mardi 17 mai 2016, par
« Mes ouvrages successifs sur la conception de la matière anticipaient sur les conclusions de la Physique d’aujourd’hui. »
Lettre de Bergson à Capek du 3 juillet 1938
Et on nous dit souvent, comme il l’écrit lui-même plus haut modestement, que Bergson aurait été le philosophe qui aurait le mieux accompagné les grandes révolutions de la Physique, notamment quantique et relativiste. Mais rien n’est moins vrai. Il suffit de lire Bergson pour s’en convaincre.
Il est notoire que Bergson s’est trompé quant à son interprétation de la relativité restreinte (dans « durée et simultanéité »). En effet Bergson n’accepte pas qu’il puisse exister une multiplicité de durées vécues. Pour lui le temps mesuré du physicien est simplement un artefact de calcul. Pour lui, la notion de repère de référence est comme si on mesurait un mouvement par rapport à soi-même. Et ainsi de suite. Difficile de discuter sa lecture des travaux de Lorentz et Einstein : il n’y a rien compris ! En ce qui concerne le vivant, il affirme que la science ne peut le comprendre et est partisan de l’ancienne "force vitale" !
En fait, l’originalité de Bergson sera de nier tout ce que la science a découvert : la réalité de la relativité de l’impossible simultanéité objective de deux instants, la réalité du vide, la réalité des possibles, etc…
Voici comment, par exemple, Bergson estimait avoir anticipé la thèse relativiste d’Einstein !!!
« Nous ne voudrions pas allonger outre mesure cette introduction. Nous devons cependant rappeler ce que nous disions jadis de l’idée de corps, et aussi du mouvement absolu : cette double série de considérations permettait de conclure à la relativité radicale du mouvement en tant que déplacement dans l’espace. Ce qui est immédiatement donné à notre perception, expliquions-nous, c’est une continuité étendue sur laquelle sont déployées des qualités : c’est plus spécialement une continuité d’étendue visuelle, et par conséquent de couleur. Ici rien d’artificiel, de conventionnel, de simplement humain. Les couleurs nous apparaîtraient sans doute différemment si notre œil et notre conscience étaient autrement conformés – il n’y en aurait pas moins, toujours, quelque chose d’inébranlablement réel que la physique continuerait à résoudre en vibrations élémentaires. Bref, tant que nous ne parlons que d’une continuité qualifiée et qualitativement modifiée, telle que l’étendue colorée et changeant de couleur, nous exprimons immédiatement, sans convention humaine interposée, ce que nous apercevons : nous n’avons aucune raison de supposer que nous ne soyons pas ici en présence de la réalité même. Toute apparence doit être réputée réalité tant qu’elle n’a pas été démontrée illusoire, et cette démonstration n’a jamais été faite pour le cas actuel : on a cru la faire, mais c’était une illusion ; nous pensons l’avoir prouvé »
Cela n’a bien entendu rien à voir…
D’où il conclue le passage :
« (…) enfin c’est pour n’avoir pas serré de près le passage du physique au mathématique qu’on s’est trompé si gravement sur le sens philosophique des considérations de temps dans la théorie de la Relativité. » !!!!
ou encore…
« Le Temps impersonnel et universel, s’il existe, a beau se prolonger sans fin du passé à l’avenir : il est tout d’une pièce ; les parties que nous y distinguons sont simplement celles d’un espace qui en dessine la trace et qui en devient à nos yeux l’équivalent ; nous divisons le déroulé, mais non pas le déroulement. Comment passons-nous d’abord du déroulement au déroulé, de la durée pure au temps mesurable ? Il est aisé de reconstituer le mécanisme de cette opération. »
Voilà le blabla de Bergson dont on ne peut même pas discuter car il ne contient RIEN :
« Il faudrait aussi qu’il pût extraire du mouvement perçu dans l’espace, et qui participe de la divisibilité de sa trajectoire, la pure mobilité, je veux dire la solidarité ininterrompue de l’avant et de l’après qui est donnée à la conscience comme un fait indivisible : nous faisions tout à l’heure cette distinction quand nous parlions de la ligne de feu tracée par l’étoile filante. Une telle conscience aurait une continuité de vie constituée par le sentiment ininterrompu d’une mobilité extérieure qui se déroulerait indéfiniment. Et interruption de déroulement resterait encore distincte de la trace divisible laissée dans l’espace, laquelle est encore du déroulé. Celle-ci se divise et se mesure parce qu’elle est espace. L’autre est durée. Sans le déroulement continu, il n’y aurait plus que l’espace, et un espace qui, ne sous-tendant plus une durée, ne représenterait plus du temps. »
Quelques mots donc sur la notion de temps chez Bergson. Dès son ouvrage intitulé : Essai sur les données immédiates de la conscience, qui date de 1889, l’auteur s’applique à montrer qu’il y a un fossé entre le quantitatif et le qualitatif ; il écrit par exemple :
« Lorsque nous parlons de temps, nous pensons le plus souvent à un milieu homogène où nos faits de conscience s’alignent, se juxtaposent comme dans l’espace »(p. 78). Mais on a tort de céder ainsi à la pression de la spatialité. Dans un autre ouvrage « La pensée et le mouvant », il écrit :
« Ecoutons une mélodie, en nous laissant bercer par elle ; n’avons- nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est pas attaché à un mobile, d’un changement sans rien qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible » (p. 164). Ecoutons le début de l’Adagio ma non troppo du Concerto de Mozart, KW 313. »
Dans "Le possible et le réel" (1930), Henri Bergson demande :
« A quoi sert le temps ?... le temps est ce qui empêche quc tout soit donné d’un seul coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc étre élaboration. Ne serait-il pas alors le véhicule de création et de choix ? L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y a de l’indétermination dans les choses ? »
Bergson y parle du temps comme "jaillissement effectif de nouveauté imprévisible" dont témoigne notre expérience de la liberté humaine mais aussi de l’indétermination des choses. En conséquence, le possible est plus riche que le réel. L’univers autour de nous doit être compris à partir du possible , non à partir d’un quelconque état initial dont il pourrait, de quelque manière, être déduit.
