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Témoignage anarchiste sur la révolution espagnole (1936-1939)

mercredi 28 mars 2018, par Robert Paris

Témoignage anarchiste sur la révolution espagnole (1936-1939)

Avertissement : Nous diffusons ici le point de vue d’un militant anarchiste espagnol de la CNT-FAI sur la révolution espagnole, point de vue tout à fait opposé au nôtre puisque ce militant estime essentiellement que la direction anarchiste n’a pas démérité, que ses points de vue ne sont nullement à la racine de l’échec sanglant, que l’apolitisme, la conception antiautoritaire, individuelle, anti conception marxiste de classe, et surtout le refus de tout pouvoir ouvrier, de tout Etat de la classe ouvrière, le refus de la dictature du prolétariat, enfin l’acceptation de la remise en place d’un pouvoir bourgeois républicain et la participation des dirigeants anarchistes à ce pouvoir, ainsi que l’alignement sur la guerre bourgeoise ne seraient pas, selon ce témoignage, à remettre en cause. En somme l’inverse de notre point de vue que nous avons eu plusieurs fois l’occasion d’exprimer. Même s’il est certain que les directions stalinienne, social-démocrate, républicaine et fasciste sont les véritables assassins de la révolution espagnole, les directions anarchiste et poumiste sont entièrement responsables de l’échec car ce sont elles qui ont plusieurs fois désarmé les prolétaires politiquement, socialement, organisationnellement et même militairement devant leurs assassins. Et la CNT a la responsabilité la plus écrasante, du fait du poids plus grand, dans l’alignement sur la politique bourgeoise, sur l’Etat bourgeois, sur la guerre bourgeoise, sur les objectifs bourgeois. L’apolitisme syndicaliste a effectué une démonstration de son incompétence révolutionnaire totale et ce témoignage ne fait que le rappeler et que montrer que les indécrottables anarchistes apolitiques et( syndicalistes « purs » n’ont rien appris des événements.

Lire ici :

La trahison de la direction de la CNT-FAI

Les militants anarchistes espagnols qui ont dénoncé la politique de la CNT-FAI

La politique des anarchistes dans la révolution espagnole

La trahison de la révolution espagnole

Témoignage de Merino, militant de la C.N.T. espagnole au Cercle d’Etudes Marxistes de mai 1969 autour de Pierre Broué :

« Je ne parle pas en tant que représentant d’un mouvement anarchiste espagnol ou de la C.N.T. ; mais ayant été militant de la C.N.T. avant, pendant et après la guerre et la révolution, je viens vous apporter, non pas une justification, - ce qui serait un peu trop présomptueux de ma part -, ni chercher à signaler que tout ce que nous avons fait, avant, pendant la révolution, et dans les années qui ont suivi la répression, a été exemplaire, mais tout simplement à expliquer mon opinion. La C.N.T. peut permettre d’ouvrir une perspective, un horizon complet à tout le mouvement international. Je ne vais pas, non plus, la critiquer… Je ne veux pas porter un jugement critique, parce que la C.N.T. quoiqu’on en dise, n’a pas porté de jugements définitifs sur tout ce qu’elle a représenté dans la période qui va de juillet 1936 à avril 1939. Certes, elle a donné des opinions fragmentaires, plus ou moins personnelles, plus ou moins collectives, mais, comme vous devez bien le comprendre, ce ne sont pas les syndicats de la C.N.T. – qui du fait de la dictature n’ont pas pu être réunis en congrès syndical – qui ont donné leur opinion sur ce que nous avons fait. Ce sera l’organisation syndicale dans son ensemble qui, le jour où elle se réunira librement en Espagne, apportera ses critiques et ses justifications et la définition de la lutte future.

