Accueil > 06- Livre Six : POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE > 4- Ce qu’est le socialisme et ce qu’il n’est pas > Casanova, notre camarade

Casanova, notre camarade

mardi 8 mai 2018, par Robert Paris

Qui était Mieczyslaw Bortenstein alias Casanova ?

Avertissement : Nous parlons ici du révolutionnaire Casanova, communiste trotskiste, sous le nom de « bolchevik-léniniste », et pas de Giacomo Girolamo Casanova de Venise, du combattant de la révolution espagnole, pas de l’aventurier, séducteur, libertin et écrivain italien ! Il s’agit d’un militant révolutionnaire internationaliste qui a milité en Pologne, en Belgique, en France et en Espagne, combattu non seulement par la bourgeoisie, démocratique comme fasciste, par les sociaux-démocrates, par les staliniens aussi violemment que par les fascistes et la police bourgeoise.

Le militant révolutionnaire Mieczyslaw Bortenstein (dit M. Casanova, dit Walter)

(1907-1942)

BORTENSTEIN Mieczyslaw (dit M. Casanova), né le 15 septembre 1907 à Varsovie, avait milité dès l’âge de 16 ans en Pologne dans les Jeunesses Communistes clandestines. Arrêté puis émigré en Belgique et ensuite en France, où il adhère en 1927 aux J.C. Arrêté en août 1930, il purge une peine de prison de trois ans pour distribution de tracts interdits.

Expulsé en Belgique, il est toujours dans l’illégalité et revient en France en 1932 où il adhère au Parti Communiste dont il est exclu en 1934. Il milite alors dans la Ligue Communiste Internationaliste (B.L.).

En juillet 1936, il se rend en Espagne dès le début de la révolution. Le P.O.U.M. refusant l’adhésion des trotskystes dont la plupart étaient des exilés de différentes nationalités, il participe activement à l’édition de la "Voz léninista", organe du groupe bolchévik-léniniste.

Après avoir longtemps servi sur le front de l’Aragon, il participe à l’organisation et à la gestion de nombreuses collectivités paysannes, puis à l’industrie de munitions de Barcelone.

Après les arrestations des dirigeants trotskistes Munis et Carlini, il dirige le groupe trotskiste jusqu’à la fin de la guerre civile.

De retour en France en mars 1939, il est toujours illégal. Interné en février 1940 au camp de Vernet (Ariège), puis transféré au camp "les Milles" et enfin en août 1942 à celui de Drancy (Seine), il est déporté le 19 août 1942 et meurt au camp d’Auschwitz.

Avril 1939 – Une interview du camarade Casanova par la revue « New International » :

Q. Comment êtes-vous sorti d’Espagne franquiste ?

C. Eh bien, ce n’était pas si facile, pas du tout un voyage de luxe. La frontière française était gardée par des gendarmes et par des troupes sénégalaises qui ne parlent pas français. Ils ne laissaient même pas passer les citoyens français s’ils n’avaient pas de passeport régulier. Quant aux Espagnols, ils laissaient passer les femmes, les enfants et les blessés à certaines heures, mais les autres étaient impitoyablement refoulés. La vision de ces routes menant à la frontière était horrible. Cet exode tumultueux de femmes - certaines d’entre elles enceintes, d’enfants, de blessés - dont certains amputés d’une jambe, d’autres évacués à la hâte des hôpitaux des villes menacées par l’avancée fasciste, cet exode à pied d’hommes épuisés, femmes et enfants était un spectacle à faire trembler. Cependant, après ce que nous avons vu en Espagne, on n’a pas la larme facile.

Naturellement, le départ fut effectué différemment par MM. les ministres, les députés, les bureaucrates, les fonctionnaires éminents qui, dès le lundi 23 janvier (trois jours avant l’entrée de Franco à Barcelone), roulaient en voitures luxueuses vers Cerbère et le Perthus. Observant sur la route les deux moyens de transport, nous avons eu une démonstration concrète de la division de classe au sein du Front populaire : la bourgeoisie de gauche et les bureaucrates embourgeoisés, de leur côté, voyageaient en limousines fines ou, au pire, en petites Citroën ; de l’autre, les ouvriers et les paysans et les militants de la base marchaient à pied.

Nous avons assisté à des scènes d’adieu tragiques entre ceux qui partaient et ceux qui, en raison des obligations familiales, ont été contraints de rester : moments d’hésitation, décisions rapides et précipitées, tous sous la menace constante de l’aviation fasciste qui bombarde et mitraille la route. Il fallait parfois s’arrêter brusquement, se cacher dans un fossé, dormir sur la route, passer des nuits entières sans information sur les conditions du front ou la vitesse de l’avancée fasciste ; et tout s’est déroulé au milieu de la panique générale, d’une désorganisation sans précédent et du chaos. Aucun journal n’a été publié après le mardi 24 janvier, les stations de radio ne fonctionnaient pas, et jusqu’à la dernière minute nous avions espéré une forte résistance aux fascistes. Vous comprendrez notre désorientation...

Non, je ne suis pas revenu "désenchanté" de l’Espagne révolutionnaire ! Certains sont peut-être rentrés « désenchantés » - les volontaires staliniens, par exemple, qui sont partis avec des idées fausses, qui n’ont pas compris le sens des événements et qui ont été tenus dans l’ignorance par les dirigeants staliniens. Mais notre organisation internationale et notre section espagnole ont prédit les conséquences logiques de la politique criminelle du Front populaire qui a ouvert les portes à Franco. La tragédie espagnole est un crime de plus au compte de la bureaucratie stalinienne, qui a écrasé le mouvement révolutionnaire, assassiné les meilleurs militants, et par sa politique défendant le soi-disant capitalisme démocratique, a démoralisé les travailleurs héroïques de l’Espagne. Mais ce crime est aussi une leçon - chèrement payée, il est vrai - dont profiteront les travailleurs des autres pays, en premier lieu les travailleurs français.

Q. Les ouvriers français ont été surpris d’apprendre la prise de Barcelone après que les autorités militaires aient proclamé leur résistance jusqu’à la mort.

C. Je comprends votre surprise et je l’ai partagée. Nous tous, ex-volontaires en attente de rapatriement et tous les militants, avons été tragiquement choqués de la facilité avec laquelle l’avancée fasciste s’est déplacée vers Barcelone. Certes, nous n’avions pas d’illusions et nous tenions compte de la tragédie de la situation, mais nous attendions néanmoins une résistance désespérée devant Barcelone et nous gardions dans nos cœurs l’espoir que l’héroïque Barcelone serait un second Madrid. Tant qu’une position unique reste hors de la portée de l’ennemi, un révolutionnaire n’a pas le droit de considérer la lutte comme perdue. Dans un article, intitulé « Pouvons-nous arrêter la débâcle ? », écrit cinq jours avant la prise de Barcelone, j’ai présenté un plan d’action et de sauvetage pour Barcelone et la révolution. Je mets plus ou moins comme suit les opinions et les mots d’ordre des bolcheviks-léninistes d’Espagne :

« Barcelone peut être sauvée. La région la plus industrialisée d’Espagne, la province de Barcelone avec les forteresses industrielles de Manresa, Sabadell, Tarrasa, n’est pas encore entre les mains des fascistes. Elle ne le sera pas. Barcelone doit être protégée, transformée en une forteresse imprenable. Pour travailler sur les fortifications, il n’y a pas à Barcelone de spéculateurs et de chauffeurs de chaises. Il est temps que tous soient mobilisés à travailler avec des pioches. « Résistez ! », tel est le mot d’ordre de notre camarade Munis, emprisonné pendant un an dans la Prison d’Etat de Modelo, et maintenant à Montjuich, sous la cruelle accusation d’assassinat. Résister, comme Garcia Moreno a résisté, qui a arrêté quatre chars italiens en solitaire. Mais notre slogan, "Résister !" Est différent de celui de Négrin ? Pour résister, la classe ouvrière doit relever la tête, doit reprendre confiance en elle-même, constituer ses Comités de défense de la Révolution et ses propres organisations indépendantes du pouvoir étatique bourgeois, comme elle l’a fait le 19 juillet 1936 - mais cette fois il faut aller plus loin. »

Certes, la situation était critique. Les fascistes avançaient jusqu’à quinze ou vingt kilomètres par jour. Les positions de la plus haute importance stratégique furent systématiquement abandonnées presque sans lutte : comme les fortifications construites pendant huit mois autour de Balaguer, celles de Segre, position importante de Las Borgas Blancas dont la conquête par les fascistes permit leur marche vers la mer et l’encerclement de Tarragone, et, à la onzième heure, la chaîne de montagnes autour d’Igualada, dont la conquête ouvrit la route vers Barcelone. Nous assistons à une répétition de la catastrophe de mars sur le front d’Aragon, mais sur une échelle encore plus vaste : trahison du haut commandement ; désertions à l’ennemi avec des plans de défense ; désertions aux fascistes de corps entiers des carabiniers (laissés intacts par les fonctionnaires staliniens et anarchistes). Mais Barcelone a tenu. Vers la mer, il y avait encore les collines de Saraf, qui auraient pu devenir un point de résistance. Il est vrai que les routes principales qui mènent à Barcelone traversent une plaine : l’une qui vient de Villafranca de Pamades et l’autre de Tibidabo, les deux se rejoignant à une vingtaine de kilomètres de la ville. Mais même si les fascistes s’approchaient de la ville elle-même, il y avait encore les montagnes qui entourent la capitale catalane. Barcelone est entourée par Montjuich et Tibidabo. Nous aurions pu fortifier ces collines et les transformer en une ligne de défense aux portes mêmes de la ville.

Q. Mais ils disent néanmoins que, d’un point de vue stratégique, Barcelone était indéfendable ?

C. C’est un mensonge. Il est vrai que nous aurions pu plus facilement défendre Barcelone depuis la chaîne de montagnes près d’Igualada ou aux collines de Saraf qu’aux portes de la ville elle-même. Mais la ville elle-même est plus défendable que, par exemple, Madrid. Ni la supériorité incontestable des armements fascistes (résultat de la passivité du prolétariat international, qui avait été endormi par le Front populaire), ni les raisons stratégiques ne suffisent à expliquer la chute de Barcelone, surtout une chute si rapide et presque sans lutte. Les fascistes sont entrés à Barcelone après une brève bataille à Hospitalet, une banlieue de Barcelone au bord de la mer ...

Q. Que s’est-il passé ?

C. En bref : la stratégie et la technique militaire ont été subordonnées à la politique bourgeoise, surtout dans une guerre civile. Barcelone a été abandonnée parce qu’il n’y avait personne pour la défendre, personne ou presque personne qui était prêt à donner sa vie pour la défendre contre Franco. C’est la réalité tragique.

Inutile de parler du gouvernement, du sinistre "gouvernement de la victoire". Lundi soir, trois jours avant l’entrée de Franco, le gouvernement s’est réuni. Une communication lue par Uribe, le ministre communiste de l’Agriculture, nous a informés des décisions officiellement annoncées et des mesures décidées :

1- Déclarer un « état de guerre » (loi martiale) dans ce qui restait de l’Espagne gouvernementale - c’est-à-dire essayer de museler le prolétariat (bien qu’en réalité il fût impuissant de le faire) ;

2- Tenir à Barcelone.

C’était la déclaration officielle.

Q. Et la réalité ?

C. La réalité ? En même temps qu’ils faisaient cette annonce, MM. Les ministres avaient déjà fait leurs valises, leurs meubles et une quantité surprenante de matelas étaient déjà chargés dans des camions, et ce même jour, l’envol aristocratique des Rolls-Royce et des Hispano-Suiza commençait

Remplis de panique, les ministres ont voulu faire appel aux travailleurs de la CNT de Barcelone, afin que les ouvriers jettent de nouveau leur sang généreux et sauvent la situation - surtout la situation personnelle dangereuse des ministres. Ces messieurs ont cru que le même tour pourrait être répété un nombre infini de fois. Selon eux, le prolétariat devrait normalement être enchaîné, respecter la loi bourgeoise, faire continuellement les corvées laides, voir ses militants maltraités, etc. Au moment du danger, on peut relâcher un peu la chaîne et permettre généreusement au prolétariat de mourir pour la défense du gouvernement légitime et de la république « démocratique » bourgeoise. Le prolétariat, selon le plan de ces messieurs, profite de l’heureuse occasion qui lui est offerte, monte les barricades, offre plusieurs dizaines de milliers de victimes et sauve la situation. Le danger fasciste passe. On resserre la chaîne et met le prolétariat au travail comme avant. C’est le plan. Ingénieux, certes, mais le même tour ne réussit qu’un nombre limité de fois.

Saisis de panique, les ministres envoyèrent alors un appel pressé à Garcia Oliver (le leader anarchiste) pour qu’il soit chargé de six divisions militaires et d’opérations directes.

Q. Mais Garcia Oliver n’est pas un militaire !

C. Je ne veux pas vous rappeler les services qu’Oliver a rendus au prolétariat espagnol pendant ces journées de mai 1937 à Barcelone [1], mais en tout cas il est avant tout un orateur d’agitation. Mais il représentait la CNT, en particulier la FAI, et les ministres pensaient que l’appeler serait aussi convoquer les dizaines de milliers de militants de la CNT. Mais les travailleurs de Barcelone ont été démoralisés. Ils se rappellent les jours de mai 1937. Pour comprendre la tragédie du 26 janvier 1939, il faut se souvenir de la tragédie du 3 au 6 mai 1937. Il y a un lien logique entre ces deux dates. En détruisant la révolution, ils ont perdu la guerre antifasciste.

Les staliniens ont provoqué, organisé les événements de mai 1937 : c’est-à-dire effectué le désarmement du prolétariat, la destruction de ses organisations de combat, l’assassinat de ses militants, etc. Ils ont institué un régime de terreur contre le prolétariat. Tout cela était justifié par la politique du Front populaire, c’est-à-dire le slogan « d’abord, gagner la guerre », et le faire, soi-disant, en gagnant le soutien de la France et de l’Angleterre. Nous voyons maintenant le résultat. Ils n’ont pas gagné les bonnes grâces de la bourgeoisie de France et d’Angleterre ; mais en attendant, ils ont dégoûté et démoralisé le prolétariat espagnol, surtout catalan. C’était le moyen le plus efficace de perdre la guerre.

Certes, les ouvriers de Barcelone comprenaient que Franco était le pire des malheurs, et, malgré le fait que leur confiance en Négrin était extrêmement faible, ils souhaitaient la défaite des fascistes et la victoire des armées républicaines ; mais ils n’avaient plus aucune participation active à la lutte. Après mai 1937, ils ne se sentaient plus maîtres. Et, d’ailleurs, ils ne l’étaient plus.

Les gouvernants « démocratiques » disaient aux travailleurs plusieurs fois par jour qu’ils ne se battaient pas pour leur émancipation sociale (Dieu nous sauve de telles idées trotskistes de révolution sociale !) Mais simplement pour un retour à la république démocratique – celle qui avait nourri l’insurrection fasciste. Cela n’a guère favorisé un esprit de sacrifice ou d’enthousiasme pour la guerre ; au contraire, c’était la source de l’indifférence à son égard.

Q. Mais pourquoi les ouvriers de la base, les ouvriers révolutionnaires de Barcelone, n’étaient-ils pas capables de comprendre l’imminence du danger ? Ils savaient ce qui les attendait en cas de victoire de Franco : la ruine de tous leurs espoirs. Nous avons si souvent insisté sur le caractère spontané des luttes du prolétariat espagnol et surtout catalan, qui est pour la plupart anarchiste dans sa tendance. Pourquoi les travailleurs de Barcelone n’ont-ils pas agi contre la volonté de leurs dirigeants ?

La « spontanéité » des ouvriers catalans a, voyez-vous, des limites, malgré leur tempérament impulsif. Les gouvernants de la « république » ont tout fait pour briser leur moral et leur esprit combatif. Ils leur prêchaient le calme et la patience, la confiance dans les chefs du Front populaire et du gouvernement, et surtout ils les berçaient d’illusions sur les intentions de la bourgeoisie anglaise et surtout française. Ils ont continué à dire aux travailleurs :

« A la onzième heure, l’Angleterre et surtout la France interviendront et ne permettront pas aux fascistes allemands et italiens de prendre pied sur les Pyrénées, car nous luttons pour la sécurité des empires démocratiques. »

Le plus haut niveau de la sagesse des écrivains et des orateurs du Front populaire, dans leurs journaux et leurs réunions, consistait à rappeler à Chamberlain et à Daladier leurs devoirs impérialistes ... qui auraient dû préserver la classe ouvrière espagnole du fascisme. Ces illusions, ou plutôt ces trahisons criminelles, étaient propagées surtout dans les situations particulièrement critiques. Ils exagéraient alors incommensurablement les tensions diplomatiques entre les deux « axes » et dépeignaient la situation internationale comme si la guerre entre les puissances démocratiques et les puissances fascistes était sur le point d’éclater, comme si la flotte britannique et l’armée française étaient prêtes à intervenir d’un moment à l’autre. Ce qui était le plus grave, c’est qu’ils ont travaillé de toutes leurs forces pour fermer les yeux au prolétariat, et ils ont réussi.

Quelques exemples pour illustrer l’aveuglement des dirigeants « réalistes » du Front populaire : il y a quelques semaines, ils ont déclaré à Barcelone que des centaines d’avions et de chars français étaient arrivés. Ils ont dit cela afin, soi-disant, de renforcer le moral ! Un autre exemple : il y a quelques jours, avant la chute de Barcelone, un camarade étranger, qui était un anarchiste de gauche à un poste assez important, m’a demandé de garder le secret (la façon habituelle de répandre des nouvelles), m’a dit que plusieurs les divisions françaises avaient traversé les Pyrénées et venaient nous aider. Il avait entendu dire par un membre du Comité régional ou peut-être du Comité national que ces divisions avaient franchi la frontière.

Au Moyen-Age, les ascètes et les saints voyaient la Vierge bénie dans des extases mystiques, et parfois même entendaient sa voix. Pour ce faire, il est vrai qu’ils ont mortifié leur chair. Les chefs du Front Populaire, sans mortifications ni extases, ont eu leurs visions de troupes françaises venues à leur secours.

Malheureusement, ces fables criminelles ont été écoutées et ont pris le prolétariat au dépourvu. Lénine a dit une fois que les vérités, même les plus dures, doivent être dites au prolétariat pour l’éduquer ; mais, après tout, n’était-il pas lui aussi un trotskyste ?

Q. Soyons plus concrets. Le parti communiste, malgré sa politique, devait connaître le danger qui le menaçait. C’était une question de sauver sa propre peau. Qu’a-t-il fait pour la défense de Barcelone ?

Il ne cessait de répéter : "Ils ne passeront pas !" Mais il fit tout son possible pour les laisser passer. Son slogan central, avancé avec une fureur et un esprit digne d’une meilleure cause, était : « Tout par le gouvernement de la victoire de Negrin ! » Un slogan du gouvernement ... qui faisait ses valises, ou plutôt les emballait. Par conséquent, toute initiative indépendante, toute tentative, même timide, de créer des organisations ouvrières indépendantes qui, seules, auraient pu rétablir la confiance, fut qualifiée de trotskiste et de fasciste.

« Frente Rojo », l’organe du parti communiste, a publié mardi un appel intitulé "Tout le monde sur les barricades ! Comme le 19 juillet ! "Mais les barricades restaient dans les colonnes du journal. Ces héros du PSUC (section catalane de la Troisième Internationale) n’ont été capables de monter sur des barricades qu’une seule fois. C’était pendant le mois de mai 1937, quand ils les montèrent contre les ouvriers de Barcelone, afin de chasser les ouvriers du bâtiment du téléphone, la propriété sacrée du capitalisme américain, et pour aider la police bourgeoise à mitrailler les ouvriers.

Il est vrai que s’ils ont réussi, c’est uniquement parce que la CNT, ou plus précisément la direction de la CNT, leur a permis de le faire.

Q. Vous mentionnez la CNT. Les travailleurs de Barcelone étaient anarchistes dans leur majorité décisive. Nous ne comprenons pas pourquoi ils n’ont pas agi ou du moins essayé d’agir pour sauver Barcelone. Ils ont produit des héros, comme Durruti et Ascaso, qui sont la fierté du prolétariat international. Qu’a fait la CNT dans cette crise tragique ?

C. La CNT, c’est une autre histoire. Certes, Durruti, Ascaso et des milliers de héros anonymes seront, comme la Commune de Paris, chéris pour toujours dans le cœur du prolétariat ; mais quant à la politique de ces « anti-politiques », « anti-étatistes », de la direction de la CNT, elle était grossièrement réformiste, petite-bourgeoise et objectivement criminelle envers le prolétariat et la révolution. Il était de nature à instruire les ouvriers du monde entier (en ce moment de désorientation idéologique générale, quand les idées anarchistes peuvent avoir encore une certaine attraction sur ceux qui sont désorientés) quant à la valeur de la théorie et surtout de la pratique de l’anarchisme.

Dans le passé, je veux dire en 1936 et 1937, ces anti-étatistes ont aboli et parfois même brûlé de l’argent dans les petits villages d’Aragon où ils ont mis en place le communisme libertaire et la règle de l’amour et de la liberté ; mais ils n’ont jamais eu l’idée de mettre la main sur les grandes banques. Cependant, la succursale de Barcelone de la Banque d’Espagne était située directement en face du Comité régional de la CNT et de l’état-major anarchiste ; mais les anti-étatistes marchaient sur la pointe des pieds devant la grande finance. Ils croyaient que c’est une marque du péché originel de parler d’un Etat ouvrier ou de la formation et de l’extension des comités ouvriers ; mais, d’un autre côté, tout en continuant à parler d’anarchisme, ils travaillaient avec ordre et méthode à la tâche de reconstituer l’État bourgeois. Au mois de mai 1937, ils ont fait passer les ouvriers de Barcelone à la contre-révolution stalinienne-bourgeoise. Au mois de juin de cette même année, la bourgeoisie, n’ayant plus besoin d’eux et se sentant assez forte, les congédia du gouvernement.

Neuf mois plus tard, en mai 1938, à un moment de danger (la défaite du front d’Aragon), la bourgeoisie leur offrit le poste décoratif et sans importance de ministre de l’instruction publique dans le second cabinet Négrin : et, sans aucune gêne anarchiste à l’égard de l’Etat, ils ont accepté. La bourgeoisie sait qu’il s’agit d’animaux domestiqués et bien entraînés. En conséquence, la CNT et même la FAI ont dissimulé toute la politique de réaction sociale du gouvernement Négrin. Les treize points de Négrin (son programme de consolidation de la république bourgeoise), les décrets contre-révolutionnaires dissolvant les organisations prolétariennes furent tous couverts par la CNT et la FAI. De plus, même la divergence en paroles entre le langage franchement chauvin et réformiste des staliniens et des socialistes et le langage verbalement révolutionnaire de la CNT a disparu en 1938. La presse était « subordonnée ». Solidandad Obrera, organe central de la CNT, a décrit le conflit entre le capital financier britannique et allemand comme un conflit idéologique entre la démocratie et la dictature ; il a loué quotidiennement l’impérialisme yankee et Roosevelt comme l’apôtre de la paix ; et a naturellement expliqué que la sécurité des empires a exigé l’intervention en Espagne, et a donné des leçons de patriotisme à Chamberlain et à Daladier.