Pour Bergson, comme pour Popper, 1e réalisme et l’indéterminisme sont solidaires. Mais cette conviction se heurte au triomphe de la physique moderne, au fait que le plus fructueux et le plus rigoureux des dialogues que nous ayons mené avec nature aboutit à l’affirmation du déterminisme.
La dichotomie et Bergson, dans « L’Évolution Créatrice »
Bergson, dans « Les deux sources de la morale et de la religion », établit une dichotomie entre sociétés « closes » et sociétés « ouvertes » – dichotomie recoupant les distinctions fondamentales entre religions « statique » et « dynamique », morales « close » et « ouverte ». La dichotomie entre les sources de la morale et de la religion s’explique pour Bergson par l’opposition en l’homme de ses versants social et spirituel.
C’est cette dichotomie entre temps et durée opérée par la projection de la durée dans l’espace que Bergson décline tout au long : le bruit du marteau qui frappe l’enclume, le mouvement du balancier de l’horloge, le berger qui compte ses moutons et le gradé qui fait l’appel des soldats, la mélodie que l’on entend, le sucre qui n’en finit pas de fondre dans le verre d’eau, l’étoile filante qui traverse le ciel, l’élastique sur lequel on tire, et tant d’autres. Plus qu’une simple illustration, plus même qu’un artifice pédagogique, ce recours à l’analyse concrète est un élément clé de la méthode de Bergson. La durée, imagée comme élan vital, désigne ainsi la création imprévisible et continuelle de nouvelles formes dans l’univers, de la matière inerte à l’acte libre de la conscience humaine. Bergson décrit ainsi le développement de l’élan en forme de gerbe, de ramification, de dichotomie continue, « créant par le seul fait de sa croissance des directions différentes ».
C’est donc un même élan, suivant une simple différence de degré, qui peut faire naître la matière inorganique, le vivant végétal et animal, et la conscience humaine.
Pour Bergson, la dichotomie se révèle donc comme la voie empruntée par l’évolution générale de la vie (L’Évolution Créatrice, page 14). « Nous appellerons loi de dichotomie celle qui paraît provoquer la réalisation, par leur seule dissociation de tendances qui n’étaient d’abord que des vues différentes prises sur une tendance simple. » Les deux sources de la morale et de la religion, Chapitre IV Bergson, page 316.
Pour Popper, dualiste lui aussi, cependant, le déterminisme ne met pas seulement en cause la liberté humaine. Il rend impossible la rencontre de la réalité qui est la vocation même de notre connaissance : Popper écrit plus loin que la réalité du temps et du changement a toujours été pour lui "le fondement essentiel du réalisme". Dans "Le possible et le réel", Henri Bergson demande "A quoi sert le temps ?... le temps est ce qui empêche que tout soit donné d’un seul coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors le véhicule de création et de choix ? L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y a de l’indétermination dans les choses ?". Pour Bergson comme pour Popper, le réalisme et l’indéterminisme sont solidaires. Mais cette conviction se heurte au triomphe de la physique moderne, au fait que le plus fructueux et le plus rigoureux des dialogues que nous ayons mené avec nature aboutit à l’affirmation du déterminisme. L’opposition entre le temps réversible et déterministe de la physique et le temps des philosophes a mené à des conflits ouverts. Aujourd’hui, la tentation est plutôt celle d’un repli, qui se traduit par un scepticisme général quant à la signification de nos connaissances. Ainsi, la philosophie postmoderne prône la déconstruction. Rorty par exemple appelle à transformer les problèmes qui ont divisé notre tradition en sujets de conversation civilisée. Bien sûr, pour lui les controverses scientifiques, trop techniques n’ont pas de place dans cette conversation.
Le philosophe des sciences Karl Popper, auquel bien des scientifiques accordent une importance imméritée, a théorise l’existence de plusieurs mondes, ce qui justifierait, selon lui, une séparation entre corps et esprit. Il écrit ainsi dans « La connaissance objective » : « Je propose donc, comme Descartes, l’adoption d’un point de vue dualiste bien que je ne préconise pas bien entendu de parler de deux sortes de substances en interaction. Mais je crois qu’il est utile et légitime de distinguer deux sortes d’états (ou d’événements) en interaction : des états physico-chimiques et des états mentaux. »
Non ! Le dualisme de Bergson n’est pas davantage confirmé par les sciences que le dualisme de Descartes !!!
Russell écrivait que Bergson “était inapte même à comprendre un concept mathématique aussi rudimentaire que les nombres.”
Bergson persiste et signe : c’est Einstein qui n’a rien compris : “Il confond le temps et l’espace !”
Et tout cela pour finalement nous asséner que le raisonnement ne peut pas dépasser l’expérience !!! Et certains affirment que cela rejoindrait les leçons tirées de la physique quantique !!!
