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Syndicats et lutte politique

lundi 30 octobre 2017, par Max

Daniel Bénard, dit Granier :

SYNDICATS ET LUTTE POLITIQUE

Ce texte ne se veut pas une histoire du syndicalisme, pas plus que des différentes tendances syndicalistes. Il constitue simplement un rappel de positions communistes sur le sujet.

DEUX CONCEPTIONS OPPOSEES, UN COMBAT PERMANENT

Les communistes n’attendent plus rien des syndicats. Et cela depuis bien longtemps.
Mais se cantonner à rappeler qu’ils sont les freins actifs des luttes n’est ni toujours juste ni suffisant. Deux conceptions radicalement différentes s’opposent sur la dite question syndicale.

La première, la nôtre, part du constat que les syndicats, dans certaines circonstances, sont capables de prendre l’initiative et d’organiser la défense de certains intérêts matériels des exploités (Cf. en novembre/décembre 1995 en France, lors de la mobilisation contre la première réforme des retraites), parce qu’ils ont besoin, dans leurs relations avec les autres composants de l’Etat, de faire la démonstration de leur utilité à encadrer la classe ouvrière.

Mais, y compris dans ces cas, les syndicats ne propagent pas moins l’idée fausse qui voudrait que l’émancipation des opprimés soit possible dans le cadre de la démocratie du capital. Les syndicats oeuvrent ainsi à l’extension au domaine dit social de la démocratie politique bourgeoise classique. La possibilité de cette extension aux lieux de travail du domaine d’application de la démocratie du capital dépend à son tour de l’accroissement historique de la productivité sociale du travail, et donc de la valeur totale générée par le travailleur collectif.

La seconde conception de la question syndicale, très répandue dans les milieux
politiques prolétariens, part de l’idée que si l’outil syndical tel qu’il existe est peu ou pas capable de porter les revendications ouvrières, il demeure, en soi, un organe utile à la classe exploitée et à la transformation communiste de la société. Cette conception, quand elle est pleinement intégrée, tient traditionnellement des approches du syndicalisme révolutionnaire et du bolchevisme.

Au cours du mouvement d’octobre 1993 à Air France, une poignée de salariés de cette compagnie aérienne écrivaient fort à propos dans l’un de leurs tracts :
« Faire pression sur les syndicats, c’est encore leur reconnaître une utilité qu’ils n’ont pas, même pour les négociations. On ne le répétera jamais assez : que celles-ci aient lieu au vu et au su de tout le monde, que les discussions soient retransmises en direct, sans manipulation. Nous avons également laissé aux syndicats le monopole des convocations d’assemblées générales (AG), de certaines initiatives. Nous n’avons pas besoin d’eux pour convoquer des AG, réfléchir sur le sens de la lutte et nous donner les moyens en conséquences. »

Par ces quelques phrases écrites dans le feu de la bagarre, ils ont montré avoir perçu tout l’enjeu de la question syndicale telle qu’elle se pose à l’époque de la domination du capital sur le marché mondial. En effet, depuis l’intégration des syndicats à l’Etat, leur rapport à la classe révolutionnaire ne peut être qu’antagonique. L’inimitié radicale entre révolution et capital passe désormais par la destruction des organismes syndicaux intégrés ainsi que par le dépassement des expériences du syndicalisme de classe. La constitution du prolétariat en sujet indépendant, donc l’apparition de son expression politique adéquate, est désormais à ce prix.

LA MARCHANDISE FORCE DE TRAVAIL AU CŒUR DE LA QUESTION
SYNDICALE

La reproduction de la classe exploitée, de la marchandise dont elle est porteuse exclusive - l’aptitude au travail génératrice de nouvelle valeur -, est à l’origine de la question syndicale. Il y a un siècle et demi, Karl Marx écrivait :

« La valeur de la force de travail constitue la base rationnelle et déclarée des syndicats, dont il importe de ne pas sous-estimer l’importance pour la classe ouvrière. Les syndicats ont pour but d’empêcher que le niveau des salaires ne descende au-dessous du montant payé traditionnellement dans les diverses branches d’industrie, et que le prix de la force de travail ne tombe au-dessous de sa valeur. Ils savent, certes, que si le rapport entre l’offre et la demande change, le prix de marché change aussi. Mais, d’une part, un tel changement est loin d’être le simple fait unilatéral de l’acheteur, dans notre cas du capitaliste ; d’autre part, il existe une grande différence entre, d’une part, le montant du salaire déterminé par l’offre et la demande (c’est-à-dire le montant résultant de l’opération „honnête’ de l’échange de marchandises, lorsque acheteur et vendeur traitent sur un pied d’égalité) et, d’autre part, le montant du salaire que le vendeur – l’ouvrier - est bien forcé d’accepter, lorsque le capitaliste traite avec chaque ouvrier pris isolément et lui impose un bas salaire, en exploitant la détresse exceptionnelle de l’ouvrier isolé, indépendamment du rapport général de l’offre et de la demande.

En conséquence, les ouvriers se coalisent afin de se placer en quelque sorte sur un pied d’égalité avec les capitalistes pour le contrat de vente de leur travail. Telle est la raison (la base logique) des syndicats. Ce qu’ils recherchent, c’est d’éviter que, sous la pression directe d’une détresse qui lui est particulière, l’ouvrier ne soit contraint de se satisfaire d’un salaire inférieur à celui qui était fixé auparavant par l’offre et la demande dans la branche d’activité déterminée, de sorte que la valeur de la force de travail tombe au-dessous de son niveau traditionnel dans cette industrie. Remarquons que cette valeur de la force de travail„ représente pour l’ouvrier lui-même le minimum de salaire, et pour le capitaliste le salaire uniforme et égal pour tous les ouvriers de l’entreprise’… Les syndicats ne permettent donc jamais à leurs membres de travailler au-dessous de ce minimum de salaire. Ce sont des sociétés de sécurité créées par les ouvriers eux-mêmes. L’exemple suivant montre comment ces organisations formées par les ouvriers eux-mêmes s’y prennent pour défendre la valeur de la force de travail. Dans toutes les entreprises de Londres, il existe ce qu’on appelle des „sweaters’. Un sweater, c’est quelqu’un qui se charge de fournir à un premier entrepreneur une certaine quantité de travail au salaire habituel en le faisant exécuter par d’autres à un prix moindre’, de sorte que la différence - son profit –„est pris sur la sueur des ouvriers qui, en fait, exécutent l’ouvrage’… Ce profit ne représente rien d’autre que la différence entre la valeur de la force de travail payée par l’entrepreneur et le prix inférieur à la valeur de la force de travail payée aux ouvriers par l’intermédiaire qui fait suer ceux qui travaillent. » (Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital)

La marchandise force de travail possède donc deux propriétés spécifiques :

1. D’une part, elle est la seule marchandise ayant la faculté, dans certaines conditions objectives de la production, d’accroître la richesse en forme de capital. Ceci est un fait généralement connu et accepté.

