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Trois conceptions de la révolution russe, Trotsky

jeudi 22 mai 2008, par Robert Paris

LA REVOLUTION RUSSE DE 1917

Sur la révolution en Europe, lire sur le site :

Les puissances impérialistes pendant la vague révolutionnaire
en Europe


Révolutions prolétariennes

La révolution russe de 1905
Le dernier poilu ou la dernière boucherie guerrière ?
La classe ouvrière dans la révolution irlandaise
La révolution russe de 1917 et la vague révolutionnaire en
Europe

La révolution russe vue par Rosa Luxemburg
La révolution allemande de 1918-19

La révolution hongroise de 1919
La révolution italienne de 1919

La révolution prolétarienne en Espagne en 1931
La révolution espagnole de 1936
La politique des anarchistes dans la révolution espagnole
Textes de la révolution d’octobre 1917
La révolution russe vue par le général contre-révolutionnaire Dénikine
La révolution russe de 1905, vue par Léon Trotsky
La révolution russe de 1917, vue par Léon Trotsky
Défense de la révolution d’octobre par Léon Trotsky
Léon Trotsky
De la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne

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Extrait de "Staline" de Léon Trotsky

Trois conceptions de la révolution russe

La Révolution de 1905 fut non seulement "la répétition générale pour 1917" mais aussi le laboratoire d’où surgirent tous les groupements fondamentaux de la pensée politique russe et où toutes les tendances et nuances du marxisme s’esquissèrent ou prirent forme. Au centre des divergences et des disputes se trouvait la question du caractère historique de la révolution russe et de ses futures voies de développement. Cette lutte de conceptions et de pronostics n’a pas en soi de rapport direct avec la biographie de Staline qui n’a pas pris une part indépendante à ces débats. Les quelques articles de propagande qu’il écrivit sur cette matière sont dépourvus du moindre intérêt théorique. Des dizaines de bolchéviks divulguèrent, plume en main, ces mêmes idées et le firent d’une façon bien plus adéquate. Un exposé critique de la conception révolutionnaire du bolchévisme devrait, de par la nature même des choses, avoir sa place dans une biographie de Lénine. Cependant, les théories ont un sort qui leur est propre.

Si pendant la période de la première révolution et plus tard jusqu’en 1923, alors que les doctrines révolutionnaires étaient élaborées et appliquées, Staline n’eut pas de position indépendante, à partir de 1924 brusquement la situation change. C’est depuis ce moment que commence l’époque de la réaction bureaucratique et de la révision énergique du passé. La trame de la révolution se déroule à l’envers. Les anciennes doctrines sont soumises à des nouvelles évaluations ou à de nouvelles interprétations. D’une façon tout à fait inopinée, au premier abord, l’attention se concentre sur la conception de la "révolution permanente" en tant que source de toutes les bévues du trotskysme. Dorénavant, pour un certain nombre d’années, la critique de cette conception constitue le contenu principal de l’œuvre théorique "cit venio verbo" de Staline et de ses collaborateurs. On peut même dire que tout le stalinisme, sur le plan théorique, se développa par la critique de la théorie de la révolution permanente telle qu’elle a été formulée en 1905 . Par conséquent, l’analyse de cette théorie distincte de celles des menchéviks et des bolchéviks, ne peut manquer de faire partie de ce livre, ne fusse que sous forme d’appendice.


Le développement de la Russie est avant tout caractérisé par son état arriéré. Cependant, un état historiquement arriéré n’implique pas une simple reproduction du développement des pays avancés avec un délai d’un ou deux siècles. Il engendre une constitution sociale "combinée" entièrement nouvelle dans laquelle les dernières conquêtes de la technique et de la structure capitaliste s’implantent dans des relations de barbarie féodale et pré-féodales, les transformant en les dominant, créant ainsi une situation de relations réciproques de classes toute particulière. Il en est de même dans la sphère des idées. A cause précisément de son état historique attardé, la Russie se trouve être le seul pays où le marxisme, en tant que doctrine, et la social-démocratie, en tant que parti, atteignirent un développement puissant même avant la révolution bourgeoise. Il n’est que trop naturel que le problème de la corrélation entre la lutte pour la démocratie et la lutte pour le socialisme ait été soumis à une analyse théoriquement profonde, précisément en Russie.

Les narodniks, essentiellement idéalistes-démocrates, refusèrent de considérer la révolution en cours comme bourgeoise. Ils la qualifièrent de "démocratique" cherchant, au moyen d’une formule politique neutre, de masquer son contenu social, non seulement aux autres mais à eux-mêmes. Mais dans sa lutte contre le narodnikysme, le fondateur du marxisme russe, Plekhanov, décréta, aux alentours de 1880, que la Russie n’avait aucune raison d’espérer une voie de développement privilégié ; que, comme les autres nations "profanes", elle aurait à passer à travers le purgatoire du capitalisme et que, précisément, en suivant cette voie, elle allait acquérir la liberté politique, indispensable pour la lutte du prolétariat pour le socialisme. Plekhanov, non seulement séparait la révolution bourgeoise en tant que tâche de la révolution socialiste qu’il renvoyait à un avenir indéfini - mais il attribuait à chacune d’elles des combinaisons de forces entièrement différentes.

La liberté politique devait être réalisée par le prolétariat allié à la bourgeoisie libérale ; après plusieurs décades et ayant atteint un niveau plus élevé de développement capitaliste, le prolétariat, en lutte directe contre la bourgeoisie, mènerait à bien la révolution socialiste.

Lénine, de son côté, écrivait à la fin de 1904 :

"Il semble toujours à l’intellectuel russe que reconnaître notre révolution comme bourgeoise c’est la décolorer, la dégrader, l’abaisser... Pour le prolétariat, la lutte pour la liberté politique et pour la république démocratique au sein de la société bourgeoise est simplement un stade nécessaire dans sa lutte pour la révolution socialiste.
Les marxistes sont absolument convaincus, écrivait-il en 1905, du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que ces transformations démocratiques... qui sont devenues indispensables pour la Russie ne signifient pas en elles-mêmes une tentative de miner le capitalisme, de miner la révolution bourgeoise, mais, au contraire elles ouvrent la voie, pour la première fois et d’une façon valable, à un développement du capitalisme ample et rapide, européen et non asiatique. Elles rendront possible, pour la première fois, la domination de la bourgeoisie en tant que classe...
Nous ne pouvons sauter par-dessus le cadre démocratique bourgeois de la révolution russe, insistait-il, mais nous pouvons élargir ce cadre dans des proportions colossales".
C’est-à-dire nous pouvons créer au sein de la société bourgeoise des conditions bien plus favorables pour la lutte future du prolétariat. Dans ces limites, Lénine suivait Plekhanov. Le caractère bourgeois de la révolution servait aux deux fractions de la social-démocratie russe comme point de départ.