Depuis plusieurs mois le comité régional de la CNT était désorienté et ne savait pas quel slogan adopter. Il a finalement été découvert en novembre.

Q. Qu’est-ce que c’était ?

C. Le voici : un poste de conseiller dans la Généralité catalane doit être donné à la CNT. L’honnêteté, la justice et surtout l’idéalisme envers les nobles militants et travailleurs qui luttaient sans relâche contre les sales manœuvres des politiciens exigeaient satisfaction contre l’injustice criante commise après mai 1937, lorsque les représentants de la CNT furent chassés de la Généralité catalane. En outre, le comité régional a exigé un poste ministériel, lisons-nous dans « Solidaridad », non pas pour les motifs bas qui caractérisent les politiciens - par exemple, pour atteindre un but politique ou simplement pour jouir d’un portefeuille - mais pour des raisons idéalistes ...

Quant à moi, vulgaire matérialiste que je suis, je ne néglige pas complètement l’intérêt pratique attaché au poste de conseiller à la Généralité. Cela ouvre des perspectives agréables, mais comme un slogan dans une situation plutôt sérieuse, c’est un peu mince.

Malgré l’effet démoralisant de la politique de Négrin-Comorera, il y aurait eu, même il y a deux semaines, plusieurs milliers d’ouvriers à Barcelone prêts à monter une fois de plus sur les barricades et à y mourir, si besoin est, pour la révolution. Ils étaient prêts à rejoindre les régiments de la Jeunesse Libertaire, mais ils n’avaient aucune confiance dans les commandants républicains qui, chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, passaient à l’ennemi. Les appels des organes officiels n’ont pas été écoutés. Dans les usines, par exemple, de nombreuses mesures de coercition étaient nécessaires pour attirer de faux spécialistes dans l’armée (les spécialistes techniques, nécessaires dans les usines, étaient exemptés du service militaire).

Une seule illustration : le Comité National de la Jeunesse Libertaire, affilié au Comité National de la CNT, constatant que les jeunes affiliés à la Jeunesse Libertaire tardaient à s’enrôler dans les régiments officiels, publia une communication très caractéristique. En cela, le Comité national a assuré à ses jeunes membres qu’ils n’avaient pas à craindre de s’enrôler dans les régiments gouvernementaux de volontaires mixtes parce que le Comité national avait un représentant au sein du comité d’organisation des régiments ! Cette « assurance » n’a pas convaincu les jeunes, qui attendaient en vain une voix qui leur inspirerait confiance.

Bref, la CNT a laissé ses adhérents à la dernière heure sans slogans et sans plan d’action.

Paris, Mars 1939

Note

 1- Par son discours du 4 mai 1937, qui s’est terminé par l’appel « Cessez de tirer ! », Le ministre de la Justice anarchiste, Garcia Oliver, a livré les militants de la CNT au massacre des staliniens. Les travailleurs de Barcelone se souviennent clairement de ce discours.

De Casanova : « L’Espagne livrée, Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco » :

Introduction

Le prolétariat subit une nouvelle défaite. Fran­co s’est emparé de la Catalogne. Plus de deux ans et demi de luttes sanglantes, de sacrifices sans nombre de la part du prolétariat espagnol, et tout cela aboutit à une nouvelle victoire de la réaction. !

Le caractère improvisé et un peu désordonné de ce travail découle des conditions qui l’ont vu naî­tre. S’il manque de caractère systématique, il exprime les besoins les plus brûlants de l’heure.

Après ma rentrée en France, les camarades m’ont interrogé. Ils m’ont demandé d’expliquer les raisons de la catastrophe. Pourquoi Barcelone a-t-elle a été cédée sans combat ? Pourquoi les ouvriers catalans qui ont donné tant de preuves d’héroïsme, n’ont-ils pas riposté au fascisme ? Quelle était l’attitude des organisations prolétariennes au moment critique ? etc... Ce qui étonnait le plus mes interrogateurs, c’était l’extrême facilité de l’avance fasciste, le fait que Franco ne rencontra pas de résistance dans ce prolétariat qui avait fait le 19 juillet.

Il fallait que j’explique sur la base de mon expérience ce qui venait de se passer. Il fallait que je rapporte des faits. J’ai raconté comment des positions stratégiques de première importance furent abandonnées sans combat, les plans de défense remis à l’ennemi par l’état-major félon, comment l’industrie de guerre fut sabotée, l’économie désorganisée, les meilleurs militants ouvriers assassinés, les espions fascistes protégés par la police « républicaine », en somme com­ment la lutte révolutionnaire du prolétariat contre le fascisme fut trahie et comment l’Espagne fut livrée à Franco.

Les faits que j’ai rapportés, mon analyse, tout ramenait à une seule et même source : la crimi­nelle politique du Front populaire. Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l’énergie révolutionnaire du prolétariat. « D’abord gagner la guerre, après faire la révolution », cette formule réactionnaire tuait la révolution pour tuer la guerre par la suite. On avait l’espoir de gagner ainsi l’appui de la bourgeoisie dite démocratique de France et de l’Angleterre. Au nom de cette politique, on abandonna tout, on alla de capitulation en capitulation, on trahit tout, on démoralisa le prolétariat, on écrasa le POUM d’abord, les anarchistes ensuite, on provo­qua les sanglantes journées de Barcelone pour aboutir maintenant au pronunciamento pro-franquiste de Miaja-Casado dirigé contre les communistes qui, pendant ces trente mois, ont préparé les conditions de leur propre écrasement,

La chaîne ininterrompue des crimes du Front Populaire conduit au fascisme.

Les chefs républicains, socialistes, anarchistes, tous ont mis du leur pour préparer cette catas­trophe. Mais les grands artisans de la défaite et du crime contre le prolétariat furent indiscutable­ment les staliniens. Ils mirent au service d’une politique contre-révolutionnaire l’autorité dont ils jouissaient à cause du drapeau de la Révolution d’Octobre qu’ils ont volé et qu’ils traînent dans la boue.

Pourtant, il est difficile d’imaginer des condi­tions objectives plus favorables pour la révolu­tion prolétarienne que celles qui existaient en Espagne.

Les ouvriers du monde entier doivent tirer des leçons de cette tragique expérience. Ce n’est ni le socialisme ni le marxisme qui ont fait faillite en Espagne, mais ce sont ceux qui les ont lâche­ment trahis. La société actuelle se trouve placée devant un tragique choix : en arrière, c’est-à-dire conserver le capitalisme qui ne peut qu’évoluer vers les formes les plus barbares, ou en avant, vers le socialisme. Vouloir conserver la démocra­tie bourgeoise est une stupide illusion. Le fascis­me ou la révolution prolétarienne, tel est le di­lemme pour le prolétariat international.

Le premier devoir de l’avant-garde révolution­naire est d’éclairer les ouvriers sur la situation réelle, dire ce qui est. Le prolétariat va de défaites en défaites, mais il y a le progrès quand même. En Allemagne, en 1933, le prolétariat dirigé par les sociaux démo­crates et les communistes, a tout cédé au fascisme sans combat. En Autriche, en 1934, le prolétariat de Vienne a donné le premier le signal de résis­tance. L’écho de cette résistance, c’était la glo­rieuse Commune des Asturies. En Espagne, le pro­létariat, malgré la criminelle politique du Front Populaire, a su résister près de trois ans. Aux ouvriers d’autres pays incombera l’honneur de pouvoir non seulement résister, mais vaincre le fascisme et faire triompher la révolution prolétarienne. Mais, pour vaincre, le prolétariat doit forger l’arme de lutte : le parti révolutionnaire et l’Internationale Révolutionnaire, la IV°.

Ce travail n’a pas la prétention de répondre à toutes les questions mêmes les plus urgentes po­sées par la tragique expérience. Si l’auteur de ces lignes a jeté un peu de lumière et a facilité l’in­telligence des problèmes de la guerre civile espa­gnole, il aura le sentiment que son travail n’a pas été vain.

M. CASANOVA.

Perpignan, le 16 mars 1939.

I. Le tragique exode

 Comment as-tu pu passer demandons-nous.

 Ah ! Oui ! Ce n’était pas tout à fait facile et cela ne ressemblait pas du tout à un voyage de luxe, répond notre ami, à qui, malgré la fatigue, la bonne humeur ne fait pas défaut.

Il nous raconte ses aventures pittoresques et ajoute :

« La frontière française est gardée militairement par les gendarmes et les Sénégalais qui ignorent le français. On ne laissait même pas passer des Français s’ils n’étaient pas munis d’un passeport régulier. Quant aux Espagnols, on laissait, pendant quelques heures de la journée, passer des femmes, des enfants et des blessée. Les autres étaient refoulés sans pitié. »

Notre camarade qui a fait la centaine de kilomètres qui le séparait de la frontière en partie en auto-stop, en partie à pied, ajoute : « Le spectacle que j’ai vu sur les routes qui menaient jusqu’à la frontière était horrible. Cet exode précipité des femmes, parfois enceintes, des en­fants, des blessés, parfois amputés d’une jambe qui, en vain, essayaient d’arrêter une voiture, des blessés qu’on évacuait en vitesse des hôpitaux dans les endroits mena­cés par l’avance fasciste, cet exode à pied des hommes, femmes et enfants épuisés fut un spectacle qui nous fai­sait frémir ! Pourtant, on ne s’émotionne pas facilement après tout ce qu’on a vu en Espagne. Evidemment, le départ fut effectué dans d’autres conditions par MM. les ministres, députés, bureaucrates, hauts fonctionnaires, etc... qui roulaient déjà depuis lundi 23 janvier (trois jours avant la rentrée de Franco à Barcelone) dans les voitures luxueuses en direction de Cerbère et du Perthus. On avait ainsi, en contemplant sur la route ces deux moyens de locomotion, une démonstration tangible de la division des classes à l’intérieur du Front populaire : les bourgeois de gauche et les bureaucrates embourgeoisés d’un côté, roulent dans les belles limousines ou, dans le pire des cas, dans les petites Citroën, de l’autre côté des ouvriers, les paysans et avec eux des militants du rang qui mar­chaient à pied. On assistait à des scènes tragiques d’adieu entre ceux qui partent et ceux qui, par suite de liens de famille, sont obligés de rester, des moments d’hésitation, des décisions rapides et précipitées et tout cela sous la menace continue de l’aviation fasciste qui bombardait constamment la route et parfois même la mitraillait. Il fallait parfois s’arrêter au cours du chemin, se cacher derrière un fossé, se coucher sur la route, ou chercher un refuge dans le champ voisin, passer des nuits blan­ches, n’ayant aucune information sur l’état du front et sur la rapidité de l’avance fasciste, tout cela au milieu d’une panique générale, d’un désarroi et d’une désorgani­sation sans précédent. Il n’y avait plus de presse depuis mardi [1], la radio ne fonctionnait pas et nous avons vécu jusqu’au dernier moment dans l’espoir d’une résistance ferme aux fascistes. Notre désorientation du dernier moment, tu la comprendras ».

Le récit de notre camarade, dont nous ne donnons que des extraits, nous émeut, nous plonge dans la tristesse, en pensant à cette tragédie du prolétariat espagnol, et nous fait nous attendrir sur le sort de toutes ces victimes de la « non-intervention ». Cet attendrissement s’étend parfois même sur notre interlocuteur qui a vécu la tra­gédie de nos frères d’Espagne. Notre camarade est visiblement gêné par cet attendrissement et, avec force, ajoute :

 Oh ! Je ne rentre pas « désenchanté » de l’Espagne ! En reviennent désemparés et « désenchantés » les vo­lontaires staliniens par exemple, qui sont partis avec des idées fausses, qui ne comprenaient pas le sens des évé­nements et que la direction communiste a maintenus dans l’ignorance. Quant à notre organisation internationale et à notre section espagnole, elles ont bien prévu les conséquences logiques de la criminelle politique du Front populaire qui ouvrait les portes à Franco.

La tragédie espagnole, c’est un crime de plus sur le compte de la bureaucratie stalinienne qui a écrasé le mouvement révolutionnaire, assassiné ses meilleurs com­battants, démoralisé, par sa basse politique de platitude envers le capitalisme international dit démocratique, l’héroique prolétariat de ce pays. Mais ce crime est un enseignement, payé cher, c’est vrai, dont profiteront les ouvriers des autres pays, en premier lieu le prolétariat français.

Notes

[1] Mardi 24 janvier, deux jours avant la prise de Barcelone.

II. Pourquoi Barcelone a été cédée sans combat

 Précisément, disons-nous, les ouvriers français ont été surpris d’apprendre la prise de Barcelone, alors que les autorités militaires annonçaient une résistance à mort.

 Je comprends votre surprise, elle fut aussi la mienne. Nous tous, les ex-volontaires qui attendions notre rapa­triement et, aussi, tous les militants, nous étions tragiquement étonnés de la facilité avec laquelle se poursuivait l’avance fasciste en direction de Barcelone. Certes, nous ne nous faisions pas d’illusion et nous nous rendions parfaitement compte du tragique de la situation, mais nous nous attendions quand même à une résistance acharnée devant Barcelone et caressions au fond de nous mêmes, l’espoir que l’héroïque Barcelone serait un second Madrid. Tant qu’une position n’est pas prise par l’ennemi, un révolutionnaire n’a pas le droit de la con­sidérer comme perdue. Dans un article : « Peut-on éviter la débâcle », écrit cinq jours avant la prise de Barcelone, et qui malheureusement ne vous est pas parvenu, je développais le plan d’action et le plan de sauvetage de Barcelone et de la révolution. Je définissais à peu près ainsi les opinions et les mots d’ordre des camarades espagnols : « Barcelone, disais-je, peut être sauvée. La région la plus industrielle d’Espagne, la province de Barcelone [1] avec ses citadelles industrielles de Manresa, Sabadell, Tarrasa n’est pas encore dans les mains des fascistes. Elle ne le sera pas. Il faut fortifier Barcelone et la transformer en une forteresse imprenable. Pour les travaux de fortification, ne manquent pas à Barcelone les spéculateurs et les embusqués. Il est temps qu’ils manient les pioches ! « Resistir ! » (Résister) tel est le mot d’ordre de notre Munis enfermé sous la crapuleuse accusation d’assassinat, depuis un an à Modelo, Carcel del Estado, et dernièrement à Montjuich. Résister, comme résistait Garcia Moreno [2]. Mais notre mot d’ordre « Resistir » se différencie de celui de Negrin. Pour pouvoir résister, il faut que la classe ouvrière lève la tête, qu’elle reprenne confiance en elle-même, qu’elle constitue ses Comités de Salut de la Révolution et ses organismes indépendants du pouvoir étatique bourgeois comme le 19 juillet 1936, mais pour aller plus loin. » Tel était - continue notre interlo­cuteur - l’état d’esprit de nos camarades espagnols quelques jours avant la prise de Barcelone.

 Certes, la situation était critique. Les fascistes avan­çaient parfois de 15 à 20 kilomètres par jour. Les posi­tions stratégiques d’importance capitale étaient systématiquement cédées presque sans combat, comme les fortifications construites pendant huit mois autour de Bala­guer, celles du Sègre, l’importante position de Las Borgas Blancas dont la prise par les fascistes a permis leur mar­che vers la mer et l’encerclement de Tarragone et, au dernier moment, la chaîne des montagnes autour de Igualada dont la prise ouvrait déjà la voie vers Barcelone. On assistait à la répétition de la catastrophe du mois de mars sur le front d’Aragon, mais à une échelle plus grande encore les trahisons dans le haut commandement le passage à l’ennemi avec les plans de défense et le passage aussi de corps entiers de carabiniers [3] aux fascistes. Mais restait Barcelone. Du côté de la mer, il y avait encore les mont de Garaf qui pouvaient constituer une ligne de résistance. Quant aux routes centrales qui mènent à Barcelone, une qui vient de Villafranca de Panadès et l’autre de Igualada et qui se joignent à une vingtaine de kilomètres de Barcelone, elles traversent une plaine. Mais même en cas d’approche des fascistes jus­qu’à la ville restaient encore les montagnes qui entourent la capitale catalane. Barcelone est entourée de Montjuich et de Tibidabo. On pouvait fortifier ces collines et face d’elles une ligne de défense aux portes mêmes de la ville.

 On disait pourtant, que Barcelone était, du point de vue stratégique, indéfendable ? Interrompons-nous.

 C’est un mensonge. Certes, on peut plus facilement défendre Barcelone devant la chaîne des montagnes près de Igualada ou près des monts de Garaf qu’aux portes de la ville même. Mais elle est plus défendable que Madrid par exemple. Ni la supériorité d’armement incon­testable des fascistes (résultat de la passivité du prolé­tariat international endormi par la politique du Front Populaire), ni les raisons stratégiques ne suffisent à ex­pliquer la chute de Barcelone et surtout sa chute rapide et presque sans combat. Les fascistes sont entrés à Barcelone après un court engagement à Hospitalet (banlieue de Barcelone en direction de la mer).

 Et alors ?

 Alors, tout simplement la stratégie et la technique militaire sont subordonnées à la politique, surtout dans une guerre civile.

Barcelone a été cédée parce qu’il n’y avait personne pour la défendre, personne ou presque personne qui fût prêt à donner sa vie pour la défendre contre Franco. Voilà la tragique réalité.

Ne parlons pas du gouvernement, du sinistre « Gobierno de la Victoria ». Lundi soir, trois jours avant la rentrée de Franco, il s’est réuni. Le communiqué lu par le ministre communiste de l’Agriculture, Uribe, nous renseigne sur les décisions annoncées officiellement et sur les me­sures décidées.

Instituer l’état de guerre dans ce qui restait de l’Espagne gouvernementale, c’est-à-dire essayer de museler le prolétariat (en réalité, il était impuissant pour cela) ;

Continuer de résider à Barcelone. Cela c’est la déclaration officielle.

Et la réalité ?

 La réalité ? En même temps qu’ils annonçaient cette déclaration, MM. les ministres avaient leurs valises déjà toutes faites ; les meubles et une quantité étonnante de matelas étaient déjà chargés sur les camions et, le jour même, l’exode aristocratique dans les Rolls Royce et Hispano-Suiza commençait.

Pris de panique, messieurs les ministres ont voulu faire un appel aux ouvriers cénétistes de Barcelone, afin qu’ils versent encore une fois leur sang généreux et sauvent la situation, mais surtout leur situation personnelle en danger. Ces messieurs s’imaginaient qu’on peut répéter la même opération un nombre infini de fois. Le prolétariat, selon eux, doit être en temps normal enchaîné, il doit respecter la loi bourgeoise, il peut être brimé continuelle­ment, voir ses militants maltraités, etc... Au moment du danger, on peut relâcher un peu la chaîne et lui permettre généreusement de mourir pour la défense du gouverne­ment légitime et de la république démocratique. Le pro­létariat, selon le schéma de ces messieurs, profite de la belle occasion qui lui est offerte, monte sur les barricades offre quelques dizaines de milliers des siens, sauve la situation. Le danger fasciste passe. On peut resserrer la chaîne et de nouveau le brimer comme auparavant. Voilà le schéma. Il est ingénieux certes, mais la même opéra­tion ne réussit qu’une quantité limitée de fois.

Pris donc de panique, les ministres ont convoqué d’urgence Garcia Oliver afin qu’il se mette à la tête de six divisions confédérales et qu’il dirige les opérations.

 Mais Garcia Oliver n’est pas un militaire ! remarquons-nous.

 Je ne veux pas relater les « services » qu’il a rendus au prolétariat espagnol pendant les journées de mai 1937 [4] à Barcelone (notre camarade sourit ironique­ment) mais en tout cas c’est surtout un orateur de mee­tings. Mais il représentait la C.N.T. et surtout la F.A.I. et les ministres pensaient que le convoquer c’était convoquer aussi les dizaines de milliers de militants de la C.N.T. Mais les ouvriers de Barcelone étaient démoralisés. Ils se rappelaient les journées de mai 1937. Pour com­prendre la tragédie du 26 janvier 1939 il faut se rappeler celle des 3-6 mai 1937. Entre ces deux dates, il y a un lien logique. En tuant la révolution on a tué la guerre anti­fasciste.

Les staliniens ont provoqué, organisé les événements de mai 1937, c’est-à-dire ont procédé au désarmement du prolétariat, à la destruction de ses organismes de lutte, aux assassinats de militants ouvriers, etc... Ils ont instauré un régime de terreur contre le prolétariat. Tout cela était justifié par la politique du Front populaire : c’est-à-dire « gagner la guerre d’abord » et pour cela gagner l’appui de la France et de l’Angleterre. Le résultat est visible maintenant. On n’a pas gagné les bonnes grâce des bourgeois de France et d’Angleterre, mais en attendant on a dégoûté et démoralisé le prolétariat espagnol, surtout le catalan. C’était le chemin le plus court pour perdre la guerre.

Certes les ouvriers de Barcelone se rendaient compte que Franco représente le pire et malgré que leur con­fiance en Négrin fût très réduite, souhaitaient la défaite des fascistes et la victoire des armées républicaines, mais ils n’avaient plus une participation active dans la lutte. Ils ne se sentaient plus les maîtres depuis mai 1937. Du reste ils ne l’étaient plus.

On leur disait plusieurs fois par jour qu’on ne luttait pas pour leur libération sociale (Dieu nous préserve de pareilles idées trotskistes !), mais tout simplement pour le retour à la république démocratique qui a engendré déjà le soulèvement fasciste. Cela ne favorisait pas l’es­prit de sacrifice ni l’enthousiasme pour la guerre, mais au contraire était à l’origine de l’indifférence.

Mais Madrid, dans des conditions plus difficiles, se défendait pourtant et au mois de novembre 1936 a riposté victorieusement à l’avance de Franco. Et les fascistes étaient aux portes de la capitale.

Je connais la chanson - répond Casanova. Les Catalans sont, parait-il, des lâches et les Madrilènes héroïques et chevaleresques. C’est une explication, mais elle ne tient pas debout. Elle est évidemment lancée surtout par les communistes qui veulent ainsi se rehausser : la majorité du prolétariat de Barce­lone est anarchiste et à Madrid ce sont les communistes qui dominent. Les ouvriers Catalans ont pourtant montré de quoi ils sont capables le 19 juillet. En vingt-quatre heures, ils ont écrasé dans l’œuf la rébellion des militaires. Si les ouvriers de toute l’Es­pagne avaient fait pareil, les fascistes seraient chassés de la Péninsule Ibérique. Barcelone a aussi montré de quoi elle était capable quand en quelques jours à peine, elle a donné deux cent mille volontaires et quand elle a envoyé les fameuses « tribus » dirigées par Durruti, Ortiz, Domingo, Ascaso, Rovira, etc..., au cours de la première semaine qui a suivi le 19 juillet.