Je vais donc donner mon opinion sur certains aspects de cette pré-révolution et sur ce que j’en ai entendu, car je n’ai pas eu la possibilité d’examiner et d’analyser à fond l’introduction qu’a faite le camarade tout à l’heure, introduction exprimant les opinions du camarade sur l’œuvre de la C.N.T., sur la révolution, l’anarchisme, etc…

Nous nous sommes trouvés, à la veille de la révolution espagnole, après cinq ans de république. Cette période avait suivi une triste et déplorable dictature, pendant laquelle les militants de la C.N.T. se sont battus d’une façon considérable, subissant répression sur répression, et sont tombés, assassinés, dans toutes les régions de l’Espagne, pour le simple fait d’avoir cherché à organiser les syndicats et reconstitué l’organisation à l’échelle nationale ; cela nous amena en 1931, année de l’instauration de la république.

La position de la C.N.T., comme l’a bien dit le camarade, et ce n’est pas une plaisanterie, bonne ou mauvaise, était une réalité. Par la suite, nous étions seuls, et nous ne sommes pas fautifs si, en même temps que la C.N.T.sur le plan social et la F.A.I. sur le plan idéologique, toutes deux agissaient sur le plan révolutionnaire en cherchant à apporter une contribution de pensée et d’action au prolétariat espagnol pour qu’il puisse rompre les chaînes de son esclavage – esclavage qui était aussi une réalité. Oui, dans certaines régions, le peuple, les paysans vivaient comme au siècle passé, ainsi les gens étaient sélectionnés, chaque matin, par les représentants des bourgeois, pour se rendre au travail… Sur le plan politique, il n’existait pas un seul parti se déclarant révolutionnaire qui participait à ce même élan humanitaire. Il n’y avait que la F.A.I. et la C.N.T. à cette époque-là. Et, par conséquent, pendant toute cette période, sauf pour quelques paysans de certaines localités d’Espagne, tous les mouvements de revendication qui se sont produits dans ce laps de temps ont été l’œuvre de la C.N.T. Le parti communiste était presque inexistant, réduit aux dimensions d’un de ces simples groupuscules qui, actuellement, sont en but à ses propres attaques.

Sur le plan revendicatif, seules la C.N.T. et la F.A.I. combattaient de façon révolutionnaire. Ici il faudrait dire quelque chose qui vous permettrait de connaître l’opinion de quelqu’un qui, à cette époque, était à la fois un militant de la C.N.T. et de la F.A.I. : la F.A.I. n’a jamais dirigé la C.N.T., camarades ; parmi les militants de la C.N.T., il y avait une tendance de la F.A.I. ; mais tous les anarchistes espagnols n’étaient pas de la F.A.I. – celle-ci était une organisation péninsulaire forte et structurée sur la base des régions, dans laquelle les militants participaient aux décisions qui se prenaient. Il n’y avait pas de centralisme démocratique. Les décisions étaient prises à chaque plenum et au congrès, ensuite la F.A.I. cherchait à appliquer ces décisions. Mais la F.A.I. n’avait pas absorbé la C.N.T. Elle n’en avait ni le monopole, ni l’exclusivité. C’est la C.N.T. dans le cadre de ses structures syndicales locales, régionales et nationales, qui prenait toutes ses décisions en toute spontanéité et en toute souveraineré.

Il n’y avait donc absolument pas de mainmise de la F.A.I. sur la C.N.T. Et quand on parle du rôle dirigeant de la F.A.I. dans la C.N.T., on fait preuve soit d’ignorance, soit de mauvaise foi !

Donc, sur le plan revendicatif, c’est la C.N.T. qui a pratiqué cette action sociale…