2. D’autre part, elle est la seule marchandise qui est vendue systématiquement en dessous de sa valeur. La valeur ajoutée ne sert pas à rémunérer la force de travail en tant que telle mais seulement à acheter les éléments nécessaires à sa reproduction. Celle-ci est considérée par les capitalistes comme une ressource objective de la production, une valeur d’usage innée, au même titre que la terre.

Même sur ce terrain, celui de l’échange marchand d’équivalents, la force de travail ne se situe pas tout à fait sur le même plan que les autres marchandises.

Cela n’est pas un détail.
C’est au contraire la raison profonde de l’intérêt des ouvriers pour des organisations qui, malgré leurs compromissions politiques avec les classes dominantes et leur intégration à l’Etat, essayent de rendre ce rapport de vente plus équitable, plus équilibré. Le syndicalisme, comme tout autre cartel de vendeurs de marchandises, n’aurait aucune raison d’être si la réalité permanente de l’échange inégal entre capital et travail n’existait pas. Ce dernier fait se charge également de pointer les limites de l’exercice syndical en tant que tel. En effet, comme vendeur collectif de la marchandise force de travail, le prolétariat organisé en association, s’il poursuit le but de la réévaluation du prix de marché de sa marchandise, constate par là même que la valeur qui se valorise par son truchement représente sa limite infranchissable. Il est alors astreint à requalifier ses revendications économiques par le seul moyen de lutte qui lui reste accessible, celui de l’indépendance politique, celui de l’incompatibilité avec la valorisation du capital. En un mot, il doit dépasser la forme marchande de sa force de travail et, ainsi, renverser la dictature de la valeur. Sa lutte devient alors politique, sans pour autant perdre son ancrage, sa dimension et ses revendications économiques. D’ailleurs, dans certaines circonstances (comme celle de la crise), ces dernières ne peuvent aboutir que par le renversement politique des rapports de production capitalistes.

Cette dynamique sociale de l’Economique, qui, tôt ou tard, est vouée à s’exprimer par le Politique, a été bien comprise par l’adversaire de classe. Historiquement, ce dernier lui a ouvert le débouché de l’intégration du mouvement ouvrier à l’Etat. Une fois nationalisée, l’entraide ouvrière a été développée par l’Etat comme protection sociale et étendue à toute la société civile. Ceci lui a été possible en s’appuyant sur l’extraordinaire accumulation de capital à l’époque de la grande industrie mécanisée. L’essor formidable de la productivité du travail a fait en sorte que, durant les longues périodes de croissance économique, le salaire réel (direct et indirect) des ouvriers augmente alors que le salaire relatif (à la valeur ajoutée produite) diminuait.
Avec cette nouvelle phase historique, le réformisme politique ouvrier, désormais privé de son fondement matériel autonome (la contre-société ouvrière des coopératives, des sociétés ouvrières, des syndicats, des organismes récréatifs et sportifs), se retrouve tiraillé entre le capital et la révolution. La majorité acceptera la soumission à l’Etat en échange de la cogestion de fractions du salaire ouvrier (ex. salaire indirect). Une minorité s’accrochera pendant un court moment au train en marche de la révolution prolétarienne pour, ensuite, revenir au bercail de la démocratie sociale triomphante.

UNE QUESTION DONT LES PARAMETRES ONT PROFONDEMENT CHANGE

Les syndicats ne sont pas une création machiavélique des patrons. Formés dans les premiers combats de classe, d’emblée, ils ont visé l’établissement de conditions d’exploitation moins rudes en réunissant les énergies les plus larges (ouvriers, artisans et paysans pauvres en très grande majorité). En dépit de leur caractérisation primordiale d’organes éminemment défensifs, dès leur origine, les coalitions d’entraide socialistes ont rompu avec le syndicalisme confessionnel (essentiellement chrétien en Europe) sur le terrain de la PERSPECTIVE POLITIQUE DES LUTTES DEFENSIVES DE LA CLASSE. Celui-ci est, aujourd’hui, encore et toujours (et, peut-être, plus que jamais) au centre des préoccupations des révolutionnaires.

Friedrich Engels, dans une lettre à August Bebel de mars 1875, rappelle que le syndicat est « une organisation du prolétariat en classe au moyen de laquelle il mène sa lutte quotidienne contre le capital et fait son apprentissage pour la lutte suprême ».

La lutte politique est vue comme l’issue naturelle de la lutte quotidienne et défensive.

Dans une lettre à F. Bolte du 23 novembre 1871, Karl Marx définit précisément les caractéristiques d’une lutte politique autonome de la classe ouvrière dans les conditions de son époque.

« Pour devenir politique, un mouvement doit opposer aux classes dominantes les ouvriers agissant en tant que classe pour les faire céder au moyen d’une pression de l’extérieur. Ainsi, l’agitation est purement économique lorsque les ouvriers tentent, par le moyen de grèves, etc., dans une seule usine, ou même dans une seule branche d’industrie, d’obtenir des capitalistes privés une réduction du temps de travail ; en revanche, elle est politique, lorsqu’ils arrachent de force une loi fixant à huit heures la journée de travail, etc… C’est de cette manière que, de tous les mouvements économiques isolés, se développe partout un mouvement politique, autrement dit un mouvement de classe en vue de réaliser ses intérêts sous forme générale qui ait force de contrainte pour la société toute entière. »

En 1912, Lénine précise à son tour que, dans ces circonstances particulières de la lutte politique indépendante, « le prolétariat joue non seulement le rôle d’une des classes de la société bourgeoise, mais encore celui de force dominante, c’est-à-dire de dirigeant, de guide et d’avant-garde » globale. Préfiguration, s’il en est, de la période de transition, la lutte politique prolétarienne creuse les fondations de la dictature des classes opprimées sur les classes jusqu’ici dominantes. Aucune mention n’est faite ici de la forme du processus de dépassement du capitalisme, pouvant aussi bien se matérialiser par des réformes capables de démanteler pièce par pièce l’édifice des rapports de production et de l’Etat ou encore par une rupture révolutionnaire de type insurrectionnel. Et ce n’était pas un hasard. Jusqu’au déclenchement du premier conflit impérialiste mondial, le socialisme gardait les deux fers au feu. Le mouvement socialiste, pourtant divisé alors en courants réformistes et révolutionnaires, n’avait pas encore été confronté à l’intégration pleine et durable de l’une de ses parties à l’Etat. C’est pourquoi, la première fracture traversant de bout en bout le corps prolétarien organisé n’a pas eu comme enjeu réformes ou révolution mais bien le développement politique des combats défensifs. Dans le livre consacré aux origines du mouvement ouvrier italien, l’historien Gastone Manacorda décrit, en 1963, les contours du problème.