Il est tout à fait naturel que, dans ces conditions, Koba (Staline) ne dépassa pas, dans sa propagande, ces formules courantes qui constituaient la propriété commune des bolchéviks comme des menchéviks.

"L’Assemblée Constituante, écrivait-il en janvier 1905, élue à la base du suffrage universel, égal, direct, et secret, c’est ce pour quoi nous devons maintenant lutter. Seule cette Assemblée nous apportera la république démocratique dont nous avons un si urgent besoin dans notre lutte pour le socialisme". La république bourgeoise, comme arène d’une lutte de classes de longue haleine pour le but socialiste, telle est la perspective.

En 1907 ; c’est-à-dire après d’innombrables discussions dans la presse à Pétersbourg et à l’étranger et après une sérieuse expérimentation des prévisions théoriques dans les expériences de la première révolution, Staline écrivait :

"Que notre révolution est bourgeoise, qu’elle doit se terminer par la destruction de l’ordre féodal et non de l’ordre capitaliste, qu’elle peut être couronnée seulement par la république démocratique, sur ces points, semble-t-il, tous sont d’accord dans notre parti".
Staline ne parlait pas de ce par quoi la révolution commence mais de ce à quoi elle aboutit et il le limitait d’avance et d’une façon tout à fait catégorique "à la seule république démocratique". Nous chercherions en vain dans ses écrits, ne fusse qu’une allusion de quelque perspective d’une révolution socialiste en rapport avec un renversement de la démocratie. Telle fut sa position, même au début de la révolution de février 1917, jusqu’à l’arrivée de Lénine à Pétrograd.

Pour Plekhanov, Axelrod et les chefs du menchévisme en général, la caractérisation sociologique de la révolution comme bourgeoise était par-dessus tout politiquement valable parce que d’avance, elle interdisait de provoquer la bourgeoisie par le spectre du socialisme et de la "repousser" dans le camp de la réaction. "Les relations sociales de la Russie ont mûri uniquement pour la révolution bourgeoise", déclarait le chef de la tactique du menchévisme, Axelrod, au Congrès d’unité. "Devant le manque absolu de droits politiques dans notre pays, il ne saurait être question d’une lutte directe entre le prolétariat et les autres classes pour le pouvoir politique... le prolétariat lutte pour obtenir des conditions de développement bourgeois. Les conditions historiques objectives font que la destinée de notre prolétariat est irrémissiblement de collaborer avec la bourgeoisie dans sa lutte contre l’ennemi commun". Le contenu de la révolution russe était ainsi limité d’avance à ces transformations compatibles avec les intérêts et les vues de la bourgeoisie libérale.

C’est précisément sur ce point que commence le désaccord fondamental entre les deux fractions. Le bolchévisme se refusait absolument à reconnaître que la bourgeoisie russe fut capable de diriger jusqu’au bout sa propre révolution. Avec infiniment plus de force et de consistance que Plekhanov, Lénine considère la question agraire comme le problème central du renversement démocratique en Russie. "Le point crucial de la révolution russe, répétait-il, c’est la question agraire (de la terre). Des conclusions concernant la défaite ou la victoire doivent être basés... sur l’estimation de la condition des masses dans la lutte pour la terre". Avec Plekhanov, Lénine considérait la paysannerie comme une classe petite-bourgeoise ; le programme agraire des paysans comme un programme de progrès bourgeois. "La Nationalisation est une mesure bourgeoise" insistait-il au Congrès d’unité. "Elle donnera une impulsion au développement du capitalisme ; augmentera l’acuité de la lutte des classes ; renforcera la mobilisation de la terre ; causera un afflux de capitaux dans l’agriculture ; fera baisser le prix du grain". Malgré le caractère bourgeois indiscutable de la révolution agraire, la bourgeoisie russe restait, néanmoins, hostile à l’expropriation des grands domaines et, précisément pour cette raison, était pour un compromis avec la monarchie sur la base d’une constitution d’après le modèle prussien. A la position de Plekhanov préconisant une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie, Lénine opposa l’idée d’une alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Il proclama que la tâche de la collaboration révolutionnaire de ces deux classes était d’établir une "dictature démocratique" comme unique moyen de nettoyer radicalement la Russie de tous les débris féodaux, de créer un système de paysans libres et d’ouvrir la voie au développement du capitalisme sur le modèle américain et non prussien.

La victoire de la révolution, écrivait-il, ne peut être consacrée que par une dictature, car la réalisation de transformations, dont le prolétariat et la paysannerie ont un besoin urgent et immédiat, provoquera la résistance désespérée des propriétaires terriens, des gros capitalistes et du tsarisme. Il sera impossible, sans dictature, de briser cette résistance et de repousser les tentatives contre-révolutionnaires. Mais ce sera, bien entendu, non pas une dictature socialiste mais démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans toute une série de stades transitoires du développement révolutionnaire) aux bases du capitalisme. Il ne lui sera possible, dans le meilleur des cas, que de réaliser un repartage radical de la propriété foncière en faveur de la paysannerie ; d’introduire un régime démocratique consistant et total allant jusqu’à l’institution de la république ; d’extirper tous les caractères asiatiques et féodaux non seulement de la vie quotidienne du village, mais aussi de l’usine ; d’inaugurer de sérieuses améliorations de la situation des travailleurs en élevant leur standard de vie, et, par-dessus tout, de mener à bien la conflagration révolutionnaire en Europe.