On a tout fait pour briser la combativité et l’enthousiasme des ouvriers catalans. Le Front populaire et surtout les communistes ont fait tout leur possible pour démoraliser les ouvriers de Barcelone et les pousser vers l’indifférence. Ils ont malheureusement réussi.

Du reste la glorieuse épopée de Madrid date de novembre 1936 et des premiers mois de 1937 et non de janvier 1939. Au mois de novembre 1936, l’esprit révo­lutionnaire dominait encore dans toute l’Espagne an­tifasciste. A cette époque les comités ouvriers, mandés par José Diaz et Comorera, avaient plus à dire que le gouvernement républicain et « légitime », Le poste émetteur de Madrid chantait « l’Internationale » et « Los Hijos del Pueblo » et non comme en 1939 les chants patriotiques. Les drapeaux rouges et rouges­-noirs flottaient. Depuis, ils ont été remplacés par les torchons tricolores. (Il ne s’agit pas évidemment du drapeau, mais de ce qu’il reflétait).

Les ouvriers de Barcelone n’étaient pas pressés de donner leur vie pour le drapeau tricolore et le gouvernement de Négrin qu’ils haïssaient. D’ailleurs nous ne savons pas comment résistera Madrid en 1939. Saura-t il répéter l’épopée de novembre 1936 ? J’ai peur.

 Cependant les ouvriers du rang, les ouvriers révolutionnaires de Barcelone, ne pouvaient pas ne pas se rendre compte de l’imminence du danger. Ils savaient ce qui les attendrait en cas de victoire de Franco : la ruine de tous leurs espoirs. On a tant de fois insisté sur le ca­ractère spontané des luttes du prolétariat espagnol, sur­tout catalan, en majeure partie anarchiste ! Pourquoi les ouvriers de Barcelone, contre la volonté des chefs, n’ont-ils pas agi ?

 « La spontanéité » des ouvriers catalans a, vois-tu, des limites, malgré leur tempérament impulsif. On a tout fait pour briser leur élan et leur combativité. On leur prêchait le calme, la patience et la confiance dans les chefs du Front populaire et du gouvernement et, surtout, on les berçait d’illusions en ce qui concerne les inten­tions de la bourgeoisie anglaise et surtout française. On disait toujours aux ouvriers : « Au dernier moment. l’Angleterre et surtout la France interviendraient et ne per­mettraient pas que les fascistes allemands et italiens s’installent sur les Pyrénées, car nous luttons pour la sécurité des empires démocratiques ».

Le dernier cri de sagesse des plumitifs et orateurs du Front populaire était de rappeler dans les journaux et les meetings, à Chamberlain et Daladier, leurs devoirs impérialistes... qui devaient préserver la classe ouvrière espagnole du fascisme. Ces illusions, ou plutôt, ces crimi­nelles tromperies étaient propagées surtout dans les si­tuations particulièrement critiques. Alors on grossissait démesurément les tensions diplomatiques entre les deux « axes », on présentait la situation internationale comme si la guerre entre les démocraties et les fascismes était sur le point d’éclater et comme si l’escadre anglaise et l’armée française devaient intervenir d’un moment à l’au­tre. Le plus grave c’était qu’ils s’obstinaient de toutes leurs forces à fermer les yeux du prolétariat, et y réussissaient.

Quelques exemples pour illustrer la myopie des chefs « réalistes » du Front populaire. Il y a quelques semaines on disait à Barcelone que des centaines d’avions et de tanks français étaient arrivés. On disait cela pour remon­ter le moral. Un autre exemple. Il y a quelques jours à peine, avant la chute de Barcelone, un camarade étranger anarchiste de gauche, assez bien placé, m’a affirmé en me priant de garder le secret (c’était le moyen employé généralement pour propager les nouvelles) que plusieurs divisions françaises avaient passé les Pyrénées et nous venaient en aide. Il avait entendu cela d’un membre du Comité régional ou même National qui les (les divisions françaises) avait vu passer la frontière.

Au moyen âge les ascètes et les saints en extase voyaient la sainte Vierge et parfois même entendaient sa voix. Pour cela, il est vrai, ils se mortifiaient. Les chefs du Front populaire, sans mortification ni extase, arri­vaient à voir des divisions françaises venant à leur se­cours.

Malheureusement, ces légendes criminelles trouvaient écho et désarmaient le prolétariat. Lénine, c’est vrai, disait que les vérités, même dures, doivent être dites au prolétariat pour l’éduquer ; mais n’était-il pas, lui aussi, un trotskiste ?

 Mais sois plus concret. Le parti communiste, malgré sa politique, devait savoir quel danger le menaçait. Il s’agissait aussi de sa peau. Qu’a-t-il fait pour la défense de Barcelone ?

 Il répétait évidemment : No pasaran !, mais faisait tout pour qu’ils passent. Son mot d’ordre central, répété avec un acharnement et une verve dignes d’une meil­leure cause, était : « Tous autour du Gouvernement de la Victoire de Négrin ». Du gouvernement... qui faisait ou plutôt faisait faire les valises. Donc toute initiative in dépendante, tout essai, si timide fût-il, de constituer les organismes indépendants du prolétariat qui seuls pou­vaient lui redonner confiance étaient qualifiés de trots­kisme et de fascisme.

« Frente Rojo » (« Le Front Rouge »), organe du parti communiste, a publié, c’est vrai, mardi un appel intitulé : « Tout le monde sur les barricades ! Comme le 19 juil­let ! ». Mais les barricades sont restées dans les colonnes du journal. Ces héros du P.S.U.C. [5] n’ont été capables qu’une fois de monter sur les barricades. C’était au mois de mal 1937 contre les ouvriers de Barcelone, afin de les chasser du Central Téléphonique, propriété sacrée du capitalisme américain, et pour aider la police bourgeoise à mitrailler les ouvriers.

Il est vrai que s’ils ont réussi c’est parce que la C.N.T. ou, pour être plus précis, la direction de la C.N.T. les a laissé faire.

Notes

[1] L’importance et le poids spécifique du prolétariat de la province de Barcelone égale celui du reste de l’Es­pagne.

[2] Garcia Moreno, un sergent qui a arrêté seul quatre tanks italiens.

[3] Les dirigeants communistes et aussi « anarchistes » ont laissé intact ce corps formé sous la monarchie.

[4] Par son discours du 4 mai 1937, qui se terminait par l’appel : « Alto el fuego ! » (Cessez le feu !) l’honorable ministre anarchiste de la Justice, Garcia Oliver, a livré au massacre des staliniens les militants cénétistes. Les ouvriers de Barcelone se rappellent bien ce discours.

[5] P.S.U.C. : Parti Socialiste Unifié de Catalogne, adhérent à l’Internationale Communiste. C’est le pseudonyme du parti communiste

III. Et la C.N.T. ?

 Tu fais bien de parler de la C.N.T. L’ouvrier de Barcelone est en son écrasante majorité anarchiste. Nous ne comprenons pas pourquoi elle n’a pas réagi ou au moins essayé de réagir pour sauver Barcelone. Elle a pourtant donné des héros qui font l’orgueil du prolétariat international comme Durruti, Ascaso... Qu’a fait la C.N.T. au moment tragique ?

 La C.N.T. c’est un chapitre à part. Certes, Durruti, Ascaso et des milliers de héros anonymes resteront à jamais gravés, comme la Commune de Paris, dans le cœur du prolétariat, mais quant à la politique de ces « anti-politicos » et « anti-estatales », je veux dire quant à la politique de la direction de la C.N.T., elle a été platement réformiste, petite-bourgeoise et objectivement criminelle envers le prolétariat et la révolution. Elle est de nature à édifier les ouvriers du monde entier (dans ce moment de désarroi idéologique général, où les idées anarchistes peu­vent avoir une certaine prise sur les désorientés) sur la valeur de la théorie, mais surtout de la pratique anar­chiste. Ce travail critique que seuls les marxistes consé­quent peuvent faire sera fait. Il faudra des brochures, peut-être des livres.

Dans le passé, je veux dire en 1936 et 1937, ces anti-étatistes abolissaient et parfois même brûlaient l’argent dans les petits villages de l’Aragon où on instaurait le com­munisme libertaire et le règne d’amour et de fraternité mais jamais l’idée ne leur est venue de mettre la main sur les grandes banques. Pourtant, ajoute malicieusement no­tre camarade Casanova - la filiale de la Banque d’Espagne à Barcelone se trouvait en face du Comité Régional de la C.N.T., siège de l’état-major anarchiste, mais les chefs anti-étatistes marchaient sur la pointe des pieds devant la haute finance [1]. Ils considéraient comme un péché originel de parler de l’Etat ouvrier, de la constitution et de l’élargissement des comités, mais par contre travaillaient, tout en continuant de parler de l’anarchie, avec ordre et méthode à la reconstitution de l’Etat bourgeois [2]. Au mois de mai 1937, ils ont livré les ouvriers de Barcelone à la contre-révolution stalino-bourgeoise. Quelques semaines après, la bourgeoisie, n’ayant plus besoin d’eux et se sentant assez forte, les a congé­diés.

Un an après, au mois d’avril 1938, au moment du danger, (la rupture du Front d’Aragon) on leur a offert dans le deuxième ministère de Négrin le portefeuille décoratif et sans importance de l’Instruction publique qu’ils ont, avec un empressement pas du tout anarchique, ac­cepté. La bourgeoisie sait qu’elle a devant elle des ani­maux domestiqués et bien dressés. Par suite, la C.N.T. et même la F.A.I. ont couvert toute la politique de régres­sion sociale du gouvernement Negrin. Les 13 points de Negrin [3], les décrets contre-révolutionnaires dissolvant les organismes prolétariens, tout cela a été couvert par la C.N.T. et la F. A. I.. Du reste, la distinction même for­melle entre le langage franchement chauvin et réformiste des staliniens et socialistes et le langage révolutionnaire en paroles de la C.N.T., cette distinction qui existait au cours de la première année de révolution, a disparu au cours de l’année 1938. La presse a été « gleichgeschaltet » (mise au pas). « Solidaridad Obrera », organe central de la C.N.T., présentait ainsi le conflit entre la Bourse de Londres et celle de Berlin comme un conflit idéologique entre les démocraties et les dictatures, elle faisait journellement l’éloge de l’apôtre de la paix, le représentant de l’impérialisme yankee, Roosevelt, expliquait naturelle­ment que la sécurité des Empires exigeait l’intervention en Espagne et donnait des leçons de patriotisme à Chamberlain et Daladier.

Pendant plusieurs mois continue notre camarade Casanova - le Comité Régional de la C.N.T. fut désorienté et ne sut quel mot d’ordre lancer. Il le trouva enfin au mois de novembre.

 Lequel, ? demandons-nous à notre ami, qui sait ré­veiller notre curiosité.

 Le voilà : il faut donner un poste de conseiller dans la Généralité de Catalogne à la C.N.T. L’honnêteté, la justice et surtout l’idéalisme des hommes propres luttant toujours « contra los sucios maniobras politicos » (contre les sales manœuvres de politiciens) exigeait la réparation de l’injustice criante commise après mai 1937 quand les représentants de la C.N.T. furent mis à la porte de la Généralité de Catalogne. Du reste le Comité Régional ré­clamait un ministère, lisait-on dans la « Soli », non pour les bas motifs qui caractérisent les politiciens, par exem­ple atteindre un objectif politique ou peut-être jouir tout simplement d’un portefeuille, mais pour des raisons idéa­les...

Quant à moi, vulgaire matérialiste que je suis - ajoute Casanova - je n’ignore pas surtout l’intérêt pratique d’un poste de conseiller à la Généralité. Cela ouvrait les perspectives de filons, « enchufes » comme on disait là­-bas pour les camarades, mais comme mot d’ordre dans une situation plus que sérieuse c’était un peu maigre.

Au dernier moment encore, la C.N.T. et la F.A.I. pou­vaient sauver la situation, oui, elles le pouvaient et en tout cas elles pouvaient et devaient essayer de la sauver, appuie avec force Casanova. Elles n’ont même pas essayé. Evidemment elles devaient pour cela rompre la politique qui conduirait à l’abîme et qui s’appelle le Front populaire.

Précisons. Il y avait, il y a quinze jours encore à Barcelone, malgré l’action démoralisatrice de la politique de Negrin-Comorera, plusieurs milliers d’ouvriers, surtout jeunes prêts encore à monter sur les barricades et à mourir, s’il le fallait, pour la Révolution. Ils étaient prêts à s’engager dans les bataillons des Jeunesses Libertaires, mais n’avaient aucune confiance dans le commandement républicain qui, à la première occasion, passait du côté de l’ennemi. Les appels des organismes officiels ne trou­vaient aucun écho. Dans les usines, par exemple, il fallait user de multiples moyens de coercition afin de dénicher les faux « imprescendibles ». On appelait ainsi les ouvriers ou les spécialistes qui, à cause de leur valeur technique, étaient exempts de service militaire [4].

Une illustration. Le Comité National des Jeunesses Libertaires, qui était dans la ligne du Comité National de la C.N.T., voyant que les jeunes affiliés à J.L. ne s’engageaient qu’en petit nombre dans les bataillons officiels de l’Ejercito Popular, a publié un communiqué assez caractéristique. Dans ce communiqué, le Comité National rassure les jeunes membres des Juventudes Libertarias, qu’ils peuvent sans crainte s’engager dans les bataillons de volontaires mixtes du gouvernement car le comité na­tional a un représentant dans le Comité d’Organisation. Cette « assurance » ne convainquait pas les jeunes qui attendaient en vain la voix qui leur inspirerait confiance.

La direction de la C.N.T. a en somme laissé ses adhérents au dernier moment sans mots d’ordre et sans plan d’action. Ainsi jeudi soir, le 26 janvier, le jour même de l’entrée des fascistes à Barcelone, j’étais dans une petite ville près de Gérone. Je suis allé voir le comité local, « Junta » de la C.N.T. Les camarades n’avaient aucune liaison avec le centre, ne savaient même pas où il se trouvait et me demandaient des conseils.

Notes

[1] Abolir l’argent dans les petits villages d’Aragon et conserver « El Banco de España » cela rappelle étrangement la fable de Krylov : "Le curieux". Le curieux qui a visité le jardin zoologique relate ce qu’il a pu admirer. Il cite les insectes de dimensions d’une épingle, mais il n’a pas remarqué l’éléphant.

[2] La lecture des quatre brochures des ex-ministres de la C.N.T. dans le gouvernement Caballero éditées par le Comité National de la C.N.T. où les ministres relatent leurs exploits est très instructive à cet égard et recom­mandée.

[3] Les 13 points de Négrin, le programme de rétablissement d’une république bourgeoise.

[4] Dans une des plus importantes usines de munitions de Barcelone dénommée Fabrica "A" afin d’enrôler les volontaires, il fallait que le Comité d’usine ferme les portes de sortie parce que les ouvriers se sauvaient.

IV. L’armée républicaine et ses contradictions

 Nous connaissons les effets de la politique du Front Populaire, parce qu’ils sont les mêmes en France, mais le gouvernement républicain disposait tout de même d’une armée, qui avait résisté victorieusement à Madrid, engageait parfois des opérations avec succès, comme à Belchite, Téruel, sur l’Ebre, etc.., avec un commandement unique. Le retour aux conceptions bourgeoises a-t-il eu pour effet un renforcement de la valeur (discipline, coordination, moral) de l’armée républicaine ?

 Ah oui !, répond notre camarade. « Mando unico » (le commandement unique), tel était le mot d’ordre, du reste juste, des staliniens et de tous les républicains, so­cialistes compris. On faisait ressortir même le service énorme qu’il a rendu pendant la « Grande Guerre » aux Alliés. Mais on oubliait qu’en Espagne, il s’agissait d’une guerre civile.

Le commandement unique était nécessaire, (et même urgent au début), mais on avait besoin d’un état-major prolétarien et révolutionnaire, dévoué à la classe ou­vrière et sous son contrôle.

Au contraire, l’Etat-Major était composé de quelques officiers supérieurs de la monarchie, comme le général Pozas, plus tard limogé dans des circonstances mystérieuses, après la débâcle d’Aragon, et qui est rentré en grâce en chantant les louanges du « grand Staline » ; d’autres, dont le « républicanisme » ne s’est pas révélé sûr en toutes circonstances, et de nouveaux venus qui étaient prêts à recevoir des médailles et à accéder au grade de lieutenant-colonel ou même de colonel, mais qui, au moment du danger, passaient avec les plans chez Franco. Il y avait évidemment dans l’Etat-Major des hommes honnêtes et dévoués, mais ils étaient une infime minorité.

Il fallait un commandement unique procédant avec une main de fer, mais un commandement comme celui de Léon Trotsky en 1917-1921 en Russie. Pour cela, il fallait un pouvoir révolutionnaire, une dictature du prolétariat et un parti révolutionnaire conscient de sa tâche à l’image du parti bolchevick de 1917. Tout cela n’existait pas en Espagne.

Il a été prouvé théoriquement et maintenant, hélas, aussi empiriquement, qu’en Espagne une armée forte, expression d’un pouvoir fort, n’était possible que sur la base fasciste ou sur la base de la dictature du proléta­riat. Le gouvernement de Négrin n’a pas su créer une armée forte et coordonnée. Evidemment, il ne s’agit pas de Négrin personnellement qui n’est que l’expression d’un certain rapport temporel des forces entre les différentes classes sociales et courants politiques, mais de toute l’orientation vers la république démocratique.

Veux-tu une preuve de la faillite des docteurs du Front populaire en matière militaire ? En voilà une, et de poids.

Dans les discours officiels on disait toujours : « Finie, la période des milices chaotiques de la première pé­riode romantique de la révolution, de ces maudites « tri­bus » ! [1]. Enfin, nous possédons une armée régulière, disciplinée et organisée. De nouveaux cadres - ajoutait­-on - sont créés ». Seulement, quand venait le moment du danger, tout ce château de cartes tombait... et on faisait appel aux organisations ouvrières... aux maudits comités (prétendue source du gâchis) et aux volontaires. Cela s’est répété deux fois. Au mois de mars-avril 1938, quand Prieto a fait appel aux 100.000 volontaires pour l’armée et aux 50.000 pour les travaux de fortification. C’était dans les locaux des organisations, des partis, qu’on engageait, comme dans la maudite période des milices. Et cela s’est encore répété, fin de décembre 1938 on a fait appel aux volontaires et aux organisations.

Notes

[1] C’est ainsi que le stalinien Comorera a qualifié les héroïques colonnes de Durruti, Jubert, Rovira, parties en juillet 1936 en direction de Huesca et Saragosse. Au point de vue organisation, il y avait du vrai dans le définition de Comorera, mais les « tribus » luttaient héroïquement, tandis que son Ejercito Popular était commandée par des traîtres.

V. Le facteur idéologique dans la guerre civile

Tu sais - poursuit Casanova - et j’ai pu l’expérimenter au front dans la tranchée et pendant les attaques, que les meilleures armes ne valent pas grand’chose quand il n’y a pas des hommes prêts à se sacrifier et à se faire enterrer plutôt que de céder du terrain à l’ennemi. Oui, il faut des hommes, dans l’Etat-Major, comme je l’ai déjà expliqué, mais aussi des hommes sur le terrain pour manier les fusils, les mitrailleuses, les bombes à main, le mortier, l’artillerie légère et lourde, les tanks et aussi les avions.

Le matériel sans l’homme ne vaut pas grand-chose, surtout, j’y insiste, dans une guerre civile où le gouvernement qui a devant lui la tâche de lutter contre la ré­action ne dispose pas d’un appareil de contrainte fonc­tionnant depuis des décades, comme dans une guerre im­périaliste, où il doit créer un nouvel organisme de toutes pièces. Dans une guerre civile, le soldat doit savoir pour­ quoi il lutte, il doit être convaincu que c’est pour sa classe, pour que sa femme et ses enfants connaissent un monde nouveau, meilleur. Alors il se lance avec des bom­bes à main contre l’ennemi plus armé, enlève des posi­tions imprenables et inflige des coups mortels à l’ennemi au sein duquel il sème la démoralisation et la panique.

Oui, continue Casanova, je les vois en ce moment, mes camarades du bataillon, à l’assaut pendant l’offensive de Belchite, par exemple. Je vois mon lieutenant Ferrer, tué à Codo [1] en conduisant sa section à l’attaque du parapet des requêtes. J’entends ses ordres : « Fuego ! (Feu !) et Adelante ! (En avant !) » à notre section composée en majorité de membres des Jeunesses Libertaires. Ah, oui ! pour prendre une tranchée le feu de l’artillerie et des mitrailleuses ne suffit pas. Il faut qu’après un feu nourri de l’artillerie et des mitrailleuses, si l’ennemi s’obstina, à ne pas abandonner da position, l’infanterie aille l’en déloger à coups de fusils, de grena­des et à coups de baïonnettes.

Mes camarades des Jeunesses Libertaires savaient pourquoi ils se battaient. Ils haïssaient la vieille Espagne du fond de leur cœur enflammé. Ils haïssaient les bourgeois, mais surtout l’Eglise et les curés, - symbole de l’oppression moyenâgeuse, - et ils luttaient pour un monde où leurs pères, métallurgistes, serruriers, tour­neurs ou simples dockers, seraient les maîtres. Ils al­laient à l’attaque en chantant : « Hijos del Pueblo » (Fils du peuple) et « Arroja la bomba ! » (Que la bombe explose !), chants anarchistes

Mais nos adversaires, il faut le rappeler, n’étaient pas des mercenaires comme dans d’autres secteurs, des Ita­liens ou des Allemands ou des Marocains venus en Espa­gne afin d’y trouver des villages à piller et des femmes à violer. C’étaient des Requêtes, animés d’une flamme et d’un fanatisme qu’inspirait leur profonde foi catholique. Ils luttaient pour le « Cristo Rey » (Le Christ Roi) et pour la Sainte Vierge contre le diable rouge incarné dans les « marxistes ».

Voilà les inscriptions que j’ai notées le 26 août 1937 après le « nettoyage » de Codo, où nous étions entrés la veille dans les tranchées conquises : « Viva et Cristo Rey ! » (Vive le Christ Roi !), « Vienen los marxistas ! Coraje ! » (Les marxistes viennent ! Du courage !) et encore celle-là « Quando matas un rojo tienes un ano de purgatorio de menos ! » (Quand tu tues un rouge, tu as un an de purgatoire de moins à faire). Ils se défen­daient jusqu’au bout, jusqu’à la dernière cartouche, en­cerclés complètement et ils étaient seulement trois cents environ à défendre Codo et nous peut-être deux mille ou plus.

Ils récitaient plusieurs fois des prières dans la journée et attendaient les secours de la Sainte Vierge et ceux, plus matériels, de la cavalerie maure. Voyant mercredi soir que l’aide ne venait ni du ciel ni de la terre (la cavalerie qu’ils aperçurent de loin et qui s’approchait vers Codo n’était pas celle des Maures, mais la cavalerie républicaine), ils tentèrent d’utiliser la dernière planche de salut : une sortie forcée. On vit d’un seul coup une ruée d’hommes sortir de l’église et dévaler la colline, Nos mitrailleuses commencèrent à fonctionner. Beaucoup ont été tués ou fait prisonniers [2].