Quelques extraits suffisent à en donner une bonne idée. Nous pouvons dire que nous ne sommes à peu près d’accord sur rien de tout ce que Bergson écrit plus bas… Il serait difficile de répondre point par point tant l’ensemble de notre site est une réponse : contre le dualisme, contre le positivisme, contre l’empirisme, contre l’idéalisme, donc contre Bergson !
Reprécisons que tout ce que nous citons ensuite de Bergson nous semble anti-scientifique, fort peu brillant philosophiquement et même simplement ridicule…
Bergson - Durée et simultanéité, A propos de la théorie d’Einstein
« Nous prétendons que le Temps unique et l’Étendue indépendante de la durée subsistent dans l’hypothèse d’Einstein prise à l’état pur : ils restent ce qu’ils ont toujours été pour le sens commun. (…) Bref, le repos absolu, chassé par l’entendement, est rétabli par l’imagination. Du point de vue mathématique, cela n’a aucun inconvénient. (…) Que si, au contraire, on se place dans l’hypothèse d’Einstein, les Temps multiples subsisteront, mais il n’y en aura jamais qu’un seul de réel, comme nous nous proposons de le démontrer : les autres seront des fictions mathématiques. C’est pourquoi, à notre sens, toutes les difficultés philosophiques relatives au temps s’évanouissent si l’on s’en tient strictement à l’hypothèse d’Einstein, mais toutes les étrangetés aussi qui ont dérouté un si grand nombre d’esprits. »
« Nous voulons ménager toutes les transitions entre le point de vue psychologique et le point de vue physique, entre le Temps du sens commun et celui d’Einstein. Pour cela nous devons nous replacer dans l’état d’âme où l’on pouvait se trouver à l’origine, alors qu’on croyait à l’éther immobile, au repos absolu, et qu’il fallait pourtant rendre compte de l’expérience Michelson-Morley. Nous obtiendrons ainsi une certaine conception du Temps qui est relativiste à moitié, par un côté seulement, qui n’est pas encore celle d’Einstein, mais que nous jugeons essentiel de connaître. La théorie de la Relativité a beau n’en tenir aucun compte dans ses déductions proprement scientifiques : elle en subit pourtant l’influence, croyons-nous, dès qu’elle cesse d’être une physique pour devenir une philosophie. »
« Me voici donc en présence d’images, au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme. Toutes ces images agissent et réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon des lois constantes, que j’appelle les lois de la nature, et comme la science parfaite de ces lois permettrait sans doute de calculer et de prévoir ce qui se passera dans chacune de ces images, l’avenir des images doit être contenu dans leur présent et n’y rien ajouter de nouveau. Pourtant il en est une qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections : c’est mon corps. J’examine les conditions où ces affections se produisent : je trouve qu’elles viennent toujours s’intercaler entre des ébranlements que je reçois du dehors et des mouvements que je vais exécuter, comme si elles devaient exercer une influence mal déterminée sur la démarche finale. Je passe mes diverses affections en revue : il me semble que chacune d’elles contient à sa manière une invitation à agir, avec, en même temps, l’autorisation d’attendre et même de ne rien faire. Je regarde de plus près : je découvre des mouvements commencés, mais non pas exécutés, l’indication d’une décision plus ou moins utile, mais non pas la contrainte qui exclut le choix. J’évoque, je compare mes souvenirs : je me rappelle que partout, dans le monde organisé, j’ai cru voir cette même sensibilité apparaître au moment précis où la nature, ayant conféré à l’être vivant la faculté de se mouvoir dans l’espace, signale à l’espèce, par la sensation, les dangers généraux qui la menacent, et s’en remet aux individus des précautions à prendre pour y échapper. J’interroge enfin ma conscience sur le rôle qu’elle s’attribue dans l’affection : elle répond qu’elle assiste en effet, sous forme de sentiment ou de sensation, à toutes les démarches dont je crois prendre l’initiative, qu’elle s’éclipse et disparaît au contraire dès que mon activité, devenant automatique, déclare ainsi n’avoir plus besoin d’elle. Ou bien donc toutes les apparences sont trompeuses, ou l’acte auquel l’état affectif aboutit n’est pas de ceux qui pourraient rigoureusement se déduire des phénomènes antérieurs comme un mouvement d’un mouvement, et dès lors il ajoute véritablement quelque chose de nouveau à l’univers et à son histoire. Tenons-nous en aux apparences ; je vais formuler purement et simplement ce que je sens et ce que je vois : Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m’est fourni par mon corps. (…) Mais comment mon corps en général, mon système nerveux en particulier, engendreraient-ils tout ou partie de ma représentation de l’univers ? Dites que mon corps est matière ou dites qu’il est image, peu m’importe le mot. S’il est matière, il fait partie du monde matériel, et le monde matériel, par conséquent, existe autour de lui et en dehors de lui. S’il est image, cette image ne pourra donner que ce qu’on y aura mis, et puisqu’elle est, par hypothèse, l’image de mon corps seulement, il serait absurde d’en vouloir tirer celle de tout l’univers. Mon corps, objet destiné à mouvoir des objets, est donc un centre d’action il ne saurait faire naître une représentation. Mais si mon corps est un objet capable d’exercer une action réelle et nouvelle sur les objets qui l’entourent, il doit occuper vis-à-vis d’eux une situation privilégiée. En général, une image quelconque influence les autres images d’une manière déterminée, calculable même, conformément à ce qu’on appelle les lois de la nature. Comme elle n’aura pas à choisir, elle