LA CRITIQUE DES CONCEPTIONS DE LENINE
La conception de Lénine constituait un énorme pas en avant dans la mesure où elle préconisait, non des réformes constitutionnelles, mais la réforme agraire comme tâche principale de la révolution, et indiquait la seule combinaison réaliste de forces sociales pour sa réalisation. Cependant, le point faible de la conception de Lénine était la contradiction interne que portait en elle l’idée de "la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie". Lénine, lui-même, restreignait les limites fondamentales de cette "dictature" quand il la qualifiait ouvertement de "bourgeoise". Il voulait dire par là que pour sauvegarder son alliance avec la paysannerie, le prolétariat serait obligé, au cours de la révolution à venir, de renoncer à entreprendre, d’une façon directe, les tâches socialistes. Mais cela signifierait que le prolétariat renoncerait à sa propre dictature. Par conséquent, la situation impliquerait la dictature de la paysannerie, même si elle était réalisée avec la participation des ouvriers.

C’était justement ce que disait Lénine en certain cas. Par exemple, à la Conférence de Stockholm en réfutant les arguments de Plekhanov qui s’était élevé contre "l’utopie" de la prise du pouvoir, Lénine déclarait :

"Quel programme sommes-nous en train de discuter ? Le programme agraire. Qui assumera la prise du pouvoir selon ce programme ? La paysannerie révolutionnaire".
Est-ce que Lénine mélange le pouvoir du prolétariat avec cette paysannerie ? Non répond-il en se référant à ses propres mots d’ordre. Lénine différencie complètement le pouvoir socialiste du prolétariat, du pouvoir démocratique bourgeois de la paysannerie. "Mais voyons, s’exclame-t-il encore, est-ce qu’une révolution paysanne est possible sans la prise du pouvoir par la paysannerie révolutionnaire". Dans cette formule de polémique, Lénine révèle avec une clarté spéciale la vulnérabilité de sa position.

La paysannerie est dispersée sur la surface d’un immense pays dont les points de ralliement sont les villes. La paysannerie elle-même est incapable de formuler ses propres intérêts car, dans chaque district, ses intérêts ont un aspect différent. Le lien économique entre les provinces est créé par le marché et les chemins de fer, mais l’un et les autres sont entre les mains des villes. En cherchant à s’affranchir des limitations du village et à généraliser ses propres intérêts, la paysannerie tombe inéluctablement sous la dépendance de la ville. Enfin, la paysannerie est également hétérogène dans ses relations sociales : la couche des koulaks cherche naturellement à l’entraîner vers une alliance avec la bourgeoisie des villes, tandis que les couches des paysans pauvres sont portées vers les travailleurs urbains. Sous ces conditions, la paysannerie comme telle est complètement incapable de conquérir le pouvoir.

Il est vrai que dans l’ancienne Chine des révolutionnaires portèrent la paysannerie au pouvoir, ou, pour être plus précis, octroyèrent le pouvoir aux chefs militaires des soulèvements paysans. Ceci conduisit chaque fois à un nouveau partage de la terre et à l’instauration d’une nouvelle dynastie "paysanne" ; à ce point, l’histoire recommençait par le commencement. La nouvelle concentration de la terre, la nouvelle aristocratie, le nouveau système d’usure provoquaient un nouveau soulèvement. Aussi longtemps que la révolution conserve son caractère purement paysan, la société est incapable de sortir de ce cercle vicieux et sans issue.

C’est là la base de l’histoire ancienne de l’Asie, y compris l’histoire ancienne russe. En Europe, dès le début du déclin du Moyen Age, chaque soulèvement paysan victorieux portait au pouvoir, non pas un gouvernement paysan, mais un parti urbain de gauche. Un soulèvement paysan était victorieux exactement dans la mesure où il réussissait à renforcer la position de la section révolutionnaire de la population urbaine. Dans la Russie bourgeoise du XX° siècle, il ne saurait pas même être question de la prise du pouvoir par la paysannerie révolutionnaire.

L’OPINION DE LENINE SUR LE LIBERALISME
L’attitude vis-à-vis de la bourgeoisie libérale était, comme il a été dit plus haut, la pierre de touche de la différenciation entre les révolutionnaires et les opportunistes dans les rangs de la social-démocratie.

Quel serait le caractère du futur Gouvernement Provisoire révolutionnaire ? En face de quelles tâches serait-il placé ? Dans quel ordre ?

Ces très importantes questions ne pouvaient être correctement posées que sur la base du caractère fondamental de la politique du prolétariat, et le caractère de cette politique était à son tour déterminé tout d’abord par l’attitude envers la bourgeoisie libérale.

De toute évidence, Plekhanov fermait obstinément les yeux devant la conclusion fondamentale de l’histoire politique du XIX° siècle : chaque fois que le prolétariat va de l’avant comme une force indépendante, la bourgeoisie se réfugie dans le camp de la contre-révolution. Et plus les masses déploient d’audace dans leur lutte, plus rapide devient la dégénérescence réactionnaire du libéralisme. Nul n’est encore parvenu à inventer un moyen propre à paralyser les effets de la loi de la lutte des classes.

"Nous devons rechercher le soutien des partis non-prolétariens, répétait Plekhanov pendant les années de la première révolution, et non pas les repousser par des actes dépourvus de tact".
Par des prédications monotones de ce genre, le philosophe du marxisme montrait que le dynamisme vivant de la société lui était inaccessible.

Les "manques de tact" peuvent repousser un intellectuel susceptible en tant qu’individu. Les classes et les partis sont repoussés par les intérêts sociaux.

"On peut dire avec certitude, répondait Lénine à Plekhanov, que les libéraux et les propriétaires terriens vous pardonneront des millions de "manques de tact" mais ne vous pardonneront pas une tentative de leur prendre la terre".

Et pas seulement les propriétaires terriens. Les sommets de la bourgeoisie sont liés aux propriétaires par l’unité des intérêts de propriété, et plus étroitement par le système des banques. Les sommets de la petite-bourgeoisie et de l’intelligentsia dépendent matériellement et moralement des gros et moyens propriétaires. Elles craignent le mouvement indépendant des masses.

Cependant, pour renverser le tsarisme, il était nécessaire de mener plusieurs dizaines de millions d’opprimés à un assaut révolutionnaire héroïque, plein d’abnégation, et qui ne s’arrêterait devant rien. Les masses peuvent être soulevées en vue de l’insurrection, uniquement sous la bannière de leurs propres intérêts, et par conséquent, dans un esprit d’hostilité irréconciliable envers les classes exploiteuses, en commençant par les propriétaires terriens. La "répulsion" de la bourgeoisie oppositionnelle à l’égard des ouvriers et des paysans révolutionnaires était donc une loi immanente à la révolution elle-même, et ne pouvait être évitée par des moyens de diplomatie et de "tact".

