d’usine en usine, de quartier en quartier, de ville en ville, les comités d’action doivent établir entre eux une liaison étroite, se réunir en conférences par villes, par branches de production, par arrondissements, afin de couronner le tout par un congrès de tous les comités d’action de France. »

Léon Trotsky dans "Ma Vie" :

"J’ai participé aux révolutions de 1905 et de 1917 ; j’ai été président du soviet des députés de Pétersbourg en 1905, puis en 1917. J’ai pris une part active à la révolution d’Octobre et j’ai été membre du gouvernement soviétique. En qualité de commissaire du peuple aux Affaires étrangères, j’ai mené les pourparlers de paix à Brest-Litovsk, avec les délégations allemande, austro-hongroise, turque et bulgare. En qualité de commissaire du peuple à la Guerre et à la Marine, j’ai consacré environ cinq années à l’organisation de l’armée rouge et à la reconstitution de la flotte rouge. Pendant l’année 1920, j’ai joint à ce travail la direction du réseau ferroviaire qui était en désarroi.

Les années de guerre civile mises à part, l’essentiel de mon existence a été constitué par une activité de militant du parti et d’écrivain. Les Éditions d’Etat ont entrepris, en 1923, la publication de mes oeuvres complètes. Elles ont réussi à en faire paraître treize volumes, sans compter les cinq tomes d’ouvrages militaires qui avaient été publiés précédemment. La publication fut interrompue en 1927 lorsque les persécutions exercées contre le "trotskysme" devinrent particulièrement acharnées.

En janvier 1928, j’ai été déporté par le gouvernement soviétique actuel et j’ai passé un an sur la frontière de la Chine ; j’ai été expulsé en Turquie, en février 1929 ; j’écris ces lignes à Constantinople.

Même présentée dans son raccourci, ma vie ne pourrait être dite monotone. Bien au contraire, si l’on en considère tous les tournants, l’imprévu, les conflits aigus, les relèvements et les descentes, on peut affirmer que cette existence a été plutôt surabondante en "aventures". Pourtant, je me permettrai de dire que, par mes penchants, je n’ai rien de commun avec les chercheurs d’aventures."

Textes de Trotsky

Qu’est-ce que le trotskysme ?

La révolution russe par Léon Trotsky

Trotsky parmi les membres du soviet de Petrograd de 1905, lors de leur procès

Léon Trotsky exilé en Sibérie par le tsarisme

Discours de Trotsky lors de la maladie de Lénine :

"Si le tocsin retentit à nouveau en Occident, et il retentira, nous pourrons être alors enfoncés jusqu’au cou dans nos calculs, dans nos bilans, dans la N.E.P., mais nous répondrons à l’appel sans hésitation et sans retard : nous sommes révolutionnaires de la tête aux pieds, nous l’avons été, nous le resterons jusqu’au bout."

Léon Trotsky dans "Leur morale et la nôtre" :

"Participer au mouvement les yeux ouverts, avec une volonté tendue, telle est bien la satisfaction morale par excellence qui puisse être donnée à un être pensant !"

Testament de Léon Trotsky (extraits) :

"Je n’ai pas besoin de réfuter une fois de plus ici les stupides et viles calomnies de Staline et de ses agents : il n’y a pas une seule tache sur mon honneur révolutionnaire. Je ne suis jamais entré, que ce soit directement ou indirectement, dans aucun accord en coulisse, ou même négociation, avec les ennemis de la classe ouvrière. (....)
Pendant quarante-trois années de ma vie consciente je suis resté un révolutionnaire ; pendant quarante-deux de ces années j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse. (...) La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement."

André Breton pour le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre (octobre 1957) :

"Ce regard, celui de Léon Trotsky, que je retrouve fixé sur moi au cours de nos quotidiennes rencontres il y a vingt ans au Mexique, à lui seul suffirait à m’enjoindre depuis lors de garder toute fidélité à une cause, la plus sacrée de toutes, celle de l’émancipation de l’homme, et cela par delà les vicissitudes qu’elle peut connaître et, en ce qui l’a concerné, les pires dénis et déboires humains."

Simone Weil (qui n’était pas trotskyste) écrivait lors de l’été 1932 dans « Libres propos », alors que le stalinisme détruisait toute la signification de la révolution d’octobre, démoralisait les militants ouvriers les plus conscients, alors que les communistes révolutionnaires étaient durablement coupés par le mur stalinien du mouvement ouvrier, alors que le fascisme allemand menaçait et que les partis social-démocrate et stalinien démontraient leur passivité criminelle :
« Au milieu du désarroi, de découragement, Trotsky reste isolé, calomnié en tous pays par tous les partis, les quelques amis qui lui sont restés en Russie presque tous morts, déportés ou en prison, il a su garder intacts son courage, son espérance et cette lucidité héroïque qui est sa marque propre. »

Qui est Léon Trotsky ?

La réponse de Pero (Adalbert Gottlieb ) :

1907-1917

Le procès des dirigeants du Soviet dura un mois et fut exceptionnel, grâce à l’attitude des inculpés. Ce n’est qu’en janvier 1907 que le convoi des déportés se met en route vers la Sibérie, vers le cercle polaire. Mais les policiers du tsar n’avaient pas compté avec la farouche volonté de lutte du jeune révolutionnaire. De nouveau, par un raid hardi qui mériterait l’admiration de tous les sportifs, il réussit à échapper à la geôle sibérienne.

Après 33 jours de voyage le convoi arrive à Bérézov ; de là il y a encore environ 500 km à faire jusqu’au but du voyage. On laisse les prisonniers se promener en toute liberté dans le bourg ; d’ici, loin des confins de la civilisation, aucune évasion n’était à craindre ; toute tentative d’évasion était condamnée d’avance à un échec. Mais Trotsky ne recule pas devant l’impossible. Il se lance sur un traîneau de rennes, guidé par un vieux iakout ivrogne, à travers le désert de glace et de neige – et cela en plein hiver – au mois de février.

La police abandonne rapidement toute poursuite : il y a 99 chances sur cent que l’évadé périsse. Mais à un Trotsky une chance sur cent suffit. Il traverse 700 km de la taïga sibérienne, ensevelie dans la neige, où sur des milliers de kilomètres ne se trouve pas un Russe, pas un policier en conséquence, et où, de temps en temps se dressent seulement quelques iourtes d’Ostiaks hivernants.

Dans l’Oural, il se fait passer pour le membre d’une expédition polaire, alors en Sibérie, et continue sa fuite vers l’Occident. Il arrive à Pétrograd, d’où il se rend en Finlande où se trouvent déjà Lénine et Martov. Il rend visite à tous les deux. La révolution de 1905 avait eu comme résultat entre autres, la fusion des deux fractions au congrès de Stockholm en avril 1906. Mais cette fusion était artificielle et ne pouvait durer. D’un côté les bolchéviks se préparent déjà aux batailles futures, tandis que de l’autre, les menchéviks regrettent même leur « folie révolutionnaire » de 1905 et glissent rapidement vers la droite.

Quand Trotsky arrive en Finlande, cette fusion est déjà bien comprise. Il passe quelques semaines en Finlande, avec sa femme et son enfant, né pendant qu’il était en prison, et après c’est le départ pour l’étranger. Ce n’est que dix ans plus tard qu’il foulera de nouveau le sol russe.

A peine arrivé à l’étranger, Trotsky plongea immédiatement dans le travail révolutionnaire de l’émigration. Le congrès du parti social-démocrate russe, en 1907, a lieu à Londres... dans une église socialiste. Ce ne sera pas la seule curiosité de ce congrès, car, au beau milieu du congrès, on s’aperçoit que la caisse du parti est à sec et que tout l’argent, tant pour le voyage de retour des délégués que pour la continuation du congrès même, manque. Que faire ? Une solution inattendue se présenta. La révolution de 1905 avait eu un profond écho dans le milieu des libéraux anglais. Grâce à cette sympathie les socialistes russes purent sortir de l’embarras que leur occasionnait le manque d’argent. Trotsky écrit :

« Un des libéraux anglais consentit à la révolution russe un emprunt, qui, je m’en souviens, fut de trois mille livres sterling. Mais il exigea que la reconnaissance fût signée par tous les délégués au congrès. L’Anglais reçut un document sur lequel figuraient plusieurs centaines de signatures, tracées avec les caractères qui appartiennent à toutes les langues de la Russie. Il eut, cependant, à attendre longtemps le versement de la somme marquée sur cet effet. Pendant la réaction et la guerre, le parti ne pouvait penser à payer de pareilles sommes. C’est seulement le gouvernement soviétique qui racheta la traite signée par le congrès de Londres. La révolution fait honneur à ses engagements, bien que d’ordinaire avec un certain retard. »

Ainsi il se fit que le congrès socialiste put terminer ses travaux grâce à l’argent d’un bourgeois anglais qui, bien que remboursé en 1917 dût, à cette date, regretter son acte, de même que le fait que ses débiteurs soient dans la possibilité de le rembourser.

A ce congrès, Trotsky fit deux rencontres intéressantes : celle de Gorki et de Rosa Luxembourg, la socialiste polonaise qui jouera un grand rôle dans le parti socialiste.

De Londres, Trotsky, après un court séjour à Berlin et en Bohême, se rend au congrès de l’Internationale socialiste qui a lieu cette même année, à Stuttgart.

En Russie, le mouvement ouvrier est en reflux. La répression de la réaction s’abat durement et reprend une à une les quelques libertés que les ouvriers russes ont conquises de haute lutte pendant les années 1905-1906.

Mais l’Internationale socialiste se trouve encore sous l’influence de ces événements. Le congrès de Stuttgart se tiendra sous le signe de l’offensive de l’aile gauche dans l’Internationale. A côté de la fraction bolchévik se tiennent d’autres révolutionnaires, comme Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg, Christian Rakovsky, etc. C’est à Stuttgart que les résolutions les plus progressives et les plus révolutionnaires de la lutte des travailleurs contre la guerre seront votées. C’est aussi à Stuttgart que Karl Liebknecht lance son cri de guerre :

« L’ennemi principal est dans ton propre pays. Le prolétaire doit lutter contre sa propre bourgeoisie. »

Sept années plus tard, en août 1914, peu de chefs « socialistes » se rappelleront ces paroles et les résolutions votées au congrès de Stuttgart. Trotsky se trouvera dans la minorité révolutionnaire qui, elle, n’a pas oublié.

En octobre 1907, Trotsky s’installe à Vienne. Ce fait est plutôt étonnant, car l’émigration russe se trouve concentrée en Suisse et à Paris. Trotsky donne lui-même la réponse dans ses mémoires, où il dit :

« C’est qu’en cette période j’étais surtout porté vers la vie politique allemande. Je n’aurais pu m’établir à Berlin à cause de la police. Nous optâmes donc pour Vienne »

Il s’inscrit au parti social-démocrate autrichien et suit avec assez de régularité les réunions socialistes. Il fait, naturellement, connaissance avec les chefs socialistes autrichiens, mais ne sympathise guère avec eux. Ceux qui connaissent les chefs de l’austro-marxisme ne peuvent guère s’étonner de ce fait.

Trotsky dit avec mépris d’eux qu’ils vivaient des intérêts du Capital.

Les années de 1907 à 1912 sont les pires pour l’émigration russe. La contre-révolution est déchaînée en Russie, le mouvement ouvrier se réduit aux cadres révolutionnaires les plus sommaires. Cette situation du mouvement ouvrier en Russie a, naturellement, sa répercussion immédiate à l’étranger, dans l’émigration russe. Ces années sont encore davantage qu’auparavant des années de luttes fractionnelles, de querelles et de tractations entre les différentes fractions et sous-fractions de l’émigration.

C’est dans ces années que Trotsky accentue le plus sa position de centriste et de conciliateur. Il attaque à droite et à gauche, ce qui lui vaut le mécontentement conjugué des menchéviks et des bolchéviks. Sa critique est dure pour les uns et pour les autres. A l’occasion du congrès de Copenhague il publie un article dans le Vorwaerts sur la social-démocratie russe en distribuant ses coups, comme d’habitude, aussi bien à l’aile droite qu’à l’aile gauche. Cet article produit aussi bien chez les bolchéviks que chez les menchéviks une grande agitation. Plékhanov, le menchévik, organise une sorte de « conseil de discipline », contre Trotsky ; Zinoviev, le bolchévik, demande aussi des sanctions. D’autres révolutionnaires comme Riazanov, Lounatcharsky défendent Trotsky et la délégation russe après avoir pris connaissance de l’article rejette à une grosse majorité toute demande de sanction.

Le temps sert à étudier le passé et surtout à tirer les enseignements de la révolution de 1905. Trotsky fait dans l’émigration russe plusieurs conférences à ce sujet. A partir d’octobre 1908, il édite à Vienne un journal russe, intitulé Pravda. Son meilleur collaborateur et compagnon de cette époque est A. Joffé qui restera son fidèle partisan jusqu’à sa mort. Quand Trotsky est exclu du parti communiste sur l’ordre de Staline, Joffé, atteint d’une maladie incurable, se suicide en signe de protestation.

Mais l’activité journalistique de Trotsky ne se borne pas seulement à l’édition de la Pravda qui, dans son meilleur temps, ne paraît que bi-mensuellement. Il aide l’union illégale des marins de la mer Noire à confectionner leur journal et collabore au journal radical la Kievskaïa Mysl, collaboration qui lui permet de gagner sa vie.

Trotsky n’a toujours pas perdu l’espoir de voir se réaliser un jour l’unification des deux fractions. Il n’est pas le seul alors à avoir cette position. Rosa Luxembourg, en 1911, écrit dans le même sens et beaucoup de militants ouvriers en Russie ne s’embarrassent guère de ces distinctions de fraction. On verra, en 1917, que la plupart des sections de province du parti social-démocrate se composaient de bolchéviks et de menchéviks unifiés.

Toujours hypnotisé par son désir d’unification, Trotsky convoque, en août 1912, à Vienne, une conférence de toutes les fractions de la social-démocratie russe. Il espère pouvoir persuader Lénine de participer à cette conférence, mais celui-ci malgré les fortes tendances conciliatrices à l’intérieur de la fraction bolchévik, refuse d’envisager, une fois de plus, l’unification. Il s’oppose de toutes ses forces à l’unification, considérant une fusion des deux tendances comme un mariage entre l’eau et le feu.

Et ainsi Trotsky se trouve à cette conférence seul avec les menchéviks et quelques petits groupes bolchéviks dissidents. C’est ce qu’on appelle depuis le fameux « bloc d’août » qui, de l’aveu même de Trotsky, était un « bloc sans principes », étant donné qu’aucune base politique commune n’existait entre lui et les menchéviks. Dans les premières années de la lutte de Staline contre Trotsky, le premier utilisera le « bloc d’août » comme argument suprême pour prouver l’activité anti-bolchévik de Trotsky.

Cette mésaventure refroidit un peu les efforts unificateurs de Trotsky et c’est donc avec empressement qu’il accepte la proposition de la Kievskaïa Mysl d’aller comme correspondant de guerre dans les Balkans. Trotsky s’éloigne ainsi pour quelque temps de la vie intérieure de l’émigration russe. Les années 1912-1913 le trouvent parcourant la Bulgarie, la Serbie et la Roumanie.

Le déclenchement de la guerre mondiale le surprend à Vienne. Trotsky, dans Ma Vie, a écrit quelques lignes excellentes sur l’élan patriotique qui s’empara à cette occasion des peuples d’Europe :

« L’élan patriotique des ouvriers en Autriche-Hongrie fut, de tous, le plus inattendu. Qu’est-ce qui pouvait bien pousser l’ouvrier cordonnier de Vienne, Pospezil, moitié Allemand, moitié Tchèque, ou notre marchande de légumes, Frau Maresch, ou le cocher Frankl, à manifester sur la place, devant le ministère de la Guerre ? Une idée nationale ? Laquelle ? L’Autriche-Hongrie était la négation même de l’idée de nationalité. Non, la force motrice était ailleurs.

Il existe beaucoup de gens de cette sorte, dont toute la vie, jour après jour, se passe dans une monotonie sans espoir. C’est sur eux que repose la société contemporaine. Le tocsin de la mobilisation générale intervient dans leur existence comme une promesse. Tout ce dont on a l’habitude et la nausée est rejeté ; on entre dans le royaume du neuf et de l’extraordinaire. Les changements qui doivent se produire par la suite sont encore moins prévisibles. Peut-on dire que cela ira mieux ou plus mal ? Mieux, bien sûr... Comment Pospezil trouverait-il pire que ce qu’il a connu en temps normal ? »

Une fois de plus, Trotsky est arraché brutalement à ses préoccupations. Sans attendre une minute il doit quitter l’Autriche pour la Suisse devant la menace du camp d’internement. Il est forcé de laisser, à Vienne, sa bibliothèque, ses archives, ses manuscrits. La vie de révolutionnaire professionnel connaît souvent de pareils à-coups ; Trotsky avait déjà l’habitude.

Ni Lénine ni Trotsky ne s’étaient fait des illusions sur la valeur révolutionnaire de la social-démocratie internationale. Mais l’étendue de son effondrement les surprend tout de même ; ils s’attendaient à une carence, mais non pas à une trahison de telle envergure.

Trotsky note dans son autobiographie :

« Quand on reçut en Suisse le numéro du "Vorwaerts" où il était rendu compte de la séance du Reichstag qui avait lieu le 4 août, Lénine décida sans hésiter que c’était une contrefaçon, un document inventé par le G.Q.G. allemand pour tromper et terrifier l’ennemi. Telle était encore – en dépit de la faculté critique de Lénine, – la foi que l’on gardait à la social-démocratie allemande. »

La deuxième Internationale s’est écroulée ; Lénine et Trotsky s’en rendent rapidement compte et songent déjà à la remplacer par une autre.

Déjà le 11 août, Trotsky écrit :

« C’est seulement un réveil du mouvement révolutionnaire socialiste, – lequel doit prendre immédiatement des formes extrêmement violentes – qui jettera les bases de la nouvelle Internationale. Les années qui viennent seront l’époque de la révolution sociale. »

Un souffle de chauvinisme social-patriote passe à travers les rangs socialistes et n’épargne pas non plus le socialisme russe. A l’exception de Martov tous les menchéviks prennent place dans le camp du chauvinisme délirant ; Kropotkine, le leader de l’anarchisme russe, en fait autant et même les rangs des bolchéviks ne sont pas épargnés. Toutefois la fraction bolchévik est le seul bastion qui résiste au social-patriotisme. Les députés bolchéviks à la Douma seront déportés en Sibérie pour leur attitude résolument révolutionnaire devant la guerre. Lénine lance immédiatement les mots d’ordre du défaitisme révolutionnaire, ce qui veut dire : « Fraternisation des soldats par-dessus les tranchées » et « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ».

Trotsky sans hésitation se range dans le camp des internationalistes et combat de toutes ses forces le social-patriotisme. Bientôt la voix de Karl Liebknecht se lève en Allemagne ; il n’a pas oublié ce qu’il a prêch�

}

P. Monatte

L’exil de Trotsky

Camarades, les dirigeants de la politique russe ont obtenu le résultat qu’ils recherchaient : amortir le coup que devait porter sur l’opinion ouvrière, sur l’opinion publique, la nouvelle de l’expulsion de Trotsky.

On peut apprendre maintenant que Trotsky fut débarqué à Constantinople le 12 février ; la préparation journalistique a été si bien faite, la curiosité si habilement émoussée, l’émotion si artistement dissociée d’avance qu’un événement important de l’histoire révolutionnaire, peut-être de l’histoire tout court, est regardé comme un vulgaire fait divers, pittoresque certes, mais banal.

Il y a un an, la Révolution russe déportait en Sibérie quelques centaines de ses fondateurs. Aujourd’hui ils sont quelques milliers de déportés.

Un an après, les déportations ne suffisant pas, c’est l’exil. Trotsky est jeté hors de Russie. Il est « rendu au monde bourgeois auquel il appartient » ; mais c’est à qui, parmi les gouvernements bourgeois, lui refusera l’accès. Staline n’a trouvé que son ami Mustapha Kemal, un ami dans le genre de Chang Kaï Chek, pour accepter l’exilé du soviétique.

Trotsky exilé, les meilleurs combattants de 1917 déportés, n’est-ce pas le communisme refoulé, à mesure que le capitalisme se réinstalle et qu’il se voit offrir les concessions des services publics ?

Quelles raisons donne-t-on pour justifier ces milliers de déportations et l’expulsion de Trotsky ?

Il est commode de parler d’organisation trotskyste contre-révolutionnaire, de Trotsky et ses partisans passés ouvertement dans le camp des ennemis de la Révolution russe et de l’Internationale communiste, secondant l’assaut capitaliste extérieur par des agissements à l’intérieur de l’U.R.S.S., et n’ayant absolument plus rien de commun avec le prolétariat révolutionnaire international. C’est à la portée de l’intelligence du Comité central du parti communiste français. Cette volière de perroquets n’y a pas manqué ; voyez sa résolution dans l’Humanité du 23 février.

Deux jours avant, s’abritant derrière les Izvestia, l’Humanité écrivait : « On peut constater que le nouveau programme de Trotsky tient dans les mois d’ordre suivants : vote secret, liberté des grèves et préparation des cadres pour une nouvelle guerre civile éventuelle... Il prouve que Trotsky est devenu le véritable porte-parole de la contre-révolution, car ce fut précisément autour du mot d’ordre du « vote secret » que les gardes blancs, les social-révolutionnaires et les mencheviks se groupèrent pendant l’insurrection de Cronstadt en 1921. »

Ainsi, le mot d’ordre du « vote secret » aurait en 1929, dans la douzième année de la Révolution, le même sens qu’en 1921, en pleine lutte douloureuse et héroïque pour asseoir, la Révolution ? La dictature nécessaire d’un moment ne devait-elle jamais se desserrer et permettre enfin, non aux classes bourgeoises mais à la classe ouvrière elle-même de dire sa véritable pensée, dans le parti qui est paraît-il sa chose, dans ses syndicats, dans ses soviets ? Je trouve, au contraire, que l’opposition trotskyste a trop tardé à dire : « Pour que l’autocritique existe, il faut enlever le bâillon ; laissez-nous voter selon nos convictions, sans peur d’être congédiés, c’est-à-dire au bulletin secret. » Je trouve qu’elle est singulièrement prudente quand elle ajoute : « Il faut commencer par le parti et terminer par les syndicats. Quant aux Soviets, où différentes classes participent aux élections, il faudra poser la question en troisième lieu, après qu’on aura accumulé l’expérience. »

Liberté des grèves ? Les ouvriers russes, comme les ouvriers de partout, n’ont pas d’autre arme que la grève pour se faire entendre de l’industrie d’État. Que n’y ont-ils recours plus souvent ! Des scandales comme ceux du Donetz en auraient été évités. Dans sa lettre du 21 octobre 1928, qu’a dit Trotsky ? « La grève, comme l’indique la résolution du XI° Congrès du parti, est un moyen extrême, mais il n’est ni illicite, ni anti-soviétique, ni dirigé contre le parti. Participer à une grève, voire la diriger, peut être un devoir pour un bolchevik-léniniste, si toutes les autres possibilités ont été tentées pour faire aboutir les légitimes, c’est-à-dire effectivement réalisables, aspirations des masses ».

Que faut-il entendre par cette « préparation des cadres pour une nouvelle guerre civile » ? Rien d’autre que la préparation, hier au sein du parti russe, aujourd’hui forcément en dehors, de la reprise du contrôle de la Révolution par les révolutionnaires, par les ouvriers, malgré l’appareil bureaucratique et au besoin contre lui.

Pour donner un caractère « coupable » à cette action, un simple tour de passe-passe juridique, de juridiction de parti, a suffi : exclure du parti ceux qui étaient partisans de cette action. Tant qu’ils étaient membres du parti russe, ils pouvaient élever ces revendications. Du jour où, exclus, ils continuent à dire les mêmes paroles et à réclamer les mêmes actes de salut révolutionnaire, ils sont frappés comme ennemis du régime soviétique.

L’explication paraît si fragile que Thorez, le nouvel homme de confiance de l’Internationale dans le parti français, éprouve le besoin de souligner, en le faisant composer en italique (Humanité du 22 février), comme crime principal de l’opposition la tentative de manifestation lors du X° anniversaire d’Octobre. Mon pauvre petit Thorez, si les révolutionnaires de 1789 ressuscitaient et se hasardaient dans les rues de Paris un jour de 14 juillet et voulaient rappeler aux danseurs de carrefour la signification historique de cette journée, ils seraient à peu près aussi bien reçus que le furent Préobrajenski et Trotsky. Avec cette simple différence que le Guépéou n’aurait pas besoin de lancer à ces carrefours ses contre-manifestants.

Ces jours derniers, deux hommes, de retour de Russie, ont publié leurs impressions, Albert Thomas et Panaït Istrati, un homme d’État et un poète.

L’homme d’État qui veut intégrer au régime capitaliste les forces nouvelles, faire entrer dans la vieille ménagerie le fauve révolutionnaire enfin apprivoisé, trouve que le moment est proche où la Russie des Soviets prendra place à la Société des Nations. Bien souvent, nous nous sommes étonnés, entre nous, de l’acharnement que continuaient à montrer nos réformistes contre la Révolution russe et ses hommes d’aujourd’hui. Elle devrait enfin leur plaire, pensions-nous. Albert Thomas, le plus compréhensif d’entre eux, vient de montrer qu’elle ne lui déplaisait pas. Après tant d’autres, c’est un signe d’adaptation de la Russie qui mérite d’être noté.

Et le poète ? Je suis un révolutionnaire-né, un révolutionnaire de tempérament, déclare Istrati. Il n’a pas tort. Mais le poète en lui parle souvent avant que ses yeux aient vu et que sa tête ait jugé. Il y a plus d’un an, il partait en Russie et n’était pas plus tôt arrivé qu’il télégraphiait au monde son émerveillement et décidait de vivre désormais là-bas. Seize mois ont passé ; il a roulé sa bosse d’un bout à l’autre de la Russie ; il sait ce que c’est que le peuple, il en est, il peut le comprendre. Il a vu derrière le rideau officiel la vraie vie de l’ouvrier et du paysan. Ce n’est plus un chant d’émerveillement qu’il entonne, c’est un cri d’alarme. Les grands chefs de la Révolution sont de vrais révolutionnaires, mais un appareil bureaucratique formidable étouffe et empoisonne la Révolution. Les meilleurs sont traqués. Trotsky est-il exilé pour que quelque wrangélien l’assassine ? - L’hypothèse du wrangélien poussé par un provocateur tchékiste n’est pas plus à écarter. - Pour lui, Trotsky et l’opposition c’est la réserve d’or de la Révolution russe.

Il y a un an, les déportations ne trouvèrent ni dans les partis communistes ni dans la classe ouvrière de partout la désapprobation vigoureuse qu’elles méritaient.

On ne comprit pas que défendre la Révolution russe, dans la période présente, consistait à la défendre contre elle-même, à l’empêcher de se déchirer elle-même, à l’empêcher de glisser dans le sang de ses véritables défenseurs.

Nos révolutionnaires professionnels regardèrent les déchirements russes comme de vulgaires querelles de politiciens, incapables qu’ils sont de se représenter ce que peut être un brasier révolutionnaire et de comprendre à la lumière de la Révolution française ce qu’est la Révolution russe.

Sous la pression de la bourgeoisie extérieure, aux prises avec les difficultés de l’organisation économique intérieure, la Révolution russe cède du terrain, recule, glisse. Si elle s’écroulait, il n’est pas de révolutionnaire, à quelque école qu’il appartienne, qui n’en puisse prévoir les répercussions certaines, c’est-à-dire une vague de réaction forcenée sur le monde entier. L’Europe connut de 1795 à 1848 une période de restauration blanche de cinquante ans. Si la révolution russe s’écroulait, le monde entier connaîtrait pareille période.

Piètre consolation que de penser, comme certains marxistes, que le mouvement momentanément épuisé en Russie, reprendrait en d’autres pays, que d’autres foyers s’allumeraient. Dans l’intervalle, le prolétariat universel, que l’élan de la Russie révolutionnaire avait soulevé, retomberait lourdement, brisant en lui pour un temps toute espérance.

L’exil de Trotsky frappera-t-il assez fortement les esprits pour les obliger à voir les dangers qui menacent la Révolution russe et le mouvement révolutionnaire dans le monde entier ?

Etes-vous donc de simples trotskystes pour attacher tant d’importance à cet événement ? Il y a eu d’autres expulsions. Nous le savons. Il y a eu celle de Lazarevitch, il y a deux ans. Lazarevitch a été des nôtres, plus que Trotsky peut-être, parce qu’il était syndicaliste, et parce qu’il n’était pas un chef. C’est par le cas de Lazarevitch précisément que nous avons mesuré le danger pour la classe ouvrière russe de la justice administrative.

Trotsky est un chef, un grand chef révolutionnaire ; par son exemple nous avons mieux compris combien la classe ouvrière pour réaliser son destin a besoin de tels chefs. En ce mois de mars, où l’on va célébrer l’anniversaire de la Commune, nous pensons une nouvelle fois, nous qui ne sommes pas blanquistes, que si Blanqui n’avait pas été dans une prison de province, s’il avait été libre le 18 mars 1871, la Commune ne s’appellerait probablement pas la troisième défaite du prolétariat français, mais sa première victoire.

Textes de Léon Trotsky

Léon Trotsky, le film

Du dirigeant de la révolution ouvrière russe de 1905 (président du soviet de Pétrograd) au dirigeant de la révolution d’Octobre 1917 en Russie, puis au dirigeant de l’armée rouge qui a combattu l’impérialisme, Léon Trotsky nous laisse une figure révolutionnaire d’un grand courage politique, mais ce n’est encore que la première partie de sa vie. La seconde, c’est celle du combat en Russie et dans le monde contre l’hideuse déformation qui a frappé la révolution russe et les partis communistes : le stalinisme. Ce sont les staliniens qui ont rompu avec la révolution et, pour le cacher, ont dénigré Trotsky, inventant le terme trotskysme.

Aujourd’hui encore, le capital politique laissé par ce militant révolutionnaire reste d’une grande importance, d’autant plus grande que la fausse image du socialisme propagée par le stalinisme doit toujours être combattue.

Léon Trotsky et la révolution russe

Extrait de "Ma vie" de Léon Trotsky :}
Le "trotskysme" en 1917

Depuis 1904, j’étais en dehors des deux fractions de la social-démocratie. J’avais vécu les années de la première révolution, 1905-1907, côte à côte avec les bolcheviks. Pendant les années de la réaction, je défendis les méthodes de la révolution contre les menchéviks dans la presse marxiste internationale. Je ne perdais cependant pas l’espoir de voir les menchéviks s’orienter vers la gauche et je fis une série de tentatives d’unification. C’est seulement pendant la guerre que je compris que ces tentatives seraient inutiles. A New-York, au début de mars, j’écrivis une série d’articles consacrés à l’étude des forces de classes et des perspectives de la révolution russe. En ce même temps, Lénine envoyait de Genève à Pétrograd ses Lettres de loin. Ecrits sur deux points du monde que sépare l’océan, ces articles donnent une analyse identique de la situation et expriment des prévisions toutes pareilles. Toutes les formules essentielles —sur l’attitude à prendre à l’égard des paysans, de la bourgeoisie, du gouvernement provisoire, de la guerre, de la révolution internationale, sont absolument identiques. Sur la pierre à aiguiser de l’histoire, vérification fut faite alors des rapports du « trotskysme » et du léninisme. Cette vérification eut lieu dans les conditions d’une expérience de chimie pure. Je ne connaissais pas le jugement de Lénine. Je partais de mes propres prémisses et de ma propre expérience révolutionnaire. Et j’indiquais les mêmes perspectives, la même ligne stratégique que donnait Lénine.

Mais, peut-être, à cette époque, la question était-elle claire pour tout le monde et la solution tout aussi bien prévue pour tous. Non ! Au contraire ! Le jugement de Lénine fut en cette période —jusqu’au 4 avril 1917, c’est-à-dire jusqu’à son apparition sur l’arène de Pétrograd,— un jugement personnel, individuel. Pas un des dirigeants du parti se trouvant alors en Russie, —pas un !— n’avait même l’idée de gouverner vers la dictature du prolétariat, vers la révolution socialiste. La conférence du parti qui avait réuni, à la veille de l’arrivée de Lénine, quelques dizaines de bolcheviks, avait montré qu’aucun d’eux n’allait en pensée au-delà de la démocratie. Ce n’est pas sans intention que les procès-verbaux de cette conférence restent cachés jusqu’à ce jour. Staline était d’avis de soutenir le gouvernement provisoire de Goutchkov-Milioukov et d’arriver à une fusion des bolcheviks avec les menchéviks. La même attitude fut prise (ou bien une attitude encore plus opportuniste) par Rykov, Kaménev, Molotov, Tomsky, Kalinine et tous autres dirigeants ou à demi dirigeants actuels. Iaroslavsky, Ordjonikidzé, le président du comité exécutif central de l’Ukraine, Pétrovsky, et d’autres, publiaient, pendant la révolution de février, à Iakoutsk, en commun avec les menchéviks, un journal appelé le Social-Démocrate, dans lequel ils développaient les idées les plus vulgaires de l’opportunisme provincial. Si l’on reproduisait actuellement certains articles du Social-Démocrate d’Iakoutsk dont Iaroslavsky était le rédacteur en chef, on tuerait idéologiquement cet homme, en admettant toutefois qu’il soit possible de l’exécuter idéologiquement.

Telle est la garde actuelle du « léninisme ». Qu’en diverses occasions, ces hommes aient répété les paroles et imité les gestes de Lénine, cela, je le sais. Mais, au début de 1917, ils étaient livrés à eux-mêmes. La situation était difficile. C’est alors qu’ils auraient dû montrer ce qu’ils avaient appris à l’école de Lénine et ce dont ils étaient capables sans Lénine. Qu’ils désignent seulement, parmi eux, un seul qui de lui-même ait su aborder la position qui fut identiquement formulée par Lénine à Genève et par moi à New-York. Ils ne trouveront pas un nom. La Pravda de Pétrograd, dont les rédacteurs en chef, avant l’arrivée de Lénine, étaient Staline et Kaménev, est restée à tout jamais un monument d’esprit borné, d’aveuglement et d’opportunisme. Cependant la masse du parti, comme la classe ouvrière dans son ensemble, se dirigeait spontanément vers la lutte pour le pouvoir. Il n’y avait pas en somme d’autre voie, ni pour le parti ni pour le pays.

Pour défendre, pendant les années de la réaction, la perspective de la révolution permanente, il fallait des prévisions théoriques. Pour lancer, en mars 1917, le mot d’ordre de la lutte pour le pouvoir, il suffisait, ce me semble, du flair politique. Les facultés de prévision et même de flair ne se sont révélées chez aucun —pas un !— des dirigeants actuels. Pas un d’entre eux, en mars 1917, n’avait dépassé la position du petit bourgeois démocrate de gauche. Aucun d’entre eux n’a passé convenablement l’examen de l’histoire.

J’arrivai à Pétrograd un mois après Lénine. Exactement le temps pendant lequel j’avais été retenu au Canada par Lloyd George. Je trouvai la situation dans le parti essentiellement modifiée. Lénine avait fait appel à la masse des partisans contre leurs tristes leaders. Il mena une lutte systématique contre ces « vieux bolcheviks —écrivait-il— qui ont déjà joué plus d’une fois un triste rôle dans l’histoire de notre parti, répétant sans y rien comprendre une formule apprise par coeur, au lieu d’étudier les particularités de la nouvelle et vivante situation ».

Kaménev et Rykov tentèrent de résister. Staline, en silence, se mit à l’écart. Il n’existe pas, pour l’époque, un seul article où celui-ci ait fait effort pour juger sa politique de la veille et s’ouvrir un chemin dans le sens de la position léniniste. Il se tut tout simplement. Il s’était trop compromis par la désastreuse direction qu’il avait donnée pendant le premier mois de la révolution. Il préféra se retirer dans l’ombre. Il ne prit publiquement nulle part la défense des idées de Lénine. Il éludait et attendait. Durant les mois où se fit la préparation théorique et politique d’Octobre, où s’engagèrent le plus sérieusement les responsabilités, Staline n’eut tout simplement pas d’existence politique.

Lorsque j’arrivai dans le pays, un bon nombre d’organisations social-démocrates groupaient encore des menchéviks et des bolcheviks. C’était la conséquence naturelle de la position que Staline, Kaménev et d’autres avaient prise non seulement au début de la révolution, mais aussi pendant la guerre, bien que, il faut en convenir, l’attitude de Staline en temps de guerre soit restée inconnue de tous : il n’a pas écrit une seule ligne sur cette question qui n’est pas d’une mince importance.

Actuellement, les manuels de l’Internationale communiste, dans le monde entier —pour les Jeunesses communistes en Scandinavie et les pionniers en Australie— répètent à satiété que Trotsky, en août 1912, fit une tentative pour unifier les bolcheviks avec les menchéviks. En revanche, il n’est dit nulle part que Staline, en mars 1917, prêchait une alliance avec le parti de Tsérételli et qu’en fait, jusqu’au milieu de 1917, Lénine ne parvint pas à dégager le parti du marais où l’avaient entraîné les dirigeants temporaires d’alors, actuellement devenus les épigones. Le fait que pas un d’entre eux ne comprit, au début de la révolution, le sens et la direction de celle-ci est maintenant interprété comme procédant de vues dialectiques particulièrement profondes, s’opposant à l’hérésie du trotskysme qui osa non seulement comprendre les faits de la veille, mais aussi prévoir ceux du lendemain.

Quand, arrivé à Pétersbourg, je déclarai à Kaménev que je n’objectais rien aux fameuses « thèses d’avril » de Lénine, qui déterminaient le cours nouveau du parti, Kaménev me répondit seulement :
— Je crois bien !...

Avant même d’avoir adhéré en bonne et due forme au parti, je contribuai à l’élaboration des plus importants documents du bolchevisme. Il ne vint à l’esprit de personne de demander si j’avais renoncé au « trotskysme » comme l’ont voulu savoir, à mille reprises, depuis, dans la période de décadence des épigones, les Cachin, les Thaelmann et autres parasites de la révolution d’Octobre. Si, à cette époque, on a pu voir le trotskysme opposé au léninisme, ce fut seulement en ce sens que, dans les sphères supérieures du parti, pendant avril, Lénine fut accusé de trotskysme. Kaménev en parlait ainsi, ouvertement et avec persistance. D’autres disaient de même, mais d’une façon plus circonspecte, dans les coulisses. Des dizaines de « vieux bolcheviks » me déclarèrent, après mon arrivée en Russie :

— Maintenant, c’est fête dans votre rue !...

Je fus forcé de démontrer que Lénine n’avait pas adopté ma position, qu’il avait simplement étendu la sienne et que, par la suite de cette évolution, où l’algèbre se simplifiait en arithmétique, l’identité de nos idées s’était manifestée. Il en fut bien ainsi.

Dès nos premières rencontres, et plus encore après les Journées de juillet, Lénine donnait l’impression d’une extrême concentration intérieure, d’un ramassement sur lui-même poussé au dernier degré —sous des apparences de calme et de simplicité prosaïque. Le régime kérenskyste semblait, en ces jours-là, tout-puissant. Le bolchevisme n’était représenté que par une « petite bande insignifiante ». C’est ainsi qu’il était traité officiellement. Le parti lui-même ne se rendait pas encore compte de la force qu’il allait avoir le lendemain. Et, cependant, Lénine le conduisait, en toute assurance, vers les plus hautes tâches. Je m’attelai au travail et aidai Lénine.

Deux mois avant Octobre, j’écrivais :

« Pour nous, l’internationalisme n’est pas une idée abstraite, n’existant seulement que pour être trahie à la première occasion (ce qu’elle est pour un Tsérételli ou un Tchernov) ; c’est un principe qui nous dirige immédiatement et est profondément pratique. Un succès durable, décisif, n’est pas concevable pour nous en dehors d’une révolution européenne. »

A côté des noms de Tsérételli et de Tchernov, je ne pouvais pas alors encore ranger celui de Staline, philosophe du socialisme dans un seul pays. Je terminais mon article par ces mots :

« La révolution permanente contre le carnage permanent ! Telle est la lutte dont l’enjeu est le sort de l’humanité. »

Ce fut imprimé dans l’organe central de notre parti, le 7 septembre et reproduit en brochure. Pourquoi mes critiques actuels gardèrent-ils alors le silence sur le mot d’ordre hérétique d’une révolution permanente ? Où étaient-ils ? Les uns, comme Staline, attendaient les événements en regardant de côté et d’autre ; les autres, comme Zinoviev, se cachaient sous la table.

Mais la plus grosse question est celle-ci : comment Lénine a-t-il pu tolérer ma propagande hérétique ? Quand il était question de théorie, il ne connaissait ni condescendance ni indulgence. Comment a-t-il pu supporter que le « trotskysme » fût prêché dans l’organe central du parti ?

Le 1er novembre 1917, à une séance du comité de Pétrograd (le procès-verbal de cette séance, historique sous tous rapports, est tenu secret jusqu’à présent), Lénine déclara que depuis que Trotsky s’était convaincu de l’impossibilité d’une alliance avec les menchéviks, « il n’y avait pas de meilleur bolchevik que lui ». Il montra par là clairement, et non pour la première fois, que si quelque chose nous séparait, ce n’était pas la théorie de la révolution permanente, c’était une question plus restreinte, quoique très importante, sur les rapports à garder envers le menchévisme.

Jetant un coup d’oeil rétrospectif, deux ans après la révolution d’Octobre, Lénine écrivait :

« Au moment de la conquête du pouvoir, lorsque fut créée la république des soviets, le bolchevisme avait attiré à lui tout ce qu’il y avait de meilleur dans les tendances de la pensée socialiste proches de lui. »

Peut-il y avoir l’ombre d’un doute qu’en parlant d’une façon aussi marquée des tendances de la pensée socialiste les plus proches du bolchevisme, Lénine avait en vue tout d’abord ce que l’on appelle maintenant le « trotskysme historique » ? En effet, quelle autre tendance pouvait être plus proche du bolchevisme que celle que je représentais ? Qui donc Lénine pouvait-il avoir en Vue ? Marcel Cachin ? Thaelmann ? Pour Lénine, lorsqu’il passait en revue l’évolution du parti dans son ensemble, le trotskysme n’était pas quelque chose d’étranger ou d’hostile ; c’était, au contraire, le courant de la pensée socialiste le plus proche du bolchevisme.

La véritable marche des idées n’eut, on le voit, rien de commun avec la caricature mensongère qu’en ont faite, profitant de la mort de Lénine et de la vague de réaction, les épigones.

AUTOBIOGRAPHIE DE TROTSKY

PRESENTEE POUR SA DEFENSE

FACE AUX CALOMNIES STALINIENNES

Léon Trotsky
17 avril 1937

Autobiographie

Dans son intervention finale du 28 janvier 1937 [1] Vichinsky a dit : " Trotsky et les trotskystes ont toujours été les agents du capitalisme au sein du mouvement ouvrier ". Vichinsky a dénoncé " le visage réel, le vrai visage du " Trotskysme – ce vieil ennemi des ouvriers et des paysans, ce vieil ennemi du Socialisme, serviteur loyal du capitalisme ". Il a esquissé l’histoire du " Trotskysme " qui passa la plus grande partie de ses quelques trente ans d’existence à se préparer pour sa conversion finale en un détachement enragé du fascisme, en un des services de la police fasciste ".

Tandis que les journalistes étrangers du Guépéou (dans le " Daily Worker ", les " New Masses ", etc.) usaient leur énergie pour tacher d’expliquer, à l’aide d’hypothèses cousues de fil blanc et d’analogies historiques, comment un marxiste révolutionnaire peut se changer en fasciste dans la sixième décade de sa vie, Vichinsky aborde la question d’une manière entièrement différente : Trotsky a toujours été un agent du capitalisme et un ennemi des ouvriers et des paysans ; pendant trente et quelques années il s’est préparé à devenir un agent du fascisme. Vichinsky dit maintenant ce que les journalistes des " New Masses " vont dire, eux aussi, mais plus tard. C’est pourquoi je préfère m’occuper de Vichinsky. Aux assertions catégoriques du Procureur de l’U.R.S.S., j’oppose les faits, également catégoriques, de ma vie.

Vichinsky se trompe quand il parle de mes trente années de préparation au fascisme. Mais ce ne sont ni les faits, ni l’arithmétique, ni la chronologie, et encore moins la logique qui sont les points forts de cette accusation. En réalité, depuis le mois passé il y a quarante ans révolus que je participe sans interruption au mouvement de la classe ouvrière sous la bannière du marxisme.

A dix-huit ans j’organisais l’Union Ouvrière de la Russie du Sud, organisation clandestine qui comprenait plus de 200 ouvriers. J’éditai un journal révolutionnaire polycopié, le " Nache Delo " (Notre Cause). Pendant mon premier exil en Sibérie (1900-1902), je participai à la création de l’Union Sibérienne de Lutte pour l’Emancipation de la Classe Ouvrière. Après ma première évasion è l’étranger, je devins membre de l’organisation social-démocrate " l’Iskra " dirigée par Plekhanov, Lénine et quelques autres. En 1905, j’assumai des fonctions dirigeantes dans le premier Soviet des Députés Ouvriers de Petersburg. J’ai passé quatre ans et demi en prison, j’ai été deux fois exilé, en Sibérie où j’ai passé deux ans et demi environ. Je me suis évadé deux fois de Sibérie. En deux périodes, j’ai passé quelque douze ans en exil sous le tsarisme. En 1915, en Allemagne, je fus condamné à la prison par contumace pour mes activités contre la guerre. Je fus expulsé de France pour le même " crime ", arrêté en Espagne et interné par le gouvernement britannique dans un camp de concentration canadien. C’est de cette manière que je remplissais mes fonctions " d’agent du capitalisme ".

La version des historiens staliniens, suivant laquelle j’aurais été un menchevik jusqu’en 1917, n’est qu’une de leurs falsifications habituelles. Depuis le jour où le bolchevisme et le menchevisme prirent forme politiquement et organisationnellement (1904), je suis resté formellement en dehors des deux partis mais, comme le montrent les trois Révolutions russes, ma ligne politique – malgré des polémiques et des conflits – coïncida dans toutes les questions fondamentales avec la ligne de Lénine.

Le plus important désaccord entre Lénine et moi pendant ces années était mon espoir qu’à travers une unification avec les mencheviks la majorité d’entre eux pourrait être poussée dans la voie de la Révolution. Sur cette question brûlante, Lénine eut entièrement raison. Cependant, il faut dire qu’en 1917 les tendances à " l’unification " étaient très fortes parmi les bolcheviks. Le 1" novembre 1917, à la réunion du Comité du Parti de Petrograd, Lénine déclara à ce propos : " Trotsky a dit depuis longtemps que l’unification est impossible. Trotsky l’a compris et, depuis lors, il n’y a pas eu de meilleur bolchevik que lui ".

Dès la fin de 1904, je défendis l’opinion que la Révolution russe ne pouvait s’achever que par la dictature du prolétariat qui, à son tour, doit conduire à la transformation socialiste de la Société, dans le cadre du développement victorieux de la Révolution mondiale. Une minorité de mes adversaires actuels considéraient cette perspective comme fantastique jusqu’en avril 1917 et lui ont apposé l’étiquette péjorative de " trotskysme " par opposition au programme de la république démocratique bourgeoise. Quant à la majorité écrasante de la bureaucratie présente, elle ne donna son adhésion au pouvoir des soviets qu’après la fin victorieuse de la guerre civile. Pendant mes années d’exil, j’ai participé au mouvement ouvrier d’Autriche, de Suisse, de France, des Etats-Unis. Je pense aux années de mon exil avec gratitude. Elles m’ont donné la possibilité de connaître de plus près la vie de la classe ouvrière mondiale et de transformer mon internationalisme d’un concept abstrait en une force motrice pour le restant de mes jours.

Durant la guerre, en Suisse d’abord, puis en France, j’ai mené une propagande active contre le chauvinisme qui rongeait la Ilº Internationale. Pendant plus de deux ans, j’ai publié à Paris, sous la censure militaire, un quotidien russe dans l’esprit de l’internationalisme révolutionnaire. J’étais en relations étroites dans mon travail avec les éléments internationalistes de France et je pris part avec leurs représentants à la conférence internationale des opposants au chauvinisme à Zimmerwald (1915). J’ai continué à travailler de la même manière pendant les deux mois que je passais aux Etats-Unis.

Après mon arrivée à Petrograd (5 mai 1917), du camp de concentration canadien où j’enseignais les idées de Liebknecht et de Rosa Luxembourg aux marins allemands emprisonnés, j’ai pris une part active à la préparation et à l’organisation de la Révolution d’Octobre, plus particulièrement pendant les quatre mois décisifs où Lénine fut contraint de se cacher en Finlande.

En 1918, dans un article où il cherchait à limiter mon rôle dans la Révolution d’Octobre, Staline était néanmoins forcé d’écrire : " Tout le travail pratique de l’organisation de l’insurrection était mené sous la direction effective du président du Soviet de Petrograd, le camarade Trotsky. Nous pouvons dire avec certitude que le passage rapide de la garnison aux côtés du Soviet et l’exécution audacieuse du travail du Comité Militaire Révolutionnaire, le Parti les doit principalement et avant tout au camarade Trotsky ". (" Pravda ", nº 241, 6 novembre 1918)

Ceci n’empêcha pas Staline d’écrire six ans plus tard : " Le camarade Trotsky, un homme relativement nouveau dans notre Parti à la période d’Octobre, ne joua et ne pouvait jouer un rôle particulier tant dans le Parti que dans la Révolution d’Octobre ". (J. Staline, Trotskysme et Léninisme)

A présent, l’école stalinienne, avec l’aide de ses propres méthodes scientifiques à l’aide desquelles juges et procureurs sont éduqués, considère qu’il est incontestable que je n’ai" pas dirigé la Révolution d’Octobre, mais que j’étais opposé a elle. En tout cas, ces falsifications historiques ne concernent pas mon autobiographie mais la biographie de Staline.

Après la Révolution d’Octobre, j’ai assumé des responsabilités étatiques pendant environ neuf ans. J’ai pris une part active à l’édification de l’Etat soviétique, de la diplomatie révolutionnaire, de l’Armée rouge, de l’organisation économique, de l’Internationale communiste. Pendant trois ans j’ai dirigé effectivement la guerre civile. Dans l’exercice de cette lourde tache, j’ai été obligé de recourir à des mesures rigoureuses. J’en prends l’entière responsabilité devant la classe ouvrière mondiale et devant l’histoire. La justification de ces mesures se trouve dans leur nécessité historique et leur caractère progressif, dans leur concordance avec les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. A toutes les mesures de répression dictées par les conditions de la guerre civile, j’ai donné leur désignation réelle et j’en ai rendu compte publiquement devant les masses travailleuses. Je n’avais rien à cacher au peuple, tout comme aujourd’hui je n’ai rien à cacher à la commission.

Quand, dans certains cercles du Parti, non sans la participation occulte de Staline se manifesta une opposition contre mes méthodes de direction de la guerre civile, Lénine, en juillet 1919, de sa propre initiative et d’une façon tout à fait inattendue pour moi, me remit une feuille de papier blanc au bas de laquelle il avait écrit : " Camarades, ayant pris connaissance du caractère rigoureux des ordres du camarade Trotsky, je suis si convaincu, si absolument convaincu de la justesse, de l’opportunité et de la nécessité – pour le bien de notre cause, des ordres qu’il a donnés, que je donne à ses ordres mon entière adhésion ". Il n’y avait pas de date sur ce papier. En cas de nécessité la date devait y être apposée par moi-même. La prudence de Lénine dans tout ce qui concernait ses relations avec les travailleurs est bien connue. Néanmoins, il considérait possible de contresigner par avance un ordre venant de moi, bien que de ces ordres dépendait souvent le sort d’un grand nombre de gens. Lénine ne craignait pas que je puisse abuser de mes pouvoirs. Je dois ajouter que pas une seule fois je n’ai fait usage de la " carte blanche " donnée par lui. Mais ce document est un témoignage de l’exceptionnelle confiance d’un homme que je considère comme le plus parfait modèle de moralité révolutionnaire.