Je me suis permis cette digression - intercale Casanova - afin de souligner encore une fois que dans une guerre civile, la seule guerre juste et sacrée du côté des opprimés, de ceux qui sont porteurs du progrès et des valeurs humaines nouvelles, on se tue parfois avec un acharnement particulier et avec un fanatisme sans exem­ple.

Donc, je répète, les hommes et les idées, surtout les idées, jouent un rôle primordial. Que les révolutionnai­res ne l’oublient pas dans les combats à venir et qu’ils ne se laissent pas influencer par les solidisant réalistes qui, d’une façon savante mettront en avant seulement les problèmes de la technique militaire.

Notes

[1] L’attaque du Codo eut lieu le 23-25 août 1937.

[2] Dans Codo nous avons trouvé une grosse quantité des <bojnes rojas » (bérets rouges) et... aussi des munitions françaises livrées à Franco malgré la non-intervention sous le gouvernement Léon Blum, s’il vous plaît.

VI. Pouvait-on désagréger l’armée franquiste ?

Si mes camarades du bataillon étalent animés d’une idéologie révolutionnaire, quoique confuse, nos hauts parleurs, à Matamala, par exemple, faisaient de la propagande platement réactionnaire qui parfois ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle de Franco, et qui ne pouvait démoraliser l’armée adverse et en tout cas ne pouvait pas y provoquer des révoltes. On criait : « Somos de la raza española ! » (Nous sommes de la race espagnole !). On voulait prouver qu’on est plus « espagnol » que Franco.

Une politique révolutionnaire pouvait faire pénétrer « la peste bolcheviste » même parmi les éléments les plus retardataires et les plus réactionnaires. N’a-t-on pas vu au cours de la révolution russe, même les détachements cosaques passer à l’armée rouge ?

Pourquoi en Espagne n’a-t-on pu assister au même phénomène ? Le fanatique requeté avec son Cristo-Rey était-il impénétrable à la propagande révolutionnaire ? Pas le moins du monde. Certes, il aimait la Sainte Vierge, mais il aimait aussi d’autres vierges et en général des choses plus matérielles. Il était catholique fervent. Oui, mais il était aussi paysan, toujours roulé, toujours ex­ploité. Que lui a donné la république démocratique, même sous la présidence de M. Azaña et même quand Largo Caballero était ministre (et il l’était déjà en 1931) ? La misère et les balles. Or, que lui promettait contre Franco le Front populaire ? Le maintien de la même république. Cette république, c’est vrai, on la lui pro­mettait meilleure et plus juste. Mais n’a-t-il pas entendu déjà la même musique et les mêmes promesses ?

Et le Marocain, que lui promettait le Front populaire sous Négrin et aussi sous Caballero, Hernandez et sous le terrible « anarchiste » Garcia Oliver ? Indépendance nationale, par hasard ? Seul un trotskyste criminel pouvait penser à cela ! Les sages et réalistes dirigeants et ministres du Front populaire ne faisaient que des décla­rations sur le respect de traités et sur l’intangibilité du protectorat, c’est-à-dire sur l’intangibilité de l’esclavage du Maroc espagnol.

Cela ne rassurait pas complètement Chamberlain qui était plus sûr avec Franco, mais n’était pas de nature à enthousiasmer le Marocain. Etre esclave sous Franco ou sous Négrin, c’était pour lui un peu pareil. Il avait peut-être tort, dira un malin. Peut-être ! Car pour nous aussi, le régime de Négrin est moins mauvais que celui de Franco. Mais Ben Mahomed n’était pas fort en socio­logie. Malgré sa roublardise dans ce cas précis il pensait à peu près comme Staline c’est-à-dire avec ses pieds la social-démocratie et le fascisme étaient pour lui non des antipodes ; mais des jumeaux [1].

Et les « volontaires » italiens et allemands ? Etaient­-ils tous des fascistes enragés par hasard ? Je ne le crois pas. Certes, il y avait parmi eux des vendus et aussi de enthousiastes d’un autre Cristo Rey : Hitler et Mussolini, mais le gros, c’était à peu près comme le gros du genre humain, c’est-à-dire des gens trompés. Et leur disait-on qu’il n’y a plus des Français, des Allemands, et des Italiens, mais tout simplement des prolétaires et que l’on luttait pour une République Universelle ? Leur disait-on, comme Jaurès, que le mot « étranger » n’a aucun sens pour le prolétariat ? Non !

 Hélas depuis quelques années chez nous en France aussi le Front populaire travaille jour et nuit pour rendre les ouvriers français plus patriotes et plus chau­vins.

 Et bien ! là-bas c’était pareil. On disait qu’on luttait contre les étrangers et pour une Espagne libre, forte et heureuse. L’Italien et l’Allemand amenés par force en Espagne par les bandits fascistes réagissaient comme il fallait s’y attendre, il se fortifiait dans ses préjugés na­tionalistes. Si les autres luttent pour que l’Espagne soit forte, ne dois-je pas, moi, lutter aussi pour que l’Italie soit forte ? Après tout, ne suis-je pas Italien ?

Et les ouvriers, car il y en avait dans l’armée franquiste, quand ils apprenaient qu’on luttait pour le retour à la même république où la propriété capitaliste sera sacrée, comme ils l’avaient connu ; quand ils appre­naient non seulement par le canal ce la propagande fas­ciste, mais aussi par l’intermédiaire des prisonniers de guerre, qu’à Barcelone la C.N.T. était persécutée, tout cela ne pouvait pas les prédisposer à risquer leur vie et à se révolter contre la discipline de l’armée franquiste.

Il est vrai que des soldats, parfois même des petits détachements, passaient dans nos rangs, mais c’était surtout à cause de passagers revers militaires de Franco.

Mais de vraies révoltes, au cours de ces derniers deux ans, il n’y en eut pas. C’est frappant, mais cela ne peut étonner que ceux qui ne comprennent pas que pour qu’une révolte se produise dans une armée, il faut qu’elle soit travaillée de l’intérieur et aussi de l’extérieur par une propagande révolutionnaire et non par les litanies sur « le gouvernement légitime ».

Certains veulent expliquer le fait qu’il n’y a pas eu de révolte chez Franco par la terreur.

Comme si les ouvriers étaient par leur nature une race d’esclaves !

Les chefs du Front populaire ignorent que la propagande révolutionnaire est plus forte que toutes les ter­reurs et tous les appareils. Un jour ils l’apprendront !

La terreur ne régnait-elle pas aussi dans les armées blanches en Russie ? Les Japonais pendant leur occupa­tion de la Sibérie ont-ils été des anges, ne commettaient-­ils pas des atrocités dont le rappel fait aussi frémir ? Les armées de la France démocratique ne pendaient-elles pas à Odessa, ne torturaient elles pas ? Et les corps expéditionnaires d’un autre démocrate et très Front populaire, Mr. David Lloyd George, ne commettaient-ils pas des atrocités ?

Ouvrez les dernières pages de Jimmie Higgins, d’Upton Sinclair et vous verrez le propagandiste bolcheviste torturé par les démocratiques représentants du corps expéditionnaire de Sa Majesté le roi d’Angleterre. Et ce n’était pas seulement une image littéraire

Mais malgré les tortures, « la peste bolcheviste » péné­trait partout, et disloquait non seulement les armées blanches, mais aussi les corps expéditionnaires étrangers : français, anglais, tchécoslovaques, etc…

D’où venait cette force magique qui existait en Russie et qui manquait en Espagne ? Elle venait de la force d’attraction de la révolution prolétarienne.

Tout cela montre que le langage mou et la politique pourrie de la démocratie bourgeoise et du Front popu­laire étaient incapables de disloquer et de démoraliser l’armée fasciste, composée des éléments précisément faciles à gagner : les paysans exploités, les esclaves colo­niaux, et même les Allemands et les Italiens luttant pour une cause qui n’était pas la leur.

Tu vois - insiste Casanova - pour ces charlatans du Front populaire tout est difficile et ils essayent même de persuader le prolétariat qu’il est impossible d’abattre le régime capitaliste, parce que les capitalistes ont à leur service les fascistes, les tanks, une quantité indéfinie d’avions, etc... Ils oublient seulement de se regarder dans la glace et d’ajouter que le capitalisme se maintient sur­tout parce qu’il a des valets qui s’appellent Blum, Staline, Thorez, Négrin et Comorera.

Notes

[1] « La social-démocratie et le fascisme ne sont pas des antipodes, mais des jumeaux », la géniale et très réussie phrase de Staline qui était la base « théorique » de la fameuse politique du « social-fascisme » qui a permis l’installation de Hitler au pouvoir en Allemagne.

VII. Encore une fois la technique

 Mais ne négliges-tu pas trop la technique tout de même ? Certes, l’homme c’est important, mais que peut­-on si on manque, contre un adversaire puissamment ar­mé et aidé par l’étranger, avec des tanks, de l’artillerie et surtout de l’aviation ? On est Impuissant, tu as dû t’en convaincre, vieux, au front ?

 Non, la technique, je ne la néglige pas. Tu as men­tionné l’aviation, puissante arme dans la guerre moder­ne. Elle nous manquait par exemple à l’attaque de Quin­to le 15 juillet 1937. Nous sommes sortis et nous étions déjà bien près des tranchées franquistes, mais les avant-­postes ont manqué de balles, notre artillerie travaillait un peu, c’est vrai, mais de l’aviation, tu n’en voyais pas. Elle se promenait en ce moment peut-être à Barcelone, peut être ailleurs. On a reculé le soir même à la tombée de la nuit.

Ce cas de l’attaque ratée de Quinto [1] ressemble à bien d’autres opérations du même genre sur le front d’Aragon, au cours des années 1936 et 1937. Tu as sûrement - continue Casanova - dû entendre parler de ce genre d’opération.

 Je ne comprends pas bien à quoi tu fais allusion. Explique-toi mieux.

 Et bien quand sur le front d’Aragon prédominaient les bataillons de la CNT, de la FAI et aussi du POUM, le gouvernement central de Madrid et ensuite de Valence où prédominaient déjà les staliniens et les ministres cénétistes, laissait faire, sabotait pour des raisons faciles à comprendre chaque opération militaire. Il ne voulait pas que les miliciens de la CNT-FAI et du POUM entrent à Huesca et Saragosse. Cela aurait augmenté le poids spécifique et l’importance du secteur révolutionnai­re et par conséquent représentait pour Prieto, Négrin et Comorera qui dans les coulisses préparaient déjà pour le compte du capitalisme international la nouvelle combi­naison ministérielle, un danger aussi grand que Franco.

Voilà le schéma de toutes ces opérations engagées par les bataillons et les divisions cénétistes et poumistes. Les bataillons armés de fusils et parfois aussi de mitrailleuses dans un état déplorable, allaient à l’attaque et enlevaient aux prix de grandes pertes les positions les plus diffi­ciles et les collines les plus abruptes, mais après les avoir enlevées aux fascistes il fallait les céder de nou­veau après une nuit ou au bout de 24 heures. L’aviation fasciste arrivait, la nôtre ne se montrait pas. On était bombardé, il fallait reculer.

C’est aussi l’histoire de l’attaque d’une position très importante, Santa Quiteria, vers la moitié d’avril 1937 où on a enlevé la position aux fascistes ; mais il fallait se retirer faute d’aviation. C’est aussi l’histoire de l’attaque, organisée à peu près dans la même période par le POUM, attaque pour la possession de la Loma, près de Manicomio de Huesca où est mort entre autres un des dirigeants du SAP, Wolf. Je ne connais ces deux dernières opérations que par les récits d’autres camarades qui y ont pris part, mais ces récits, car il s’agit de multiples témoignages, sont authentiques. Les camarades qui sont restés plus longtemps au front que moi peuvent te don­ner plus d’exemples de ce genre.

 Mon cher Casanova, tes exemples ne soulignent-ils pas précisément l’importance du facteur technique au cours de la guerre même civile ? Que peut-on avec les meilleurs hommes, même s’ils sont à la hauteur des héros mythologiques, si on manque de tanks et d’aviation ? On ne peut pas dire que « l’homme, c’est tout ». Et puis, le gouvernement républicain disposait de quantités limitées, très limitées, de tanks et d’avions et il avait tant de fronts à défendre ! Tu négliges peut-être trop l’impor­tance des effets néfastes de la politique de « non-inter­vention » !

 Non, je ne néglige pas les effets néfastes de la po­litique de non-intervention, inaugurée par le premier gouvernement de Front populaire, celui de Léon Blum...

Certes, la politique de la non-intervention a affaibli et puissamment affaibli le prolétariat espagnol. Elle a favo­risé Franco, qui, entre autres, comme j’ai pu le constater de mes propres yeux, à Codo, recevait des munitions des marchands de canons français. Cette politique, dérivée de l’ensemble de la politique du Front populaire, pour le­quel les bases du régime capitaliste sont sacrés et intan­gibles et selon laquelle il est interdit dans la période actuelle aux ouvriers de tous les pays de tenter même de se libérer du joug capitaliste, est évidemment à l’origine de l’infériorité technique du camp antifasciste en Espagne. Je ne veux pas laver Blum (le prolétariat le jugera un jour, et comme il faut) et c’est avec un sentiment de honte et aussi un peu d’étonnement que j’ai noté l’indif­férence avec laquelle les ouvriers français ont laissé pas­ser la « sincère » déclaration du chef du premier gou­vernement du Front populaire, sa « confession » à la Chambre des Députés sur les raisons qui ont motivé la chute d’Irun...

Mais j’ai déjà expliqué, et j’insiste encore une fois là­-dessus, que même si par impossible (je raisonne pour un moment dans l’abstrait) le gouvernement républicain es­pagnol avait reçu de l’étranger des quantités très gran­des d’avions, ces avions, avec la politique poursuivie en Espagne, n’auraient pas sauvé la situation.

Il fallait pour vaincre Franco une direction révolutionnaire c’est-à-dire un parti.

Du reste des munitions : des balles, des mitrailleuses, des grenades des mortiers et même des canons et des avions on pouvait les fabriquer en Espagne même et en grande quantité (je ne veux pas dire par là que l’aide de l’étranger n’était pas d’une extrême importance),

Notes

[1] Six semaine après, dans les environs de Puebla de Alborton, nous étions dans le terrain conquis. J’ai lu la presse fasciste qui relatait notre attaque de Quinto du 15 juillet. Elle parlait évidemment de notre échec et aussi a des tanks russes » nés dans l’imagination des rédacteurs du Héraldo de Aragon, quotidien de Sarragosse pour les besoins de la propagande fasciste.

VIII. L’industrie de guerre

Tu fais bien de parler de cela, Casanova, c’est un problème d’une importance capitale. Il l’était en Espagne et il le sera dans tous les pays où le pro­létariat sera placé devant la nécessité d’une guer­re révolutionnaire contre le fascisme. Produire des mu­nitions, de bonne qualité et en grande quantité, tel sera le problème de vie ou de mort dans chaque révolution ! Le gouvernement républicain est-il parvenu à créer une industrie de guerre et sur quelle base ?

Quoique n’étant pas un grand expert dans ce do­maine, j’ai une certaine expérience, ayant travaillé toute l’année 1938 précisément dans l’industrie de guerre. J’ai travaillé d’abord dans un petit village catalan de la pro­vince de Barcelone, trois mois en qualité de simple comp­table dans une usine qui faisait des wagons et des ma­chines agricoles avant le 19 juillet et qui a été transformée en une usine de guerre. On y fabriquait des grenades, des pièces de mitrailleuses, etc... J’ai été ensuite pendant près de neuf mois l’administrateur d’une usine de guerre à Barcelone même. Pour te décrire les difficul­tés auxquelles mous nous somme heurtés tout le temps, ou plutôt le sabotage constant et permanent, la bureau­cratie, le gaspillage, les vols, l’incurie, l’anarchie, - celle-là dans le sens vulgaire du mot - enfin pour te raconter les exploits de l’administration criminelle de l’industrie de guerre qui s’appelait Subsecretarla de Armaarento (Sous-Secrétariat à l’Armement) il faudrait un livre, qui serait lui aussi riche d’enseignements, et malheureusement, je ne suis pas écrivain, ajoute Casanova.

Quand on assistait à ces vols, à ce gaspillage perma­nents (déplacements inutiles, le courant électrique man­quant plusieurs fois précisément pendant les heures où on en avait le plus besoin, les matières premières arri­vant à l’usine quand on n’en demandait pas, par contre celles dont on avait besoin manquant bien que les maga­sins du Sous-Secrétariat en regorgeaient, etc...) ; quand on assistait à tout cela, on se demandait toujours : « Sont-ils des imbéciles, ou des fascistes ? » C’était tou­jours le sujet de notre conversation, dans les moments libres, dans mon bureau, entre mon collaborateur, du reste un stalinien, mais travailleur honnête et dévoué, ac­complissant la tâche qui lui était commandée par le Sous-Secrétariat de l’Armement, et moi-même.

Imbéciles ou fascistes ? Certes, il y avait des imbéciles, mais surtout des fascistes, des agents de la cinquième colonne, et ceux qui peut-être inconsciemment faisaient son tra­vail.

Tout à fait au début, en 1936, c’était la Généralité qui dirigeait en Catalogne l’industrie de Guerre. Pour cela elle avait créé un organisme qui s’appelait « Comision de Industrias de Guerra de Cataluna ». Cette commission était dirigée au début par un ouvrier métallurgiste de Barcelone, un militant du syndicat des métaux de la CNT, Vallejo. On peut avoir des opinions critiques quant à ses conceptions anarcho-syndicalistes, celles du gros des ouvriers d’avant-garde catalans, mais il faut rendre hommage à son dévouement et à son esprit de sacrifice sans limite, à son courage, à son énergie, à son initiative.

Cet homme, ce militant, ce simple ouvrier, était capable de transformer en une semaine, parfois en quelques jours, une usine métallurgique quelconque en usine de guerre. Il trouvait les machines qu’il fallait, les confis­quait sur le champ, les emmenait en camion, allait à la recherche par exemple des cloches des églises dont le bronze servait à faire des balles. Comme Vallejo il y avait sûrement en Catalogne et dans le reste de l’Espagne des centaines et des milliers d’ouvriers qualifiés con­naissant leur métier, dévoues sur les barricades, mais aussi sur leur lieu de travail, devant le tour, la forge et le four. Mais leurs efforts, leurs capacités, leur énergie et leur dévouement à la cause de l’industrie de guerre (ils comprenaient très bien l’importance de chaque obus sorti de leur atelier) furent à chaque instant paralysés par les organismes centraux. On peut en dire autant de beaucoup de dévoués et bons spécialistes venus de l’étran­ger.

Je citerai au hasard les cas de cet ingénieur belge, le camarade K..., spécialiste en matière de fabrication d’ex­plosifs, qui s’est offert au département correspondant et dont on a refusé les services, parce qu’on avait des con­trats avec les fournisseurs étrangers ; et de cet ingé­nieur, espagnol celui qui dirigeait une école d’aviation et qui a présenté un projet parfaitement réalisable d’une usine pouvant produire des avions et qui fut refusé pour permettre les achats à l’étranger.

Quant à Vallejo, mentionné plus haut, il a été congédié vers mai 1937, comme tant d’autres travailleurs dévoués, et remplacé évidemment par des staliniens... et des fascistes.

 Fascistes ? tu exagères !

 Non, je n’exagère pas du tout. Je constate un fait. La Catalogne possédait une industrie métallurgique assez importante, facilement transformable, et les matières premières nécessaires arrivaient en quantité respectable du centre et aussi de l’étranger. Une puissante industrie de guerre qui aurait rendu l’Espagne presque indépendante des spéculateurs étrangers pouvait et devait naître. Une preuve, historique celle-là. N’alimentait-elle pas pen­dant la grande guerre les deux camps belligérants, aux­quels elle fournissait des munitions de bonne qualité ? Pourtant, une grande usine de munitions qui travaillait à l’époque pour la France, et dont l’ingénieur a été, pen­dant la grande guerre, assassiné dans des conditions mys­térieuses par les agents du contre espionnage allemand, faisait, pendant les derniers mois, pour le gouvernement républicain, 90 % de « loupés ».

Dans l’usine que j’administrais, la production n’était tombée dernièrement que de 30-40 % (mais, c’est un cas exceptionnel). La production tombait évidemment non seulement en quantité, mais aussi en qualité, et c’était un phénomène général. Les raisons ? L’inertie, la mau­vaise organisation, et cela malgré le nombre toujours croissant « d’organisateurs », de nouveaux inspecteurs, de nouvelles commissions, qui devaient chercher les rai­sons de cette anarchie... Plus il y avait de ces « commis­sions » nouvelles, plus il y avait de circulaires et d’ins­tructions qui tous les quinze jours changeaient les mé­thodes de travail, plus il y avait de statistiques à établir, de fiches à remplir (une simple facture devait être faite en six exemplaires) plus il y avait de ces commissions de contrôle recherchant par exemple des faux mala­des [1], plus il y avait de contrôleurs à la recherche des « incontrolados » (incontrôlables), plus cela allait mal, malgré les fanfaronnades officielles et mensongères et malgré les singeries du stakhanovisme.

Illustrons cette sinistre pagaïe et nous allons essayer de l’expliquer après. La Subsecretaria de Armamento qui concentrait et dirigeait toute l’industrie de guerre, de­vait nous fournir les matières premières (le fer, le char­bon, le bois, le pétrole, la terre réfractaire, le sable de fonderie, les graisses pour les machines, etc...). Sans ces matières premières, ou si, tout simplement une d’elles manquait, on était arrêté, et les ouvriers condam­nés à jouer aux cartes à l’intérieur de l’atelier.

Or, très souvent manquait une matière de première importance. Elle manquait non parce que la Subsecretaria n’en avait pas (ses magasins en regorgeaient, et la même matière était très souvent volée), mais parce que le responsable du département correspondant « oubliait », malgré les ordres écrits et téléphoniques, de l’envoyer chez nous, il « oubliait » d’envoyer le pétrole ou le char­bon, par exemple, malgré qu’il ait reçu les commandes munies de tous les cachets. Par contre lui ou son collè­gue « n’oubliait pas » très souvent d’envoyer une matière première en quantité trop grande qui risquait d’encom­brer une usine.

Il y avait - raconte Casanova - des cas comiques, ou plutôt tragi-comiques, à cet égard. Une fois, un res­ponsable d’un département s’est trompé d’un chiffre et a tout simplement ajouté un zéro. Au lieu de 5 tonnes de charbon il en a envoyé 50... Ce n’est pas une galéjade, c’est un fait comme il y en avait tant. On peut trouver des histoires de ce genre chez l’humoriste soviétique Zochtchenko, mais Zochtchenko faisait de la satire et exagérait intentionnellement, tandis que je ne fais qu’un récit. On nous envoyait des matières premières très chères dont notre usine n’avait pas besoin. Ainsi le contrat établi, en dépit du bon sens, entre notre usine et la Subsecretaria, prévoyait une livraison mensuelle de 200 kilos de ferro-manganèse et de 200 kilos de ferro-silicium. De multiples interventions téléphoniques et orales de la part du directeur technique, du contrôleur de la Subsecretaria et de moi-même, ayant pour but d’annuler ces envois de matières si chères dont avaient besoin d’autres usines qui en manquaient, n’ont abouti à aucun résultat. Le ferro-manganèse et le ferro-silicium arrivèrent à notre usine jusqu’au dernier moment.