Chaque nouveau mois confirmait l’appréciation léniniste du libéralisme. Contrairement aux espérances des menchéviks, les cadets, non seulement n’étaient pas prêts à prendre leur place à la tête de la révolution "bourgeoise", mais au contraire découvraient de plus en plus leur mission historique dans leur lutte contre elle.

Après l’écrasement du soulèvement de décembre, les libéraux, qui occupaient l’avant-scène politique à l’éphémère Douma, cherchèrent, de toute leur force, à se justifier aux yeux de la monarchie et à se disculper du manque de fermeté de leur conduite contre-révolutionnaire pendant l’automne 1905, alors que le danger menaçait les soutiens les plus sacrés de la "culture".

Le Chef des libéraux, Milioukov, qui menait les négociations secrètes avec le Palais d’Hiver, prouva très correctement dans la presse qu’à la fin de 1905, les cadets ne pouvaient même pas se montrer devant les masses. "Ceux qui maintenant blâment le parti (des cadets), écrivait-il, parce qu’il n’a pas protesté, dans le temps, en organisant des meetings contre les illusions révolutionnaires du trotskysme... ne comprennent simplement pas ou ne se souviennent plus de l’atmosphère qui régnait dans le temps, dans les réunions démocratiques publiques durant les meetings".

Par les "illusions du Trotskysme", le chef libéral entendait la politique indépendante du prolétariat qui attira vers les soviets les sympathies des plus basses couches des villes, des soldats, des paysans, et de tous les opprimés, et qui, pour cette raison, provoquaient la répulsion de la "société cultivée".

L’évolution des menchéviks se déroula sur des lignes parallèles. Ils avaient de plus en plus fréquemment à se justifier devant les libéraux, d’avoir formé un bloc avec Trotsky en 1905. Les explications de Martov, la publicité talentueuse des menchéviks se résumait en ceci qu’il était nécessaire de faire des concessions aux "illusions révolutionnaires" des masses.

A Tiflis, les groupements politiques se formèrent sur la même base de principes qu’à Pétersbourg. "Briser la réaction", écrivait le chef des menchéviks du Caucase Jordania, "pour obtenir et consolider la Constitution - cela dépendra de l’unification consciente et des efforts vers un seul but des forces du prolétariat et de la bourgeoisie... Il est vrai que la paysannerie sera entraînée dans le mouvement, auquel elle donnera un caractère élémentaire, mais le rôle décisif sera néanmoins joué par ces deux classes, tandis que le mouvement agraire apportera du grain à leur moulin".

Lénine se moquait des craintes éprouvées par Jordania, qu’une politique irréconciliable envers la bourgeoisie ne condamnât les ouvriers à l’impuissance "Jordania discute la question d’un isolement possible du prolétariat au cours d’un renversement démocratique et oublie... la paysannerie."

De tous les alliés possibles du prolétariat il ne connaît et ne flirte qu’avec les propriétaires terriens libéraux. Et il ne connaît pas les paysans ! Et cela au Caucase ! Les réfutations de Lénine, bien que correctes en principe, simplifient le problème sur un point. Jordania n’avait pas "oublié" la paysannerie, et comme l’insinuation de Lénine lui-même le laisse deviner, il ne pouvait l’oublier au Caucase où la paysannerie était, en ce temps-là, en train de se soulever avec l’impétuosité d’un ouragan sous la bannière des menchéviks. Jordania, cependant, considérait la paysannerie non pas tellement comme un allié politique que comme un bélier historique qui pouvait et devait être utilisé par la bourgeoisie alliée au prolétariat. Il ne croyait pas que la paysannerie fut capable de devenir une force dirigeante ou même indépendante de la révolution et en cela il n’avait pas tort ; mais il ne croyait pas non plus que le prolétariat fût capable de conduire le soulèvement agraire à la victoire et c’était là son erreur fatale. La théorie menchévique de l’alliance du prolétariat et de la bourgeoisie signifiait en réalité l’asservissement des ouvriers et des paysans aux libéraux. L’utopisme réactionnaire de ce programme était déterminé par le fait que le démembrement avancé des classes paralysait d’avance la bourgeoisie en tant que facteur révolutionnaire. En cette question fondamentale, c’était les bolchéviks qui avaient raison sur toute la ligne : après une alliance avec la bourgeoisie libérale, les sociaux-démocrates seraient inévitablement amenés à s’opposer au mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans. En 1905, les menchéviks n’avaient pas encore suffisamment de courage pour tirer toutes les conclusions nécessaires de leur théorie de la révolution "bourgeoise". En 1917, ils poussèrent leurs idées jusqu’à leur conclusion logique et se cassèrent le nez.

Sur la question de la position envers les libéraux, Staline, pendant les années de la première révolution, était aux côtés de Lénine. On doit dire que, pendant cette période, même la majorité des menchéviks de base était plus proche de Lénine que de Plekhanov sur des questions relatives à la bourgeoisie oppositionnelle. Une attitude méprisante envers les libéraux faisait partie de la tradition littéraire du radicalisme intellectuel. Mais on s’efforcerait en vain de trouver une contribution indépendante de Koba sur cette question, une analyse des relations sociales du Caucase, de nouveaux arguments ou même une nouvelle façon de formuler les anciens. Jordania, le leader des menchéviks du Caucase, était de beaucoup plus indépendant par rapport à Plekhanov que Staline par rapport à Lénine. "C’est en vain que Messieurs les libéraux cherchent", écrivait Koba après le 9 janvier "à sauver le trône chancelant du Tsar. C’est en vain qu’ils tendent au Tsar une main secourable !... Les masses populaires qui se sont soulevées se préparent pour la révolution et non pour la réconciliation avec le Tsar... Oui, Messieurs, vos efforts sont vains. La Révolution Russe est inévitable et elle est aussi inévitable que le lever du soleil. Pouvez-vous empêcher le soleil de se lever ? C’est là la question !" Et ainsi de suite. Koba était incapable d’atteindre un niveau plus élevé. Deux ans et demi plus tard, imitant Lénine, presque littéralement, il écrivait : "La bourgeoisie libérale russe est contre-révolutionnaire ; elle ne saurait être la force motrice, et encore bien moins le leader de la Révolution. Elle est l’ennemie jurée de la Révolution et une lutte opiniâtre doit être engagée contre elle". Cependant, c’est précisément sur cette question fondamentale que Staline allait subir une métamorphose complète au cours des dix années suivantes et faire face à la révolution de février 1917 comme partisan d’un bloc avec la bourgeoisie libérale, et par conséquent comme champion de l’union des menchéviks et des bolchéviks en un seul parti. Seule l’arrivée de Lénine de l’étranger mit brusquement fin à la politique indépendante de Staline qu’il qualifiait de dérision du marxisme.