J’ai participé directement à l’élaboration des documents programmatiques et des thèses tactiques de la IIIe Internationale. Les principaux rapports à ces congrès sur la situation internationale ont été faits par Lénine et par moi. Les manifestes programmatiques des quatre premiers congrès ont été écrits par moi. Je laisse aux procureurs de Staline le soin d’expliquer quelle place cette activité peut avoir dans mon acheminement vers le fascisme. En ce qui me concerne, je continue à défendre avec fermeté aujourd’hui les principes que, la main dans la main avec Lénine, j’ai mis en avant comme base de l’Internationale Communiste.

J’ai rompu avec la bureaucratie dirigeante quand, pour des causes historiques qui ne sauraient être analysées ici de façon adéquate, elle se transforma en une caste privilégiée imbue de conservatisme. Les raisons de la rupture sont exposées et établies une fois pour toutes dans des documents officiels, des livres et des articles accessibles à une vérification générale.

J’ai défendu la démocratie des Soviets contre l’absolutisme bureaucratique ; l’élévation du niveau de vie des masses contre les privilèges excessifs des sommets ; l’industrialisation et la collectivisation systématiques dans l’intérêt des travailleurs ; et, finalement, une politique internationale dans l’esprit de l’internationalisme révolutionnaire contre le conservatisme nationaliste. Dans mon dernier livre, " La Révolution trahie ", j’ai essayé d’expliquer théoriquement pourquoi l’Etat soviétique isolé, sur la base d’une économie arriérée, a donné naissance à la monstrueuse pyramide de la bureaucratie qui, presque automatiquement, a été couronnée d’un chef incontrôlé et " infaillible ". Ayant étranglé le Parti et écrasé l’opposition au moyen de l’appareil policier, la clique dirigeante m’a exilé au commencement de 1928 en Asie centrale. Sur mon refus de cesser mon activité politique en exil, elle m’a déporté en Turquie en 1929. Là j’ai commencé à publier le " Bulletin de l’Opposition " sur la base du même programme que j’avais défendu en Russie, et je suis entré en relation avec des compagnons idéologiques, encore très peu nombreux à cette époque, dans toutes les parties du monde.

Le 20 février 1932, la bureaucratie soviétique me priva, ainsi que les membres de ma famille qui étaient à l’étranger, de la nationalité soviétique. Ma fille Zinaïda qui se trouvait provisoirement à l’étranger pour un traitement médical fut ainsi privée de la possibilité de rentrer en U.R.S.S. pour rejoindre son mari et ses enfants. Elle se suicida le 5 janvier 1933.

J’ai présenté une liste de mes livres et brochures les plus importants qui ont été en tout ou en partie écrits pendant la dernière période de mon exil et de ma déportation. D’après les calculs de mes jeunes collaborateurs qui, pour tout mon travail, mont donné et continuent à me donner une aide dévouée et irremplaçable, j’ai écrit 5.000 pages imprimées depuis que je suis à l’étranger, sans compter mes articles et mes lettres qui, ensemble, feraient plusieurs milliers de pages supplémentaires.

Puis-je ajouter que je n’écris pas avec facilité ? Je fais de nombreuses vérifications et corrections. Par conséquent, mon oeuvre littéraire et ma correspondance ont constitué le principal contenu de ma vie pendant les neuf dernières années. La ligne politique de mes livres, de mes articles et de mes lettres, parle d’elle-même. Les citations de mes ouvrages que donne Vichinsky constituent, comme je vais le prouver, une falsification grossière, c’est-à-dire un élément nécessaire de toute la mise en scène judiciaire.

Au cours des années 1923 à 1933, en ce qui concerne l’Etat soviétique, son parti dirigeant et l’Internationale Communiste, mon point de vue peut être exprimé par ces mots lapidaires : Réforme mais non révolution. Cette position était nourrie de l’espoir qu’avec des développements favorables en Europe, l’Opposition de Gauche pourrait régénérer le Parti bolchevik par des moyens pacifiques, effectuer une réforme démocratique de l’Etat soviétique, et remettre l’Internationale Communiste sur la voie du marxisme. C’est seulement la victoire de Hitler, préparée par la politique fatale du Kremlin, et l’incapacité absolue du Komintern de tirer quelques leçons de l’expérience tragique de l’Allemagne, qui nous a convaincus moi et mes compagnons idéologiques que le vieux parti bolchevik et la Ill’ Internationale étaient bien morts en ce qui concerne la cause du socialisme. Ainsi disparaissait l’unique levier légal à l’aide duquel on pouvait espérer effectuer une réforme démocratique pacifique de l’Etat soviétique. Depuis la dernière partie de l’année 1933, je suis de plus en plus convaincu que, pour émanciper les masses travailleuses soviétiques et la base sociale établie par la Révolution d’Octobre de la nouvelle caste parasitaire, une révolution politique est historiquement inévitable. Naturellement, un problème d’une ampleur aussi considérable provoqua une lutte idéologique passionnée sur une échelle internationale.

La dégénérescence politique du Komintern, complètement enchaîné par la bureaucratie soviétique, créa la nécessité de lancer le mot d’ordre de la IVe Internationale et de rédiger les fondements de son programme. Les livres, articles et bulletins qui s’y rapportent sont à la disposition de la Commission et constituent la meilleure preuve qu’il est question non pas d’un " camouflage " mais d’une lutte idéologique passionnée basée sur les traditions des premiers Congrès de l’Internationale Communiste. J’ai été continuellement en correspondance avec des douzaines de vieux amis et des centaines de jeunes amis dans toutes les parties du monde, et je puis dire avec assurance et fierté que c’est précisément de cette jeunesse que sortiront les combattants prolétariens les plus fermes et les plus sûrs de la nouvelle époque qui vient de s’ouvrir.

Renoncer à l’espoir d’une réforme pacifique de l’État soviétique ne signifie cepen dant pas renoncer à la défense de l’Etat soviétique, comme cela est particulièrement démontré par la collection des extraits de mes articles pendant les dix dernières années (" La défense de l’Union soviétique ") qui a récemment paru à New York. J’ai invariablement et implacablement combattu toute hésitation sur la question de la défense de l’URSS. J’ai rompu plus d’une fois avec des amis sur cette question. Dans mon livre " La Révolution trahie ", ai théoriquement prouvé l’idée que la guerre menace non seulement la bureaucratie soviétique, mais aussi la nouvelle base sociale de l’URSS qui constitue un énorme pas en avant dans le développement de l’humanité. De là découle le devoir absolu pour chaque révolutionnaire de défendre l’U.R.S.S. contre l’impérialisme, malgré la bureaucratie soviétique. Mes écrits de la même période présentent une image sans équivoque de mon attitude envers le fascisme. Dès la première période de mon exil à l’étranger je sonnais le signal d’alarme sur la question de la vague montante du fascisme en Allemagne. Le Komintern m’accusa de " surestimer " le fascisme et d’être " frappé de panique " devant lui. Je lançais le mot d’ordre du front unique de toutes les organisations de la classe ouvrière. A cela le Komintern opposa la théorie idiote du " social-fascisme ". Je lançais le mot d’ordre de l’organisation systématique des milices ouvrières. Le Komintern répondit par des vantardises sur de futures victoires. Je démontrais que l’U.R.S.S. serait gravement menacée en cas de victoire de Hitler. L’écrivain bien connu Ossietzky imprima mes articles dans sa revue et les commenta avec grande sympathie. Tout cela ne servit à rien. La bureaucratie soviétique usurpa l’autorité de la Révolution d’Octobre uniquement pour la convertir en obstacle à la victoire de la révolution dans d’autres pays. Sans la politique de Staline nous n’aurions pas eu la victoire de Hitler. Les procès de Moscou, dans une grande mesure, prirent naissance de la nécessité pour le Kremlin d’obliger le monde à oublier sa politique criminelle en Allemagne. " S’il est démontré que Trotsky est un agent du fascisme, qui alors prendra en considération le programme et la tactique de la IVe Internationale ? " Tels étaient les calculs de Staline.

C’est un fait bien connu que, pendant la guerre, tout internationaliste était déclaré être un agent du gouvernement ennemi. Il en fut ainsi dans le cas de Rosa Luxembourg, de Karl Liebknecht, d’Otto Ruehle et d’autres en Allemagne, de mes amis français (Monatte, Rosmer, Loriot, etc.), d’Eugène Debs et d’autres aux Etats-Unis et finalement de Lénine et de moi-même en Russie. Le gouvernement britannique m’emprisonna dans un camp de concentration en mars 1917, m’accusant, à l’instigation de l’Okhrana tsariste, que, de connivence avec le haut commandement allemand, j’avais tenté de renverser le gouvernement provisoire de Milioukov-Kerensky. Aujourd’hui cette accusation semble un plagiat de celles de Staline et de Vichinsky. En réalité, c’est Staline et Vichinsky qui sont les plagiaires du système du contre-espionnage tsariste et de l’Intelligence Service britannique.

Le 16 avril 1917, alors que j’étais en camp de concentration avec les marins allemands, Lénine écrivait dans la " Pravda " : " Qui peut croire un seul instant au bien fondé de la déclaration... que Trotsky, ancien président du Soviet des Députés ouvriers de Petersbourg en 1905 – révolutionnaire qui a consacré des dizaines d’années au service désintéressé de la révolution – que cet homme ait pu avoir affaire quoi que ce soit avec un plan subventionné par le gouvernement allemand ? C’est de toute évidence une calomnie monstrueuse et sans scrupule contre un révolutionnaire ". (" Pravda ", nº 34)

" Combien actuels sont ces mots maintenant, écrivais-je le 21 octobre 1927 – je répète 1927 ! – " en cette époque de méprisables calomnies contre l’Opposition, qui ne diffèrent en rien d’essentiel des calomnies contre les bolcheviks en 1917. "

Ainsi, il y a dix ans – c’est-à-dire bien avant la création des centres " unifiés " et " parallèles " et avant " le voyage " de Piatakov à Oslo – Staline lançait déjà contre l’Opposition toutes les insinuations et les calomnies que plus tard Vichinsky devait convertir en accusation devant les juges. Cependant, si Lénine en 1917 pensait que mes vingt années de passé révolutionnaire étaient en elles-mêmes une réfutation suffisante de ces insinuations immondes, je prends la liberté de croire que les vingt années qui se sont écoulées depuis – assez importantes en elles-mêmes – me donnent le droit de citer mon autobiographie comme un des plus importants arguments contre les accusations de Moscou.

Note

[1] Au 2e procès de Moscou, celui des dix-sept.


Extraits de "Ma Vie", autobiographie de Léon Trotsky

Ma première organisation révolutionnaire

En 1896, à l’automne, j’allai tout de même voir mon village. Mais tout se borna à une courte trêve avec la famille. Mon père voulait que je devinsse ingénieur. Or, j’hésitais encore entre les mathématiques pures, vers lesquelles j’étais très porté, et la révolution qui, peu à peu, s’emparait de moi. Toutes les fois que l’on touchait à cette question, il y avait une crise sérieuse dans la maison. Tout le monde s’assombrissait, tous souffraient, ma soeur aînée pleurait à la dérobée, et personne ne savait qu’entreprendre. Un oncle qui vint en visite, ingénieur et propriétaire d’une usine à Odessa, me persuada de passer quelque temps chez lui. C’était du moins une issue provisoire, dans cette impasse.
Je vécus chez l’oncle plusieurs semaines. Nous discutions de bénéfices et de plus-values. L’oncle était plus capable de réaliser des bénéfices que de les expliquer. Je tardais à m’inscrire à la faculté des sciences. J’habitais Odessa et je cherchais. Que cherchais-je ? Avant tout, je me cherchais moi-même. Je me liais à l’occasion avec des ouvriers, je me procurais de la littérature illégale, je donnais des leçons, je faisais des conférences clandestines aux élèves des classes supérieures d’une école professionnelle, je discutais avec des marxistes, tâchant encore de ne pas me rendre. Je pris le dernier bateau qui partait en automne pour Nikolaïev et je m’installai de nouveau dans le jardin de Chvigovsky.
Tout recommença comme par le passé. Nous examinions ensemble les dernières livraisons des revues radicales, nous controversions sur le darwinisme, nous nous préparions d’une façon indéterminée et nous attendions. Quelle fut l’immédiate impulsion qui nous engagea dans la propagande révolutionnaire ?
Il est difficile de répondre à cette question. L’impulsion fut intérieure. Dans le milieu intellectuel que je fréquentais, personne ne s’occupait d’une véritable besogne révolutionnaire. Nous nous rendions compte de ceci qu’entre nos interminables causeries devant des verres de thé et une organisation révolutionnaire, il y avait tout un abîme. Nous savions que, pour établir la liaison avec des ouvriers, il fallait une grande conspiration. Nous prononcions ce mot sérieusement, d’un ton grave, presque mystique. Nous ne doutions pas qu’à la fin des fins nous en arriverions, des séances de thé, à la conspiration, mais nul de nous ne pouvait dire nettement quand et comment cela se produirait : Le plus souvent, pour justifier nos retardements, nous nous disions entre nous : "Nous devons nous préparer d’abord..." Et ce n’était déjà pas si mal.
Mais il y eut, évidemment, quelque chose de déplacé dans l’atmosphère, qui nous poussa brusquement dans la voie de la propagande révolutionnaire. Le choc se produisit non pas immédiatement dans Nikolaïev, mais dans tout le pays, avant tout dans les capitales, et il eut son retentissement chez nous.
En 1896 éclatèrent, à Pétersbourg, les célèbres grèves de masse des tisserands. Ce qui ranima les intellectuels. Sentant se réveiller les fortes réserves, les étudiants devinrent plus hardis. Aux vacances d’été, à la Noël et aux fêtes de Pâques, des dizaines d’étudiants, rentrant à Nikolaïev, apportèrent des échos des luttes engagées à Pétersbourg, à Moscou et à Kiev. Certains avaient été exclus de l’université ; des jeunes gens, tout récemment encore élèves des gymnases, revenaient avec une auréole de combattants.
En février 1897, Vétrova, étudiante des cours supérieurs, emprisonnée dans la forteresse Pierre-et-Paul, se suicida en mettant le feu à ses vêtements. Ce drame qui n’a jamais été expliqué secoua tout le monde. Il y eut des troubles dans les villes universitaires. Les arrestations et déportations devinrent de plus en plus nombreuses.
J’accédai au travail révolutionnaire avec l’accompagnement des manifestations provoquées par l’affaire Vétrova.
Voici comment cela se passa :
Je suivais une rue avec le plus jeune de notre commune, Grigori Sokolovsky, qui était à peu près de mon âge.
 Il faudrait tout de même que nous commencions, nous aussi, lui dis-je.
 Il faudrait commencer, répondit Sokolovsky.
 Mais comment ?
 Voilà justement : comment ?
 Il faut trouver des ouvriers, n’attendre personne, ne demander rien à personne, mais trouver des ouvriers et commencer.
 Je pense qu’on peut en trouver, dit Sokolovsky. Je connaissais autrefois un gardien sur le boulevard, un érudit de la Bible. Je vais le voir.
Le même jour, Sokolovsky se rendit chez le connaisseur de la Bible. Il y avait longtemps qu’il avait quitté les lieux. Sokolovsky ne trouva qu’une femme qui avait une connaissance elle aussi : un autre sectateur. Par l’intermédiaire de cet individu connu d’une femme que nous ne connaissions pas, Sokolovsky, dans la même journée, fit connaissance avec plusieurs ouvriers, parmi lesquels l’électricien Ivan Andréévitch Moukhine qui devint bientôt le principal personnage de l’organisation.
Sokolovsky revint de ses recherches les yeux brillants :
 Ça, c’est des hommes, c’est des hommes !...
Le lendemain, nous étions dans une taverne, formant un groupe de cinq ou six. La musique mécanique grondait furieusement sur nous, voilant notre causerie aux oreilles étrangères.
Moukhine, maigriot, la barbiche en pointe, cligne malicieusement de l’oeil gauche qui est plein d’intelligence, considère amicalement, mais non sans crainte, mon visage dépourvu de moustaches et de barbe, et en termes circonstanciés, faisant des pauses malignes, m’explique ceci :
 L’Évangile, pour moi, dans cette affaire, c’est comme un hameçon. Je commence par la religion, je finis par la vie. Il y a quelques jours, j’ai découvert toute la vérité aux stundistes [Sectes qui consacrent des heures à l’étude de la Bible. Il existe de ces sectes chez les juifs comme chez les Allemands qui ont colonisé la Russie. -N.d.T.] avec des haricots...
 Comment, avec des haricots ?
 C’est très simple : je mets un haricot sur la table, c’est le tsar ; autour de lui, d’autres haricots : c’est les ministres, les évêques, les généraux ; ensuite, les nobles, les marchands ; et ce tas de haricots, c’est le simple peuple. Et maintenant, je demande : où est le tsar ?
L’orateur montre le haricot du milieu.
 Où sont les ministres ?
Il montre ce qui entoure le haricot du milieu.
 C’est comme j’ai dit, reprend-il, et l’autre est d’accord, Mais attends... attends maintenant...
Il ferme tout à fait l’oeil gauche. Une pause.
 Là, je mêle, de la main, tous les haricots ensemble... Eh bien, que je dis, où est le tsar ? où sont les ministres ? -Comment s’y retrouver ? qu’il me répond. On ne les voit plus... -C’est bien ça, que je dis, on ne les voit plus... Il faut seulement mélanger tous les haricots...
D’enthousiasme, j’étais en sueur, écoutant Ivan Andréévitch. Ça, c’était du vrai, et nous étions là, nous autres, à faire les malins, à essayer de deviner, sans résultat. La boîte à musique joue ; nous sommes en pleine conspiration ; Ivan Andréévitch, avec ses haricots, détruit le mécanisme des classes : propagande révolutionnaire...
 Seulement, comment les mélanger ? Les mouches les mangent, voilà l’affaire, me dit Moukhine, d’un tout autre ton, et il me regarde sévèrement, des deux yeux cette fois. Ce n’est pourtant pas des haricots, hein ?...
Et c’est lui, maintenant, qui attend une réponse de mon côté. A partir de ce jour, nous nous jetâmes dans le travail à corps perdu. Nous n’avions ni anciens pour nous guider, ni expérience personnelle ; mais, je crois, nous n’éprouvâmes pas une seule fois de difficultés ni d’embarras. Une chose sortait de l’autre, aussi irrésistiblement que tout était sorti de l’entretien mené, dans une taverne, avec Moukhine.
La vie économique de la Russie, vers la fin du siècle dernier, passait brusquement vers le sud-est. Dans le Midi s’élevaient, l’une après l’autre, de grandes usines, dont deux à Nikolaïev. En 1897, dans cette ville, on comptait environ huit mille ouvriers d’usine et à peu près deux mille artisans. Le niveau culturel des ouvriers, comme leurs salaires, était relativement élevé. Les illettrés constituaient l’infime minorité. Les organisations révolutionnaires étaient suppléées, dans une certaine mesure, par des sectes religieuses qui combattaient efficacement l’orthodoxie officielle. Ne connaissant pas de grosses alertes, la gendarmerie de Nikolaïev somnolait en paix. L’état où elle était nous servit. Si la surveillance policière avait été exercée sérieusement, nous aurions été arrêtés dès les premières semaines. Mais nous étions seulement des pionniers et nous avions tous les avantages de cette situation. Nous ne mîmes en branle les gendarmes qu’après avoir mis en branle les ouvriers de Nikolaïev.
Quand je fis connaissance de Moukhine et de ses amis, je me nommai Lvov. Ce premier mensonge de conspirateur ne me fut pas facile : il m’était véritablement douloureux de "tromper" des gens avec lesquels je m’entendais pour une si grande et si bonne cause. Mais ce pseudonyme de Lvov resta bientôt attaché à ma personne, et je m’y habituai.
Les ouvriers venaient d’eux-mêmes à nous, comme si nous avions été attendus depuis longtemps dans les usines. Chacun amenait un copain ; plusieurs nous amenèrent leurs femmes ; certains ouvriers âgés entrèrent dans nos cercles avec leurs fils. Cependant, ce n’était pas nous qui cherchions les ouvriers ; c’étaient eux qui nous cherchaient. Jeunes dirigeants inexpérimentés, nous perdîmes bientôt le souffle dans le mouvement que nous avions soulevé. Le moindre mot avait son écho. A nos leçons et causeries clandestines, qui se faisaient dans des logements, dans les bois, au bord de la rivière, nous réunissions de vingt à vingt-cinq personnes, et quelquefois plus. La majorité se composait d’ouvriers hautement qualifiés, qui gagnaient assez bien leur vie. Aux chantiers maritimes de Nikolaïev, la journée de huit heures était déjà de règle. Les ouvriers de ces ateliers ne se préoccupaient pas de grève ; ils cherchaient seulement à établir de la justice dans les relations sociales. Certains d’entre eux se disaient baptistes, stundistes, chrétiens évangéliques. Mais ce n’étaient pas les membres de sectes dogmatiques. S’éloignant simplement de l’orthodoxie, ces travailleurs prenaient le baptisme comme étape d’un court trajet vers le chemin de la révolution. Au cours des premières semaines de nos entretiens, certains d’entre eux usaient encore de formules de sectes chrétiennes et cherchaient des analogies avec le christianisme primitif. Mais presque tous se débarrassèrent bientôt de cette phraséologie que raillaient sans cérémonie de plus jeunes ouvriers.
Aujourd’hui encore, les figures les plus remarquables se dressent devant moi comme vivantes. Le menuisier Korotkov, portant chapeau melon, qui avait renoncé depuis longtemps à toute mystique, fantaisiste et versificateur.
 Je suis un ratialiste (rationaliste), disait-il solennellement.
Et lorsque Tarass Savéliévitch, vieil adepte de l’Évangile, qui avait des petits-enfants, recommençait pour la centième fois à parler des premiers chrétiens dont les réunions, comme les nôtres, avaient eu lieu en secret, Korotkov lui coupait brusquement la parole :
 Tes histoires de bon Dieu, voilà ce que j ’en fais !
Et, se décoiffant, indigné, il lançait son chapeau melon quelque part en l’air au milieu des arbres. Un moment après, il s’en allait rechercher son couvre-chef. Cela se passait dans un bois, sur un terrain sablonneux.
Bien des ouvriers, emportés par de nouveaux sentiments, se mirent à composer des vers. Korotkov écrivit une "marche prolétarienne" qui débutait ainsi : "Nous sommes les alphas et les omégas, les commencements et les fins..."
Nestérenko, qui était également charpentier, et qui avait adhéré avec son fils au cercle d’Alexandra Lvovna Sokolovskaïa, composa en ukrainien une doumka [Sorte de récitatif, ou chanson de geste, ou ballade d’ordinaire consacrée à des faits ou personnages historiques. La racine du mot est douma, pensée, méditation, rêverie. -N.d.T.] sur Karl Marx. On la chantait en choeur. Mais Nestérenko devait mal tourner : il se lia avec la police et lui livra toute l’organisation.
Le jeune Efimov, manoeuvre, géant au poil blond et aux yeux bleus, originaire d’une famille d’officiers, sachant bien lire et écrire, et ayant même beaucoup lu, vivait dans les bas-fonds de la ville. Je le découvris dans une gargote de trimardeurs. Il travaillait au port comme docker, ne buvait ni ne fumait, se montrait retenu et poli, mais en lui vivait quelque secret qui le rendait morose, bien qu’il n’eût que vingt et un ans.
Efimov me confia bientôt qu’il avait fait connaissance avec une mystérieuse organisation de narodovoltsy [Partisans de la "liberté du peuple". -N.d.T.] et s’offrit à nous mettre en rapports avec eux.
Nous fûmes trois, Moukhine, Efimov et moi, à prendre le thé dans la bruyante taverne "Russie", écoutant une étourdissante machine à musique et patientant. Enfin, Efimov nous désigna, d’un simple coup d’oeil, un grand et solide bonhomme qui portait une barbe de marchand. C’était "lui". Le bonhomme prit son thé, longuement, à une table séparée, puis endossa son pardessus et, d’un geste automatique, se signa dans la direction des icônes.
 Ça, par exemple, pour un révolutionnaire !... s’exclama tout bas Moukhine.
Le partisan de la "liberté du peuple" éluda tout rapprochement avec nous, transmettant, par l’intermédiaire d’Efimov, je ne sais plus quelle confuse explication. Cette histoire resta à tout jamais obscure. Quant à Efimov, il devait régler bientôt ses comptes avec l’existence il s’asphyxia au gaz.
Il se peut que le géant aux yeux bleus n’ait été qu’un jouet entre les mains d’un limier de police ; mais on peut encore supposer le pire...
Moukhine, qui était électricien, comme je l’ai dit, avait établi dans son logement un système compliqué de signalisation pour le cas d’une incursion policière.
Il avait vingt-sept ans, il crachait un peu le sang ; il était riche d’expérience, tout plein de sagesse pratique, et me faisait presque l’effet d’un vieillard. Il resta révolutionnaire toute sa vie. Après sa première déportation, il se retrouva en prison, puis fut encore déporté. Je l’ai revu à vingt-trois ans de distance, à Kharkov, à la conférence du parti communiste ukrainien. Nous restâmes longtemps dans un coin, remuant la poussière des vieux souvenirs, nous remémorant certains épisodes, nous racontant ce qu’étaient devenus plusieurs de ceux avec qui nous avions été liés à l’aube de la révolution. Moukhine, à cette conférence, fut élu membre de la commission centrale de contrôle du parti ukrainien. Il avait bien mérité cette distinction par l’exemple de toute sa vie. Mais, peu après, il s’alita et ne devait pas se relever.
A peine avions-nous fait connaissance que Moukhine me mît en relations avec un ami à lui, qui était aussi membre d’une secte religieuse. Il se nommait Babenko. Il possédait une maisonnette et quelques pommiers dans son jardin. Boiteux, lent de ses mouvements, toujours sobre, il m’apprit à boire le thé avec des pommes et non pas avec du citron.
Au même moment que d’autres il fut arrêté, resta un bon bout de temps en prison, puis revint à Nikolaïev. Il était de notre destinée d’être séparés tout à fait. En 1925, je lus par hasard dans un journal qu’un ancien membre de l’Union ouvrière du Midi, Babenko, vivait dans la province du Kouban. Vers ce temps-là, il perdit l’usage des deux jambes. Je parvins à obtenir (en 1925, ce ne m’était déjà plus très facile) qu’on transférât le vieillard à Essentouki, pour une cure. Babenko put de nouveau marcher. J’allai le voir au sanatorium. Il ignorait que Trotsky et Lvov fussent une seule et même personne. Nous primes encore le thé avec des pommes, en évoquant le passé. C’est lui qui a dû s’étonner en apprenant bientôt que Trotsky était un contre-révolutionnaire !...
Nombreuses furent les figures intéressantes ; il est impossible de les énumérer toutes. Nous avions parmi les jeunes une élite très cultivée qui avait passé par l’école technique des chantiers de constructions navales. Elle comprenait à demi-mot son moniteur. Ainsi, la propagande révolutionnaire s’avéra incomparablement plus facile que nous ne l’avions imaginé. Nous étions surpris et grisés par les exceptionnels résultats de notre travail. D’après ce que nous avions entendu dire de l’activité des militants, nous savions que, d’ordinaire, le chiffre des ouvriers gagnés à la cause s’exprimait par quelques unités. Un révolutionnaire qui avait persuadé deux ou trois travailleurs comptait cela pour un succès non négligeable. Or, chez nous, le nombre des ouvriers qui s’étaient affiliés à nos cercles ou désiraient y entrer semblait pratiquement illimité. On ne manquait que de dirigeants. La littérature manquait aussi. Entre moniteurs, on s’arrachait un unique exemplaire archi-usé du Manifeste communiste de Marx et Engels, exemplaire manuscrit, copie faite par plusieurs mains à Odessa, comportant bien des lacunes et altérations.
Bientôt, nous nous chargeâmes nous-mêmes de créer une littérature. Ce fut, à proprement parler, le début de mes travaux d’écrivain. Il coïncida presque avec le début de mon activité révolutionnaire. J’écrivis des proclamations, des articles ; je les recopiais ensuite en caractères d’imprimerie pour l’hectographe. A cette époque, nul n’avait entendu parier de machines à écrire. Je dessinais les lettres avec le plus grand soin. Je me faisais un point d’honneur d’obtenir qu’un ouvrier même presque illettré pût déchiffrer sans peine la proclamation sortie de notre hectographe. Chaque page demandait au moins deux heures de travail. J’y passais parfois toute une semaine, le dos plié, ne me redressant que pour aller aux réunions et occupations des cercles. Mais quelle satisfaction c’était quand on apprenait, des usines, des corporations, comment les mystérieuses feuilles aux lettres violettes avaient été avidement lues, transmises et ardemment discutées par les ouvriers. Ils se représentaient l’auteur des proclamations comme un puissant et mystérieux personnage qui pénétrait dans toutes les usines, savait ce qui se passait dans les corporations, et était en mesure de répondre aux événements, dans les vingt-quatre heures, par des feuilles toutes neuves.
Au début, nous faisions fondre la matière de l’hectographe et imprimions les proclamations dans notre chambre, la nuit. Quelqu’un se tenait en sentinelle dans la cour. Dans le poêle ouvert, il y avait du pétrole et des allumettes pour détruire les pièces du délit en cas de danger. Tout cela était extrêmement naïf. Mais les gendarmes de Nikolaïev n’étaient guère plus expérimentés que nous.
Plus tard, nous transférâmes notre imprimerie dans le logement d’un ouvrier âgé, qui avait perdu la vue par accident. Il n’hésita pas à nous livrer son local.
Pour un aveugle, disait-il avec un tranquille sourire, c’est la prison partout...
Peu à peu, nous arrivions à constituer chez lui une grosse provision de gélatine, de glycérine et de papier. On travaillait la nuit. La chambre délabrée, dont le plafond vous pesait sur la tête, avait véritablement un air misérable, indigent. Nous préparions sur un poêle de fonte la bouillie révolutionnaire, la versant ensuite sur une plaque de fer-blanc. L’aveugle était le plus sûr de ses mouvements dans la demi-obscurité de la chambre, et nous aidait. Un jeune ouvrier et une ouvrière se regardaient entre eux, pénétrés de respect, lorsque je soulevais de l’hectographe la feuille fraîchement imprimée.
Si quelqu’un avait jeté un coup d’oeil "de haut", le coup d’oeil d’un homme "raisonnable", sur cette jeunesse qui s’agitait dans la pénombre, autour d’un misérable appareil à copier, combien fantaisiste et ridicule lui eût paru l’idée que nous avions de renverser un régime puissant qui durait depuis des siècles ! Or, ce dessein a été mis à exécution dans la durée qu’on assigne à une génération : depuis les nuits dont je parle, jusqu’à 1905, il ne s’était écoulé que huit ans ; jusqu’à 1917, il n’y a pas eu tout à fait vingt années.
La propagande orale ne me donnait pas, me semble-t-il, d’aussi grandes satisfactions que celle que je pouvais faire par écrit. Mes connaissances étaient insuffisantes et je ne savais pas encore les présenter d’une manière convenable. Nous ne prononcions pas encore de discours dans le vrai sens du mot.
Une fois seulement, en forêt, pour le Premier Mai, j’eus à parler. Cela me troubla profondément. Chaque mot, au moment où il allait passer mon gosier, me paraissait intolérablement faux. Mais nos causeries, dans les cercles, réussissaient parfois assez bien. Dans l’ensemble, le travail révolutionnaire était en pleine marche. J’entretenais et développais mes relations avec Odessa. Tel soir, j’allais au port de Nikolaïev, prenais pour un rouble un billet de troisième classe, m’installais sur le pont du vapeur, aussi près que possible de la cheminée, roulais sous ma tête mon veston et me couvrais de mon paletot. Au matin, à mon réveil, j’étais à Odessa, et je me rendais aux adresses que je savais.
Je passais la nuit suivante, de retour, sur le bateau. De cette façon, je n’avais pas perdu de temps.
Mes rapports avec Odessa s’enrichirent d’une manière inattendue. A l’entrée de la bibliothèque publique, je fis connaissance d’un ouvrier qui portait lunettes : nous nous dévisageâmes et devinâmes ce que nous étions. Lui était Albert Poliak, ouvrier compositeur, qui organisa une imprimerie centrale, fameuse plus tard, du parti. Notre liaison avec lui fit époque dans la vie de notre organisation. Quelques jours plus tard, je rapportais à Nikolaïev une valise toute pleine de littérature illégale, éditée à l’étranger. C’étaient de petites brochures toutes neuves, aux couvertures de couleurs gaies. Nous nous reprîmes plus d’une fois à ouvrir la valise pour admirer notre trésor. Ces brochures furent rapidement distribuées et augmentèrent fortement notre autorité dans les milieux ouvriers.
J’appris par hasard de Poliak, en causant, que le technicien Schrenzel, qui se faisait passer pour ingénieur et qui tournait depuis longtemps autour de nous, était un vieil agent provocateur. Bête et importun, Schrenzel portait une casquette à cocarde [L’insigne des fonctionnaires d’Etat]. D’instinct, nous nous étions méfiés de lui, mais il était renseigné sur certaines personnes et certains faits. Je l’invitai à venir chez Moukhine. Là, j’exposai en détail quelle avait été la carrière de Schrenzel, sans toutefois le nommer, et le poussai ainsi jusqu’à un complet affolement. Nous le menaçâmes d’une exécution sommaire pour le cas où il nous livrerait. Cet avertissement eut apparemment son effet, car nous ne fûmes pas inquiétés pendant trois mois. En revanche, après notre arrestation, Schrenzel accumula dans ses dépositions horreurs sur horreurs.
Nous avions donné à notre organisation le nom d’Union ouvrière de la Russie méridionale, espérant nous adjoindre d’autres villes. Je rédigeai les statuts de l’Union dans l’esprit de la social-démocratie. L’administration [Dans la Russie d’autrefois, ce mot désignait les autorités, et plus particulièrement la police. -N.d.T.] essaya de combattre notre influence dans les usines en y prononçant des discours. Mais, dès le lendemain, nous donnions la réplique par des proclamations. Ce duel mettait l’émotion non seulement dans les milieux ouvriers, mais dans toute la population de la ville. Partout, à la fin, il fut question de ces révolutionnaires qui répandaient à profusion leurs papiers dans les usines. On nous nommait de tous côtés. Mais la police tardait à agir, ne croyant pas que "les gamins de chez le jardinier" fussent capables de mener une pareille campagne et s’imaginant que derrière nous se cachaient des dirigeants plus expérimentés. Elle soupçonnait probablement les anciens déportés. C’est ainsi que nous gagnâmes deux ou trois mois. Cependant, à la fin des fins, la filature exercée devint trop évidente et la gendarmerie parvint à connaître tous nos cercles, l’un après l’autre. Nous résolûmes de nous disperser pour quelques semaines et de quitter Nikolaïev, afin de dépister la police. Je devais me rendre chez mes parents au village ; Sokolovskaïa et son frère iraient à Ekaterinoslav, etc. En même temps, nous décidâmes fermement qu’au cas où se produiraient des arrestations en masse, nous ne nous cacherions pas et nous laisserions prendre, afin que les gendarmes ne pussent dire aux ouvriers que leurs dirigeants les avaient "lâchés".
Avant mon départ, Nestérenko voulut absolument que je lui remisse de la main à la main un paquet de proclamations. Il me fixa un rendez-vous, très tard dans la soirée, derrière le cimetière. Il y avait une épaisse couche de neige. Clair de lune. Au delà du champ de repos, un terrain vague, absolument désert. Je trouvai Nestérenko à l’endroit indiqué. Mais, au moment où je lui passais le paquet, que je tirais de dessous mon paletot, un individu se détacha du mur du cimetière, passa tout près de nous et frôla du coude Nestérenko.
 Qui est-ce ? demandai-je, étonné.
 Je n’en sais rien, répondit Nestérenko, en suivant des yeux l’inconnu.
Il était déjà en rapports avec la police. Mais l’idée ne me vint même pas de le soupçonner.
Le 28 janvier 1898, il fut procédé à des arrestations en masse. Plus de deux cents personnes furent appréhendées. Et la répression commença. Un des prisonniers, le soldat Sokolov, fut tellement terrorisé que, du haut d’un couloir de la maison d’arrêt, du premier étage, il se jeta sur le pavé ; il en fut quitte pour de graves contusions. Un autre détenu, Lévandovsky, fut atteint d’un dérangement cérébral. Il y eut d’autres victimes.
Nombre de ceux qui furent pris le furent par accident. Certains de ceux sur lesquels nous comptions nous lâchèrent, ou trahirent même. En revanche, d’autres qui s’étaient tenus dans l’ombre montrèrent de la force de caractère. Il y eut, parmi les emprisonnés, et pour longtemps, un ouvrier tourneur, l’Allemand Auguste Dorn, âgé d’environ cinquante ans ; arrêté on ne savait pourquoi, car il était venu tout juste deux fois jeter un coup d’oeil dans un cercle. Il se tint à merveille, chantant, à se faire entendre de toute la prison, des chansonnettes allemandes, qui, à vrai dire, n’étaient pas toujours des plus vertueuses, plaisantant en un russe qu’il estropiait, entretenant le courage des jeunes. Au Dépôt des déportés, à Moscou, nous nous trouvâmes ensemble, dans une salle commune ; Dorn avait sa façon d’appeler à lui le samovar et terminait son monologue ainsi : "Ah ! tu ne veux pas venir ! Eh bien, c’est Dorn qui va te chercher !" Quoique cette scène se répétât de jour en jour, on riait tous, de bon coeur.
L’organisation de Nikolaïev avait été durement frappée, mais ne fut pas détruite. Nous fûmes bientôt remplacés. Les révolutionnaires comme les gendarmes devenaient plus expérimentés.
(…)