« L’histoire de l’organisation ouvrière est une histoire politique, l’histoire de la lutte politique qui s’est déroulée autour de l’apparition d’une nouvelle classe dans la vie du pays. D’un côté, cette lutte se présente comme une bataille entre les courants politiques préexistants afin d’affirmer leur prédominance sur les travailleurs : ou bien en excluant de la politique les associations ouvrières (les modérés), ou bien en tentant d’en faire la base d’un parti démocratique (les mazziniens, puis les radicaux). De l’autre, elle apparaît comme la difficile affirmation de l’autonomie politique du mouvement ouvrier, qui s’arrache de la soumission aux partis bourgeois. » (Gastone Manacorda, Il movimento operaio italiano)

Action à double détente de la part de la classe, par conséquent. Acquérir d’emblée la capacité d’agir dans la sphère politique en combattant les fractions qui en son sein la vouent à la simple action syndicale. Et devenir, simultanément, un sujet politique autonome, pour soi.

La première Internationale était l’organe unitaire des courants politiques convaincus de la nécessité, pour les travailleurs, d’exister comme force politique. On y retrouvera, côte à côte, les anarchistes, les démocrates radicaux et les socialistes de toutes obédiences. On y retrouvera également une grande partie des organismes de défense et d’entraide ouvrière s’inscrivant dans cette ligne. Mais la première Internationale a également été le premier lieu du combat pour l’affirmation de l’autonomie ouvrière. Lutte qui s’est très rapidement soldée par la scission entre socialistes et démocrates radicaux, puis entre socialistes et anarchistes.
Le processus d’autonomie politique de la classe ouvrière naît ainsi au sein des syndicats, afin de les sortir de la voie sans issue de la lutte purement économique. Les socialistes, réformistes et révolutionnaires confondus, défendaient à la fois la nécessité des combats défensifs et l’exigence de leur subordination à la lutte politique indépendante tendant au dépassement des sociétés divisées en classes.

« Syndicats : leur passé, présent et futur

A. Leur passé

Le capital est une force sociale concentrée, tandis que l’ouvrier ne dispose que de sa force de travail individuelle. Le contrat entre le capital et le travail ne peut donc jamais être établi sur des bases équitables, même en donnant au mot „équitable’ le sens altéré qu’on lui connaît dans une société où les conditions matérielles sont d’un côté et l’énergie productive vitale de l’autre. La seule puissance sociale que possèdent les ouvriers, c’est leur nombre. Mais la force du nombre est annulée par la désunion. Cette désunion des ouvriers est engendrée et perpétuée par la concurrence inévitable qu’ils se font les uns aux autres. Les syndicats sont nés des efforts spontanés d’ouvriers luttant contre les ordres despotiques du capital, pour empêcher ou, du moins, atténuer les effets de cette concurrence que se font les ouvriers entre eux. Ils voulaient changer les termes du contrat de telle sorte qu’ils pussent au moins s’élever au-dessus de la condition de simples esclaves. L’objet immédiat des syndicats était toutefois limité aux nécessités des luttes journalières, à des expédients contre les empiétements incessants du capital, en un mot aux questions de salaire et d’heures de travail. Cette activité n’est pas seulement légitime, elle est nécessaire. On ne peut y renoncer tant que dure le système actuel ; qui plus est, les syndicats ouvriers doivent généraliser leur action en s’unissant dans tous les pays. D’un autre côté, les syndicats ouvriers ont formé, sans même en être vraiment conscients, des centres d’organisation de la classe ouvrière, de même que les communes et les municipalités du Moyen Âge en avaient constitué jadis pour la classe bourgeoise. Si les syndicats sont indispensables dans la guerre de guérilla du travail et du capital, ils sont encore plus importants comme force organisée pour supprimer le système du travail salarié et la domination du capital.

B. Leur présent

Les syndicats s’occupent trop exclusivement des luttes locales et immédiates contre le capital, et ne sont pas encore tout à fait conscients de la force qu’ils représentent contre le système lui-même de l’esclavage salarié. Ils se sont trop tenus à l’écart des mouvements sociaux et politiques plus généraux. Néanmoins, dans ces derniers temps, ils semblent s’éveiller à la conscience de leur grande mission historique, comme on peut en conclure, par exemple, de leur participation aux récents mouvements politiques en Angleterre et de l’idée plus haute qu’ils se font de leur fonction aux États-Unis, ainsi que de la résolution suivante, adoptée par la grande conférence des délégués des syndicats à Sheffield : „Cette conférence, appréciant à leur juste valeur les efforts faits par l’Association internationale des travailleurs pour unir dans une confédération fraternelle les ouvriers de tous les pays, recommande avec force à toutes les sociétés représentées ici de s’affilier à cette organisation, dans la conviction que l’Association internationale forme un élément nécessaire au progrès et à la prospérité de toute la communauté ouvrière.’

C. Leur futur

À part leur œuvre immédiate de réaction contre les manœuvres tracassières du capital, ils doivent agir maintenant comme foyers d’organisation de la classe ouvrière dans le grand but de son émancipation complète. Ils doivent soutenir tout mouvement politique et social tendant dans cette direction. En se considérant et en agissant eux-mêmes comme les champions et les représentants de toute la classe ouvrière, ils réussiront à regrouper dans leur sein tous ceux qui ne sont pas organisés. Ils doivent s’occuper avec le plus grand soin des intérêts des métiers les plus mal payés, notamment des ouvriers agricoles que des circonstances particulièrement défavorables empêchent d’organiser une résistance organisée. Ils doivent faire naître ainsi la conviction dans les grandes masses ouvrières qu’au lieu d’être circonscrites dans des limites étroites et égoïstes, leur but tend à l’émancipation des millions de prolétaires foulés aux pieds. » (Karl Marx, Instructions pour les délégués du conseil central provisoire de l’A.I.T. sur les différentes questions à débattre au Congrès de Genève du 3-8 septembre 1866)

Depuis toujours, pour les communistes, juger de l’opportunité de la présence organisée au sein de formations syndicales dépend avant tout de leur capacité à s’inscrire dans la perspective de la lutte politique autonome de la classe ouvrière. La question du degré d’efficacité dans leur domaine spécifique d’action (la lutte économique) relève d’une mauvaise approche. Une approche apolitique, de type syndicaliste, que nous réfutons catégoriquement.
L’autonomie ouvrière n’est pas représentée par le syndicalisme de classe…

« La classe ouvrière reste pauvre au milieu d’un accroissement de richesses et végète misérablement au milieu d’un luxe toujours croissant. La misère matérielle débilite l’ouvrier, moralement aussi bien que physiquement. La classe ouvrière n’a rien à espérer d’une autre classe. C’est pourquoi il est absolument nécessaire qu’elle défende elle-même sa cause. Elle doit modifier son attitude envers les capitalistes et les propriétaires fonciers, et cela signifie qu’elle doit transformer toute la société. Tel est, pratiquement, le but général de toute l’organisation ouvrière : les ligues ouvrières et paysannes, les syndicats et sociétés de secours mutuel, les coopératives de production et de consommation ne sont tous que des moyens pour atteindre ce but. » (Interview de Karl Marx par le Woodhull & Claflin’s Weekly)