Durant cette période nous avons déclenché des mouvements révolutionnaires en Espagne en 1931 et 1933 ; en 1934, avec la collaboration de l’U.G.T. s’est déclenché dans les Asturies un autre mouvement d’une forte portée qui, après de sanglants combats, avait plus de possibilités de réussite que les précédents mouvements, mais n’a pu donner les résultats que l’on en attendait, à cause de la répression violente qui s’est abattue sur lui. Nous avons participé à quatre mouvements révolutionnaires en Espagne pendant cette période et nous avons cherché, tout en considérant la difficulté que représentait pour nous le fait de briser le pouvoir de l’Etat et du capitalisme, à aboutir à établir ce régime qui nous est propre, à nous les anarchistes espagnols, et qui, pour quelques uns, est utopique, pour quelques autres, excessivement généreux, et, pour d’autres enfin, le produit d’illuminés… : l’établissement d’une société non seulement sans classes, mais sans répression, sans direction, sans centralisme, une organisation basée sur le travail, sur l’autogestion, et fédérée sur le plan des relations établies dans le cadre national par une relation spontanée au départ et organisée par la suite, ce que nous avons appelé – et nous n’avons rien à nous reprocher à ce titre – le communisme libertaire. Parce que nous pensons que si, un jour, la société trouve une issue à tous ses problèmes majeurs et mineurs, cela ne peut être autrement que par cette solution, solution qui permet à chacun dans son travail, dans son activité personnelle sociale et politique, d’affiner sa pensée, d’établir des relations avec son prochain plus ou moins éloigné, solution qui permet d’établir une base de relations fécondes et fraternelles entre les localités, les régions, les pays, le monde entier.

Dans ces conditions, nous n’avons rien à nous reprocher quant à ces revendications révolutionnaires. Par le fait que nous pensions que, dans le cas où nous n’aboutirions pas, du fait de la répression qui s’abattait à chaque fois sur nous, nous étions persuadés que cela ne ferait ni plus, ni moins, qu’ d’ouvrir la perspective révolutionnaire que de permettre que le peuple vive constamment dans l’action, ce qui permettrait par la suite de triompher, ou bien d’ouvrir la voie à des générations qui nous suivraient et qui lutteraient sur des bases meilleures, pour faire la révolution que nous cherchions à faire nous-mêmes…

Nous nous trouvons donc sur le terrain politique. Je ne suis pas un exégète du marxisme, bien loin de là !... Je ne suis pas un intellectuel, mais un ouvrier du bâtiment. Sur le plan de l’analyse politique, nous sommes d’accord : il y avait la république démocratique sociale, bourgeoise, de caractère évidemment conformiste, les « endormeurs » comme disait Bakounine, quand il parlait de tous ceux qui cherchaient à appliquer le réformisme à la fin du siècle dernier. Les « endormeurs », quand ils se réveillaient, savaient aussi exercer leur impitoyable répression contre le peuple. Et nous étions contre le gouvernement, nous étions contre l’Etat, nous étions contre le parlement, et nous avons mené notre activité politique dans ce cadre-là. Ce n’est pas que nous étions apolitiques. A certains moments… C’est que nous étions en quelque sorte, quand il fallait l’être, anti-politiques. Et, dans ces élections de 1933, il s’est passé beaucoup plus que ça. C’était la période qui a succédé à celle du gouvernement Azaña. Ce dernier était un très grand orateur, même un grand intellectuel, mais il n’était pas capable d’apporter la moindre réponse, dans le domaine social ou politique, tant aux données essentielles qu’aux questions secondaires. Pour le problème de la paysannerie, ils ont cherché à créer théoriquement, constitutionnellement, certaines réformes agraires qui n’ont jamais été appliquées. La soif extraordinaire de l’Espagne : la sécheresse a continué, terrible pour le pays, et les quelques gouttes qu’ils ont apportées ont montré leur infériorité, leur incapacité à résoudre ce problème essentiel pour le peuple. Sur le plan industriel, aucune ouverture qui puisse être constructive, plutôt le blocage systématique de toutes les structures et conditions de vie qui faisaient le profit du capitalisme pendant la période monarchique.

Entre les années 1931 et 1933, c’est la création de toute une série de lois de répression, contre la C.N.T., contre la F.A.I., contre toute activité sociale. Ces lois de répression étaient présentées démagogiquement comme dirigées contre la « pègre » et étaient dirigées en fait contre le mouvement libertaire, dont les militants furent les seules victimes de cette absurde démocratie. Les camarades étaient emprisonnés et torturés.