LA PAYSANNERIE ET LE SOCIALISME
Les narodniki considéraient les ouvriers et les paysans simplement comme des "travailleurs" et des "exploités" également intéressés au socialisme. Les marxistes considéraient le paysan comme un petit bourgeois capable de devenir un socialiste seulement dans la mesure où il cesse matériellement ou spirituellement d’être un paysan. Avec le sentimentalisme qui leur était propre, les narodniki voyaient dans cette caractérisation sociologique une flétrissure morale de la paysannerie.

C’est sur cette ligne que s’engagea pendant deux générations la lutte principale des tendances révolutionnaires de la Russie. Pour comprendre les divergences futures entre le stalinisme et le trotskysme, il est nécessaire encore une fois de souligner que, conformément à toute la tradition marxiste, Lénine n’a jamais un seul instant considéré la paysannerie comme un allié socialiste du prolétariat. Au contraire, l’impossibilité de la révolution socialiste en Russie était déduite par lui précisément de la prépondérance colossale de la paysannerie. Cette conception se retrouve dans tous ses articles qui, directement ou indirectement, ont trait à la question agraire. "Nous soutenons le mouvement de la paysannerie", écrivait Lénine en septembre 1905 , "dans la mesure où c’est un mouvement démocratique révolutionnaire. Nous sommes prêts (maintenant, immédiatement) à entrer en lutte avec lui dans la mesure où il se montrera réactionnaire, anti-prolétarien. La substance tout entière du marxisme est dans cette double tâche..." Lénine voyait l’allié socialiste dans le prolétariat d’Occident, et en partie dans les éléments semi-prolétaires du village russe mais jamais dans la paysannerie comme telle. "Nous soutenons du début jusqu’à la fin par tous les moyens, jusqu’à la confiscation", répétait-il avec l’insistance qui lui était particulière "le paysan en général contre le propriétaire terrien, et plus tard (et pas même plus tard mais en même temps) nous soutenons le prolétariat contre le paysan en général."

"La paysannerie vaincra au cours de la révolution démocratique bourgeoise", écrivait-il en mars 1906, "épuisant ainsi complètement son élan révolutionnaire en tant que paysannerie. Le prolétariat vaincra au cours de la révolution démocratique bourgeoise et par là ne fera que démontrer son véritable élan socialiste révolutionnaire". "Le mouvement de la paysannerie" répétait-il en mai de la même année, "c’est le mouvement d’une classe différente, c’est une lutte non contre les bases du capitalisme, mais pour balayer tous les débris du système féodal".

Ce point de vue peut être retrouvé chez Lénine d’un article à l’autre, année par année, volume par volume. Le langage et les exemples varient, la pensée fondamentale reste la même. Il ne pouvait en être autrement. Si Lénine avait vu en la paysannerie un allié socialiste, il n’aurait pas eu la moindre raison d’insister sur le caractère bourgeois de la révolution et de circonscrire "la dictature du prolétariat et de la paysannerie" dans les limites étroites de tâches purement démocratiques. Dans les cas où Lénine accusait l’auteur de ces lignes de "sous-estimer" la paysannerie, il avait en vue non pas du tout mon refus de reconnaître les tendances socialiste de la paysannerie, mais, au contraire, ma reconnaissance inadéquate - selon le point de vue de Lénine - de l’indépendance démocratique bourgeoise de la paysannerie, de sa capacité de créer son propre pouvoir et par là d’empêcher l’instauration de la dictature socialiste du prolétariat.

La réévaluation de cette question ne fut remise sur le tapis qu’au cours des années de la réaction thermidorienne, dont le début coïncida approximativement avec la maladie et la mort de Lénine. Désormais l’alliance des ouvriers et des paysans russes était proclamée être en elle-même une garantie suffisante contre les dangers de la restauration et un gage immuable de la réalisation du socialisme dans les limites de l’Union Soviétique. En remplaçant la théorie de la révolution internationale par la théorie du socialisme dans un seul pays, Staline commença à ne plus désigner l’évaluation marxiste du rôle de la paysannerie que du terme de "Trotskysme" et cela non seulement par rapport au présent, mais par rapport au passé tout entier.

Naturellement, il est possible de soulever la question de savoir si oui ou non, le point de vue marxiste classique sur le rôle de la paysannerie s’est avéré erroné. Ce sujet nous mènerait beaucoup trop loin au-delà des limites de la présente étude. Qu’il nous suffise de constater ici que jamais le marxisme n’a donné à son estimation de la paysannerie en tant que classe non socialiste un caractère absolu et statique. Marx lui-même disait que le paysan a non seulement des superstitions, mais aussi la capacité de raisonner. Le régime de la dictature du prolétariat ouvrit de très larges possibilités d’influencer la paysannerie et de la rééduquer. Les limites de ces possibilités n’ont pas encore été épuisées par l’histoire.

Cependant, il est clair déjà que le rôle croissant de la coercition étatique en U.R.S.S. n’a pas réfuté mais confirmé d’une façon fondamentale la position envers la paysannerie qui distinguait les marxistes russes des narodniki. Cependant, quelle que puisse être aujourd’hui la situation dans ce domaine après vingt années du nouveau régime, il reste indubitable que jusqu’à la Révolution d’Octobre, ou, plus correctement, jusqu’en 1924, personne dans le camp marxiste - Lénine moins que les autres - ne voyait en la paysannerie un facteur socialiste de développement. Sans l’aide de la Révolution en Occident, répétait Lénine, la restauration est inévitable. Il ne se trompait pas : la bureaucratie stalinienne n’est pas autre chose que la première phase de la restauration bourgeoise.