1905

La grève d’octobre s’était déclenchée, on peut le dire, sans aucun plan. Elle commença par une grève de typos, à Moscou, puis s’apaisa. Les partis prévoyaient les batailles décisives pour le 9/22 janvier. Voilà pourquoi, sans trop me hâter, je terminais mes travaux dans mon asile, en Finlande. Mais la grève occasionnelle, qui était déjà en liquidation, passa subitement aux chemins de fer, et alors elle prit le mors aux dents. A dater du 10 octobre, la grève, avec des mots d’ordre qui concernaient déjà la politique, se répand de Moscou au pays tout entier. Dans toute l’étendue du monde, on n’avait jamais vu de grève pareille. En bien des villes, il y eut, dans les rues, des collisions avec les troupes. Cependant, dans l’ensemble et au total, les événements d’octobre restaient au niveau d’une grève politique ; il n’y avait pas encore insurrection armée. Néanmoins, l’absolutisme, perdant la tête, céda. Le manifeste constitutionnel du 17/30 octobre fut promulgué. A vrai dire, le tsarisme, meurtri, gardait entre ses mains la machine du pouvoir. La politique gouvernementale, d’après une appréciation de Witte [S. J. Witte (1849-1915). Un des principaux hommes d’Etat sous le règne des deux derniers empereurs. -N.d.T.], fut plus que jamais "une combinaison de lâcheté, d’aveuglement, de perfidie et de bêtise".
Et la révolution avait remporté une première victoire, incomplète, mais qui promettait.
"L’argument le plus sérieux de la révolution russe de 1905, écrivait plus tard le même Witte, consistait, bien entendu, en ce mot d’ordre des paysans : donnez-nous la terre." Sur ce point, on pouvait être d’accord avec lui. Mais Witte continuait ainsi : "Quant au soviet des ouvriers, je ne lui attribuais pas tellement d’importance. Et il ne le méritait pas." Cela prouve seulement que le plus éminent des bureaucrates ne comprit pas le sens d’événements qui étaient un dernier avertissement pour les classes dirigeantes. Witte mourut à temps pour n’être pas obligé de reviser ce qu’il avait pensé des soviets ouvriers.
Je parvins à Pétersbourg au plus fort de la grève d’octobre. Le mouvement ne cessait de s’élargir, mais il y avait danger qu’il échouât, n’étant pas encadré par une organisation de masse. J’arrivai de Finlande ayant établi le plan d’une organisation électorale sans parti, qui compterait un délégué pour mille ouvriers. L’écrivain Iordansky, qui devait être plus tard ambassadeur des Soviets en Italie, m’apprit, le jour même de mon arrivée, que les menchéviks avaient déjà lancé le mot d’ordre d’un organe électoral révolutionnaire ayant un délégué pour cinq cents ouvriers. C’était juste. Ceux des membres du comité central bolchevik qui se trouvaient alors à Pétersbourg s’opposèrent résolument à une organisation électorale indépendante des partis, craignant qu’elle ne fît concurrence à la sociale-démocratie. Les ouvriers bolcheviks n’avaient pas du tout la même appréhension. Les sphères supérieures du bolchevisme se conduisirent en sectaires à l’égard du soviet jusqu’à l’arrivée de Lénine qui eut lieu en novembre. On pourrait écrire un chapitre édifiant sur la direction que donnèrent les "léninistes" en l’absence de Lénine. Celui-ci était supérieur à ses disciples à un tel degré que, devant lui, ils se sentaient comme exemptés de la nécessité de résoudre par eux-mêmes les problèmes de théorie et de tactique. Leurs communications avec Lénine avait été coupées à une minute critique, ils furent stupéfiants d’impuissance. Il en fut ainsi durant l’automne de 1905. Il en fut ainsi au printemps de 1917. En ces deux périodes comme en bien d’autres cas d’une moindre importance historique, les masses du parti saisissaient beaucoup plus justement, par intuition, la ligne à suivre que les demi-leaders livrés à eux-mêmes. Si Lénine rentra un peu trop tard de l’étranger, ce fut une des causes pour lesquelles la fraction bolchevique ne réussit pas à prendre une position dirigeante dans les événements de la première révolution.
J’ai déjà noté que N.-I. Sédova avait été surprise par un encerclement de troupes de cavalerie, le 1er mai, à un meeting en forêt. Elle resta emprisonnée six mois et, ensuite, fut envoyée à Tver, sous le régime de haute surveillance de la police. Quant le manifeste d’octobre eut été promulgué, elle rentra à Pétersbourg. Sous le nom de Vikentiev, nous louâmes une chambre chez un monsieur, qui, comme nous l’apprîmes, spéculait à la Bourse. Ses affaires ne marchaient pas. Bien des spéculateurs furent alors obligés de vivre plus à l’étroit. Chaque matin, un vendeur nous apportait tous les journaux qui sortaient. Le principal occupant du logis les demandait parfois à sa femme, lisait et... grinçait des dents. Ses affaires se gâtaient de plus en plus. Un jour, il fit invasion dans notre chambre, secouant en l’air une feuille :
 Voyez ça, hurlait-il, le doigt planté sur l’article que je venais d’écrire : Bonjour, dvornik de Pétersbourg ! [A Moscou et à Pétersbourg, ainsi que dans les principales villes de province, le dvornik (garçon de cour) était un des personnages les plus effacés et les plus importants dans un immeuble. En grande majorité, les dvorniki étaient appointés par la police. Les révolutionnaires avaient donc intérêt à les circonvenir. Le garçon de cour, demi-concierge et demi-balayeur, était d’ailleurs un pauvre bougre. -N.d.T.] Voyez ! Ils en viennent maintenant à soulever les garçons de cour ! Si je tenais ici ce bagnard-là, je tirerais sur lui avec ça !...
Il sortit de sa poche un revolver et le brandit en l’air. Il avait l’air d’un fou. Il lui fallait de l’assentiment. Ma femme vint à la rédaction me faire part de cette nouvelle inquiétante. Il eût fallu chercher un autre logement. Mais nous n’avions pas une minute de liberté. Et nous nous en remîmes à la destinée. C’est ainsi que nous vécûmes chez le boursier en détresse jusqu’au jour où je fus arrêté. Par chance, ni notre loueur, ni la police ne surent jamais quel était l’homme qui avait vécu sous le nom de Vikentiev. Après mon arrestation, il n’y eut même pas de perquisition dans notre logement.
Au soviet, je prenais la parole sous le nom de "Ianovsky", en souvenir du village où je suis né. Je signais mes articles "Trotsky". Je dus collaborer à trois journaux. Avec Parvus, nous prîmes la tête de la petite Rousskaïa Gazeta (Gazette russe) dont nous fîmes un organe de combat pour les masses. En quelques jours, le tirage monta de 30 000 à 100 000 exemplaires. Un mois plus tard, la demande était d’un demi-million. Mais notre technique ne pouvait être à la hauteur de la demande. De cette difficulté nous ne pûmes sortir à la fin des fins que grâce à la débâcle gouvernementale. Le 13 novembre, nous fîmes bloc avec des menchéviks pour lancer un grand organe politique, Natchalo [Natchalo : le Commencement, le Début. -N.d.T.]. Le tirage de ce journal s’accroissait non de jour en jour, mais d’heure en heure. La Novaïa Jizn [Novaïa Jizn : la Vie nouvelle. -N.d.T.] des bolcheviks était plutôt terne en l’absence de Lénine. Par contre, Natchalo jouissait d’un formidable succès. Je pense que cette publication, plus qu’aucune autre en l’espace d’un demi-siècle, se rapprocha de son prototype classique Die Neue Rheinische Zeitung, qu’avait éditée Marx en 1848. Kaménev, qui appartenait alors à la rédaction de la Novaïa Jizn, m’a raconté plus tard que, voyageant en chemin de fer, il avait observé, dans les gares, la marche de la vente des derniers journaux reçus. A l’arrivée du train de Pétersbourg, des queues interminables de chalands se formaient. Les acheteurs ne voulaient que des publications révolutionnaires.
 Natchalo ! Natchalo ! Natchalo ! criait-on.
Ensuite
 Novaïa Jizn !
Et de nouveau :
 Natchalo ! Natchalo ! Natchalo !...
Et Kaménev m’a fait alors cet aveu :
 Je me disais, avec dépit : décidément, ceux de Natchalo écrivent mieux que nous...
Je ne collaborais pas seulement à la Rousskaïa Gazeta et à Natchalo. J’écrivais aussi des éditoriaux pour les Izvestia [Les Nouvelles. Le même titre a été repris après la révolution de 1917. -N.d.T.] organe officiel du soviet. Je rédigeai également de nombreux appels, manifestes et résolutions. Les cinquante-deux journées pendant lesquelles exista le premier soviet furent surchargées de travail à n’en plus pouvoir : réunions du soviet, comité exécutif, meetings incessants et trois journaux. Je ne vois pas moi-même bien clairement comment nous vécûmes dans ce remous de grandes eaux. Mais, dans le passé, bien des choses semblent inconcevables parce que les souvenirs ont perdu toute trace d’activité. On ne se voit plus soi-même que de loin. Cependant, en ces journées-là, nous fûmes suffisamment agissants. Non seulement nous tournions dans le remous, mais nous le provoquions. Tout se faisait à la va vite, mais pas trop mal, et quelquefois très bien. Le rédacteur responsable, un vieux démocrate, le docteur D. M. Herzenstein, visitait de temps à autre la rédaction ; vêtu d’une impeccable redingote noire, il s’arrêtait au milieu de la salle de travail et considérait d’un oeil curieux le chaos où nous nous débattions. Un an plus tard, il dut répondre devant les tribunaux des excès révolutionnaires du journal sur lequel il n’avait eu aucune influence. Ce vieil homme ne nous renia pas. Loin de là ! Les larmes aux yeux, il raconta aux juges comment, rédigeant le journal le plus populaire de tous, nous nous alimentions entre-temps avec des pâtés secs que le gardien nous apportait, enveloppés dans du papier, de la boulangerie voisine. Le vieux dut faire un an de prison pour la révolution qui n’avait pas vaincu, pour la confrérie des émigrés et pour les pâtés secs.
Dans ses Mémoires, Witte a écrit plus tard qu’en 1905 "l’immense majorité de la Russie perdit la tête en quelque sorte". La révolution n’apparaît, aux yeux d’un conservateur, comme une folie collective que parce qu’elle pousse aux dernières extrémités la démence "normale" des antagonismes sociaux.
C’est ainsi que des gens refusent de se reconnaître dans une audacieuse caricature. Cependant, toute l’évolution moderne aggrave, tend, aiguise les antagonismes, les rend intolérables et, par conséquent, prépare une situation dans laquelle l’immense majorité "perd la tête". Mais, en de pareils cas, c’est la folle majorité qui applique la camisole de force à la sage minorité. Et c’est ainsi que l’histoire peut avancer.
Le chaos d’une révolution n’est pas du tout celui d’un tremblement de terre ou d’une inondation. Dans le désordre révolutionnaire commence immédiatement à se former un nouvel ordre ; les gens et les idées se répartissent naturellement sur de nouveaux axes. La révolution ne paraît être une absolue folie qu’à ceux qu’elle balaie et renverse. Pour nous, la révolution a été l’élément natal, quoique fort agité. Tout y trouvait son heure et sa place. Certains arrivaient même à vivre encore de leur vie individuelle, à devenir amoureux, à faire de nouvelles connaissances, voire encore à fréquenter les théâtres révolutionnaires. Parvus goûta tellement une nouvelle pièce satirique alors jouée, qu’il acheta d’un coup cinquante billets pour la représentation suivante, dans le dessein de les envoyer à des amis. Il convient d’expliquer qu’il avait touché, la veille, le montant de ses droits d’auteur pour ses livres. Il fut arrêté et l’on trouva sur lui cinquante billets de théâtre. Les gendarmes se creusèrent longtemps la tête pour déchiffrer cette énigme révolutionnaire. Ils ignoraient que Parvus faisait toujours les choses largement.
Le soviet souleva de formidables masses. Tous les ouvriers, comme un seul homme, tenaient pour le soviet. Dans les campagnes, il y avait de l’agitation, de même que dans les troupes qui revenaient d’Extrême-Orient, après la paix de Portsmouth. Mais les régiments de la garde et les Cosaques étaient encore fermes partisans du régime. Tous les éléments d’une révolution victorieuse existaient en puissance, mais ils n’étaient pas. encore mûris.
Le 18/31 octobre, lendemain du jour où fut promulgué le manifeste, il y eut, devant l’université de Pétersbourg, de nombreux milliers de manifestants, encore tout chauds de la lutte et enivrés de la première victoire. Je leur criai, du haut du balcon, que le demi-succès remporté n’était pas sûr, que l’on avait devant soi un ennemi inconciliable, qu’il y avait un piège à prévoir ; je déchirai le manifeste du tsar devant cette foule et en jetai les morceaux au vent. Mais de tels avertissements politiques ne font que de légères égratignures sur le sentiment des masses. Il faut qu’elles passent par l’école de plus grands événements.
Je me rappelle, à cette occasion, deux scènes de la vie du soviet de Pétersbourg.
La première eut lieu le 29 octobre. On ne parlait en ville que d’un pogrom préparé par les Cent-Noirs. Les députés ouvriers qui arrivaient directement des usines au soviet montraient à la tribune des modèles d’armes fabriquées pour combattre les réactionnaires. Ils brandissaient des couteaux finnois, des casse-tête, des poignards, des garcettes en fil de fer, mais tout cela plutôt gaiement, et même avec des plaisanteries et des facéties populaires. Ils semblaient croire qu’il suffisait de leur volonté de résistance pour résoudre le problème. Dans leur grande majorité, ils n’avaient pas encore compris qu’il s’agissait d’une lutte à mort. Les journées de décembre devaient le leur apprendre.
Le soir du 3 décembre, le soviet de Pétersbourg fut cerné par les troupes. Toutes les issues furent closes. Du haut d’une galerie où le comité exécutif tenait séance, je criai vers ceux d’en bas (il y avait déjà là des centaines de députés) :
 Ne pas opposer de résistance ; ne pas rendre d’armes à l’ennemi !
On avait des armes de poche : des revolvers. Et alors, dans la salle des séances, déjà bloquée de tous côtés par des détachements d’infanterie de la garde, de cavalerie et d’artillerie, les ouvriers se mirent à briser ces armes. Des mains expertes broyaient les brownings sur les mausers et les mausers sur les brownings. Et ce n’étaient plus là des blagues et badinages comme ceux du 29 octobre. Dans les tintements, cliquetis, grincements du métal qu’on brisait, on discernait aussi les grincements de dents d’un prolétariat éprouvant pour la première fois comme il convenait qu’il faudrait autre chose, un effort plus puissant et plus implacable pour renverser et écraser l’ennemi.
La demi-victoire de la grève d’octobre, indépendamment de son importance politique, eut pour moi une inappréciable signification théorique. Ce ne furent ni l’opposition de la bourgeoisie libérale, ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels qui forcèrent le tsarisme à s’agenouiller : ce fut la grève ouvrière. L’hégémonie révolutionnaire du prolétariat s’avéra incontestable. J’estimai que la théorie de la révolution permanente venait de sortir avec succès de sa première grande épreuve. De toute évidence, la révolution ouvrait au prolétariat la perspective de la conquête du pouvoir. Les années de réaction qui allaient bientôt suivre ne purent m’obliger à abandonner ce point de vue. Mais j’en tirais aussi des conclusions pour l’Occident. Si telle était la force du jeune prolétariat en Russie, quelle ne serait pas la puissance révolutionnaire de l’autre prolétariat, celui des pays les plus cultivés ?
Lounatcharsky, avec l’inexactitude et la négligence qui lui sont propres, a, plus tard, caractérisé ainsi ma conception révolutionnaire :
"Le camarade Trotsky avait adopté -en 1905- ce point de vue que les deux révolutions -bourgeoise et socialiste- sans coïncider, sont liées entre elles, de sorte que nous avons devant nous une révolution permanente. Etant entrée dans la période révolutionnaire par un coup d’État de la bourgeoisie, la portion russe de l’humanité, et, avec elle, le monde entier ne pourront sortir de cette période avant le parachèvement de la révolution sociale. On ne peut nier que le camarade Trotsky, en formulant de telles idées, ait fait preuve d’une grande perspicacité, bien qu’il se soit trompé pour une quinzaine d’années."
La remarque faite au sujet de mon erreur portant sur une quinzaine d’années n’en est pas devenue plus profonde parce qu’elle a été reproduite par Radek. En 1905, toutes nos prévisions, tous nos mots d’ordre étaient calculés sur une perspective de victoire, et non de défaite, de la révolution. Nous ne parvînmes alors à réaliser ni la république, ni une réforme agraire, ni la journée de huit heures. Cela signifie-t-il que nous nous trompions quand nous formulions de telles revendications ? L’échec de la révolution ferma toutes les perspectives et non pas seulement celle que j’ai indiquée. Il ne s’agissait pas de fixer des délais ; il s’agissait d’analyser les forces intérieures de la révolution et d’en prévoir les progrès d’ensemble.
Que furent, en 1905, mes rapports avec Lénine ? Après sa mort, l’histoire officielle a été refaite : même pour 1905, on a établi qu’une lutte s’était produite entre deux principes, celui du bien et celui du mal. Qu’en fut-il en réalité ? Lénine ne participa point directement aux travaux du soviet, il n’y prit pas la parole. Inutile d’ajouter qu’il suivait attentivement chaque démarche du soviet, qu’il influençait sa politique par l’intermédiaire des représentants de la fraction bolchevique, qu’il expliquait l’action du soviet dans son journal. Sur aucune question Lénine ne se trouva en désaccord avec la politique du soviet. En outre, comme le prouvent les documents, toutes les décisions du soviet, sauf peut-être quelques-unes occasionnelles et peu importantes, furent rédigées par moi, soumises par moi au comité exécutif et rapportées par moi-même, au nom du comité, devant le soviet. Lorsque se constitua une commission fédérative de délégués des bolcheviks et des menchéviks, c’est encore moi qui eus charge de parler au nom de la commission devant le comité exécutif. Et aucun conflit ne se produisit alors.
Le premier président du soviet fut élu à la veille de mon arrivée de Finlande : c’était le jeune avocat Khroustalev, figure épisodique dans la révolution, qui occupa une place intermédiaire entre celle de Gapone et la social-démocratie. Khroustalev présidait, mais ne donnait pas de direction politique. Après son arrestation, un nouveau bureau fut élu, à la tête duquel je me trouvai.
Svertchkov, un de ceux qui furent assez remarqués parmi les membres du soviet, écrit dans ses souvenirs :
"La direction idéologique du soviet vint de L. D. Trotsky. Le président, Nossar-Khroustalev, servit plutôt de paravent, car il n’était pas capable de résoudre personnellement une seule question de principe. En proie à un amour-propre maladif, il prit en haine L. D. Trotsky précisément parce qu’il dut demander constamment à ce dernier des conseils et des indications."
D’autre part, Lounatcharsky relate ceci dans ses Mémoires :
"Je me rappelle que, quelqu’un ayant dit en présence de Lénine :
"L’étoile de Khroustalev est à son déclin, et l’homme fort du soviet est actuellement Trotsky", Lénine parut s’assombrir une seconde, puis déclara : "Pourquoi pas ? Trotsky a conquis cette situation par un labeur inlassable et brillant."
Les rapports entre les deux rédactions étaient des plus amicaux. Il n’y eut aucune polémique entre elles. On lut dans la Novaïa Jizn des bolcheviks :
"Le premier numéro de Natchalo vient de paraître. Nos félicitations à notre compagnon de lutte. A signaler, dans ce premier numéro une brillante description de la grève de novembre, due au camarade Trotsky."
Ce n’est pas ainsi qu’on écrit quand on est en bataille. Mais nous ne nous combattions pas. Bien au contraire, nos journaux se défendaient mutuellement contre la critique bourgeoise. Lénine était déjà arrivé quand la Novaïa Jizn prit la défense de mes articles sur la révolution permanente. Nos journaux, de même que nos fractions, tendaient à la fusion. Le comité central des bolcheviks, avec la participation de Lénine, adopta à l’unanimité une résolution dans laquelle il était dit, en substance, que la scission n’avait pu être que le résultat des conditions spéciales de l’émigration et que les événements de la révolution avaient détruit toute base de lutte entre fractions. Ce fut aussi la ligne que je défendis dans Natchalo, contre la résistance passive de Martov.
Sous la pression des masses, les menchéviks membres du soviet, au cours de la première période, se rangèrent tant qu’ils purent à l’aile gauche. Ils ne firent volte-face qu’après le premier coup porté par la réaction. En février 1906, le leader des menchéviks, Martov, se lamentait dans une lettre à Axelrod :
"Voici déjà deux mois... que je ne parviens à terminer aucun des travaux commencés... Je ne puis dire si c’est de la neurasthénie ou de la fatigue psychique, mais je n’ai pas pu me rendre maître de mes pensées."
Martov ne savait comment nommer sa maladie. Or, elle avait un nom bien déterminé : le menchévisme. En temps de révolution, l’opportunisme est avant tout traduit par de l’effarement et par de l’incapacité à "maîtriser les idées".
Lorsque les menchéviks déclarèrent publiquement qu’ils se repentaient et condamnèrent la politique qui avait été suivie par le soviet, je défendis cette politique dans la presse russe, puis dans la presse allemande et dans la revue polonaise de Rosa Luxembourg. De cette lutte pour les méthodes et les traditions de 1905 résulta un livre que j’intitulai d’abord : la Russie en révolution et qui a ensuite été réédité, tant en Russie qu’en divers pays, sous ce titre : 1905. Après la révolution d’Octobre, cet ouvrage devint une sorte de manuel d’histoire non seulement en Russie, mais dans les partis communistes d’Occident. C’est seulement après la mort de Lénine, lorsque s’engagea une campagne soigneusement préparée contre moi, que mon livre sur l’année 1905 tomba sous la fusillade. On se borna d’abord à émettre certaines observations, à me chercher chicane sur de pauvres choses sans intérêt. Mais, peu à peu, la critique s’enhardit, s’étendit, se multiplia, se compliqua, devint insolente et d’autant plus bruyante qu’elle avait à couvrir la voix de ses propres inquiétudes. C’est ainsi qu’après coup l’on créa la légende d’un conflit entre Lénine et Trotsky, sur les lignes qui étaient à suivre pendant la révolution de 1905.
Cette révolution causa une brisure dans la vie du pays, dans la vie du parti et dans ma vie personnelle. Brisure dans le sens d’une plus grande maturité.
Mon premier travail révolutionnaire, à Nikolaïev, avait été une expérience provinciale, faite à tâtons. Pourtant, cette épreuve ne fut pas sans profit. Jamais peut-être, au cours de toutes les années qui suivirent, je n’eus l’occasion de prendre contact avec les ouvriers de la base aussi intimement qu’à Nikolaïev.
Je n’avais pas encore ce qu’on appelle "un nom" et rien ne me distinguait d’eux. Les principaux types qui caractérisent le prolétariat russe s’imposèrent alors à mon esprit, et ce fut pour toujours. Dans la suite, je ne rencontrai plus guère que des variétés de l’espèce. En prison, je dus entreprendre l’étude des doctrines révolutionnaires en débutant presque par l’a b c. Deux années et demie de détention, deux années de déportation me donnèrent la possibilité d’établir les bases théoriques d’une philosophie révolutionnaire. La première émigration me fut une haute école de politique. Sous la direction de marxistes révolutionnaires éminents j’appris à considérer les événements selon de grandes perspectives historiques et en fonction des rapports internationaux. Vers la fin de cette période d’émigration, je me séparai tout à la fois des deux groupes dirigeants bolcheviks et menchéviks. Je rentrai en Russie en février 1905 ; les autres. leaders émigrés ne revinrent qu’en octobre et en novembre. Parmi les camarades russes, pas un qui pût alors m’enseigner quelque chose. Bien au contraire, je me trouvai dans la situation d’un maître. Les événements de cette année tumultueuse se précipitaient l’un après l’autre. Il fallait prendre position sur-le-champ A peine écrite, une proclamation était portée à l’imprimerie clandestine. Les principes théoriques établis en prison et sur les lieux de déportation, les méthodes politiques acquises dans l’émigration trouvaient maintenant, pour la première fois, leur application immédiate dans le combat. Je sentais en moi de l’assurance devant les événements. J’en comprenais le mécanisme, -du moins me semblait-il,- je me représentais quelle devait en être l’action sur la conscience ouvrière et je prévoyais dans les grandes lignes ce que serait le lendemain. De février à octobre ma participation fut surtout d’ordre littéraire. En octobre, je me jetai brusquement dans le formidable remous, qui, pour moi personnellement, était la plus sérieuse épreuve. C’est sous le feu qu’il fallait prendre des décisions. Je ne puis me dispenser de noter ici que je réussissais à les prendre comme des déterminations qui s’imposaient d’elles-mêmes. Je ne me retournais pas pour savoir ce qu’en diraient d’autres, j’avais rarement la faculté de consulter quelqu’un, -tout se faisait à la hâte. Plus tard c’est avec étonnement et aversion que je vis le plus intelligent des menchéviks, Martov, se laisser constamment surprendre par les grands événements et en rester déconcerté. Sans y réfléchir (il me restait trop peu de temps pour m’examiner moi-même) je sentis organiquement, que j’avais dépassé l’âge de la scolarité. Non en ce sens qu’alors j’aie cessé d’étudier : non pas car le besoin d’apprendre et le zèle me sont restés, dans toute leur intensité et leur fraîcheur jusqu’à ce jour. Mais, à partir d’un certain moment, je poursuivis mes études en maître, et non plus en élève. Lorsque je fus arrêté pour la deuxième fois j’avais vingt six ans Et c’est le vieux Deutch qui reconnut ma maturité : en prison avec moi, il renonça solennellement à me dire "jeune homme" et m’appela par mon prénom et nom patronymique.
Lounatcharsky, dans un livre intitulé Silhouettes, que j’ai déjà cité, et qui est maintenant interdit, apprécie comme il suit le rôle des leaders de la première révolution :
"Sa popularité [Trotsky] dans le prolétariat de Pétersbourg était très grande à l’époque de son arrestation et s’accrut en résultat de sa conduite exceptionnellement brillante [?] et héroïque [?] devant le tribunal. Je dois dire que Trotsky, entre tous les leaders social-démocrates de 1905-1906, se montra indubitablement, malgré sa jeunesse, le mieux préparé ; moins que tout autre, il portait la marque d’une certaine étroitesse d’esprit due à l’émigration, étroitesse dont Lénine, comme je l’ai déjà dit, n’avait pu lui-même encore se défaire ; Trotsky sentait mieux que d’autres ce que c’est qu’une lutte politique. Et il sortit de la révolution avec le plus fort acquis de popularité : en somme, ni Lénine ni Martov n’avaient rien gagné en ce sens. Plékhanov avait beaucoup perdu, par suite des tendances à demi cadettes qu’il avait manifestées. Trotsky fut, dès lors, au premier rang."
Ces lignes tracées en 1923 sont d’autant plus significatives que Lounatcharsky, à l’heure présente, écrit exactement le contraire ; conduite qui de sa part n’a rien de très "brillant", ni de très "héroïque".
On ne conçoit pas qu’une grande oeuvre puisse être accomplie sans intuition, c’est-à-dire sans cette perspicacité subconsciente que les travaux théoriques et pratiques peuvent développer et enrichir, mais qui doit être avant tout un don de nature. Ni l’instruction théorique ni la routine dans la pratique ne peuvent tenir lieu du coup d’oeil qui permet à l’homme politique de démêler une situation, de l’apprécier dans son ensemble et d’en prévoir les suites. Cette faculté spéciale acquiert une importance décisive dans les périodes de poussées violentes, de bouleversements, autrement dit en temps de révolution. Les événements de 1905 ont révélé, me semble-t-il, en moi cette intuition révolutionnaire sur laquelle j’allais ainsi pouvoir m’appuyer dans la suite. Je noterai ici-même que les fautes que j’ai commises, si graves qu’elles aient été, - et il y en eut d’une très grosse importance, - se rapportaient toujours à des questions subsidiaires d’organisation ou de tactique, mais non pas aux problèmes essentiels, non pas à la stratégie. Dans l’appréciation d’une situation politique en son ensemble et de ses perspectives révolutionnaires, je ne puis, en conscience, me reprocher aucune erreur sérieuse.
Pour la Russie, la révolution de 1905 fut la répétition générale de 1917. Et elle eut la même signification pour moi personnellement. Je m’engageai dans les événements de 1917 avec résolution et en toute assurance parce que je n’y voyais que la continuation et le développement de l’oeuvre interrompue par l’arrestation des membres du soviet de Pétersbourg, le 3 décembre 1905.
Nous fûmes appréhendés le lendemain de la publication de ce qu’on a appelé notre "manifeste financier", dans lequel était annoncée l’inévitable faillite du régime tsariste : on donnait catégoriquement à savoir que les dettes des Romanov ne seraient pas reconnues par le peuple, le jour où il remporterait la victoire.
Le manifeste du soviet des députés ouvriers déclarait nettement ceci :
"L’autocratie n’a jamais joui de la confiance du peuple et n’a pas été fondée par lui en pouvoirs. En conséquence, nous décidons que nous n’admettrons pas le paiement des dettes sur tous emprunts que le gouvernement du tsar aura conclus alors qu’il était en guerre ouverte et déclarée avec tout le peuple."
La Bourse de Paris devait répliquer, quelques mois plus tard, à notre manifeste en accordant au tsar un nouvel emprunt de sept cent cinquante millions de francs. La presse de la réaction et des libéraux se gaussait des impuissantes menaces du soviet à l’égard des finances tsaristes et des banquiers d’Europe. Ensuite, on tâcha d’oublier le manifeste. Mais il devait rentrer de lui-même dans les mémoires. La banqueroute financière du tsarisme, préparée par tout le passé, éclata en même temps que la débâcle militaire. Et, après la victoire de la révolution, un décret du conseil des commissaires du peuple, en date du 10 février 1918, déclara purement et simplement annulées toutes les dettes du tsar. Ce décret est encore en vigueur. Ils ont tort, ceux qui affirment que la révolution d’Octobre ne reconnaît aucune obligation. La révolution reconnaît fort bien ses obligations à elle. L’engagement qu’elle avait pris le 2 décembre 1905, elle l’a tenu le 10 février 1918. Elle a absolument le droit de dire aux créanciers du tsarisme "Messieurs, vous avez été prévenus en temps opportun !"
Sous ce rapport comme sous tous les autres, 1905 avait préparé 1917.

1917

De juillet à Octobre

Le 4 juin [Ici et plus loin, les dates sont celles de l’ancien calendrier russe. Le 1er congrès des soviets s’ouvrit le 3/16 juin et c’est le lendemain, 4/17 juin, que se produisit l’événement en question. —N.d.T.], la fraction bolchevique lut au congrès des soviets une déclaration déposée par moi, concernant l’offensive que préparait Kérensky sur le front. Nous signalions que cette offensive était une aventure qui menaçait l’existence même de l’armée. Mais le gouvernement provisoire s’enivrait d’éloquence oiseuse. Les ministres considéraient la masse des soldats, ébranlée jusqu’au plus profond par la révolution, comme une glaise dont on peut faire tout ce qu’on veut. Kérensky parcourait le front, conjurait, menaçait, s’agenouillait, baisait la terre et, en un mot, se livrait à toutes les pitreries, sans donner la moindre réponse à toutes les questions qui tourmentaient les soldats. Se dupant lui-même par de faciles effets, fort de l’appui du congrès des soviets, il donna l’ordre de l’offensive. Lorsque le désastre prédit par les bolcheviks éclata, ce fut ces derniers que l’on accusa. On les traqua avec une recrudescence d’acharnement. La réaction, sous le couvert du parti cadet, poussait de toutes parts et réclamait nos têtes.

La confiance des masses en le gouvernement provisoire était irrémédiablement compromise. Dans cette deuxième étape de la révolution, Pétrograd se montra encore, et de très loin, l’avant-garde. Au cours des Journées de juillet, ce poste avancé eut une escarmouche avec le gouvernement de Kérensky. Ce n’était pas encore l’insurrection, ce n’était qu’une reconnaissance poussée à fond. Mais, dès ce conflit ouvert, on put voir que Kérensky ne disposait d’aucune armée « démocratique », que les forces qui le soutenaient contre nous étaient celles de la contre-révolution.

J’étais en séance, au Palais de Tauride, le 3 juillet, lorsque j’appris la manifestation du régiment de mitrailleurs et l’appel lancé par lui aux autres troupes et aux usines. Cette nouvelle était pour moi inattendue. La démonstration était spontanée, elle venait de la base, sur une initiative anonyme. Le lendemain, elle prit plus d’ampleur, et notre parti en était déjà. Le Palais de Tauride fut envahi par le peuple. Il n’y avait qu’un mot d’ordre : « Le pouvoir aux soviets ! » Devant le palais, un petit groupe d’individus suspects qui se tenait à l’écart de la foule arrêta le ministre de l’Agriculture, Tchernov, et l’obligea à monter dans une automobile. La multitude resta indifférente au sort du ministre, et, en tout cas, les sympathies n’allaient pas à lui. La nouvelle de l’arrestation de Tchernov et du triste sort qui le menaçait parvint à l’intérieur du palais. Les populistes décidèrent d’employer les autos-blindées à mitrailleuses pour sauver leur leader. La décroissance de leur popularité les rendait nerveux : ils voulurent montrer qu’ils avaient de la poigne. Je résolus de prendre place dans l’automobile où était Tchernov, de tenter de le sortir ainsi de la foule, pour lui rendre ensuite la liberté. Mais le bolchevik Raskolnikov, lieutenant de la flotte baltique, qui avait amené les matelots de Cronstadt à la manifestation, réclama avec une extrême émotion la mise en liberté immédiate du ministre, ne voulant pas que l’on prétendit ensuite que les marins l’avaient arrêté. Je pris le parti d’essayer d’aider Raskolnikov.

Pour la suite, je lui cède la parole :

« Il serait difficile de dire combien de temps aurait duré le tumulte, note l’expansif lieutenant dans ses Mémoires, si le camarade Trotsky n’était pas venu à la rescousse. D’un bond, il fut sur le capot de la voiture et, d’un large geste énergique d’homme qui en a assez d’attendre, réclama du calme. En une seconde, tout s’apaisa, un silence de mort régna. D’une forte voix, distincte, métallique... Lev Davidovitch prononça une courte harangue » [qui se termina ainsi : « Que celui qui veut faire violence à Tchernov lève la main ! »] « Personne, continue Raskolnikov, n’osa même ouvrir la bouche, personne ne prononça un mot d’objection. — Citoyen Tchernov, vous êtes libre ! proféra solennellement Trotsky, se tournant de toute sa stature vers le ministre, et l’invitant par le geste à descendre de l’automobile. Tchernov n’était ni mort ni vif. Je l’aidai à descendre, et, le visage défait, ravagé, d’un pas vacillant, irrésolu, il gravit les degrés et disparut dans le vestibule du palais. Satisfait de sa victoire, Lev Davidovitch s’éloigna avec lui. »

Si l’on met de côté l’excès de coloris pathétique, la scène est rendue avec exactitude. Ce qui n’empêcha pas la presse hostile d’affirmer que j’avais arrêté Tchernov pour le faire lyncher. Tchernov lui-même garda un silence embarrassé : il est gênant, en effet, pour un ministre « populaire » d’avouer qu’il a sauvé sa tête non par sa popularité, mais grâce à l’intervention d’un bolchevik.

L’une après l’autre, des députations venaient, au nom des manifestants, réclamer du comité exécutif qu’il prît le pouvoir. Tchkhéidzé, Tsérételli, Dan, Gotz occupaient les sièges du bureau comme des dieux-termes. Ils ne répondaient pas aux députations, regardaient vaguement devant eux ou bien échangeaient entre eux des coups d’oeil inquiets et mystérieux. Les bolcheviks prenaient la parole, soutenant les délégations d’ouvriers et de soldats. Les membres du bureau se taisaient. Ils attendaient. Qu’attendaient-ils ?... Des heures passèrent ainsi. La nuit était fort avancée lorsque les voûtes du palais retentirent des sonneries de victoire de clairons. Le bureau ressuscita, comme galvanisé par un courant électrique. Quelqu’un vint annoncer solennellement que le régiment volhynien était arrivé du front pour se mettre à la disposition du comité exécutif. Il se trouvait ainsi que, dans toute la formidable garnison de Pétrograd, la « démocratie » n’avait pas trouvé un seul corps de troupe sur lequel elle pût compter. Elle avait dû attendre que la force armée lui vînt du front. Toute la situation changea aussitôt. Les délégations furent expulsées, on refusa la parole aux bolcheviks. Les leaders de la démocratie décidèrent de se venger sur nous de la terreur que leur avaient inspirée les masses. De la tribune du comité exécutif partirent des discours sur l’émeute de gens armés que venaient d’écraser les troupes fidèles à la révolution. Il fut déclaré que les bolcheviks constituaient un parti contre-révolutionnaire. Tout cela grâce à l’arrivée d’un unique régiment, celui des Volhyniens. Or, trois mois et demi plus tard, ce même régiment contribuait à renverser le gouvernement de Kérensky.

Le 5, dans la matinée, j’eus une rencontre avec Lénine. L’offensive des masses était déjà réprimée.
— Maintenant, me dit Lénine, ils vont nous fusiller tous. C’est le bon moment pour eux.

Mais Lénine surestimait, en la personne de l’ennemi, son esprit de décision et sa capacité d’action, sinon sa haine. Nos adversaires ne nous fusillèrent pas, bien qu’ils y fussent tout disposés. Dans les rues, on frappait et on tuait des bolcheviks. Des junkers vinrent saccager le palais Kszesinska et l’imprimerie de la Pravda. Toute la rue, devant cet établissement, fut jonchée de manuscrits. Entre autres choses fut ainsi perdu mon pamphlet : A des Calomniateurs. L’exploration en profondeur de juillet était ramenée à une bataille unilatérale. L’adversaire vainquit sans peine car nous n’étions pas entrés en lutte. Le parti le paya chèrement. Lénine et Zinoviev durent se cacher. Il y eut d’innombrables arrestations, accompagnées de passages à tabac. Les Cosaques et les junkers volaient leur argent à ceux qu’ils arrêtaient, sous prétexte que c’était de l’argent « allemand ». Bien des compagnons de route et amis à demi déclarés nous tournèrent le dos. Au Palais de Tauride, nous fûmes déclarés contre-révolutionnaires et mis, en fait, hors la loi.

Dans les sphères supérieures du parti, la situation n’était pas fameuse. Lénine avait disparu. Le groupe de Kaménev releva la tête. Nombreux, et, parmi eux, Staline, furent ceux qui se tinrent cois, à l’écart des événements, attendant de pouvoir manifester leur sagesse en meilleure occasion. La fraction bolchevique du comité exécutif central se sentait orpheline au Palais de Tauride. Elle m’envoya une délégation pour me demander si je ne ferais pas un rapport sur la nouvelle situation, bien que je ne fusse pas encore membre du parti : l’acte qui devait formellement consacrer notre union avait été différé jusqu’au congrès du parti qui devait avoir lieu bientôt. Bien entendu, j’acceptai très volontiers de prendre la parole. L’entretien que j’eus avec la fraction bolchevique établit de ces liens moraux qui ne se forment que sous les coups les plus durs de l’ennemi. Je déclarai qu’après cette crise, nous pouvions nous attendre à un rapide redressement ; que les masses s’attacheraient doublement à nous quand elles auraient vérifié par les faits notre fidélité ; qu’il fallait, en ces journées, observer de près chaque révolutionnaire, car c’est en de tels moments que les gens sont pesés sur une balance qui ne trompe pas. Et je me rappelle encore, avec joie, l’accueil chaleureux et reconnaissant que me fit la fraction.

 Lénine n’est pas là, disait Mouralov, mais, parmi les autres, Trotsky est le seul qui n’ait pas perdu la tête.

Si j’écrivais ces Mémoires en d’autres conditions —il est d’ailleurs douteux que j’eusse pu les écrire en d’autres circonstances— je me sentirais gêné à relater bien des choses que je rapporte dans ces pages. Mais je ne puis me distraire de cette vaste falsification du passé, bien organisée, qui est un des principaux soucis des épigones. Mes amis sont emprisonnés ou déportés. Je suis forcé de dire de moi ce qu’en d’autres circonstances je n’aurais jamais dit. Il ne s’agit pas seulement pour moi de vérité historique ; il s’agit d’une lutte politique qui continue.

C’est de ce temps que date mon indissoluble amitié combative et politique avec Mouralov. Sur cet homme, il faut dire ici au moins quelques mots. Vieux bolchevik, il a participé à la révolution de 1905, à Moscou. En 1906, à Serpoukhov, il fut pris dans un pogrom de Cent-Noirs qui avait lieu, comme toujours, sous la protection de la police. Mouralov est un magnifique géant dont l’intrépidité prend son équilibre dans une magnanime bonté. Il se trouva avec quelques hommes de gauche cerné par les ennemis, dans la maison des zemstvos. Il sortit de l’édifice le revolver au poing et, d’un pas égal, marcha sur la foule. Mais un groupe de Cent-Noirs, brigade de choc, lui barra le chemin, des cochers se mirent à vociférer.

 Place ! cria le géant, sans s’arrêter, et il leva son revolver.

On sauta sur lui. Il abattit un homme sur place et en blessa un autre. La foule s’écarta brusquement. Sans presser le pas, fendant la multitude comme un brise-glace, Mouralov sortit de là, et, à pied, gagna Moscou.

Son procès dura deux ans et, malgré la réaction qui sévissait alors, se termina par un acquittement.
Il avait fait ses études comme agronome, il avait été soldat dans une compagnie des équipages automobiles pendant la guerre impérialiste, il dirigea les combats d’Octobre à Moscou et devint le premier commandant de la circonscription militaire de Moscou après la victoire. Il fut l’intrépide maréchal de la guerre révolutionnaire, toujours égal à lui-même, simple, sans pose. En campagne, il faisait une propagande infatigable, par actes utiles : il donnait des conseils aux agriculteurs, fauchait les blés, soignait les gens, médicamentait le bétail, aux heures de loisir. Dans les circonstances les plus difficiles, il émanait de lui de la sérénité, de l’assurance et de la chaleur de sentiment.

La guerre finie, Mouralov et moi tâchions de passer ensemble nos journées de liberté. Nous étions liés par la passion de la chasse. Nous avons roulé ensemble par le Nord et le Midi, tantôt à la poursuite de l’ours ou du loup, tantôt en quête de faisans et d’outardes. Actuellement, Mouralov chasse... en Sibérie, en qualité d’oppositionnel déporté.

Pendant les Journées de juillet, Mouralov ne flancha point et soutint beaucoup d’entre nous. Chacun des nôtres avait bien besoin de se posséder pour traverser les corridors et les salles du Palais de Tauride sans se courber, sans baisser la tête, à travers une haie de regards furibonds, au milieu de gens qui chuchotaient haineusement, qui se poussaient entre eux, du coude, avec affectation, disant « Regarde ça, regarde ! » et parmi certains qui, tout simplement, grinçaient des dents. Nul n’est plus rageur que le philistin « révolutionnaire » arrogant et bouffi d’orgueil, quand il commence à voir que la révolution, après l’avoir soudainement porté aux cimes, en vient à menacer sa prospérité temporaire. Pour aller au buffet du comité exécutif, il fallut suivre en ces jours-là un petit chemin du Calvaire.
On distribuait au buffet du thé et des butterbrots de pain noir avec fromage ou caviar rouge : le caviar abondait à Smolny et l’on en eut, plus tard, en quantité, au Kremlin. Pour le dîner, des chtchi [Soupe aux choux. —N.d.T.] avec un morceau de boeuf.

Le buffet était tenu par un soldat nommé Grafov. Au moment où nous étions le plus traqués, alors que Lénine, déclaré espion allemand, restait caché dans une hutte, j’observai que Grafov m’offrait toujours le plus brûlant de ses verres de thé, le meilleur de ses butterbrots, sans toutefois me regarder en face. La chose était claire : les sympathies de Grafov allaient aux bolcheviks, mais il s’en cachait devant ses chefs. J’y regardai de plus près. Grafov n’était pas seul à sentir ainsi. Tout le petit personnel de Smolny —gardiens, courriers, sentinelles— était évidemment porté vers les bolcheviks. Je me dis alors que notre cause était déjà à moitié gagnée. Mais elle ne l’était encore qu’à moitié.

La presse menait contre les bolcheviks une campagne sans précédent pour l’acharnement et la malhonnêteté, et qui n’a été surpassée, en ce genre, que des années plus tard, par la campagne de Staline contre l’opposition.

Lounatcharsky fit, en juillet, plusieurs déclarations équivoques, lesquelles furent interprétées, non sans raison, dans la presse, comme une abjuration du bolchevisme. Certains journaux m’attribuèrent des propos identiques. Le 10 juillet, j’envoyai au gouvernement provisoire une lettre dans laquelle je me déclarais en complète solidarité avec Lénine et qui se terminait ainsi :

« Vous n’êtes nullement fondés à m’excepter du décret d’arrestation rendu contre Lénine, Zinoviev et Kaménev... Vous n’avez aucune raison de douter que je sois un adversaire de la politique générale du gouvernement provisoire, tout aussi irréconciliable que le sont ces camarades... »

MM. les ministres agirent en conséquence : ils me firent arrêter comme espion allemand.

En mai, lorsque Tsérételli traquait les matelots et désarmait les mitrailleurs, je lui avais prédit que le jour n’était peut-être pas éloigné où il devrait demander le secours des matelots contre un général qui se chargerait de graisser la corde destinée à pendre la révolution.

En août, ce général se montra : c’était Kornilov. Tsérételli demanda de l’aide aux matelots de Cronstadt. Ceux-ci ne se refusèrent pas. Le croiseur Avrora entra dans les eaux de la Néva. C’est dans la prison de « Kresty » que je devais apprendre une si prompte réalisation de mon pronostic. Les matelots de l’Aurore m’envoyèrent une délégation pour prendre conseil : devaient-ils protéger le Palais d’Hiver ou lui donner l’assaut ? Je leur conseillai d’attendre pour régler ses comptes à Kérensky et de se défaire d’abord de Kornilov.

 Nous n’y perdrons rien, leur dis-je.

 Rien ?

 Rien.

Ma femme et mes garçons venaient me voir, à l’heure de la visite. Vers ce temps-là, les enfants avaient déjà acquis une certaine expérience politique. Ils passaient l’été dans une villa, chez des gens que nous connaissions, la famille du colonel retraité V***. Il venait là des hôtes, officiers pour la plupart, qui, en dégustant la vodka, insultaient les bolcheviks. Pendant les Journées de juillet, les outrages allèrent aux dernières extrémités. Un de ces officiers partit bientôt pour le Midi où se formaient déjà les cadres des futures armées blanches. Un autre, un jeune patriote, déclara à table que Lénine et Trotsky étaient des espions allemands. Mon aîné, s’armant d’une chaise, se jeta sur lui ; le cadet courut à la rescousse, muni d’un couteau de table. Les grandes personnes leur firent lâcher prise. Sanglotant hystériquement, nos garçons s’enfermèrent dans leur chambre. Ils projetèrent de s’enfuir secrètement, de regagner à pied Pétrograd pour savoir ce qu’on y faisait des bolcheviks. Par chance, leur mère arriva, les calma et les emmena.

Mais, en ville, cela n’allait pas non plus très bien. Les journaux vitupéraient les bolcheviks. Le père était en prison. Décidément, la révolution ne justifiait pas les espérances. Cela n’empêcha pas nos garçons d’être ravis lorsque, sous leurs yeux, ma femme me passa à la dérobée, à travers la grille du parloir, un canif... Je persévérais à les consoler en leur disant que la vraie révolution était chose d’avenir.

Mes filles entraient déjà plus sérieusement dans la vie politique. Elles fréquentaient les meetings du cirque Moderne et participaient aux manifestations. En juillet, elles tombèrent dans une bagarre ; elles furent bousculées, l’une y perdit ses lunettes, toutes deux y laissèrent leurs chapeaux. Et toutes deux craignaient de ne plus revoir leur père, qu’elles venaient à peine de retrouver à distance.

Durant les jours où Kornilov mena son offensive contre la capitale, le régime de la prison fut très menacé. Tous comprenaient que, si Kornilov s’emparait de la ville, il commencerait par faire égorger les bolcheviks que Kérensky avait fait arrêter. Le comité exécutif redoutait en outre que les gardes blancs qui se trouvaient dans la capitale ne fissent une incursion dans la prison. Un fort détachement de troupes fut envoyé pour protéger « Kresty ». Cet effectif, bien entendu, se révéla animé d’idées non « démocratiques », mais bolcheviques, et était tout disposé à nous relâcher au moment voulu. Mais ce geste aurait été le signal d’une insurrection immédiate, et l’heure n’en avait pas encore sonné.
Sur ces entrefaites, le gouvernement provisoire prit lui-même l’initiative de nous relaxer —poussé par les motifs qui l’avaient incité à demander l’aide des matelots bolcheviks pour défendre le Palais d’Hiver.

Aussitôt sorti de la prison, je me rendis au comité de défense de la révolution qui avait été récemment créé, et où je pris séance avec ces mêmes messieurs qui m’avaient enfermé en qualité d’agent des Hohenzollern, et n’avaient même pas eu le temps de me disculper.

Pour le dire en toute sincérité, les populistes et les menchéviks, par leur contenance, n’inspiraient que le désir de les voir saisis au collet par Kornilov et fortement secoués en l’air. Mais c’était un désir impie, et surtout peu politique.

Les bolcheviks s’étaient attelés à la défense et avaient occupé partout les avant-postes. L’expérience de la rébellion de Kornilov avait complété celle des Journées de juillet. Il se trouva encore une fois que Kérensky et Cie ne disposaient d’aucune force leur appartenant vraiment. L’armée qui s’était levée contre Kornilov était la future armée d’Octobre. Nous tirâmes profit du danger pour armer les ouvriers que Tsérételli avait constamment désarmés avec le plus grand zèle.

En ces jours-là, la ville avait fait silence. On attendait Kornilov, les uns dans l’espoir, les autres dans la terreur.

Nos garçons avaient entendu dire : « Il pourrait arriver demain. » Le matin, avant de s’être vêtus, ils regardaient de tous leurs yeux par la fenêtre : était-il arrivé, oui ou non ?

Mais Kornilov n’était pas arrivé. L’élan révolutionnaire des masses était si puissant que la rébellion du général fondit d’elle-même, se volatilisa. Non sans utilité : ce fut tout au profit des bolcheviks.
J’écrivais au moment de la tentative de Kornilov :

« La revanche n’a pas tardé. Traqué, persécuté, calomnié, notre parti ne s’est jamais accru aussi rapidement qu’en ces derniers temps. Et de nos capitales, cela gagnera vite les provinces, des villes cela ira bientôt aux campagnes et aux armées... Sans cesser d’être une minute l’organisation de classe du prolétariat, notre parti, sous le feu de la répression, deviendra le véritable dirigeant de toutes les masses opprimées, écrasées, trompées et persécutées. »

A peine pouvions-nous suivre la marée montante. Le nombre des bolcheviks dans le soviet de Pétrograd s’accroissait de jour en jour. Nous étions déjà à la moitié de l’effectif. Cependant, il n’y avait pas encore un seul bolchevik au bureau. La question fut posée d’une réélection. Nous proposâmes aux menchéviks et aux populistes un bureau de coalition. Lénine, nous l’avons su plus tard, en fut mécontent : il craignait que l’on ne dissimulât là-dessous des tendances à la conciliation.

Mais il n’y eut aucun compromis. Quoique tout récemment encore nous eussions combattu ensemble Kornilov, Tsérételli rejeta l’idée d’un bureau de coalition.

C’était justement ce que nous voulions.

Restait à voter sur des listes.

Je posai cette question :

 Kérensky est-il, oui ou non, compris dans la liste de nos adversaires ?

Formellement, il était membre du bureau, mais il ne venait jamais au soviet et, de toutes manières, manifestait à son égard du dédain.

La question déconcerta les membres du bureau.

Personne n’aimait ni ne respectait Kérensky. Mais il était impossible de désavouer le ministre-président qu’on comptait parmi les siens.

Après avoir chuchoté entre eux, les membres du bureau répondirent :

 Mais bien sûr qu’il y est compris...

C’était ce que nous souhaitions.

Voici un fragment du procès-verbal :

« Nous étions persuadés que Kérensky n’était plus membre du soviet. (Tempête d’applaudissements.) Mais il se trouve que nous nous sommes trompés. Entre Tchkhéidzé et Zavadié plane l’ombre de Kérensky. Quand on vous propose d’approuver la ligne politique du bureau, rappelez-vous, n’oubliez pas qu’on vous propose ainsi d’approuver la politique de Kérensky. (Tempête d’applaudissements.) »

Cela rejeta de notre côté plus de cent délégués hésitants. Le soviet comptait beaucoup plus qu’un millier de membres. On votait en sortant par la porte. L’émotion était extrême dans la salle. Il ne s’agissait plus du bureau. Il s’agissait de la révolution. J’allais et venais dans les couloirs avec un petit groupe d’amis. Nous estimions que nous n’aurions pas tout à fait la moitié des voix, et nous étions prêts à considérer ce résultat comme un succès. Il se trouva que nous avions obtenu une majorité de plus de cent voix sur la coalition des socialistes révolutionnaires et des menchéviks. Nous étions vainqueurs. Je devins président du soviet. Tsérételli, en nous quittant, nous souhaita de nous maintenir dans le soviet au moins la moitié du temps qu’eux autres, socialistes, avaient passé à mener la révolution. En d’autres termes, nos adversaires ne nous faisaient crédit que pour trois mois. Ils se trompaient cruellement. Nous marchions avec assurance vers le pouvoir.

La nuit décisive

La douzième heure de la révolution approchait. Smolny se transformait en forteresse. Dans les combles, il y avait une vingtaine de mitrailleuses, héritage de l’ancien comité exécutif. Le commandant de Smolny, le capitaine Grékov, était un ennemi déclaré. En revanche, le chef du détachement des mitrailleurs vint me dire que ses hommes tenaient pour les bolcheviks. Je chargeai quelqu’un —était-ce Markine ?— d’aller vérifier l’état des mitrailleuses. Elles étaient en mauvais état : personne ne s’occupait de les fourbir. Les soldats avaient négligé ce travail précisément parce qu’ils ne se disposaient pas à défendre Kérensky. Je fis venir à Smolny un nouveau détachement de mitrailleurs sur lequel on pouvait compter. C’était un gris matin d’octobre, le 24 [D’après le calendrier de « l’ancien style » qui était alors officiel en Russie. Suivant le calendrier européen c’était le 6 novembre. C’est ce qui explique que l’on parle tantôt de la révolution d’Octobre, tantôt de la révolution de Novembre. —Note de Trotsky.]. J’allais d’étage en étage, d’abord pour ne pas rester en place, ensuite pour voir si tout était bien en ordre et pour remonter le moral de ceux qui pouvaient en avoir besoin. Par les interminables corridors carrelés et encore plongés dans la pénombre, les soldats roulaient vaillamment, avec fracas, avec un bruit de bottes, leurs mitrailleuses. C’était le nouveau détachement que j’avais appelé. Aux portes des salles se montraient les visages ensomnolés et épouvantés de quelques socialistes révolutionnaires et menchéviks qui se trouvaient encore à Smolny. Cette musique ne leur annonçait rien de bon. Les uns après les autres, ils se hâtaient de quitter Smolny. Nous restions les maîtres d’un édifice qui allait ériger sa tête bolchevique au-dessus de la ville et du pays.

De bonne heure, je rencontrai dans l’escalier un ouvrier et une ouvrière qui accouraient, essoufflés, de l’imprimerie du parti. Le gouvernement avait supprimé l’organe central du parti et le journal du soviet de Pétrograd. Les scellés avaient été mis à l’imprimerie par des agents du gouvernement qui s’étaient présentés accompagnés de junkers. Au premier moment, cette nouvelle faisait impression : telle est l’influence des formalités sur les esprits !

— Est-ce qu’on ne peut pas arracher les scellés ? demande l’ouvrière.

— Arrachez-les, lui répondis-je, et pour qu’il n’arrive rien, nous vous donnerons une garde sûre.

— Il y a à côté de nous un bataillon de sapeurs, les soldats nous soutiendront, dit avec assurance l’ouvrière.

Le comité de guerre révolutionnaire prit immédiatement la décision suivante :

« 1° Rouvrir les imprimeries des journaux révolutionnaires. 2° Inviter les rédactions et les compositeurs à continuer la publication. 3° Le devoir d’honneur de protéger les imprimeries révolutionnaires contre les attentats de la contre-révolution est imposé aux valeureux soldats du régiment Litovsky et du 6e bataillon de réserve des sapeurs. »

Après cela l’imprimerie travailla sans interruption, les deux journaux purent paraître.

A la centrale des téléphones, le 24, des difficultés se produisirent : les junkers s’y étaient retranchés et, sous leur protection, les dames et demoiselles du téléphone commencèrent à faire opposition au soviet. Elles cessèrent tout à fait de nous donner la communication. Cet épisode fut la première manifestation du sabotage. Le comité de guerre révolutionnaire envoya à la centrale téléphonique un détachement de matelots qui établirent devant l’entrée deux petits canons. Le téléphone recommença à fonctionner. C’est ainsi que nous commençâmes à nous emparer des organes de la direction.
Au troisième étage de Smolny, dans une petite pièce d’angle, le comité siégeait en permanence. C’est là que se concentraient toutes les informations reçues sur les mouvements de troupes, sur l’état d’esprit des soldats et des ouvriers, sur l’agitation faite dans les casernes, sur les desseins des fauteurs de pogroms, sur les manoeuvres des politiciens bourgeois et des ambassades étrangères, sur la vie au Palais d’Hiver, sur les conférences et consultations des anciens partis soviétiques. Les informateurs arrivaient de tous côtés. C’étaient des ouvriers, des soldats, des officiers, des garçons de cour, des junkers socialistes, des domestiques, des femmes de petits fonctionnaires. Nombreux étaient ceux qui apportaient des nouvelles ridicules, mais certains donnaient des indications sérieuses et précieuses. Pendant la dernière semaine, je ne sortis presque pas de Smolny, je couchais tout habillé sur un divan de cuir, je dormais seulement de temps à autre, constamment réveillé par des courriers, des éclaireurs, des chauffeurs, des télégraphistes et par les incessants appels du téléphone. La minute décisive approchait. Il était clair qu’il n’y avait pas de retour en arrière.

Vers la nuit du 24, les membres du comité révolutionnaire se dispersèrent dans les rayons. Je restai seul. Plus tard arriva Kaménev. Il était adversaire du soulèvement. Mais il venait passer cette nuit avec moi et nous restâmes tous deux dans la petite pièce d’angle du troisième étage qui ressemblait à la chambre de veille d’un capitaine de navire en cette nuit décisive de la révolution. Dans la grande pièce voisine, qui était vide, se trouvait l’appareil téléphonique. On sonnait à tout instant, pour communiquer des choses importantes ou insignifiantes. Les sonneries soulignaient plus nettement encore le silence tenu en éveil. Il était facile d’imaginer cette nuit d’un Pétersbourg désert, faiblement éclairé, traversé par les souffles automnaux de la mer. La bourgeoisie, les fonctionnaires devaient se ratatiner dans leurs lits, tâchant de deviner ce qui se faisait dans les rues mystérieuses et dangereuses. Les quartiers ouvriers dorment du sommeil tendu d’un bivouac prêt à la bataille. Les commissions et les conférences des partis gouvernementaux constatent leur impuissance dans les palais du tsar où les vivants fantômes de la démocratie se heurtent aux fantômes de la monarchie qui ne se sont pas encore dissipés. Par moments, les soieries et les orfrois des salles sont plongés dans les ténèbres : c’est le charbon qui manque. Dans les rayons, des détachements d’ouvriers, de matelots, de soldats, continuent à veiller. De jeunes prolétaires portent le fusil et des bandes-chargeurs à mitrailleuse en bandoulière. Des escouades préposées à la garde des rues se chauffent devant des bûchers en plein vent. Une vingtaine d’appareils téléphoniques concentrent la vie spirituelle de la capitale qui, par cette nuit d’automne, lève la tête, cherchant le passage d’une époque à la suivante.

Dans la chambre du troisième étage, viennent des nouvelles de tous les rayons, de tous les faubourgs, de toutes les approches de la capitale. Comme si tout avait été prévu, les chefs sont à leurs postes, les services de liaison sont assurés, il semble qu’on n’ait rien oublié. Il faut encore une vérification mentale. Cette nuit est décisive. La veille, j’avais dit, parfaitement convaincu, dans mon rapport aux délégués du IIe congrès des soviets : « Si vous ne flanchez pas, il n’y aura pas de guerre civile, nos ennemis capituleront immédiatement et vous occuperez la place qui vous appartient en droit. » On ne peut douter de la victoire. Elle est garantie dans toute la mesure où l’on peut en général garantir la victoire d’une insurrection. Et toutes ces heures sont pleines d’alarmes profondes, de tension, car la nuit qui vient va décider.

En mobilisant les junkers, le gouvernement avait ordonné, la veille, au croiseur Avrora (Aurore) de quitter les eaux de la Néva. Il s’agissait de ces mêmes matelots bolcheviks que Skobélev était venu trouver en août, le chapeau à la main, les priant de protéger le Palais d’Hiver contre les gens de Kornilov. Les matelots avaient demandé au comité de guerre révolutionnaire ce qu’ils devaient faire. Et l’Aurore se trouve, cette nuit, là où elle était hier. On me téléphone de Pavlovsk que le gouvernement fait venir de là des artilleurs ; de Tsarskoïé Sélo, qu’il appelle un bataillon d’élite ; de Peterhof, qu’il demande l’école des sous-lieutenants. Au Palais d’Hiver, Kérensky a rassemblé des junkers, des officiers et des femmes-soldats. Je donne aux commissaires l’ordre de placer sur les chemins qui mènent à Pétrograd des troupes de couverture absolument sûres et d’envoyer des agitateurs à la rencontre des troupes appelées par le gouvernement. Tous les pourparlers ont lieu par téléphone et peuvent être entièrement surpris par les agents du gouvernement. Sont-ils capables, cependant, de contrôler encore nos pourparlers ? « Si vous ne pouvez les arrêter par la persuasion, employez les armes. Vous en répondez sur votre tête ! » Je répète cette phrase plusieurs fois. Mais je ne crois pas encore tout à fait à l’efficacité de mon ordre. La révolution est encore trop confiante, trop généreuse, trop optimiste et étourdie. Elle menace d’employer les armes plutôt qu’elle ne s’en sert. Elle espère toujours que l’on pourra résoudre toutes les questions par des paroles. Elle y réussit pour l’instant. Les rassemblements d’éléments hostiles sont volatilisés sous la seule influence de son souffle brûlant. Dès le 24, ordre avait été donné d’employer les armes à la première tentative de pogroms dans la rue et d’agir implacablement. Mais les ennemis ne songent même pas à agir dans la rue. Ils se sont cachés. La rue est à nous. Sur tous les points d’accès de Pétrograd, nos commissaires veillent. L’école des sous-lieutenants et les artilleurs n’ont pas répondu à l’appel du gouvernement. Une partie seulement des junkers d’Oranienbaum a réussi à passer, la nuit, entre nos troupes de couverture, et j’étais renseigné par téléphone sur leurs mouvements ultérieurs. Ils finirent par envoyer des parlementaires à Smolny. C’est en vain que le gouvernement provisoire cherchait un appui. Le sol lui fuyait sous les pieds.
La garde extérieure de Smolny fut renforcée par un nouveau détachement de mitrailleurs. La liaison restait constante avec toutes les troupes de la garnison. Les compagnies de service veillaient dans tous les régiments. Les commissaires étaient à leurs postes. Il y avait des délégués de chaque formation à Smolny, à la disposition du comité de guerre révolutionnaire, pour le cas où la. liaison aurait été interrompue. Des divers rayons s’avançaient dans les rues des détachements armés qui sonnaient aux portes des édifices publics ou bien les ouvraient sans sonner et occupaient les établissements, l’un après l’autre. Ces détachements trouvaient presque partout des amis qui les attendaient avec impatience. Dans les gares, des commissaires spécialement préposés surveillaient de près l’arrivée et le départ des trains, surtout de ceux qui transportaient des soldats. Rien d’alarmant. Tous les points les plus importants de la ville passaient à nous presque sans résistance, sans bataille, sans victimes. Le téléphone nous appelle « Nous y sommes. »

Tout va bien. Cela ne peut aller mieux. On peut lâcher le téléphone. Je m’assois sur le divan. La tension des nerfs se relâche. Et c’est précisément pour cela qu’un sourd afflux de fatigue me monte à la tête. « Donnez-moi une cigarette », dis-je à Kaménev. En ces années-là, je fumais encore, bien que non régulièrement. J’aspire la fumée deux fois et j’ai à peine le temps de me dire : « Comme si ça ne suffisait pas », que je perds connaissance. J’ai hérité de ma mère cette disposition aux évanouissements quand j’éprouve une douleur physique ou un malaise. C’est ce qui a motivé les conclusions d’un médecin américain qui me prit pour un épileptique. Je reviens à moi, je vois le visage effrayé de Kaménev penché sur moi.

— Il faudrait peut-être aller chercher un médicament ? dit-il.

— Mieux vaudrait, lui répondis-je, après avoir réfléchi, trouver un peu de nourriture.

Je tâche de me rappeler quand j’ai mangé pour la dernière fois, et je n’y parviens pas. En tout cas, ce n’était pas la veille.

Le matin venu, je me jette sur les imprimés de la bourgeoisie et des conciliateurs. Les journaux avaient tellement et si follement hurlé à la prochaine attaque des soldats armés, au saccage, aux rivières de sang qui allaient inévitablement couler, au coup d’Etat, qu’ils n’avaient tout simplement pas aperçu l’insurrection qui se produisait en fait. La presse prenait pour monnaie sonnante nos pourparlers avec l’état-major et pour de l’irrésolution nos déclarations diplomatiques. Pendant ce temps, sans aucun désordre, sans aucune escarmouche dans la rue, presque sans un seul coup de fusil et sans verser de sang, les établissements publics, les uns après les autres, étaient occupés par des détachements de soldats, de matelots et de gardes rouges d’après les ordres de l’institut Smolny.

Les petits bourgeois, dans l’épouvante, se frottaient les yeux sous ce nouveau régime. Etait-ce bien possible ? Se pouvait-il que les bolcheviks eussent pris le pouvoir ? Une délégation de la Douma municipale vint me trouver et me posa plusieurs questions inimitables : pensions-nous, disait-elle, agir, et comment agir, et quand ? La Douma avait besoin de le savoir « dans les vingt-quatre heures ». Quelles mesures avaient été prises par le soviet pour assurer l’ordre et la sécurité ? Etc., etc. Je répondis en donnant une opinion assez « dialectique » sur la révolution et j’invitai la Douma municipale à participer aux travaux du comité de guerre révolutionnaire en lui envoyant un délégué. Cela leur fit peur beaucoup plus que le coup d’Etat lui-même. Je terminai la conversation, comme toujours, dans l’esprit de la défense armée : « Si le gouvernement emploie contre nous le fer, c’est l’acier qui lui répondra. »

— Nous dissoudrez-vous parce que nous sommes adversaires du passage du pouvoir aux soviets ?
Je répondis :

— La Douma actuelle représente hier ; si un conflit s’élève, nous inviterons la population à réélire une Douma en votant sur la question du pouvoir.