La séparation, puis l’opposition, entre luttes défensives et mouvement politique de la classe est l’idée contre-révolutionnaire contre laquelle se battait le premier socialisme. Cette idée fausse perdure dans les conditions du capitalisme mûr. Elle doit être combattue avec la même vigueur d’antan. En „68 et „69, le CUB (Comité unitaire de base) de l’usine Pirelli de Milan, en Italie, poursuivait ce même combat.
« Toute revendication peut être résorbée par le capital. Toutefois, si la perspective de la lutte ouvrière est politique, il est possible de refuser la subversion sans lendemains et de créer des moments et des lieux de lutte révolutionnaire. Dans la situation actuelle, nous sommes confrontés à une division entre le moment économique de la lutte, géré par les syndicats, et le moment politique, géré par les partis ouvriers. Mais c’est précisément l’union entre la lutte économique et celle politique qui peut mettre en crise la société capitaliste. En effet, la lutte économique n’est féconde que si l’on se bat contre le plan général de la politique patronale, dans l’usine et dans la société (lutte politique). De plus, la lutte économique n’est féconde que lorsqu’elle jaillit de la lutte politique. Inversement, le combat politique ne peut pas se séparer, sous peine de dépérir, des luttes économiques. En outre, c’est au travers de la prise de conscience des ouvriers de leurs propres intérêts et droits sur les lieux de travail qu’on peut parvenir à la lutte générale dans la société, et vice-versa.
Quand, comme maintenant, le combat politique est confié aux dirigeants de parti et le combat économique à leurs homologues syndicaux, il y a le risque que la classe ouvrière devienne étrangère aux deux processus. Sans compter, en plus, que les dirigeants se transforment en bureaucratie de parti et de syndicat. Le CUB représente une tentative de redonner à la classe ouvrière son rôle de sujet aussi bien de la lutte économique que de la lutte politique. »

En commentant les affrontements du 3 juillet 1969 à Turin (Italie) - connus sous le nom de Corso Traiano -, l’assemblée des ouvriers et des étudiants de la ville du nord de la péninsule, premier organisme autonome du pays surgi des luttes aux usines Fiat de l’année précédente, relevait que :
« La richesse politique de la lutte chez Fiat, sa force de masse, permettent aujourd’hui à l’ensemble de la classe ouvrière italienne de passer à une phase de lutte sociale générale sur des objectifs, des formes et des temps de la lutte qui ne soient plus fixés sur la base des exigences du développement du capital,
du syndicat et du parti mais entièrement déterminés par l’organisation autonome des ouvriers. »
C’étaient des considérations et des jugements de toute première importance car ils ont jailli du point le plus haut atteint par le dernier cycle politique prolétarien dans l’Occident capitaliste développé.

L’INTEGRATION DES SYNDICATS A L’APPAREIL D’ETAT

Dès la pleine affirmation du prolétariat en tant que classe, au 19ème siècle, une double tendance s’est manifestée. D’une part, la bataille pour l’amélioration de sa condition dans le cadre du capitalisme ; d’autre part, la forte aspiration à une société sans classes, plus juste, où l’activité créatrice de l’homme serait enfin reconnue comme le moteur et le centre de la société.

Pour améliorer sa condition, la classe ouvrière s’est organisée en syndicats. Ceux-ci, dans le contexte historique du 19ème siècle, étaient une expression ouvrière. Cependant, très rapidement, les capitalistes ont compris l’intérêt d’acheter la paix sociale par des améliorations à la condition ouvrière. Mais, pour mettre en place la paix sociale, il fallait avoir en face des spécialistes de la négociation, partageant la finalité de la conservation du système. Le mouvement de bureaucratisation et d’intégration à l’Etat capitaliste des vieux syndicats de classe était ainsi lancé. Il aboutira à la constitution d’appareils syndicaux légaux.
Si, au début du 20ème siècle, malgré les déjà nombreuses trahisons des grèves, on pouvait encore envisager le redressement énergique de certains de ces vieux syndicats, il ne pouvait plus en être ainsi après le 2 août 1914, date incarnant leur passage politique dans le camp de la bourgeoisie belliqueuse. En France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, les syndicalistes ont participé à la planification industrielle de l’effort de guerre. Durant la vague révolutionnaire mondiale de 1917-1927 (de la Révolution d’octobre à la Commune de Shanghai), tous pays et toutes nuances politiques confondues, les bureaucraties syndicales sociales-démocrates et staliniennes ont agi en auxiliaires de l’écrasement de la révolution.
Dans la période présente marquée par la reconnaissance et l’intégration des syndicats à l’Etat, et ce depuis au moins la fin de la Seconde Guerre mondiale (bien avant en France), il ne peut y avoir d’organes permanents de défense des intérêts des ouvriers. Si plusieurs luttes autonomes ont abouti à la formation d’organes indépendants, ceux-ci n’ont désormais plus aucune chance de survie en l’état. Une alternative simple leur apparaît. Ou bien l’organisation autonome est à même de dépasser ses limites originelles, au prix de se retrouver minoritaire, pour se placer essentiellement sur le plan politique, ou bien elle est vouée à enrichir les instituts de la démocratie sociale du capital en se cantonnant à la défense des intérêts immédiats des travailleurs. En réalité, il y a une troisième issue qui, au demeurant, s’est produite le plus souvent : la disparition pure et simple de l’organisation autonome à la fin d’un cycle politique prolétarien, accélérée ou pas par la répression. C’est le cas italien des années 1968/1978.
On comprend bien alors que la question de l’autonomie ouvrière ne doit aucunement être réduite à une banale affaire de techniques et de formes d’organisation. Il ne suffit pas de proférer les paroles magiques de comité, coordination, Cobas ou autre syndicat révolutionnaire pour changer la donne. Tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, on a eu affaire à toutes sortes de combinaisons : des partis ouvriers sans ou avec syndicats, des syndicats plus ou moins politisés sans ou avec un parti, des conseils ou des milices sans ou avec parti et/ou syndicat. Aucune alchimie organisationnelle n’a démontré être un gage suffisant de la victoire. Lorsque la lutte de classe engendre des organes ad hoc, la dynamique du mouvement, si elle n’est pas interrompue, tend toujours à leur unification, à leur fusion au service de la concentration maximale des forces disponibles.
La relation entre luttes défensives et combat politique est tout sauf linéaire. S‘il est vrai que la lutte quotidienne représente l’école du communisme, elle peut se dresser contre celui-ci quand le capital parvient à la figer dans ses limites de marchandage du prix de l’utilisation de la force de travail. Frein potentiel aux possibles développements révolutionnaires autant que base des combats politiques de la classe ouvrière, les luttes dites économiques demeurent un sujet de réflexion de tout premier ordre au sein du mouvement communiste.
Une fois bien compris le caractère à la fois organique et contradictoire des deux formes concrètes d’expression du prolétariat en tant que classe (lutte défensive, le préservant comme classe de la société du capital ; lutte politique, l’affirmant comme sujet de la transformation radicale du mode et des rapports de production), on peut enfin aborder la nature profonde du syndicat. Produit historique nécessaire de la condition ouvrière, le syndicat définit sa raison d’être par la négociation des modalités d’échange de la marchandise force de travail. Sa qualité s’est progressivement muée en sa limite fondamentale dès lors que son statut social et politique a été redéfini par les classes dominantes. Ils deviennent ainsi des articulations de l’Etat visant une certaine répartition d’une partie de la valeur ajoutée globale.
Cette dernière, le salaire, sert, à la fois, à la reproduction de l’aptitude au travail des ouvriers et au monnayage des poussées indépendantes des travailleurs. Or les syndicats d’Etat ne défendent le salaire qu’en tant que capital variable, c’est-à-
dire du capital capable de générer de la nouvelle valeur. Autrement dit, ils ne se battent pour le salaire qu’à la condition que le rapport salarial ne soit pas remis en cause et, au contraire, en sorte renforcé.
Il n’est pas rare que les syndicats ne défendent pas le salarié, même en tant que condition subjective de la production. En revanche, les syndicats se sentent autorisés à revendiquer des améliorations de la situation des travailleurs quand il est clair que le commandement d’entreprise et d’Etat ne va pas être remis en cause. « Contestation (et même lutte dure) peut-être, révolution jamais » est leur unique devise. Les syndicats d’Etat défendent le travailleur en tant que variable dépendante du mode de production capitaliste, afin qu’il en demeure toujours ainsi. Les communistes, pourtant soucieux de l’amélioration de la condition matérielle de la classe ouvrière et de son salaire, savent que la meilleure façon de se défendre est d’attaquer les fondations du capitalisme, le rapport d’exploitation lui-même.