Pour déplacer une matière d’une usine à l’autre, il fallait des autorisations et des permis spéciaux du con­trôleur de la Subsecretaria sans lesquels on ne pouvait rien. Et comme il s’agissait d’une collectivité qui était composée d’une trentaine d’usines et comme le Gouvernement poursuivait une politique de sabotage de ces collectivités (je traiterai le problème des collectivisations en­suite), les autorisations n’étaient pas accordées.

La Subsecretaria préférait paralyser la production, qu’elle était chargé officiellement d’impulser et de coordonner, plutôt que de collaborer honnêtement avec la Collectivité.

Je passe maintenant au courant électrique (un problè­me de première importance) sans lequel aussi on restait « en plan », comme on dit en français. Eh bien ! le cou­rant électrique manquait précisément pendant les heures où on avait le plus besoin de lui, c’est à-dire pendant les heures où l’on fondait.

Une longue interruption de courant et le contenu du four électrique se solidifiant, rendait celui-ci inutilisable et immobilisait l’usine. Je revois mon collaborateur, le directeur technique (l’ancien patron) rudement embar­rassé dans un moment pareil et me suppliant à chaque instant de téléphoner au Central Electrique.

Le courant électrique manquait non seulement pendant les alertes (c’était inévitable), mais plusieurs fois par jour, et il y avait des jours (et dernièrement c’était très fréquent) où on ne le voyait pas du tout.

Evidemment ces incidents étaient prétexte à une paperasserie abondante. Chaque matin, on devait signaler en trois exemplaires, les interruptions de courant de la veille (nombre, durée. etc...). D’autres contrôles, comme tu le vois, d’autres fiches, encore de la paperasse, mais le cou­rant continuait à manquer.

Autre chose. Notre collectivité avait besoin de certaines machines, et elle ne pouvait les acheter qu’à l’étranger. Pour faire ces achats elle avait délégué quelques représentants. Mais le gouvernement, qui n’était pas enclin à favoriser la collectivité (Collectivité CNT-UGT, mais dont la majorité des ouvriers et du Conseil d’Entreprise était de la CNT), refusait les passeports en prétextant qu’il n’y avait pas de devises pour un luxe pareil. Par contre, il y avait des devises pour envoyer de multiples délégations à l’étranger dont le but était de brosser les chaussures de quelques démocrates millionnaires et de cirer le plancher dans les antichambres de MM. les ministres de France et d’Angleterre, afin de gagner le cœur de Chamberlain - objectif central et impossible de toute la politique internationale du Front Populaire. Eh bien, les machines ne furent pas achetées... Il en résulta une perte pour la collectivité, et l’impossibilité de mettre en marche quelques sections dans plusieurs usines. Une perte évidemment, pour l’industrie de guerre, mais MM. de la Subsecretaria ne faisaient pas cas de ce détail.

Quand une pièce est terminée, que cela soit un lingot une pièce de machine, un trépied de mitrailleuse Hotchkiss, ou un obus, elle doit être livrée au destinataire, c’est-à-dire à une autre usine qui doit la terminer, ou à un arsenal par exemple, et elle ne doit pas en principe, rester et attendre que « se maduran do higos » (que les figues deviennent mûres).

 C’est évident, c’est même trop simple pour que tu nous l’expliques...

 C’est simple pour toi, continue notre ami, mais ce n’était pas si simple pour moi, ni pour nous tous dans notre usine à Barcelone. Nous recevons par exemple un ordre de « la Subsecretaria », de la section des Explosifs ou de la Section Blindée, de faire d’urgence « urgentisimo » , une certaine quantité de pièces. Elles devaient être prêtes dans une semaine admettons. Les ou­vriers y ont mis du leur. Elles sont prêtes dans le délai indiqué. Mais il faut qu’on vienne les chercher. (Ce sont des petites choses, mais les petites choses font les gran­des, n’est-ce pas ?) Eh bien, parfois, malgré « urgentisimo » passaient des semaines, parfois un mois, et les pièces attendaient... Or. téléphonait des dizaines de fois pour qu’on les enlève et on recevait toujours la même réponse, le premier mot qu’entend et qu’apprend un étranger en Espagne : manaña... (demain).

Par contre venaient très souvent chez nous des ca­mions inutilement, très souvent pour nous dire bonjour tout simplement. C’était très gentil et très gai, mais cela coûtait de l’essence si précieuse. Je pourrai aussi citer le cas des deux motocyclistes faisant le trajet d’une cen­taine de kilomètres pour nous remettre « un document d’une extrême importance » - une simple facture qui pouvait nous être envoyée tout simplement par la vole postale.

 Tu chicanes... Tu t’arrêtes sur des petits faits qui n’ont pas toujours d’importance décisive. N’est-ce pas du bureaucratisme qu’on rencontre un peu partout, surtout dans la période révolutionnaire, quand l’appareil nouvel­lement construit ne peut pas fonctionner normalement ?

 Je proteste - intervient Casanova - on voit bien que tu n’as pas cette modeste expérience de ce travail qui m’a permis de toucher les choses de près.

« Solo trabajando mucho ganarernos la guerra », et aussi « Trabajar 12 horas, 14, 18, 24 horas no es bastante para ganar la guerra ! » [2] et c’est juste. La guerre se gagne en travaillant, évidemment si on fait des choses utiles. Le temps est un facteur de premier ordre. Quant à ce bureaucratisme que je signale non seulement il a pris des proportions colossales, mais on ne le combattait pas sérieusement. J’emploierai un terme un peu grossier et qui ne me plaît pas, mais qui reflète bien la réalité, en tout cas en ce qui concerne l’administration catalane : « On s’en foutait »... « Es igual », « Esta bien » (« C’est égal » et « Ça va comme ça »). Mais derrière ce jem’enfoutisme ne se cachaient pas seulement l’insouciance de l’imbécillité, mais aussi le vrai sabotage... et l’authentique 5ème colonne. On ne peut même pas comparer ce bureaucratisme avec le bureaucratisme qui existe et qui existait en Russie dans les premières années de la révolution.

Un exemple, afin de te montrer la différence des pro­cédés dans les mêmes cas en Russie en 1918, 1919, dans le plein de la guerre civile, et en Espagne en 1936-1939.

Fin mars, au moment de la rupture du Front d’Ara­gon, à l’usine où je travaillais, vient un représentant de « la Subsecretaria » avec une commande de pioches. On en avait un besoin urgent vu l’avance rapide des fascistes qui avaient rompu le front, et avançaient avec une vitesse foudroyante vers la Catalogne. L’usine était en­combrée de commandes, mais les pièces qui étaient com­mandées avant pouvaient évidemment attendre. Les pio­ches, c’était plus urgent. On en avait besoin pour faire des tranchées et construire une nouvelle ligne de résis­tance. Eh bien, dans un cas pareil, en Russie, (je pourrais citer des faits qui m’ont été rapportés par un camarade qui a travaillé précisément dans l’industrie de guerre en Russie, et 20 ans après en Espagne) venait un ordre militaire : il fallait sous peine même d’être... liquidé, exécuter la commande.

Dans mon usine, en l’an de grâce 1938, ont commencé d’abord les pourparlers, ensuite des marchandages, après des réunions des comités suivies d’une correspondance entre l’usine et « La Subsecretaria » et on n’a pas fait les pioches.

Si en Russie le bureaucratisme ne manquait pas, il y avait au moins une main ferme, une direction consciente, qui centralisait tout et qui, malgré le sabotage et tous les obstacles, imposait sa volonté. Tout cela man­quait en Espagne, manquait parce qu’il n’y avait pas d’unité réelle (malgré tout ce qu’on a chanté là-dessus), unité qui du reste ne pouvait pas se faire sur la base contradictoire du Front populaire. Cette contradiction éclatait à chaque instant. Elle crevait les yeux pour ce­lui qui savait voir. Cette contradiction la voici : d’un co­té le prolétariat qui voulait se libérer économiquement, de l’autre les bourgeois de gauche et leurs valets, qu’ils soient du rite stalinien ou anarchiste. Les uns voulaient être les maîtres des usines, les autres voulaient que tout rentre dans l’ordre...- l’ordre bourgeois dans lequel on pro­mettaient généreusement aux ouvriers des réformes. LES UNS, LES OUVRIERS, VOULAIENT EN FINIR AVEC LE CAPITALISME, LES AUTRES VOULAIENT LE CONSERVER. Pour voir la contradiction, le microscope n’était pas nécessaire, mais aucun microscope ne peut servir à des aveugles.

Cette « légère » contradiction, dont le rappel fut con­sidéré par les autruches du Front populaire comme le plus grand péché du XX° siècle, et qui s’appelle le trotskysme, ressortait dans tout, absolument tout, car elle n’était pas accidentelle, accessoire, occasionnelle, mais elle était à la base de toute la guerre civile en Espagne.

Elle ressortait comme nous avons pu le constater dans l’industrie de guerre, dans l’armée républicaine, dans toute la vie de l’Espagne gouvernementale et dans son économie en premier lieu.

Notes

[1] Faux malades, les ouvriers qui abusaient des Assurances Sociales et qui sous des prétextes futiles ne se présentaient pas au travail.

[2] « Solo trabajando mucho ganare mes la guerra ». Seulement en travaillant beaucoup, nous gagnerons la guerre. - « Trabajar 12 horas, 14, 18, 24 horas no es bastante para gagnar la guerra » : Travailler 12 heures, 14, 18, 24 heures ce n’est pas assez pour gagner la guerre - des affiches de propagande. La première on la ren­contrait dans les bureaux... où on ne se tuait pas. L’autre affiche était projetée dans tous les cinémas et théâtres de Barcelone.

IX. Que s’est-il passé le 19 Juillet ?

Il est important de le préciser, car le tableau de ces événements, tel que le présentent les chefs staliniens et réformistes du Front Populaire, est mensonger.

Que vous a t-on dit en France journellement pen­dant ces 30 mois, dans L’Humanité et Le Populaire. Qu’il existait en Espagne une république démocrati­que et un gouvernement légitime qui conduisait ce beau pays vers le progrès et le bonheur. Mais un jour les généraux parjures (c’est à peu près comme la ré­volte des diables au ciel qui a engendré le mal sur la terre, et qui sert à l’Eglise à concilier le dogme que le Dieu est tout-puissant et infiniment bon) se sont rebellés. Ces agents de l’Allemagne et de l’Italie ont plongé le pays qui était sur la voie florissante de la démocratie dans la guerre civile meurtrière. La guerre civile a été surtout imposée aux Espagnols, (malgré leur tempérament impulsif, ils étaient faits pour s’entendre) par l’étranger et par les agents de Mussolini et d’Hitler. Ce sont eux qui ont rompu cette unité de la nation espagnole en bonne voie surtout après les élections victorieuses du Front populaire es­pagnol de février 1938. Les généraux au service de l’étranger se révoltent donc. Tous les démocrates, les ouvriers, les paysans, les petits-bourgeois, les bour­geois même, qui mettent au-dessus de leur intérêt égoïste l’intérêt supérieur de la démocratie et de la nation sortent dans la rue, donnent leur sang pour le gouvernement démocratique, constitutionnel et légitime d’Espagne qu’ils sauvent le 19 juillet d’une situation embarrassante. La seconde guerre d’indépendance commence en Espagne. C’est une guerre surtout na­tionale contre les pays étrangers, afin de protéger l’intégrité de l’Etat espagnol et de ses colonies et protectorats. Enfin, bien que « la cause de l’Espagne fût la cause de toute l’humanité progressive et avancée » [1] il n’y avait pas en Espagne de guerre civile, ni de guerre de classe, mais seulement une guerre contre l’envahisseur étranger.

Cette conception, qui a trouvé son expression complète dans les 13 points de Négrin approuvés (ne l’oublions pas) non seulement par les staliniens, mais aussi par le représentant de la C.N.T. au gouvernement, a été répété urbi et orbi des milliers de fois. Cette conception avait du reste aussi pour but de gagner le cœur de Chamberlain.

Pour revenir à l’économie selon l’image des diri­geants du Front populaire, elle a été évidemment troublée par la révolte des généraux. Les ouvriers et les paysans furent obligés de prendre certaines usi­nes [2] et de labourer la terre, mais c’est parce que les propriétaires fascistes et d’autres bourgeois d’une couleur indéterminée avaient fui. Quant à ceux-ci, loin d’être fascistes, ils étaient tout bonnement des bourgeois, et en fuyant, ils commirent du reste une grosse bêtise qui résultait de leur incompréhension du caractère réel du conflit espagnol si bien expliqué dans les thèses de Dimitrov et de José Diaz. C’est cette incompréhension et ce malentendu qui les ont inclinés à émigrer soit dans la zone fasciste, soit à l’étranger... Il n’y avait donc aucune révolution en Espagne [3] (Invention des trotskistes qui, par leurs théories ser­vaient le fascisme), mais uniquement la défense du gouvernement légitime et des droits consacrés par la constitution et les codes.

Vous connaissez le tableau puisque vous vous êtes donné la peine de lire journellement la prose du Front populaire. Maintenant laissez-moi vous expliquer la vérité.

Comme marxiste, je crois que le prolétariat n’a aucune raison de fermer les yeux. Il doit regarder la réalité en face « cara a cara », comme on dit en espagnol. La supériorité du système marxiste, maté­rialiste et scientifique, sur tous les systèmes Idéalistes, consiste précisément en ceci qu’il part de l’analyse exacte de la réalité économique et politique, des con­tradictions réelles entre les classes sans préoccupa­tions sentimentales a priori, afin d’indiquer au prolétariat la voie à suivre. Mais il est vrai qu’il n’y avait pas de marxistes parmi les docteurs du Front Populaire.

Mon analyse du conflit espagnol part de la consta­tation de la principale et essentielle contradiction de notre époque, à savoir du conflit qui oppose deux classes fondamentales de la société contemporaine ; le prolétariat et la bourgeoisie. La bourgeoisie exis­tait et gouvernait en Espagne avant le 19 juillet sous le régime du Front populaire après sa victoire élec­torale de février, comme elle gouvernait en France sous tous les gouvernements du Front populaire (et elle ne se portait pas mal) ; comme elle gouvernait en Russie avec un gouvernement d’un autre Front populaire, celui de Kerensky en 1917 avant que « les agents de l’Allemagne », Lénine et Trotsky la chassent.

Mais l’Espagne est un pays arriéré, peut-être pas autant que la Russie tzariste, mais qui à beaucoup d’égards, lui ressemble.

La bourgeoisie espagnole, le capital financier, gou­vernent donc comme ils gouvernent en ce mo­ment dans la Lithuanie agricole et arriérée ou sur les îles Philippines. Mais la bourgeoisie espagnole y gouverne sans avoir fait une révolution bourgeoise, comme l’ont fait si bien les jacobins en France en 1789. La bourgeoisie espagnole est arrivée au pouvoir par suite d’une série de compromis avec le féodalisme. Les castes réaction­naires, les propriétaires terriens, l’Eglise (puissance économique et non seulement morale et politique en Espagne), la caste militaire, une bureaucratie très puissante, jouent un rôle de premier plan dans la vie du pays, et l’empêchent d’avancer dans la voie du développement capitaliste. Ajoutons à cela, comme en Russie tzariste, le rôle décisif du capitalisme étranger qui tient en main les principales richesses du pays, du capitalisme étranger, surtout anglais et français, dont la bourgeoisie espagnole est la stipendiée.

L’Espagne était en somme, comme la Russie de 1917, devant la révolution bourgeoise, c’est-à-dire les tâches urgentes posées par les nécessités objectives du développement du pays étaient : l’abolition de tous les restes du féodalisme, la répartition des terres entre les paysans pauvres, la suppression du pouvoir de l’Eglise, de la caste militaire, de la bureaucra­tie et aussi la libération du pays de l’emprise du ca­pitalisme étranger qui, anglais, français ou allemand, est précisément intéressé au maintien de l’Espagne arriérée avec tous ces caractères moyenâgeux.

Cependant cette révolution bourgeoise n’a pu en Espagne comme d’ailleurs en Russie, être accomplie par la bourgeoisie espagnole faible et domestiquée. La révolution bourgeoise ne put être conduite que par le jeune, mais très combatif prolétariat espagnol. Mais le prolétariat espagnol, pour en finir avec ces restes de Moyen-Âge, ne pouvait pas s’arrêter à la liquidation de ces restes du féodalisme, mais devait en finir avec le capitalisme intimement et indissolublement lié aux propriétaires terriens et à la caste militaire.

En somme, pour sortir l’Espagne de son sommeil plus que séculaire, le prolétariat espagnol devait faire sa révolution prolétarienne, établir la dictature du prolétariat, et, s’orientant sur l’aide de la révolution européenne, commencer la construction d’un élément puissant des Etats-Unis Socialistes d’Europe.

Tel était le dilemme posé devant l’Espagne, non par quelques doctrinaires entêtés, mais par le développe­ment objectif du pays. Rester en arrière, comme un pays semi-féodal, avec son ignorance et son esclavagisme, ou aller audacieusement de l’avant, vers le Socialisme. Tel était, et est encore aujourd’hui, le tragique choix pour ce pays où s’applique précisé­ment la théorie de la Révolution Permanente.

Cette théorie, dont nous trouvons des embryons chez Marx, et qui a été magistralement développée par Léon Trotsky dès 1905 et ensuite aussi magistralement mise en application conjointement malgré les diverses voies théoriques qui les y avaient amenés, par Lénine et Trotsky en 1917, nous enseigne que dans la période impérialiste du capitalisme décadent, les révolutions bourgeoises démocratiques dans le genre de la Révolution française de 1789 sont impossibles. C’est au prolétariat des pays arriérés à prendre la direction du mouvement pour la libération de ces pays du féodalisme mais aussi du capitalisme.

La révolution politique d’avril 1931 n’avait rien ré­solu. L’histoire de cette république de « trabajadores de todas classa » [4] est l’histoire de convulsions permanentes. Le roi est parti faire la noce dans les cabarets des plus belles capitales européennes et a dit aux classes dominantes : « Débrouillez-vous ! » Ce n’était pas facile. L’histoire de ces cinq années 1931­-1936, c’est l’histoire des complots permanents des militaires, des coups de force réactionnaires (Sanjurjo), des tentatives de museler le prolétariat par une dictature réactionnaire sous la couverture parlementaire (Gil Robles-Leroux) d’un côté et de l’autre des luttes héroïques du prolétariat espagnol, qui tantôt prenaient la forme de mouvements anarchistes, sans perspectives il est vrai, mais qui entraînaient des couches importantes du prolétariat, surtout catalan, et des mouvements de masse qui sont allés jusqu’à la glorieuse Commune des Asturies. C’est l’histoire des lock-outs, mais aussi des grèves puissantes. C’est l’his­toire des insurrections paysannes, qui prenaient la forme d’une jacquerie. Le pays était en déséquilibre permanent. Les paysans voulaient la terre. La république « de trabajadores de todas clases » sous le présidence du Conseil de Monsieur Azaña leur donnait des belles. Le belle république continuait à donner les belles aux paysans andalous même quand Monsieur Azaña grâce à la victoire du Front populaire, fut élevé à le Magistrature suprême, celle de la Pré­sidence de la République. Elle défendait les nobles et les marquis et leur vie de senoritas. Les ouvriers s’organisaient dans de forts syndicats, les patrons exigeaient du pouvoir des mesures fortes. Les persé­cutions contre les organisations prolétariennes furent aussi fortes sous Gil Robles-Leroux que dans les pi­res années de dictature de Primo de Rivera, et sont allées jusqu’à la répression sanglante de le Commune des Asturies. La République protégeait les généreux de la monarchie, garantissait leur situation, mais les généraux ne se sentaient pas rassurés parce que der­rière la République, ils voyaient le prolétariat. Et ils rendaient la République responsable du danger révolutionnaire. On fit des lois formelles sur le séparation de l’Eglise et de l’Etat. On mécontente ainsi le clergé qui se sentait menacé, mais on ne touche pas à sa puissance réelle, à se puissance économique. En réalité, la République protégeait l’Eglise, mais l’Eglise lui gardait rancune de ses velléités laïques. Et ainsi de suite sans fin. On ne satisfaisait personne, et on mécontentait tout le monde !

Le gâchis allait croissant. Le représentent clairvoyant de la bourgeoisie espagnole, Gil Robles, se rendit compte qu’avec le parlementarisme, il n’y a rien à faire. Quelques mois avant le coup de force de juillet 36, il sortit du parlement en claquant la por­te. Et c’était plus qu’un geste. C’était la rupture de la grande bourgeoisie avec la démocratie.

Les cinq mois du Front populaire février juillet 1936 furent des mois de convulsions poussées au pa­roxysme. Les généraux, l’Eglise, le Banque, aidés par le capitalisme étranger, préparaient leur mauvais coup. Les paysans se révoltaient. Les ouvriers faisaient des grèves et s’impatientaient. Mais les chefs du Front populaire conseillaient d’attendre, d’atten­dre toujours, et d’avoir confiance dans l’appareil du gouvernement légitime qu’il fallait épurer. C’était aux ouvriers de prendre l’initiative, mais ils étaient paralysés par le Front populaire.

Un pareil frein m’existait pas de l’autre côté de la barricade. La réaction sentait le danger de la Révo­lution montante.

Mais, Cabanelias, Franco, ont été des instruments de toutes les classes réactionnaires. Ils avaient lié partie avec Hitler et Mussolini, mais aussi avec le capitalisme anglais. Hitler et Mussolini cherchaient et cherchent évidemment des positions stratégiques en Espagne. Ils se sont servis et se servent de Franco pour des raisons impérialistes. Nous le comprenons aussi bien que José Diaz et Alvares del Vayo ; mais ce n’est qu’un côté de le guerre civile espagnole. Et pas l’essentiel !

Le but principal était et reste pour le capitalisme international, aussi bien des pays fascistes que dé­mocratiques, d’écraser « la peste rouge », c’est à-dire d’écraser le prolétariat et de garantir de la seule fa­çon possible la continuité de l’exploitation capitaliste dans un pays où le démocratie bourgeoise n’avait aucune possibilité de subsister. De là toute le « non-­intervention », l’unité (réelle celle-ci) du capitalisme international, démocratique inclus. Ce dernier pouvait certes manœuvrer contre son concurrent fasciste en Espagne en livrant parfois certaines quantités d’armes [5] afin de prolonger le tuerie, mais ne pouvait pas s’engager à fond... et préserver la classe ouvrière espagnole du fascisme.

Nous ne nions pas le rôle des agents d’Hitler et de Mussolini dans le déclenchement de la guerre civile, mais de là à expliquer la guerre seulement par leurs intrigues, il y a une distance.