LA CONCEPTION TROTSKYSTE
Nous avons analysé ci-dessus les points de départ des deux actions fondamentales de la social-démocratie russe. Mais dès l’aurore de la première révolution, une troisième position avait été formulée. Nous sommes obligés de l’exposer ici avec toute l’ampleur nécessaire, non seulement parce qu’elle trouva sa confirmation au cours des événements de 1917, mais surtout parce que sept ans après la Révolution d’Octobre cette conception, après avoir été retournée sens dessus-dessous, commença à jouer un rôle totalement imprévu dans l’évolution politique de Staline et de la bureaucratie russe dans son ensemble.

Au commencement de 1905, une brochure de Trotsky parut à Genève. Cette brochure contenait une analyse de la situation politique telle qu’elle se présentait pendant l’hiver 1904. L’auteur arrivait à la conclusion que la campagne indépendante de pétitions et de banquets des libéraux avait épuisé toutes ses possibilités ; que l’intelligentsia radicale, qui avait mis en eux tous ses espoirs était avec eux parvenue à une impasse ; que le mouvement paysan était en train de créer des conditions propices de victoire, mais qu’il était incapable de l’assurer ; qu’on ne pouvait arriver à une solution décisive que par le soulèvement armé du prolétariat et que la phase suivante dans cette voie serait la grève générale.

La brochure était intitulée Avant le 9 janvier parce qu’elle avait été écrite avant le dimanche sanglant de Pétersbourg. La puissante vague de grèves qui déferla après cette date, avec les conflits armés initiaux qui l’accompagnèrent, était une confirmation indéniable du pronostic stratégique de la brochure.

La préface de mon ouvrage avait été écrite par Parvus un émigré russe qui avait réussi à devenir, en ce temps-là, un éminent écrivain allemand. Parvus était une personnalité douée d’un don créateur exceptionnel, capable d’être influencée par les idées des autres comme aussi d’enrichir les autres de ses idées. Il manquait d’équilibre interne et d’un amour du travail suffisant pour offrir au mouvement ouvrier une contribution digne de ses talents comme penseur et comme écrivain. Il exerça une influence indubitable sur mon développement personnel, et particulièrement en ce qui concerne la compréhension social-révolutionnaire de notre époque. Quelques années avant notre première rencontre, Parvus avait passionnément défendu l’idée d’une grève générale en Allemagne. Mais le pays traversant une crise industrielle prolongée, la social-démocratie s’était adaptée au régime des Hohenzollern ; la propagande révolutionnaire d’un étranger ne rencontrait qu’indifférence ironique. Quand il prit connaissance deux jours après les événements sanglants de Pétersbourg, de ma brochure alors manuscrite, Parvus fut conquis par l’idée du rôle exceptionnel que le prolétariat de la Russie arriérée était destiné à jouer.

Ces quelques jours que nous passâmes ensemble à Munich furent remplis par des conversations qui servirent à tous les deux à clarifier bien des choses et qui personnellement nous rapprochèrent l’un de l’autre. La préface à ma brochure que Parvus écrivit à cette époque est entrée dans l’histoire de la Révolution Russe. En quelques pages, il mit en lumière ces particularités sociales de la Russie arriérée qui, il est vrai, étaient déjà connues auparavant, mais dont personne n’avait tiré les conclusions nécessaires.

"Le radicalisme politique de l’Europe Occidentale", écrivait Parvus, " était - c’est un fait bien connu - basé à l’origine sur la petite bourgeoisie, c’est-à-dire sur les artisans, et, en général, sur cette partie de la bourgeoisie qui avait été atteinte par le développement industriel mais qui en même temps était évincée par la classe capitaliste.
"En Russie, durant la période pré-capitaliste, les villes se développèrent bien plus d’après les modèles chinois que d’après les modèles européens. Elles étaient des centres de fonctionnaires d’un caractère purement administratif, sans la moindre signification politique, et en ce qui concerne les relations économiques elles servaient de centres de transactions, de bazars, pour le milieu environnant de propriétaires terriens et de paysans. Leur développement était encore fort insignifiant quand il fut arrêté par le processus capitaliste qui commença à créer des grandes villes à sa propre image, c’est-à-dire des villes industrielles et des centres du trafic mondial...
La même raison exactement qui a enrayé le développement de la démocratie petite bourgeoise servit à accroître la conscience de classe du prolétariat en Russie, à savoir le faible développement de la forme artisanale de la production : le prolétariat fut immédiatement concentré dans les usines...
Les masses paysannes seront entraînées dans le mouvement dans des proportions toujours croissantes. Mais elles sont uniquement capables d’augmenter l’anarchie politique du pays et de cette façon d’affaiblir le gouvernement ; elles ne sauraient constituer une armée révolutionnaire solidement soudée. Par conséquent, avec le développement de la révolution, une part toujours plus grande du travail politique incombera au prolétariat. Et en même temps, sa conscience politique ira en s’amplifiant, son énergie politique s’accroîtra.
La social-démocratie sera mise en face du dilemme : ou bien assumer la responsabilité du Gouvernement Provisoire ou bien se tenir à l’écart du mouvement ouvrier. Les travailleurs considéreront ce gouvernement comme leur gouvernement, indépendamment de la façon dont la social-démocratie se conduira... Le renversement révolutionnaire ne peut être, en Russie, que l’œuvre du prolétariat. Le Gouvernement Provisoire Révolutionnaire en Russie sera le gouvernement d’une démocratie ouvrière. Si la social-démocratie prend la tête du mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, alors ce gouvernement sera social-démocrate...
Le Gouvernement Provisoire social-démocrate ne sera pas capable d’accomplir un renversement socialiste en Russie, mais le processus même de la liquidation de l’autocratie et l’instauration d’une république démocratique lui fournira un terrain favorable de travail politique".
Dans le feu des événements révolutionnaires de l’automne 1905, je rencontrai encore Parvus, cette fois à Petersbourg. Tout en gardant une indépendance organisationnelle vis-à-vis des deux fractions, nous publiâmes ensemble un journal ouvrier de masse, le Russkoye Slovo, et, en coalition avec les menchéviks, un grand journal politique, le Natchalo. La théorie de la Révolution Permanente a été habituellement associée aux noms de "Parvus et Trotsky". Ceci n’est que partiellement correct. La période de l’apogée révolutionnaire de Parvus appartient à la fin du siècle dernier, quand il se trouvait à la tête de la lutte contre le "révisionnisme", c’est-à-dire contre la déviation opportuniste de la théorie de Marx.