La lutte économique n’a de sens qu’encadrée dans la perspective de la révolution
prolétarienne…

Pour les communistes, les revendications matérielles ne sont donc pas une fin en soi.

Elles ne sont comprises qu’en tant qu’expression d’un rapport de forces entre travailleurs en lutte et capital. En dehors des luttes, ils se cantonnent pour l’essentiel à la propagande des idées communistes. Et ce parce que, en ces moments creux du conflit de classes, les ouvriers ne s’expriment pas en tant que classe sociale agissant pour la défense de ses intérêts exclusifs.
Quand, au contraire, les prolétaires se redressent, l’intervention révolutionnaire tend vers l’établissement d’un rapport étroit et continu avec les salariés en lutte. S’il ne faut pas agir alors en donneurs de leçons, en avant-gardes autoproclamées, de même et inversement, il s’agit d’éviter à tout prix d’employer la flatterie populiste. Contribuer à l’avancement du mouvement en lui proposant certains moyens jugés indispensables dont il ne dispose pas immédiatement pour atteindre le plus rapidement possible son indépendance politique, voilà résumée notre tâche.
Ce que nous poursuivons, c’est la fin du travail salarié, alors qu’aujourd’hui, au mieux, on ne peut obtenir que moins de travail et plus de salaire. Le passage de la lutte défensive à l’amorce d’un processus révolutionnaire ne dépend nullement de la satisfaction d’une revendication particulière, mais, d’après Karl Marx, de « l’union grandissante des prolétaires ».

La satisfaction des revendications ouvrières est toujours éphémère, car les concessions faites par le capital peuvent à tout instant être retirées par ce dernier en fonction exclusive de ses impératifs de valorisation. Si les luttes défensives quotidiennes restent l’école du communisme, à l’échelle historique, elles devront dépasser l’horizon borné de la catégorie, de l’entreprise, de la nation, des prix et de la valeur.

TRAVAILLER DANS LES SYNDICATS ?

Les syndicats d’aujourd’hui, peuvent-ils servir la révolution ? Au vu de leur désormais très longue histoire d’intégration aux Etats, la réponse est nette : Non, car inaptes à tout emploi en tant qu’organes de classe. Depuis très longtemps, il n’y a pas eu une lutte aux potentialités radicales qui n’ait pas été dévoyée, freinée, sabotée, et ce de la moindre grève locale aux mouvements d’ampleur comme en mai 1968. De plus, périodiquement et selon les nécessités conjoncturelles de leurs maîtres, les syndicats ne défendent même pas toutes leurs prérogatives. On les a vus aller jusqu’à accepter le recul du droit de représentation du personnel, à établir une réglementation consensuelle du droit de grève.

L’existence des syndicats s’alimente, en période de paix sociale, de la passivité des salariés, avec lesquels ils entretiennent des relations électorales clientélistes fondées sur la prolifération des conseils juridiques et des démarches légales, stimulant la passivité et la délégation parmi les travailleurs. En France, les syndicats sont bien davantage financés par les dons étatiques et des entreprises que par les cotisations de leurs adhérents. Pour justifier de ces subsides, l’appareil syndical doit démontrer sa capacité d’encadrement des salariés.

Les révolutionnaires n’ont donc rien à faire dans les syndicats d’Etat, rien à espérer d’eux, et surtout pas à propager l’illusion de leur possible redressement.
A l’époque de la démocratie sociale développée et de l’intégration syndicale accomplie, il est inenvisageable de tabler sur la survie des organes autonomes issus des luttes.
Mais, après la lutte, tous les ouvriers ne retombent pas nécessairement du jour au lendemain dans l’individualisme et l’isolement. Des instruments minoritaires de classe pourront encore se constituer, mais exclusivement sur le terrain politique. La formalisation d’un réseau de ces comités ouvriers est l’une des conditions favorisant la formation d’une organisation politiquement centralisée et de masse du prolétariat révolutionnaire. Dans ce cadre, ce que les communistes peuvent et doivent faire, c’est contribuer au surgissement d’une conscience politique indépendante en accroissant la confiance des ouvriers en eux-mêmes. Il s’agit de montrer que, y compris pour contrer des faits mineurs de l’exploitation, les prolétaires n’ont pas besoin de préposés à la tâche.

Une alternative à la ligne des comités politiques est représentée par la constitution de nouveaux syndicats. Tentatives systématiquement vouées à l’échec car, à l’époque de la démocratie sociale, le réformisme ouvrier ne peut plus se constituer en structure indépendante permanente. L’illusion sincère de pouvoir améliorer durablement la condition des exploités n’a aucune chance de déboucher sur la création, puis le maintien de syndicats de classe. Seule est finalement laissée au réformisme ouvrier l’issue de la participation au jeu démocratique du capital.
L’autre articulation de la ligne syndicaliste est celle de l’entrisme dans les syndicats existants. Mais, peut-on sérieusement croire qu’une poignée de militants ouvriers pourraient rejoindre une structure syndicale officielle pour bénéficier de certains avantages légaux encore en vigueur aujourd’hui (délégation, heures hors production...) sans payer, à la longue, le prix fort de la soumission, passive ou active, au patron et à l’Etat ? Evidemment, tous les militants qui s’engagent dans l’activité syndicale
 et quelles que soient leurs démarches pour la concevoir - sont prêts à jurer la main sur le cœur qu’ils seront du bon côté quand les combats de la classe ouvrière mettront à nouveau à l’ordre du jour la nécessaire rupture avec les syndicats. Mais ceux-là devraient tout de même se poser la question de ce que sont devenus les gauchistes de l’après mai 1968 qui ont emprunté, toutes tendances confondues, cette voie. Quand on parle des appareils syndicaux en 2003, il faut avoir à l’esprit qu’ils sont en grande partie constitués justement d’éléments issus de mai 1968 engouffrés par la suite dans le syndicalisme dit contestataire. Et pourtant, certains des courants d’extrême gauche issus de mai 1968 étaient autrement plus virulents à l’époque contre les bureaucrates syndicaux que ne le sont aujourd’hui les syndicalistes alternatifs, les mêmes qui prétendent que eux ne se laisseront pas reconvertir.