n’a pas non plus besoin d’explorer la région d’alentour, ni de s’essayer par avance à plusieurs actions simplement possibles. L’action nécessaire s’accomplira d’elle-même, quand son heure aura sonné. Mais j’ai supposé que le rôle de l’image que j’appelle mon corps était d’exercer sur d’autres images une influence réelle, et par conséquent de se décider entre plusieurs démarches matériellement possibles. Et puisque ces démarches lui sont sans doute suggérées par le plus ou moins grand avantage qu’elle peut tirer des images environnantes, il faut bien que ces images dessinent en quelque manière, sur la face qu’elles tournent vers mon corps, le parti que mon corps pourrait tirer d’elles. De fait, j’observe que la dimension, la forme, la couleur même des objets extérieurs se modifient selon que mon corps s’en approche ou s’en éloigne, que la force des odeurs, l’intensité des sons, augmentent et diminuent avec la distance, enfin que cette distance elle-même représente surtout la mesure dans laquelle les corps environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action immédiate de mon corps. À mesure que mon horizon s’élargit, les images qui m’entourent semblent se dessiner sur un fond plus uniforme et me devenir indifférentes. Plus je rétrécis cet horizon, plus les objets qu’il circonscrit s’échelonnent distinctement selon la plus ou moins grande facilité de mon corps à les toucher et à les mouvoir. Ils renvoient donc à mon corps, comme ferait un miroir, son influence éventuelle ; ils s’ordonnent selon les puissances croissantes ou décroissantes de mon corps. Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux. (…) D’où, provisoirement, ces deux définitions : J’appelle matière l’ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images rapportées à l’action possible d’une certaine image déterminée, mon corps. (…) D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image privilégiée ? Toute image est intérieure à certaines images et extérieure à d’autres ; mais de l’ensemble des images on ne peut dire qu’il nous soit intérieur ni qu’il nous soit extérieur, puisque l’intériorité et l’extériorité ne sont que des rapports entre images. Se demander si l’univers existe dans notre pensée seulement ou en dehors d’elle, c’est donc énoncer le problème en termes insolubles, à supposer qu’ils soient intelligibles ; c’est se condamner à une discussion stérile, où les termes pensée, existence, univers, seront nécessairement pris de part et d’autre dans des sens tout différents. Pour trancher le débat, il faut trouver d’abord un terrain commun où la lutte s’engage, et puisque, pour les uns et pour les autres, nous ne saisissons les choses que sous forme d’images, c’est en fonction d’images, et d’images seulement, que nous devons poser le problème. Or, aucune doctrine philosophique ne conteste que les mêmes images puissent entrer à la fois dans deux systèmes distincts, l’un qui appartient à la science, et où chaque image, n’étant rapportée qu’à elle-même, garde une valeur absolue, l’autre qui est le monde de la conscience, et où toutes les images se règlent sur une image centrale, notre corps, dont elles suivent les variations. La question posée entre le réalisme et l’idéalisme devient alors très claire : quels sont les rapports que ces deux systèmes d’images soutiennent entre eux ? Et il est aisé de voir que l’idéalisme subjectif consiste à faire dériver le premier système du second, le réalisme matérialiste à tirer le second du premier. »
Bergson – L’évolution créatrice
« Un des objets de « L’évolution créatrice » est de montrer que le Tout est de même nature que le moi, et que l’on saisit par un approfondissement de plus en plus complet de soi-même. »
« L’histoire de l’évolution de la vie, si incomplète qu’elle soit encore, nous laisse déjà entrevoir comment l’intelligence s’est constituée par un progrès ininterrompu, le long d’une ligne qui monte, à travers la série des Vertébrés, jusqu’à l’homme. (…) De là devrait résulter cette conséquence que notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l’insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière. (…) À ce moment précis on trouve qu’on a changé d’état. La vérité est qu’on change sans cesse, et que l’état lui-même est déjà du changement. C’est dire qu’il n’y a pas de différence essentielle entre passer d’un état à un autre et persister dans le même état. Si l’état qui « reste le même » est plus varié qu’on ne le croit, inversement le passage d’un état à un autre ressemble plus qu’on ne se l’imagine à un même état qui se prolonge ; la transition est continue. (…)Un objet matériel, pris au hasard, présente les caractères inverses de ceux que nous venons d’énumérer. Ou il reste ce qu’il est, ou, s’il change sous l’influence d’une force extérieure, nous nous représentons ce changement comme un déplacement de parties qui, elles, ne changent pas. Si ces parties s’avisaient de changer, nous les fragmenterions à leur tour. Nous descendrons ainsi jusqu’aux molécules dont les fragments sont faits, jusqu’aux atomes constitutifs des molécules, jusqu’aux corpuscules générateurs des atomes, jusqu’à l’ « impondérable » au sein duquel le corpuscule se formerait par un simple tourbillonnement. Nous pousserons enfin la division ou l’analyse aussi loin qu’il le faudra. Mais nous ne nous arrêterons que devant l’immuable. Maintenant, nous disons que l’objet composé change par le déplacement de ses parties. Mais, quand une partie a quitté sa position, rien ne l’empêche de la reprendre. Un groupe d’éléments qui a passé par un état peut donc toujours y revenir, sinon par lui-même, au moins par l’effet d’une cause extérieure qui remet tout en place. Cela revient à dire qu’un état du groupe pourra se répéter aussi souvent qu’on voudra et que par conséquent le groupe ne vieillit pas. Il n’a pas d’histoire. Ainsi, rien ne s’y crée, pas plus de la forme que de la matière. »