Pour lutter contre la répression, la C.N.T. lança sa campagne anti-politique. Et il est arrivé que d’importantes personnalités politiques espagnoles ne puissent participer aux manifestations qu’elles avaient organisées, car la C.N.T. était passée auparavant dans ces localités. Mais ce n’était pas un militant de la C.N.T. qui pouvait empêcher ces manifestations – ce n’était d’ailleurs pas dans nos plans – mais nous expliquions notre point de vue, et c’était le peuple lui-même qui en avait assez de la conduite malhonnête de ceux qui dirigeaient les affaires du pays.

Donc, en 1933, nous avions presque gagné, la non-participation ouvrière et paysanne aux élections a été décisive, et la théorie de l’abstention positive aux élections est loin d’être une création récente. Le résultat : nous nous sommes trouvés en prison presque instantanément, c’est-à-dire que quelques-uns s’y trouvaient déjà au moment des élections, et que beaucoup d’autres, par la suite, vinrent nous rejoindre. Bientôt nous fûmes des milliers, et après la révolution des Asturies nous étions plus de quarante mille emprisonnés en Espagne. Donc vous voyez que ce n’était pas par simple frivolité, ni par fidélité à une pure idéologie, que nous participions à cette campagne contre le parlement, contre l’Etat, etc…

Tout à l’heure, je vous ai parlé de la direction inexistante de la F.A.I. dans la C.N.T. ; maintenant, je parlerai de ce qui a été qualifié souvent de façon péjorative : la C.N.T. n’a pas eu de dirigeants, elle n’a pas eu de cadre établi, ni de structures déterminées, dans lesquelles les hommes avaient différentes places… Ceux que l’on a appelés les dirigeants de la C.N.T. se trouvaient parmi tous ces gens inconnus dans les champs, dans les mines, dans les usines et dans les prisons espagnoles.

Par la suite, est venue la question des élections de 1936, et la C.N.T. n’a pas fait campagne contre ces élections. Elle s’est abstenue, et ce qu’on appelle le front populaire a gagné les élections. Vous me direz que c’est un peu marxiste, peut-être, le fait d’avoir agi d’une façon non révolutionnaire, mais qui était d’actualité, dans le cadre de nos perspectives : c’était la recherche de l’amnistie. Nous voulions remettre nos camarades en liberté, et nous voulions aussi que nos syndicats, qui avaient été dissous, puissent renaître et reprendre leurs activités. Alors nous n’avons pas fait campagne contre les élections. Les socialistes et les républicains ont gagné la partie. Nos camarades sont sortis de prison. Et nous avons réorganisé les syndicats à l’échelle nationale. Puis nous avons continué de tracer notre petit chemin, à caractère social, pour avoir la possibilité de faire un jour la révolution.

La suite nous a amenés au déclenchement du mouvement fasciste en juillet 1936, et nous nous sommes trouvés face à la guerre et à la révolution. Nous pouvions prévoir ce qu’il fallait faire, et ce que pensaient les réactionnaires espagnols. Nous avons alerté, à des moments donnés, certains membres du gouvernement, certains de ses représentants plus ou moins qualifiés, de notoriété nationale, et ils prenaient nos avertissements comme une espèce de manie révolutionnaire ou comme un désir de les amener à une action qui ne profiterait qu’à la C.N.T.

Donc nous n’avons pas été écoutés, mais écartés complètement de toute intervention et possibilité d’information et de contacts. C’est dans ces conditions que s’est déclenché le mouvement fasciste. Vous savez comme il a surpris tout le monde politique espagnol, au niveau du gouvernement, de l’Etat, du président de la république, et jusqu’aux conseillers municipaux et tous ceux qui étaient employés et fonctionnaires de l’Etat. Et il y a le peuple qui, lui, a répondu. Et dans le peuple, il y avait la C.N.T., il y avait les anarchistes espagnols. Et nous avons participé à toutes les offensives préliminaires pour combattre le coup d’Etat franquiste.