La délégation partit comme elle était venue, sans avoir rien gagné. Mais elle laissait derrière elle, pour nous, un sentiment de sûre victoire. Quelque chose avait changé dans cette nuit. Trois semaines auparavant, nous avions gagné la majorité, dans le soviet de Pétrograd. Nous étions alors à peu près seulement un simple drapeau : nous n’avions ni imprimerie, ni caisse, ni services. Cette nuit encore, le gouvernement avait ordonné de mettre en arrestation le comité de guerre révolutionnaire et avait fait relever nos adresses. Maintenant, une députation de la Douma municipale se présentait, pour connaître le sort qui lui était réservé, devant le comité de guerre révolutionnaire « en état d’arrestation ».
Le gouvernement, comme auparavant, tenait ses séances dans le Palais d’Hiver, mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. Politiquement, il n’existait déjà plus. Dans la journée du 25 octobre, le Palais d’Hiver fut progressivement cerné par nos troupes. A une heure de l’après-midi, je fis mon rapport au soviet de Pétrograd sur la situation. Voici comment ce rapport est reproduit dans plusieurs journaux :
« Au nom du comité de guerre révolutionnaire, je déclare que le gouvernement provisoire n’existe plus. (Applaudissements.) Certains ministres ont été arrêtés. (Bravo !) Les autres seront arrêtés d’une heure à l’autre ou très prochainement. (Applaudissements.) La garnison révolutionnaire, qui se trouve à la disposition du comité de guerre révolutionnaire, a dispersé l’assemblée du préparlement. (Bruyants applaudissements.) Nous avons ici veillé la nuit et surveillé par fil téléphonique pour savoir comment les détachements de soldats révolutionnaires et de la garde ouvrière remplissaient sans bruit leur tâche. L’habitant dormait tranquillement et ne savait pas que, pendant ce temps, un pouvoir était remplacé par un autre. Les gares, la poste, le télégraphe, l’Agence télégraphique de Pétrograd, la Banque d’Etat sont occupés. (Bruyants applaudissements.) Le Palais d’Hiver n’est pas encore pris, mais son sort sera décidé dans les minutes qui vont suivre. (Applaudissements) . »

Ce sec compte rendu pourrait donner une fausse idée de l’état d’esprit de l’assemblée. Voici ce qui me revient en mémoire : lorsque je fis mon rapport sur le changement de pouvoir qui avait eu lieu la nuit, le silence d’esprits tendus régna pendant quelques secondes. Ensuite, vinrent les applaudissements, mais non tumultueux, plutôt réfléchis. Toute la salle méditait ses émotions et attendait. Se préparant à la lutte, la classe ouvrière était saisie d’un enthousiasme indescriptible. Mais lorsque nous passâmes le seuil du pouvoir, l’enthousiasme non raisonné fit place à des méditations inquiètes. Et, en cela, s’exprimait un juste instinct historique. Car on pouvait se heurter à une formidable résistance du vieux monde, il y avait à prévoir des luttes, la faim, le froid, des destructions, du sang, des morts. Nombreux étaient ceux qui se disaient : serons-nous assez forts ? Et c’est pour cela qu’on était inquiet et qu’on réfléchissait. Tous répondirent : nous serons assez forts. De nouveaux dangers se signalaient d’avance, dans une lointaine perspective. Pour l’instant, on avait le sentiment d’une grande victoire, et ce sentiment vous chantait dans le sang. Il trouva son issue lors du tumultueux accueil qui fut fait à Lénine, lorsque, pour la première fois, il parut à cette séance, après s’être caché pendant presque quatre mois.

Tard dans la soirée, attendant l’ouverture de la séance du congrès des soviets, nous nous reposions, Lénine et moi, à côté de la salle de réunion, dans une chambre vide où il n’y avait que des chaises. Quelqu’un étendit pour nous une couverture sur le plancher ; quelqu’un —la soeur de Lénine, me semble-t-il— nous trouva des oreillers. Nous étions couchés côte à côte, le corps et l’âme se reprenaient comme un ressort trop tendu. C’était un repos mérité. Nous ne pouvions pas dormir. Nous causions à mi-voix. Lénine venait seulement d’admettre tout à fait l’idée d’un retardement de l’insurrection. Ses appréhensions s’étaient dissipées. Il y avait dans sa voix des accents de rare intimité. Il me questionnait sur les escouades de gardes rouges, de matelots et de soldats qui avaient été placées partout.

— Quel magnifique tableau : l’ouvrier armé d’un fusil près du soldat qui se chauffe au bûcher de la rue ! répétait-il avec un sentiment profond. On a enfin raccordé le soldat et l’ouvrier !
Ensuite, soudain, il se reprit :

— Mais le Palais d’Hiver ? Il n’est pas encore pris ? N’est-il pas arrivé quelque chose ?

Je me soulevai pour me renseigner par téléphone sur la marche des opérations ; mais il me retint :
— Restez couché, je vais en charger quelqu’un.

Nous ne pûmes rester couchés longtemps. Dans la salle voisine s’ouvrait la séance du congrès des soviets. Oulianova, la soeur de Lénine vint en courant me chercher :

— C’est Dan qui parle, on vous appelle.

D’une voix qui se brisait, Dan réglait leur compte aux conspirateurs et prophétisait l’inévitable krach de l’insurrection. Il exigeait que nous fissions une coalition avec les socialistes révolutionnaires et les mencheviks. Les partis qui, la veille encore, se trouvant au pouvoir, nous persécutaient et nous emprisonnaient exigeaient un accord avec nous quand ils étaient renversés par nous.

Je répondis à Dan et, en sa personne, à l’hier de la révolution :

— Ce qui s’est produit, c’est une insurrection et non pas un complot. L’insurrection des masses populaires n’a pas besoin d’être justifiée. Nous avons donné de la trempe à l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection. Notre soulèvement a remporté la victoire : et maintenant l’on nous propose de renoncer à cette victoire, de conclure des accords. Avec qui ? Vous êtes de pauvres unités, vous êtes des banqueroutiers, votre rôle est joué. Allez là où est votre place : au panier de l’histoire.

Ce fut la dernière réplique dans le grand dialogue qui avait commencé le 3 avril, au jour et à l’heure de l’arrivée de Lénine à Pétrograd.

Le "trotskysme" en 1917

Depuis 1904, j’étais en dehors des deux fractions de la social-démocratie. J’avais vécu les années de la première révolution, 1905-1907, côte à côte avec les bolcheviks. Pendant les années de la réaction, je défendis les méthodes de la révolution contre les menchéviks dans la presse marxiste internationale. Je ne perdais cependant pas l’espoir de voir les menchéviks s’orienter vers la gauche et je fis une série de tentatives d’unification. C’est seulement pendant la guerre que je compris que ces tentatives seraient inutiles. A New-York, au début de mars, j’écrivis une série d’articles consacrés à l’étude des forces de classes et des perspectives de la révolution russe. En ce même temps, Lénine envoyait de Genève à Pétrograd ses Lettres de loin. Ecrits sur deux points du monde que sépare l’océan, ces articles donnent une analyse identique de la situation et expriment des prévisions toutes pareilles. Toutes les formules essentielles —sur l’attitude à prendre à l’égard des paysans, de la bourgeoisie, du gouvernement provisoire, de la guerre, de la révolution internationale, sont absolument identiques. Sur la pierre à aiguiser de l’histoire, vérification fut faite alors des rapports du « trotskysme » et du léninisme. Cette vérification eut lieu dans les conditions d’une expérience de chimie pure. Je ne connaissais pas le jugement de Lénine. Je partais de mes propres prémisses et de ma propre expérience révolutionnaire. Et j’indiquais les mêmes perspectives, la même ligne stratégique que donnait Lénine.

Mais, peut-être, à cette époque, la question était-elle claire pour tout le monde et la solution tout aussi bien prévue pour tous. Non ! Au contraire ! Le jugement de Lénine fut en cette période —jusqu’au 4 avril 1917, c’est-à-dire jusqu’à son apparition sur l’arène de Pétrograd,— un jugement personnel, individuel. Pas un des dirigeants du parti se trouvant alors en Russie, —pas un !— n’avait même l’idée de gouverner vers la dictature du prolétariat, vers la révolution socialiste. La conférence du parti qui avait réuni, à la veille de l’arrivée de Lénine, quelques dizaines de bolcheviks, avait montré qu’aucun d’eux n’allait en pensée au-delà de la démocratie. Ce n’est pas sans intention que les procès-verbaux de cette conférence restent cachés jusqu’à ce jour. Staline était d’avis de soutenir le gouvernement provisoire de Goutchkov-Milioukov et d’arriver à une fusion des bolcheviks avec les menchéviks. La même attitude fut prise (ou bien une attitude encore plus opportuniste) par Rykov, Kaménev, Molotov, Tomsky, Kalinine et tous autres dirigeants ou à demi dirigeants actuels. Iaroslavsky, Ordjonikidzé, le président du comité exécutif central de l’Ukraine, Pétrovsky, et d’autres, publiaient, pendant la révolution de février, à Iakoutsk, en commun avec les menchéviks, un journal appelé le Social-Démocrate, dans lequel ils développaient les idées les plus vulgaires de l’opportunisme provincial. Si l’on reproduisait actuellement certains articles du Social-Démocrate d’Iakoutsk dont Iaroslavsky était le rédacteur en chef, on tuerait idéologiquement cet homme, en admettant toutefois qu’il soit possible de l’exécuter idéologiquement.

Telle est la garde actuelle du « léninisme ». Qu’en diverses occasions, ces hommes aient répété les paroles et imité les gestes de Lénine, cela, je le sais. Mais, au début de 1917, ils étaient livrés à eux-mêmes. La situation était difficile. C’est alors qu’ils auraient dû montrer ce qu’ils avaient appris à l’école de Lénine et ce dont ils étaient capables sans Lénine. Qu’ils désignent seulement, parmi eux, un seul qui de lui-même ait su aborder la position qui fut identiquement formulée par Lénine à Genève et par moi à New-York. Ils ne trouveront pas un nom. La Pravda de Pétrograd, dont les rédacteurs en chef, avant l’arrivée de Lénine, étaient Staline et Kaménev, est restée à tout jamais un monument d’esprit borné, d’aveuglement et d’opportunisme. Cependant la masse du parti, comme la classe ouvrière dans son ensemble, se dirigeait spontanément vers la lutte pour le pouvoir. Il n’y avait pas en somme d’autre voie, ni pour le parti ni pour le pays.

Pour défendre, pendant les années de la réaction, la perspective de la révolution permanente, il fallait des prévisions théoriques. Pour lancer, en mars 1917, le mot d’ordre de la lutte pour le pouvoir, il suffisait, ce me semble, du flair politique. Les facultés de prévision et même de flair ne se sont révélées chez aucun —pas un !— des dirigeants actuels. Pas un d’entre eux, en mars 1917, n’avait dépassé la position du petit bourgeois démocrate de gauche. Aucun d’entre eux n’a passé convenablement l’examen de l’histoire.

J’arrivai à Pétrograd un mois après Lénine. Exactement le temps pendant lequel j’avais été retenu au Canada par Lloyd George. Je trouvai la situation dans le parti essentiellement modifiée. Lénine avait fait appel à la masse des partisans contre leurs tristes leaders. Il mena une lutte systématique contre ces « vieux bolcheviks —écrivait-il— qui ont déjà joué plus d’une fois un triste rôle dans l’histoire de notre parti, répétant sans y rien comprendre une formule apprise par coeur, au lieu d’étudier les particularités de la nouvelle et vivante situation ».

Kaménev et Rykov tentèrent de résister. Staline, en silence, se mit à l’écart. Il n’existe pas, pour l’époque, un seul article où celui-ci ait fait effort pour juger sa politique de la veille et s’ouvrir un chemin dans le sens de la position léniniste. Il se tut tout simplement. Il s’était trop compromis par la désastreuse direction qu’il avait donnée pendant le premier mois de la révolution. Il préféra se retirer dans l’ombre. Il ne prit publiquement nulle part la défense des idées de Lénine. Il éludait et attendait. Durant les mois où se fit la préparation théorique et politique d’Octobre, où s’engagèrent le plus sérieusement les responsabilités, Staline n’eut tout simplement pas d’existence politique.

Lorsque j’arrivai dans le pays, un bon nombre d’organisations social-démocrates groupaient encore des menchéviks et des bolcheviks. C’était la conséquence naturelle de la position que Staline, Kaménev et d’autres avaient prise non seulement au début de la révolution, mais aussi pendant la guerre, bien que, il faut en convenir, l’attitude de Staline en temps de guerre soit restée inconnue de tous : il n’a pas écrit une seule ligne sur cette question qui n’est pas d’une mince importance.

Actuellement, les manuels de l’Internationale communiste, dans le monde entier —pour les Jeunesses communistes en Scandinavie et les pionniers en Australie— répètent à satiété que Trotsky, en août 1912, fit une tentative pour unifier les bolcheviks avec les menchéviks. En revanche, il n’est dit nulle part que Staline, en mars 1917, prêchait une alliance avec le parti de Tsérételli et qu’en fait, jusqu’au milieu de 1917, Lénine ne parvint pas à dégager le parti du marais où l’avaient entraîné les dirigeants temporaires d’alors, actuellement devenus les épigones. Le fait que pas un d’entre eux ne comprit, au début de la révolution, le sens et la direction de celle-ci est maintenant interprété comme procédant de vues dialectiques particulièrement profondes, s’opposant à l’hérésie du trotskysme qui osa non seulement comprendre les faits de la veille, mais aussi prévoir ceux du lendemain.

Quand, arrivé à Pétersbourg, je déclarai à Kaménev que je n’objectais rien aux fameuses « thèses d’avril » de Lénine, qui déterminaient le cours nouveau du parti, Kaménev me répondit seulement :
— Je crois bien !...

Avant même d’avoir adhéré en bonne et due forme au parti, je contribuai à l’élaboration des plus importants documents du bolchevisme. Il ne vint à l’esprit de personne de demander si j’avais renoncé au « trotskysme » comme l’ont voulu savoir, à mille reprises, depuis, dans la période de décadence des épigones, les Cachin, les Thaelmann et autres parasites de la révolution d’Octobre. Si, à cette époque, on a pu voir le trotskysme opposé au léninisme, ce fut seulement en ce sens que, dans les sphères supérieures du parti, pendant avril, Lénine fut accusé de trotskysme. Kaménev en parlait ainsi, ouvertement et avec persistance. D’autres disaient de même, mais d’une façon plus circonspecte, dans les coulisses. Des dizaines de « vieux bolcheviks » me déclarèrent, après mon arrivée en Russie :

— Maintenant, c’est fête dans votre rue !...

Je fus forcé de démontrer que Lénine n’avait pas adopté ma position, qu’il avait simplement étendu la sienne et que, par la suite de cette évolution, où l’algèbre se simplifiait en arithmétique, l’identité de nos idées s’était manifestée. Il en fut bien ainsi.

Dès nos premières rencontres, et plus encore après les Journées de juillet, Lénine donnait l’impression d’une extrême concentration intérieure, d’un ramassement sur lui-même poussé au dernier degré —sous des apparences de calme et de simplicité prosaïque. Le régime kérenskyste semblait, en ces jours-là, tout-puissant. Le bolchevisme n’était représenté que par une « petite bande insignifiante ». C’est ainsi qu’il était traité officiellement. Le parti lui-même ne se rendait pas encore compte de la force qu’il allait avoir le lendemain. Et, cependant, Lénine le conduisait, en toute assurance, vers les plus hautes tâches. Je m’attelai au travail et aidai Lénine.

Deux mois avant Octobre, j’écrivais :
« Pour nous, l’internationalisme n’est pas une idée abstraite, n’existant seulement que pour être trahie à la première occasion (ce qu’elle est pour un Tsérételli ou un Tchernov) ; c’est un principe qui nous dirige immédiatement et est profondément pratique. Un succès durable, décisif, n’est pas concevable pour nous en dehors d’une révolution européenne. »
A côté des noms de Tsérételli et de Tchernov, je ne pouvais pas alors encore ranger celui de Staline, philosophe du socialisme dans un seul pays. Je terminais mon article par ces mots :
« La révolution permanente contre le carnage permanent ! Telle est la lutte dont l’enjeu est le sort de l’humanité. »
Ce fut imprimé dans l’organe central de notre parti, le 7 septembre et reproduit en brochure. Pourquoi mes critiques actuels gardèrent-ils alors le silence sur le mot d’ordre hérétique d’une révolution permanente ? Où étaient-ils ? Les uns, comme Staline, attendaient les événements en regardant de côté et d’autre ; les autres, comme Zinoviev, se cachaient sous la table.

Mais la plus grosse question est celle-ci : comment Lénine a-t-il pu tolérer ma propagande hérétique ? Quand il était question de théorie, il ne connaissait ni condescendance ni indulgence. Comment a-t-il pu supporter que le « trotskysme » fût prêché dans l’organe central du parti ?

Le 1er novembre 1917, à une séance du comité de Pétrograd (le procès-verbal de cette séance, historique sous tous rapports, est tenu secret jusqu’à présent), Lénine déclara que depuis que Trotsky s’était convaincu de l’impossibilité d’une alliance avec les menchéviks, « il n’y avait pas de meilleur bolchevik que lui ». Il montra par là clairement, et non pour la première fois, que si quelque chose nous séparait, ce n’était pas la théorie de la révolution permanente, c’était une question plus restreinte, quoique très importante, sur les rapports à garder envers le menchévisme.

Jetant un coup d’oeil rétrospectif, deux ans après la révolution d’Octobre, Lénine écrivait :

« Au moment de la conquête du pouvoir, lorsque fut créée la république des soviets, le bolchevisme avait attiré à lui tout ce qu’il y avait de meilleur dans les tendances de la pensée socialiste proches de lui. »

Peut-il y avoir l’ombre d’un doute qu’en parlant d’une façon aussi marquée des tendances de la pensée socialiste les plus proches du bolchevisme, Lénine avait en vue tout d’abord ce que l’on appelle maintenant le « trotskysme historique » ? En effet, quelle autre tendance pouvait être plus proche du bolchevisme que celle que je représentais ? Qui donc Lénine pouvait-il avoir en Vue ? Marcel Cachin ? Thaelmann ? Pour Lénine, lorsqu’il passait en revue l’évolution du parti dans son ensemble, le trotskysme n’était pas quelque chose d’étranger ou d’hostile ; c’était, au contraire, le courant de la pensée socialiste le plus proche du bolchevisme.

La véritable marche des idées n’eut, on le voit, rien de commun avec la caricature mensongère qu’en ont faite, profitant de la mort de Lénine et de la vague de réaction, les épigones.
Au pouvoir

Ce furent des journées extraordinaires dans la vie du pays comme dans mon existence personnelle. La tension des passions sociales ainsi que des forces individuelles était arrivée au suprême degré. Les masses créaient une nouvelle époque, les dirigeants sentaient qu’ils marchaient, les pas dans les pas, avec l’histoire. En ces jours-là, des décisions furent prises, des ordres furent donnés d’où dépendait le sort du peuple pour une longue période. Cependant, ces résolutions n’étaient presque pas débattues : J’éprouverais quelque gêne à dire qu’elles étaient pesées et méditées comme il sied. On improvisait. Cela n’en allait pas plus mal. La pression des événements était si puissante, les tâches étaient si claires que les décisions les plus lourdes de responsabilité étaient données sans aucune peine, comme en passant, comme quelque chose qui va de soi, et étaient acceptées de même. La voie à suivre était déterminée à l’avance. Il fallait seulement désigner chaque tâche par son nom ; il était inutile de démontrer ; il n’était presque plus nécessaire de lancer des appels. Sans hésitations, sans incertitudes, la masse s’emparait de ce qui lui était imposé par la situation. Sous le poids des événements, les « leaders » formulaient simplement ce qui devait répondre aux besoins de la masse et aux exigences de l’histoire.

Le marxisme est à considérer comme l’expression consciente d’un processus historique inconscient. Mais le processus « inconscient » au sens historico-philosophique, et non psychologique, ne coïncide avec son expression consciente qu’en ses plus hauts sommets, lorsque la masse, par la poussée de ses forces élémentaires, force les portes de la routine sociale et donne une expression victorieuse aux plus profonds besoins de l’évolution historique. La conscience théorique la plus élevée que l’on a de l’époque fusionne, en de tels moments, avec l’action directe des couches les plus profondes, des masses opprimées les plus éloignées de toute théorie. La fusion créatrice du conscient avec l’inconscient est ce que l’on appelle, d’ordinaire, l’inspiration. La révolution est un moment d’inspiration exaltée dans l’histoire.

Tout véritable écrivain connaît des moments de création où quelqu’un de plus fort que lui guide sa main. Tout véritable orateur a connu des minutes où quelque chose de plus fort que lui ne l’était à ses heures ordinaires s’exprimait par ses lèvres. C’est cela, « l’inspiration ». Elle naît d’une suprême tension créatrice de toutes les forces. L’inconscient remonte de sa profonde tanière et se subordonne le travail conscient de la pensée, se l’assimile dans une sorte d’unité supérieure.

Les heures où la tension des forces spirituelles est poussée à son plus haut degré s’emparent quelquefois de l’activité individuelle sous tous ses aspects, car elle est liée au mouvement des masses. Telles furent les journées d’Octobre pour les « leaders ». Les forces latentes de l’organisme, ses instincts profonds, tout le flair hérité de fauves ancêtres, tout cela se souleva, rompit les guichets de la routine psychique et, —à côté des généralisations historico-philosophiques les plus élevées,— se mit au service de la révolution.

Ces deux processus, celui des individus et celui des masses, étaient basés sur une combinaison du conscient avec l’inconscient, de l’instinct, qui donne du ressort à la volonté, avec les plus hautes généralisations de l’esprit.

Extérieurement, cela n’avait pas du tout l’air pathétique : des hommes circulaient, las, affamés, non lavés, les yeux enflammés, les joues hérissées de poils parce qu’ils ne s’étaient pas rasés. Et chacun d’eux ne fut en mesure, plus tard, de raconter que très peu de chose sur les jours et les heures les plus critiques.

Voici un extrait des notes prises par ma femme, prises d’ailleurs bien plus tard :
« Nous vécûmes les derniers jours de la préparation d’Octobre rue de Tauride. L. D. [Lev Davidovitch Trotsky. —N.d.T.] passait des journées entières à l’Institut Smolny [Immense bâtiment qui, après avoir été, pendant de longues années, un Institut d’éducation pour les jeunes filles de la noblesse à Pétrograd, devint, en 1917, le quartier général des bolcheviks. —N.d.T.] Je continuais mon travail au syndicat des menuisiers-ébénistes dont les dirigeants étaient des bolcheviks, et l’atmosphère était chaude. Toutes les heures de travail se passaient en discussions sur l’insurrection. Le président du syndicat était « du point de vue de Lénine-Trotsky » (c’est ainsi que cela s’appelait alors), et nous faisions de l’agitation avec lui. On parlait de soulèvement en tous lieux dans la rue, au réfectoire, quand on se rencontrait dans les escaliers de l’Institut Smolny.

« On se nourrissait mal, on dormait peu. On travaillait à peu près vingt-quatre heures par jour. Nous étions séparés de nos garçons et les journées d’Octobre furent aussi pour moi des journées d’angoisse pour leur sort. Sur tout l’effectif de l’école où ils étaient placés, il y avait juste deux « bolcheviks », notre Liova et notre Sérioja, et un troisième, un « sympathisant » comme ils disaient. Contre ces trois enfants se dressait le groupe compact des rejetons de la démocratie dirigeante, cadets et socialistes révolutionnaires. Comme toujours, quand les dissensions s’affirmaient sérieuses, la critique s’accompagnait d’arguments frappants. Le directeur eut plus d’une fois à tirer mes fils des mains d’une bande de jeunes « démocrates » qui leur étaient tombés dessus. En somme, les enfants faisaient seulement ce que faisaient leurs pères. Le directeur était un cadet. C’est pourquoi il ne manquait jamais de punir mon fils :

« —Prenez votre chapeau et rentrez chez vous...

« Après le coup d’Etat, il eût été tout à fait déraisonnable de laisser nos enfants dans cet établissement. Nous les envoyâmes dans une école populaire. Le milieu était plus simple et plus rude, mais on pouvait y respirer.

« L. D. et moi n’étions jamais à la maison. Nos garçons, quand ils rentraient de l’école et ne nous trouvaient pas, ne jugeaient pas utile non plus de rester enfermés entre quatre murs. Les manifestations, les bagarres, les coups de feu fréquents nous donnaient, en ces jours-là, de grandes inquiétudes à leur égard : leur état d’esprit était archi-révolutionnaire... Dans les entrevues hâtives que nous avions, ils nous racontaient leurs joies : tel jour, en tramway, ils s’étaient trouvés avec des Cosaques qui lisaient l’appel de papa : Frères Cosaques !...

« —Bon ! Et alors ?...

« —Ils lisaient ça, et se le passaient. C’était bien !

« —C’était bien ?

« —Oh ! oui !

« Une connaissance de L. D., l’ingénieur K***, qui avait une nombreuse famille et des enfants de tous âges, ainsi qu’une bonne et d’autres serviteurs, nous offrit de prendre pour un certain temps chez lui nos garçons afin de leur assurer quelque surveillance. Nous dûmes nous raccrocher à cette invitation qui nous sauvait. Chargée de diverses commissions par L. D., je passais à l’Institut Smolny jusqu’à cinq fois par jour. Tard dans la nuit, nous revenions rue de Tauride, et, dès le matin, nous nous séparions. L. D. se rendait à Smolny ; moi ; j’allais au syndicat. A mesure que les événements prenaient plus d’importance, on ne pouvait plus guère quitter Smolny. L. D., durant plusieurs journées, ne vint pas rue de Tauride, même pour y dormir. Souvent, je restais moi-même à Smolny. Sans se déshabiller, on passait la nuit sur des divans, dans des fauteuils. La température était assez fraîche, mais sèche, un temps d’automne, couvert, traversé par des bouffées de vent froid. Dans les rues du centre, tout était silencieux et désert. Il y avait dans ce calme quelque chose de terriblement vigilant. Smolny bouillonnait. L’immense salle des fêtes étincelait des milliers de feux de ses lustres magnifiques et était, chaque jour, tous les soirs, plus que pleine de monde. La vie était intense dans les usines et les fabriques. Mais les rues s’étaient tapies, avaient fait silence, comme si la ville, épouvantée, avait rentré sa tête dans ses épaules...

« Je me rappelle que, le lendemain ou le surlendemain du coup d’Etat, un matin, j’entrai dans une chambre de Smolny où j’aperçus Vladimir Ilitch, Lev Davidovitch et, je crois, Dzerjinsky, Joffé et beaucoup d’autres. Tous avaient le teint d’un gris verdâtre, le teint d’hommes qui n’ont pas dormi, des yeux enfoncés, des cols sales ; la chambre était empestée de tabac... Quelqu’un était assis a une table ; prés de lui se tenait debout une foule qui attendait des ordres. Lénine, Trotsky étaient entourés. Il me semblait que les instructions étaient données comme en rêve. Il y avait dans les mouvements, dans les paroles, quelque chose de somnambulique ; il me sembla, une minute, que j’étais moi-même en sommeil quand je voyais tout cela et que la révolution pouvait être perdue si « eux » ne dormaient pas un bon coup et ne mettaient pas des faux cols propres : cette vision de songe se rattachait étroitement à une affaire de faux cols... Je me rappelle que, le lendemain, je rencontrai Marie Iliinichna, soeur de Lénine, et lui signalai, en toute hâte, que Vladimir Ilitch aurait besoin de changer de col...

« —Oui, oui, me répondit-elle en riant.

« Mais, à mes yeux aussi, la question des cols propres avait déjà perdu sa signification de cauchemar. »
Le pouvoir est conquis, du moins à Pétrograd. Lénine n’a pas encore eu le temps de changer de col. Sur un visage las, ce sont bien les yeux de Lénine qui veillent toujours. Il me regarde amicalement, d’un bon regard, exprimant avec un certain embarras, d’un air anguleux, ce qui le fait intérieurement proche de moi.

— Vous savez, me dit-il, d’un ton hésitant, après les poursuites et cette vie du sous-sol... arriver au pouvoir...

Là, il chercha son expression et, passant tout à coup à l’allemand, avec un geste de la main autour de sa tête :

— Es schwindelt !... [J’ai le vertige. —N.d.T.]

Nous nous entre-regardons, riant presque imperceptiblement : cela dure une minute ou deux, pas davantage... Ensuite, tout simplement, on passe à l’expédition des affaires courantes.

Il faut former le gouvernement. Nous sommes là quelques membres du comité central. Courte délibération dans un coin de la chambre.

— Comment l’appeler ? pense tout haut Lénine. Surtout, pas de ministres ! Le titre est abject, il a traîné partout.

— On pourrait dire « commissaires », proposai-je ; mais il y a beaucoup trop de commissaires à présent... Peut-être « hauts commissaires »... Non, « haut commissaire » sonne mal... Et si l’on mettait : « commissaires du peuple » ?...

— « Commissaire du peuple ? » Ma foi, il me semble que ça pourrait aller... reprend Lénine. Et le gouvernement, dans son ensemble ?

— Un soviet, bien entendu, un soviet... [Soviet signifie conseil. —N.d.T.] Le soviet des commissaires du peuple, hein ?

— Le soviet des commissaires du peuple ? s’écrie Lénine. C’est parfait. Ça sent terriblement la révolution !...

— Lénine était peu enclin à s’occuper de l’esthétique de la révolution ou à en déguster le « romantisme ». Il n’en sentait que plus profondément la révolution dans son ensemble et il en définissait « l’odeur » d’autant plus infailliblement.

— Dites donc, me fit une fois, soudainement, Vladimir Ilitch, au cours de ces journées, —dites donc, si les gardes blancs nous tuent, croyez-vous que Sverdlov et Boukharine pourront se tirer d’affaire ?

— Bah ! peut-être qu’ils ne nous tueront pas, répondis-je en riant.

— Ah ! le diable les connaît ! [Expression familière qui correspond à : « sait-on jamais ! » —N.d.T.] répliqua Lénine, en riant à son tour.

J’ai relaté cet épisode pour la première fois dans mes souvenirs sur Lénine en 1924 [Léon Trotsky : Lénine (traduction française, p. 121 ; à la Librairie du Travail, 1925). —N.d.T.]. Comme je l’ai appris plus tard, les membres du « triumvirat » d’alors, Staline, Zinoviev et Kaménev prirent comme un sanglant affront cette référence donnée par moi et dont, cependant, ils n’osèrent contester l’authenticité. Les faits sont les faits : Lénine n’avait nommé que Sverdlov et Boukharine. Aucun autre nom ne lui vint à l’esprit.

Lénine qui, à deux reprises, avait vécu dans l’émigration, où il avait passé quinze ans, sauf un court intervalle, connaissait les principaux cadres non émigrés du parti, par correspondance ou par les rares entrevues qu’il avait eues avec eux à l’étranger. C’est seulement après la révolution qu’il eut la possibilité de les observer de près, au travail. Il lui fallut alors réviser ses jugements ou modifier ceux qu’il s’était faits d’après les paroles d’autrui. Comme homme passionnément épris de morale, Lénine ne pouvait considérer personne avec indifférence. Il était dans la nature de ce penseur, observateur et stratège de s’intéresser vivement aux hommes. Kroupskaïa [La femme de Lénine. —N.d.T.] le dit dans ses Mémoires. Jamais Lénine ne se formait d’emblée un jugement moyennement pondéré sur quelqu’un. Son oeil était comme un microscope. Il grossissait énormément le trait qui, en telle circonstance, tombait dans le champ de sa vision. Il n’était pas rare que Lénine devint véritablement amoureux de certaines personnes. Dans ces cas-là, je le taquinais :

— Je sais, je sais... Vous avez un nouveau roman...

Lénine lui-même se connaissait ce trait de caractère, et il riait en manière de réponse, un peu confus, un peu vexé.

L’attitude de Lénine à mon égard, dans le courant de, 1917, passa par plusieurs phases. Il m’accueillit d’abord avec réserve, restant dans l’expectative. Les Journées de juillet nous rapprochèrent brusquement. Lorsque, contre la majorité des bolcheviks dirigeants, je lançai le mot d’ordre du boycottage du pré-parlement, Lénine écrivit, de l’asile où il était caché : « Bravo, camarade Trotsky ! »
A certaines apparences fortuites et trompeuses, il lui sembla ensuite que, sur la question de l’insurrection armée, je me conduisais par trop en temporisateur. Cette crainte se fit jour dans plusieurs lettres écrites par Lénine au cours d’octobre. Son attitude à mon égard n’en fut que plus manifeste, plus chaleureuse, plus intimement affectueuse lors du coup d’Etat, quand, allongés sur le plancher, dans la pénombre d’une chambre vide, nous nous reposions ensemble.

Le lendemain, à la séance du comité central du parti, Lénine proposa de me nommer président du soviet des commissaires du peuple. Je bondis pour protester, tant cette proposition me parut imprévue et déplacée.

Lénine insista :

— Pourquoi donc ? Vous étiez à la tête du soviet de Pétrograd qui a pris le pouvoir...

Je demandai qu’on rejetât la proposition sans débat. il en fut fait ainsi.

Le 1er novembre, au cours d’une ardente discussion au comité du parti, de Pétrograd, Lénine s’écria :

— Il n’y a pas de meilleur bolchevik que Trotsky !

Venant de Lénine, cette parole voulait dire beaucoup. Et ce n’est pas par hasard que le procès-verbal de la séance où elle a été prononcée n’a pas été jusqu’à présent rendu public.

Après la conquête du pouvoir se posa la question de mes fonctions dans le gouvernement. Chose étrange : je n’y avais jamais pensé. Pas une fois il ne m’était arrivé, malgré l’expérience de 1905, de rattacher la question de mon avenir au problème du pouvoir. Dès mes jeunes années, je puis dire dès mon enfance, je rêvais de devenir écrivain. Dans les années qui suivirent, je subordonnai ce métier comme tout le reste aux fins révolutionnaires. J’eus toujours en vue la conquête du pouvoir par le parti. J’avais écrit et parlé des dizaines et des centaines de fois sur un programme de gouvernement révolutionnaire. Mais je ne m’étais jamais demandé quel serait mon travail personnel quand le pouvoir serait conquis. J’y fus pris à l’improviste. Après le coup d’Etat, je tentai de rester en dehors du gouvernement, demandant à prendre la direction de la presse du parti. Il se peut qu’en agissant ainsi j’aie été sous l’influence d’une certaine réaction nerveuse consécutive à la victoire. Les mois précédents avaient été trop profondément absorbés par la préparation du coup d’Etat. Chaque fibre en moi était tendue à l’excès. Lounatcharsky a raconté quelque part dans la presse que Trotsky circulait pareil à une bouteille de Leyde, et que le moindre contact avec lui provoquait une décharge. Le 7 novembre amena le dénouement. J’étais dans l’état d’un chirurgien qui vient de terminer une difficile et dangereuse opération : on se lave les mains, on se défait de sa blouse et on va se reposer.

Lénine, par contre, venait seulement de rentrer de son refuge, où il avait passé trois mois et demi, tourmenté de vivre à l’écart de la direction immédiate et pratique. Son retour coïncidait avec ma fatigue et je n’en étais que plus disposé à rentrer, au moins pour quelque temps, dans la coulisse. Mais Lénine ne voulait même pas en entendre parler. Il exigeait que je prisse la direction de l’Intérieur ; la principale tâche était alors de combattre la contre-révolution. Je lui fis des objections et, entre autres arguments, je fis valoir la question des nationalités : était-il, disais-je, bien utile de donner à nos ennemis cette arme supplémentaire, mon origine juive ?

Lénine était presque indigné.

— Nous faisons une grande révolution internationale. Quelle importance peuvent avoir de telles vétilles ?...

Sur ce thème s’engagea entre nous une dispute à demi comique.

— La révolution est grande, répliquais-je, mais il reste un fameux nombre d’imbéciles...

— Est-ce que nous marchons sur les pas des. imbéciles ?

— Marcher sur leurs pas, non certes ! Mais, parfois, il faut faire de petites concessions à la sottise... Pourquoi chercherions-nous, dès les premiers jours, des complications superflues ?...

J’ai déjà mentionné que la question de nationalité, si importante dans la vie de la Russie, n’a joué dans ma vie personnelle presque aucun rôle. Dès ma première jeunesse, les préventions ou préjugés nationaux provoquaient en moi la gêne que doit éprouver un rationaliste, laquelle parfois devenait un dégoût, et même un écoeurement moral. Mon éducation marxiste donna de la profondeur à cet état d’esprit, d’où sortit un internationalisme actif. La vie vécue en différents pays, dont j’appris les langues, la politique et la culture, m’aida à m’assimiler, en chair et en os, l’internationalisme. Si, en 1917 et plus tard, j’ai pris parfois argument de mon origine juive contre telle ou telle nomination, ce fut exclusivement par calcul politique.

Je m’étais acquis Sverdlov et quelques autres membres du comité central. Lénine resta en minorité. Il haussait les épaules, soupirait, dodelinait de la tête d’un air de reproche et ne se résigna qu’à l’idée que nous combattrions quand même la contre-révolution, sans distinctions administratives.

Cependant Sverdlov s’opposa résolument à ma désignation au service de la presse :

— Nous y mettrons, dit-il, Boukharine. Il faut opposer Lev Davidovitch à l’Europe. Qu’il prenne les Affaires étrangères...

— Que seront maintenant nos Affaires étrangères ? répliqua Lénine.

Mais, à contrecoeur, il consentit. A contrecoeur ; je consentis aussi. C’est ainsi que pour un trimestre, sur l’initiative de Sverdlov, je me trouvai à la tête de la diplomatie soviétique.

Le commissariat des Affaires étrangères signifiait qu’en somme j’étais exempté d’un travail ministériel. Aux camarades qui m’offrirent leur concours, je proposai presque invariablement de chercher une carrière moins ingrate pour leurs capacités. L’un d’eux, dans la suite, rapporta assez savoureusement dans ses Mémoires l’entretien qu’il avait eu avec moi bientôt après la formation du gouvernement soviétique.

« —Que peut être, lui dis-je, comme il le raconte, notre travail diplomatique ? Je vais publier quelques proclamations révolutionnaires et je n’aurai plus qu’à fermer boutique. »

Mon interlocuteur était sincèrement chagriné de cette insuffisance du sens diplomatique en moi. Bien entendu, j’avais fait exprès d’exagérer l’expression de mon point de vue, désirant souligner que le centre de gravité ne portait pas alors sur la diplomatie.

L’essentiel du travail était, en effet, de développer la révolution d’Octobre, de l’étendre à tout le pays, de repousser l’incursion de Kérensky et du général Krasnov marchant sur Pétrograd, de combattre la contre-révolution. Nous remplîmes ces tâches en dehors des attributions. ministérielles et ma collaboration avec Lénine fut tout le temps la plus étroite et incessante.

Le cabinet de Lénine et le mien, à l’institut Smolny, étaient reliés, ou plutôt séparés, aux deux extrémités du bâtiment, par un corridor si long que Lénine, plaisantant, proposait d’établir la communication par bicyclette. Nous avions entre nous le téléphone. Plusieurs fois par jour, je parcourais l’interminable couloir, une vraie fourmilière, pour rejoindre Lénine dans son cabinet et m’entendre avec lui. Un jeune matelot, qu’on appelait le secrétaire de Lénine, courait constamment pour m’apporter les notes du chef, lesquelles consistaient en deux ou trois phrases solidement bâties, où les mots les plus importants étaient soulignés deux ou. trois fois ; et chaque note se terminait par une question posée carrément. Souvent, les petits papiers étaient accompagnés de projets de décrets qui exigeaient, d’urgence, une appréciation. Dans les archives du soviet des commissaires du peuple subsiste une importante quantité de documents de ce temps, écrits en partie par Lénine, en partie par moi, les textes de Lénine où j’ai fait des corrections, mes propositions complétées par Lénine.
Durant la première période, à peu près jusqu’en août 1918, je participai activement aux travaux du conseil des commissaires du peuple. Pendant le temps que nous passâmes à Smolny, Lénine, avec une avidité impatiente, s’efforçait de répliquer par des décrets à toutes les questions posées sur les plans économiques, politiques, administratifs et culturels. Ce qui le guidait, ce n’était pas la passion d’une réglementation bureaucratique ; c’était le dessein de donner au programme du parti l’extension qu’il devait prendre dans le langage du pouvoir. Il savait que les décrets révolutionnaires ne sont appliqués que dans une très petite mesure. Mais pour garantir l’exécution et la vérification, il aurait fallu compter sur un appareil fonctionnant exactement, sur l’expérience et sur le temps. Or, personne n’aurait pu dire de combien de temps nous disposions. Les décrets, dans les premiers temps, avaient plus d’importance comme articles de propagande que comme textes administratifs. Lénine se hâtait de dire au peuple ce que c’était que le nouveau pouvoir, ce qu’il voulait et comment il se disposait à accomplir ses desseins. Il passait d’une question à une autre, merveilleusement infatigable, convoquait de petites conférences, demandait des références aux spécialistes et fouillait les livres lui-même. Je l’aidais.
En Lénine existait un sentiment très puissant de l’hérédité dans la tâche entreprise. En grand révolutionnaire, il comprenait ce que c’est qu’une tradition historique. Il était impossible de prévoir si nous resterions au pouvoir ou si nous en serions rejetés. Il fallait, en tout cas, mettre le plus de clarté possible dans l’expérience révolutionnaire de l’humanité. D’autres viendront et, profitant de ce que nous avons indiqué et commencé ; feront un nouveau pas en avant. Tel fut le sens du travail législatif de la première période.

Dans les mêmes idées, Lénine réclamait, avec impatience, l’édition en russe des classiques du socialisme et du matérialisme. Il tâchait d’obtenir que le plus grand nombre possible de monuments révolutionnaires fussent posés, même les plus simples, des bustes, des plaques commémoratives, dans toutes les villes et même dans les bourgs ; il fallait fixer dans l’imagination des masses ce qui s’était passé et laisser un sillon aussi creusé que possible dans la mémoire du peuple.

Chaque séance du conseil des commissaires du peuple, dont la composition se modifia assez souvent les premiers temps, partiellement, donnait le tableau de la plus grande improvisation législative. Tout était à reprendre par le commencement. Il n’y avait pas à chercher de « précédents » car l’histoire n’en avait aucune provision. Infatigable, Lénine présidait ce conseil cinq ou six heures de suite, et le conseil se tenait chaque jour. En règle générale, les questions étaient posées sans aucune préparation, presque toujours d’urgence. Très souvent, le fond de l’affaire était inconnu pour les membres du conseil comme pour leur président, jusqu’au début de la séance. Le temps accordé pour les débats était toujours restreint, on donnait tout juste une dizaine de minutes pour le premier rapport. Néanmoins, Lénine, cherchant à tâtons, trouvait toujours la ligne à suivre. Pour économiser le temps, il faisait passer aux commissaires en séance des billets, brièvement rédigés, réclamant tels ou tels renseignements. Ces écrits constituèrent une documentation épistolaire très large et très intéressante dans la technique législative du conseil de commissaires présidé par Lénine. La plupart de ces papiers, par malheur, n’ont pas été conservés : presque toujours, on écrivait sa réponse au verso de la question posée et, le plus souvent, la note était détruite immédiatement par le président. Le moment venu, Lénine donnait lecture de ses résolutions, toujours conçues avec une rigidité intentionnelle ; après quoi, les débats cessaient ou bien prenaient forme de propositions pratiques. Les « points » indiqués par Lénine constituaient, d’ordinaire, l’essentiel du texte du décret.

Pour diriger ce travail, il fallait, entre autres capacités, une formidable imagination créatrice. Une des plus précieuses qualités d’une telle imagination est qu’elle puisse se représenter les gens, les choses et les phénomènes tels qu’ils sont en réalité, même quand on ne les a jamais vus. Utilisant l’expérience que l’on a de la vie, ainsi que les bases théoriques, joindre entre eux de petits traits distincts, saisis au vol, les compléter d’après les lois non encore formulées de correspondance et de vraisemblance et recréer de telle manière, d’une façon très concrète, un domaine déterminé de la vie humaine, —telle est l’imagination qu’il faut au législateur, à l’administrateur, au leader, surtout en temps de révolution. La force de Lénine était, pour une énorme part, celle d’une imagination réaliste.

Inutile de dire que, dans la hâte fiévreuse de la création législative, un bon nombre de fautes furent commises, des mesures contradictoires furent prises. Mais, dans l’ensemble, les décrets rendus par Lénine à l’époque de Smolny, c’est-à-dire dans la période la plus agitée et la plus chaotique de la révolution, seront pour toujours entérinés par l’histoire comme la proclamation d’un monde nouveau. Non seulement les sociologues et les historiens, mais les législateurs de l’avenir s’adresseront plus d’une fois à cette source.

En ce temps-là, c’étaient des tâches pratiques qui s’imposaient avant tout, et surtout les problèmes de la guerre civile, des approvisionnements et des transports. Face à de telles nécessités furent créées des commissions extraordinaires qui devaient envisager de près les nouvelles tâches et mettre en mouvement telle ou telle administration qui piétinait inutilement, au seuil même de l’entreprise. Je dus, en ces mois, me mettre à la tête de plusieurs de ces commissions : celle des approvisionnements dont faisait partie Tsiouroupa, appelé pour la première fois au travail, celle des transports, celle des éditions et bien d’autres.

En ce qui concerne la diplomatie, exception faite pour les pourparlers de Brest-Litovsk, elle ne me prit que peu de temps. Néanmoins, l’affaire fut un peu plus compliquée que je ne l’avais prévu. Dès les premiers jours, je dus engager des conversations diplomatiques, fort inattendues, avec... la tour Eiffel...

Au cours de l’insurrection, nous avions autre chose à faire que de nous intéresser aux « radios » de l’étranger. Mais lorsque je fus commissaire du peuple aux Affaires étrangères, je dus m’occuper de savoir ce que pensait le monde capitaliste de notre coup d’Etat. Inutile de dire que les félicitations ne se faisaient entendre de nulle part. Si disposé que fût le gouvernement de Berlin à user de coquetterie à l’égard des bolcheviks, il envoya de la station de Nauen une onde hostile lorsque la station de Tsarskoïé-Sélo transmit mon communiqué relatant notre victoire sur les troupes de Kérensky. Mais si Berlin et Vienne hésitaient tout de même entre leur haine de la révolution et l’espoir d’une paix avantageuse, tous les autres pays, non seulement les belligérants, mais même les neutres, exprimaient en diverses langues les sentiments et les réflexions des classes dirigeantes que nous venions de renverser dans la vieille Russie.

Dans ce choeur, la tour Eiffel se distinguait par ses fureurs ; elle se mit même à parler russe, espérant évidemment atteindre ainsi directement les consciences du peuple russe. Quand je lisais les « radios » de Paris, il me semblait parfois que Clemenceau en personne était juché au sommet de la tour. Je le connaissais assez, en sa qualité de journaliste, pour reconnaître, sinon son style, du moins son inspiration. La haine montait à s’étouffer elle-même dans ces « radios », la fureur arrivait au plus haut degré. Il semblait parfois qu’au haut de la tour un scorpion allait, de lui-même, se planter son dard dans la tête.

Nous avions à notre disposition la station de Tsarskoïé-Sélo, et nous n’avions aucune raison de nous taire. Plusieurs jours durant, je dictai des répliques aux insultes de Clemenceau. J’avais de l’histoire politique de la France des connaissances assez étendues pour donner sur les principaux personnages des renseignements peu flatteurs et rappeler certains traits de leur biographie que l’on avait oubliés depuis l’affaire de Panama. Pendant quelques journées, ce fut un duel serré entre les tours de Paris et de Tsarskoïé-Sélo : l’éther, fluide neutre entre tous, transmettait consciencieusement les arguments des deux parties. Et qu’arriva-t-il ? Je ne m’attendais pas moi-même à de si rapides résultats. Paris changea brusquement de ton : il s’expliqua dans la suite avec hostilité, mais poliment. Plus tard, je me suis rappelé bien des fois avec plaisir que j’avais débuté dans la carrière diplomatique en apprenant à la tour Eiffel les bonnes manières.

Le 18 novembre, le général Judson, chef de la mission américaine, vint me voir, subitement, à Smolny. Il commença par me dire qu’il n’avait pas encore la possibilité de parler au nom des Etats-Unis, mais qu’il espérait que tout marcherait all right. Le gouvernement soviétique avait-il l’intention d’essayer de liquider la guerre en accord avec les Alliés ? Je répondis que les pourparlers qui auraient lieu devaient être entièrement rendus publics et que, par suite, les Alliés pourraient en suivre le développement et s’y joindre à une étape de leur choix. En conclusion, le général pacifiste me dit :

— Le temps des protestations et des menaces à l’adresse du gouvernement soviétique est passé, si, toutefois, ce temps est jamais venu.

Mais on sait qu’une hirondelle, même avec les galons de général, ne fait pas le printemps.
Au début de décembre, eut lieu ma première et dernière entrevue avec l’ambassadeur de France, Noulens, ancien député radical, envoyé pour un rapprochement avec la révolution de Février, en remplacement de Paléologue, qui était ouvertement monarchiste, byzantin non seulement par son nom de famille, et que la, république avait utilisé pour ses amitiés avec le tsar. Pour quelle raison Noulens fut-il choisi, et non pas un autre, je l’ignore. Mais il ne rehaussa pas l’opinion que j’avais de ceux qui règlent les destinées de l’humanité. L’entretien avait eu lieu sur l’initiative de Noulens et ne donna rien. Après avoir quelque peu tergiversé, Clemenceau opta définitivement pour le régime du fil barbelé.
Avec le général Niessel, chef de la mission française, j’eus, dans les murs de Smolny, une explication qui fut loin d’être amicale. Cet officier supérieur s’exerçait à satisfaire son goût de l’offensive par des opérations d’arrière-front. Du temps de Kérensky, il s’était accoutumé à commander et ne voulait pas renoncer à ses mauvaises habitudes. Pour le début de nos relations, je dus l’inviter à sortir de l’Institut Smolny. Bientôt nos rapports avec la mission militaire française devinrent encore plus compliqués. Cette mission avait un bureau d’information qui se transforma en fabrique d’insinuations infâmes contre la révolution. Tous les journaux hostiles publiaient quotidiennement des télégrammes « de Stockholm », tous plus fantaisistes, plus haineux, plus bêtes les uns que les autres. Les rédacteurs des journaux, interrogés sur la provenance des télégrammes « de Stockholm », indiquèrent la mission militaire française. Je posai officiellement la question au général Niessel. Il me répondit, le 22 décembre, par un document vraiment remarquable :

Il écrivait :
« De nombreux journalistes de différentes tendances viennent demander des renseignements à la mission. J’ai pleins pouvoirs pour les informer sur les opérations de guerre sur le front occidental, à Salonique, en Asie et sur la situation en France. Lors d’une (?) de ces visites, un (?) jeune officier s’est permis de faire part d’un bruit qui court maintenant la ville (?) et dont l’origine est attribuée à Stockholm... » [Le texte français, du général n’étant pas en notre possession, nous ne pouvons en donner ici qu’une traduction d’après le russe. —N.d.T.]
En conclusion, le général promettait de « prendre des mesures pour qu’à l’avenir de pareilles bévues (?) ne pussent se renouveler ».

C’en était trop. Ce n’était pas pour rien que nous avions rappelé les convenances à la tour Eiffel. Nous n’allions pas permettre au général Niessel de bâtir sa tour à lui, une tour auxiliaire de falsification, à Moscou.

J’écrivis à Niessel le jour même :
« 1. Considérant que le bureau de propagande de la mission militaire française, appelé bureau d’information, a servi de source à des bruits sciemment mensongers, dans le but de jeter le trouble et le chaos dans l’opinion publique, ce bureau doit être fermé immédiatement. — 2. Le « jeune officier » qui a fabriqué de fausses informations est invité à quitter immédiatement la Russie. Je vous prie de me donner le nom de cet officier sans aucun retard. — 3. Le receveur des dépêches par radio attaché à la mission en est détaché. — 4. Les officiers français qui se trouvent sur le théâtre d’opérations de la guerre civile doivent être immédiatement rappelés à Moscou par un ordre spécial qui sera publié dans la presse. — 5. Prière de me tenir au courant de toutes les démarches qui seront faites par la mission à l’occasion de cette lettre. Le commissaire du peuple aux Affaires étrangères, L. Trotsky. »

Le « jeune officier » dut sortir de son anonymat ; il dut, bouc émissaire, quitter la Russie. L’employé de la radio changea de poste. Le bureau d’information fut fermé. Les officiers français furent rappelés de la périphérie au centre. Mais tout cela n’était qu’escarmouches d’avant-postes.