L’échec des tentatives en vue de pousser la social-démocratie allemande dans la voie d’une politique plus résolue mina son optimisme. Devant la perspective de la révolution socialiste en Occident, Parvus commença à réagir en faisant de plus en plus des réserves. Il considérait à cette époque, que "le Gouvernement Provisoire social-démocrate ne sera pas capable d’accomplir un renversement socialiste en Russie". Ses pronostics indiquaient par conséquent non pas la transformation de la révolution démocratique en une révolution socialiste, mais seulement l’instauration en Russie d’un régime de démocratie ouvrière du type australien, où sur la base d’un système d’économie agricole s’était établi pour la première fois un gouvernement ouvrier qui ne dépassait pas les cadres d’un régime bourgeois.

Je ne partageais pas ses opinions quant à cette conclusion. La démocratie australienne, qui s’était développée organiquement sur le sol vierge d’un nouveau continent, prit tout de suite un caractère conservateur et se subordonna un prolétariat jeune mais tout à fait privilégié. La démocratie russe, au contraire, ne pouvait s’épanouir qu’à la suite d’un grandiose bouleversement révolutionnaire, dont la dynamique ne permettrait en aucun cas au gouvernement ouvrier de rester dans les cadres de la démocratie bourgeoise. Nos divergences, qui commencèrent peu après la révolution de 1905, aboutirent à une rupture complète entre nous au début de la guerre, lorsque Parvus, chez qui le sceptique avait complètement tué le révolutionnaire, se plaça aux côtés de l’impérialisme allemand et devint plus tard le conseiller et l’inspirateur du premier président de la République allemande, Ebert.

LA THEORIE DE LA REVOLUTION PERMANENTE
Ayant débuté avec la brochure "Avant le 9 janvier", je suis plus d’une fois revenu sur ce sujet, développant et justifiant la théorie de la Révolution Permanente. Etant donné l’importance que cette théorie a acquise plus tard pour l’évolution idéologique du héros de cette biographie, il est nécessaire de l’exposer ici sous forme de citations exactes de mes œuvres de 1905-1906.

"Le centre de la population d’une ville moderne, du moins, dans les villes ayant une importance économique et politique, est constitué par la classe essentiellement différenciée des travailleurs salariés. C’est précisément cette classe essentiellement inconnue pendant la Grande Révolution Française qui est destinée à jouer le rôle décisif dans notre révolution... Dans un pays économiquement plus arriéré, le prolétariat peut prendre le pouvoir plus tôt que dans un pays capitaliste avancé. Vouloir établir une espèce de dépendance automatique de la dictature prolétarienne à l’égard des forces techniques et des ressources d’un pays, c’est un préjugé qui dérive d’un matérialisme "économique" simplifié à l’extrême. Un tel point de vue n’a rien de commun avec le marxisme. Bien que les forces de production industrielles fussent dix fois plus développées aux Etats-Unis que chez nous, le rôle politique du prolétariat russe, son influence à venir sur la politique mondiale sont incomparablement plus grandes que le rôle et l’importance du prolétariat américain.
La Révolution russe, va, selon nous, créer les conditions dans lesquelles le pouvoir pourra (et avec la victoire de la Révolution devra) passer aux mains du prolétariat avant que les politiciens du libéralisme bourgeois aient l’occasion de développer pleinement leur génie d’hommes d’Etat... La bourgeoisie russe est en train de céder au prolétariat toutes les positions révolutionnaires. Elle aura de même à céder la direction révolutionnaire de la paysannerie. Le prolétariat en possession du pouvoir apparaîtra à la paysannerie comme une classe émancipatrice... Le prolétariat, en se basant sur la paysannerie, s’efforcera par tous les moyens dont il dispose d’élever le niveau culturel du village et de développer la conscience politique de la paysannerie... Mais peut-être la paysannerie elle-même submergera-t-elle le prolétariat et occupera-t-elle sa place ? Cela est impossible. L’expérience historique tout entière proteste contre une telle supposition. Elle montre que la paysannerie est complètement incapable de jouer un rôle politique indépendant... D’après ce qui vient d’être dit, notre façon d’envisager l’idée de la "dictature du prolétariat et de la paysannerie" est claire. L’essence de la question n’est pas de savoir si nous la considérons comme admissible en principe, si nous trouvons cette forme de coopération désirable ou indésirable. Nous la considérons comme irréalisable - du moins dans un sens direct et immédiat.".
Ce passage démontre déjà combien erronée est l’assertion, répétée plus tard à satiété, d’après laquelle la conception présentée ici "saute par-dessus la révolution bourgeoise". "La lutte pour la rénovation démocratique de la Russie, écrivais-je à cette époque, a atteint son plein développement et est conduite par des forces qui se déroulent sur la base du capitalisme. Elle est dirigée directement et avant tout contre les obstacles féodaux qui obstruent la voie de développement de la société capitaliste.

Cependant la question était : quelles forces et quelles méthodes sont justement capables d’éliminer ces obstacles ? Nous pouvons répondre à toutes les questions de la révolution en affirmant que notre révolution est bourgeoise dans ses fins objectives, et par conséquent dans ses résultats inévitables, et nous pouvons ainsi fermer les yeux devant le fait que l’agent principal de cette révolution bourgeoise est le prolétariat, et que le prolétariat sera porté au pouvoir par le processus tout entier de la révolution... Vous pouvez vous bercer de l’illusion que les conditions en Russie ne sont pas encore mûres pour une économie socialiste - et par conséquent vous pouvez négliger de prendre en considération le fait que le prolétariat, quand il aura conquis le pouvoir, va être inévitablement contraint par la logique même de sa situation d’introduire une économie étatisée...

En entrant dans le gouvernement, non pas en tant qu’otages, impuissants, mais comme force dirigeante, les représentants du prolétariat vont par cet acte même faire disparaître la distinction entre le programme minimum et le programme maximum, c’est-à-dire mettre le collectivisme à l’ordre du jour. C’est du rapport des forces que dépendra le point où le prolétariat sera arrêté dans cette direction et non pas du tout des intentions initiales du parti du prolétariat...