Si Hitler et Mussolini ont pu utiliser Franco (et il n’est pas sûr du tout ce que sont seulement eux qui l’utiliseront dans l’avenir [6]), c’est parce qu’il y avait en Espagne même un conflit de poids : entre le fas­cisme et le prolétariat. Ils n’ont pas inventé Franco dans leurs cabinets, mais se sont appuyé en Espagne même sur les forces réactionnaires existantes. La théorie qui explique le fascisme par l’intervention des « agents de l’étranger, est aussi ridicule que la théorie des réactionnaires qui expliquent chaque mou­vement révolutionnaire sur n’importe quel point du globe par « les manœuvres des agents de Moscou ». C’est une preuve de plus de la bassesse et de l’idiotie qu’ont atteintes les idéologues du Comintern.

Le soulèvement du 18 juillet fut la tentative de ra­mener l’Espagne en arrière et de l’arrêter brutale­ment sur la vole de son développement.

Le fascisme a jeté le gant. Le prolétariat l’a relevé. Il ne s’est pas levé pour la défense d’une république pourrie qui l’exploitait et qui a engendré le fascisme. Il s’est levé pour se libérer.

Notes

[1] « La cause de l’Espagne est la cause de toute l’humanité progressive et avancée. » La grande phrase de Staline dans son télégramme à José Diaz en 1936. C’est la seule phrase et constatation... difficile que Staline ait prononcée depuis 3 ans sur l’Espagne. Vraiment, pour avoir une pareille perspective il fallait être le chef du prolétariat international et un titan de la pensée que la terre n’a encore jamais porté.

[2] On voulait même cacher à l’opinion démocra­tique que les ouvriers espagnols avaient pris toutes les usines importantes en mains. Evidemment on n’arrivait pas à tromper les capitalistes « démocrates » de France et d’Angleterre qui savaient se renseigner sur place, mais, par contre, on réussit à tromper le prolétariat des autres pays.

[3] A cet égard symptomatique l’article d’un employé du Comité Régional de la CNT, un certain Fortin, « Réponse à Styr-Nhair » publié dans La Révolution prolétarienne où la myopie grotesque d’un anarchiste français ressort avec une clarté particulière.

[4] "De trabajadores de todas clases" - de travailleurs de toutes catégories - C’est la formule de la Constitution républicaine espagnole.

[5] Certains marchands de canons livraient des armes des deux côtés. Comme disait Vespasien : "Non olet" - "l’argent n’a pas d’odeur".

[6] Si Franco triomphe, il aura tout intérêt à chan­ger ses maîtres. Du côté de l’Italie et de l’Allemagne il aura des dettes. Par contre, le rapprochement avec les démocraties lui permettra de passer à la caisse. Cela sera difficile parce que Hitler et Mussolini ont pris leurs précautions ! Mais aucune précaution ne vaut devant le rapport des forces toujours changeant.

Nous ne sommes pas des prophètes. Le plus probable est que Franco victorieux essaye de jouer sur les deux tableaux comme la Pologne ou la Yougoslavie.

X. Y a-t-il eu une révolution prolétarienne en Espagne ?

Y a-t-il eu en Espagne une révolution prolétarienne ? Cela vaut la peine de poser la question et d’y répondre.

Del Vayo, Dimitrov, Diaz, Marty et même certains « anarchistes » répondent que c’est là une invention d’excités et de trotskystes.

Voyons cependant les choses de plus près. Je de­mande donc une minute d’attention aux membres des partis de la deuxième et troisième Internationales et de l’Internationale anarchiste ; je laisse de côté les « excités », qui construisent la IV° Internationale... Ouvrez vos cartes de membres du parti. Vous y verrez comment est défini le but révolutionnaire de vos organisations. Les moyens de production doivent passer entre les mains du prolétariat, qui doit en même temps s’emparer du pouvoir politique. Ce but révolutionnaire, qui est en même temps la définition de la révolution prolétarienne, nous le trouverons dans les statuts des partis qu’on appelle marxistes. Quant aux anarchistes, ils posent comme but de la transfor­mation révolutionnaire la suppression immédiate, non seulement du capitalisme, mais aussi de l’État.

D’après les marxistes, par conséquent, la révolution prolétarienne c’est la prise des moyens de production et du pouvoir politique par la classe ouvrière qui doit prendre la forme de la dictature du prolétariat.

Après ce simple rappel, revenons à l’Espagne.

Quand les généraux et toute la racaille réactionnai­re réalisèrent leur coup de force le 18 juillet, les ou­vriers comprirent instinctivement le sens du coup d’État. Ils montèrent sur les barricades. Le proléta­riat, et lui seul, sauva la situation. L’appareil bour­geois passa dans la majorité du côté des fascistes..

Mais les ouvriers ne montèrent pas sur les barri­cades pour les beaux yeux de la démocratie bour­geoise. Ils passèrent à la révolution socialiste. Dans les grandes capitales et les petits villages, ils prirent au collet les bourgeois ou les propriétaires fonciers, et s’emparèrent de leurs biens. Qu’elle ait pris la for­me de la collectivisation, de la socialisation, de la « construction du communisme libertaire dans un seul village », cela n’a qu’une importance secondaire. Le fait est que le phénomène fut général. Les ou­vriers s’emparèrent de toutes les richesses du pays.

Quant au côté politique de la révolution, elle « commença » aussi réellement en Espagne en 1936 : les ouvriers créaient leurs organismes indépendants de l’Etat bourgeois les milices avec leur Comité Central des Milices Antifascistes ; les Patrouilles de Contrôle organisme authentiquement révolutionnaire destiné à protéger l’ordre public contre les attentats contre-révolutionnaires les comités ouvriers qui existaient dans tous les villages, et indépendamment de leur forme bigarrée, constituaient la seule autorité réelle pendant les premiers mois qui suivirent le 19 juillet. Deux pouvoirs existaient. Un pouvoir fantôme, le pouvoir officiel étatique républicain. Un autre, réel celui-­là, celui des comités et des organisations ouvrières. Quoique ce second pouvoir n’ait jamais pris la forme coordonnée, organisée et centralisée des soviets, il dominait la vie du pays les trois premiers mois jus­qu’à la formation des gouvernements de coalition encadrés par tous les partis ouvriers, et subsistait en­core jusqu’au coup de force contre-révolutionnaire de Mai 1937. Par conséquent, la révolution ouvrière avait bel et bien commencé, dans le domaine économique et politique, en Espagne, en juillet 1936.

Évidemment, il fallait la parachever. Il fallait dé­truire complètement l’ancien appareil étatique de la bourgeoisie, et tout ce qui en restait. Les Comités devaient élargir leur base et se transformer en organes démocratiques du prolétariat. Ils devaient prendre le pouvoir dans le pays, centraliser l’économie, nationa­liser les banques, élaborer un plan économique et con­duire sur la base révolutionnaire prolétarienne, la guerre contre le fascisme.

Mais la révolution sociale fut ensuite criminellement étranglée par les chefs du Front populaire, et aussi par les dirigeants de tous les partis ouvriers qui ont préféré à la voie révolutionnaire, des portefeuilles dans le gouvernement et à la Généralité. C’est l’application de la formule « D’abord gagner la guerre, puis faire la révolution » qui conduisit, comme nous l’avions prévu depuis 1936, à leur perte, d’abord la révolution, puis la guerre.

XI. Les événements de Mai 1937

La dualité de pouvoir existait en Espagne, quoique sous une forme Incomplète et partielle, dans les pre­miers mois qui ont suivi le 19 juillet. Le second pou­voir, l’embryonnaire pouvoir ouvrier, s’exprimait dans les comités ouvriers qui s’étaient créés dans toutes les villes et les plus petits villages de l’Espagne gouvernementale. Ces comités au sein desquels rentraient les représentante de toutes les organisations prolé­tariennes prenaient des formes diverses c’étaient des comités de défense qui assuraient l’ordre public par le canai des Patrouilles de Contrôle et qui administraient les villages et les villes. Dans les usines s’étaient formés les comités d’usine. Les transports et toute l’administration étatique étaient contrôlés par les délégués syndicaux. Sur les bateaux les marins formaient leurs conseils. Les milices étaient organi­sées dès le début par les partis et les syndicats. Sur la proposition du président Companys fut créé en Catalogne le Comité Central des Milices Antifascistes. Formellement, c’était un organisme de la Généralité ; en réalité, c’était dans la première période l’unique pouvoir effectif en Catalogne. Le gouvernement de la Généralité était une apparence tolérée parce que les organisations ouvrières n’avaient pas eu le courage de la liquider.

Pourtant ce fut cette apparence du pouvoir, la Généralité, qui l’emporta sur le pouvoir du peuple et sur les comités. Dans l’institution agonisante un sang nouveau fut injecté par les chefs des organisations ouvrières. On liquida lé Comité Central des Milices Antifascistes et on forma le ministère de coalition de Taradellas en Catalogne vers la fin de septembre. Un mois après les anarchistes rentraient également dans le gouvernement central. A partir de la forma­tion des gouvernements de coalition, la situation évo­lue en Espagne « gouvernementale » dans le sens de l’affaiblissement du pouvoir des Comités et du renforcement du pouvoir central bourgeois. Les raisons de cette évolution réactionnaire résident entièrement dans la politique des partis ouvriers.

Le mot d’ordre central du parti communiste espa­gnol et de sa filiale catalane était : « Tout le pouvoir au gouvernement ! » A cela les communistes ajou­taient « Mas pan y menos comités ! » (Plus de pain et moins de comités ! ) Les staliniens rendaient res­ponsables les comités, c’est-à-dire la révolution, de toutes les difficultés administratives, du manque d’organisation et du désordre du ravitaillement. Pourtant, la suppression des comités par le parti de Comorera n’a fait qu’augmenter les difficultés. Les comités ont été détruits, mais le pain est devenu plus rare. Dans leur campagne pour la destruction des comités de défense, des Patrouilles de Contrôle, des conseils de matelots, les communistes furent soutenus fermement par les éléments bourgeois et nationalistes. Dans ce travail contre-révolutionnaire en Catalogne, les soutenaient l’Esquerra Catalana (« La gauche Catalane »), le parti démocratique bourgeois et l’ « Estat Catala » (Etat Catalan), parti catalan nationaliste et séparatiste. Quant aux anarchistes, ils allaient à la queue du bloc stalino-bourgeois. Si la direction de la CNT montrait des résistances, c’était à cause de la pres­sion de la base c’est-à-dire des ouvriers anarchistes qui voulaient conserver les conquêtes de la révolution. En Catalogne, la révolution a été poussée plus loin au point de vue social que dans le reste de l’Espagne. Rien d’étonnant que le conflit des deux pouvoirs ait pris là des formes plus aiguës.

Les décrets de la Généralité de Catalogne n’étaient exécutés que si les organisations ouvrières et en pre­mier lieu la C.N.T. le voulaient. Par exemple, depuis novembre 1936 les milices avaient été militarisées et « Ejercito Popular » (l’armée populaire) formée par décret de la Généralité. Juridiquement, elles dépen­daient seulement du Conseil de Défense et de l’Etat-Major du gouvernement central. Mais, en fait, les milices dépendaient des organismes dirigeants des par­tis et syndicats. De même, dans le domaine de l’ordre public.

La dualité de pouvoir, phénomène général au début de chaque révolution, ne peut être qu’une période transitoire. Un des pouvoirs antagonistes doit dispa­raître. A plus forte raison la dualité des pouvoirs ne pouvait subsister dans la période de guerre civile contre le fascisme. La centralisation du pouvoir était inéluctable et nécessaire. Selon nous, bolchéviks-léninistes, elle devait s’opérer sur la base des comités ouvriers généralisés, démocratisés et coordonnés. Selon les staliniens et les républicains elle devait s’opé­rer sur la base de la reconstitution de la république bourgeoise.

Certains anarchistes s’imaginaient, il est vrai, que la concurrence des pouvoirs peut se prolonger indé­finiment. N’est-ce pas de l’anarchie ? La dualité de pouvoirs a en effet cela de commun avec l’anarchie, dans le sens vulgaire du mot, que le conflit des compétences entre les prétendants au pouvoir ne permet pas la formation d’un pouvoir fort et centralisé. Mais cette « anarchie » ou plutôt ce déséquilibre de la so­ciété aboutit toujours au cours de l’histoire des révo­lutions à un choc entre les pouvoirs concurrents. A la suite dé ce choc toujours sanglant un pouvoir s’im­posait à l’autre, et éliminait son concurrent. Tel fut le sens des événements du 3 au 6 mal à Barcelone.

L’occupation du Central téléphonique par les gardes d’assaut ne fut qu’un prétexte de la part de la coalition stalino-bourgeoise pour désarmer le prolétariat. Par suite de la mollesse du POUM et surtout de la direction de la CNT et de la FAI et de leurs abandons et capitulations successives, les staliniens et bourgeois républicains, qui dans les premiers mois, n’osaient même pas montrer leur nez, se sont sentis au début de mai 1937 assez forts pour tenter leur mauvais coup contre la révolution et ses organismes.

Le Central Téléphonique, comme d’autres institu­tions d’utilité publique, étaient géré depuis juillet par les comités ouvriers avec la représentation des deux centrales syndicales UGT et CNT. C’est la CNT qui prédominait en Catalogne. L’occupation du Central Téléphonique par les gardes d’assaut fut exécuté à la suite d’un complot ourdi par les staliniens et les républicains sans que le gouvernement catalan, la Généralité, fut mis au courant. Les ministres anarchistes ignoraient la décision d’occupation du Central Téléphonique.

Les ouvriers cénétistes de Barcelone réagirent spontanément en construisant les barricades. Ils comprenaient qu’on voulait les désarmer et leur reprendre leurs conquêtes du 19 juillet. Le POUM se joignit au mouvement. Toutefois, sa direction attendait les décisions du Comité Régional de la C.N.T. Le mouvement fut puissant. Les ouvriers révolutionnaires de la C.N.T. dominaient la ville. La C.N.T. avait en mains tous les atouts : l’appui de la majorité du prolétariat les armes en quantité suffisante, les transports, ce qui lui permettait d’empêcher l’arrivée de troupes de Valence. La province catalane suivait le mouvement. La base de la C.N.T. attendait seulement l’ordre du centre pour passer à l’attaque.

De l’autre côté de la barricade, à Barcelone, il y avait la police et les staliniens, mais la police, en plusieurs endroits, ne se décidait pas à intervenir, vu son infériorité, et se déclarait neutre. Quant aux staliniens, s’ils se sentaient assez forts pour assassiner des militants révolutionnaires isolés comme Berneri, Barbiéri et autres, ils n’osaient pas non plus passer à l’attaque. Ils attendaient le secours de Valence.

La direction de la CNT était désignée par la situation pour jouer le rôle de centre dirigeant de l’insurrection prolétarienne, mais elle joua le rôle d’agent de l’ennemi. Elle trahit le mouvement en exhortant les ouvriers à ne pas attaquer, puis à abandonner les barricades, et de cette manière elle livra le prolétariat de Barcelone à la réaction stalino-bourgeoise.

« Mais nous ne pouvions pas engager la bataille à fond car cela aurait exigé le rappel de nos milices du front et par conséquent aurait favorisé Franco ! » argumentaient les anarcho-ministres. Il est caractéristique que cet argument n’existait pas pour l’aile droite du Front populaire, c’est-à-dire les staliniens et les bourgeois. Ces derniers ne se gênaient pas pour envoyer à Barcelone les troupes dont le front avait besoin.

Mais la CNT, pour dominer la situation à Barcelone, en Catalogne et en Aragon, n’avait aucun besoin de ramener du front les milices cénétistes. En arrière, elle disposait de forces suffisantes. Les dirigeants cé­nétistes évoquaient des dangers imaginaires, afin de justifier leurs trahisons. Au contraire, la liquidation du pouvoir bourgeois, c’est-à-dire de la Généralité, et le passage du pouvoir entre les mains des Comités de Défense, spontanément créés au cours de la lutte, aurait été un coup terrible porté à Franco. La révolution prolétarienne triomphante en Catalogne aurait changé la situation de fond en comble dans toute l’Espagne. Elle aurait impulsé les ouvriers de Madrid et de Valence qui auraient suivi l’exemple de Barce­lone, elle aurait centuplé l’énergie et la combativité du prolétariat, elle aurait eu des répercussions à l’ar­rière franquiste qui se serait réveillé, elle aurait eu des répercussions même hors des frontières de l’Es­pagne.

Garcia Oliver et Frédérica Montseny ont préféré l’autre voie. Ils ont suivi la bourgeoisie et les staliniens. Ils n’ont pas eu de récompenses : trois semaines après, ils furent congédiés. Le nègre a fait son travail, le nègre peut partir. Le gouvernement de Largo Caballero fut remplacé par « El Gobierno de la Victoria », celui du docteur Negrin. Les ouvriers cénétistes furent désarmés. Les patrouilles de contrôle dissoutes. Les conquêtes économiques du prolétariat furent pro­gressivement éliminées.

L’écrasement des ouvriers révolutionnaires de Barcelone ouvrit les voies à la réaction stalino-bourgeoise et par suite à Franco.

XII. L’économie du Front Populaire

Les ouvriers ont pris les usines en main. La révolu­tion est venue d’en bas. D’en haut, c’est à-dire des directions des partis ouvriers, ne sont venues que les freins.

Les décrets du gouvernement de la Généralité de Taredellas concernant les collectivisations, par exemple, n’ont été que la consécration tardive d’un état de fait.

L’économie de l’Espagne gouvernementale reflétait les tendances contradictoires qui déchiraient le camp antifasciste. D’un côté, les mesures d’étatisation, c’est­-à-dire la prise par l’Etat des usines et entreprises « abandonnées », c’est-à-dire des usines que les ouvriers ont fait abandonner aux capitalistes, de l’autre, les collectivisations qui reflétaient la volonté des ou­vriers de gérer l’économie du pays, mais étaient sur­tout inspirées par les anarchistes qui y voyaient le commencement de réalisation de leurs théories sur l’union des communes libres.

Ces collectivités avaient très souvent les traits du socialisme petit-bourgeois : les ouvriers s’emparaient d’une entreprise et parfois même partageaient les bénéfices. Malgré cette fausse orientation, les collecti­visations, en cas d’une évolution révolutionnaire, pouvaient évidemment servir comme point de départ de l’économie socialiste.

Les conseils d’entreprises constituaient malgré les procédés de la bureaucratie syndicale qui empêchaient leur fonctionnement démocratique, un organisme pro­létarien né du mouvement du 19 juillet. De là la lutte constante du gouvernement contre ces conseils d’en­treprise.

Le gouvernement de Front populaire était tiraillé entre les conceptions capitalistes de l’économie, la conception anarchiste des communes libres, et la con­ception socialiste.

L’orientation générale du Front populaire lui indi­quait évidemment la vote de la suppression des col­lectivités. Elles ne rentraient pas dans les cadres de la république démocratique et constituaient un obstacle dans la conquête du cœur glacé de Chamberlain.

Il y a quatre mois le conseiller de la Généralité Vidiella un des dirigeants du P.S.U.C., déclara ouvertement qu’il était honteux de voir à Barcelone tant d’inscriptions de ce genre : Colectividad, Industria Socializada, etc...Vidiella disait que cela indisposait les visiteurs étrangers et en premier lieu anglais, et empêchait une aide des démocraties.

Seulement malgré cette cour tendre et entêtée à Chamberlain les chefs du Front populaire ne pouvaient pas aller jusqu’au bout dans la voie de la suppression des collectivités. Ils ne pouvaient pas rompre avec les ouvriers surtout cénétistes, ni avec les ouvriers de l’UGT qui eux non plus ne voulaient pas de destruction des collectivités.

En somme, nos démocrates étaient placés entre deux feux. Ils voulaient concilier le Bon Dieu avec le dia­ble. C’était difficile. C’était même impossible. Mais par leur nature de classe, ces petits-bourgeois ne pouvaient pas faire autre chose que d’essayer de concilier l’inconciliable.

La politique économique du Front populaire est précisément le reflet de cette contradiction.

L’histoire de la collectivité où je travaillais est symptomatique à cet égard.

Au mois de janvier 1938, le gouvernement décida de prendre en mains cette collectivité, ou plutôt ce conglomérat de collectivités qui passa sous la dépendance du gouvernement et devint une entreprise d’Etat. Seulement, l’expérience étatique n’a duré que trois mois. Il y avait des conflits constants entre les représentants du gouvernement et les conseils d’usine, entre le Sous-secrétariat et le syndicat de la C.N.T. Cela n’allait pas du tout. Le gouvernement décida au mois de mars d’annuler le décret sur l’étatisation et nous sommes redevenus une collectivité et une entre­prise indépendante qui établissait des contrats avec le gouvernement et était contrôlée par lui.

Cette nouvelle « période » qui commença pour notre collectivité au mois de mars 1938 et qui dura jusqu’à la fin, n’était pas du tout une période de collaboration pacifique entre le gouvernement et le conseil d’usine. Au contraire. Je vous renvoie à tout ce que j’ai déjà dit en parlant de l’industrie de guerre.

C’était une guerre tantôt sourde, tantôt ouverte, pre­nant des formes différentes, mais permanente. Le gouvernement nous chicanait à chaque minute. Il maintenait toujours sur la tête de la collectivité un revolver : on vivait sous la menace constante de la nouvelle mesure d’étatisation. Une fois, le contrôleur de la Généralité voulut déposer une plainte contre la collectivité qui devait obligatoirement entraîner son étatisation, à cause d’une erreur de comptabilité de 800 pesetas...

Les communistes étalent naturellement partisans du passage de toute l’industrie de guerre aux mains de l’Etat. C’était le leitmotiv de toute leur propagande :

« L’industrie de guerre et les transports dans les mains du gouvernement ! », mais c’était plus facile à dire qu’à faire.

Les ouvriers n’avaient pas confiance dans l’Etat de Negrin, c’est-à-dire dans I’Etat bourgeois. La centralisation de toute l’industrie de guerre, des transports et dé l’économie en général, était évidemment néces­saire selon nous aussi, bolchéviks léninistes espagnols, mais elle n’était réalisable que sous le pouvoir prolétarien qui s’appelle la dictature du prolétariat...

Mais les communistes étaient impatients. Ils pous­saient le gouvernement dans la voie des mesures éner­giques, c’est-à-dire des nouvelles mesures d’étatisa­tion. Pour ces héros du gangstérisme, tout se réduit aux mesures énergiques et dictatoriales. Ces « marxistes » s’imaginaient que tout peut se résoudre par des mesures administratives et des procédés de « gouvernement fort ». Ainsi ils pensaient que des mesures fortes et dictatoriales pouvaient mettre de l’ordre dans l’industrie de guerre, que les décrets pouvaient supprimer la spéculation florissante, etc... Cela s’ex­plique, d’ailleurs. N’avaient-ils pas, par mesures de police, « écrasé » le trotskisme et assassiné Andrès Nin, notre Erwin Wolf, Moulin, etc. ?

Seulement, il est plus facile d’exécuter un attentat et de tuer des militants ouvriers que de résoudre un problème économique par décret.