Peu après, lorsque je pris le commissariat de la Guerre, ce fut suivi d’une trêve instable. Niessel, le général trop catégorique, fut remplacé par le général Lavergne, insinuant. La trêve ne dura pas longtemps. La mission militaire française, comme toute la diplomatie, se trouva bientôt au centre de tous les complots et actions armées contre le pouvoir des soviets. Mais cela ne se manifesta qu’après Brest, dans la période moscovite [Sur cette période, consulter le livre de Trotsky : Lénine, pages 91 et sq. (Librairie du Travail). —N.d.T.], au printemps et durant l’été de 1918.
(…)

Le complot des épigones

C’était dans les premières semaines de 1923. Le XIIe congrès approchait. Il ne restait presque aucun espoir d’y voir Lénine. On en vint à se demander qui ferait le rapport sur la politique générale. Staline dit, en séance du bureau politique :

— Bien entendu, Trotsky !

Kalinine et Rykov acquiescèrent aussitôt, ainsi que Kaménev, celui-ci visiblement de mauvais gré. Je fis des objections. Le parti se sentirait choqué si l’un d’entre nous essayait, en quelque sorte personnellement, de se substituer à Lénine malade. Il fallait se passer, cette fois-ci, d’un rapport d’introduction. On dirait ce qui devait être dit sur chacun des points de l’ordre du jour. En outre, ajoutai-je, nous sommes en désaccord avec vous sur certaines questions économiques.

— De quels désaccords s’agit-il ? s’exclama Staline.

Kalinine ajouta :

— Au bureau politique, sur presque toutes les questions, on adopte toujours vos solutions.

Zinoviev était en congé au Caucase. On ne prit pas de décision. En tout cas, je me chargeai du rapport sur l’industrie.

Staline savait qu’un orage le menaçait du côté de Lénine, et il cherchait par tous les moyens à me flatter. Il répétait que le rapport politique devait être fait par le membre du comité central le plus influent et le plus populaire après Lénine, c’est-à-dire par Trotsky, que le parti n’attendait pas autre chose et ne comprendrait pas. Quand il se livrait à ces manifestations de fausse amitié, il m’inspirait encore plus d’aversion que lorsqu’il montrait ouvertement sa haine, d’autant plus que ses mobiles apparaissaient trop évidents.

Zinoviev revint du Caucase. Derrière mon dos avaient lieu d’incessantes consultations des fractions qui, en ce temps-là, étaient encore très fortement unies. Zinoviev demandait à faire le rapport politique. Kaménev questionnait les plus sûrs des « vieux bolcheviks », qui, en majorité, avaient abandonné le parti pendant dix ou quinze années :

— Tolérerons-nous que Trotsky devienne l’unique dirigeant du parti et de l’Etat ?

De plus en plus souvent, dans les coins, on fouilla le passé, évoquant les démêlés que j’avais eus jadis avec Lénine. Ce devint la spécialité de Zinoviev.

Cependant, l’état de santé de Lénine s’était très sérieusement aggravé et, de ce côté-là, il n’y avait aucun « danger ». La « troïka » décida que le rapport politique serait fait par Zinoviev. Je n’objectai rien lorsque la question, après la préparation qu’il fallait dans la coulisse, fut portée au bureau politique. Tout portait le cachet de la situation provisoire. Il n’y avait pas de dissentiments affirmés, étant donné que la « troïka » n’avait pas de ligne à elle. Mes thèses sur l’industrie furent d’abord adoptées sans débats. Mais quand on sut à coup sûr qu’il n’y avait aucun espoir de voir Lénine revenir à son travail, la « troïka » évolua brusquement, craignant que le congrès du parti ne fût préparé trop pacifiquement. Dès alors, elle chercha la possibilité de s’opposer à moi dans la sphère dirigeante du parti. A la dernière minute qui précéda le congrès, Kaménev apporta à ma résolution qui avait déjà été approuvée, une addition concernant la classe paysanne. Il n’y aurait aucune utilité à insister ici sur le fond même de cet amendement qui n’avait aucune signification théorique ou politique, qui était simplement fait pour la provocation. Ce texte devait servir à m’accuser, pour l’instant encore dans les coulisses, d’avoir « sous-estimé » la classe paysanne. Trois ans après sa rupture avec Staline, Kaménev, du ton de bonhomie cynique qui le caractérise, me confessa comment avait été cuisinée cette accusation que, bien entendu, aucun des auteurs ne prenait au sérieux.

On sait qu’il serait vain d’opérer en politique avec des critères de morale abstraite. La morale politique procède de la politique même, elle en est une des fonctions. Seule, une politique mise au service d’une grande cause historique, peut s’assurer des méthodes d’action moralement irréprochables. Par contre, quand le niveau des tâches politiques s’abaisse, on en arrive inévitablement à une chute morale. Figaro, comme on sait, se refusait en général à faire une distinction entre la politique et l’intrigue. Et pourtant il vivait avant l’ère du parlementarisme. Lorsque les moralistes de la démocratie bourgeoise prétendent voir dans la dictature révolutionnaire, en tant que telle, la source des mauvaises moeurs politiques, on ne peut que hausser les épaules et s’apitoyer. Il serait très instructif de prendre un film du parlementarisme contemporain, ne serait-ce que pour une année. Seulement, il ne faudrait pas établir l’appareil de prise de vues à côté du fauteuil du président de la Chambre des Députés, au moment où l’on proclame une résolution patriotique ; il faudrait le mettre en de tous autres endroits : dans des bureaux de banquiers et d’industriels, dans des coins discrets de rédaction, chez les princes de l’Eglise, dans les salons des dames qui s’occupent de politique, dans les ministères ; et, en même temps, on prendrait des photographies de la correspondance secrète des leaders des partis...
Mais, d’autre part, il sera tout à fait juste de dire qu’à l’égard des moeurs politiques d’une dictature révolutionnaire, on doive formuler des exigences très différentes de celles que l’on a pour les moeurs du parlementarisme. Les instruments et les méthodes de la dictature étant très affilés, il faut veiller de près à leur antisepsie. On n’a rien à craindre d’une pantoufle sale. Un rasoir mal tenu est très dangereux. Les méthodes de la « troïka » marquaient d’elles-mêmes, à mes yeux, un glissement politique.

La principale difficulté pour les conspirateurs était d’agir ouvertement contre moi devant les masses. Les ouvriers connaissaient Zinoviev et Kaménev et les écoutaient volontiers. Cependant, la conduite de ces derniers en 1917 était encore trop nettement marquée dans toutes les mémoires. Ils n’avaient pas d’autorité morale dans le parti. Quant à Staline, au delà du cercle restreint des vieux bolcheviks, on ne le connaissait absolument pas. Certains de mes amis disaient : « Ils n’oseront jamais agir ouvertement contre vous. Dans la conscience du peuple, votre nom est trop indissolublement lié à celui de Lénine. On ne peut effacer d’un trait de plume ni la révolution d’Octobre, ni l’Armée rouge, ni la guerre civile. » Je n’étais pas du même avis. Les autorités individuelles en politique, surtout dans une politique révolutionnaire, jouent un grand rôle, et même un rôle gigantesque, mais qui n’est pourtant pas décisif. Des processus plus profonds, des processus de masses déterminent en fin de compte le sort des autorités individuelles. La calomnie dirigée contre les leaders du bolchevisme lors de la montée de la révolution ne pouvait que fortifier les bolcheviks. La calomnie contre les mêmes personnes au moment où la révolution était en décroissance pouvait devenir un instrument de victoire entre les mains de la réaction thermidorienne.

Ce qui se passait, objectivement, dans le pays et sur l’arène mondiale profitait à mes adversaires. Cependant leur tâche n’était pas si facile. La littérature du parti, la presse, les propagandistes, vivaient encore des impressions de la veille, reçues sous le signe de Lénine et de Trotsky. Il fallait imprimer à tout cela un tour de cent quatre-vingts degrés, non pas d’un seul coup, bien entendu, mais en s’y reprenant à plusieurs fois. Pour montrer quelle fut la grandeur de cette conversion, il est indispensable de donner ici quelques textes qui montrent le ton dominant dont on se servit dans la presse du parti pour parler des dirigeants de la révolution.

Le 14 octobre 1922, c’est-à-dire quand Lénine, après sa première crise, était revenu à son travail, Radek écrivait dans la Pravda :

« Si l’on peut dire du camarade Lénine qu’il est la raison de la révolution, la régissant par la transmission de la volonté, on peut caractériser le camarade Trotsky comme une volonté d’acier refrénée par la raison. La parole de Trotsky retentissait comme l’appel d’une cloche au travail. Toute la signification de cette voix, tout son sens et le sens même de notre travail des prochaines années en deviennent parfaitement clairs... » etc. Il est vrai que le caractère expansif de Radek est devenu proverbial ; il peut faire ainsi, mais il peut autrement. Ce qui importe beaucoup plus, c’est que ces lignes ont été imprimées dans l’organe central du parti, du vivant de Lénine, et que personne ne les a prises pour une dissonance.

En 1923, comme le complot de la « troïka » existait déjà, Lounatcharsky fut un des premiers à faire valoir l’autorité de Zinoviev. Mais comment lui fallut-il entamer cette entreprise ?
« Bien entendu, écrivait-il dans son portrait de Zinoviev, Lénine et Trotsky sont devenus les personnalités les plus populaires en amour ou en haine de notre époque, à peu près pour tout le globe terrestre. Zinoviev reste un peu en arrière, mais il faut remarquer que Lénine et Trotsky étaient comptés depuis longtemps dans nos rangs comme des hommes d’un talent si exceptionnel, comme des leaders si incontestables que leur montée prodigieuse pendant la révolution n’a pu éveiller en personne un particulier étonnement. »
Si je cite ces pompeux panégyriques d’un goût douteux, c’est seulement parce que j’en ai besoin comme d’éléments pour l’ensemble du tableau, ou bien, si l’on veut, comme de témoignages dans un procès.

C’est avec un véritable dégoût que je dois encore citer un troisième témoin, Iaroslavsky, dont les louanges sont, à vrai dire, plus intolérables que les diatribes. Cet homme joue actuellement un rôle très important dans le parti, donnant, par l’insignifiance de sa valeur spirituelle, la mesure de la chute des dirigeants. Iaroslavsky ne s’est élevé à jouer son rôle actuel que par les degrés des calomnies qu’il a dressées contre moi. En qualité de falsificateur officiel de l’histoire du parti, il représente le passé comme une lutte incessante de Trotsky contre Lénine. Inutile de dire que Trotsky a « sous-estimé », « ignoré » la classe paysanne, qu’il ne l’a pas « remarquée ». Pourtant, en février 1923, à un moment où Iaroslavsky devait déjà connaître suffisamment bien mes rapports avec Lénine et mon opinion sur la classe paysanne, il caractérisait dans les termes suivants mon passé, mes premiers pas dans l’action littéraire (1900-1902) par un grand article :
« La brillante activité de littérateur-publiciste du camarade Trotsky lui a fait un nom mondial de « roi des pamphlétaires » : c’est ainsi que le nomme l’écrivain anglais Bernard Shaw. Quiconque, depuis un quart de siècle, a été au courant de cette activité doit se persuader que ce talent particulièrement éclatant... » etc., etc.

« Nombreux, probablement, sont ceux qui ont vu une photographie de Trotsky adolescent, laquelle est assez répandue, etc. ; sous ce front haut, bouillonnait alors déjà un torrent d’images, de pensées, de sentiments qui parfois entraînèrent le camarade Trotsky un peu à l’écart de la grand’route historique, qui le forcèrent parfois à choisir soit des détours trop accentués, soit un chemin trop témérairement brusqué vers un point que l’on ne pouvait atteindre. Mais, dans toutes ces recherches, nous voyons un homme profondément dévoué à la révolution, qui a grandi pour jouer le rôle de tribun, dont le langage extrêmement acerbe, et souple comme l’acier, brise l’adversaire... » etc., etc.
Iaroslavsky continue, ivre de mots, ainsi :
« Les Sibériens lisaient avec enthousiasme ces brillants articles et en attendaient d’autres avec impatience. Peu nombreux étaient ceux qui en connaissaient l’auteur, et ceux qui connaissaient Trotsky ne pensaient pas le moins du monde alors qu’il serait un des dirigeants reconnus de l’armée la plus révolutionnaire et de la plus grande révolution dans le monde. »
Il en va encore plus mal, si possible, avec Iaroslavsky quand il prétend que j’ai voulu « ignorer » la classe paysanne. Le début de mon activité littéraire fut consacré aux campagnes. Voici ce qu’en dit Iaroslavsky :
« Trotsky ne put passer un certain temps dans un village de Sibérie sans entrer dans tous les détails de sa vie. Et, avant tout, son attention se porte sur l’appareil administratif du village sibérien. Dans une série de correspondances, il donne une brillante caractéristique de cet appareil... » Plus loin : « Trotsky ne voyait autour de lui que le village. Il souffrait à voir de tels besoins. Il se sentait écrasé par l’impuissance des ruraux, par les dénis de droit qui les atteignaient. »
Iaroslavsky demandait alors que mes articles sur la vie des campagnes fussent inclus dans une chrestomathie. Tout cela en 1923, en février, dans le mois où fut créée la légende d’après laquelle je ne me préoccupais nullement des ruraux. Mais Iaroslavsky se trouvait en Sibérie et, par. suite, n’était pas encore au courant du « léninisme ».

Le dernier exemple que je veuille donner concerne Staline.

Dès le premier anniversaire de la révolution d’Octobre, il avait écrit un article dirigé, d’une façon déguisée, contre moi. Pour expliquer cela, il faut rappeler que, dans la période de la préparation d’Octobre, Lénine se cachait en Finlande, que Kaménev, Zinoviev, Rykov, Kalinine s’opposaient à l’insurrection et que personne ne savait rien de Staline. Il en résulta que le parti rattachait le coup d’Etat d’Octobre surtout à mon nom. Au premier anniversaire d’Octobre, Staline essaya d’atténuer cette impression, remontrant contre moi qu’il y avait en une direction générale du comité central. Mais, pour que son exposé fût plus ou moins acceptable, il fut forcé d’écrire ceci :
« Tout le travail d’organisation pratique de l’insurrection se fit sous la direction immédiate de Trotsky, président du soviet de Pétrograd. On peut dire en toute assurance que le parti doit avant tout et surtout au camarade Trotsky la rapide adhésion de la garnison du soviet et l’habile organisation du comité de guerre révolutionnaire. »
Si Staline écrivait ainsi, c’est parce que, en cette période, il était impossible, même pour lui, d’écrire autrement. Il a fallu des années d’attaques effrénées avant que Staline eût l’audace de dire à haute voix :
« Le camarade Trotsky n’a joué et ne pouvait jouer aucun rôle particulier ni dans le parti, ni dans la révolution d’Octobre. »
Quand on lui fit remarquer qu’il se contredisait, il répliqua en redoublant de grossièretés, simplement.
La « troïka » ne pouvait, en aucun cas, s’opposer à moi. Elle ne pouvait que m’opposer Lénine. Mais, pour cela, il eût fallu que Lénine eût perdu toute possibilité de s’opposer à la « troïka ». En d’autres termes, pour le succès de la campagne de la « troïka », il fallait ou bien que Lénine fût malade sans espoir de guérison, ou bien que son cadavre embaumé reposât dans un mausolée. Et encore cela ne suffisait-il pas. Il fallait que, pendant que l’on mènerait la campagne, je fusse sorti des rangs. C’est ce qui arriva pendant l’automne de 1923.

Je ne m’occupe pas ici d’une philosophie de l’histoire ; je montre quelle a été ma vie sur le fond des événements auxquels elle s’est attachée. Mais il est impossible de ne pas noter en passant comment le hasard vient à propos à l’aide de ce qui est la règle juste. A en parler plus largement, tout le processus historique est le prisme de la règle juste vue à travers le fortuit. Si nous nous servons du langage de la biologie, on peut dire que la règle rationnelle de l’histoire se réalise par une sélection naturelle des faits accidentels. C’est sur cette base que se développe l’activité humaine consciente qui soumet l’accidentel à une sélection artificielle...
*
**
Mais ici, je dois interrompre mon exposé pour parler de mon ami Ivan Vassiliévitch Zaïtsev, du village de Kalochino, qui se trouve sur la rivière Doubna. La région s’appelle Zabolotié et, comme l’indique son nom, est riche en gibier d’eau. La rivière de la Doubna, en cet endroit, déborde sur de grandes étendues. Les marais, les lacs, les petites mares, encadrés de roseaux, forment un large ruban qui s’étend presque sur quarante kilomètres. Au printemps, il y a des vols d’oies sauvages, de grues, de canards de toutes espèces, de bécasses, de bécassines et bécassons, toute la confrérie qui hante les marécages. A deux kilomètres, dans des fourrés, parmi des plaques de mousse, sur l’airelle rouge, les coqs de bruyère font leur toc-toc. Ivan Vassiliévitch fait avancer avec une seule rame courte son léger esquif creusé dans un tronc, par un étroit canal entre les bords marécageux. Le passage a été ouvert on ne sait quand, il y a peut-être deux ou trois cents ans ou plus, et l’on est obligé, chaque année, de le draguer pour qu’il ne s’envase pas. Il faut partir de Kalochino à minuit pour arriver à temps à la hutte, avant l’aube. La tourbière, à chaque pas que l’on fait, soulève son ventre onduleux. Autrefois, cela me faisait peur. Mais Ivan Vassiliévitch, dès ma première visite, me dit :

— Vas-y hardiment. Il est arrivé qu’on se noie dans le lac, mais personne ne s’est jamais perdu dans le marais.

Notre bateau est si léger et instable qu’il vaut mieux s’y tenir couché sur le dos, sans bouger, surtout quand il y a du vent. Les nautonniers, d’ordinaire, se mettent à genoux pour plus de sécurité. Seul, Ivan Vassiliévitch, bien qu’il soit boiteux, se dresse de toute sa taille, il est le grand maître de la chasse aux canards en ces lieux. Son père, son grand-père, et son bisaïeul étaient des spécialistes du canard. Il faut croire que leur ancêtre fournissait des canards, des oies et des cygnes à la table d’Ivan le Terrible. Zaïtsev ne s’intéresse pas à la chasse du coq de bruyère, du tétras, de la bécasse.

— Ça n’est pas dans ma partie, dit-il brièvement.

En revanche, il connaît à fond le canard, sa plume, sa voix, son âme. Debout dans notre nacelle, Ivan Vassiliévitch relève sur l’eau, de temps à autre, une plume, une autre, l’examine et dit :

— On va aller avec toi du côté de Gouchtchino ; hiarsoir, le canard, i’ s’est posé là...

— Et comment le sais-tu ?

— La plume, tu vois, e’ s’tient sur l’eau, elle est pas mouillée ; c’est de la plume fraîche, elle a volé hiarsoir, et ça ne pouvait pas voler d’un autre côté que sur Gouchtchino.

Et voici les résultats : tandis que d’autres chercheurs ne rapportent qu’une paire ou deux de canards, nous en rapportions, Ivan Vassiliévitch et moi, une dizaine, quelquefois même quinze. A lui le mérite, à moi l’honneur. Il en est souvent ainsi dans la vie. Dans la hutte de roseau, Ivan Vassiliévitch porte à ses lèvres une paume caleuse et il cancane si tendrement de la part de la femelle que le plus prudent des mâles, même après avoir essuyé bien d’autres coups de feu, ne peut résister à cette séduction et vient décrire un cercle autour de la hutte, ou bien même se pose sur l’eau à cinq pas, si près que l’on a comme honte de tirer. Zaïtsev remarque tout, sait tout, flaire tout.

— Prépare-toi, me chuchote-t-il. En v’là un qui vient droit sur toi.

Je vois au loin, au-dessus d’un bois, les deux virgules des ailes, mais je ne saurais deviner que ce mâle est de l’espèce nommée par Ivan Vassiliévitch ; non, lui seul, grand maître de la confrérie canardière, en est capable. Cependant l’oiseau vient directement à moi. Si je le manque, Ivan Vassiliévitch émet un très léger grognement, imperceptible, poli. Mais mieux vaudrait n’être jamais né que d’entendre derrière soi ce son grinçant.

Avant la guerre, Zaïtsev travaillait dans une manufacture textile. Maintenant encore, il va passer l’hiver à Moscou, pour travailler tantôt dans une chaufferie, tantôt dans une centrale d’électricité. Au cours des premières années qui suivirent la révolution, des combats furent livrés dans le pays d’Ivan Vassiliévitch ; les bois et les tourbières brûlaient ; les champs restaient nus ; les canards ne venaient plus. Et Zaïtsev doutait du nouveau régime. Mais à partir de 1920, les canards reparurent, ou plus exactement parlant, arrivèrent en masse, et Ivan Vassiliévitch reconnut sans réserve le pouvoir des soviets.

Pendant tout une année, il y eut, à deux kilomètres de chez lui, une petite manufacture soviétique de mèches de lampes. Le directeur était l’ancien chauffeur de mon train militaire. La femme et la fille de Zaïtsev rapportaient chacune de la fabrique trente roubles par mois. C’était une opulence inouïe. Mais bientôt, la fabrique ayant fourni des mèches de lampes à tout le district, dut fermer. Et alors c’est le canard qui redevint la base du bien-être familial.

Le 1er mai, Ivan Vassiliévitch eut une place au grand théâtre de Moscou, dans une baignoire donnant sur la scène, là où l’on place les hôtes d’honneur. Il était assis au premier rang, ramenant sous lui sa jambe boiteuse, un peu troublé, mais gardant, comme toujours, sa dignité, et il m’écoutait faire mon rapport. C’était Mouralov qui l’avait amené, Mouralov avec qui, habituellement, nous partagions les joies et les désagréments de la chasse. Ivan Vassiliévitch fut content du rapport ; il avait absolument tout compris et il en fit un exposé à sa manière à Kalochino. Cela consolida encore notre amitié à tous trois. Il faut dire que les vieux veneurs, surtout ceux des environs de Moscou, sont un peuple dépravé ; ils se sont frottés de trop près aux seigneurs, ils s’entendent à flatter, à déformer la vérité, à se vanter. Mais Ivan Vassiliévitch n’est pas de ceux-là. Il y a en lui beaucoup de simplicité, une grande capacité d’observation et de la dignité personnelle. C’est parce que, dans l’âme, il n’est pas un industriel, mais un artiste de sa profession.

Lénine, lui aussi, allait à la chasse chez Zaïtsev, et Ivan Vassiliévitch montrait toujours l’endroit, dans un hangar en bois, où Lénine avait couché sur le foin. Lénine était un passionné chasseur, mais il chassait rarement. Il apportait à cet exercice trop de fougue, bien qu’il fût extrêmement mesuré dans les grandes affaires. Il arrive que de grands stratèges soient d’ordinaire de mauvais joueurs d’échecs ; de même, des hommes qui ont le génie du point de mire politique peuvent être des chasseurs médiocres. Je me rappelle que c’est presque avec du désespoir, comme s’il avait commis quelque chose à jamais irréparable, que Lénine se plaignit à moi d’avoir raté, dans une battue, un renard à vingt-cinq pas. Je le comprenais et mon coeur se remplissait de sympathie pour lui.

Je n’eus pas une seule fois l’occasion de chasser avec Lénine ; pourtant, nous en étions convenus bien des fois et nous avions pris les dernières dispositions. Dans les premières années qui suivirent la révolution, nous n’avions guère le temps de nous occuper de cela. Lénine ne sortait que rarement de Moscou pour gagner le large ; quant à moi, je ne connaissais guère que mon wagon, les états-majors, l’automobile, et je n’eus pas une seule occasion de prendre un fusil de chasse. Mais dans les dernières années, quand la guerre civile fut finie, il y eut toujours quelques circonstances imprévues qui nous empêchaient l’un ou l’autre, d’aller à la chasse ensemble. Ensuite Lénine tomba malade. Peu de temps avant qu’il s’alitât, nous étions convenus de nous rencontrer sur la rivière Chocha, dans le gouvernement de Tver. Mais l’auto de Lénine eut une panne sur un chemin de traverse et ne put me rejoindre. Lorsque Lénine se guérit de sa première attaque, il insista beaucoup pour qu’on lui permît de chasser. A la fin des fins, les médecins cédèrent, en posant cette condition qu’il ne se fatiguerait pas.

Au cours d’une conférence, agronomique je crois, Lénine alla s’asseoir à côté de Mouralov :

— Vous allez à la chasse assez souvent avec Trotsky ?

— Ça arrive.

— Et alors, ça marche ?

— Des fois.

— Emmenez-moi, hein ?

— Mais, pouvez-vous ? demande Mouralov prudemment.

— Oui, oui, on m’a permis... Alors vous me prenez ?

— Comment ne pas vous prendre, Vladimir Ilitch ?

— Comme ça, je ferai le coup de feu, hein ?

— On verra.

Cependant, Ilitch ne devait pas tirer son coup de fusil. Ce fut la maladie qui tira sur lui une deuxième fois. Ensuite vint le coup mortel.

Toute cette digression m’était nécessaire pour expliquer comment et pourquoi, un dimanche d’octobre 1923, je me trouvai à Zabolotié, sur le marais, au milieu des roseaux. C’était la nuit, il gelait un peu et, dans la hutte, j’étais assis, chaussé de bottes de feutre. Mais, le matin, le soleil donna une bonne chaleur, la glace du marais fondit. Un peu plus haut, l’automobile attendait. Le chauffeur Davydov, avec qui nous avions passé, coude à coude, à travers la guerre civile, brûlait comme toujours de l’impatience de savoir quel serait notre but. Du bateau à l’automobile, il n’y avait que cent pas à faire, pas plus. Mais à peine avais-je plongé mes bottes dans le marais que mes jambes se trouvèrent dans l’eau froide. Tandis que, sautillant, je courais jusqu’à la voiture, elles devinrent tout à fait glacées. Je m’assis à côté de Davydov et, me déchaussant, je me chauffai les pieds à la chaleur du moteur. Cependant le rhume l’emporta. Je dus m’aliter. Après l’influenza se déclara une fièvre pernicieuse. Les médecins m’interdirent de me lever. C’est ainsi que je restai couché tout le reste de l’automne et l’hiver. Il en résulta que je fus malade pendant toute la discussion de 1923 contre le « trotskysme ». On peut prévoir une révolution, une guerre, mais il est impossible de prévoir les conséquences d’une chasse au canard en automne.
*
**
Lénine était couché à Gorki ; moi au Kremlin. Les épigones élargissaient les cercles du complot. Dans les premiers temps, ils agirent avec circonspection, sournoisement, mêlant à leurs éloges des doses de plus en plus fortes de poison. Zinoviev même, le plus impatient d’entre eux, enveloppait la calomnie de maintes réserves.
« L’autorité du camarade Trotsky est connue de tous, —disait-il, le 15 décembre 1923, dans une réunion du parti à Pétrograd,— de même que nous connaissons ses mérites. Dans notre milieu, on peut ne pas s’étendre là-dessus. Cependant, les fautes sont des fautes. Lorsqu’il m’est arrivé de me tromper, le parti m’a secoué assez sérieusement... »
Et ainsi de suite, dans le même ton d’offensive froussarde qui fut longtemps celui des conspirateurs. C’est seulement dans la mesure où ils avaient tâté le terrain et saisi des positions qu’ils devenaient plus hardis.

Toute une science nouvelle fut créée : fabrication de réputations artificielles, rédaction de biographies fantaisistes, de réclames pour des leaders désignés d’avance. Une discipline d’ordre spécial et de moindre importance fut instituée pour l’étude de la question d’un presidium honoraire. Depuis Octobre il était d’usage, dans d’innombrables assemblées, d’élire Lénine et Trotsky membres honoraires du bureau. Ces deux noms étaient d’ordinaire cités ensemble dans les conversations, dans les articles, dans les poèmes et les tchastouchki. Il s’agissait maintenant de séparer les deux noms, ne fût-ce que mécaniquement, pour les opposer ensuite l’un à l’autre sur le plan politique. On inscrivit d’abord comme membres des bureaux de présidence tous les membres du bureau politique. Ensuite, on établit les listes dans l’ordre alphabétique. Plus tard cette distribution fut modifiée au profit de la nouvelle hiérarchie de leaders. On mit Zinoviev en tête de liste. L’exemple fut donné par Pétrograd. Et quelque temps après, les membres d’honneur des presidiums ne comptaient plus Trotsky parmi eux. Des protestations véhémentes s’élevaient toujours dans les rangs des assemblées. Fréquemment, le président du bureau se trouvait forcé d’expliquer par un malentendu l’omission de mon nom. Mais le compte rendu de la presse n’en disait mot, bien entendu. Ensuite on donna la première place dans les listes à Staline. Quand un président d’assemblée avait ômis de faire ce que l’on attendait de lui, sa négligence était invariablement réparée par le compte rendu de presse. Des carrières s’édifiaient ou étaient brisées selon que les listes des bureaux d’honneur avaient été plus ou moins bien établies. Ce travail qui était, de tous, le plus persévérant et le plus systématique, était motivé par la nécessité de combattre « le culte des leaders ». A la conférence de Moscou, en janvier 1924, Préobrajensky dit aux épigones : « Oui, nous sommes contre le culte des leaders, mais nous ne voulons pas non plus qu’au lieu du culte d’un seul chef, on pratique celui de plusieurs autres de moindre envergure. »

« Ce furent de dures journées, —dit ma femme dans ses Mémoires,— des journées de lutte acharnée de L. D. au sein du bureau politique, contre ses membres. L. D. était seul contre tous et il était malade. A cause de son état de santé, les séances avaient lieu dans notre logement, je me tenais à côté, dans la chambre à coucher et j’entendais ce qu’il disait. Il parlait de toute son âme ; il semblait qu’à chaque discours il perdît une partie de ses forces, tant il y mettait « de son sang ». Et j’entendais, en réponse, de froides répliques indifférentes. Car tout avait été décidé d’avance. Pourquoi se serait-on ému ? Après chacune de ces séances, L. D. faisait de la température, il sortait de son cabinet trempé jusqu’aux os, se déshabillait et se couchait. Il fallait faire sécher son linge et ses vêtements comme s’il avait été pris sous une averse. Les séances étaient alors fréquentes, dans la chambre de L. D., dont le vieux tapis aux teintes fanées m’apparaissait, toutes les nuits, en rêve comme une panthère vivante : les séances tenues le jour devenaient des cauchemars nocturnes. Telle fut la première étape de la lutte avant qu’elle éclatât au dehors... »

Lorsque, plus tard, Zinoviev et Kaménev combattirent Staline, les secrets de cette première période furent révélés par les complices mêmes du complot. Car c’était bien un complot. Un bureau politique secret (la Sémiorka) fut créé, dont firent partie tous les membres du bureau politique officiel, sauf moi, mais avec, en plus, Kouïbychev, actuellement président du conseil supérieur de l’économie publique. Toutes les questions étaient résolues dans ce centre secret dont les participants étaient liés par une responsabilité mutuelle. Ils s’étaient engagés à ne pas polémiser entre eux et, en même temps, à chercher des occasions d’agir contre moi. Dans les organisations inférieures il existait des centres secrets du même genre, qui étaient rattachés à la « sémiorka » de Moscou par une sévère discipline. Pour la correspondance, ils avaient des chiffres particuliers. C’était une organisation illégale solidement constituée à l’intérieur du parti et qui, au début, n’était dirigée que contre un seul homme. Les responsables, dans le parti et dans l’Etat, étaient systématiquement choisis d’après un seul critère : « contre Trotsky ». Pendant le long « interrègne » que causa la maladie de Lénine, ce travail se fit infatigablement, mais, en même temps, avec prudence, sous le masque, afin de pouvoir conserver, dans le cas où Lénine reviendrait à la santé, les ponts que l’on avait minés. Les conspirateurs agissaient par allusions. On exigeait des candidats à telle ou telle fonction qu’ils devinassent ce qu’on attendait d’eux. Celui qui avait bien « deviné » obtenait de l’avancement. C’est ainsi que fut déterminé un certain genre de « carriérisme » qui plus tard s’appela ouvertement « l’anti-trotskysme ». Il fallut la mort de Lénine pour laisser les mains libres à cette conspiration et lui permettre de se manifester au grand jour. Le processus de la sélection du personnel gagna les degrés subalternes. Il ne fut plus possible d’occuper un poste de directeur d’usine, de secrétaire d’une cellule corporative, de président d’un comité exécutif de canton, de comptable, de dactylo, si l’on ne se recommandait pas de l’anti-trotskysme.

Les membres du parti qui élevaient la voix contre cette cabale devenaient victimes d’attaques perfides, motivées par des arguments complètement étrangers à la cause et fréquemment inventés. En revanche, les éléments d’un moral peu sûr qui, dans les cinq premières années du pouvoir soviétique avaient été implacablement expulsés du parti, s’assuraient maintenant au moyen d’une seule réplique lancée quelque part contre Trotsky.

Le même travail se fit, depuis la fin de 1923, dans toutes les sections de l’Internationale communiste : des leaders furent destitués, d’autres occupèrent leurs places, selon l’attitude qu’ils avaient pu prendre à l’égard de Trotsky. On procédait intensivement à une sélection artificielle des travailleurs, prenant non les meilleurs, mais les plus adaptés. Le courant général fut de remplacer les hommes indépendants et doués de talent par des médiocrités qui ne devaient leur situation qu’au bon plaisir de l’appareil.

L’expression la plus éminente de la médiocrité dans l’appareil, ce fut alors Staline qui montait.

La mort de Lénine et le déplacement du pouvoir

On m’a demandé plus d’une fois, on me demande encore : Comment avez-vous pu perdre le pouvoir ? Le plus souvent, cette question montre que l’interlocuteur se représente assez naïvement le pouvoir comme un objet matériel qu’on aurait laissé tomber, comme une montre ou un carnet qu’on aurait perdu. En réalité, lorsque des révolutionnaires qui ont dirigé la conquête du pouvoir arrivent à le perdre « sans combat » ou par catastrophe à une certaine étape, cela signifie que l’influence de certaines idées et de certains états d’âme est décroissante dans la sphère dirigeante de la révolution, ou bien que la décadence de l’esprit révolutionnaire a lieu dans les masses mêmes, ou bien enfin que l’un et l’autre milieu sont à leur déclin.

Les cadres dirigeants de ce parti sortis de l’action clandestine étaient animés par des tendances révolutionnaires que les leaders de la première période de la révolution formulèrent le plus clairement et le mieux, qu’ils mirent en pratique le plus complètement et avec le plus de succès. C’est cela qui, précisément, fit d’eux les leaders du parti, et par l’intermédiaire du parti, les leaders de la classe ouvrière et, par la classe ouvrière, les conducteurs du pays. C’est par cette voie que certains hommes concentrèrent le pouvoir entre leurs mains.

Mais les idées de la première période de la révolution perdaient insensiblement de leur influence sur les esprits de la sphère du parti qui possédaient le pouvoir immédiat pour gouverner le pays. Dans le pays même, des processus avaient lieu que l’on peut englober sous le terme général de réaction. Ces processus atteignirent plus ou moins la classe ouvrière, et notamment, les éléments ouvriers du parti. La sphère qui composait l’appareil du pouvoir eut alors des desseins nouveaux, distincts, auxquels elle s’efforça de subordonner la révolution. Entre les leaders qui traçaient la ligne historique de la classe et qui savaient voir par-dessus l’appareil, et cet appareil lui-même —énorme, lourd à manier, de composition hétérogène, qui absorbe facilement le communiste moyen,— une disjonction commença à s’esquisser. D’abord elle fut de caractère plus psychologique que politique. Les journées de la veille étaient encore trop récentes. Les mots d’ordre d’Octobre ne s’étaient pas encore effacés dans les mémoires. L’autorité personnelle des leaders de la première période était grande. Mais, sous le couvert des formes traditionnelles, une nouvelle psychologie se formait. Les perspectives internationales s’estompaient. Le travail quotidien absorbait totalement les hommes. De nouvelles méthodes, qui devaient servir à atteindre les buts fixés naguère, créaient de nouveaux desseins et, avant tout, une nouvelle psychologie. Pour nombre et nombre de gens, une situation temporaire apparut comme une station terminus. Un type nouveau se forma.

Les révolutionnaires, en fin de compte, sont faits de la même matière sociale que tous les autres hommes. Mais ils doivent avoir certaines particularités personnelles saillantes qui ont permis au processus historique de les distinguer des autres et de les grouper séparément. La vie commune, le travail théorique, la lutte sous un certain drapeau, la discipline collective, la trempe acquise sous le feu des dangers forment peu à peu le type révolutionnaire. On a pleinement le droit de parler du type psychologique du bolchevik pour l’opposer, par exemple, à celui du menchévik. Avec une suffisante expérience, on distingue même, à vue d’oeil, un bolchevik d’un menchévik, et le pourcentage des erreurs n’est pas élevé.

Cela ne signifie pourtant pas que, dans un bolchevik, tout ait toujours été du bolchevisme.

Transformer une certaine conception du monde en chair et en os, lui subordonner tous les aspects de sa conscience et combiner avec elle un monde de sentiments personnels —cela n’est pas donné à tous, c’est plutôt le privilège d’un petit nombre. Dans la masse ouvrière, cela est compensé par l’instinct de classe qui, dans les époques critiques, atteint à une grande subtilité.

Il y a, cependant, dans le parti et dans l’Etat, un grand nombre de révolutionnaires qui, quoique sortis en majorité de la masse, se sont depuis longtemps détachés d’elle et qui, par leur situation, s’opposent à elle. L’instinct de classe, en eux, s’est déjà évaporé. D’autre part, il leur manque une stabilité théorique et la largeur de vue pour embrasser le processus dans son ensemble. Dans leur psychologie, il subsiste un bon nombre d’endroits non défendus, à travers lesquels —lorsque la situation change— pénètrent librement des influences idéologiques hétérogènes et hostiles.

Dans les périodes de lutte clandestine, de soulèvements, de guerre civile, les éléments de cette sorte n’étaient que des soldats du parti. Dans leur conscience, une seule corde résonnait, et elle était au diapason du parti. Mais lorsque la tension fut moindre, lorsque les nomades de la révolution en vinrent à se fixer sur place, en eux se réveillèrent, s’animèrent et se développèrent les traits de caractère de l’homme du commun, les sympathies et les goûts de fonctionnaires contents d’eux-mêmes.

Fréquemment, certaines observations qui échappaient à Kalinine, à Vorochilov, à Staline, à Rykov, donnèrent de l’inquiétude. D’où cela vient-il ? me demandai-je. De quel trou cela sort-il ? Arrivant à telle ou telle séance, je trouvais des groupes en conversations qui cessaient souvent en ma présence. Dans ces causeries il n’y avait rien qui fût dirigé contre moi. Il n’y avait rien de contraire aux principes du parti. Mais l’état d’esprit était celui d’une tranquillisation morale, de la satisfaction de soi-même, d’un contentement trivial. Les gens éprouvaient tout à coup le besoin de se confesser entre eux de ce nouvel état d’esprit, et il est à propos de dire que les bavardages malveillants prenaient là leur large place. Auparavant, ces hommes en auraient éprouvé de la gêne non seulement devant Lénine et moi, mais devant eux-mêmes. Quand la vulgarité se révélait, par exemple dans une parole de Staline, Lénine, sans relever sa tête penchée très bas sur un papier, promenait de côté et d’autre un regard en-dessous, comme pour voir si quelqu’un d’autre que lui avait compris à quel point le propos de Staline était intolérable. En de tels cas, il suffisait d’un bref coup d’oeil ou d’une intonation pour que notre solidarité à Lénine et à moi nous apparût incontestable dans ces jugements psychologiques.
Si je n’ai pas pris part aux distractions qui entraient de plus en plus dans les moeurs de la nouvelle sphère dirigeante, ce n’est pas par moralité ; c’est simplement parce que je n’avais pas envie de subir les épreuves du pire ennui. Aller en visite les uns chez les autres, être assidu à des représentations de ballets, assister à des beuveries collectives dans lesquelles on médisait des absents, cela ne me séduisait pas du tout. La nouvelle sphère supérieure sentait que ce genre de vie ne me convenait pas. Elle ne tâchait même pas de m’y engager. C’est pour cette même raison que bien des causeries de groupes cessaient dès que j’apparaissais et que les causeurs se séparaient, un peu confus pour eux-mêmes, avec une certaine hostilité à mon égard. Et cela marqua, si l’on veut, que je commençais à perdre le pouvoir.

Je me borne ici au côté psychologique de l’affaire, laissant à part les dessous sociaux, c’est-à-dire les modifications anatomiques de la société révolutionnaire. En fin de compte, ce sont, bien entendu, ces modifications qui décident. Mais on est obligé de prendre un contact immédiat avec leurs reflets psychologiques. Les événements internes se développaient relativement lentement, facilitant les processus moléculaires de la dégénérescence de la sphère supérieure et ne laissant presque pas de place pour que les deux positions inconciliables pussent s’affronter devant les masses. A cela, il faut encore ajouter que le nouvel état d’esprit resta longtemps et reste encore masqué par des formules traditionnelles. Il n’en était que plus difficile de déterminer jusqu’à quelle profondeur allait le processus de dégénérescence. Le complot de Thermidor, à la fin du XVIIIe siècle, préparé par la marche même de la révolution, avait éclaté d’un seul coup et avait pris la forme d’un dénouement sanglant. Notre Thermidor à nous traîna en longueur. La guillotine fut remplacée, du moins pour un laps de temps qu’on ne saurait déterminer, par le mensonge. La falsification du passé, systématique, organisée selon la méthode de la « chaîne », devint l’instrument d’une transformation de l’armement idéologique du parti officiel. La maladie de Lénine, et l’expectative où l’on se tenait pour le cas où il reviendrait à la direction, créèrent une situation provisoire indéterminée qui dura, avec un intervalle, près de deux ans. Si le mouvement révolutionnaire avait été en période ascendante, les atermoiements auraient profité à l’opposition. Mais la révolution essuyait alors, dans le plan international, défaites sur défaites, et les ajournements profitèrent au réformisme national, fortifiant automatiquement la bureaucratie de Staline contre moi et mes amis politiques. La campagne engagée contre la théorie de la révolution permanente, campagne due à de vrais philistins, à des ignorants, persécution tout simplement bête, provint précisément de ces sources psychologiques. Jacassant devant une bouteille ou revenant d’un spectacle de ballets, tel fonctionnaire content de lui-même, disait à tel autre non moins satisfait : « Trotsky n’a en tête que la révolution permanente. » A cela se rattachent les accusations qui ont été portées contre moi de n’avoir pas le sentiment de l’équipe, d’être un individualiste, un aristocrate. « On ne peut pas tout faire et agir tout le temps pour la révolution ; il faut aussi songer à soi »— cet état d’esprit se traduisait ainsi : « A bas la révolution permanente ! » La protestation élevée contre les exigences théoriques du marxisme et les exigences politiques de la révolution prenaient graduellement, pour ces gens-là, la. forme d’une lutte contre le « trotskysme ». Sous cette enseigne, le petit bourgeois se dégageait dans le bolchevik. Voilà en quoi consista la perte par moi du pouvoir, et ce qui détermina les formes dans lesquelles cette perte eut lieu.

J’ai raconté comment, sur son lit de mort, Lénine avait dirigé son coup contre Staline et ses alliés, Dzerjinsky et Ordjonikidzé. Lénine appréciait hautement Dzerjinsky. Il y eut entre eux un refroidissement lorsque Dzerjinsky comprit que Lénine ne le jugeait pas capable de diriger un travail d’économie. C’est précisément ce qui poussa Dzerjinsky dans la direction de Staline. Alors, Lénine estima nécessaire de frapper sur Dzerjinsky comme sur l’appui de Staline. Quant à Ordjonikidzé, Lénine voulait l’exclure du parti pour avoir démontré des qualités de général-gouverneur. Le billet dans lequel Lénine promettait aux bolcheviks de Géorgie de les soutenir sans réserves contre Staline, Dzerjinsky et Ordjonikidzé, était adressé à Mdivani. Le sort de ces quatre montre le plus clairement quel revirement a été fait par la fraction stalinienne dans le parti. Après la mort de Lénine, Dzerjinsky fut placé à la tête du conseil supérieur de l’économie publique, c’est-à-dire à la tête de toute l’industrie d’Etat. Ordjonikidzé, que Lénine voulait exclure du parti, fut mis à la tête de la commission centrale de contrôle. Staline ne resta pas seulement, malgré Lénine, secrétaire général du parti, mais il obtint de l’appareil des pouvoirs inouïs. Enfin, Boudou Mdivani, avec qui Lénine se solidarisait contre Staline, est actuellement enfermé dans la prison de Tobolsk. Le même « regroupement » a été fait dans toute la direction du parti, du haut en bas. Bien plus : dans tous les partis de l’Internationale sans exception. Entre l’époque des épigones et celle de Lénine, il n’y a pas seulement un abîme idéologique, il y a aussi un changement d’organisation très achevé.

Staline a été l’instrument principal de cette transformation. Il a du sens pratique, de la persévérance, de l’insistance dans la poursuite des buts qu’il s’est assignés. L’étendue de ses vues politiques est extrêmement limitée. Son niveau théorique est tout à fait primitif. Son ouvrage de compilateur, Les Bases du Léninisme, dans lequel il a essayé de payer son tribut aux traditions théoriques du parti, foisonne en erreurs d’écolier. Comme il ne connaît pas les langues étrangères, il est forcé de suivre la vie politique des autres pays uniquement d’après ce qui lui en est rapporté. Par sa formation d’esprit, cet empirique entêté manque d’imagination créatrice. Pour la sphère supérieure du parti (dans les cercles plus larges, on ne le connaissait pas en général) il a toujours paru créé pour jouer des rôles de deuxième et de troisième ordre. Et le fait qu’il joue maintenant le premier rôle est caractéristique, non pas tant pour lui que pour la période transitoire du glissement politique. Déjà Helvétius disait : « Toute époque a ses grands hommes, et, quand elle ne les a pas, elle les invente. » Le stalinisme est, avant tout, le travail automatique d’un appareil sans personnalité au déclin de la révolution.

*
**

Lénine expira le 21 janvier 1924. La mort ne fut pour lui qu’une délivrance de ses douleurs physiques et morales. Il n’a pu ressentir son impuissance, avant tout la privation de la parole alors qu’il était en pleine conscience, que comme une humiliation intolérable. Déjà, il ne pouvait plus supporter les médecins, leur ton protecteur, leurs petites plaisanteries banales, les phrases mensongères qu’ils prononçaient pour donner de l’espoir. Tant qu’il fut capable de parler, il posait, d’un air indifférent, des questions aux docteurs pour vérifier ; il les surprenait sans qu’ils s’en aperçussent, dans leurs contradictions, obtenait de plus amples explications et jetait lui-même un coup d’oeil dans les livres de médecine. Comme en toute autre affaire, il s’efforçait d’arriver avant tout à la clarté. Le seul des médecins qu’il tolérait bien était Fédor Alexandrovitch Guétier. C’était un bon médecin, absolument dépourvu de l’esprit de courtisanerie ; il avait pour Lénine et Kroupskaïa une véritable affection d’homme à homme. En cette période, alors que Lénine n’admettait pas auprès de lui d’autres docteurs, Guétier ne trouvait aucun obstacle quand il venait le voir. Guétier fut aussi l’ami intime et le médecin de notre famille pendant toutes les années de la révolution. Grâce à quoi nous eûmes toujours les rapports les plus consciencieux et les plus réfléchis sur l’état de santé de Vladimir Ilitch, rapports qui complétaient et corrigeaient les ternes bulletins officiels.

J’ai demandé plus d’une fois à Guétier si, dans le cas où Lénine guérirait, ses facultés mentales conserveraient leur vigueur. Guétier répondait à peu près ainsi : la tendance à la fatigue sera plus grande, la netteté du travail ne sera pas celle d’autrefois, mais le virtuose restera un virtuose.
Dans l’intervalle entre la première et la deuxième crise, ce diagnostic fut entièrement confirmé. A la fin des séances du bureau politique, Lénine donnait l’impression d’un homme absolument épuisé. Tous les muscles du visage étaient relâchés, l’éclat des yeux s’éteignait et même son front puissant se ternissait, ses épaules tombaient lourdement ; —l’expression de son visage et de tout son corps pouvait se résumer en un seul mot : lassitude. En ces minutes inquiétantes, Lénine me semblait condamné. Mais quand il avait passé une bonne nuit, il retrouvait toute sa force de pensée. Les articles qu’il a écrits d’une crise à l’autre sont au niveau de ses meilleurs écrits. La lymphe qui nourrissait la source était la même, mais elle se raréfiait. Cependant, même après la deuxième crise, Guétier ne nous ôtait pas le dernier espoir. Mais ses appréciations devenaient de plus en plus attristantes. La maladie se prolongeait. Sans haine mais sans pitié, les forces aveugles de la nature enfonçaient le grand malade dans une impuissance sans issue. Lénine ne pouvait pas et ne devait pas vivre en invalide. Pourtant, tous, nous ne perdions pas l’espoir de le voir guérir.

Son mauvais état de santé se prolongeait cependant.

« Sur les instances des médecins, écrit N. I. Sédova, on transféra L. D. à la campagne. Là, Guétier le visitait souvent, le traitant avec des soins et une tendresse sincères. Guétier ne s’intéressait pas à la politique, mais il souffrait profondément pour nous, ne sachant comment exprimer sa sympathie. La persécution engagée contre nous le prit à l’improviste. Il ne comprenait pas, attendait et se tourmentait. A Arkhanguelskoïé il me parla avec émotion de la nécessité d’emmener L. D. à Soukhoum. A la fin des fins, nous nous y décidâmes. C’est un long voyage, par Bakou, Tiflis, Batoum ; il fut encore plus long parce que la voie ferrée était encombrée de neige. Mais le voyage agissait plutôt comme un calmant. A mesure que nous nous éloignions de Moscou, nous nous détachions un peu des circonstances pénibles que nous avions vécues dans les derniers temps. Cependant, mon sentiment était d’emmener un grand malade. J’étais dans une incertitude accablante, me demandant quelle serait notre vie à Soukhoum, si ceux qui nous entoureraient seraient des amis ou des ennemis ? »
Le 21 janvier nous trouva en gare de Tiflis, en route vers Soukhoum. J’étais avec ma femme dans le compartiment de travail de mon wagon et, comme toujours, en cette période, j’avais de la fièvre. Après avoir frappé, mon fidèle collaborateur Sermux, qui m’accompagnait jusqu’à Soukhoum, entra. A sa façon d’entrer, à sa face d’un gris verdâtre, à ses yeux vitreux qui m’évitaient, à la façon dont il me tendit un papier, je pressentis une catastrophe. C’était un télégramme déchiffré de Staline, m’annonçant la mort de Lénine. Je passai le papier à ma femme qui avait déjà eu le temps de comprendre tout...
Les autorités de Tiflis reçurent bientôt le même télégramme. La nouvelle de la mort de Lénine se répandait rapidement par ondes. J’obtins la liaison par fil direct avec le Kremlin. J’eus cette réponse : « Funérailles samedi, de toutes façons n’arriverez pas, conseillons suivre traitement. » Il n’y avait donc plus à choisir. En réalité, les obsèques n’eurent lieu que le dimanche et j’aurais pu parfaitement arriver à temps à Moscou. Si invraisemblable que cela puisse paraître, on me trompa sur la date des funérailles. Les conspirateurs avaient justement calculé qu’il ne me viendrait pas à l’idée de vérifier leurs dires et que, plus tard, on pourrait toujours inventer une explication. Je rappelle que je ne fus informé de la première crise de maladie de Lénine que le surlendemain. C’était une méthode. Le but était de gagner du temps.

Les camarades de Tiflis me demandaient de dire immédiatement mon mot sur la mort de Lénine. Mais je n’avais plus qu’un seul besoin : celui de rester seul. Je ne pouvais prendre la plume en main. Le texte bref du télégramme de Moscou bourdonnait dans ma tête. Les camarades qui s’étaient réunis attendaient, cependant, un écho. Ils avaient raison. J’écrivis des lignes d’adieu : Lénine est mort. Lénine n’est plus... Je transmis par fil direct ces quelques lignes écrites à la main.