"Mais il n’est pas trop tôt pour poser la question : cette dictature du prolétariat doit-elle inévitablement se briser contre le cadre de la révolution bourgeoise ? Ou bien ne pourrait-elle pas, sur des bases mondiales historiques données, voir s’ouvrir devant elle la perspective de la victoire qui sera remportée en brisant ce cadre étroit ? Une chose peut être déclarée avec certitude : sans l’aide directe du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne saurait garder le pouvoir, ni convertir son pouvoir temporaire en une dictature socialiste de longue haleine..."
De ceci, cependant ne découle pas du tout un pronostic pessimiste :

"L’émancipation politique de la classe ouvrière russe l’élève au rang de guide tout-puissant et en fait l’initiatrice de la liquidation mondiale du capitalisme, pour laquelle l’histoire a créé toutes les conditions objectives nécessaires..."
En ce qui concerne la mesure dans laquelle la social-démocratie international se montrera capable de remplir sa tâche révolutionnaire, j’écrivais en 1906 :

"Les partis socialistes européens - et avant tout le plus puissant d’entre eux, le parti allemand - sont tous atteints de conservatisme. A mesure que des masses toujours plus grandes se rallient au socialisme et que l’organisation et la discipline de ces masses s’accroît, ce conservatisme s’accroît également.
C’est pour cette raison que la social-démocratie, en tant qu’organisation incarnant l’expérience politique, peut devenir, à un certain moment, un obstacle direct de la voie du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise..."
Dans la conclusion de mon analyse cependant j’exprimais l’assurance que "La Révolution à l’Est de l’Europe va doter le prolétariat d’Occident d’idéalisme révolutionnaire et engendrer en lui le désir de parler "russe" à son ennemi...".


Résumons-nous. Le narodnikisme, suivant la trace des slavophiles, naquit d’illusions concernant les voies absolument originales du développement de la Russie, en marge du capitalisme et de la république bourgeoise. Le marxisme de Plekhanov consacra ses efforts à prouver l’identité de principe des voies historiques de la Russie et de L’Occident. Le programme qui en dériva ignora les particularités parfaitement réelles et nullement mystiques de la structure sociale de la Russie et de son développement révolutionnaire. L’attitude des menchéviks vis-à-vis de la révolution, dépouillée des incrustations épisodiques, et des déviations individuelles peut être résumée ainsi : la victoire de la révolution bourgeoise russe est uniquement concevable sous la direction de la bourgeoisie libérale et doit remettre le pouvoir entre les mains de celle-ci. Le régime démocratique va alors permettre au prolétariat russe de rattraper ses frères plus âgés d’Occident sur la voie de la lutte pour le socialisme avec des chances de succès incomparablement plus grandes qu’auparavant.

La perspective de Lénine peut être brièvement exposée comme suit : la bourgeoisie retardataire de la Russie est incapable de parachever sa propre révolution. La victoire complète de la révolution au moyen de la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" purgera le pays des restes médiévaux, imprimera au développement du capitalisme russe le rythme du capitalisme américain, renforcera le prolétariat des villes et des campagnes, et ouvrira de larges possibilités à la lutte pour le socialisme. D’autre part, la victoire de la Révolution russe donnera une impulsion puissante à la révolution socialiste de l’Occident, et cette dernière ne protégera pas seulement la Russie des dangers d’une restauration, mais permettra également au prolétariat russe de parvenir à la conquête du pouvoir dans un délai historique relativement court.

La perspective de la révolution permanente peut être résumée de la façon suivante : la victoire complète de la révolution démocratique en Russie est inconcevable autrement que sous forme d’une dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie. La dictature du prolétariat qui mettra inévitablement à l’ordre du jour, non seulement des tâches démocratiques mais aussi des tâches socialistes, va en même temps donner une puissante impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident garantira la Russie d’une restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener à bonne fin l’édification socialiste.

Ces formules concises révèlent avec une clarté égale l’homogénéité des deux dernières conceptions dans leur contradiction irréconciliable avec la perspective libérale - menchévik - et la différence tout à fait essentielle entre elles sur la question du caractère social et des tâches de la "dictature" qui naîtra de la révolution. L’objection maintes fois répétée par les théoriciens actuels de Moscou, à savoir que le programme de la dictature du prolétariat était "prématuré" en 1905, est entièrement dénuée de fondement... Dans un sens empirique, le programme de la dictature démocratique du prolétariat et la paysannerie s’avéra également "prématuré". Le rapport des forces défavorable à l’époque de la première révolution rendait impossible, non pas la dictature du prolétariat comme telle, mais d’une façon générale la victoire même de la révolution. Cependant toutes les tendances révolutionnaires procédaient de l’espoir d’une victoire complète ; sans un tel espoir, la lutte révolutionnaire eût été impossible. Les différences se rapportaient aux perspectives générales de la révolution et à la stratégie qui en découlait. La perspective des menchéviks était erronée du tout au tout. Elle dirigeait le prolétariat dans une voie entièrement fausse. La perspective des bolchéviks était incomplète ; elle indiquait correctement la direction générale de la lutte, mais caractérisait incorrectement ses stades. L’insuffisance de la perspective des bolchéviks ne se révéla pas dès 1905, uniquement parce que la révolution elle-même ne connut pas un plus ample développement. Mais au début de 1917, Lénine, en lutte directe avec les plus anciens cadres du parti, fut obligé de changer la perspective.

Un pronostic politique ne saurait prétendre à la même exactitude qu’un pronostic astronomique. Il est satisfaisant s’il donne une indication correcte de la ligne générale du développement et s’il permet l’orientation vers le processus réel des événements dont la ligne fondamentale est portée inévitablement à dévier vers la gauche ou vers la droite. En ce sens, il est impossible de ne pas reconnaître que la conception de la révolution permanente a subi victorieusement l’épreuve de l’histoire. Au cours des premières années du régime soviétique, nul ne le contestait. Bien au contraire, ce fait était reconnu dans bon nombre de publications officielles. Mais lorsque dans les sommets paisibles et fossilisés de la société soviétique la réaction bureaucratique contre Octobre éclata, elle fut dès le début dirigée contre cette théorie qui, plus complètement qu’aucune autre, reflétait la première révolution prolétarienne de l’histoire et en même temps révélait clairement son caractère partiel, incomplet et limité. C’est ainsi que, par réaction, la théorie de socialisme dans un seul pays, le dogme fondamental du stalinisme a pris naissance.

La révolution russe : l’année 1917 selon le récit de Lénine et Trotsky et les photographies de l’époque

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