Les communistes, c’est vrai, se rappelaient la Russie et les méthodes de dictature qui y étaient appliquées au cours de la guerre civile. Seulement ils ou­bliaient un petit détail, à savoir qu’en Russie les bol­cheviks ont établi la dictature du prolétariat sous l’égide de Lénine et de Trotsky, et non le régime du pourri Front populaire.

Mais revenons aux collectivités.

Quelques semaines avant la débâcle, les communis­tes obtinrent enfin gain de cause : un nouveau dé­cret du gouvernement remettait à l’Etat toutes les industries travaillant même indirectement pour la guerre, mais il n’a pas eu le temps d’être mis en vi­gueur. On peut se demander s’il aurait pu être appli­qué même si la débâcle n’avait pas eu lieu.

Nous, trotskystes, nous sommes, c’est un de nos péchés cardinaux, adversaires de la théorie du « socialisme dans un seul pays », mais d’autant plus nous comprenons le ridicule des théories et des pratiques du socialisme dans un seul village et aussi dans une seule usine et dans une seule ferme.

Concrètement, les collectivités ne pouvaient se dé­velopper et prospérer que centralisées, généralisées, et avec l’aide constante du gouvernement prolétarien. Mais, encore une fois, cela n’existait pas en Espagne.

L’économie de l’Espagne gouvernementale était donc très bigarrée : l’industrie étatique, celle du gou­vernement central et celle de la Généralité, l’une aussi en guerre contre l’autre, les collectivités se faisant aussi concurrence entre elles, et à côté de cela le capitalisme privé qui se reconstituait petit à petit. Il faut ajouter une spéculation florissante, l’afflux d’une quantité d’aventuriers et de commerçants étrangers contre lesquels la politique du Front populaire ne pouvait rien, la rupture presque complète d’échanges entre les villes et la campagne, le paysan s’enfermant dans sa collectivité ou dans son petit lopin de terre, ne voulant pas vendre parce qu’il ne pouvait rece­voir de la ville que les billets de banque dont la valeur diminuait chaque jour, retour donc à l’économie primitive, etc.

L’argent n’ayant que la valeur nominale tout le commerce se faisait sur lia base du troc. On échan­geait l’huile si on en trouvait, pour le riz ou les hari­cots, les amendes contre le savon, le pain contre le tabac et les produits alimentaires contre les vêtements. Il était par exemple impossible de faire ressemeler les chaussures à Barcelone en se servant de billets de la Banque d’Espagne, par contre quelques kilos de riz ou... un kilo de sucre, ouvraient les portes partout. Tout le monde trafiquait, tout le monde tirait de son côté. Un individu, une entreprise­, une ferme, une collectivité, et aussi une bureaucratie en guerre permanente pour des raisons de boutique contre l’autre... Le résultat était facile à prévoir : le gâchis croissait sans cesse.

Toutes les mesures « énergiques » du gouvernement n’étaient que du bavardage et ne pouvaient pas être autre chose. Certes, on combattait la spéculation par exemple... en arrêtant les misérables femmes qui vendaient dans la rue des noisettes [1] trop cher, on imposait aussi des amendes à un gros spéculateur. Mais c’était un risque du métier et un risque minima. Le spéculateur était toujours protégé par ses amis dans la police.

Dénoncer un spéculateur était dangereux : non pour le spéculateur, mais pour sa victime.

Du reste, tout le monde laissait faire. Le sens des responsabilités disparaissait. L’indifférence se généra­lisait. On vivait au jour le jour. Tout le monde se rendait compte que ce gâchis ne durerait pas long­temps et voulait profiter du moment. Le régime du Front populaire ne satisfaisait personne, mais par contre, indisposait tout le monde. Pour les uns, il était trop rouge, pour les autres, trop pâle,

 Nous comprenons les contradictions qui déchi­raient l’économie du Front populaire, mais l’économie fasciste n’était-elle pas, elle aussi, déchirée par les cou­rants divers opposés par exemple entre les phalangis­tes partisans d’une économie corporative et les réactionnaires du vieux style ? Franco ne souffrait-il pas des mêmes maux que Negrin dans le domaine de l’économie ? Pourquoi a-t-il pu « résister » sur ce terrain mieux que Negrin ?

 Erreur profonde ! L’économie de Franco fonc­tionnait, en gros (je suis incapable de donner des détails) comme fonctionne l’économie capitaliste en n’importe quel pays. Elle était ordonnée et régularisée par les lois qui régularisent cette économie capitaliste, les lois du marché libre et de la libre concurrence.

Par contre l’économie de Negrin n’était pas et ne pouvait pas être une économie capitaliste organisée, mais ce n’était pas non plus une économie socialiste, je veux dire l’économie de la période de transition et de la dictature du prolétariat. C’était ni chèvre ni chou. C’était un non sens érigé en système.

Pour comprendre son impuissance et sa faiblesse congénitale, il ne fallait pas être un grand savant. Il fallait seulement être marxiste. Malheureusement il y en avait très peu dans la Péninsule Ibérique.

« Resistir », s’opposer victorieusement au fascisme sur le terrain économique, comme sur le terrain militaire, comme sur le terrain Idéologique on ne le pouvait qu’en opposant au fascisme le socialisme et les méthodes de la dictature du prolétariat.

Que les ouvriers d’autres pays n’oublient pas cela.

Avant de terminer ces quelques mots qui doivent donner aux ouvriers français une idée sur l’économie de l’Espagne gouvernementale, je rappellerai un petit fait. Tout le monde volait, volait purement et simple­ment et selon toutes les règles du métier. Volaient les fonctionnaires bien placés, volaient les bureaucrates, les spéculateurs, mais volaient aussi les pauvres bougres, les simples ouvriers : ils avaient besoin de manger et devaient nourrir aussi leurs gosses et les salaires ne suffisaient qu’à acheter des navets et des noisettes.

Même dans plusieurs usines de guerre s’évanouis­saient régulièrement le charbon, le bois, mais aussi les graisses, l’huile lourde et parfois même des métaux qui avaient une certaine valeur. On ne volait pas de machines, parce qu’elles étaient difficiles à emporter et à utiliser.

 Et vous êtes restés passifs devant des crimes pareils ?

 A peu près... Pour combattre ces crimes, il fallait abattre la grande cause qui était à l’origine de tout cela, toute la politique utopique pourrie de la république démocratique, mais précisément, cette politique était défendue par les chefs tout puissants du Front populaire.

Du reste, dénoncer un voleur ou un espion n’était pas toujours possible, car la cinquième colonne était bien protégée dans l’appareil. Une fois, dans notre usine, on chassa un ouvrier qui y avait travaillé 20 ans, parce qu’il avait volé un pot d’huile. Il le prenait pour faire du savon. On ne pouvait qu’avoir pitié de lui. Quant aux vrais voleurs, ils étaient bien protégés par le système du Front populaire.

Notes

[1] La Généralité a créé pour cela tout un appareil et des tas de gens surtout du PSUC étaient à la poursuite constante des « spéculateurs » c’est-à-dire des marchandes des quatre-saisons.

XIII. Le ravitaillement

 Tu as dit que les ouvriers étalent obligés de tra­fiquer et parfois même de voler pour nourrir leurs gosses. Voudrais-tu nous dire quelque chose sur le problème de l’approvisionnement et sur la façon dont il était résolu par le gouvernement républicain ? La presse a indiqué tout d’un coup qu’il régnait la famine en Catalogne. Ce problème avait de l’importance. Tu oublies qu’il faut manger.

 Oh ! Je ne l’oublie pas. Depuis huit jours, je ne fais que cela et parfois j’essaye même de comprendre la politique de non-intervention en contemplant le pain blanc et la bonne cuisine française.

Le problème de l’approvisionnement est un des problèmes centraux pendant la guerre et aussi pen­dant la guerre civile. Il faut manger pour vivre, mais surtout pour tenir une tranchée et pour travailler. Un tourneur, un ajusteur, mais surtout un forgeron, un fondeur ou un manœuvre ne peuvent se nourrir de beaux discours. Ils ne peuvent pas produire s’ils n’ont dans le ventre que des navets et des noisettes. J’ai observé cela de près.

Il n’y avait pas en Catalogne ni à Barcelone de fa­mine dans le vrai sens du mot, comme par exemple, en Russie en 1920. Mais il y avait une sous-alimentation marquée. On mangeait de moins en moins. Progressivement disparaissaient la viande, les grais­ses, les pommes de terre et dernièrement même les légumes étaient en voie d’évanouissement. On en mangeait, mais en quantité de plus en plus réduite, et sans graisse. Quant au pain, la ration était de 1,50 grammes par jour et par habitant. Le poids moyen d’un Barcelonais adulte a diminué de 20 kilos environ.

Mais pas celui de tous les Barcelonais. Pour bien connaître la politique d’approvisionnement du Front populaire, il serait intéressant et même très instructif de comparer la baisse du poids moyen d’un côté d’un spéculateur, bureaucrate, bien placé, policier, même carabinier, et de l’autre celui de l’ouvrier d’usine, même des usines de guerre. Une statistique pareille n’a pas été faite mais celui qui a vécu à Barcelone l’année 1938 ne me démentira pas quand je dirais que si la catégorie A, c’est-à-dire les bureaucrates, les bourgeois reconstitués, les spéculateurs, les policiers, les gardes d’assaut, et en général tous ceux qui fai­saient partie des forces répressives de l’État grossis­saient parfois, maintenaient leur embonpoint ou, dans le pire des cas, perdaient quelques kilos de graisse inutile, par contre, la catégorie B, c’est-à-dire les ou­vriers de Barcelone, ont perdu en moyenne 20 kilos de leurs poids.

Dans mon usine un ouvrier est mort par suite de sous-alimentation qui affaiblit son organisme et le rendit incapable de « résister ».

La politique alimentaire du Front populaire était à l’opposé du fameux précepte évangélique : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger. »

C’étaient précisément ceux qui travaillaient le moins qui mangeaient le plus. Tu te rends compte de l’effet que cela avait sur le moral de l’arrière, tu te rends compte jusqu’à quel point cela démoralisait les ouvriers ? Le problème alimentaire, on ne parlait que de cela à Barcelone. Pas seulement les ménagères, mais tous, même les hommes les plus enclins à la philosophie... On se préoccupait d’avoir encore une ration supplémentaire de riz, de haricots, ou encore un bout de pain. Les ouvriers partaient chaque dimanche et parfois même au cours de la semaine à la campa­gne chercher des vivres. Dans les usines, il y avait des commissions spéciales « de abastos » (d’approvisionnement) chargées d’acheter des vivres. Au bout de trois jours de voyage, ils revenaient, dernièrement avec des citrouilles (calabaza) et des noisettes, et parfois les mains vides.

Certes, la nourriture n’abondait plus en Catalogne vers 1938 car les paysans laissaient, pour des raisons intéressantes à étudier, mais que je laisse de côté, beaucoup de terres sans les cultiver, et aussi parce que de l’étranger venaient des quantités insuffisantes de vivres.

Mais le principal, c’est que les produits alimentaires dont disposaient la Catalogne et l’Espagne étaient ré­partis à peu près de la même façon que dans n’im­porte quel pays bourgeois. Seulement c’était plus ré­voltant parce que cela se passait en pleine guerre anti­fasciste.

L’ouvrier espagnol n’a pas besoin de leçons de dé­vouement et de sacrifice. Il a montré qu’il sait se sacrifier jusqu’au bout, seulement on se moquait de lui à chaque instant. Le rationnement même officiel était organisé de façon opposée aux intérêts du prolé­tariat et par conséquent de la guerre.

Loin de moi l’idée d’idéaliser tout ce qui se faisait en Russie révolutionnaire, même dans la période lé­niniste 1917-1923. Je me permets tout de même de si­gnaler la différence fondamentale qui existait aussi dans ce domaine entre la Russie bolcheviste et l’Espa­gne du Front populaire.

En Russie par exemple, on établit en 1918 les cartes de pain. On divisa la population en quatre catégories, la première catégorie étaient les manœuvres, après venaient les ouvriers de l’industrie légère, puis les professions libres, et enfin les bourgeois.

En Espagne, selon les règles de la démocratie for­melle, la ration était égale pour tous. Si les ouvriers de l’usine de guerre recevaient une ration de plus de pain et parfois de légumes, ce n’était rien si on com­pare tout cela avec les rations dans le sous secrétariat par exemple ou parmi les gardes d’assaut. Quant aux spéculateurs, ils se débrouillaient pas mal.

Un exemple vivant pour illustrer cela.

Le fondeur mentionné plus haut, qui travaillait dans notre usine et en fut chassé pour le vol d’un petit pot d’huile, ne se portait pas plus mal pour cela. Il commença à faire des voyages à la campagne afin d’y ramasser des vivres et les vendre ensuite. Il mangeait dorénavant mieux que lorsqu’il faisait le dur métier de fondeur.

Un exemple pareil ne prédispose pas les ouvriers à travailler.

Pour résumer le problème de l’approvisionnement, nous pouvons constater, - conclut Casanova - que les contours de classe ou plutôt les divisions de classes à l’intérieur du Front populaire ressortaient dans ce domaine comme ils ressortaient perdant les jours du tragique exode quand les uns se sauvaient dans de belles voitures, tandis que les autres étaient réduits à aller à pied.

XIV. L’ordre républicain

 Nous comprenons bien les effets néfastes de la politique économique et de la politique de ravitaille­ment du Front populaire, mais le sentiment qu’on a devant soi un ennemi commun, cette épée de Damoclès suspendue sur la tête de l’antifascisme, qui s’appelait Franco et qui menaçait de balayer tout, n’a-t-il pas rapproché les différents courants ? Devant le danger qui le menaçait, le gouvernement n’a-t-il pas cherché à reconstituer une vraie unité de lutte ? La presse du Front populaire a présenté le gouvernement du docteur Negrin comme un gouvernement d’Union Nationale. L’attitude du gouvernement de Negrin était-elle vraiment démocratique ?

 Vous voulez rire, mais vous faites bien de me demander cela. Cela me fournit l’occasion de parler de la répression et en général de « l’ordre républi­cain ».

Quant à l’Union Nationale, les ouvriers français savent ce que c’est : Poincaré et Doumergue, l’ouvrier est roulé et le bourgeois en profite. L’union en­tre le bourgeois et le prolétaire est Impossible.

Comme vous voyez, je suis incorrigible et je répète plusieurs fois la même idée, mais c’est une idée qu’il faudrait bien enraciner dans la tête de chaque ex­ploité.

S’il s’agit de l’Union Nationale genre Negrin elle différait évidemment fondamentalement de celle de Poincaré. Socialement, elle était suspendue en l’air et le docteur était comme on dit assis entre deux chaises, ce qui ne veut pas dire qu’en attendant il ne brimait le prolétariat, persécutait, arrêtait et souvent assas­sinait ses meilleurs militants.

Les exploits de Negrin et de Comorera dans ce domaine sont déjà un peu connus à l’étranger. Le sang d’Andrès Nin, de cet ange de l’anarchisme que fut le professeur Berneri, de Domingo Ascaso, de nos chers Erwin Wolf, Moulin, de milliers d’autres, a taché à jamais les mains sanglantes des staliniens et de ceux qui, tels Ponce Pilate, se sont lavé les mains et ont laissé faire.

Je tâcherai brièvement de résumer comment fonc­tionnait la police du Front populaire et quelles étaient l’orientation et le sens des mesures répressives du gouvernement.

Comme on l’a déjà expliqué, les événements de mai 1937 déterminèrent un tournant dans l’évolution de l’Espagne républicaine. Mai 1937 fut le désarmement du prolétariat, la destruction de tous les organismes indépendants de la classe ouvrière et entre autres de Patrouilles de Contrôle.

Les Patrouilles de Contrôle ont été un authentique organisme de la classe ouvrière né dans la fièvre des chaudes journées de juillet 1936. C’étaient des déta­chements ouvriers sous le contrôle des organisations prolétariennes chargées du maintien de l’ordre public. Au début, dans les Patrouilles de Contrôle étaient représentées tous les partis antifascistes, les communistes et le PSUC compris. Conformément à la politique générale du Front populaire, ces derniers se sont retirés volontairement des Patrouilles de Con­trôle et ont lutté depuis pour leur dissolution. Dans leur majorité, elles étaient composées de membres de la CNT-FAI. Le POUM aussi en faisait partie. Si nous pouvons critiquer beaucoup de défauts de ces organismes (mollesse, décentralisation qui résultait de l’orientation anarchiste) nous devons néanmoins constater qu’il constituaient un embryon et un élément du pouvoir prolétarien. C’était en tout cas un orga­nisme antifasciste sûr cent pour cent. Il a été détruit par les « réalistes » chefs du Front populaire et rem­placé par la police bourgeoise reconstituée grâce aux efforts conjugués des républicains, socialistes, stali­niens et aussi des chefs anarchistes.

La reconstitution du « pouvoir fort » bourgeois (en réalité il n’a été fort que contre le prolétariat révolutionnaire) n’a fait évidemment que servir les fascistes et les vrais agents de la cinquième colonne.

Dorénavant, tout le monde pouvait être arrêté à Barcelone comme espion et suspect, sauf les vrais agents de Franco et authentiques espions. Cela parait un paradoxe, mais c’était pourtant comme cela. Quel­ques exceptions à cette règle générale ne font que la confirmer.

La répression qui a suivi mai 1937 avait un sens de classe net. C’étaient les girondins et derrière eux les éléments réactionnaires tout court, qui relevaient la tête. Ils se vengeaient contre les ouvriers révolution­naires et les combattants du 19 juillet. Ils se vengeaient contre les membres des Patrouilles de Contrôle, contre les maudits comités, nés pendant les premiers jours de lutte. C’étaient les bourgeois qui relevaient la tête. Ils se cachaient, il est vrai, derrière l’anti­-trotskisme, et écoutaient avec sympathie les litanies staliniennes, mais cela ne change rien au fond, cela ne fait que le confirmer.

Un exemple entre mille pour illustrer le caractère de classe de la répression qui a suivi mai 1937.

Dans la première moitié d’août 1937 on fusilla à Lérida le commissaire politique du POUM Mena.

Qui était Mena ? Un militant et combattant du prolétariat dans le meilleur sens du mot. Je ne pourrai pas faire sa biographie, car je ne dispose pas de données suffisantes. Mais j’ai eu l’honneur de faire sa connaissance en février 1937, quand il me fai­sait visiter encore en maître le castillo de Lérida. Je vois ses yeux pleins de feu et je revois cette scène inoubliable quand il m’a fait rentrer dans une salle de cette forteresse en disant : « Ici j’ai enfermé dans les premières semaines après juillet tous les fascistes et les bourgeois de Lérida. Il fallait qu’ils fassent ce que je leur ordonnais. Si quelqu’un murmurait il savait ce qui l’attendait. » Et il indiquait son revolver. Puis, par gestes, il reconstitua les moments où les honorables bourgeois de Lérida détenus devaient à l’heure de manger, faire la queue avec leurs gamelles. Quand Mena racontait cela, ses yeux reflétaient encore la satisfaction : c’était celle d’un ouvrier qui avait toujours été persécuté, avait passé par les prisons et l’émigration, qui tenait maintenant entre ses mains les gavés de Lérida !

Il fut un des premiers commissaires politiques de l’Espagne révolutionnaire. Il fut un des premiers à entrer dans le castillo de Lérida le 19 juillet. Et ce n’était pas si facile ! Dans le castillo, il y avait des militaires soulevés. Mena, à la tête des ouvriers, se lança à l’attaque de la forteresse. Avec un fusil d’abord, puis avec un fusil mitrailleur, il montait les marches qui conduisaient à la tour. Il nettoyait l’escalier.

Après juillet, commissaire politique de la forteresse de Lérida, il défendait toujours les intérêts des soldats. Ce combattant savait haïr. On comprend qu’il fut aussi haï et que ses ennemis n’attendaient qu’une occasion pour se venger.

Je ne connais pas les circonstances de son assassinat. Les camarades du POUM qui le connaissaient bien, surtout ceux de Lérida, raconteront un jour cet épisode en détail. J’appris au mois d’août au front dans les environs de Quinto qu’il avait été exécuté dans le même castillo. Je l’ai appris en lisant le « Noticiero Universal ». Voilà à peu près comment le journal républicain rapportait dans la rubrique des faits divers l’exécution de Mena : « Après le juge­ment, quand il apprit le verdict, Mena demanda à être envoyé au front afin d’y pouvoir mourir d’une balle fasciste, Afin d’appuyer sa demande il mit en avant le fait qu’il avait été le premier à avoir l’hon­neur de porter le titre de commissaire politique après juillet. »

Voilà le compte rendu du « Noticiero ». Mena fut bel et bien assassiné par la coalition des staliniens et des bourgeois de Lérida.

Quand je repassai en décembre 1937 par Lérida j’ai parlé avec les ouvriers sur le sort de Mena qui, dix mois avant, avait été mon guide dans le castillo. Les ouvriers de Lérida ne l’ont pas oublié. Ils expliquaient son assassinat surtout par le fait qu’il prenait la défense des soldats contre les officiers « républicains ». Un militant de la CNT, qui était plutôt son ennemi et concurrent politique de la localité, m’a dit : « Era un verdadero luchador ! » (C’était un vrai lutteur !)

Quand on se rappelle des combattants comme Mena on a parfois honte de ne pas être tué avec eux. Il est vrai qu’il nous reste la tâche sacrée de les venger. Si j’ai rappelé le sort de Mena [1], ce n’était pas seu­lement pour rendre vivant le souvenir de ce héros du prolétariat, mais c’était plutôt pour servir la cause pour laquelle Mena montait les marches du castillo en juillet, et pour laquelle un an après il fut assassiné. Cette cause, la cause de la révolution prolétarienne mondiale, exige qu’on sache à l’étranger quelles étaient les victimes de la répression stalino-bourgeoise de mai. Multipliez Mena par cent, par mille et par plusieurs milliers, mettez à sa place un militant de la CNT ou de la FAI et vous comprendrez contre qui était dirigée la répression qui a suivi mai.

Après mai le POUM fut mis hors la loi. Quant à la CNT et surtout la FAI et les Jeunesses Libertaires, elles ont été systématiquement brimées et persécutées. Beaucoup de leurs militants lâchement assassinés. d’autres emprisonnés. D’après la lettre du secrétaire du Comité Régional de la C.N.T. Domenec, adressée dans les environs du mois de novembre 1937 à son Excellence le Président de la République Azaña, rédigée sur un ton mou et pleurnichard, qui rappelle étrangement la pétition adressée au tsar par les ouvriers se dirigeant avec Gapone vers le Palais d’Hiver, on constatait que dans les prisons gouvernemen­tales, il y avait autant de prisonniers antifascistes qu’au temps de Gil Robles. Il est difficile d’admettre que Domenec qui était très patient et avait l’habitude de contempler tranquillement quand on fouettait son organisation, exagérait. Cet anarchiste disait la vérité et implorait la compréhension et la grâce de Monsieur Azaña, c’est-à-dire de la bourgeoisie.

« Ni rire, ni pleurer, mais comprendre ! » Le terri­ble « anarchiste », ex-conseiller de la Généralité et secrétaire du Comité Régional de la CNT était rudement embêté.