« Nous arrivâmes tout à fait épuisés écrit ma femme. C’était la première fois que nous voyions Soukhoum. Les mimosas étaient en fleurs, ils étaient nombreux. Des palmiers superbes. Des camélias. Nous étions en janvier et, à Moscou régnaient les gelées les plus dures. Les habitants de l’Abkhazie nous accueillirent très amicalement. Dans le réfectoire de la maison de repos, deux portraits étaient suspendus l’un à côté de l’autre, l’un enveloppé d’un crêpe, celui de Vladimir Ilitch, l’autre étant celui de L. D. Nous avions envie d’enlever ce dernier, mais nous ne nous y décidâmes pas, craignant de faire quelque chose dans le genre d’une manifestation. »

A Soukhoum, je restai couché de longues journées, sur un balcon, face à la mer. Bien que ce fût le mois de janvier, le soleil brillait clair et chaud au ciel. Entre le balcon et la mer étincelante s’élevaient des palmiers. La sensation constante de la fièvre s’ajoutait à la pensée bourdonnante de la mort de Lénine. Je revoyais en esprit les étapes de ma vie, mes rencontres avec Lénine, les dissentiments, les polémiques, les rapprochements, le travail commun. Certains épisodes revenaient, d’une clarté fantastique. Peu à peu, tout l’ensemble se dessina avec une netteté de plus en plus grande. Je me représentai bien plus clairement les « disciples » qui avaient été fidèles au maître dans les petites choses mais non dans les grandes. Avec le souffle de la mer, de tout mon être, je me pénétrai de l’assurance en la justesse de mes vues historiques contre les épigones...

27 janvier 1924. Au-dessus des palmiers, au-dessus de la mer, un calme régnait sous la voûte bleue. Tout à coup des salves éclatèrent. Le tir pressé venait de quelque part d’en bas, du côté de la mer. C’était le salut de Soukhoum au chef dont on célébrait les obsèques à cette heure. Je pensais à lui, et à celle qui avait été sa compagne pendant de longues années et qui s’était assimilé le monde entier à travers lui ; maintenant, elle l’ensevelissait et ne pouvait pas se sentir autrement que très seule parmi les millions d’hommes qui s’affligeaient autour d’elle, mais autrement qu’elle, non comme elle. Oui, je pensais à Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa. J’avais envie de lui dire, de l’endroit où j’étais, un mot de salutation affectueuse, de sympathie, un mot caressant. Mais je ne m’y décidai pas. Toute parole semblait trop légère devant le poids de l’événement. Je craignais que cela n’eût un ton conventionnel. Je fus ému au plus profond, d’un sentiment de gratitude, lorsque, quelques jours plus tard, sans m’y attendre, je reçus de Nadejda Konstantinovna, la lettre suivante :

« Cher Lev Davidovitch,

« Je vous écris pour vous raconter qu’environ un mois avant sa mort, parcourant votre livre, Vladimir Ilitch s’arrêta au passage où vous donnez une caractéristique de Marx et de Lénine, et me pria de lui relire encore une fois ces lignes, et les écouta très attentivement, et ensuite voulut les revoir encore une fois de ses yeux.

« Et voici ce que je veux encore vous dire : les sentiments que Vladimir Ilitch a conçus pour vous lorsque vous êtes venu chez nous à Londres, arrivant de Sibérie, n’ont pas changé jusqu’à sa mort.
« Je vous souhaite, Lev Davidovitch, de garder vos forces et votre santé et je vous embrasse bien fort. N. Kroupskaïa. »

Dans le petit livre que Vladimir Ilitch examina un mois avant sa mort, j’établissais un parallèle entre Lénine et Marx. Je connaissais trop bien l’attitude de Lénine à l’égard de Marx, attitude toute pleine de l’affection reconnaissante du disciple et —de fougue dans le sentiment de la distance. Les rapports du maître à l’élève devinrent, par la marche de l’histoire, ceux du théoricien précurseur au premier praticien. Dans mon article, je modifiais ce qu’il y avait de traditionnel dans le sentiment de la distance. Marx et Lénine, qui sont, historiquement, si étroitement liés et, en même temps, si différents, furent pour moi deux sommets de la puissance spirituelle de l’homme. Et je fus heureux d’apprendre que Lénine, peu avant sa fin, avait lu avec attention, peut-être avec émotion, ce que j ’avais écrit de lui, car les dimensions de Marx étaient à ses yeux celles d’un Titan quand il s’agissait de mesurer une personnalité.

Ce n’était pas avec une moindre émotion que je lisais la lettre de Kroupskaïa. Elle évoquait deux points extrêmes de ma liaison avec Lénine : la journée d’octobre 1902 où, après mon évasion de Sibérie, de grand matin, je tirai Lénine de son dur petit lit de Londres, et la fin de décembre 1923, quand Lénine, par deux fois, lut mon appréciation sur l’oeuvre de sa vie. Entre ces deux extrémités, vingt années s’étaient écoulées, d’abord de travail en commun, puis d’une lutte acharnée de fractions, puis encore de travail commun sur une base historique plus élevée. Selon Hegel : thèse, antithèse, synthèse. Et Kroupskaïa certifiait que l’attitude de Lénine à mon égard, malgré une période prolongée d’antithèse, restait ce qu’elle avait été à Londres : c’est-à-dire un soutien chaleureux, un attachement amical. Mais, déjà, sur une base historique plus haute. Même s’il n’existait aucun autre document, tous les volumes entassés par les falsificateurs ne l’emporteraient pas devant le jugement de l’histoire sur le petit billet que m’écrivit Kroupskaïa quelques jours après la mort de Lénine.

Je trouve encore ceci dans les notes de ma femme :

« Les journaux nous arrivèrent avec des retards considérables à cause des encombrements de neige, et ils nous apportaient des discours de deuil, des articles nécrologiques. Les amis attendaient L. D. à Moscou, pensaient qu’il reviendrait sur ses pas ; il ne vint à l’idée de personne que Staline, par son télégramme, lui avait coupé le chemin du retour. Je me souviens d’une lettre de mon fils que nous reçûmes à Soukhoum. Il avait été tout secoué par la mort de Lénine ; enrhumé, avec 40° de fièvre, il était allé, couvert d’une veste qui n’était pas du tout chaude, à la Salle des Colonnes faire ses adieux et il avait attendu, attendu sans fin, dans l’impatience de nous voir arriver. On sentait, dans sa lettre, de l’étonnement, de l’amertume et un certain ton de reproche. »

Une délégation du comité central, composée de Tomsky, de Frounzé, de Piatakov et de Goussev, vint me trouver à Soukhoum pour s’entendre avec moi sur certaines modifications dans le personnel du commissariat de la Guerre. Au fond, ce n’était plus que pure comédie. Le renouvellement du personnel de la Guerre s’était fait depuis longtemps, à toute vapeur, derrière moi, et il ne s’agissait que de garder un certain décorum.

Le premier coup porté à l’intérieur du commissariat de la Guerre tomba sur Skliansky. C’est avant tout sur lui que Staline se dédommagea de ses insuccès sous Tsaritsyne, de son échec sur le front du Midi, de son aventure sous Lvov. L’hydre de la chicane releva la tête. Pour saper les positions sous Skliansky, et l’on avait en vue les miennes, on avait placé au commissariat de la Guerre, quelques mois auparavant, Unschlicht, un intrigant ambitieux et dénué de talent. Skliansky fut déplacé. On lui substitua Frounzé qui, jusqu’alors, avait commandé les troupes en Ukraine. Frounzé était un caractère sérieux, son autorité dans le parti, par suite des années de bagne qu’il avait faites autrefois, était plus grande que la toute jeune autorité de Skliansky. En outre, pendant la guerre, Frounzé avait manifesté des qualités incontestables de capitaine de guerre. Comme administrateur militaire, il était incomparablement plus faible que Skliansky. Il se laissait entraîner par des schémas abstraits, il comprenait mal les hommes et tombait facilement sous l’influence des spécialistes, principalement sous celle des spécialistes de deuxième ordre.

Mais je voudrais dire ce que je sais encore de Skliansky. On le renvoya brutalement aux travaux d’économie —brutalement, c’est-à-dire dans la manière stalinienne toute pure, sans même l’avoir entendu. Dzerjinsky, qui était heureux de se défaire d’Unschlicht, son adjoint à la Guépéou et d’acquérir pour l’industrie un administrateur de première classe tel que Skliansky, mit ce dernier à la tête du trust du drap. Skliansky haussa les épaules tout simplement et entra, tête baissée, dans sa nouvelle tâche. Quelques mois après, il décida d’aller faire une tournée aux Etats-Unis pour voir, s’instruire et acheter des machines. Avant son départ, il vint chez moi faire ses adieux et me demander des conseils. Nous avions travaillé coude à coude pendant les années de la guerre civile. Mais nous avions beaucoup plus parlé des compagnies de marche, des statuts militaires, des promotions accélérées du commandement, des réserves de cuivre et d’aluminium pour les usines de guerre, des vestes militaires et de l’assaisonnement des plats de l’armée que de questions concernant uniquement le parti. Nous n’avions pas assez de temps, l’un et l’autre. Lorsque Lénine tomba malade, lorsque l’intrigue des épigones allongea ses tentacules jusqu’au commissariat de la Guerre, j’évitai les conversations sur les thèmes qui intéressaient le parti, particulièrement avec les travailleurs du dit commissariat. La situation était trop peu définie, les dissentiments étaient encore trop peu marqués, la création de fractions dans l’armée comportait de trop grands dangers. Ensuite je fus malade. Au cours de l’entrevue que j’eus avec Skliansky, pendant l’été de 1925, alors que je n’étais plus à la tête du commissariat de la Guerre, nous parlâmes de bien des choses, sinon de tout.

— Dites-moi, me demanda Skliansky, qu’est-ce que c’est que Staline ?

— Skliansky connaissait par lui-même suffisamment Staline. Il voulait obtenir de moi une définition de cette personnalité et l’explication de ses succès. Je réfléchis.

— Staline, dis-je, est la plus éminente médiocrité de notre parti.

Cette définition, pour la première fois, au cours de cette conversation, m’apparut dans toute sa signification non seulement psychologique mais sociale. A la mine de Skliansky, je vis tout de suite que j’avais aidé mon interlocuteur à percevoir quelque chose d’important.

— Savez-vous, me dit-il, ce qui est frappant dans la dernière période, c’est de voir, dans tous les domaines, surgir la médiocrité dorée et satisfaite d’elle-même. Et, tout cela trouve son chef en Staline. D’où vient cela ?

— C’est une réaction après la grande tension sociale et psychologique des premières années de la révolution. La contre-révolution victorieuse peut avoir ses grands hommes. Mais à son premier degré, Thermidor, elle a besoin de médiocrités qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Leur force est dans leur aveuglement politique, elle est celle du cheval de moulin qui croit monter alors qu’en réalité il ne fait que tourner la meule de haut en bas. Un cheval qui n’a pas d’oeillères est incapable de ce travail.

Dans cette conversation, j’arrivai pour la première fois avec une entière clarté, je dirais même avec une certitude toute physique, au problème de Thermidor. Nous nous entendîmes avec Skliansky pour reprendre notre conversation quand il rentrerait d’Amérique. Quelques semaines s’écoulèrent et l’on reçut un télégramme annonçant que Skliansky, au cours d’une promenade en barque, s’était noyé dans un lac, en Amérique. La vie est inépuisable en méchantes inventions.

L’urne qui contenait les cendres de Skliansky fut apportée à Moscou. Personne ne doutait qu’elle ne fût placée dans la muraille du Kremlin, sur la Place Rouge qui est devenue le Panthéon de la révolution. Mais le secrétariat du comité central décida de la déposer dans un cimetière de banlieue. Ainsi, l’on n’avait pas oublié la visite d’adieux que m’avait faite Skliansky et l’on en tenait compte. La haine s’était reportée sur l’urne funéraire. En outre, il entrait dans le plan de la lutte générale menée contre la direction qui avait assuré la victoire dans la guerre civile de diminuer l’importance de Skliansky. Je ne pense pas que Skliansky, durant sa vie, se soit demandé où il serait enterré. Mais la décision du comité central prit un caractère de vilenie politique et personnelle. Surmontant ma répugnance, je donnai un coup de téléphone à Molotov. Cependant, la consigne fut maintenue implacablement. L’histoire reviendra à sa manière sur cette question comme sur d’autres.

*
**

La fièvre me revint pendant l’automne de 1924. Vers ce temps-là, la discussion reprit avec une nouvelle vigueur. Cette fois elle était provoquée d’en haut, d’après un plan élaboré d’avance. A Léningrad, à Moscou, en province, il y eut des centaines et des milliers de conférences secrètes pour préparer ce que l’on appelait « la discussion », c’est-à-dire pour engager systématiquement et méthodiquement une persécution qui, dès ce moment-là, visait non plus l’opposition mais moi-même en personne. Lorsque le travail clandestin de préparation fut terminé, sur un signal donné par la Pravda, la campagne contre le trotskysme s’ouvrit simultanément sur tous les points du territoire, du haut de toutes les tribunes, à toutes les pages et dans toutes les colonnes de la presse, dans tous les coins, dans les moindres fissures. Ce fut, en son genre, un spectacle imposant. La calomnie prit des apparences d’éruption volcanique. La large masse du parti fut ébranlée. Je gisais, en proie à la fièvre, et je me taisais. La presse et les orateurs ne faisaient pas autre chose que de dénoncer le trotskysme. Personne ne pouvait dire exactement ce que ce mot signifiait. De jour en jour, on évoquait des épisodes du passé, on citait des articles de polémique de Lénine qui avaient été écrits vingt ans auparavant, embrouillant, déformant et altérant les textes, et surtout les présentant comme s’ils dataient de la veille. Personne n’y comprenait rien. Si tout cela avait été de la réalité, Lénine aurait pourtant dû en savoir quelque chose. La révolution d’Octobre ne s’était-elle pas produite après tout cela ? Et après notre coup d’Etat, n’y avait-il pas eu la guerre civile ? Trotsky n’avait-il pas été avec Lénine le fondateur de l’Internationale communiste ? Et les portraits de Trotsky ne figuraient-ils pas partout à côté de ceux de Lénine ? Et tant d’autres, tant d’autres questions... Cependant la calomnie se déversait comme une lave froide. Mécaniquement, elle pesait sur les consciences et d’une façon encore plus accablante sur les volontés.

On cessa de considérer Lénine comme un leader révolutionnaire pour ne plus voir en lui que le chef d’une hiérarchie ecclésiastique. On édifia, sur la Place Rouge, en dépit de mes protestations, un mausolée indigne et offensant pour la conscience révolutionnaire. Les livres officiels publiés sur Lénine devinrent autant de mausolées. Sa pensée fut découpée en citations destinées à la prédication du mensonge. A l’aide du cadavre embaumé, on combattit le vivant Lénine et on combattit Trotsky. La masse en fut étourdie, abasourdie, terrorisée. Ce que cuisinèrent les ignorants fut servi en telle abondance que, par la quantité, cela acquit une certaine valeur politique. Cela assourdissait, cela écrasait, cela démoralisait. Le parti se vit condamné au silence. Un régime de pure dictature sur le parti fut instauré. En d’autres termes le parti cessa d’être un parti.

Le matin, on m’apportait au lit les journaux. Je parcourais les télégrammes, les titres d’articles, je jetais un coup d’oeil sur les signatures. Je connaissais suffisamment bien ces gens-là, je savais ce qu’ils pensaient d’eux-mêmes, ce qu’ils étaient capables de dire et ce qu’ils avaient l’ordre de dire. En majorité, c’étaient des hommes que la révolution avait déjà complètement épuisés.

Il y avait parmi eux des fanatiques bornés qui se laissaient tromper. Il y avait des jeunes gens qui, désireux de faire carrière, se hâtaient de prouver qu’ils étaient indispensables. Tous se contredisaient entre eux et se contredisaient eux-mêmes. Mais la calomnie n’arrêtait pas de rugir furieusement dans les journaux, de hurler avec rage, couvrant ainsi ses contradictions et son inanité. Elle l’emportait par la puissance du nombre.

« Le deuxième accès de la maladie de L. D. —écrit N. I. Sédova— coïncide avec la monstrueuse persécution qui fut engagée contre lui et que nous vécûmes comme la maladie la plus terrible. Les pages de la Pravda semblaient immenses, interminables ; chaque ligne, chaque lettre de ce journal apportaient un mensonge. L. D. se taisait. Mais combien lui coûtait ce silence ! Des amis venaient le voir pendant la journée et, parfois, la nuit. Je me rappelle que quelqu’un demanda à L. D. s’il n’avait pas lu le journal du matin. Il répondit qu’en général il ne lisait pas les journaux. En effet, il les prenait entre les mains, y jetait un coup d’oeil distrait et les rejetait. Il semblait qu’il lui fût suffisant de les regarder pour connaître leur contenu. Il connaissait trop bien les cuisiniers qui préparaient ce plat, lequel était d’ailleurs toujours le même, chaque jour. Lire un journal de cette période, disait-il, c’était comme si l’on avait voulu « se fourrer dans la gorge une brosse à nettoyer les verres de lampe ». Cet effort aurait pu être fait si L. D. s’était décidé à répondre. Mais il se taisait. Sa bronchite se prolongeait à cause de son état de pénible nervosité. Il avait fortement maigri et pâli. En famille, nous évitions de parler de la persécution, mais nous étions aussi incapables de parler d’autre chose. Je me rappelle dans quel sentiment j’allais chaque jour à mon travail au commissariat de l’Instruction publique. C’était comme si j’avais dû passer sous les verges. Cependant, pas une fois on ne se permit à mon adresse une attaque ou une allusion désagréable : Si je rencontrais le silence hostile d’un petit nombre d’autorités supérieures, j’avais sans aucun doute les sympathies de la majorité des travailleurs de l’endroit. Dans le parti, il y avait comme deux existences distinctes : une vie intérieure, dissimulée, et une autre toute en apparences, en démonstrations, qui était en complète contradiction avec la première. Rares étaient ceux qui avaient l’audace de manifester ce que sentait et pensait l’écrasante majorité, laquelle cachait ses sympathies sous des votes monolithiques. »

A cette même période se rattache la publication d’une lettre que j’avais adressée à Tchkhéidzé contre Lénine. Cet épisode se rapporte à avril 1913 : il fut provoqué par ce fait que le journal bolchevique légal qui paraissait à Pétersbourg s’appropria le titre de mon périodique de Vienne : Pravda, rabotchaia gazeta. Cela nous amena à un des conflits aigus dont est si riche la vie de l’émigration. J’écrivis à Tchkhéidzé, qui, pendant un certain temps, avait occupé une situation intermédiaire entre les mencheviks et les bolcheviks, une lettre dans laquelle je donnais cours à mon indignation contre le centre bolchevique et contre Lénine. Deux ou trois semaines plus tard, j’aurais sans aucun doute censuré moi-même ma lettre qui, un an ou deux après, n’était plus pour moi qu’une simple curiosité. Mais cette lettre eut son sort. Le département de la police l’intercepta. Mon épître resta dans les archives de la police jusqu’à la révolution d’Octobre. Après notre coup d’Etat, elle fut transmise aux archives de l’Institut d’Histoire du Parti. Lénine était parfaitement au courant de cette lettre. Pour lui comme pour moi, c’était de la neige d’antan, et rien de plus. En avait-on assez écrit, de toutes sortes de lettres, pendant les années de l’émigration ! En 1924, les épigones tirèrent ce document des archives et le jetèrent à la tête du parti, lequel, à cette époque, se composait aux trois quarts de nouveaux venus. Ce n’est pas par hasard que l’on choisit, pour le faire, les mois qui suivirent immédiatement la mort de Lénine. Cette condition était indispensable pour deux raisons : en premier lieu, Lénine ne pouvait plus se relever pour donner à ces messieurs les noms qu’ils méritaient ; en second lieu, les masses populaires étaient toutes pleines de l’affliction que leur avait causée la mort du chef. N’ayant aucune notion du passé du parti, les masses lurent les déclarations hostiles de Trotsky à l’égard de Lénine. Elles en furent abasourdies. Il est vrai que cela datait de douze ans, mais la chronologie n’était plus rien devant des citations détachées de leur contexte. L’usage qui fut fait par les épigones de ma lettre à Tchkhéidzé constitue une des plus grandes tromperies qu’on ait notées dans l’histoire. Les documents apocryphes qu’établirent les réactionnaires français pendant l’affaire Dreyfus ne sont rien en comparaison de ce faux politique dont se rendirent coupables Staline et ses complices.

La calomnie ne peut être une force que si elle correspond à un besoin historique. Je me disais en moi-même : il y a donc quelque chose de changé dans les rapports sociaux ou dans les opinions politiques si la calomnie trouve de si formidables débouchés. Il faut analyser à fond le contenu de la calomnie. Etant alité, j’en avais suffisamment le temps. D’où venait que l’on accusât Trotsky de chercher à « dépouiller le moujik » —formule que les agrariens réactionnaires, les socialistes-chrétiens et les fascistes dirigent toujours contre les socialistes et, d’autant plus, contre les communistes ? D’où venait cette persécution furieuse contre l’idée marxiste de la révolution permanente ? D’où venait cette fanfaronnade nationaliste, la promesse d’édifier le socialisme dans un seul pays ? Quelles étaient les couches de la population qui réclamaient de telles fadaises réactionnaires ? Enfin, d’où venait, et pourquoi, cet abaissement du niveau théorique, cet abêtissement politique ? Je feuillette dans mon lit mes articles d’autrefois et je tombe sur les lignes suivantes, écrites par moi, en 1909, lorsque la réaction stolypinienne battait son plein :

« Lorsque la courbe du développement historique est ascendante, l’opinion publique devient plus pénétrante, plus hardie, plus intelligente. Elle saisit au vol les faits et c’est au vol qu’elle les rattache par le fil de la généralisation... Mais lorsque la courbe politique est en décroissance, la sottise s’empare de l’opinion. Le précieux talent de la généralisation politique disparaît on ne sait où, sans laisser de traces. La sottise devient insolente, montre les dents et se moque de toute tentative de généralisation. Sentant qu’elle a du champ derrière elle, elle commence à instrumenter par ses propres moyens. » Un des principaux moyens qu’elle emploie, c’est la calomnie.

Je me dis : nous passons par une période de réaction. Ce qui a lieu, c’est un déplacement politique des classes, c’est une modification dans la conscience des classes. Après la grande tension, il y a reflux. Jusqu’à quel point ira-t-il ? En tout cas, il n’ira pas jusqu’à l’extrême. Mais nul ne saurait indiquer d’avance la limite. Elle sera déterminée dans la lutte des forces intérieures. Il importe avant tout de comprendre ce qui se passe. Les profonds processus moléculaires de la réaction se font jour. Ils essaient de liquider ou du moins d’affaiblir l’état de dépendance de l’opinion publique à l’égard des idées, des mots d’ordre et des figures vivantes d’Octobre. Voilà le sens de ce qui se passe. Ne tombons pas dans le subjectivisme. Ne faisons pas les capricieux, ne nous vexons pas à constater que l’histoire mène son affaire par des voies compliquées et embrouillées. Comprendre ce qui se passe, c’est déjà assurer à moitié la victoire. Rira bien qui rira le dernier.

La dernière période de la lutte à l’intérieur du parti

En janvier 1925, je fus relevé de mes fonctions de commissaire du peuple à la Guerre. Cette décision avait été soigneusement préparée par la lutte qui avait précédé. Redoutant les traditions d’Octobre, les épigones craignaient surtout de laisser subsister les traditions de la guerre civile et de ma liaison avec l’armée. Je cédai mon poste militaire sans combattre et même avec un sentiment de soulagement, songeant à enlever à mes adversaires le moyen d’insinuer que je formais le plan d’utiliser l’armée à mes fins. Pour justifier leurs actes, les épigones m’avaient d’abord attribué des desseins fantastiques de cette sorte, et ensuite, finirent par y croire à moitié. Dès 1921 cependant, je m’intéressais personnellement à un autre domaine. La guerre était finie, l’armée qui avait compté 5 300 000 hommes n’en gardait plus que 600 000. Les travaux de la Guerre étaient réduits au train-train bureaucratique. La première place dans le pays était prise par les questions d’économie qui, au moment où se terminèrent les hostilités, absorbaient mon temps et mon attention beaucoup plus que les problèmes militaires.

En mai 1925, je fus nommé président du comité des concessions, chef de la direction électro-technique et président de la direction scientifique et technique de l’industrie. Ces trois domaines n’avaient rien de commun entre eux. On me les avait assignés à mon insu et l’on avait pour cela des raisons spécifiques : il s’agissait de m’isoler du parti, de me surcharger de travaux courants ; de me placer sous un contrôle spécial, etc. Je m’efforçai pourtant consciencieusement d’entrer dans ma tâche sur ces nouvelles bases. M’appliquant au travail dans trois institutions que je ne connaissais pas, je m’y jetai la tête la première. Ce qui m’intéressait le plus, c’étaient les instituts scientifiques et techniques, lesquels, grâce à la centralisation de l’industrie, obtinrent chez nous une expansion assez considérable. J’inspectais avec assiduité les innombrables laboratoires, j’assistais avec beaucoup d’intérêt aux expériences, j’écoutais les explications de savants d’élite, j’étudiais, en mes heures de loisir, des manuels de chimie et d’hydrodynamique et je me sentais à demi administrateur, à demi étudiant.

Ce n’est pas en vain qu’en mes jeunes années je m’étais disposé à entrer à la faculté des sciences. Je me reposais en quelque sorte de la politique en étudiant les sciences naturelles et la technologie. Comme chef de la direction électro-technique, je visitais les centrales électriques que l’on était en train de construire et je fis, notamment, un voyage jusqu’au Dniepr où l’on effectuait alors de vastes travaux préparatoires pour la future station hydro-électrique. Deux bateliers, sur un léger canot de pêcheur, me firent descendre les rapides du fleuve à travers les remous, par la route que suivirent au temps jadis les Cosaques Zaporogues. Cela ne présentait, bien entendu, qu’un intérêt sportif. Mais j’étais profondément séduit par l’entreprise même du Dniepr, tant du point de vue économique que sous le rapport technique.

Pour prévenir des erreurs de calcul dans la construction de cette centrale, j’organisai une expertise américaine, qui fut suivie d’une expertise allemande. Je tâchai de rattacher mon nouveau travail non seulement aux problèmes courants de l’économie, mais aux tâches essentielles du socialisme. Luttant contre un esprit national obtus à l’égard des problèmes économiques (« l’indépendance » par un isolement où l’on est maître de son sort), je proposai l’élaboration d’un système de coefficient comparatif, concernant notre économie et l’économie mondiale. Ce problème se posait par suite de la nécessité de s’orienter convenablement sur le marché mondial, ce qui devait servir à résoudre les questions de l’importation, de l’exportation et de la politique des concessions. Dans le fond, le problème des coefficients relatifs, posé si l’on avouait la prépondérance des forces productrices mondiales sur toute production nationale, indiquait que j’engageais une campagne contre la théorie réactionnaire du socialisme dans un seul pays.

Sur les problèmes nouveaux que j’avais à résoudre, je faisais des conférences, je publiais des livres et des brochures. Mes adversaires ne pouvaient accepter la bataille sur ce terrain, et ne le voulaient pas. Ils formulèrent, pour eux-mêmes, la situation ainsi : Trotsky s’est fait une nouvelle citadelle. La direction électro-technique et les instituts scientifiques les inquiétèrent dès lors presque autant que le commissariat de la Guerre et l’Armée rouge les avaient alarmés. L’appareil de Staline me suivait à la trace. Toute démarche pratique de ma part donnait lieu à une intrigue compliquée dans la coulisse. Toute généralisation théorique apportait un aliment à la mythologie des ignares inventeurs du « trotskysme ». Mon travail pratique fut mis dans des conditions impossibles. Je n’exagérerai pas si je dis qu’une bonne partie du travail créateur de Staline et de son adjoint Molotov eut pour but d’organiser autour de moi un véritable sabotage. Il devint presque irréalisable d’obtenir les ressources indispensables pour les institutions qui dépendaient de moi. Les personnes qui travaillaient dans ces établissements craignaient pour leur sort ou, du moins, pour leur carrière.

La tentative faite par moi pour obtenir des vacances au point de vue politique n’avait donc évidemment pas réussi. Les épigones ne pouvaient plus s’arrêter à moitié chemin. Ce qu’ils avaient déjà fait leur inspirait trop de craintes. Les calomnies lancées la veille pesaient sur eux et exigeaient de leur part, pour aujourd’hui, un redoublement de perfidie. Je finis par demander d’être relevé de la direction électro-technique et de celle des instituts scientifiques et techniques. Le comité principal des concessions donnait tout de même moins de champ aux intrigues, le sort de chaque concession étant décidé au bureau politique.

Pendant ce temps, la vie du parti était arrivée à une nouvelle crise. Dans la première période de la lutte, on m’avait opposé la « troïka ». Mais ce triumvirat était lui-même loin de l’unité. Kaménev, de même que Zinoviev, étaient, admettons, plus capables que Staline sur les plans théorique et politique. Mais à l’un et à l’autre, il manquait ce petit rien qui s’appelle du caractère. Les vues internationales, plus étendues que celles de Staline, qu’ils avaient acquises dans l’émigration sous la direction de Lénine, les avaient affaiblis, au lieu de les affermir. Le courant adopté était dans le sens d’un développement national autonome et la vieille formule du patriotisme russe « on les couvrira du bonnet » était maintenant traduite avec zèle dans la langue néo-socialiste. La tentative que firent Zinoviev et Kaménev pour maintenir au moins partiellement les idées internationales fit d’eux, aux yeux de la bureaucratie, des « trotskystes » de deuxième ordre. Ils n’en mirent que plus d’acharnement dans leur campagne contre moi, pour consolider dans cette voie la confiance que leur accordait l’appareil. Mais ce furent de vains efforts. L’appareil découvrait de plus en plus clairement en Staline le plus solide de ses représentants. Zinoviev et Kaménev se trouvèrent bientôt en hostilité directe avec Staline, et quand ils essayèrent de soumettre la discussion intérieure de la « troïka » au comité central, il se trouva que Staline y possédait une majorité inébranlable.

Kaménev passait officiellement pour le dirigeant de Moscou. Mais, depuis l’écrasement de l’organisation moscovite du parti qui avait eu lieu en 1923 (avec la collaboration de Kaménev) lorsque l’organisation s’était prononcée en majorité en faveur de l’opposition, la masse des militants communistes de Moscou gardait un silence morose. Dès que Kaménev fit ses premières tentatives pour résister à Staline, il resta entre ciel et terre. Il en fut autrement à Pétrograd. Les communistes de cette capitale furent prémunis contre l’opposition de 1923 par la lourde toiture de l’appareil de Zinoviev. Mais maintenant, leur tour était venu. Les ouvriers de Léningrad s’émurent de voir le courant pris dans le sens du koulak et du socialisme dans un seul pays. La protestation de classe des ouvriers coïncida avec la Fronde déclarée du haut dignitaire Zinoviev. Ainsi se forma une nouvelle opposition dont fit même partie, dans les premiers temps, Nadejda Kontantinovna Kroupskaïa.

Au grand étonnement de tous et avant tout d’eux-mêmes, Zinoviev et Kaménev se trouvèrent forcés de reprendre, l’un après l’autre, les arguments critiques de l’opposition et furent bientôt relégués au camp des « trotskystes ». Il n’est pas étonnant que, dans notre milieu, le rapprochement fait avec Zinoviev et Kaménev ait semblé, pour le moins, paradoxal. Parmi les oppositionnels, un bon nombre se déclarèrent contre ce bloc. Certains d’entre eux, même —à vrai dire, très peu— jugèrent possible de faire bloc avec Staline contre Zinoviev et Kaménev. Un de mes amis intimes, Mratchkovsky, vieux révolutionnaire et un des meilleurs chefs d’armée dans la guerre civile, se prononça contre tout bloc avec qui que ce fût, donnant de son attitude l’explication classique : « Staline trompera, Zinoviev se dérobera. » Mais, en fin de compte, des questions de cet ordre sont résolues par des appréciations politiques et non psychologiques. Zinoviev et Kaménev reconnurent ouvertement que les « trotskystes » avaient eu raison dans la lutte menée contre eux depuis 1923. Ils adoptèrent les bases de notre plate-forme. En de telles conditions il était impossible de ne pas faire bloc avec eux, d’autant plus qu’ils avaient derrière eux les milliers d’ouvriers révolutionnaires de Léningrad.

Kaménev et moi en dehors des séances officielles, ne nous rencontrâmes pas pendant trois ans, c’est-à-dire à dater de la nuit où Kamenev partant pour la Géorgie, promit de soutenir le point de vue de Lénine et le mien, mais, ayant appris que Lénine était dans un état grave, se rangea du côté de Staline. Dès sa première entrevue avec moi, Kaménev déclara ceci :

— Il suffit que vous vous montriez avec Zinoviev sur une même tribune : le parti trouvera aussitôt son véritable comité central.

Je ne pouvais que rire de cet optimisme bureaucratique. Kaménev, évidemment, sous-estimait le travail de décomposition du parti que la « troïka » avait accompli pendant trois ans. Je le lui indiquai sans aucune indulgence.

Le reflux du mouvement révolutionnaire qui avait commencé à la fin de 1923, c’est-à-dire après la défaite de la révolution allemande prit une extension internationale. En Russie, la réaction contre Octobre battait son plein. L’appareil du parti se rangeait de plus en plus vers la droite. En de telles conditions, il eût été puéril de croire qu’il nous suffisait de nous unir pour que la victoire tombât à nos pieds comme un fruit mûr.

— Il nous faut viser loin, répétai-je des dizaines de fois à Kaménev et à Zinoviev. Il faut que nous nous préparions à une lutte sérieuse, et pour longtemps.

Dans leur premier empressement, mes nouveaux alliés acceptèrent bravement cette formule. Mais ils ne devaient pas y suffire bien longtemps. Leur assurance tombait, non de jour en jour, mais d’heure en heure. Mratchkovsky, dans ses jugements sur les personnes, avait eu tout à fait raison : Zinoviev finalement se déroba. Mais il n’entraîna pas à sa suite tous ceux qui pensaient comme lui, loin de là. Le double revirement de Zinoviev avait, en tout cas, porté un coup irréparable à la légende du trotskysme.
*
**
Au printemps de 1926, nous nous rendîmes, ma femme et moi, à Berlin. A bout de ressources devant la fièvre persistante qui me tenait, les médecins de Moscou, pour ne pas prendre sur eux toute la responsabilité, insistaient depuis longtemps sur la nécessité d’un voyage à l’étranger. Moi aussi, je voulais sortir de l’impasse : la fièvre me paralysait aux moments les plus critiques et était une sûre alliée pour mes adversaires. La question de ce voyage fut examinée au bureau politique. Le bureau se prononça en ce sens que, d’après toutes les données qu’il possédait et l’ensemble de la situation politique, il estimait que mon voyage serait extrêmement dangereux, tout en me concédant la liberté de décider A la résolution était jointe une note du Guépéou rédigée dans ce sens qu’on ne saurait admettre mon voyage à l’étranger. Le bureau politique craignait sans aucun doute qu’au cas où il m’arriverait des aventures désagréables à l’étranger, la responsabilité n’en fût reportée sur lui par le parti. L’idée de m’expédier de force à l’étranger, et encore à Constantinople, n’avait pas encore illuminé le cerveau de policier de Staline. Il se peut aussi que le bureau politique ait craint, de ma part, une action à l’étranger, pour le resserrement de l’opposition du dehors. Quoi qu’il en soit, après avoir pris conseil de mes amis, je décidai de partir.

A l’ambassade d’Allemagne, un accord fut obtenu sans difficulté et, au milieu d’avril, je partis avec ma femme, muni d’un passeport diplomatique délivré au nom de Kouzmenko, membre du commissariat de l’Instruction publique de l’Ukraine. Nous fûmes accompagnés par mon secrétaire Sermux, l’ancien chef de mon train, et par le fondé de pouvoir du Guépéou. Zinoviev et Kaménev me firent des adieux presque touchants : ils n’avaient pas du tout envie de rester en tête à tête avec Staline.

J’avais connu assez bien, dans les années d’avant-guerre, le Berlin du Hohenzollern. Il avait sa physionomie, dont personne ne disait qu’elle était agréable, mais que beaucoup déclaraient imposante. Berlin avait changé. Il n’avait plus maintenant de physionomie du tout, ou, du moins, ne la trouvais-je pas. La ville revenait lentement d’une longue et grave maladie qui avait été accompagnée d’une série d’opérations chirurgicales. L’inflation était déjà liquidée, mais le mark stabilisé n’était encore qu’un moyen d’estimation de l’anémie générale. Dans les rues, dans les magasins, sur les visages des passants, on sentait la pénurie et le désir impatient, parfois dévorant, d’un redressement. La ponctualité et la propreté allemande, pendant les dures années de la guerre, après les défaites et le brigandage de Versailles, avaient été vaincues par l’indigence. La fourmilière humaine réparait avec persévérance, mais sans joie, ses passages, ses couloirs, ses dépôts, écrasée sous la botte de la guerre. Dans le rythme de la rue, dans les mouvements et les gestes des passants, on sentait comme une nuance tragique de fatalisme : rien à faire ; la vie, ce sont les travaux forcés à perpétuité, il faut tout reprendre par le commencement.

Pendant plusieurs semaines je fus livré aux observations des médecins dans une des cliniques particulières de Berlin. A la recherche des origines mystérieuses de ma fièvre, les docteurs me repassaient l’un à l’autre. A la fin des fins, un spécialiste des maladies de la gorge émit l’hypothèse que la cause du mal pourrait bien être dans les amygdales et conseilla d’en faire, en tout cas, l’ablation. Les praticiens du diagnostic et les thérapeutes hésitaient : c’étaient des hommes d’âge qui, pendant la guerre, étaient restés à l’arrière. Le chirurgien, qui avait pour lui toute l’expérience de la guerre, les considérait avec un mépris écrasant. A l’entendre, on fait à notre époque l’ablation des amygdales tout aussi facilement que l’on rase des moustaches. Il fallut accepter.

Les aides voulaient me lier les bras, mais l’opérateur se contenta de l’assurance que je lui donnai de ma fermeté. Tout en me disant des blagues encourageantes, le chirurgien, je le sentais bien, se concentrait sur lui-même, maîtrisant une émotion. Le plus désagréable était de rester immobile, couché sur le dos, et de s’étouffer de son propre sang. L’opération dura de quarante à cinquante minutes. Tout se passa fort bien, si l’on ne tient pas compte de ce fait qu’elle ne servit à rien : quelque temps après, la fièvre revint.

Le temps que je passai à Berlin, ou plus exactement à la clinique, ne fut pas perdu pour moi. Je me jetai sur la presse allemande qui m’avait presque complètement manqué depuis le mois d’août 1914. On m’apportait chaque jour une vingtaine de publications allemandes et quelques périodiques d’autres pays que je laissais tomber sur le plancher au fur et à mesure de la lecture. Les professeurs qui venaient me voir devaient marcher sur un tapis fait de journaux de toutes les tendances possibles. Pour la première fois, en somme, j’eus dans les oreilles la gamme complète de la politique républicaine allemande. A vrai dire, je n’y découvris rien d’inattendu. La république était comme l’enfant trouvé de la défaite militaire ; les républicains l’étaient par nécessité, en vertu du traité de Versailles ; les social-démocrates étaient les légataires universels de la révolution de novembre qu’ils avaient eux-mêmes étouffée ; Hindenburg était un président démocrate. C’est à peu près ainsi que je m’étais représenté les choses. Il n’en était pas moins instructif de voir tout cela de plus près...
Le 1er mai, nous parcourûmes, ma femme et moi, la ville en automobile, nous allâmes dans les principaux quartiers, regardant les cortèges, les pancartes, écoutant les discours ; nous atteignîmes l’Alexanderplatz, nous nous mêlâmes à la foule. J’ai vu bien des cortèges de Premier Mai, plus imposants, plus nombreux et plus décoratifs, mais il y avait longtemps que je n’avais eu la possibilité d’avancer dans la masse sans attirer sur moi l’attention, me sentant une parcelle d’un ensemble anonyme, écoutant et observant. Une fois seulement, le collaborateur qui nous accompagnait me dit d’un air circonspect :

— Tenez, là, on vend vos portraits...

Mais, dans ces portraits, personne n’aurait pu reconnaître Kouzmenko, membre d’un commissariat de l’Instruction publique.

Pour le cas où ces lignes tomberaient sous les yeux du comte Westarp, de Hermann Müller, de Stresemann, du comte Reventlow, de Hilferding ou d’autres adversaires de mon admission en Allemagne, je crois nécessaire de porter à leur connaissance qu’alors je ne lançai aucun mot d’ordre répréhensible, que je ne collai pas d’affiches subversives, et que je ne fus en somme qu’un observateur qui, quelques jours après, devait subir une opération.

Nous allâmes aussi à la « fête du vin » en banlieue... Il y avait là une multitude incalculable. En dépit des dispositions toutes printanières de la foule, soutenue par le soleil et le vin, l’ombre grise des années passées s’étendait sur les promeneurs, sur ceux qui s’amusaient ou essayaient de s’amuser. Il suffisait d’y regarder un peu plus attentivement et tous avaient l’air de sortir d’une lente convalescence : la gaîté réclamait d’eux encore trop d’effort. Nous passâmes plusieurs heures dans la foule, observant, causant avec les gens, mangeant des saucisses servies sur des assiettes de carton, et nous bûmes même de la bière dont j’avais eu le temps d’oublier le goût. depuis 1917.

Je revenais rapidement à la santé après l’opération et je prévoyais déjà le jour de mon départ. Mais alors se produisit un incident inattendu qui, jusqu’à présent, n’est pas devenu tout à fait clair pour moi. Huit jours environ avant le départ, se montrèrent dans un corridor de la clinique deux messieurs en civil, de ceux dont les apparences indéterminées marquent tout à fait nettement la profession de policiers. Jetant un coup d’oeil par la fenêtre dans la cour, j’y aperçus au moins une demi-douzaine de messieurs tout pareils, lesquels, tout en étant très différents les uns des autres, avaient en même temps entre eux une ressemblance parfaite. J’attirai là-dessus l’attention de Krestinsky qui, à ce moment-là, se trouvait chez moi. Quelques minutes plus tard, un des internes frappa à ma porte et me déclara, tout ému, que son professeur l’avait chargé de m’avertir : un attentat se préparait contre moi.

— J’espère qu’il n’est pas préparé par la police ? demandai-je, en indiquant les nombreux agents.

Le docteur émit cette hypothèse que la police était venue pour empêcher l’attentat.

Deux ou trois minutes après arriva un commissaire ; il déclara à Krestinsky que la police, effectivement, avait été informée de la préparation d’un attentat contre moi et avait pris des mesures extraordinaires de protection. Toute la clinique s’agita. Les infirmières se transmettaient entre elles la nouvelle, disant et répétant aux malades que Trotsky se trouvait dans la clinique et que, pour cette raison, des bombes seraient jetées dans l’établissement. Il en résulta une atmosphère qui n’était guère celle d’un lieu de traitement. Je m’entendis avec Krestinsky pour mon transfert immédiat à l’ambassade des soviets. La rue, devant la clinique, était barrée par la police. Quand on me transporta, ma voiture fut accompagnée par des autos policières.

La version officielle fut à peu près celle-ci : on avait découvert un nouveau complot des monarchistes allemands et un des conspirateurs arrêtés aurait déclaré au juge d’instruction que les gardes blancs russes préparaient pour bientôt un attentat contre Trotsky qui se trouvait à Berlin. Il faut dire que les diplomates allemands avec lesquels nous nous étions entendus au sujet de mon voyage avaient omis intentionnellement de faire part de notre accord à la police, considérant que celle-ci avait dans ses effectifs un trop grand nombre de monarchistes. La police reçut avec défiance la déclaration du monarchiste qu’elle avait arrêté, mais enfin procéda à des vérifications au sujet de ma présence dans la clinique : à son grand étonnement, il se trouva que le renseignement était vrai. Comme l’enquête se faisait aussi chez les professeurs, je reçus simultanément deux avertissements : celui de l’interne et celui du commissaire. Jusqu’à ce jour, naturellement, je ne sais si véritablement un attentat se préparait et si, effectivement, la police fut informée de ma présence par les propos d’un monarchiste qu’elle avait arrêté. Mais je soupçonne que les choses se firent plus simplement. Les diplomates, faut-il penser, ne gardèrent pas le « secret », et la police, vexée d’un manque de confiance, décida de montrer soit à Stresemann, soit à moi, que, sans sa collaboration, on ne pouvait se faire faire convenablement l’ablation des amygdales. Qu’il en soit ainsi ou autrement, la clinique fut bouleversée, et moi, puissamment protégé contre des ennemis problématiques, j’allai m’installer à l’ambassade. Il y eut plus tard dans la presse allemande de faibles échos, donnés sans aucune certitude, de cette histoire ; évidemment, personne ne voulait y croire.

Les journées de mon séjour à Berlin coïncidèrent avec de grands événements européens : la grève générale en Angleterre et le coup d’Etat de Pilsudski en Pologne. Ces deux événements aggravèrent à l’extrême mes dissentiments avec les épigones et déterminèrent un développement plus violent de la lutte que nous devions mener par la suite.

A ce sujet, il faut dire ici quelques mots. Staline, Boukharine, et, dans la première période, même Zinoviev, croyaient couronner leur politique par un bloc diplomatique entre les dirigeants des syndicats soviétiques et le conseil général des trade-unions britanniques. Borné comme un provincial, Staline s’imaginait que Purcell et autres leaders des trade-unions étaient disposés à assurer, à une minute difficile, un appui à la république des soviets contre la bourgeoisie britannique, et qu’ils en étaient capables. Quant aux leaders des trade-unions, ils estimaient non sans raison que, devant la crise du capitalisme britannique et le mécontentement grandissant des masses, ils auraient intérêt à se donner une couverture du côté gauche, sous forme d’une amitié officielle avec les dirigeants des syndicats soviétiques, amitié qui ne les obligeait à rien. Des deux côtés, on prenait soin de ne marcher que par tours et détours, et l’on craignait plus que tout de nommer les choses par leurs noms. La politique pourrie s’était déjà brisée plus d’une fois aux grands événements. La grève générale de mai 1926 fut un fait d’une très haute importance non seulement dans la vie de l’Angleterre, mais dans la vie intérieure de notre parti.

Le sort de l’Angleterre, depuis la guerre, était d’un intérêt exceptionnel. Un changement considérable dans sa situation mondiale ne pouvait pas ne pas provoquer des modifications tout aussi brusques dans les rapports de ses forces intérieures.

Il était parfaitement clair que, quand bien même l’Europe, dont l’Angleterre, parviendrait de nouveau à un certain équilibre social pour une plus ou moins longue période, la Grande-Bretagne ne pourrait arriver à cet équilibre qu’à travers une série de conflits et de secousses très sérieux. Je jugeais probable que le conflit dans l’industrie charbonnière pouvait précisément en Angleterre amener une grève générale. De là, je concluais qu’inévitablement, dans une période prochaine, des contradictions profondes entre les vieilles organisations de la classe ouvrière et ses nouvelles tâches historiques se manifesteraient. Pendant l’hiver de 1924, et au printemps de 1925, j’écrivis au Caucase, sur ce sujet, une brochure (Où va l’Angleterre ?). Au fond, l’ouvrage était dirigé contre la conception officielle du bureau politique qui espérait voir évoluer vers la gauche le conseil général et le communisme pénétrer graduellement, sans douleur, les rangs du Labour Party et des trade-unions. Dans une certaine mesure, pour éviter des complications inutiles, mais aussi pour vérifier l’état d’esprit de mes adversaires, je soumis le manuscrit à l’examen du bureau politique. Comme il s’agissait de prévisions, et non pas d’une critique du passé, aucun des membres du bureau politique n’osa se prononcer. L’ouvrage passa sans difficulté par la censure et fut imprimé tel qu’il avait été écrit, sans la moindre modification. Il parut bientôt après en anglais. Les leaders officiels du socialisme anglais considérèrent cette brochure comme l’oeuvre fantaisiste d’un étranger qui ne savait rien de la vie anglaise et qui rêvait de porter sur le terrain de la Grande-Bretagne la grève générale « à la russe ». Des jugements de cette sorte ont été formulés par dizaines, sinon par centaines, et il faut mentionner d’abord Mac Donald qui, dans le concours des banalités politiques, mérite incontestablement la première place.

Or, quelques mois à peine s’étaient écoulés que la grève des charbonnages devenait une grève générale. Je n’avais pas du tout compté sur une confirmation si rapide de mes prévisions. Si la grève générale démontrait la justesse d’un jugement marxiste s’opposant aux appréciations arbitraires du réformisme britannique, la conduite du conseil général pendant cette grève marqua la faillite des espérances placées par Staline sur Purcell. A la clinique, je rassemblais avec la plus grande avidité et collationnais tous les renseignements qui caractérisaient la marche de la grève générale et, particulièrement, les rapports des masses et des leaders. Ce qui m’indignait le plus, c’était le caractère des articles de la Pravda de Moscou. Elle se donnait comme tâche principale de dissimuler la faillite et de sauver la face. Pour y arriver, elle ne pouvait faire autrement que de déformer avec cynisme les faits. Il ne peut y avoir, pour un homme politique révolutionnaire, de plus grande chute idéologique que de tromper les masses !

Dès mon arrivée à Moscou, je réclamai une rupture immédiate du bloc fait avec le conseil général. Zinoviev, après les tergiversations inévitables, se joignit à moi. Radek fut d’un avis contraire. Staline s’accrochait au bloc, même à des apparences de bloc, de toutes ses forces. Les trade-unionistes britanniques attendirent la fin de leur grave crise intérieure et, ensuite, repoussèrent leur allié généreux mais inapte, d’un coup de pied peu courtois.

Des événements non moins notables avaient lieu, à la même époque, en Pologne. La petite bourgeoisie, cherchant avec effarement une issue, s’était engagée dans la voie de l’insurrection et avait élevé sur le pavois Pilsudski. Le leader du parti communiste, Warski, décida que, sous ses yeux, se développait « la dictature démocratique du prolétariat et des paysans », et il appela le parti communiste à l’aide de Pilsudski. Je connaissais Warski depuis longtemps. Du vivant de Rosa Luxembourg, il pouvait encore occuper sa place dans les rangs de la révolution. Par lui-même, il n’avait jamais été qu’une place vide. En 1924, Warski, après de grandes hésitations, déclara qu’il avait enfin compris combien le « trotskysme » était nuisible, comme sous-estimant la classe paysanne dans l’affaire de la dictature démocratique. Comme récompense pour sa docilité, il obtint le rôle de leader et il attendait avec impatience l’occasion d’étrenner les galons qu’il avait reçus si tard. En mai 1926, Warski ne manqua pas de profiter d’une occasion si exceptionnelle pour se flétrir lui-même et souiller le drapeau du parti. Bien entendu, il n’en fut pas châtié : l’appareil de Staline le protégea contre l’indignation des ouvriers polonais.

La lutte, pendant 1926, devenait de plus en plus ardente. Vers l’automne, l’opposition fit une incursion ouverte dans les réunions de cellules du parti. L’appareil opposa une résistance forcenée. A la lutte idéologique se substitua le mécanisme administratif : appels au téléphone de la bureaucratie du parti dans les réunions de cellules ouvrières, furieux encombrements d’automobiles, grondements de klaxons, coups de sifflets bien organisés, hurlements au moment où les oppositionnels montaient à la tribune. La fraction dirigeante l’emportait par la concentration mécanique de ses forces, par les menaces, par la répression. Avant même que la masse du parti eût eu le temps d’écouter, de comprendre et de parler, elle prit peur, à l’idée d’une scission et d’une catastrophe. L’opposition dut battre en retraite. Le 16 octobre, nous fîmes une déclaration où il était dit en substance que, considérant nos idées comme justes et gardant par devers nous le droit de combattre pour elles dans les rangs du parti, nous renoncions aux actes qui pouvaient amener un danger de scission. La déclaration du 16 octobre était faite non pour l’appareil mais pour la masse du parti. Ce fut une démonstration de notre désir de rester dans le parti et de le servir. Bien que les stalinistes, dès le lendemain, aient commencé à rompre la trêve, nous avions gagné du temps. L’hiver de 1926-1927 nous permit de souffler, d’arriver à approfondir théoriquement nos idées sur une série de questions.
Dès le début de 1927, Zinoviev était prêt à capituler, sinon d’un coup, du moins par étapes. Mais alors, se produisirent des événements bouleversants en Chine. Le caractère criminel de la politique de Staline sautait aux yeux. Cela retarda pour un certain temps la capitulation de Zinoviev et de tous ceux qui l’ont suivi un peu plus tard.