La nécessité d’une critique en profondeur du syndicalisme ne doit cependant pas se solder par un rabâchage obsessionnel d’exhortations permanentes à la révolution ou, pire, par la négation de toute revendication particulière. Ce qu’il faut viser par la critique ce n’est pas la recherche de l’amélioration de la condition d’exploité mais le syndicalisme qui sépare les combats défensifs de la perspective politique communiste afin de les incorporer dans les multiples dispositifs de la démocratie sociale du capital.

Le syndicalisme fait de la lutte économique un choix, un horizon voulu et conçu comme indépassable, se suffisant à lui-même. C’est cela qui doit être attaqué. Le syndicalisme est l’une des idéologies les plus pernicieuses pour la perspective révolutionnaire.

QUELLE CRITIQUE DU SYNDICAT ?

Revenons sur les termes de la question syndicale telle qu’elle a été posée à l’orée du 20ème siècle. Lénine, dans son ouvrage Que faire ? (1902), reprend une thèse erronée, largement inspirée par la social-démocratie de la deuxième Internationale. D’une part Lénine nie que la conscience révolutionnaire puisse surgir spontanément de la lutte quotidienne contre l’exploitation. « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons », écrit-il. D’autre part, il établit que toute lutte défensive ne peut générer qu’une conscience politique de type trade-unioniste, réformiste. Tout en reconnaissant que « l’élément spontané n’est au fond que la forme embryonnaire du conscient », Lénine dessine une césure entre spontanéité et révolution quand il affirme que les mouvements prolétariens qui ne sont pas dirigés par les communistes - porteurs exclusifs de la
conscience révolutionnaire - ne produisent que du réformisme ouvrier. « L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. »

En poursuivant ce raisonnement, on arrive, peu ou prou, au résultat suivant : de la stricte défense collective des intérêts matériels des prolétaires n’émanerait qu’une expression politique réformiste et non révolutionnaire. La révolution relèverait alors du Politique dans son acception la plus abstraite, c’est-à-dire extérieure aux rapports de production. La conscience ne pourrait donc surgir qu’en étudiant le marxisme, à l’abri des rapports de production. Où en est-on du « communisme qui surgit spontanément du sous-sol de la société », selon l’expression de Karl Marx
 ? Qu’en est-il de la lutte défensive en tant qu’école de communisme, dont le résultat le plus important est l’union grandissante des prolétaires ?

Chez Lénine et Bordiga, le réformisme ouvrier se voit créditer d’une supériorité objective sur la révolution car le premier naît et se reproduit sans cesse au sein même des rapports capitalistes de production. D’une certaine manière, le réformisme n’aurait pas besoin d’investir le champ de la Politique institutionnelle. Il peut rester sur le terrain syndical sans en être nullement diminué. Le Politique, comme à la belle époque des Trade-Unions anglaises, se voit réduit à un simple appendice parlementaire, certes utile mais exclusivement fonctionnel à l’obtention d’un cadre légal aux rapports contractuels entre capital et travail.

Chez Marx, la question de la corrélation entre les bases du réformisme ouvrier et de la révolution est posée d’une façon autrement plus complexe et apparaît dans ses écrits sous plusieurs facettes. La critique de l’économie politique (et des
Unions anglaises, pourrait-on ajouter) vise entre autres à « détruire cette séparation, pour démontrer comment une forme économique apparemment pure et le pouvoir, c’est-à-dire le Politique, sont en relation ».

Marx fournit les catégories permettant de comprendre le lien entre lutte économique et lutte politique. Premièrement, selon lui, la reproduction de la société capitaliste réside dans l’acte de consommation productive de la force de travail, c’est-à-dire au sein de l’usine, lorsque le capitaliste met en mouvement et utilise la puissance créatrice de l’ouvrier collectif dans le procès de travail (procès de production immédiat). Si tel est le cas, il est erroné d’aller chercher le fondement de la conscience ailleurs que dans les ateliers de la production sociale, donc ailleurs que dans les luttes quotidiennes contre la machine, le commandement d’usine, l’organisation du travail concret. Deuxièmement, dans le domaine de la circulation, de la lutte sur le marché du travail pour s’assurer un meilleur traitement, la mystification de la marchandise et des lois de l’échange d’équivalents agit pleinement, souligne-t-il.

D’où la place objective pour un combat limité au terrain de l’obtention d’un salaire meilleur. D’où aussi l’existence de conditions matérielles pour le réformisme ouvrier. La lutte défensive peut en effet se borner à cela et rester à la surface du rapport de production capitaliste, contestant uniquement les termes de l’échange entre marchandises. Dans ce cas, la critique pratique des ouvriers de leur propre condition n’investit la force de travail que comme valeur d’échange tandis qu’elle ne touche que très marginalement sa nature de valeur d’usage particulière capable de créer une nouvelle valeur. Dans ce contexte, son expression la plus adéquate est le syndicalisme réformiste. C’est le scénario décrit par Lénine. A l’inverse, quand l’ouvrier collectif réagit massivement, non seulement contre les conditions particulières de la location de sa force de travail par le patron, mais aussi contre l’emploi de sa puissance productive dans le procès de travail, là, en radicalisant son combat, en pointant toujours davantage les caractéristiques spécifiques de son exploitation, il peut enfin développer sa conscience révolutionnaire.
Bien sûr, en soi, ce n’est nullement une question quantitative (combien d’heures de grève, quelle extension du conflit ...), mais du degré concret d’indépendance vis-à-vis de la production de marchandises. Ce n’est pas non plus essentiellement une question d’objectifs : on peut lutter pour le salaire et pour la défense de sa condition de plusieurs façons. Et, pour finir, ce n’est pas non plus une question de formes d’organisation car celles-ci sont le produit des luttes plutôt que leurs instigatrices. L’organisation politique indépendante du prolétariat n’est autre que la forme aboutie du combat de classe, le produit politique mûr de la lutte radicale. Organisation et lutte politique donc parce que l’économique frappée de pureté n’existe pas. Au même titre que le Politique comme sphère séparée, étanche. Bien entendu, cette vision n’a rien à voir avec un quelconque dépassement des limites syndicales réformistes de la lutte ouvrière par « l’initiative extérieure d’une organisation politique indépendante du prolétariat. » (Lénine, Que faire ?)