Et là nous sommes en plein combat. Nous avons vaincu, vous le savez, on vous l’a expliqué, inutile de revenir là-dessus, nous avons obtenu la liberté dans certaines villes : Barcelone, où vous savez que la F.A.I et la C.N.T. étaient très fortes. C’était de préférence la première place forte à prendre par les fascistes, et elle est restée entre les mains du peuple. Nous avons perdu à Saragosse et à Séville, c’étaient les clés du problème. La C.N.T. était trop forte à Saragosse, en 1933, quand nous avons déclenché le dernier mouvement révolutionnaire de la C.N.T. et qu’une énorme répression s’est abattue sur toute la région de Saragosse, et les signes de cette implacable répression étaient encore visibles sur les militants de notre mouvement… Dans la région du Levant, dont je suis originaire, la C.N.T. avait une forte prédominance. Nous n’étions pas les seuls, mais nous avions une influence majoritaire dans la région.

Alors se sont créés des comités de paysans et d’ouvriers, et vous allez me demander si ces comités ont été l’œuvre de la spontanéité collective des paysans et des ouvriers. Maintenant je vais parler spécialement de ma région, chaque militant parle de préférence des événements qu’il a vécus : organiquement, la région confédérale comprenait cinq départements, dont Valence, ville à l’époque de cinq à six cents mille habitants, était le centre le plus important. Dès le premier coup de fusil, ces organismes révolutionnaires : les comités ont pu se créer, parce qu’ils avaient déjà des racines naturelles. Tous ceux qui se prononçaient contre ces organismes étaient des contre-révolutionnaires. Et je vous avoue maintenant que ces comités ont été l’œuvre de la C.N.T. et de la F.A.I., presque partout. Dans quelques endroits, nous avons eu au départ la collaboration de l’U.G.T. et postérieurement le Front populaire, auquel nous ne participions pas, est venu demander notre participation ; après les discussions d’usage, nous avons accepté leur proposition. Ces comités étaient l’œuvre de la C.N.T. et de la F.A.I. dans les grandes villes (pas dans les capitales), mais aussi dans les localités rurales et dans les centres industriels secondaires. La C.N.T. et la F.A.I. ne s’étaient pas réunies en congrès pour déterminer la création de ces organismes révolutionnaires. C’est plutôt parce que nous trouvions, camarades, partout où nous allions, des aspirations mutuelles résultant de toute une activité antérieure, de toute une conception idéologique et de l’histoire révolutionnaire du peuple espagnol en lutte contre la réaction. Car chaque fois que le peuple espagnol a lutté contre la réaction, ses premiers réflexes ont été de se constituer en organismes à caractères locaux, provinciaux ou régionaux, pour s’auto-déterminer et se fédérer. Phénomènes historiques en Espagne.

Ces organismes révolutionnaires étant créés, il a fallu y participer dans les différents cadres locaux. Là, nous nous sommes heurtés à une première difficulté, car nous avons trouvé – ce que nous pouvions d’ailleurs prévoir – la politique, c’est-à-dire les politiciens en action. Il y eut tous les représentants des divers partis politiques, l’U.G.T., qui était dans une certaine mesure représentée par le parti socialiste ou tout au moins ses militants en étaient l’émanation – sauf dans certains endroits où il y avait une majorité communiste (très peu dans la région du Levant).

Après les discussions, la C.N.T. et la F.A.I. se sont trouvées face à tous les autres partis et mouvements. C’est là que nous nous sommes trouvés devant notre premier dilemme : avant que le gouvernement et l’Etat soient réinstaurés, quand le président du parlement allait et venait entre Madrid et Valence, Alicante et Murcia, pour chercher soi-disant une solution aux problèmes politiques espagnols, il fallait donc donner un sens général à l’action, un pouvoir de décision à un organisme quelconque dans le cadre du département, parce que cela représentait une zone de travail d’activité sociale et qu’il fallait mettre en éveil une action de défense qui soit aussi combative face à l’ennemi. Là était le dilemme : ou bien nous créions tout seul cet organisme de direction, ou bien nous le créions avec les autres.