La direction des épigones en Chine marquait que l’on foulait aux pieds toutes les traditions du bolchevisme. Le parti communiste chinois fut, contre sa volonté, inséré dans le parti bourgeois du Kuomintang et soumis à la discipline militaire. La création des soviets fut interdite. Il fut recommandé aux communistes de contenir la révolution agraire et de ne pas armer les ouvriers sans l’autorisation de la bourgeoisie. Bien avant que Tchang Kaï-Chek eût écrasé les ouvriers de Shanghaï et eût concentré le pouvoir dans les mains de la clique militaire, nous avions annoncé que cette issue était inévitable. Dès 1925, j’exigeais que les communistes sortissent du Kuomintang. La politique de Staline-Boukharine préparait et facilitait l’écrasement de la révolution ; bien plus, avec les répressions exercées par l’appareil de l’Etat, elle assurait le travail contre-révolutionnaire de Tchang Kaï-Chek contre notre critique. En avril 1927, Staline, dans une réunion du parti à la salle des Colonnes, défendait encore la politique de la coalition avec Tchang Kaï-Chek et demandait de lui faire confiance. Cinq ou six jours après, Tchang Kaï-Chek noyait dans le sang les ouvriers de Shanghai et le parti communiste.

Un flot d’indignation parcourut le parti. L’opposition releva la tête. En dépit de toutes les règles de la conspiration —et, à cette époque-là, nous étions forcés, à Moscou, de défendre les ouvriers chinois contre Tchang Kaï-Chek par des méthodes de conspirateurs— les oppositionnels vinrent par dizaines chez moi, au local du comité principal des concessions. Un bon nombre de jeunes camarades croyaient qu’une faillite si évidente de la politique de Staline devait rapprocher la victoire de l’opposition. Dans les premières journées qui suivirent le coup d’Etat de Tchang Kaï-Chek, je versai plus d’un seau d’eau froide sur les têtes de mes jeunes amis et non pas seulement sur ces jeunes têtes. Je démontrais que l’opposition ne pouvait nullement remonter grâce à la défaite de la révolution chinoise. Que nos prévisions se soient justifiées, cela nous attirera un millier, cinq ou dix milliers de nouveaux adhérents. Pour des millions d’hommes, ce qui a une signification décisive, ce n’est pas la prévision, c’est le fait même de l’écrasement du prolétariat révolutionnaire. Après l’écrasement de la révolution allemande en 1923, après l’échec de la grève générale anglaise en 1926, la nouvelle défaite en Chine ne peut que renforcer le découragement des masses à l’égard de la révolution internationale. Or, c’est ce découragement même qui est la source psychologique essentielle de la politique de Staline, faite d’un nationalo-réformisme.

Il se trouva, très vite, que, comme fraction, nous étions effectivement devenus plus forts, c’est-à-dire idéologiquement mieux groupés et plus nombreux. Mais le cordon ombilical qui nous rattachait au pouvoir fut coupé par le glaive de Tchang Kai-Chek. L’allié russe de celui-ci, Staline, qui était définitivement compromis, n’avait plus qu’à compléter l’écrasement des ouvriers de Shanghaï par l’écrasement organisationnel de l’opposition. Le noyau de l’opposition était un groupe de vieux révolutionnaires. Mais nous n’étions déjà plus seuls. Autour de nous se groupaient des centaines et des milliers de révolutionnaires de la nouvelle génération, laquelle avait été pour la première fois appelée à la vie politique par la révolution d’Octobre, avait vécu la guerre civile, avait en toute sincérité pris l’alignement devant la gigantesque autorité du comité central de Lénine et qui, seulement à partir de 1923, s’était mise à penser avec indépendance, à critiquer, à appliquer les méthodes du marxisme aux nouvelles conversions du mouvement et qui, chose encore plus difficile, avait appris à assumer la responsabilité d’une initiative révolutionnaire. Actuellement, des milliers de ces jeunes révolutionnaires approfondissent leur expérience politique en étudiant la théorie dans les prisons et les lieux de déportation du régime staliniste.

Le groupe principal de l’opposition marchait vers ce dénouement les yeux ouverts. Nous comprenions trop clairement que, si nous voulions faire de nos idées celles de la nouvelle génération ouvrière, ce n’était pas par de la diplomatie et des arguties, mais, seulement, par une lutte ouverte sans nous arrêter devant aucune conséquence pratique. Nous allions au devant d’une défaite immédiate, préparant avec assurance notre victoire idéologique dans un plus lointain avenir.

L’emploi de la force matérielle a joué et joue un rôle immense dans l’histoire humaine : parfois dans un sens progressiste, le plus souvent pour la réaction ; cela dépend de la classe qui applique les mesures de violence, cela dépend aussi des buts poursuivis. Mais, de là, il y a loin jusqu’à conclure que, par la violence, on puisse résoudre toutes les questions et surmonter tous les obstacles. On peut par les armes retenir un certain temps le développement des tendances historiques progressistes. Il est impossible de couper une fois pour toujours la route aux idées progressistes. Voilà pourquoi, quand il s’agit de la lutte de grands principes, le révolutionnaire ne peut avoir qu’une règle : « Fais ce que dois, advienne que pourra. »
*
**
A mesure qu’approchait le XVe congrès qui était fixé pour la fin de 1927, le parti se sentait de plus en plus arrivé à un carrefour historique. Une profonde anxiété avait passé dans ses rangs. Si monstrueuse que fût la terreur, le désir d’entendre l’opposition s’était éveillé dans le parti. Ce but ne pouvait être atteint que dans une voie illégale. Il y eut, en divers coins de Moscou et de Léningrad, des réunions secrètes d’ouvriers, d’ouvrières, d’étudiants, qui se rassemblaient au nombre de vingt, de cent, et même de deux cents, pour entendre un des représentants de l’opposition. Dans le courant d’une journée, je visitais deux ou trois, parfois quatre de ces réunions. Elles avaient lieu, habituellement, dans des logements d’ouvriers. Deux petites chambres bondées ; l’orateur se tenait dans le cadre de la porte. Parfois, tous étaient assis par terre ; le plus souvent, faute de place, il fallait converser tous debout. Les représentants de la commission de contrôle se présentaient fréquemment à de telles réunions, exigeant la dispersion de l’assemblée. On leur proposait de prendre part à la discussion. Quand ils faisaient du désordre, on les jetait dehors. Au total, dans ces assemblées, à Moscou et à Léningrad, environ vingt mille personnes passèrent. Le courant montait. L’opposition prépara très habilement une grande réunion dans la salle de l’Ecole supérieure technique dont on s’était emparé par l’intérieur. Il y eut plus de deux mille assistants. Une grande foule resta dans la rue. Les tentatives faites par l’administration pour nous empêcher de parler furent impuissantes. Kaménev et moi parlâmes environ deux heures. A la fin des fins le comité central lança un appel aux ouvriers, leur indiquant la nécessité de disperser les assemblées de l’opposition par la force. Cet appel ne devait servir qu’à dissimuler les attaques soigneusement préparées contre l’opposition par des groupes de combat sous la direction du Guépéou. Staline désirait un dénouement sanglant. Nous donnâmes le signal d’une suspension temporaire des grandes réunions. Mais cela ne se fit qu’après la manifestation du 7 novembre.
En octobre 1927, la session du comité exécutif central avait lieu à Léningrad. En l’honneur de la session, il y eut une manifestation de masses. Par une rencontre fortuite de circonstances, cette manifestation prit un sens tout à fait inattendu. Avec Zinoviev et quelques autres personnes, je parcourus la ville en auto pour voir le nombre et l’état d’esprit des manifestants. Nous passâmes finalement devant le palais de Tauride où des tribunes avaient été établies sur des camions automobiles pour les membres du comité exécutif central. Notre voiture s’arrêta devant un barrage : on ne laissait pas passer. Nous n’avions pas eu le temps de nous demander comment nous sortirions de cette impasse que le commandant de la troupe se précipita vers notre automobile et, sans malice, nous proposa de nous mener à la tribune. Nous n’avions pas eu le temps de sortir de nos propres hésitations que déjà deux rangées de miliciens nous avaient frayé une voie vers le dernier des camions qui était encore libre. Dès que les masses surent que nous nous trouvions sur la tribune de l’extrémité, la manifestation changea brusquement d’aspect. Les masses passaient avec indifférence devant les premiers camions, sans répondre aux salutations qui leur étaient lancées, et se hâtaient vers nous. Bientôt, autour de notre camion, une digue humaine de milliers d’hommes fut formée. Les ouvriers et les soldats de l’Armée rouge s’arrêtaient, regardaient en l’air, poussaient des cris de bon accueil et n’avançaient que sous la poussée impatiente de la multitude qui était derrière eux. Un détachement de la milice, qui fut envoyé vers notre camion pour rétablir l’ordre, fut lui-même saisi par l’ambiance et ne manifesta aucune activité. Des centaines des agents les plus fidèles de l’appareil furent lancés dans la foule. Ils essayèrent de siffler, mais les coups de sifflet isolés se perdaient forcément dans les acclamations des sympathisants. Plus cela allait, plus cela devenait insoutenable pour les dirigeants officiels de la manifestation. Finalement, le président du comité exécutif central panrusse et quelques-uns des membres les plus en vue de ce comité descendirent de la tribune autour de laquelle le vide s’était fait, et grimpèrent sur la nôtre qui occupait la dernière place et n’était destinée qu’aux orateurs les moins remarqués. Cependant, ce coup audacieux ne sauva pas leur situation : la masse rappelait avec impatience des noms qui n’étaient pas ceux des maîtres officiels du moment.
Zinoviev, immédiatement, se trouva tout plein d’optimisme et espéra de la manifestation les plus grandes conséquences. Je ne me rattachais pas à son appréciation impulsive. La masse ouvrière de Pétrograd montrait qu’elle était mécontente sous la forme de sympathies platoniques à l’adresse des leaders de l’opposition, mais elle n’était pas encore capable d’empêcher l’appareil de nous régler notre compte. A cet égard, je ne me faisais aucune illusion. D’autre part, la manifestation devait suggérer à la fraction dirigeante la nécessité d’en finir le plus tôt possible avec l’opposition pour mettre la masse devant le fait accompli.

L’étape suivante fut celle de la manifestation de Moscou en l’honneur du Xe anniversaire d’Octobre. Comme organisateurs de cette manifestation, auteurs d’articles à ce sujet et orateurs, on vit partout des hommes qui, pendant la révolution d’Octobre, avaient été de l’autre côté de la barricade ou bien, tout simplement, s’étaient embusqués sous le toit familial, attendant de savoir comment tourneraient les événements, et qui n’avaient adhéré à la révolution qu’après sa victoire décisive. C’est avec humour plutôt qu’avec amertume que je lus les articles ou entendis par radio les discours dans lesquels ces parasites m’accusaient de trahir la révolution d’Octobre. Quand on comprend la dynamique d’un processus historique et qu’on voit comment votre adversaire est mû par les ficelles que tient une main dont il ne sait rien lui-même, les infamies et les perfidies les plus odieuses n’ont plus aucune prise sur vous.

Les oppositionnels décidèrent de participer au cortège avec leurs pancartes. Les mots d’ordre ainsi exposés n’étaient nullement dirigés contre le parti : « Tirons sur la droite, sur le koulak, sur le nepman, sur le bureaucrate. » « Exécutons le testament de Lénine. » « Contre l’opportunisme, contre la scission, pour l’unité du parti léniniste. » Actuellement, ces mots d’ordre constituent le Credo officiel de la fraction staliniste dans sa lutte contre la droite. Le 7 novembre 1927, les pancartes de l’opposition furent arrachées aux porteurs, mises en pièces ; les porteurs eux-mêmes subirent les sévices d’équipes spécialement recrutées pour cela. L’expérience de la manifestation de Léningrad avait profité aux dirigeants officiels. Cette fois, ils s’étaient infiniment mieux préparés. On sentait du malaise dans la masse. Elle participait à la manifestation avec une anxiété profonde. Au-dessus de l’immense multitude désorientée et inquiète se dressaient deux groupes actifs : l’opposition et l’appareil. Comme volontaires pour la lutte contre les « trotskystes » vinrent au secours de l’appareil des éléments bien connus en tant que non révolutionnaires, partiellement même des éléments fascistes de la rue de Moscou. Un milicien, sous prétexte d’avertissement, tira publiquement sur mon automobile. Quelqu’un avait dirigé son bras. Un fonctionnaire ivre, d’une équipe de pompiers, sauta sur le marchepied de ma voiture, proférant les injures les plus grossières, et brisa une vitre. Pour quiconque sait voir, le 7 novembre 1927 à Moscou fut une répétition de Thermidor. Il y eut une manifestation toute pareille à Léningrad. Zinoviev et Radek qui s’y étaient rendus subirent l’attaque d’un détachement spécial qui, prétendant les protéger contre la foule, les enferma pour tout le temps de la manifestation dans un bâtiment. Zinoviev nous écrivit le jour même, à Moscou :

« Toutes les informations indiquent que ces faits répugnants seront très utiles à notre cause. Nous nous inquiétons de savoir ce qui s’est passé chez vous. Les liaisons [il s’agit de causeries illégales avec les ouvriers] réussissent fort bien. Il y a un grand revirement en notre faveur. Pour l’instant, nous n’avons pas l’intention de quitter la place. »

Ce fut le dernier éclat de l’énergie oppositionnelle de Zinoviev. Le lendemain, il était rentré à Moscou et insistait pour capituler.

Le 16 novembre, Ioffé se suicidait et sa mort fit une trace profonde dans la lutte qui se développait.
Ioffé était très gravement malade. Du Japon où il avait été ambassadeur, on l’avait ramené dans le pire état. Il fut bien difficile d’obtenir qu’on l’envoyât à l’étranger. Ce voyage fut trop court. Les résultats furent bons mais insuffisants. Ioffé devint mon adjoint au comité principal des concessions. Toutes les affaires courantes reposaient sur lui. La crise du parti lui fut très pénible. Ce qui le bouleversa surtout, ce fut la perfidie. A plusieurs reprises il eut des élans pour s’engager à fond dans la lutte. Je l’en dissuadais, craignant pour sa santé. Ce qui indigna particulièrement Ioffé, ce fut la campagne menée contre la théorie de la révolution permanente. Il n’arrivait pas à digérer qu’on persécutât bassement ceux qui avaient prévu de loin la marche et le caractère de la révolution, cette persécution venant d’hommes qui profitaient seulement des résultats obtenus. Ioffé m’avait fait part d’une conversation qu’il avait eue avec Lénine, en 1919, je crois, sur le thème de la révolution permanente. Lénine lui avait dit :

— Oui, c’est Trotsky qui a eu raison.

Ioffé voulait publier cette conversation. Je faisais tout pour l’en dissuader. Je voyais d’avance quelle avalanche d’accusations infâmes tomberait sur lui. Ioffé savait insister, il avait sa manière à lui, avec de la douceur dans la forme mais inébranlable au fond. A chaque nouvelle explosion d’ignorance agressive et de félonie politique, il revenait chez moi, abattu et indigné, et répétait :

— Non, il faut publier la conversation.

Je lui démontrais une fois de plus qu’un « témoignage » de cette sorte ne changerait rien à rien, qu’il fallait refaire l’éducation de la nouvelle génération du parti et viser loin.

L’état physique de Ioffé, qui n’avait pas pu terminer sa cure à l’étranger, empirait de jour en jour. Vers l’automne, il fut forcé d’abandonner son travail et, ensuite, de s’aliter tout à fait. Des amis posèrent encore une fois la question de l’envoyer à l’étranger. Mais, cette fois, le comité central refusa purement et simplement. Déjà, les stalinistes se disposaient à expédier les oppositionnels dans une tout autre direction. Mon exclusion du comité central et ensuite du parti bouleversa Ioffé plus que personne. A l’indignation qu’il ressentit comme homme politique et personnellement, s’ajoutait la sensation vive de son impuissance physique. Il ne se trompait pas quand il sentait qu’il s’agissait du sort de la révolution. Il était incapable de lutter. Or, en dehors de la lutte, la vie, pour lui, n’avait aucun sens. Et il arriva à la dernière conclusion.

Je n’habitais déjà plus le Kremlin ; je logeais chez mon ami Biéloborodov qui avait encore le titre de commissaire du peuple à l’Intérieur bien qu’il fût constamment filé lui-même par les agents du Guépéou. En ces jours-là, Biéloborodov se trouvait dans son pays natal, l’Oural, où dans sa lutte contre l’appareil il essayait de trouver un chemin vers les ouvriers.

Je donnai un coup de téléphone au logement de Ioffé pour m’informer de sa santé. Il répondit lui-même : l’appareil téléphonique était à son chevet. Il y avait dans le ton de sa voix —je ne m’en rendis compte que plus tard— quelque chose d’extraordinaire, de tendu, d’alarmant. Il me pria de venir le voir. Une circonstance m’empêcha de satisfaire à sa demande immédiatement. C’étaient alors des journées très agitées : constamment, des camarades venaient chez Biéloborodov me consulter sur des questions urgentes. Une heure ou deux plus tard, une voix que je ne connaissais pas me dit par téléphone :
— Adolphe Abramovitch vient de se tuer d’un coup de revolver. Il y a sur sa table un pli pour vous.
Chez Biéloborodov étaient toujours de garde plusieurs oppositionnels de l’armée. Ils m’accompagnaient lorsque j’allais en ville. Nous nous rendîmes en toute hâte chez Ioffé. Lorsque nous sonnâmes et frappâmes à la porte, une voix, de l’autre côté, demanda le nom du visiteur et on ne nous ouvrit pas tout de suite : quelque chose de louche se passait à l’intérieur.

Sur un oreiller ensanglanté se dessinait le visage calme pénétré de la plus grande douceur, d’Adolphe Abramovitch. B***, membre du Guépéou, fouillait comme il voulait dans son bureau. Le pli n’était pas sur la table. J’exigeai qu’on me le rendît immédiatement. B*** marmotta qu’il n’y avait pas eu de lettre. Son air et son accent ne laissaient aucun doute : il mentait. Quelques minutes après, des amis arrivèrent de tous les points de la ville. Les représentants officiels du commissariat des Affaires étrangères et des institutions du parti se trouvaient isolés dans la masse des oppositionnels. Cette nuit-là, plusieurs milliers de personnes visitèrent le logement. La nouvelle de la lettre volée se répandit en ville. Les journalistes étrangers la firent connaître dans leurs télégrammes. Il devenait impossible de cacher plus longtemps le document. A la fin, on remit à Rakovsky une reproduction photographique du papier. Je ne me charge pas d’expliquer pourquoi une lettre, que Ioffé avait écrite pour moi et sous enveloppe cachetée portant mon nom, fut remise à Rakovsky, et non pas dans l’original mais en copie photographique. La lettre de Ioffé donne une image fidèle jusqu’au bout de mon ami défunt, mais c’est une image faite une demi-heure avant sa mort. Ioffé savait comment je le considérais, il était lié avec moi d’une profonde confiance morale et il me donnait le droit de biffer dans la lettre ce qui pouvait être superflu ou peu convenable à publier. N’ayant pas réussi à dérober la lettre au monde entier, le cynique adversaire tenta inutilement d’ailleurs d’utiliser pour ses desseins les lignes qui, justement, n’étaient pas destinées à la publication.

Ioffé tâcha que sa mort servît la cause à laquelle il avait donné toute sa vie. La main qui devait, dans une demi-heure, presser la détente de l’arme, avait rédigé un dernier témoignage, donnant à un ami d’ultimes conseils. Voici ce que disait Ioffé, s’adressant personnellement à moi, dans sa lettre d’adieu :
« Nous sommes, vous et moi, cher Lev Davidovitch, liés par des dizaines d’années de travail en commun, et, j’ose l’espérer, d’amitié personnelle. Cela me donne le droit de vous dire, en vous quittant, ce qui me semble être erroné en vous. Je n’ai jamais douté de la justesse du chemin que vous avez tracé et vous savez que, depuis plus de vingt ans, je marche avec vous, depuis les temps de « la révolution permanente ». Mais j’ai toujours estimé que ce qui vous manquait, c’était l’intransigeance, l’opiniâtreté de Lénine qui fut toujours prêt à rester même seul dans le chemin qu’il croyait le bon, prévoyant qu’il obtiendrait plus tard une majorité, que plus tard on reconnaîtrait toute la justesse de la voie suivie. Vous avez toujours eu raison en politique, depuis 1905, et je vous ai répété plus d’une fois ce que j’avais entendu de mes propres oreilles : Lénine reconnaissait que même en 1905 ce n’était pas lui qui avait raison, que c’était vous. Au moment de mourir, on ne ment pas, et je vous redis une fois de plus la même chose... Mais vous avez souvent renoncé à soutenir la justesse de votre point de vue, cherchant un accord, un compromis que vous surestimiez. C’est une erreur. Je le répète, en politique, vous avez toujours eu raison, mais maintenant vous avez plus raison que jamais. Un jour viendra où le parti le comprendra et l’histoire nécessairement l’appréciera. Ne vous effrayez donc pas maintenant si quelqu’un s’éloigne même de vous ou bien, et d’autant plus, si ceux qui viendront à vous ne sont pas aussi nombreux et ne viennent pas aussi vite que nous le voudrions tous. Vous voyez juste, mais le gage de la victoire de votre justesse d’idées est précisément dans le maximum d’intransigeance, dans la plus rigoureuse continuité, dans la complète absence de tout compromis, exactement de la même façon que ce fut le secret des victoires d’Ilitch. J’ai voulu vous le dire bien des fois, mais je ne m’y suis décidé qu’à présent, en adieu. »

On fixa les funérailles de Ioffé pour un jour ouvrable, à l’heure de la besogne, afin d’empêcher les ouvriers de Moscou d’y participer. Cependant elles ne rassemblèrent pas moins de dix mille personnes et ce fut une imposante manifestation oppositionnelle.

Pendant ce temps, la fraction de Staline s’occupait de la préparation du congrès, se hâtant de le placer devant le fait accompli de la scission. Ce que l’on appela les élections pour les conférences locales qui devaient envoyer des délégués au congrès eut lieu avant l’annonce officielle d’une « discussion » complètement faussée pendant laquelle des détachements militairement organisés de siffleurs empêchèrent les réunions de se tenir comme il fallait, par des moyens purement fascistes. Il serait difficile de concevoir quelque chose de plus infâme que la préparation du XVe congrès. Zinoviev et son groupe n’eurent aucune peine à deviner que le congrès achèverait seulement en politique l’écrasement matériel qui avait commencé dans les rues de Moscou et de Léningrad au dixième anniversaire de la révolution d’Octobre.

Le seul souci de Zinoviev et de ses amis était dès lors celui-ci : capituler en temps opportun. Ils ne pouvaient pas ne pas comprendre que les bureaucrates de Staline voyaient l’ennemi non pas en eux, oppositionnels de deuxième cuvée, mais dans le noyau de l’opposition qui était lié avec moi. Ils espéraient sinon mériter les bonnes grâces, du moins obtenir leur pardon par une rupture ostensible avec moi au moment du XVe congrès. Ils n’avaient pas calculé que quand on commet une double trahison, on en finit politiquement avec soi-même. Si, par leur coup de poignard dans le dos, ils ont temporairement affaibli notre groupe, ils se sont condamnés eux-mêmes à la mort politique. Le XVe congrès décida l’exclusion de l’opposition dans son ensemble. Les exclus étaient mis à la disposition du Guépéou.

16 novembre 1927

Adolf Joffé à Léon Trotsky

La dernière lettre d’Adolf Joffé : « Pour nous, l’humanité est cet infini »

À Léon Trotsky
Cher Léon Davidovitch,
Toute ma vie j’ai été d’avis qu’un homme politique devait comprendre lorsque le moment était venu de s’en aller ainsi qu’un acteur quitte la scène et qu’il vaut mieux pour lui s’en aller trop tôt que trop tard.
Pendant plus de trente ans j’ai admis l’idée que la vie humaine n’a de signification qu’aussi longtemps et dans la mesure où elle est au service de quelque chose d’infini. Pour nous, l’humanité est cet infini. Tout le reste est fini, et travailler pour ce reste n’a pas de sens. Même si l’humanité devait un jour connaître une signification placée au-dessus d’elle-même, celle-ci ne deviendrait claire que dans un avenir si éloigné que pour nous l’humanité serait néanmoins quelque chose de complètement infini. Si on croit, comme je le fais, au progrès, on peut admettre que lorsque l’heure viendra pour notre planète de disparaître, l’humanité aura longtemps avant trouvé le moyen d’émigrer et de s’installer sur des planètes plus jeunes. C’est dans cette conception que j’ai, jour après jour, placé le sens de la vie. Et quand je regarde aujourd’hui mon passé, les vingt-sept années que j’ai passées dans les rangs de notre parti, je crois pouvoir dire avec raison que, tout le long de ma vie consciente, je suis resté fidèle à cette philosophie. J’ai toujours vécu suivant le précepte : travaille et combat pour le bien de l’humanité. Aussi je crois pouvoir dire à bon droit que chaque jour de ma vie a eu son sens.
Mais il me semble maintenant que le temps est venu où ma vie perd son sens, et c’est pourquoi je me sens le devoir d’y mettre fin.
Depuis plusieurs années, les dirigeants actuels de notre parti, fidèles à leur orientation de ne donner aux membres de l’opposition aucun travail, ne m’ont permis aucune activité, ni en politique, ni dans le travail soviétique, qui corresponde à mes aptitudes. Depuis un an, comme vous le savez, le bureau politique m’a interdit, en tant qu’adhérent de l’opposition, tout travail politique. Ma santé n’a pas cessé d’empirer. Le 20 septembre, pour des raisons inconnues de moi, la commission médicale du comité central m’a fait examiner par des spécialistes. Ceux-ci m’ont déclaré catégoriquement que ma santé était bien pire que je ne le supposais, et que je ne devais pas passer un jour de plus à Moscou, ni rester une heure de plus sans traitement, mais que je devais immédiatement partir pour l’étranger, dans un sanatorium convenable.
A ma question directe ; " Quelle chance ai-je de guérir à l’étranger, et ne puis-je pas me faire traiter en Russie sans abandonner mon travail ", les médecins et assistants, le médecin en activité du comité central, le camarade Abrossov, un autre médecin communiste et le directeur de l’hôpital du Kremlin m’ont répondu unanimement que les sanatoriums russes ne pouvaient absolument pas me soigner, et que je devais subir un traitement à l’Ouest. Ils ajoutèrent que si je suivais leurs conseils, je n’en serais pas moins sans aucun doute hors d’état de travailler pour une longue période.
Après quoi, la commission médicale du comité central, bien qu’elle eût décidé de m’examiner de sa propre initiative, n’entreprit aucune démarche, ni pour mon départ à l’étranger, ni pour mon traitement dans le pays. Au contraire, le pharmacien du Kremlin, qui, jusqu’ici, m’avait fourni les remèdes qui m’étaient prescrits, se vit interdire de le faire. J’étais ainsi privé des remèdes gratuits dont j’avais bénéficié jusque-là. Cela arriva, semble-t-il, au moment où le groupe qui se trouve au pouvoir commença à appliquer sa solution contre les camarades de l’opposition : frapper l’opposition au ventre. Tant que j’étais assez bien pour travailler, tout cela m’importait peu ; mais comme j’allais de mal en pis, ma femme s’adressa à la commission médicale du comité central, et, personnellement, au docteur Semachko, qui a toujours affirmé publiquement qu’il ne fallait rien négliger pour " sauver la vieille garde " ; mais elle n’obtint pas de réponse, et tout ce qu’elle put faire fut d’obtenir un extrait de la décision de la commission. On y énumérait mes maladies chroniques, et on y affirmait que je devais pour un an environ me rendre dans un sanatorium comme celui du professeur Riedländer. " Il y a maintenant huit jours que j’ai dû m’aliter définitivement, car mes maux chroniques, dans de telles circonstances, se sont naturellement fortement aggravés, et surtout le pire d’entre eux, ma vieille polynévrite, qui est redevenue aiguë, me causant des souffrances presque intolérables, et m’empêchant même de marcher.
Depuis neuf jours je suis resté sans aucun traitement, et la question de mon voyage à l’étranger n’a pas été reprise. Aucun des médecins du comité central ne m’a visité. Le professeur Davidenko et le docteur Levine, qui ont été appelés à mon chevet, m’ont prescrit des bagatelles, qui manifestement ne peuvent guérir, et ont reconnu qu’on ne pouvait rien faire et qu’un voyage à l’étranger était urgent. Le docteur Levine a dit à ma femme que la question s’aggravait du fait que la commission pensait évidemment que ma femme voudrait m’accompagner, " ce qui rendrait l’affaire trop coûteuse ". Ma femme répondit que, en dépit de l’état lamentable dans lequel je me trouvais, elle n’insisterait pas pour m’accompagner, ni elle, ni personne. Le docteur Levine nous assura alors que, dans ces conditions, l’affaire pourrait être réglée. Il m’a répété aujourd’hui que les médecins ne pouvaient rien faire, que le seul remède qui restait était mon départ immédiat pour l’étranger. Puis, ce soir, le médecin du comité central, le camarade Potiomkrine, a notifié à ma femme la décision de la commission médicale du comité central de ne pas m’envoyer à l’étranger, mais de me soigner en Russie. La raison en était que les spécialistes prévoyaient un long traitement à l’étranger et estimaient un court séjour inutile, mais que le comité central ne pouvait donner plus de 1000 dollars pour mon traitement et estimait impossible de donner plus.
Lors de mon séjour à l’étranger il y a quelque temps, j’ai reçu une offre de 20 000 dollars pour l’édition de mes mémoires ; mais comme ceux-ci doivent passer par la censure du bureau politique, et comme je sais combien, dans notre pays, on falsifie l’histoire du parti et de la révolution, je ne veux pas prêter la main à une telle falsification. Tout le travail de censure du bureau politique aurait consisté à m’interdire une appréciation véridique des personnes et de leurs actes - tant des véritables dirigeants de la révolution que de ceux qui se targuent de l’avoir été. Je n’ai donc aujourd’hui aucune possibilité de me faire soigner sans obtenir de l’argent du comité central, et celui-ci, après mes vingt-sept ans de travail révolutionnaire, ne croit pas pouvoir estimer ma vie et ma santé à un prix supérieur à 1000 dollars. C’est pourquoi, comme je l’ai dit, il est temps de mettre fin à ma vie. Je sais que l’opinion générale du parti n’admet pas le suicide ; mais je crois néanmoins qu’aucun de ceux qui comprendront ma situation ne pourra me condamner. Si j’étais en bonne santé, je trouverais bien la force et l’énergie de combattre contre la situation existant dans le parti ; mais, dans mon état présent, je ne puis supporter un état de fait dans lequel le parti tolère en silence votre exclusion, même si je suis profondément persuadé que, tôt ou tard, se produira une crise qui obligera le parti à expulser ceux qui se sont rendus coupables d’une telle ignominie. En ce sens, ma mort est une protestation contre ceux qui ont conduit le parti si loin qu’il ne peut même pas réagir contre une telle honte.
S’il m’est permis de comparer une grande chose avec une petite, je dirai que l’événement historique de la plus haute importance que constituent votre exclusion et celle de Zinoviev, une exclusion qui doit inévitablement ouvrir une période thermidorienne dans notre révolution, et le fait que, après vingt-sept années d’activité dans des postes responsables, il ne me reste plus rien d’autre à faire qu’à me tirer une balle dans la tête, ces deux faits illustrent une seule et même chose : le régime actuel de notre parti. Et ces deux faits, le petit et le grand, contribuent tous les deux à pousser le parti sur le chemin de Thermidor.
Cher Léon Davidovitch, nous sommes unis par dix ans de travail en commun, et je le crois aussi par les liens de l’amitié ; et cela me donne le droit, au moment de la séparation, de vous dire ce qui me parait être chez vous une faiblesse.
Je n’ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la " révolution permanente ", j’ai toujours été de votre côté. Mais il m’a toujours semblé qu’il vous manquait cette inflexibilité, cette intransigeance dont a fait preuve Lénine, cette capacité de rester seul en cas de besoin, et de poursuivre dans la même direction, parce qu’il était sûr d’une future majorité, d’une future reconnaissance de la justesse de ses vues. Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l’a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c’était vous et non lui qui aviez raison. A l’heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd’hui.
Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d’une unification, d’un compromis dont vous surestimiez la valeur. C’était une erreur. Je le répète : en politique, vous avez toujours eu raison, et maintenant vous avez plus que jamais raison. Un jour, le parti le comprendra, et l’histoire sera forcée de le reconnaître. Ne vous inquiétez donc pas si certains vous abandonnent, et surtout si la majorité ne vient pas à vous aussi vite que nous le souhaitons. Vous êtes dans le vrai, mais la certitude de la victoire ne petit résider que dans une intransigeance résolue, dans le refus de tout compromis, comme ce fut le secret des victoires de Vladimir Iliitch.
J’ai souvent voulu vous dire ce qui précède, mais je ne m’y suis décidé que dans le moment où je vous dis adieu. Je vous souhaite force et courage, comme vous en avez toujours montré, et une prompte victoire. Je vous embrasse. Adieu.

A. JOFFÉ.

P.-S. - J’ai écrit cette lettre pendant la nuit du 15 au 16, et, aujourd’hui 16 novembre, Maria Mikhailovna est allée à la commission médicale pour insister pour qu’on m’envoie à l’étranger, même pour, un mois ou deux. On lui a répondu que, d’après l’avis des spécialistes, un séjour de courte durée à l’étranger était tout à fait inutile ; et on l’a informée que la commission avait décidé de me transférer immédiatement à l’hôpital du Kremlin. Ainsi ils me refusent même un court voyage à l’étranger pour améliorer ma santé, alors que tous les médecins sont d’accord pour estimer qu’une cure en Russie est inutile.
Adieu, cher Léon Davidovitch, soyez fort, il faut l’être, et il faut être persévérant aussi, et ne me gardez pas rancune.

Writings of Léon Trotsky in english

Ecrits de Trotsky en Français

Messages

  •  : Je suivais une rue avec le plus jeune de notre commune, Grigori Sokolovsky, qui était à peu près de mon âge.
    Il faudrait tout de même que nous commencions, nous aussi, lui dis-je.
    Il faudrait commencer, répondit Sokolovsky.
    Mais comment ?
    Voilà justement : comment ?
    Il faut trouver des ouvriers, n’attendre personne, ne demander rien à personne, mais trouver des ouvriers et commencer.

  • "Nous sommes révolutionnaires de la tête aux pieds, nous l’avons été, nous le resterons jusqu’au bout. ”

    Léon Trotsky

  • "Nous sommes révolutionnaires de la tête aux pieds, nous l’avons été, nous le resterons jusqu’au bout. ”

    Léon Trotsky

  • « L’ennemi principal est dans ton propre pays. Le prolétaire doit lutter contre sa propre bourgeoisie. »

  • "Quelles que puissent être les circonstances de ma mort, je mourrai avec une foi inébranlée dans l’avenir communiste. Cette foi en l’homme et en son avenir me donne, même maintenant, une force de résistance que ne saurait donner aucune religion."

    Léon Trotsky

    Journal d’exil

  • Plus la guerre impérialiste mondiale se rapprochait et plus. l’élimination de Trotsky devenait un objectif crucial pour la bourgeoisie mondiale.
    Pour asseoir son pouvoir et développer la politique qui a fait de lui le principal artisan de la contre-révolution, Staline a d’abord éliminé, en les envoyant dans les camps, de très nombreux révolutionnaires, d’anciens bolcheviks, notamment ceux qui avaient été les compagnons de Lénine, ceux qui avaient été les artisans de la révolution d’Octobre. Mais cela ne suffisait pas. Avec la montée des tensions guerrières à la fin des années 1930, il lui fallait avoir les mains totalement libres, à l’intérieur, pour développer sa politique impérialiste. En 1936, au début de la guerre d’Espagne, il y eut d’abord le procès et l’ès et l’exécution de Zinoviev, Kamenev et Smirnov (Voir 16 fusillés à Moscou, Victor Serge, Ed. Spartacus) puis celui qui coûta la vie à Piatakov, à Radek et enfin ce fut le procès dit du groupe Rykov-Boukharine-Kretinski. Toutefois, le plus dangereux des bolcheviks, bien qu’à l’extérieur, restait Trotsky. Staline l’avait déjà atteint en faisant assassiner, en 1938, son fils Léon Sédov à Paris. Maintenant c’était Trotsky lui-même qu’il fallait supprimer.

    Toutefois, la liquidation des derniers bolcheviks, si elle répondait en premier aux besoins de la politique de Staline, était également une réponse aux besoins de celle de toute la bourgeoisie mondiale. C’est pourquoi le sort de Trotsky lui-même était désormais scellésormais scellé. Pour la classe capitaliste du monde entier, Trotsky, le symbole de la révolution d’Octobre, devait disparaître !

    Robert Coulondre, ambassadeur de France auprès du IIIe Reich fournit un témoignage éloquent dans une description qu’il fait de sa dernière rencontre avec Hitler, juste avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Hitler s’y était en effet vanté du pacte qu’il venait de conclure avec Staline. Il traçait un panorama grandiose de son futur triomphe militaire. En réponse, l’ambassadeur français faisant appel à sa raison, lui parla du tumulte social et des risques de révolutions qui pourraient faire suite à une guerre longue et meurtrière et qui pourraient détruire tous les gouvernements belligérants. "Vous pensez à vous-mêmes comme si vous étiez le vainqueur..., dit l’ambassadeur, mais avez-vous songé à une autre possibilité ? Que le vainqueur pourrait être Trotsky". Hitler fit un bond, comme s’il avait été frappé au creux de l’estomac, et hurla que que cette possibilité, la menace d’une victoire de Trotsky, était une raison de plus, pour la France et la Grande-Bretagne, de ne pas déclencher la guerre contre le IIIe Reich. Isaac Deutscher a tout à fait raison de souligner la remarque faite par Trotsky, lorsqu’il a pris connaissance de ce dialogue, selon laquelle les représentants de la bourgeoisie internationale "sont hantés par le spectre de la révolution, et ils lui donnent un nom d’homme."

    Ceci est écrit par Courant Communiste International, un groupe capitaliste d’état, adversaire du trotskysme et c’est d’autant plus remarquable...

  • Lettre au Comité Central du Parti Communiste de l’Union Soviétique

    Le militant communiste Ignace Reiss (Ludwig)

    17 juillet 1937

    La lettre que je vous écris aujourd’hui j’aurais dû vous l’écrire depuis longtemps déjà, le jour où les « Seize » [1] furent massacrés dans les caves de la Loubianka, sur l’ordre du « Père des Peuples ».

    Je me suis tu alors. Je n’ai pas élevé la voix non plus pour protester lors des assassinats qui ont suivi, et ce silence fait peser sur moi une lourde responsabilité. Ma faute est grande, mais je m’efforcerai de la réparer, et de la réparer vite afin d’alléger ma conscience.

    Jusqu’alors j’ai marché avec vous. Je ne ferai pas un pas de plus à vos côtés. Nos chemins divergent ! Celui qui se tait aujourd’hui se fait complice de Staline et trahit la cause de la classe ouvrière et du socialisme !

    Je me bats pour le socialisme depuis l’âge de vingt ans. Sur le seuil de la quarantaine, je ne veux pas vivre des faveurs d’un Ejov.

    J’ai derrière moi seize années de travail clandestin. C’est quelque chose, mais il me reste assez de forces pour tout recommencer. Car il s’agit bien de « tout recommencer », de sauver le socialisme. La lutte s´est engagée il y a longtemps déjà. Je veux y reprendre ma place.

    Le tapage organisé autour des aviateurs qui survolent le Pôle vise à étouffer les cris et les gémissements des victimes torturées à la Loubianka, à la Svobodnaia, à Minsk, à Kiev, à Leningrad, à Tiflis. Ces efforts sont vains. La parole, la parole de la vérité, est plus forte que le vacarme des moteurs les plus puissants.

    Les recordmen de l’aviation, il est vrai, toucheront les cœurs des ladies américaines et de la jeunesse des deux continents intoxiqués par le sport, plus facilement que nous arriverons à conquérir l’opinion internationale et à émouvoir la conscience du monde ! Que l’on ne s’y trompe pourtant pas : la vérité se fraiera son chemin, le jour de la vérité est plus proche, bien plus proche que ne le pensent les seigneurs du Kremlin. Le jour est proche où le socialisme international jugera les crimes commis au cours des dix dernières années. Rien ne sera oublié, rien ne sera pardonné. L’histoire est sévère : « le chef génial, le père des peuples, le soleil du socialisme », rendra compte de ses actes : la défaite de la révolution chinoise, le plébiscite rouge [2] , l’écrasement du prolétariat allemand, le social-fascisme et le Front populaire, les confidences à Howard [3] , le flirt attendri avec Laval : toutes choses plus géniales les unes que les autres ?

    Ce procès-là sera public, avec des témoins, une multitude de témoins, morts ou vivants ; ils parleront tous une fois encore, mais cette fois pour dire la vérité, toute la vérité. Ils comparaîtront tous, ces innocents massacrés et calomniés, et le mouvement ouvrier international les réhabilitera tous, ces Kamenev et ces Mratchkovski, ces Smirnov et ces Mouralov, ces Drobnis et ces Serebriakov, ces Mdivani et ces Okoudjava, ces Rakovski et ces Andrès Nin, tous ces « espions et ces provocateurs, tous ces agents de la Gestapo et ces saboteurs ».

    Pour que l’Union soviétique et le mouvement ouvrier international tout entier ne succombent pas définitivement sous les coups de la contre-révolution ouverte et du fascisme, le mouvement ouvrier doit se débarrasser de ses Staline et de son stalinisme. Ce mélange du pire des opportunismes - un opportunisme sans principes - de sang et de mensonges menace d’empoisonner le monde entier et d’anéantir les restes du mouvement ouvrier.

    Lutte sans merci contre le stalinisme !

    Non au front populaire, oui à la lutte des classes ! Non aux comités, oui à l’intervention du prolétariat sauver la révolution espagnole : telles sont les tâches à l’ordre du jour !

    A bas le mensonge du « socialisme dans un seul pays » ! Retour à l’internationalisme de Lénine !

    Ni la IIème ni la IIIème Internationale ne sont capables d’accomplir cette mission historique : désagrégées et corrompues, elles ne peuvent empêcher la classe ouvrière de combattre ; elles ne servent que d’auxiliaires aux forces de police de la bourgeoisie. Ironie de l’Histoire : jadis la bourgeoisie puisait dans ses rangs les Cavaignac et Gallifet, les Trepov et les Wrangel. Aujourd’hui c’est sous la « glorieuse » direction des deux Internationales que les prolétaires remplissent eux-mêmes le rôle de bourreaux de leurs propres camarades. La bourgeoisie peut vaquer tranquillement à ses affaires ; partout règnent « l’ordre et la tranquillité » : il y a encore des Noske et des Ejov, des Negrin et des Diaz. Staline est leur chef et Feuchtwanger leur Homère !

    Non, je n’en peux plus. Je reprends ma liberté. Je reviens à Lénine, à son enseignement et à son action.

    J’entends consacrer mes modestes forces à la cause de Lénine : je veux combattre, car seule notre victoire – la victoire de la révolution prolétarienne – libérera l’humanité du capitalisme et l’Union soviétique du stalinisme !

    En avant vers de nouveaux combats pour le socialisme et la révolution prolétarienne ! Pour la construction de la IVème Internationale !

    Ludwig (Ignace Reiss) Le 17 juillet 1937

    P.S. : En 1928 j’ai été décoré à l’Ordre du « Drapeau Rouge », pour services rendus à la révolution prolétarienne. Je vous renvoie cette décoration ci jointe. Il serait contraire à ma dignité de la porter en même temps que les bourreaux des meilleurs représentants de la classe ouvrière russe. Les Izvestia ont publiés au cours des deux dernières semaines des listes de nouveaux décorés dont les fonctions sont passées pudiquement sous silence : ce sont les exécutants des peines de mort.

    Notes

    [1] Inculpés du premier procès de Moscou.

    [2] Plébiscite réclamé en Saxe par les nationaux-socialistes contre le gouvernement social-démocrate et soutenu par les communistes.

    [3] Staline avait déclaré, en mai 1935, au journaliste américain Roy Howard que l’idée que l’U.RS.S. pouvait encourager une révolution socialiste mondiale relevait de la " tragi-comédie ".

  • Nous ne nous repentons de rien et nous ne renonçons à rien. Nous vivons des idées et de l’état d’esprit qui nous animaient durant les journées d’Octobre 1917. A travers des difficultés temporaires, nous pouvons voir devant nous. Si marqués que soient les méandres du fleuve, le fleuve coule vers l’océan.

    L. Trotsky Constantinople 17 octobre 1929

  • "Et ce même regard, celui de Léon Trotsky, que je retrouve fixé sur moi au cours de nos quotidiennes rencontres il y a vingt ans au Mexique, à lui seul suffirait à m’enjoindre depuis lors de garder toute fidélité à une cause, la plus sacrée de toutes, celle de l’émancipation de l’homme, et cela par delà les vicissitudes qu’elle peut connaître et, en ce qui l’a concerné, les pires dénis et déboires humains. Un tel regard et la lumière qui s’y lève, rien ne parviendra à l’éteindre, pas plus que Thermidor n’a pu altérer les traits de Saint-Just. Qu’il soit ce qui nous scrute et nous soutient ce soir, dans une perspective où la Révolution d’octobre couve en nous la même inflexible ardeur que la Révolution espagnole, la Révolution hongroise et la lutte du peuple algérien pour sa libération."

    André breton

    dans "Pour la quarantième anniversaire de la révolution d’Octobre"

  • "Les bolcheviks ont, de même, posé immédiatement comme but à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé : non pas défense de la démocratie bourgeoise, mais dictature du prolétariat en vue de la réalisation du socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclamé pour la première fois le but final du socialisme comme un programme immédiat de la politique pratique.

    Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l’ont réalisé pleinement. L’honneur et la capacité d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international."

    Rosa Luxemburg sur la révolution russe d’Octobre

  • "L’émancipation des ouvriers ne peut être l’oeuvre que des ouvriers eux-mêmes. Il n’y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer des défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d’acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d’imposture, — de faire en un mot ce que font les staliniens. Ces moyens ne peuvent servir qu’à une fin : prolonger la domination d’une coterie déjà condamnée par l’histoire. Ils ne peuvent pas servir à l’émancipation des masses. Voilà pourquoi la IVe Internationale soutient contre le stalinisme une lutte à mort.

    Il va sans dire que les masses ne sont pas sans péché. Nous ne sommes pas enclins à les idéaliser. Nous les avons vues en des circonstances variées, à diverses étapes, au milieu des plus grands bouleversements. Nous avons observé leurs faiblesses et leurs qualités. Leurs qualités : la décision, l’abnégation, l’héroïsme trouvaient toujours leur plus haute expression dans les périodes d’essor de la révolution. A ces moments, les bolcheviks furent à la tête des masses. Un autre chapitre de l’histoire s’ouvrit ensuite, quand se révélèrent les faiblesses des opprimés : hétérogénéité, insuffisance de culture, manque d’horizon. Fatiguées, déçues, les masses s’affaissèrent, perdirent la foi en elles-mêmes et cédèrent la place à une nouvelle aristocratie. Dans cette période les bolcheviks (les "trotskistes") se trouvèrent isolés des masses. Nous avons pratiquement parcouru deux cycles semblables : 1897-1905, années de flux ; 1907-1913, années de reflux ; 1917-1923, années marquées par un essor sans précédent dans l’histoire ; puis une nouvelle période de réaction qui n’est pas encore finie. Grâce à ces événements, les "trotskistes" ont appris à connaître le rythme de l’histoire, en d’autres termes la dialectique de la lutte des classes. Ils ont appris et, me semble-t-il, réussi à subordonner à ce rythme objectif leurs desseins subjectifs et leurs programmes. Ils ont appris à ne point désespérer parce que les lois de l’histoire ne dépendent pas de nos goûts individuels ou de nos critériums moraux. Ils ont appris à subordonner leurs goûts individuels à ces lois. Ils ont appris à ne point craindre les ennemis les plus puissants, si la puissance de ces ennemis est en contradiction avec les exigences du développement historique. Ils savent remonter le courant avec la conviction profonde que l’afflux historique d’une puissance nouvelle les portera jusqu’à l’autre rive. Pas tous ; beaucoup se noieront en chemin. Mais participer au mouvement les yeux ouverts, avec une volonté tendue, telle est bien la satisfaction morale par excellence qui puisse être donnée à un être pensant !"

    Léon Trotsky dans "Leur morale et la nôtre"

  • La classe ouvrière du monde entier a conquis sur ses ennemis la plus imprenable des forteresses : l’ancienne Russie des tsars. Y trouvant un appui, elle réunit ses forces pour la lutte finale.

    Que le bonheur est grand de vivre et de lutter à une telle époque !

    L. TROTSKY

    au congrès de l’internationale communiste

    6 mars 1918

  • Déclaration lue (et rédigée initialement) par André Breton le 3 septembre 1936 au meeting : « La vérité sur le Procès de Moscou ».

    CAMARADES,

    En notre simple qualité d’intellectuels, nous déclarons que nous tenons le verdict de Moscou et son exécution pour abominables et inexpiables.

    Nous nions formellement avec vous le bien-fondé de l’accusation, que les antécédents des accusés dispensent même d’examiner en dépit des prétendus « aveux » de la plupart d’entre eux. Nous tenons la mise en scène du procès de Moscou pour une abjecte entreprise de police, qui dépasse de loin en envergure et en portée celle qui aboutit au procès dit des « incendiaires du Reichstag ». Nous pensons que de telles entreprises déshonorent à jamais un régime.

    Nous nous associons, sinon à l’ensemble de ses appréciations politiques, du moins aux conclusions lucides de l’article d’Otto Bauer formulées avant-hier dans Le Populaire : « Ce qui s’est passé à Moscou, c’est plus qu’une erreur, plus qu’un crime, c’est un malheur effroyable qui frappe le socialisme du monde entier, sans distinction d’esprit et de tendance ». C’est, à notre sens, un malheur effroyable dans la mesure où, pour la première fois, à un grand nombre de camarades qui se laisseront abuser, la conscience révolutionnaire est présentée en bloc comme corruptible. C’est un malheur effroyable dans le sens où des hommes vers qui allait, malgré tout, ne fût-ce qu’en raison de leur passé plus ou moins glorieux, notre respect, passent pour se condamner eux-mêmes, pour se définir comme des traîtres et des chiens. Ces hommes, quelles que soient les réserves graves que nous puissions faire sur la solidité de certains d’entre eux, nous les tenons pour totalement incapables, fût-ce dans le désir de continuer à lutter, fût-ce à plus forte raison dans l’espoir d’échapper à la mort, de se nier, de se flétrir eux-mêmes à ce point. Mais où cela cesse d’être un malheur effroyable, c’est à partir du moment où cela nous éclaire définitivement sur la personnalité de Staline : l’individu qui est allé jusque là est le grand négateur et le principal ennemi de la révolution prolétarienne. Nous devons le combattre de toutes nos forces, nous devons voir en lui le principal faussaire d’aujourd’hui - il n’entreprend pas seulement de fausser la signification des hommes, mais de fausser l’histoire - et comme le plus inexcusable des assassins.

    Nous faisons, dans ces conditions, toutes réserves sur le maintien du mot d’ordre : « Défense de l’U.R.S.S. » Nous demandons que lui soit substitué de toute urgence celui de « Défense de l’Espagne révolutionnaire » en spécifiant que tous nos regards vont aujourd’hui, 3 septembre 1936, aux magnifiques éléments révolutionnaires de la C.N.T., de la F.A.I. et du P.O.U.M. qui luttent, indivisiblement à nos yeux, sur le front d’Irun et dans le reste de l’Espagne. Ces éléments, nous ne nous dissimulons pas que Staline et ses acolytes, qui ont passé un pacte d’assistance avec les états capitalistes, s’emploient tant qu’ils peuvent à les désunir. C’est, pour nous, une raison de plus d’attendre d’eux, de leurs forces et de leurs héroïsmes conjugués, le rétablissement de la vérité historique foulée aux pieds non moins systématiquement en U.R.S.S. qu’en Italie et en Allemagne.