Toute lutte défensive est à la fois économique et politique ou encore tout combat économique est finalement politique. Aussi, si la radicalité du combat de classe peut varier, toute lutte ouvrière défensive affiche un signe politique dominant, réformiste ou révolutionnaire, ce qui n’exclut pas, au demeurant, leur coexistence. Jusqu’à un certain point et pendant un temps donné, tout conflit ouvrier peut voir cohabiter ces deux expressions politiques plus ou moins formalisées. Naturellement, cette cohabitation n’est - ne peut être - rien moins que conflictuelle. Le développement des luttes peut aussi bien aboutir au dépassement ou non des positions réformistes. Comment interpréter autrement, par exemple, l’automne chaud italien de 1969 ? Voilà, très succinctement, des grèves initialement suscitées par les syndicats d’Etat sur des objectifs jugés raisonnables qui se sont rapidement transformées en un formidable creuset pour l’autonomie ouvrière et dont l’épilogue a engendré un résultat trade-unioniste résumé par l’adoption d’un Statut des travailleurs.
Peut-on alors, à la mode des léninistes, en fondant l’analyse du mouvement uniquement sur son issue, décréter que celui-ci n’était que syndical ? Peut-on, à la mode de certains pseudo-ouvriéristes, qualifier ce mouvement de combat politique offensif qui n’aurait été stoppé que par la répression et la trahison de la gauche du capital ? Bien évidemment, la réponse est négative dans les deux cas. Ces jugements simplifient à l’excès une réalité qui s’est avérée autrement plus complexe. Le réformisme ouvrier, toujours remis en avant par la dynamique propres aux luttes défensives (Cf. la formation de Solidarnosc, du NUM-COSATU, du KCTU coréen ou encore des embryons de syndicats clandestins en Chine), à l’époque de l’épanouissement de la démocratie sociale, ne parvient qu’exceptionnellement et pendant des périodes courtes à se doter d’une structure et d’un programme opposés aux classes dominantes. Avec l’extraordinaire accumulation de capital qui a suivi les deux guerres mondiales et l’introduction massive du machinisme dans le procès de travail, les instituts réformistes ouvriers se sont progressivement transformés en organes de l’Etat. Ainsi associés à la gestion de portions de salaire et de l’exploitation, ces organes contribuent généralement à moderniser et élargir le champ d’application de la démocratie bourgeoise.

Le développement de la démocratie sociale dans l’entreprise avec son dense réseau d’instituts propres au 20ème siècle introduit des mécanismes de nivellement politique des salariés. Désormais, au sens de l’idéologie dominante, l’ouvrier acquiert au sein même de l’usine certaines des facultés propres au citoyen. Fort de ses nouvelles prérogatives établies par les lois et protégées par l’Etat, le salarié est à même d’apporter des éléments d’égalité politique sur son lieu d’exploitation, aptes à f
aire reculer la dictature du patron. Ainsi, selon cette thèse, dans l’atelier s’exercerait la nouvelle bataille civique décisive visant à émanciper politiquement le salarié via l’extension d’un épais tissu de nouveaux droits. Par ce processus, la dichotomie classique entre démocratie dans la société et dictature dans l’usine s’estomperait. La réalité est tout autre.

L’ouvrier est désormais confronté, y compris sur son lieu d’exploitation, à la mystification démocratique qui s’ajoute au traditionnel despotisme de la machine et du surveillant de la production. La dictature du capital dans l’usine devient plus complexe en s’enrichissant de l’application du principe démocratique jusque dans l’atelier. De prime abord, naturellement, cette nouvelle donne rend plus difficile le démarrage de la lutte ouvrière autonome, mais, lorsqu’elle éclate, cette dernière exprime une plus grande maturité, davantage capable d’investir l’ensemble des rapports sociaux basés sur la valorisation.
Le combat contre la démocratie dans l’entreprise devient ainsi un front crucial dans la guerre de classes. Mené avec cohérence, il trace une ligne de démarcation nette et infranchissable entre le parti ouvrier et le parti du capital. L’extension de la mystification démocratique aux lieux l’exploitation renforce l’idée qui veut que l’ouvrier dispose directement sur son lieu du travail de tous les éléments nécessaires pour parvenir à la critique de la totalité de la société du capital. Il suffit qu’il observe sans les œillères de l’idéologie dominante ce qui se passe là même où on l’exploite.
Du coup, le réformisme en tant qu’expression indépendante du capital devient une perspective de plus en plus improbable. La tentative des trotskistes de faire passer les syndicats et les partis de gauche ralliés à l’Etat pour les héritiers légitimes du réformisme ouvrier d’antan n’est alors qu’une misérable falsification. Loin de toute reproduction des schémas frontistes du passé (qui ont, par ailleurs, systématiquement échoué), les révolutionnaires considèrent les différents organes de la démocratie sociale, les instituts de l’intégration capitaliste des prolétaires en guise de première ligne de l’adversaire de classe devant être traités en conséquence. C’est le principal enseignement de la vague mondiale de luttes ouvrières autonomes des années 1960 et 1970.

L’ANARCHO-SYNDICALISME SUR LA CORDE RAIDE DE LA DEMOCRATIE
SOCIALE

A la marge de l’intégration à l’Etat des grosses centrales et confédérations syndicales, existe encore aujourd’hui un petit courant qui se prétend l’héritier de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire d’antan qui se concevaient comme la cellule élémentaire de l’association des producteurs à venir. Il y a plus d’un siècle, cette tendance révolutionnaire était apparue en réaction à la dégénérescence réformiste et politicienne de la social-démocratie qui se commettait toujours plus ouvertement avec l’aile progressiste de la bourgeoisie. Quelques militants internationalistes de la Première Guerre mondiale tels Pierre Monatte,
Alfred Rosmer et le groupe en France de La Révolution prolétarienne s’y rattachaient. Mais la contre-révolution des années 1920 est également venue à bout de ce courant. Il disparut aux alentours de la Seconde Guerre mondiale au même titre que la quasi-totalité des oppositions de gauche.