« L’état présent d’un corps brut dépend exclusivement de ce qui se passait à l’instant précédent. La position des points matériels d’un système défini et isolé par la science est déterminée par la position de ces mêmes points au moment immédiatement antérieur. En d’autres termes, les lois qui régissent la matière inorganisée sont exprimables, en principe, par des équations différentielles dans lesquelles le temps (au sens où le mathématicien prend ce mot) jouerait le rôle de variable indépendante. En est-il ainsi des lois de la vie ? L’état d’un corps vivant trouve-t-il son explication complète dans l’état immédiatement antérieur ? Oui, si l’on convient, a priori, d’assimiler le corps vivant aux autres corps de la nature et de l’identifier, pour les besoins de la cause, avec les systèmes artificiels sur lesquels opèrent le chimiste, le physicien et l’astronome. Mais en astronomie, en physique et en chimie, la proposition a un sens bien déterminé : elle signifie que certains aspects du présent, importants pour la science, sont calculables en fonction du passé immédiat. Rien de semblable dans le domaine de la vie. Ici le calcul a prise, tout au plus, sur certains phénomènes de destruction organique. De la création organique, au contraire, des phénomènes évolutifs qui constituent proprement la vie, nous n’entrevoyons même pas comment nous pourrions les soumettre à un traitement mathématique. On dira que cette impuissance ne tient qu’à notre ignorance. Mais elle peut aussi bien exprimer que le moment actuel d’un corps vivant ne trouve pas sa raison d’être dans le moment immédiatement antérieur, qu’il faut y joindre tout le passé de l’organisme, son hérédité, enfin l’ensemble d’une très longue histoire. En réalité, c’est la seconde de ces deux hypothèses qui traduit l’état actuel des sciences biologiques, et même leur direction. Quant à l’idée que le corps vivant pourrait être soumis par quelque calculateur surhumain au même traitement mathématique que notre système solaire, elle est sortie peu à peu d’une certaine métaphysique qui a pris une forme plus précise depuis les découvertes physiques de Galilée, mais qui, — nous le montrerons, — fut toujours la métaphysique naturelle de l’esprit humain. Sa clarté apparente, notre impatient désir de la trouver vraie, l’empressement avec lequel tant d’excellents esprits l’acceptent sans preuve, toutes les séductions enfin qu’elle exerce sur notre pensée devraient nous mettre en garde contre elle. L’attrait qu’elle a pour nous prouve assez qu’elle donne satisfaction à une inclination innée. Mais, comme on le verra plus loin, les tendances intellectuelles, aujourd’hui innées, que la vie a dû créer au cours de son évolution, sont faites pour tout autre chose que pour nous fournir une explication de la vie. »
« Mais alors, il ne faudra plus parler de la vie en général comme d’une abstraction, ou comme d’une simple rubrique sous laquelle on inscrit tous les êtres vivants. À un certain moment, en certains points de l’espace, un courant bien visible a pris naissance : ce courant de vie, traversant les corps qu’il a organisés tour à tour, passant de génération en génération, s’est divisé entre les espèces et éparpillé entre les individus sans rien perdre de sa force, s’intensifiant plutôt à mesure qu’il avançait. »
Bergson – La pensée et le mouvant
« Introduction
« La métaphysique date du jour où Zénon d’Élée signala les contradictions inhérentes au mouvement et au changement, tels que se les représente notre intelligence. À surmonter, à tourner par un travail intellectuel de plus en plus subtil ces difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du mouvement et du changement s’employa le principal effort des philosophes anciens et modernes. C’est ainsi que la métaphysique fut conduite à chercher la réalité des choses au-dessus du temps, par-delà ce qui se meut et ce qui change, en dehors, par conséquent, de ce que nos sens et notre conscience perçoivent. Dès lors elle ne pouvait plus être qu’un arrangement plus ou moins artificiel de concepts, une construction hypothétique. Elle prétendait dépasser l’expérience ; elle ne faisait en réalité que substituer à l’expérience mouvante et pleine, susceptible d’un approfondissement croissant, grosse par là de révélations, un extrait fixé, desséché, vidé, un système d’idées générales abstraites, tirées de cette même expérience ou plutôt de ses couches les plus superficielles. Autant vaudrait disserter sur l’enveloppe d’où se dégagera le papillon, et prétendre que le papillon volant, changeant, vivant, trouve sa raison d’être et son achèvement dans l’immutabilité de la pellicule. Détachons, au contraire, l’enveloppe. Réveillons la chrysalide. Restituons au mouvement sa mobilité, au changement sa fluidité, au temps sa durée. Qui sait si les « grands problèmes » insolubles ne resteront pas sur la pellicule ? Ils ne concernaient ni le mouvement ni le changement ni le temps, mais seulement l’enveloppe conceptuelle que nous prenions faussement pour eux ou pour leur équivalent. La métaphysique deviendra alors l’expérience même. La durée se révélera telle qu’elle est, création continuelle, jaillissement ininterrompu de nouveauté. (…) La science positive s’adresse en effet à l’observation sensible. Elle obtient ainsi des matériaux dont elle confie l’élaboration à la faculté d’abstraire et de généraliser, au jugement et au raisonnement, à l’intelligence. Partie jadis des mathématiques pures, elle continua par la mécanique, puis