    Sous une forme concrète, nous nous proposons d’agir à l’intérieur du Comité de Vigilance des Intellectuels pour que soit menée en toute sévérité l’enquête réclamée par le P.O.I. sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé, nous le savons déjà, sans le moindre égard, non seulement pour la personnalité des accusés, mais pour la sauvegarde de la dignité humaine, le procès de Moscou, et de contribuer à exiger s’il y a lieu - il y a lieu sûrement - réparation au nom de la conscience internationale, seul élément de progrès, de la conscience internationale dont, Camarades, nous sommes ici un certain nombre à tenir les prescriptions pour sacrées.

    Nous saluons à nouveau la personnalité, de très loin au-dessus de tout soupçon, de Léon Trotsky. Nous réclamons pour lui le droit de vivre en Norvège et en France. Nous saluons cet homme qui a été pour nous, abstraction faite des opinions non infaillibles qu’il a été amené à formuler, un guide intellectuel et moral de premier ordre et dont la vie, dès lors qu’elle est menacée, nous est aussi précieuse que la nôtre.

    Adolphe Acker, André Breton, Georges Henein, Maurice Henry, Georges Hugnet, Marcel Jean, Léo Malet, Georges Mouton, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gui Rosey, Yves Tanguy.

  • Rosmer :

    Le bannissement de Trotsky a été l’occasion, comme il fallait s’y attendre, d’une nouvelle campagne de dégoûtants mensonges. Moscou a donné le ton et les hauts-parleurs de l’Internationale Communiste ont suivi : au moment où l’on frappe un adversaire, on répand autour de lui une bave empoisonnée. C’est la tactique habituelle, elle a déjà beaucoup servi et elle finira bien par écœurer les ouvriers communistes. Je comprends donc qu’on ne s’émeuve pas outre mesure, mais Je crois qu’il ne faut pas laisser cette fois tous ces mensonges sans réponse, d’autant que nous aurons, en répondant, la possibilité de préciser certains points importants.

    Pour égarer l’opinion ouvrière, les Staliniens ont d’abord fait courir le bruit que Trotsky quittait volontairement l’U.R.S.S. C’est sur sa demande qu’on le conduisait en Turquie. J’ai entendu raconter cette histoire par un membre du Parti qui ne croit pas que tout ce que raconte l’Humanité est parole d’évangile. En même temps, ils avisaient les dirigeants des sections de l’I.C. qu’ordre avait été donné au Guépéou d’appliquer la décision du Bureau Politique et les invitaient à déclencher sans délai une nouvelle campagne contre Trotsky et les trotskystes. La préparation était bien faite : on pouvait déposer Trotsky à Constantinople, en lui affirmant d’ailleurs que, seule, la Turquie consentait à le recevoir.

    Ce serait mal connaître Trotsky que de penser un seul instant qu’il est capable de subir un pareil traitement sans crier. Il a protesté auprès du Comité Central du Parti communiste russe, auprès du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste et, dès qu’il en a eu la possibilité, il a dénoncé publiquement les mensonges pour que la classe ouvrière pût être partout informée.

    Mettant à profit le goût américain de la « sensation », Trotsky a accepté l’offre d’une agence américaine d’écrire plusieurs articles exposant les circonstances de son bannissement. Il n’est pas besoin de dire que ces articles sont les articles d’un communiste, qui affirme son attachement indéfectible au communisme et à la Russie soviétique, mais ce qu’il faut noter, c’est qu’ils ne contiennent pas une ligne qui puisse être utilisée par la bourgeoisie contre le communisme. Chacun, du reste, a pu le constater.

    Furieux de voir leurs machinations démasquées, les staliniens ont riposté par de nouveaux mensonges. Toutefois, c’est seulement le 8 mars que la Pravda publia un article de Yaroslavsky intitulé : « Monsieur Trotsky au service de la bourgeoisie, ou les premiers pas de Trotsky à l’étranger », et dont voici quelques passages :

    « La presse bourgeoise réactionnaire vient de s’enrichir d’un nouveau collaborateur. Cela lui donne évidemment une joie sans limite. Oui, la bourgeoisie a raison de se réjouir. Pour le moment, le nom de Monsieur Trotsky peut lui servir d’appât pour son public. Aussi n’hésite-t-elle pas à payer à Trotsky des milliers de dollars pour ses mensonges à l’adresse du Parti Communiste, du Gouvernement soviétique et de l’Internationale Communiste.

    « ... Les agences de presse, après lui avoir exprimé leur satisfaction de sa collaboration, ont commencé à marchander avec lui. Le premier article a été payé 5.000 dollars : de cela nous sommes sûrs. On dit que l’ensemble est payé plus de 10.000 dollars, le bruit court même que ce serait 25.000 dollars. Cela ne nous intéresse pas.

    « ... Il n’est pas étrange que Trotsky soit payé par dizaines de milliers de dollars pour sa propagande par les Anglais qui, eux, organisent une agression contre la Russie soviétique à cause de sa propagande communiste. »

    Un, bel échantillon du procédé classique de la calomnie : 5.000 dollars, nous sommes sûrs... on dit 10.000... le bruit court 25.000. Et on arrive aux « dizaines de milliers de dollars ».

    Le mensonge stalinien se conjugue ici avec le mensonge de la bourgeoisie française, qui a déjà doté Trotsky d’un château dans l’Hérault, puis l’a logé dans un palace de la Côte d’Azur, puis l’a ramené dans son château.

    Ce qui inquiète visiblement les staliniens, c’est l’emploi que Trotsky va faire des dollars payés par l’agence américaine. Ils savent bien qu’il n’a pu songer un instant à se les approprier, mais qu’il entend les consacrer à la défense du communisme. En effet, avant d’accepter l’offre américaine, Trotsky a consulté ses amis et il a spécifié que L’ARGENT RECUEILLI - disons en passant qu’il ne s’agit pas même d’une moitié d’une de ces dizaines de milliers de dollars avec lesquels jonglent les staliniens - SERAIT ENTIEREMENT CONSACRE A LA PUBLICATION D’ÉDITIONS COMMUNISTES INTERNATIONALES ET, EN PREMIER LIEU, A L’EDITION RUSSE DES ÉCRITS DE LENINE DONT STALINE INTERDIT LA PUBLICATION.

    Avant de lâcher Yaroslavsky - et pour montrer à quel point les staliniens sont irrémédiablement brouillés avec la vérité - notons qu’il écrit dans son article de la Pravda : « Souvarine disait dernièrement dans son organe, la Révolution Prolétarienne... »

    Le mensonge est devenu, chez ces bolcheviks dégénérés, une seconde nature.

    La collaboration à la presse bourgeoise est une question qui s’est souvent posée devant les révolutionnaires car elle ne comporte pas, en toutes circonstances, une réponse identique. Lorsqu’ils n’ont pas de tribune et que, pour une raison ou pour une autre, la bourgeoisie leur en offre une occasionnellement, ils peuvent parfaitement l’utiliser. A une seule condition : c’est d’avoir la garantie qu’ils pourront exprimer librement leur pensée. C’est justement le cas de Trotsky dans les circonstances présentes.

    Les précédents ne manquent pas. Est-ce que les staliniens veulent faire reproche à Marx d’avoir collaboré régulièrement durant toute une période à la New York Tribune ? Et pour ne citer qu’un autre exemple je rappellerai qu’avant la guerre les représentants les plus qualifiés de la C.G.T. n’ont pas hésité à donner des articles au Matin. Le caractère exceptionnel et occasionnel de telles collaborations est si évident que personne n’avait jusqu’ici proposé de les considérer comme un reniement ou comme le signe du passage « au service de la bourgeoisie ».

    Mais il y a quelqu’un qui collabore régulièrement et systématiquement à la presse bourgeoise : c’est Staline.

    Dans tous les pays existent des agences d’informations officieuses que les gouvernements utilisent pour leurs communications (Havas, en France ; Reuter ; en Angleterre, etc.) En U.R.S.S. c’est l’agence Tass, qui n’est pas seulement officieuse mais officielle. Ces agences échangent entre elles leurs informations de sorte que les communiqués de Staline arrivent aux journaux français par Havas. La presse bourgeoise donne donc, sur l’U.R.S.S. à côté des fausses nouvelles fabriquées à Riga - de moins en moins nombreuses - les informations staliniennes. Et c’est ainsi que, dans toutes les périodes de crise, on trouve les mêmes nouvelles et les mêmes explications dans les journaux bourgeois que dans les journaux communistes. L’histoire de l’officier de Wrangel - « complot » fabriqué par Staline avec l’aide du Guépéou pour assommer l’Opposition - parut dans le Temps au moment même où l’Humanité la publiait.

    Parmi les journaux bourgeois, il en est qui servent la politique stalinienne d’une manière plus directe, plus systématique et tout à fait volontaire. Ce sont ceux qui ont des correspondants accrédités à Moscou et qui, libéraux, fascistes, démocrates ou conservateurs, défendent la « politique de la présence » et croient que des relations commerciales avec l’U.R.S.S. peuvent être profitables. Ils rapportent les discussions qui ont lieu dans le Parti et exposent la situation du pays exactement comme on les voit sous l’angle stalinien. Ils écrivent que Trotsky « sous-estime la paysannerie », qu’il veut revenir au communisme de guerre, qu’il fut souvent en désaccord avec Lénine, qu’il est un utopiste dangereux - tandis que Staline - est un réaliste qui comprend les choses. Un grand hebdomadaire conservateur londonien, l’Observer, qui a condamné comme stupide la rupture diplomatique avec l’U.R.S.S. et fait campagne pour la reprise de relations normales entre les deux pays, publie chaque dimanche des correspondances tout à fait staliniennes.

    Les ouvriers qui lisent les journaux communistes ne sont partout qu’une faible minorité. Ceux-là ne reçoivent sur la Russie qu’une information exclusivement stalinienne ; on peut dire qu’ils le savent et que cela leur plaît. Mais tous ceux, et ils sont nombreux, qui prennent leurs informations dans la presse bourgeoise, reçoivent à leur insu les mêmes renseignements et les mêmes explications. Aussi n’est-il pas rare de se heurter à des « sympathisants » qui font du Petit Parisien leur lecture quotidienne mais sont d’une orthodoxie stalinienne dépassant parfois celle des membres du Parti communiste.

    Staline peut ainsi collaborer à la presse bourgeoise non occasionnellement mais chaque jour par le moyen de l’agence Tass, par l’intermédiaire des correspondants de journaux bourgeois. Il en use largement, même pour ce qui concerne la vie intérieure du Parti communiste russe.

    Mais si Trotsky, déporté, chassé de Russie clandestinement, livré aux Wrangéliens de Constantinople - qu’il a délogés en 1920 de Crimée, libérant définitivement le territoire de la Russie soviétique - utilise à son tour, occasionnellement, cette même presse bourgeoise pour rétablir les faits, dénoncer les mensonges staliniens, mettre la classe ouvrière en mesure de juger, alors c’est un traître qui fournit lui-même la preuve qu’il s’est vendu à la bourgeoisie.

    La Pravda l’imprime et on le trouvera bientôt dans l’Humanité. Cela rajeunira Cachin d’une douzaine d’années.

    On sait que Trotsky fut expulsé de France pendant la guerre, Malvy étant ministre de l’Intérieur. En même temps un quotidien russe auquel il collaborait, Naché Slovo, était supprimé. Il fallait expliquer cela aux ouvriers socialistes qui commençaient à comprendre le sens de la guerre et se portaient de plus en plus vers les mouvements zimmerwaldien et minoritaire. L’Action Socialiste s’en chargea. C’était un hebdomadaire de la droite majoritaire qui trouvait l’Humanité de Renaudel trop tiède. Cachin était un de ses dirigeants, l’article leader étant le plus souvent de lui. L’article « explicatif » s’étalait sur deux colonnes de la première page.- J’en copie les principaux passages :

    « Le « vaillant journal » était dirigé par un certain Trotsky... II était aussi très apprécié de la petite coterie germanophile russe et des bandes des Cent Noirs, qui trouvaient un appui inattendu dans la thèse des défaitistes. On connaît leur point de vue ; ils l’exposent tous les quinze jours dans les suppliques qu’ils adressent au tsar : Faire la paix séparée avec l’Allemagne, s’allier avec elle et tomber ensemble sur les démocraties de l’Occident. Les articles de Naché Slovo étaient soigneusement reproduits d’ans la presse des Cent Noirs, et on disait aux ouvriers des usines de guerre russes : vous voyez bien que vous devez aider l’Allemagne dans l’intérêt de la révolution [1] . »

    En faisant les changements de mots nécessaires, cela pourrait encore servir aujourd’hui. Pour le fond, c’est déjà du Yaroslavsky.

    L’article de l’Action Socialiste n’était pas signé. Était-on encore alors accessible à la honte ? Etait-on moins cynique en 1916 qu’en 1929 ? Je n’en sais rien. Mais ce qui est tout à fait sûr c’est que nos staliniens - staliniens aujourd’hui parce que Staline est le maître, mais demain ?... - écriront et signeront tout ce qu’on voudra. Tout ce qu’on peut attendre d’eux c’est une émulation dans la bassesse.

    L’idée que Trotsky puisse seulement songer à accumuler des dollars paraîtra comique [2], à tous ceux qui connaissent sa vie simple, d’acharné labeur, consacrée entièrement depuis trente ans à la libération de la classe ouvrière.

    Peu leur importe. Loriquets, ils ont pu écrire l’histoire de l’armée rouge sans même mentionner son nom. C’est maintenant le tour des Thaelmanns, ivrognes noceurs qui vont affermir leur orthodoxie stalinienne dans les boîtes de nuit de Hambourg, et d’ailleurs - aux frais des ouvriers et des paysans de la Russie soviétique.

    Notes

    [1] « L’Action Socialiste », N° 9, 22 novembre 1916.

    [2] Tous ceux qui connaissent Trotsky et l’histoire de la Révolution savent, en effet, que son désintéressement est proverbial. Jamais, depuis le début de la Révolution d’Octobre, Trotsky n’a touché quoi que ce soit pour d’immense quantité d’articles et de brochures qu’il a publiés en Russie, et bien que cela ne soit nullement interdit par les règlements du Parti. (Tant d’autres et parmi eux l’intègre Yaroslavsky n’en pourraient dire autant !)

  • Depuis son expulsion de Russie par le centrisme, celui qui fut le compagnon de lutte de Lénine a été en butte aux persécutions continuelles de la bourgeoisie internationale. Et malgré cela, avec un courage et une énergie de fer, Trotsky a maintenu haut et ferme le drapeau de la lutte révolutionnaire face à la meute réactionnaire et centriste l’assaillant sans répit.

    Il faut, aujourd’hui, que la bourgeoisie le frappe à nouveau, mette en évidence les responsabilités du centrisme, de la bureaucratie soviétique qui, non seulement l’a éloigné des ouvriers russes, l’a éloigné des conquêtes prolétariennes, dont il fut un des plus précieux artisans, mais a aussi participé au concert capitaliste pour l’expulser de tous les pays ? Que l’on se souvienne de l’attitude criminelle de l’ « Humanité », insultant lâchement Trotsky, appelant les ouvriers à le chasser. Que l’on se souvienne aussi des pressions diplomatiques de l’U.R.S.S, pour empêcher Trotsky de se fixer au Danemark ou dans un autre pays scandinave. Le centrisme comprend parfaitement que c’est seulement par la violence, les privations, les menaces, qu’il lui est possible de réduire au silence les marxistes qui s’obstinent à défendre le drapeau de l’internationalisme prolétarien. Le jour de la reddition des comptes le prolétariat international n’oubliera pas les persécutions que le centrisme fait et fit subir aux militants révolutionnaires. Et, pour Trotsky et pour tous les autres, il exigera des comptes. Mais aujourd’hui, le centrisme triomphe.

    Trostky est expulsé de partout et pour lui le monde est « une planète sans visa ». Les chiennes de l’enfer capitaliste aboient sans répit : « Le traître de Brest-Litovsk » ou « le dictateur rouge les mains pleines de sang » : tels sont les cris pour Français « moyen » qu’elles déversent inlassablement. Et l’écho se répercute ailleurs, où les cris reprennent plus frénétiques contre Trotsky. Mais, précisément, le petit bourgeois qui se délecte à la lecture des « crimes atroces » commis par Trotsky dans sa villa de Ker Monique devrait savoir que c’est grâce au « traître de Brest-Litovsk » et au prolétariat russe victorieux que la boucherie capitaliste de 1914-18 a pris fin. La révolution russe a hâté la désagrégation des armées belligérantes et obligé les États capitalistes à terminer leur carnage d’ouvriers et de paysans. Si la bourgeoisie est pleinement justifiée dans son action contre les révolutionnaires, c’est vraiment une abomination que les ouvriers communistes puissent tolérer l’attitude du centrisme envers Trotsky. Que cette attitude soit faite d’un silence hypocrite ou d’injures hystériques, peu importe ; le fait est que le centrisme approuve la campagne capitaliste contre Trotsky après l’avoir expulsé de l’Union Soviétique. Contre cela, les ouvriers du parti doivent violemment s’élever. Il ne faut pas que l’expulsion de Trotsky soit accompagnée de la « protestation » verbale de la sociale-démocratie contre l’atteinte au « Droit d’Asile » ! C’est aux révolutionnaires de prendre sa défense. Et nous, que des divergences très sérieuses séparent de Trotsky, lui exprimons notre solidarité pleine et entière dans sa lutte contre les persécutions du capitalisme. C’est avec respect et admiration que nous saluons la tragédie de sa vie. Ce grand révolutionnaire exilé, démuni de tout moyen de défense, reste redouté et haï par les requins capitalistes et les centristes.

    Hier c’était sa fille qui, persécutée par la police allemande, se suicidait ; aujourd’hui, à nouveau, on s’acharne sur lui. La terre est sans visa pour Trotsky et cela caractérise la situation de défaites terribles que connaît aujourd’hui le prolétariat dans tous les pays. Les ouvriers communistes du monde entier et de Russie tourneront leurs regards vers l’exemple lumineux de courage révolutionnaire que représente Trotsky et seront à ses côtés pour exiger au sein des P.C. Que l’on permette au vieux chef communiste de rentrer en Russie, afin qu’il puisse y continuer sa lutte pour la révolution mondiale.

    Tiré de Smolny

  • "Une tête subsiste de la révolution d’octobre et il se trouve que c’est la plus haute."

    Victor Serge sur Léon Trotsky

  • Les uns découvrent l’inconsistance du marxisme, les autres proclament la faillite du bolchévisme. Les uns font retomber sur la doctrine révolutionnaire la responsabilité des erreurs et des crimes de ceux qui l’ont trahie ; les autres maudissent la médecine, parce qu’elle n’assure pas une guérison immédiate et miraculeuse. Les plus audacieux promettent de découvrir une panacée et, en attendant, recommandent d’arrêter la lutte des classes. De nombreux prophètes de la nouvelle morale se disposent à régénérer le mouvement ouvrier à l’aide d’une homéopathie éthique. La majorité de ces apôtres ont réussi à devenir eux-mêmes des invalides moraux avant même de descendre sur le champ de bataille. Ainsi, sous l’apparence de "nouvelles voies", on ne propose au prolétariat que de vieilles recettes, enterrées depuis longtemps dans les archives du socialisme d’avant Marx.

    Trotsky, Programme de transition

  • La personnalité même de Trotsky est aussi hors du commun que sa destinée. Cet orateur gigantesque, cet écrivain à l’immense talent a été aussi chef d’armée, dirigeant de l’Etat, du parti, diplomate, organisateur des transports et l’un des plus fins analystes de la société civile et de la révolution culturelle. Il a cohabité avec Lénine à la tête de l’État soviétique pendant cinq années décisives, démentant la sagesse populaire qui ne croit pas que deux « crocodiles » puissent coexister dans le même marigot. Il est tombé du pouvoir dans l’exil plus vite qu’il n’y avait accédé. Du fait qu’on avait fait de lui une « non-personne », il a pu sembler oublié du peuple soviétique. Or l’on découvre brutalement en 1987 qu’il a conservé sa place dans « l’histoire vécue » qui se raconte dans les familles et que son souvenir hante au moins les salles et les turnes des universités soviétiques. Aucun des autres « Grands » des pays étrangers en 1917 ne jouit d’une renommée aussi universelle et de la capacité à provoquer des polémiques à partir de son seul nom.

    Trotsky, c’est d’abord la haine contre lui. On la retrouve tout au long des pages de ce livre : celle des officiers britanniques de l’infanterie coloniale rencontrés au Canada et qui se survit aujourd’hui dans les travaux historiques. Celle des blancs qui le caricaturent en Juif sanglant en bourreau, au nez et aux serres crochues, en oiseau de proie, en tueur. Celle des nazis qui dénoncent son intervention dans les manifestations du 12 février 1934 à Paris et hurlent à la mort jusqu’à impressionner les bons radicaux des droits de l’homme. Celle des petits-bourgeois français massés devant la villa de Barbizon, hurlant à la mort contre l’homme du refus de payer « les emprunts russes », l’organisateur de la « trahison », signataire, en 1918, du traité paix avec les « Boches ». Celle des staliniens enfin de Moscou ou Paris, grands ou petits, de Jacques Duclos ou Georges Soria dont la plume fut au service des tueurs.

    On est frappé de la sérénité de celui qui est l’objet de tant d’exécration, du sens de la mesure de cet homme qui, bien qu’il haïsse et attise la haine de classe contre l’oppresseur et l’exploiteur, ne semble jamais anime par un ressentiment, une hargne, un désir personnel de revanche et se contente d’analyser ces sentiments comme quelques-uns des multiples ressorts qui donnent le contenu de la conscience de l’action, finalement de la politique des masses.

    Cet homme contre lequel se concentre tant de haine est un homme d’amour. Amour pour Aleksandra Lvovna, pour Natalia Ivanovna, qui partagèrent sa vie. Amour pour Frida Kahlo et d’autres moins célèbres, belles et dignes de son empressement. Amour pour ses enfants, pour le seul petit-fils qu’il lui restera après 1935. Il n’est pas à l’aise dans l’expression des sentiments, souvent muré dans une raideur inhibée, et malmène ceux qu’il préférerait prendre dans ses bras ou par l’épaule : il ne sait pas le faire. Il est plus à l’aise, en revanche, quand il s’agit d’exprimer son amour pour l’humanité souffrante, les victimes de l’exploitation capitaliste et de la guerre impérialiste, les centaines de milliers qui meurent tous les jours sous les coups ou les balles ou des privations infligées. Il aime aussi ceux qui l’aiment et ceux qui l’ont aimé, la grande armée des ombres des jeunes révolutionnaires qu’il a sans cesse sous les yeux dans ses dernières promenades et pendant ses interminables insomnies.

    Même s’il ne peut dissimuler un temps de surprise lorsqu’il apprend que la famille du tsar a été tuée jusqu’au dernier enfant [b], il ne manifeste que rarement sa répugnance devant les massacres, quels qu’ils soit, depuis le début de cette guerre civile où il a de toute évidence subi et vécu trop de spectacles atroces.

    En toute franchise, je m’attendais un peu, avant de plonger dans les archives, à trouver un Trotsky écrasant, dominant interlocuteurs – camarades et adversaires – de sa stature, de ses connaissances de son autorité, manœuvrant les militants, sinon comme des pions, du moins comme des unités militaires, condamnant sévèrement les déserteurs avant de « passer à l’ordre du jour », toujours plus profondément atteint cependant par ces défections qu’il ne voulait bien le laisser paraître.

    Dans une IV° Internationale naissante dont il avoue qu’elle a malheureusement conservé dans son organisme une bonne dose de ce qu’il appelle « un certain poison du Comintern », il a dû trop souvent bâtir sur le terrain miné d’un fractionnisme exacerbé, des luttes de cliques sinon de fractions, du mépris pour la démocratie, du culte des petits chefs omniscients. Or on trouve un homme attentif, tolérant, curieux, expliquant patiemment, préoccupé avant tout de « dire ce qui est », soucieux de clarté et d’unité, convaincu que toute divergence peut être débattue et réglée dans le cadre d’une organisation communiste. Il ne va pas, bien entendu, jusqu’à tolérer le sabotage de l’ennemi et des agents infiltrés, mais les accusations violentes, les insinuations, les excommunications majeures, les cris et les injures, les ruptures fracassantes et les exclusions spectaculairement orchestrées par les dénonciations à coups d’épithètes, ne viennent pas de lui.

    Je dois dire que pas un instant je ne me suis ennuyé et que, dans les dizaines de milliers de pages de sa correspondance, je n’ai rencontré qu’à deux ou trois reprises des redites, mon intérêt personnel de lecteur ne faiblissant jamais. Car Trotsky est aussi une machine intellectuelle parfaitement agencée, au rendement exceptionnel, et l’on peut dire de lui ce que lui-même disait de Ferdinand Lassalle et de Jean Jaurès quant à la puissance physique de leur intellect. Rigueur et imagination, puissance de rêve et finesse de l’analyse, netteté des objectifs et souplesse des méthodes, Trotsky disposait de tout cela.

    Mais la machine intellectuelle n’était-elle pas trop puissante pour tracter les véhicules légers qu’étaient les organisations « trotskystes » et est-ce pour cette raison que les chaînes de ses remorques se brisèrent si souvent ? La question est posée. Je ne l’ai pas résolue : rarement sans doute dans l’Histoire, organisation politique subit semblables pressions.

    Pierre Broué dans "Léon Trotsky"

  • "Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu’il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu’au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d’une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?"

  • « Le sentiment qu’il inspira, le long de sa vie, à tous ceux qui l’approchèrent vraiment fut celui d’un homme en qui la pensée, l’action, la vie « personnelle » formaient un bloc sans fissure et qui suivrait son chemin jusqu’au bout, sans défaillance ; d’un homme sur lequel en toute circonstance on pouvait compter absolument. (…) L’homme s’insère à ce point dans la révolution russe qu’il en est inséparable. Il semble souvent en être le porte-parole, l’instrument conscient, pleinement consentant. Est-il un conducteur de masses ? Sans doute. Mais il ne l’est que parce qu’il comprend les masses, parce qu’il traduit leurs aspirations, leur volonté en un langage d’idées et d’action. »

    Victor Serge dans « Vie et mort de Léon Trotsky

  • Quelles difficultés pour le mouvement trotskyste isolé, attaqué par les staliniens et la bourgeoisie dans une période de défaites ouvrières ?

    la réponse de Trotsky

  • Rosa Luxembourg sur la révolution d’octobre :

    "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici les seuls qui puissent s’écrier "J’ai osé !". C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks."

    L. Trotsky - Constantinople 17 octobre 1929 :

    "Nous ne nous repentons de rien et nous ne renonçons à rien. Nous vivons des idées et de l’état d’esprit qui nous animaient durant les journées d’Octobre 1917. A travers des difficultés temporaires, nous pouvons voir devant nous. Si marqués que soient les méandres du fleuve, le fleuve coule vers l’océan."

  • « Te réjouis-tu des Russes ? Bien entendu, ils ne pourront se maintenir parmi ce sabbat infernal - non pas à cause de la statistique qui témoigne du développement économique arriéré de la Russie ainsi que l’a calculé ton judicieux époux - mais parce que la social-démocratie de cet Occident supérieurement développé est composée de poltrons abjects qui, en spectateurs paisibles, laisseront les Russes perdre tout leur sang. Mais une pareille mort vaut mieux que de « rester en vie pour la patrie » ; c’est un acte d’une envergure historique mondiale dont les traces resteront marquées à travers les siècle. J’attends encore de grandes choses au cours des prochaines années, seulement j’aimerais admirer l’histoire du monde autrement qu’à travers la grille... »

    Rosa Luxembourg,
    Lettre à Louise Kautsky,
    Breslau, prison pénitentiaire,
    24 novembre 1917.

  • La vie du révolutionnaire Trotsky est une confirmation de ces paroles. Une vie intégralement dédiée à la révolution, et qui s’est éteinte sur le champ de bataille révolutionnaire.

    Plus que personne, Trotsky comprenait le rôle de la bureaucratie stalinienne comme frein à la révolution. Dans la dernière partie de sa vie, qu’il considérait comme la plus importante, il s’est fixé l’objectif de rassembler une nouvelle avant-garde révolutionnaire, tout en continuant de combattre et de démasquer le régime bureaucratique de Staline. Du fait du courage que Trotsky y mettait, cette lutte faisait trembler le tyran du Kremlin. En conséquence, l’assassinat de Trotsky est devenu un objectif majeur de Staline. Il consacrait à cette fin toutes les ressources économiques et humaines à sa disposition, et y est finalement parvenu le 20 août 1940. Aujourd’hui, Staline et ses complices occupent enfin la place qui leur revient - la poubelle de l’histoire, dans la galerie des horreurs aux côtés de Néron et Caligula.

    Esteban Volkov

  • « Te réjouis-tu des Russes ? Bien entendu, ils ne pourront se maintenir parmi ce sabbat infernal - non pas à cause de la statistique qui témoigne du développement économique arriéré de la Russie ainsi que l’a calculé ton judicieux époux - mais parce que la social-démocratie de cet Occident supérieurement développé est composée de poltrons abjects qui, en spectateurs paisibles, laisseront les Russes perdre tout leur sang. Mais une pareille mort vaut mieux que de « rester en vie pour la patrie » ; c’est un acte d’une envergure historique mondiale dont les traces resteront marquées à travers les siècle. J’attends encore de grandes choses au cours des prochaines années, seulement j’aimerais admirer l’histoire du monde autrement qu’à travers la grille... »

    Rosa Luxembourg,
    Lettre à Louise Kautsky,
    Breslau, prison pénitentiaire,
    24 novembre 1917.

  • En février 1938, André Breton rencontre Trotsky :

    « Quelle domination de soi-même, quelle certitude d’avoir, envers et contre tout, maintenu sa vie en parfait accord avec ses principes, quel exceptionnel courage au-delà de telles épreuves ont pu ainsi garder ses traits de toute altération ! Les yeux d’un bleu profond, l’admirable front, l’abondance des cheveux tout juste argentés, la toute fraîcheur du teint composent un masque où l’on sent que la paix intérieure l’a emporté, l’emportera à jamais sur les formes les plus cruelles de l’adversité. Cela ne saurait être là qu’une vue statistique, car dès que le visage s’anime, que les mains nuancent avec une rare finesse tel ou tel propos, il se dégage de toute sa personne quelque chose d’électrisant. (…) Il est une question qui, pour le camarade Trotsky, prime toutes les autres, une question à laquelle il vous ramène. Cette question, c’est : « Quelles perspectives ? » Nul n’est mieux que lui à l’affût de l’avenir (…) Il abonde en sarcasmes contre ceux qui sont établis sur une réputation, même honorable. Il faut l’entendre parler des « petits rentiers de la Révolution » !

    (discours de Breton le 11 novembre 1938 pour l’anniversaire de la Révolution d’Octobre)

  • Trois ans avant sa mort, lors d’un entretien avec un journaliste américain sceptique et hostile, Trotsky expliqua qu’il voyait sa vie non pas comme une série d’épisodes déroutants et en dernière analyse tragiques, mais bien comme un reflet des différentes étapes de la trajectoire historique du mouvement révolutionnaire. Son arrivée au pouvoir en 1917 était le produit d’un soulèvement sans précédent de la classe ouvrière. Pendant six ans, son pouvoir découlait des relations sociales et politiques créées par ce soulèvement. Le déclin de son sort politique personnel résulte inexorablement du recul de la vague révolutionnaire. Trotsky a été chassé du pouvoir non pas parce qu’il était un politicien moins adroit que Staline, mais bien parce que la force sociale sur laquelle son pouvoir était basé la classe ouvrière russe et internationale battait politiquement en retraite. L’épuisement de la classe ouvrière russe au lendemain de la guerre civile, le pouvoir politique croissant de la bureaucratie soviétique, et les défaites subies par la classe ouvrière européenne notamment en Allemagne furent, en dernière analyse les facteurs décisifs responsables de la chute du pouvoir de Trotsky. »

    David North

  • « Autorisé à se rapprocher de Paris – Seine et Seine-et-Oise restant interdites – Trotsky a quitté Saint-Palais pour venir s’installer dans une villa modeste de Barbizon, en lisière de la forêt. Toutes ces questions prennent alors pour lui un intérêt nouveau et, pour ainsi dire, plus tangible, car il lui est dès lors facile de reprendre contact avec des amis, avec des hommes qu’il a connus en France pendant la guerre, de recevoir des militants qui, de partout, viennent l’interroger, lui demander conseil, examiner avec lui leurs problèmes. C’est pour lui une vie nouvelle, une période de discussions ardentes, passionnées. Ces rencontres, fructueuses, lui sont agréables et, à la fois, l’inquiètent car il ne sent pas, le plus souvent, chez ses interlocuteurs, une pleine compréhension des événements ni surtout l’esprit de décision, la volonté de recourir aux mesures de défense que le présent exige. S’il qualifie durement l’attitude des chefs staliniens et socialistes c’est parce qu’il estime qu’elle contribue à égarer ou paralyser l’action du prolétariat. Il est irrité de voir Léon Blum invoquer la lutte de classe pour refuser de participer à des ministères radicaux qu’il soutient, et écrire, entre autres, que " tant que la puissance capitaliste ne sera pas rompue ou soumise, aucun peuple ne peut être assuré ni de la liberté ni de la paix ". Chez eux, les actes ne suivent jamais les paroles qui les commandent ; ils excitent les ouvriers, les jettent dans l’action mais désarmés devant une bourgeoisie renforcée de ligues armées.

    Trotsky est engagé à fond dans ces conversations, discussions, controverses, quand un incident banal va soudain mettre fin à cette activité partielle retrouvée. Il sera l’occasion cherchée du déclenchement d’une campagne minutieusement préparée. Le 16 avril 1934, les journaux annonçaient, sous de grands titres, que la police venait de " découvrir " que Trotsky vivait à Barbizon. Aussitôt des journalistes, nombreux, et flanqués de photographes, vinrent prendre possession des alentours de la villa, y demeurant jour et nuit, tandis que dans leurs feuilles, l’affaire était exploitée avec une extrême violence ; l’Action française, royaliste, était rejointe par des organes soi-disant indépendants, comme le Matin et le Journal. Ils affectaient de se scandaliser, simulant l’indignation : comment " le bolchévik a-t-il pu être autorisé à résider en France " ! Le ministre de l’Intérieur – c’est un radical, Albert Sarraut – décide d’annuler l’autorisation de séjour accordée par Daladier et d’expulser Trotsky – pour la seconde fois. Seul, de tous les journaux, le Populaire a une attitude décente. Il dénonce l’hypocrisie du gouvernement et la comédie de l’indignation jouée par la grande presse ; c’est, écrit-il, beaucoup de bruit pour rien car la police n’a pas eu à découvrir Trotsky à Barbizon puisqu’elle l’y surveillait, et il rappelle opportunément que, même sous le tsarisme, la France accordait le droit d’asile aux révolutionnaires russes. La Ligue des droits de l’homme proteste à son tour ; un meeting est organisé sous la présidence de Langevin, Malraux y prend la parole au nom des intellectuels antifascistes.

    Mais les protestations restèrent vaines. Le gouvernement maintint son décret ; c’est que, au fond, il ne s’agissait pas d’une décision accidentelle motivée par un incident particulier ; tout au contraire, elle s’inscrit dans sa ligne politique ; ce ministère d’union n’est au pouvoir que pour servir les intérêts de la réaction nationaliste ; une de ses premières mesures a été la révocation de vingt et un agents des P.T.T. Dans le domaine international, l’accord avec Staline sera conclu dans un mois, et c’est l’organe du syndicalisme réformiste de Jouhaux, le Peuple, qui indique qu’il faut voir dans l’expulsion de Trotsky une intervention de la diplomatie russe (l’histoire se répétera plus tard en Norvège), ce que confirme l’attitude de l’Humanité. Car elle fait sa partie dans la campagne, nullement gênée par le voisinage de l’Action française royaliste, et de journaux qu’elle qualifie ordinairement de valets de l’impérialisme, ni par les attaques courantes de la presse hitlérienne contre Trotsky, par l’Angriff entre autres, qui " montre les efforts du " maudit " pour la formation en Europe d’un front unique des rouges ", ainsi que le cite en l’approuvant, le Matin : la coalition contre l’exilé est complète.

    Mais cette unanimité est embarrassante pour le gouvernement français ; résolu à expulser Trotsky au plus vite du territoire français, il se trouve empêché de le faire car aucun gouvernement ne consent à accueillir le proscrit pour qui la planète est encore une fois sans visa. La Suisse, l’Italie, la Belgique, l’Irlande, pressenties, répondent négativement, imitant les grandes puissances démocratiques, l’Angleterre et l’Allemagne, qui ont refusé le visa, même quand travaillistes et social-démocrates étaient au pouvoir. Il en est réduit à entreprendre des négociations avec le gouvernement turc, revenant au point de départ de l’exil ; elles n’aboutiront pas. Trotsky sera, par force, toléré, situation singulière qui ne prendra fin que lorsque le gouvernement travailliste de Norvège consentira à le recevoir, le 9 juin 1935, plus d’une année après l’affaire de Barbizon.

    En 1929, confiné à Prinkipo, Trotsky avait tenu à faire remarquer que " grâce aux efforts de l’appareil stalinien et avec l’appui amical de tous les gouvernements bourgeois, l’auteur de ces lignes est placé dans de telles conditions qu’il ne peut réagir aux événements politiques qu’avec un retard de quelques semaines ". Maintenant il ne s’agira pas de retard mais d’impossibilité. Furieux de ne pouvoir parvenir à ses fins, le ministre français soumit Trotsky à un régime d’une extrême sévérité, une surveillance policière de tous les instants.

    Isolé dans une petite ville du Dauphiné, privé quasi complètement de toute visite, de tout contact avec l’extérieur, l’exilé, qui a pourtant une certaine expérience des prisons du Vieux et du Nouveau Monde, connaîtra un régime plus dur que ceux qui lui ont été imposés jusqu’alors, et d’autant plus insupportable qu’il vient après une période de liberté relative, d’activité restreinte mais réelle au sein du mouvement ouvrier français. C’est alors et dans ces conditions qu’il décide de transcrire en des cahiers, au jour le jour, les remarques que lui inspirent ses lectures, notes dans lesquelles la réclusion l’amènera à livrer davantage de lui-même qu’à l’accoutumée, et qui constitueront ce " Journal ", document unique, et par là inestimable, dans son oeuvre jusqu’ici publiée. »

    AIfred ROSMER.

    Périgny, 12 février 1959.

  • « Zinoviev déclarait : « Léon Davidovitch, l’heure est venue d’avoir le courage de capituler… ». Et Trotsky : « S’il lui avait suffi de ce courage-là, la Révolution serait achevée dans le monde entier… » On apprit au milieu du Congrès, le 11 et 12 décembre, la fulgurante victoire de la Commune de Canton, venant à point pour réfuter le pessimisme de l’opposition, qui considérait la révolution chinoise comme vaincue pour longtemps. La presse exulta… Vingt-quatre heures plus tard, la flambée cantonaise s’éteignait sous des flots de sang : les coolies, qui avaient cru se battre pour la justice sociale, mouraient par milliers, pour le communiqué. N’importe. Zinoviev, Kaménev, Evdokinov, Bakaev enjambaient aussi ces cadavres-là… Kaménev déclarait : « Nous nous soumettons sans réserves aux décision du Congrès, si pénibles qu’elles puissent être pour nous… » On était débarrassés de Trotsky… L’exclusion du Parti, nous l’avait-on assez répété, c’était pour nous (appelés trotskystes) la mort politique, la mort politique entendez-vous ?... Le Comité Central engagea des pourparlers avec les exclus les plus réputés… Trotsky devait aussi partir « de son plein gré » pour Alma-Ata, autrefois Vierny, petite ville perdue entre les montagnes de l’Ala Taou et les déserts de la Grande Horde kirghize, à peu de distance de l’infranchissable frontière montagneuse du Turkestan chinois. Ayant rompu avec l’hypocrisie des déportations inavouées, il reçut aussitôt un papier du Guépéou lui enjoignant de partir en qualité de déporté, condamné – par mesure administrative – en vertu de l’article 58 du code pénal sur les menées contre-révolutionnaires. Il habitait à ce moment chez Biéloborodov, bolchevik de l’Oural, qui avait eu à décider en 1918 du sort de la dynastie des Romanov, maintenant relevé de ses fonctions de commissaire du peuple à l’Intérieur… Il fût enlevé… (Il disparut en 1936)… Des camarades veillaient nuit et jour dans la rue, surveillés eux-mêmes par des mouchards. Des motocyclistes du Guépéou observaient les allées et venues des autos. Je montai par un escalier de service ; à l’étage, une porte gardée. « C’est ici. » Celui que nous appelions entre nous, avec un respect affectueux, le Vieux – comme autrefois Lénine – vivait dans une petite chambre donnant sur la cour, où il n’y avait qu’un lit anglais et une table chargée de cartes de tous les pays du monde. Vêtu d’une veste d’intérieur fort usagée, alerte et grand, la haute chevelure presque blanche, le teint maladif, il déployait, en cage, une énergie acharnée. Dans la pièce voisine, on recopiait les messages qu’il venait de dicter. Dans la salle à manger, on recevait les camarades qui arrivaient de tous les coins du pays et avec lesquels il allait s’entretenir à la hâte entre deux coups de téléphone. L’arrestation de tous était possible d’un moment à l’autre ; après l’arrestation, quoi ? On ne savait pas, on allait sans crainte au-devant de tout, mais on se dépêchait de tirer parti des dernières heures, car c’était sûrement les dernières heures… Trotsky rédigeait pour Paris l’innocente « Lettre à Pierre », qui allait être saisie par le Guépéou et publiée pour justifier la déportation de l’organisateur de la victoire. La foule empêcha un soir le départ de Trotsky. Elle remplissait la gare, elle occupait les rails, elle visitait les trains de l’Asie centrale. Le Guépéou différa le départ de trois jours, puis vint enlever Trotsky par surprise : pour que nul mensonge ne fût possible sur sa déportation, Léon Davidovitch, s’étant enfermé, laissa enfoncer toutes les portes par les gens de la police, refusa de marcher, se fit porter. Une auto l’emporta pour une station déserte, vers l’exil, vers un avenir inconnu plein de menaces. Je pensais qu’il arrivait vraiment au sommet d’une belle destinée. S’il était mystérieusement assassiné – ce que nous craignions par-dessus tout – il demeurerait à jamais le symbole de la Révolution poignardée. Si on le laissait vivre, il continuerait sa lutte et son œuvre tant qu’une plume lui resterait dans les doigts, un souffle dans la poitrine, fût-ce au fond des prisons… Plus que la lucidité de ses jugements, plus que la vigueur de son style, cette fermeté d’âme que nul doute n’effleurait, si sûre que le doute à son égard eût été absurde, faisait de Trotsky, à une époque d’usure morale, le chef exemplaire dont la seule existence, fût-il bâillonné, rendrait confiance en l’homme. Le dénigrement n’avait plus de prise sur son nom, la calomnie et l’injure infatigablement prodiguées contre lui pas l’agitation totalitaire, à l’école, dans la presse, par les hauts-parleurs, dans les tribunaux, sur les scènes, sur l’écran, partout, finissaient par se retourner contre elles-mêmes, impuissantes, en lui faisant une étrange auréole nouvelle ; et lui qui n’avait jamais su former un parti – ses capacités d’organisateur étant d’un ordre tout à fait différent – s’assura, par la vertu d’une force morale, quelques milliers de dévouements indéfectibles. Il partit, il disparut. Par une note, en corps sept, reléguée dans l’infime rubrique des faits divers, les Izvestia annonçèrent sa déportation pour « menées insurrectionnelles », accusation extravagante jusqu’à la bouffonnerie. Deux années environ auparavant, un coup de force eût été possible contre le Bureau Politique de Zinoviev-Kaménev-Staline, déjà divisé à l’intérieur et rendu très impopulaire par les premières répressions au sein du Parti et la crise économique latente. L’armée et le Guépéou eussent plébiscité Trotsky, s’il l’avait voulu. La question s’est posée, entre opposants : ferait-on une grande manifestation à Moscou, irait-on plus loin, ferait-on un coup de force ? Je ne sais si elle fit bien l’objet de délibérations formelles. C’est à ce moment, quoi qu’il en soit, que Trotsky renonça au pouvoir par respect d’une loi non écrite qui ne permet pas de recourir aux pronunciamientos au sein d’un régime socialiste : car il y a de trop grandes chances, même agissant avec les plus nobles intentions, pour que ce régime en meure, faisant tout naturellement place à une dictature militaire et policière, donc antisocialiste par définition. »

    Victor Serge, Le tournant obscur

  • Au cours des années 1924-1928 la haine grandissante de Staline et de ses seconds s’exerça contre mon secrétariat. Il leur semblait que mon petit " appareil " était la source de tout mal. Je mis quelque temps à comprendre les causes de cette peur presque superstitieuse que leur inspirait le petit groupe (cinq ou six personnes) de mes collaborateurs. Ces hauts dignitaires, auxquels leurs secrétaires composent leurs articles et leurs discours, imaginaient sérieusement qu’on peut désarmer un adversaire en le privant de " bureau ". Le sort tragique de mes collaborateurs, je l’ai en son temps rapporté dans la presse : Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznanski en déportation.

    Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans " secrétariat " mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d’un nouvel " appareil ". Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue !

    Les années de ma nouvelle émigration, bien remplies de travail de publiciste et de correspondance, ont suscité des milliers de sympathisants conscients et actifs dans les différents pays et parties du monde. La lutte pour la Quatrième Internationale atteint par ricochet la bureaucratie soviétique. D’où – après une interruption prolongée – la nouvelle campagne contre le trotskysme. Staline paierait cher, à l’heure qu’il est, pour rapporter la décision qui m’a exilé à l’étranger : comme il serait tentant de monter un procès " spectaculaire " ! Mais on ne fait pas revenir le passé, et il ne reste qu’à chercher d’autres moyens... en dehors d’un procès. Il va de soi que Staline les cherche dans l’esprit contre lequel Kamenev et Zinoviev me mettaient en garde. Mais le danger d’être démasqué est excessivement grand : la méfiance des travailleurs d’Occident à l’égard des machinations de Staline n’a pu que s’accentuer depuis l’affaire Kirov. Un acte terroriste (selon la plus grande probabilité, avec la coopération des organisations blanches, au sein desquelles la Guépéou a nombre d’agents à elle, ou avec l’aide des fascistes français, auxquels il n’est pas difficile de trouver accès), Staline y recourra à coup sûr dans deux cas : si la guerre menace, ou si sa propre position empire à l’extrême. Il peut certes y avoir aussi un troisième cas et un quatrième... J’hésite à dire combien serait dur le coup porté par un tel acte terroriste à la Quatrième Internationale, mais pour la Troisième, il mettrait en tout cas une croix sur elle.

    Qui vivra verra. Si ce n’est nous, ce seront d’autres.

    Léon Trotsky, Journal d’exil, 20 février 1935

  • Pour être clair je dirai ceci. Si je n’avais pas été là en 1917, à Pétersbourg, la Révolution d’Octobre se serait produite – conditionnée par la présence et la direction de Lénine. S’il n’y avait eu à Pétersbourg ni Lénine ni moi, il n’y aurait pas eu non plus de Révolution d’Octobre : la direction du parti bolchévik l’aurait empêchée de s’accomplir (cela, pour moi, ne fait pas le moindre doute !). S’il n’y avait pas eu à Pétersbourg Lénine, il n’y a guère de chances que je fusse venu à bout de la résistance des hautes sphères bolchévistes. La lutte contre le " trotskysme " (c’est-à-dire contre la révolution prolétarienne) se serait ouverte dès mai 1917, et l’issue de la révolution aurait été un point d’interrogation. Mais, je le répète, Lénine présent, la Révolution d’Octobre aurait de toute façon abouti à la victoire. On peut en dire autant, somme toute, de la guerre civile (bien que dans la première période, surtout au moment de la perte de Simbirsk et de Kazan, Lénine ait eu un moment de défaillance et de doute, mais ce fut très certainement une disposition passagère, qu’il n’a même sûrement avouée à personne, sauf à moi. Ainsi je ne peux pas dire que mon travail ait été " irremplaçable ", même en ce qui concerne la période 1917-1921. Tandis que ce que je fais maintenant est dans le plein sens du mot " irremplaçable ". Il n’y a pas dans cette affirmation la moindre vanité. L’effondrement de deux Internationales a posé un problème qu’aucun des chefs de ces Internationales n’est le moins du monde apte à traiter. Les particularités de mon destin personnel m’ont placé face à ce problème, armé de pied en cap d’une sérieuse expérience. Munir d’une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la Deuxième et de la Troisième Internationale, c’est une tâche qui n’a pas, hormis moi, d’homme capable de la remplir. Et je suis pleinement d’accord avec Lénine (ou plutôt avec Tourguéniev) que le plus grand vice est d’avoir plus de cinquante-cinq ans. Il me faut encore au moins quelque cinq ans de travail ininterrompu pour assurer la transmission de l’héritage.

    Léon Trotsky, Journal d’exil, 25-26 mars 1935

  • Pendant qu’une campagne de discrédit moral contre Trotsky (réfugié au Mexique) se poursuivait dans le public, le Guépéou commençait à envoyer quelques-uns de ses hommes au Mexique, spécialement par la voie de l’Ambassade mexicaine à Paris, où Bassols était en fonction. Il y avait parmi eux, par exemple, les exécuteurs notoires du Guépéou en Espagne : Mink, du Parti Communiste américain, et Vidali (connu aussi sous ie nom de Sormenti) de Trieste. Ce dernier est actuellement au Mexique sous le nom de Carlos Contreras.

    La préparation physique de l’assassinat commença au moins en janvier dernier, lorsque la guerre s’étendit sur toute l’Europe, et que les élections mexicaines approchèrent. Au milieu des événements gigantesques de la seconde guerre mondiale, Staline espérait que l’assassinat de Trotsky passerait pour ainsi dire inaperçu. Les élections mexicaines fournissaient l’occasion de faire retomber la culpabilité sur les candidats qui combattaient les staliniens (D’où le cri des assaillants « Vive Almazán ! ».

    Lorsqu’Hernán Laborde, del Campo et d’autres responsables furent exclus du Parti Communiste mexicain -en mars, ils furent accusés de « trotskysme », c’est-à-dire de ne pas mener une campagne assez vigoureuse contre Trotsky. Or, jusqu’à cette pérlode ils s’étaient contentés seulement du mot d’ordre « Mort à Trotsky ».

    David Alfaro Siqueiros, Luis et Leopoldo Arenal, Antonio Pujol, qui dirigèrent l’assaut de la maison, et David Serrano, membre du Bureau politique du P.C. mexicain, établirent un réseau d’espions à Coyoacán, louant des appartements dans toutes les parties du village, qu’ils n’utilisèrent seulement que quelques jours. Une ancienne femme de Serrano, Julia Barradas de Serrano, avec une autre femme membre du Parti Communiste, louèrent un appartement distant seulement de deux maisons de celle de Trotsky, et commencèrent la tâche de circonvenir la police, avec une persistance qui prouve la régularité avec laquelle elles touchaient leur paye du Guépéou, Elles fournirent quotidiennement un rapport de leur activité à ceux qui étaient plus haut placés. L’un des policiers, qui fut séduit par leurs charmes d’une rare accessibilité, leur donna en souvenir une photo de toutes les consignes de police. Après l’attaque, on trouva dans leur appartement de grossières esquisses de la maison de Trotsky, apparemment des ébauches abandonnées de plans de l’intérieur de la maison.

    Le Guépéou tenta d’acheter la maison dont Trotsky n’était au début que locataire, le forçant ainsi, grâce à l’aide opportune d’amis américains, à devenir propriétaire pour la première fois de sa vie.

    David Serrano, vétéran de la guerre civile espagnole, qui a toutes les caractéristiques de quelqu’un qui agit comme représentant du Guépéou au Comité central du parti communiste mexicain, s’occupa de trouver les uniformes de policiers.

    Le moment approchant, le Guépéou loua même une bicoque abandonnée dans la montagne, acheta de la chaux et fit creuser une fosse dans la cave qui servait de cuisine, fosse dont la police est convaincue qu’elle était destinée à Trotsky et Natalia et dans laquelle fut jeté le corps de Robert Harte.
    Joseph Hansen

  • Même si peu de gens le comprennent pleinement, personne n’oubliera Trotsky !

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.