L’anarcho-syndicalisme, après de grands mouvements en Argentine, en Italie et au
Japon, se prévaut d’une ultime page glorieuse lors de la guerre d’Espagne. Après avoir mené vaillamment l’insurrection prolétarienne, les anarchistes de la CNT-FAI ont fini en cogérant les usines et l’Etat républicain dans son combat contre les franquistes. En Catalogne, ayant de fait pris le pouvoir grâce à l’insurrection qu’elle avait dirigée, la CNT n’a su que le remettre entre les mains de la bourgeoisie progressiste. Les ministres anarchistes ont siégé au gouvernement de la république bourgeoise. Cette grave compromission s’est illustrée notamment par les désarmements des insurgés par les chefs ‘anarchistes’ lors des événements
de mai 1937 à Barcelone, ouvrant ainsi la phase de la répression stalinienne.
Après ce dernier combat à l’issue tragique, l’anarcho-syndicalisme a presque complètement disparu et n’a survécu qu’au travers une nébuleuse d’organisations microscopiques ressassant un passé révolu. Aujourd’hui, ses descendants agissent comme leurs grands frères des centrales établies du syndicalisme d’Etat. Certains se font reconnaître et élire dans les différentes instances et structures de base de la cogestion étatique (représentants aux comités d’entreprise, membres des commissions sécurité et hygiène et, dans une mesure nettement moindre, les délégués du personnel). Groupes de pression sur les autres syndicats et de propagande libertaire, lorsqu’ils agissent sur le terrain des luttes ouvrières, ces formations anarcho-syndicalistes s’alignent avant tout sur les positions de fond
et les pratiques de leurs aînés institutionnalisés (Cf. la défense des services publics en France).

LES IWW, DEPASSEMENT DE L’OPPOSITION ENTRE ECONOMIQUE ET
POLITIQUE

Il en va historiquement tout autrement d’un courant, officiellement créé à Chicago en
1905, et connu sous le sigle des IWW (Industrial Workers of the World). Cette formation internationaliste organisée sur la base des secteurs industriels a constitué, pour les révolutionnaires du monde entier, un joli contre-exemple du syndicalisme d’Etat. Les IWW se constituent en opposition radicale au syndicat AFL (American Féderation of Labor, devenu AFL-CIO). Les IWW unifient dans le concret du combat quotidien revendications politiques révolutionnaires (l’abolition du salariat) et revendications dites économiques, poursuivies au moyen d’actions directes. Lors de mouvements comme l’opposition révolutionnaire à l’entrée des USA dans la Première Guerre mondiale, les IWW montrent leur spécificité d’organisation non réductible à un syndicat ou à un parti. Les IWW ont incarné l’organisation politique autonome des ouvriers qualifiés (les cheminots de Chicago, les dockers de la côte ouest, les ouvriers de Boeing), déqualifiés (de la grande industrie textile de la côte ouest, régions de Boston et New York) et des mines de cuivre, argent et zinc (du Colorado et des Montagnes Rocheuses se battant à coup de dynamite contre les milices patronales). Ils s’opposaient farouchement aux discriminations de métier, de qualification, de sexe, de nationalité et raciales. L’AFL, par contre, refusait d’organiser les femmes, les Noirs, les Chinois et les ouvriers non qualifiés, ce qui est conforme à la substance corporatiste du syndicalisme. De nombreux militants révolutionnaires d’obédience anarchiste et marxiste ont rejoint les IWW.

Les Industrial Workers of the World préfigurent également l’apparition d’une tendance dite unioniste aussi présente en Allemagne au début des années 1920 avec les AAUD et AAU-E.
Les IWW ont ainsi représenté la tentative la plus aboutie de dépassement de la dichotomie social-démocrate entre Politique et Economique, entre combat défensif et offensif de la classe exploitée. Toute perspective révolutionnaire ayant finalement disparu après moult tentatives d’assaut à l’édifice capitaliste dans les années 1920, depuis, les IWW ont cessé d’exister - non sans combattre et endurer une répression féroce (massacre d’Everett en 1917, répression de la grève générale à Seattle en 1919) - comme expression politique du prolétariat. Leur disparition leur a évité d’être phagocytés par l’Etat capitaliste. Mais leur expérience n’a pas été inutile. L’automne chaud italien de 1969, avec son réseau riche et dense d’organismes politiques autonomes prolétariens, a fait siens les enseignements des IWW, ... jusqu’à reproduire certaines de leurs limites.

LA REVOLUTION COMME PROCESSUS DE RUPTURE

Les luttes ouvrières qui éclatent actuellement semblent se cantonner rigoureusement à l’enceinte de l’entreprise, du secteur ou de la région, sans exprimer - même en forme embryonnaire - le besoin du communisme et de l’organisation politique révolutionnaire.

C’est comme si les luttes défensives ne fonctionnaient plus comme école de communisme, ne forgeaient plus d’elles-mêmes leur dépassement politique. D’où, entre autres, un certain regain d’intérêt auprès des fractions les plus combatives de la classe exploitée pour le syndicalisme dit de combat, considéré comme l’unique voie d’action praticable.

Quoique raisonnable en apparence, cette tentative est fausse et entraîne les éléments prolétariens les plus conscients vers le piège de la démocratie sociale. Rien ne serait plus néfaste que de considérer que nous serions prisonniers de l’étape de la lutte économique et que nous pourrions entamer l’étape du combat politique dans l’usine seulement une fois achevée complètement celle-ci. Cela reviendrait à défendre l’idée que la lutte politique révolutionnaire est indépendante des rapports de production et des tensions qui les traversent.

Une lutte politique abstraite du chaudron de l’affrontement quotidien, incessant, entre ouvrier et machine, entre prolétaires et capital, ne connaîtrait d’autre issue que le terrorisme façon Brigades rouges ou l’électoralisme façon Lutte ouvrière. La prolifération d’un syndicalisme plus ou moins alternatif ne constituerait, en aucune manière, une étape dans ce processus. Ce dernier représente, au contraire, un obstacle majeur sur le chemin indiqué.

Les structures prolétariennes indépendantes, lorsqu’elles existent, doivent éviter le piège de la délégation de la lutte défensive à des organes préposés ou prédisposés à cette fin par l’adversaire. Les comités ouvriers doivent s’approprier le combat politique révolutionnaire en le reliant à sa base matérielle : la bataille quotidienne pour la défense des intérêts immédiats des prolétaires. C’est seulement lorsqu’un tissu suffisamment solide, étendu et représentatif d’organes de cette nature aura fait son apparition que nous aurons accès aux clés de la solution de la question de l’organisation politique indépendante du prolétariat. Alors, renvoyer à des temps meilleurs, où les conflits de classes seraient plus porteurs de communisme, le démarrage du processus d’autoconstitution politique du prolétariat, signifie tout bonnement y renoncer pour toujours.

Aujourd’hui, une telle conscience des choses n’est malheureusement que trop rarement partagée. Ces temps-ci, nombreux sont ceux qui préfèrent réduire leur action au syndicalisme dit alternatif, se trouver un espace dans la cage syndicale et jeter toutes leurs forces dans la multiplication de luttes très minoritaires, de propagande, ayant pour but d’entraîner d’autres dans le combat. Aux faux raccourcis syndicaux, s’ajoutent les fragiles soupapes d’une colère exprimée de façon inoffensive et éphémère par des actions coup de poing menées à quelques-uns au nom de ceux qu’on prétend représenter. ... Et en espérant que les médias s’en fassent la caisse de résonance. La passivité politique du repli sur le syndicalisme se marie ici avec la protestation velléitaire et l’avant-gardisme. Pire, elle se réduit à une imitation grotesque, à une caricature de la lutte de classe. Le tout accompagné par une criante méconnaissance du terrain et des rapports de forces réels.

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