par la physique et la chimie ; elle arriva sur le tard à la biologie. Son domaine primitif, qui est resté son domaine préféré, est celui de la matière inerte. Elle est moins à son aise dans le monde organisé, où elle ne chemine d’un pas assuré que si elle s’appuie sur la physique et la chimie ; elle s’attache à ce qu’il y a de physico-chimique dans les phénomènes vitaux plutôt qu’à ce qui est proprement vital dans le vivant. Mais grand est son embarras quand elle arrive à l’esprit. Ce n’est pas à dire qu’elle n’en puisse obtenir quelque connaissance ; mais cette connaissance devient d’autant plus vague qu’elle s’éloigne davantage de la frontière commune à l’esprit et à la matière. Sur ce nouveau terrain on n’avancerait jamais, comme sur l’ancien, en se fiant à la seule force de la logique. Sans cesse il faut en appeler de l’ « esprit géométrique » à l’ « esprit de finesse » : encore y a-t-il toujours quelque chose de métaphorique dans les formules, si abstraites soient-elles, auxquelles on aboutit, comme si l’intelligence était obligée de transposer le psychique en physique pour le comprendre et l’exprimer. Au contraire, dès qu’elle revient à la matière inerte, la science qui procède de la pure intelligence se retrouve chez elle. Cela n’a rien d’étonnant. Notre intelligence est le prolongement de nos sens. »
Le possible et le réel
« Pourquoi l’univers est-il ordonné ? Comment la règle s’impose-t-elle à l’irrégulier, la forme à la matière ? D’où vient que notre pensée se retrouve dans les choses ? Ce problème, qui est devenu chez les modernes le problème de la connaissance après avoir été, chez les anciens, le problème de l’être, est né d’une illusion du même genre. Il s’évanouit si l’on considère que l’idée de désordre a un sens défini dans le domaine de l’industrie humaine ou, comme nous disons, de la fabrication, mais non pas dans celui de la création. Le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas. Vous ne pouvez pas supprimer un ordre, même par la pensée, sans en faire surgir un autre. S’il n’y a pas finalité ou volonté, c’est qu’il y a mécanisme ; si le mécanisme fléchit, c’est au profit de la volonté, du caprice, de la finalité. Mais lorsque vous vous attendez à l’un de ces deux ordres et que vous trouvez l’autre, vous dites qu’il y a désordre, formulant ce qui est en termes de ce qui pourrait ou devrait être, et objectivant votre regret. Tout désordre comprend ainsi deux choses : en dehors de nous, un ordre ; en nous, la représentation d’un ordre différent qui est seul à nous intéresser. Suppression signifie donc encore substitution. Et l’idée d’une suppression de tout ordre, c’est-à-dire d’un désordre absolu, enveloppe alors une contradiction véritable, puisqu’elle consiste à ne plus laisser qu’une seule face à l’opération qui, par hypothèse, en comprenait deux. Ou l’idée de désordre absolu ne représente qu’une combinaison de sons, flatus vocis, ou, si elle répond à quelque chose, elle traduit un mouvement de l’esprit qui saute du mécanisme à la finalité, de la finalité au mécanisme, et qui, pour marquer l’endroit où il est, aime mieux indiquer chaque fois le point où il n’est pas. Donc, à vouloir supprimer l’ordre, vous vous en donnez deux ou plusieurs. Ce qui revient à dire que la conception d’un ordre venant se surajouter à une « absence d’ordre » implique une absurdité, et que le problème s’évanouit. (…) Le tort des doctrines, – bien rares dans l’histoire de la philosophie, – qui ont su faire une place à l’indétermination et à la liberté dans le monde, est de n’avoir pas vu ce que leur affirmation impliquait. Quand elles parlaient d’indétermination, de liberté, elles entendaient par indétermination une compétition entre des possibles, par liberté un choix entre les possibles, – comme si la possibilité n’était pas créée par la liberté même ! Comme si toute autre hypothèse, en posant une préexistence idéale du possible au réel, ne réduisait pas le nouveau à n’être qu’un réarrangement d’éléments anciens ! comme si elle ne devait pas être amenée ainsi, tôt ou tard, à le tenir pour calculable et prévisible ! En acceptant le postulat de la théorie adverse, on introduisait l’ennemi dans la place. Il faut en prendre son parti : c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel. »
La perception du changement
« Si nos sens et notre conscience avaient une portée illimitée, si notre faculté de percevoir, extérieure et intérieure, était indéfinie, nous n’aurions jamais recours à la faculté de concevoir ni à celle de raisonner. Concevoir est un pis aller dans les cas où l’on ne peut pas percevoir, et raisonner ne s’impose que dans la mesure où l’on doit combler les vides de la perception externe ou interne, et en étendre la portée. Je ne nie pas l’utilité des idées abstraites et générales — pas plus que je ne conteste la valeur des billets de banque. Mais de même que le billet n’est qu’une promesse d’or, ainsi une conception ne vaut que par les perceptions éventuelles qu’elle représente. Je dis que nous sommes d’accord là-dessus. Et la preuve, c’est que, de l’avis de tous, les conceptions le plus ingénieusement assemblées et les raisonnements le plus savamment échafaudés s’écroulent comme des châteaux de cartes le jour où un fait — un seul fait réellement aperçu — vient heurter ces conceptions et ces raisonnements. (…) Puisque toute tentative pour philosopher avec des concepts suscite des tentatives antagonistes et que, sur le terrain de la dialectique pure, il n’y a pas de système auquel on ne puisse en opposer un autre, devons-nous rester sur ce terrain, ou bien ne vaudrait-il pas mieux (sans renoncer, cela va sans dire, à l’exercice de nos facultés de conception et de raisonnement) revenir