Je ne parle pas des camarades du P.O.U.M., j’ai beaucoup de considération pour ce qu’ils ont fait et nous leur avons exprimé toute notre sympathie et notre solidarité agissante quand ils ont été persécutés. Nous avons aussi été persécutés par le parti communiste, nous avons eu des militants assassinés par le parti communiste. Et le fait que nous n’acceptons pas, même maintenant, d’avoir certains contacts avec le parti communiste, n’est ni une question de frivolité, ni une question d’idéologie. Alors vous allez nous dire – comme vous l’avez dit tout à l’heure – et aussi l’autre jour à la Mutualité : que le fondement essentiel du sort malheureux des événements révolutionnaires espagnols n’a été, ni plus, ni moins que l’absence d’un pouvoir ouvrier et paysan qui aurait pris toutes les dispositions pour que la révolution soit accomplie et que l’on avance, chaque fois, dans le cadre des positions acquises antérieurement.

Admettons que votre interprétation soit correcte et que nous nous trouvions dans cette situation mais était-ce à nous d’instaurer ce gouvernement ? Etait-ce à la C.N.T. et aux anarchistes, sans tenir compte des socialistes, de réaliser le gouvernement ou cette forme de pouvoir révolutionnaire ?... Etait-ce que les socialistes acceptaient de venir avec nous sans les républicains, sans les démocrates espagnols ?... Etait-ce que le parti communiste – dont nous diront quelques mots tout à l’heure – allait accepter éventuellement cette position de la C.N.T. ?... Si le P.O.U.M. avait été ce parti socialiste, il aurait eu une organisation syndicale comme l’U.G.T., le « dialogue » - comme on dit maintenant – aurait pu être fructueux.

Les possibilités d’établir un organisme révolutionnaire que les anarchistes auraient pu contribuer à instaurer en rompant totalement avec les structures politiques du passé étaient réunies à ce moment-là ; mais par quelle règle de trois devions-nous, nous anarchistes, instaurer la dictature ? Camarades, le moins que nous pouvions faire était de garder était de garder notre sens rationnel.

Il ne faut pas avoir connu, ni senti, la soif de la liberté, la soif de la justice, il ne faut jamais avoir été persécuté pour ses convictions, ses sentiments, son idéologie ou son comportement dans la vie, pour accepter une dictature quelle qu’elle soit. Trotsky nous envoya quelques coups de canon dialectiques, disant que nous n’avions pas voulu prendre le pouvoir. Donc nous avions été des contre-révolutionnaires. Il ne se rappelait pas, Trotsky, lequel se trouvait à ce moment-là au Mexique, que c’est à cause du pouvoir absolu de l’organisme révolutionnaire que s’était instauré le parti bolchevique en Russie, et que tous ses camarades ont été persécutés, condamnés et beaucoup exécutés, lui-même ayant été obligé de quitter le pays, non seulement comme un ennemi de la révolution, mais comme un être vendu aux forces les plus réactionnaires. Et comme suite logique de la méthode de destruction dans une dictature, il fut assassiné. Ce n’est pas la tendance qui est coupable. C’est l’origine même de cette dictature qui est responsable de l’ensemble de ses conséquences. La dictature permet uniquement à ceux qui l’exercent de jouir de la liberté en prenant celle des autres. Ceux qui sont le noyau cherchent à être entourés par des serviteurs, des vassaux qui feront tout leur possible pour que la dictature s’instaure et qu’elle se maintienne ; et, par la suite, tous ceux qui ne sont pas d’accord avec les conceptions et les interprétations de la dictature sont simplement éliminés et condamnés moralement comme des contre-révolutionnaires.

Donc la C.N.T. ne pouvait pas prendre le pouvoir en commettant le contre-sens d’établir une dictature confédérale au nom de la liberté. Très brièvement, voici ce que voulait la C.N.T. au sujet de la nécessité de créer l’organisme de direction révolutionnaire : devant l’éparpillement général des efforts se ressentait le besoin d’un agglutinement complet des énergies. Face à l’insuffisance pratique du gouvernement, auquel manquait la confiance populaire, la C.N.T. était inspirée uniquement par la volonté d’accentuer la lutte contre le fascisme, tout en affirmant l’action révolutionnaire.