à la perception elle-même, obtenir d’elle qu’elle se dilate et s’étende ? Nous disions que c’est l’insuffisance de notre perception naturelle qui a poussé les philosophes à compléter la perception par la conception, laquelle devra combler les intervalles entre les données des sens ou de la conscience et, par là, unifier et systématiser notre connaissance des choses. Mais l’examen des doctrines nous montre que la faculté de concevoir, au fur et à mesure qu’elle avance dans ce travail d’intégration, est obligée d’éliminer de la réalité une multitude de différences qualitatives, d’éteindre en partie nos perceptions, d’appauvrir notre vision concrète de l’univers : c’est même parce que chaque philosophie est amenée, bon gré mal gré, à procéder ainsi, qu’elle suscite des philosophies antagonistes, dont chacune relève quelque chose de ce que celle-là a laissé tomber. La méthode va donc contre le but qu’elle se propose : elle devait, en théorie, étendre et compléter la perception ; elle est obligée, en fait, de demander à une foule de perceptions de s’effacer afin que telle ou telle d’entre elles puisse devenir représentative des autres. — Mais supposez qu’au lieu de chercher à nous élever au-dessus de notre perception des choses, nous nous enfoncions en elle pour la creuser et l’élargir. (…) Le rôle de la philosophie ne serait-il pas de nous amener à une perception plus complète de la réalité par un certain déplacement de notre attention ? Il s’agirait de détourner notre attention du côté pratiquement intéressant de l’univers, pour la retourner vers ce qui, pratiquement, ne sert à rien. Et cette conversion de l’attention serait la philosophie même. (…) La métaphysique est née, en effet, des arguments de Zénon d’Élée relatifs au changement et au mouvement. C’est Zénon qui, en attirant l’attention sur les absurdités qui naissent de ce qu’il appelait mouvement et changement, amena les philosophes — Platon tout le premier — à chercher la réalité cohérente et vraie dans ce qui ne change pas. Et c’est parce que Kant crut que nos sens et notre conscience s’exercent ordinairement dans un Temps véritable, je veux dire dans un Temps qui change sans cesse, dans une durée qui dure, c’est parce que, d’autre part, il se rendait compte de la relativité des données usuelles de nos sens et de notre conscience, qu’il jugea la métaphysique impossible autrement que par une vision différente de celle des sens et de la conscience, — vision dont il n’apercevait d’ailleurs aucune trace chez l’homme. (…) En fixant davantage notre attention, nous nous apercevrons qu’ici même le mouvement n’exige pas un véhicule, ni le changement une substance. (…) La nature a inventé un mécanisme dont le rôle est de canaliser notre attention dans la direction de l’avenir, de la détourner du passé — je veux dire de cette partie de notre histoire qui n’intéresse pas notre action présente, — de lui amener tout au plus, sous forme de ‘souvenirs’, telle ou telle simplification de l’expérience antérieure, destinée à compléter l’expérience du moment : en cela consiste ici la fonction du cerveau. Nous ne pouvons aborder la discussion de la théorie qui veut que le cerveau serve à la conservation du passé, qu’il emmagasine des souvenirs comme autant de clichés photographiques dont nous tirerions ensuite des épreuves, comme autant de phonogrammes destinés à redevenir des sons. Nous avons examiné la thèse ailleurs. Cette doctrine a été inspirée en grande partie par une certaine métaphysique dont la psychologie et la psycho-physiologie contemporaines sont imprégnées, et qu’on accepte naturellement : de là son apparente clarté. Mais, à mesure qu’on la considère de plus près, on y voit s’accumuler les difficultés et les impossibilités. (…) Ce n’est pas seulement notre passé à nous qui se conserve, c’est le passé de n’importe quel changement, pourvu toutefois que nous ayons bien affaire à un changement unique et, par là même, indivisible : la conservation du passé dans le présent n’est pas autre chose que l’indivisibilité du changement. Il est vrai que, pour les changements qui s’accomplissent en dehors de nous, il est souvent difficile et parfois impossible de dire si l’on a affaire à un changement unique ou, au contraire, à un composé de plusieurs mouvements entre lesquels s’intercalent des arrêts. Il faudrait que nous fussions intérieurs aux choses, comme nous le sommes à nous-mêmes, pour que nous pussions nous prononcer sûrement sur ce point. Mais là n’est pas l’important. Il suffit de s’être convaincu une fois pour toutes que la réalité est changement, que le changement est indivisible, et que, dans un changement indivisible, le passé fait corps avec le présent. Pénétrons-nous de cette vérité, et nous voyons fondre et s’évaporer bon nombre d’énigmes philosophiques. »
L’intuition philosophique
« Comment la profession de philosophe conférerait-elle à celui qui l’exerce le pouvoir d’avancer plus loin que la science dans la même direction qu’elle ? Que certains savants soient plus portés que d’autres à aller de l’avant et à généraliser leurs résultats, plus portés aussi à revenir en arrière et à critiquer leurs méthodes, que, dans ce sens particulier du mot, on les dise philosophes, que d’ailleurs chaque science puisse et doive avoir sa philosophie ainsi comprise, je suis le premier à l’admettre. Mais cette philosophie-là est encore de la science, et celui qui la fait est encore un savant. Il ne s’agit plus, comme tout à l’heure, d’ériger la philosophie en synthèse des sciences positives et de prétendre, par la seule vertu de l’esprit philosophique, s’élever plus haut que la science dans la généralisation des mêmes faits. Une telle conception du rôle du philosophe serait injurieuse pour la science. Mais combien plus injurieuse encore pour la philosophie ! (…) Faire de la philosophie un ensemble de généralités qui dépasse la généralisation scientifique, c’est vouloir que le philosophe se contente du plausible et que la probabilité lui suffise. »
Introduction à la métaphysique
« Soit, par exemple, le mouvement d’un objet dans l’espace. Je le perçois différemment selon le point de vue, mobile ou immobile, d’où je le regarde. Je l’exprime différemment, selon le système d’axes ou de points de repère auquel je le rapporte, c’est-à-dire selon les symboles par lesquels je le traduis. Et je l’appelle relatif pour cette double raison : dans un cas comme dans l’autre, je me place en dehors de l’objet lui-même. Quand je parle d’un mouvement absolu, c’est que j’attribue au mobile un intérieur et comme des états d’âme, c’est aussi que je sympathise avec les états et que je m’insère en eux par un effort d’imagination. »
Bergson – La perception du changement
"Si le changement est continuel en nous et continuel aussi dans les choses, en revanche, pour que le changement ininterrompu que chacun de nous appelle « moi » puisse agir sur le changement ininterrompu que nous appelons une « chose », il faut que ces deux changements se trouvent, l’un par rapport à l’autre, dans une situation analogue à celle des deux trains dont nous parlions tout à l’heure. Nous disons par exemple qu’un objet change de couleur, et que le changement consiste ici dans une série de teintes qui seraient les éléments constitutifs du changement et qui, elles, ne changeraient pas. Mais, d’abord, ce qui existe objectivement de chaque teinte, c’est une oscillation infiniment rapide, c’est du changement. Et, d’autre part, la perception que nous en avons, si nous la regardons de près, nous apparaît comme n’étant qu’un aspect isolé, abstrait, de l’état général de notre personne, lequel change globalement sans cesse et fait participer à son changement la perception qui semblait d’abord invariable : en fait, il n’y a pas de perception qui ne se modifie à chaque instant. De sorte que la couleur, en dehors de nous, est la mobilité même, et que notre propre personne est mobilité encore. Mais tout le mécanisme de notre perception des choses, comme celui de notre action sur les choses, a été réglé de manière à amener ici, entre la mobilité externe et la mobilité intérieure, une situation comme celle de nos deux trains, — plus compliquée, sans doute, mais du même genre : quand les deux changements, celui de l’objet et celui du sujet, ont lieu dans ces conditions particulières, ils suscitent cette apparence particulière que nous appelons un « état ». Et, une fois en possession d’« états », nous recomposons avec eux le changement. Rien de plus naturel, encore une fois : le morcelage du changement en états nous met à même d’agir sur les choses, et il est pratiquement utile que nous nous intéressions aux états plutôt qu’au changement lui-même. Mais ce qui favorise ici l’action serait mortel à la spéculation. Représentez-vous un changement comme réellement composé d’états, et vous faites surgir du même coup toutes les difficultés, toutes les antinomies que le problème du mouvement a soulevées. Vous fermez les yeux, comme je le disais, à la réalité vraie. "
Bergson – La philosophie française
"Tels sont les deux principaux traits de la philosophie française.
En se composant ensemble, ils donnent à cette philosophie sa physionomie propre. C’est une philosophie qui serre de près les contours de la réalité extérieure, telle que le physicien se la représente, et de très près aussi ceux de la réalité intérieure, telle qu’elle apparaît au psychologue. Par là même, elle répugne le plus souvent à prendre la forme d’un système. Elle rejette aussi bien le dogmatisme à outrance que le criticisme radical ; sa méthode est aussi éloignée de celle d’un Hegel que de celle d’un Kant. Ce n’est pas à dire qu’elle ne soit pas capable d’édifier, quand il lui plaît, quelque grande construction. Mais les philosophes français semblent avoir eu généralement cette arrière-pensée que systématiser est facile, qu’il est trop aisé d’aller jusqu’au bout d’une idée, que la difficulté est plutôt d’arrêter la déduction où il faut, de l’infléchir comme il faut, grâce à l’approfondissement des sciences particulières et au contact sans cesse maintenu avec la réalité. Pascal a dit que l’ « esprit géométrique » ne suffisait pas : le philosophe doit y joindre l’ « esprit de finesse ». Et Descartes, ce grand métaphysicien, déclarait avoir consacré peu d’heures à la métaphysique, entendant par là, sans doute, que le travail de pure déduction ou de pure construction métaphysique s’effectue de lui-même, pour peu qu’on y ait l’esprit prédisposé."
Et la position de Bergson dans la société ? Un plat suivisme social et politique !
Romain Rolland relève dans son Journal :
« 22 août 1914 – Bergson prononce un discours enflammé contre l’Allemagne à l’Académie des Sciences morales, dont il est président (8 août) :
« La lutte engagée contre l’Allemagne est, dit-il, la lutte même de la civilisation contre la barbarie. Tout le monde le sent, mais notre Académie a peut-être une autorité particulière pour le dire. Vouée en grande partie à l’étude des questions psychologiques, morales et sociales, elle accomplit un simple devoir scientifique, en signalant dans la brutalité et le cynisme de l’Allemagne, dans son mépris de toute justice et de toute vérité, une régression à l’état sauvage. » Etait-ce le rôle d’un Bergson de dire de pareilles paroles ?... »
Bergson a été encensé par la société bourgeoise et intellectuelle française, mais cela n’est pas spécialement à leur honneur...