Sur la proposition initiale de la Régionale de Catalogne, conduite par Mariano R. Vasquez, Federica Montsenny et un autre camarade, une commission fut nommée par le plenum national ; elle rédigea une résolution qui fut approuvée unanimement, et aboutit à la création du Conseil national de défense. Dans cet organisme, la primauté était donnée aux organisations syndicales, tout en acceptant la participation des différents mouvements politiques. Gardant un net signe du pouvoir et sans casser le caractère institutionnel, son implantation aurait été un notable pas en avant vers la consolidation révolutionnaire.

Nous l’avons proposé à Largo Caballero. Le résultat fut immédiat : c’était une fin de non-recevoir. Pourquoi ? Parce que Largo Caballero avait pris le pouvoir. Le parti socialiste lui a apporté son appui, en tant que parti, et le parti communiste considérait, à cette époque, Largo Caballero ni plus ni moins que comme le Lénine espagnol.

Alors, la C.N.T. se trouva de nouveau, sur le plan national, seule. Qu’avions-nous à faire alors ? Nous devions établir nos conceptions ou nous les appliquions directement sur le pays en cherchant à composer avec les autres. Si, à ce moment-là, le parti socialiste avait eu le même esprit que nous, s’il avait gardé la flamme révolutionnaire du temps des Asturies, il aurait été possible, avec l’U.G.T., le parti socialiste et probablement avec le P.O.U.M., en toute sûreté contre la volonté du parti communiste, il aurait été possible, dis-je, d’établir cet organisme révolutionnaire.

Mais cela n’a pas été possible. Et alors, que faisons-nous ?... créons-nous le nôtre ? Qu’en auraient déduit les camarades non anarchistes, les camarades de tous les partis qui se considéraient foncièrement comme anti-fascistes et qui n’étaient pas nécessairement de la C.N.T. et de la F.A.I. et de la jeunesse libertaire, et les camarades pas uniquement espagnols mais du monde, s’ils avaient su que la C.N.T. et la F.A.I. luttaient à la fois contre le fascisme espagnol et contre les socialistes, les démocrates, le parti communiste, contre ceux qui représentaient, à cette époque, pour beaucoup, dans tous les pays, l’émanation, profonde, essentielle et absolue du révolutionnarisme de classe ?

Et alors nous serions passés, non pas pour des contre-révolutionnaires, mais pour des vendus à la flicaille internationale, pour des laquais au service de toute la répression, de tous les monopoles, de tous les privilèges réactionnaires des pays du monde entier.

Nous n’aurions pas pu lutter contre tous les ennemis à la fois. Nous nous serions défendus, nous aurions représenté ces organismes de classe qui se trouvaient dans les localités, mais nous aurions été battus dans la périphérie, nous aurions été battus sur le sommet espagnol et sur le sommet international. Est-ce que la C.N.T. aurait pu expliquer sa conduite au peuple ? Quelles possibilités d’information avions-nous pour expliquer ce comportement à l’étranger ?

Après, on nous dit : « Voilà, vous n’avez pas accepté cela, mais, par contre, vous avez accepté de participer au gouvernement… » Je ne peux pas vous apporter de justifications, je ne cherche pas à justifier personnellement. Cela me serait très facile, j’étais anti-militariste, j’étais anti-politicien à l’époque, aussi j’étais contre tout ce qui représentait le pouvoir établi contre la liberté et le fédéralisme.

Mais j’étais dans la C.N.T., je représentais à certain moment, dans la C.N.T. les minoritaires, à un autre moment les majoritaires. Je partais de l’idée que nous devions dans l’organisation appliquer avec décision toutes les résolutions que nous prenions dans nos réunions. Et les camarades se sont réunis par la suite, et à l’invitation de Largo Caballero nous avons participé à son gouvernement… »

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