Cet ex-ministre ne se contentait pas de rester « ex », il voulait redevenir ministre. Les quelques mois pen­dant lesquels cet « antiétatiste » a pu jouir d’un portefeuille n’ont pas passé sans laisser de traces. Imbu d’une idéologie petite bourgeoise, « le réalisme » né­cessaire d’un homme qui a des responsabilités et d’un ministre qui ne peut plus se contenter de faire des discours démagogiques, mais doit activement servir le capital, lui en imposait.

« L’unité » et les « raisons d’Etat » partagées aussi par la CNT exigeaient qu’on « encaisse » et qu’on laisse persécuter impunément les membres de l’organisation. Mais d’autre part, Domenec recevait journellement des communiqués de différentes localités sur l’arrestation des militants. Ces militants liber­taires étaient incorrigibles : ils voulaient tout simple­ment la liberté et rouspétaient parce qu’ils étaient en­fermés seulement depuis quelques mois [2].

Dans la persécution du gouvernement c’est-à-dire de la coalition stalino-bourgeoise contre la C.N.T., il y avait aussi une méthode. Le but de cette persécution systématique comme toujours dans pareil cas, était de domestiquer la CNT et l’assagir. Dans cette méthode éducatrice les coups de pieds alternaient avec les compliments. Negrin, Companys et même Comorera se rendaient compte que sans la CNT (une organisation de masse qui avait avec elle la majorité écrasante du prolétariat catalan et l’élite des éléments combatifs), la guerre antifasciste était impossible. Cela ne veut pas dire qu’ils voulaient et travaillaient pour une collaboration honnête avec la centrale syndicale révolutionnaire d’Espagne. Une collaboration franche et loyale était impossible à Negrin-Comorera à cause de leur orientation générale : gagner le coeur de Chamberlain et du capitalisme « démocratique ». Or, devant un ambassadeur d’Angleterre, la CNT faisait plutôt honte. Mais aller jusqu’au bout contre la CNT, comme contre le POUM, c’était aussi impossible, c’était provoquer la débâcle immédiatement. Les staliniens ont tenté d’aller dans cette voie, et la G.P.U. avait déjà en poche un procès contre le CNT qu’on voulait ac­cuser de collaboration avec la cinquième colonne.

Vers août-septembre 1937 (c’étaient les mois où le gangstérisme stalinien fut en Catalogne à son apogée) parut un communiqué du Bureau Politique du Parti Communiste dans lequel on disait que « certains éléments extrémistes » en accord avec la cinquième colonne préparent d’autres mouvements dans le genre de mai. C’était après la dissolution du POUM. Il s’agissait maintenant de la CNT. Une polémique suivie d’échange de lettres entre la CNT et le Parti Communiste fut publié dans la presse à l’époque.

Mais le Parti Communiste s’arrêta sur cette voie. Donc, on ne mit pas la CNT dans l’illégalité comme le POUM, on lui cracha sur la figure tous les quatre matins. La direction de la CNT disait : « Merci », parfois sortait son mouchoir et laissait couler quel­ques larmes en invoquant la justice et les services rendus dans le passé à la cause antifasciste (« C’est nous qui sommes sortis le 19 juillet »), et aussi les services rendus à la bourgeoisie au mois de mai 1937 avec sa trahison et son « Alto el fuego ! » Mais la reconnaissance joue rarement dans la vie et encore moins dans cette « sale » politique Le fait que la C.N.T. « encaissait » avec une telle bonhomie ne faisait qu’inciter le duo Négrin-Comorera à continuer leurs amicaux mouvements des pieds contre la CNT.

Quant à la base de la CNT, le Comité National et Régional voulait lui insuffler la patience en rappelant que : 1) C’est la guerre, donc il faut tout sup­porter. Pour beaucoup cela voulait dire : « D’abord gagner la guerre et après sortir des prisons » ; 2) Le royaume de dieu n’est pas de ce monde, c’est-à-dire : nous vivons dans une sale atmosphère entourés de politiciens. Dans le paradis du communisme libertaire nous nous rattraperons ; 3) Tel fut déjà le sort des anarchistes : souffrir, être persécutés et rester en prison. C’était touchant, romanesque, mais ne convain­quait pas toujours les prisonniers.

Le gouvernement persécutait les éléments révolutionnaires de la CNT, son aile gauche, « Los amigos de Durruti », les éléments révolutionnaires des Jeu­nesses Libertaires et de la FAI, il arrêtait aussi de temps en temps quelques réformistes des comités directeurs, pour leur apprendre à vivre. Ces derniers sortaient de prison au bout de quelques mois de cure, plus sages qu’ils n’y étaient rentrés. En même temps, les dirigeants communistes et républicains parlaient de « l’unité » et parfois même s’embrassaient tendrement avec les représentants de la CNT dans les mee­tings publics, dont le but était de prouver aux masses qu’une parfaite harmonie régnait entre les deux cen­trales syndicales et qu’une atmosphère de douceur régnait dans le ménage. La méthode éducatrice de Negrin-Comorera servit à quelque chose. La direction de la CNT devint plus sage, apprit a dominer ses impulsions à tel point qu’on pouvait déjà au mois d’avril 1938 lui offrir de nouveau un portefeuille, parce qu’on était sûr qu’elle ne constituerait pas un obstacle à la politique réactionnaire du gouvernement. Doréna­vant, elle approuva tout sans murmurer et rentra comme partie intégrante du Front populaire.

Cette persécution du gouvernement de Négrin se traduisait non seulement pas les assassinats et les arrestations, mais aussi par la fermeture des locaux syn­dicaux, des perquisitions, une censure qui ne laissait passer aucune critique même légère, et surtout celles qui pouvaient être désagréables aux représentants di­plomatiques de la France et de l’Angleterre, s’ils se donnaient par hasard la peine de lire la prose du Front populaire.

J’ai dit que la direction de la CNT pratiquait la doctrine de la non-résistance au mal, offrait sa joue droite quand on lui giflait la gauche. Mais je ne voudrais pas être mal compris. Cette mollesse, la direction de la CNT, comme du reste les staliniens et les réformistes en général, la montrait dans ses rapports avec la bourgeoisie de gauche, avec le gouvernement, par contre elle était dotée d’une énergie juvénile quand il s’agissait de combattre les révolutionnaires. C’est normal et dans l’ordre des choses. Les réformis­tes sont toujours à plat ventre devant le capital, mais par contre sont très décidés contre les révolutionnaires quand ces derniers disent la vérité et dénoncent leurs crimes.

Ainsi le Comité Régional, malgré son ultra-démocratie anarchiste qu’il aimait opposer aux méthodes bolchevistes d’organisation, décida d’exclure de la CNT (une organisation syndicale) à la façon américaine, c’est-à-dire en 24 heures, tous les membres des « Amigos de Durruti », vieux militants qui avaient risqué plusieurs fois leur vie pour la CNT et la FAI, parce qu’ils disaient quelques vérités sur la trahison de la direction cenétiste et des « ministres antiétatistes » comme Garcia Oliver pendant les journées de mai.

Que la mesure d’exclusion n’ait pu être par la suite entièrement appliquée, ce n’est la faute ni de Mariano Vasquez, ni de Domenec [3]. mais le résultat de l’existence d’une aile révolutionnaire dans la CNT : la base de la CNT haïssait littéralement la direction anarchiste, et pas seulement la base, mais même les cadres moyens parlaient avec mépris de la « Casa grande » (« La grande maison », le siège du Comité Régional).

Contre la persécution à l’égard du POUM, la direction de la C.N.T. réagit mollement. Les regrets tardifs comme par exemple celui de Santillan [4] ne changent rien au fait qu’elle assista passivement aux exploits des staliniens et à leur gangstérisme.

Quant à nous, bolcheviks-léninistes espagnols, nous pouvons rappeler que lorsque le représentant de notre groupe espagnol s’adressa au Comité Régional afin d’essayer d’obtenir une intervention en faveur de nos prisonniers, dans le meilleur cas on lui présentait des condoléances, dans d’autres cas on s’étonnait de nos démarches parce que nos camarades n’étaient à l’épo­que en prison que depuis quelques mois.

Pour être près de la vérité, il faut rappeler que chez certains bourgeois de gauche nous avons trouvé plus de compréhension.

Comme nous l’avons dit déjà, la direction de la CNT laissait non seulement persécuter les bolcheviks-­léninistes et les poumistes, en somme « les politiciens », mais aussi ses propres militants.

Ainsi, quand Berneri a été assassiné, il fallut une forte pression d’en bas pour que Solidaridad Obrera publie une note sur son assassinat. Même Aurelio Fer­nandez, un dirigeant anarchiste ministrable, chef de la police catalane de juillet à mai, a passé plusieurs mois en prison sans que la direction cénétiste émette une protestation sérieuse. Que pouvait donc faire la direction de la CNT quand on arrêtait un militant du rang, et qui parfois même critiquait cette direction ?

Les dirigeants cénétistes étaient du reste plus tranquilles quand plusieurs membres de leur organisation, surtout des étrangers oppositionnels, restaient à la prison Modelo et non Via Durruti, au siège du Comité Régional.

L’argument central de la direction cénétiste, qui devait justifier cette non-résistance au mal, était le même que celui des staliniens et du Front populaire dans son ensemble « Il faut d’abord gagner la guerre. »

Pour gagner la guerre, voyez-vous, il fallait mar­cher à quatre pattes devant le capitalisme étranger, se courber et nettoyer les chaussures des bourgeois démocrates, laisser détruire systématiquement toutes les conquêtes de juillet et entre autres laisser en pri­son des militants ouvriers. Cela donnait évidemment du courage aux ouvriers pour « résistir ».

Quand je fus détenu pendant les journées de mai, je fis connaissance d’un jeune de 17 ans, presque un enfant, membre des Jeunesses Libertaires. On l’avait arrêté pendant les journées de mai, et on avait trouvé dans ses poches des bombes. Il avait peur qu’on le fu­sille, il pleurait et appelait tout le temps sa mère. A la suite de son arrestation, il a passé plusieurs mois en prison.

Je l’ai rencontré un an après sur les Ramblas. Mon compagnon avait l’air joyeux, il avait obtenu de ses parents, la permission de se présenter comme volontaire et d’aller au front. Ce jeune combattant de mai a-t-il été ensuite tué au front par des balles fascistes ? Je n’en sais rien. En tout cas, malgré les persécutions du duo Négrin-Comorera, il savait quel était le devoir d’un prolétaire en face du fascisme, malgré la répres­sion du Front populaire, il ne se laissait pas guider par ses rancunes, et quoique faible dans le domaine des généralisations sociologiques, il comprenait et surtout ressentait qu’indépendamment du caractère réactionnaire du gouvernement de Négrin, il fallait lutter armes à la main contre Franco. [5]

Mais la majorité écrasante des ouvriers catalans et espagnols ne réagissait pas et ne pouvait pas réagir comme mon jeune ami, qui avait commencé sa car­rière révolutionnaire sur les barricades de mai « con bombas de mano » (avec les bombes à main).

La répression contre le prolétariat de la part du gouvernement du Front populaire détruisait systéma­tiquement le moral de l’arrière, et on parlait tant de la nécessité de maintenir le moral de l’arrière, de la nécessité de faire renaître l’enthousiasme du 19 juillet !

Solidaridad Obrera publiait presque tous les jours des articles demandant aux ouvriers d’être toujours aussi enthousiastes et héroïques que le 19 juillet. Ces articles évoquaient toujours « l’esprit du 19 juillet ». Les naïfs et sentimentaux idéalistes qui rédigeaient ces articles ne se rendaient pas compte du ridicule de leurs appels. Ils ne savaient pas que pour qu’il y ait un esprit le corps doit exister. Pour reconstituer l’en­thousiasme du 19 juillet, il fallait reconstituer le rapport de forces et la situation du 19 juillet, c’est-à-dire la situation dans laquelle le prolétariat se sentait le maître.

Peut-on combattre avec enthousiasme l’ennemi fas­ciste au front quand on ne sait pas si on ne passe pas ses jours de permission (qu’un milicien attendait toujours) dans les prisons républicaines, comme sus­pect ou comme trotskiste ? Peut-on combattre avec la ténacité et l’esprit de sacrifice absolument nécessaire, quand on a un frère, un cousin, un antifasciste éprou­vé en prison, ou quand on vient soi-même de sortir de prison ? Peu d’hommes sont capables de réagir comme réagissait mon ami, le jeune libertaire signalé plus haut.

J’entends encore ces propos qu’on pouvait écouter un peu partout et qui reflétaient le moral de la classe ouvrière ! Ces propos jettent encore un peu plus de lumière sur les raisons qui ont déterminé le fait que Barcelone a été cédée sans résistance, et que la ville des barricades est tombée sans barricades. « Oh, main­tenant, quand viendra la bagarre, je resterai tranquil­lement chez moi ! Que ceux de la haute sortent un peu dans la rue ! » disait l’ex-combattant des barri­cades de 19 juillet.

Le mot du docteur Négrin : « Résister » [6] était prétexte aux railleries et aux anecdotes, non seulement des fascistes et de la cinquième colonne, dont les communistes ont tant parlé, tout en la favorisant, mais aussi des braves ouvriers. « Moi, je dois "résistir" quand les autres se moquent de moi, à chaque instant ? Quand les autres sont tout roses comme une jeune fille ou un bébé, tandis que je me serre la ceinture chaque jour davantage ? »

« Moi, je dois "résistir" quand un ex-membre de la Ceda, fasciste à peine masqué, a plus de poids que moi qui était à l’assaut de Altar Azañas ou une autre caserne le 19 juillet ? Je dois "résistir" quand mes camarades restent encore en prison, républicaine, c’est vrai ? Dans le fond, j’étais toujours un exploité, l’ou­vrier a toujours été roulé, que cela soit Négrin ou Franco, moi je serait toujours brimé ! Que Négrin et Comorera "résistent" un peu ! »

Et même quand on lisait les appels de la CNT-FAI signés par Garcia Oliver ou Vasquez qui demandaient aux ouvriers de se faire tuer sur place plutôt que de céder le terrain à l’ennemi, des propos qui deman­daient aux ouvriers « tout leur sang », on riait, les militants cénétistes riaient. Que dire alors des ouvriers du rang ?

« Tout leur sang », c’est textuel. Les auteurs de ces appels, malgré leurs bonnes intentions qu’on ne peut qu’approuver s’imaginaient que l’ouvrier donne son sang à chaque instant et plus facilement qu’une bonne vache du lait. Ils ne se doutaient pas que pour que l’ouvrier donne « tout son sang », il doit être convaincu et fermement qu’il lutte pour libérer ses frères. C’est peut-être dommage, ex-ministre Garcia Oliver, mais l’ouvrier n’est pas un robinet qu’on ouvre à l’instant qu’on veut pour faire couler le liquide rouge. Pour amener les ouvriers aux sacrifices, il faut une politique révolutionnaire. Oui, politique, quoique ce mot vous fait horreur. La spontanéité de 19 juillet ne se reproduit que dans les situations exceptionnelles, et pour le maintenir, il faut plus que les appels à l’en­thousiasme.

« Résister », mais avec quelle perspective ? D’être maître des usines, d’instaurer un régime sans exploiteurs ni exploités ? Non, ce serait du trotskisme criminel. « Résistir », demandaient Negrin et Comorera aux ouvriers de Barcelone, pour avoir au lieu d’une prison franquiste, une prison républicaine fonction­nant selon toutes les préceptes du code pénal et du régime pénitentiaire. Résister pour que le gouvernement légal, la constitution, les traités soient respectés. Résister avec l’espoir qu’un jour le cœur glacé de Chamberlain va fondre et nous venir en aide !

Les propos que j’ai cité plus haut n’ont pas été inventés par moi, je les ai entendus dans mon usine et ils étaient prononcés par des ouvriers qui étalent sur les barricades le 19 juillet.

Pour résumer, nous pouvons arriver à la même con­clusion que dans notre analyse de la politique du Front populaire dans d’autres domaines.

Negrin-Comorera et leur Front populaire par leur politique « d’ordre républicain » travaillaient bien pour le fascisme.

Malgré leurs platitudes, leurs flatteries et leurs bas­sesses, M. Chamberlain est resté toujours froid. Malgré la répression, qui l’assurait que « l’ordre règne à Barcelone », pour ce gentleman l’Espagne « gouverne­mentale » était toujours mal gouvernée et les républi­cains étaient des « rouges ».

« Mais, voyons, il n’y a pas de communistes dans le gouvernement, et s’il y en a, il n’y en a que deux, qui ne sont pas méchants, mais de bons patriotes, il y a même un catholique au gouvernement. On célèbre déjà la messe à Barcelone. Pour le moment seulement pour les Basques, mais bientôt les églises fonctionneront normalement. Ecoutez les émissions des postes de l’Espagne gouvernementale, M. Chamberlain, vous n’entendez plus l’Internationale, mais tout simplement des hymnes patriotiques qu’on chante chez vous. Non, M. Chamberlain, nous ne sommes pas des « rouges » ! Nous frémissons même à l’idée d’avoir une couleur pareille ! Si nous avons commis quelques excès après le 19 juillet, ce n’était pas notre faute ! Dès que nous avons pu, nous avons remis ces anarchistes et ces poumistes en prison. Si nous avons péché, pardonnez-nous, comprenez-nous et venez-nous en aide ! »

Mais encore une fois en vain ! Cette sinistre cour que le prolétariat a chèrement payé n’a servi à rien.

M. Chamberlain a préféré Franco à Négrin, le fascisme au régime du Front populaire, mais toute cette tragi-comédie désarmait le prolétariat, détruisait son énergie, annihilait sa combativité.

La répression, « l’ordre républicain », le gangstéris­me stalinien n’ont pas eu pour seul effet de tuer quel­ques milliers de militants et « d’écraser le trotskis­me », encore une fois : cette répression a ouvert le chemin à Franco.

Notes

[1] Mena est connu de beaucoup de camarades français, surtout membres du PSOP, car émigré après octobre 34, il passa quelque temps en France dans la région parisienne.

[2] Dans un meeting de la CNT à Barcelone, salle Olympia, Mariano Vasquez, secrétaire national de la CNT fut accueilli par les cris : « Presos ! » (Libérez les prisonniers !) qui l’empêchaient de parler un bon moment, mais "l’anarchiste" fit la sourde oreille et ne souffla pas mot sur la bagatelle des prisons répu­blicaines.

[3] Le premier secrétaire du Comité National, le second du Comité Régional de Catalogne de la CNT.

[4] Dans son livre : « Guerra y Revolucion en España », Santillan « regrette » que la CNT ait permis la persécution stalinienne contre le POUM.

[5] Comme l’exemple d’une attitude opposée, je me permets de rappeler les propos qui m’ont été tenu par plusieurs « gauchistes » que les ignorants confondaient parfois avec la IV° Internationale : « Cela vaut-­il la peine d’aller au front et risquer sa vie pour une République démocratique de Cabellero ou Negrin ? » Ce « gauchisme » masquait très souvent la lâcheté pure et simple. Entre ces « gauchistes » et nous il y a un fossé.

[6] « Resistir » - résister. On appelait par exemple les noisettes les « pilules du docteur Negrin pour résister ». Les noisettes étaient un des rares aliments qu’on trouvait encore à Barcelone en automne 1938.

XV. Le retrait des volontaires

Toute l’orientation du Front populaire apparaît claire­ment aussi dans le problème des « volontaires » c’est-à­-dire des forces « étrangères » combattantes dans les deux camps adverses : celui des « gouvernementaux » et celui des « rebelles ».

En juillet 1936, environ trois mois avant la formation des Brigades Internationales, ont commencé à venir à peu près de tous les coins du monde des militants révolu­tionnaires et aussi des ouvriers du rang, pour combattre en Espagne. Ils se mettaient à la disposition de tous les partis, des syndicats, de toutes les organisations prolétariennes et s’engageaient dans les colonnes et les fa­meuses « tribus » de la première heure.

C’était un mouvement fort, spontané et irrésistible. « Aller combattre en Espagne » fut le désir ardent de nombreux militants des pays démocratiques, comme la France, la Belgique, la Suisse, la Hollande, mais surtout des antifascistes de l’Europe Centrale traqués par toutes les polices et qui depuis des années attendaient une occa­sion de rentrer dans la lutte.

Les volontaires sont venus littéralement de tous les coins de la terre. J’ai vu des volontaires de l’Indochine, de l’Australie, et aussi de l’Afrique du Sud. C’était un mouvement spontané et parfois irréfléchi.

Les plus lents ont mis parfois quelques mois à se dé­cider, mais j’ai rencontré en Espagne des volontaires venus d’assez loin déjà les 21 et 22 juillet, deux, trois jours après le soulèvement militaire. Il y eut certes pas mal d’aventuriers, d’aigris et de déroutés, qui cherchaient dans ce grand drame un dérivatif contre leurs misères personnelles, mais il y eut aussi des hommes rangés, ordonnés et réglés comme une pendule, qui laissaient leurs femmes, leurs enfants, leurs obligations et tout ce­la pour lutter contre le fascisme et pour un monde nou­veau !

Ils franchissaient tous les obstacles, passaient les fron­tières avec ou sans passeport, arrivaient enfin à cette Espagne splendide, ensoleillée, fiévreuse et réveillée par la révolution, pénétré d’un esprit de fraternité, de bon­té [1], d’internationalisme et des plus grandes valeurs humaines qu’ont connues seulement ceux qui ont eu la joie d’y aller.

Ils arrivaient enfin à Barcelone ou à Madrid et bientôt leur sang se mélangeait au front à celui des ouvriers espagnols !

Ces chevaliers de la plus grande des croisades par­taient parce qu’il existe heureusement le prolétariat, c’est-à-dire une classe qui ne se contente pas de digérer et travailler pour le capital, mais qui prépare pour l’huma­nité le grand avenir.

Pendant les premiers deux mois et demi, Staline pratiquait la non-intervention. Pour des raisons dont l’examen nous amènerait loin, le Comintern commença ensuite à organiser les Brigades Internationales sous la direction de Marty.

Ces Brigades Internationales furent composées d’élé­ments divers, à commencer par les militants qui avalent passé par les prisons bourgeoises, fascistes et démocratiques, pour leur dévouement au prolétariat, jusqu’à certains éléments déclassés (clochards, anciens légionnaires), etc...

Les Brigades Internationales ont combattu et ont perdu cinq mille des leurs [2]. Ils furent mieux nourris, mieux armés, placés dans les meilleures conditions que beaucoup d’autres colonnes et divisions, surtout anarchis­tes et poumistes, où il y a avait aussi pas mal de volontaires étrangers, pour les raisons politiques du favoritisme stalinien. Je ne veux pas pourtant entrer ici dans des discussions un peu stériles et comparer leur courage et leur participation à ceux d’autres forces antifascis­tes [3]. Les Brigades Internationales ont mis du leur et ont jeté dans quelques moments critiques leur poids dans la balance.

Malheureusement, malgré leur sacrifice, leur courage et leur discipline, leur sang était versé au service d’une politique de suicide qui s’appelle le Front populaire.

Maintenus dans l’ignorance [4], en possession seule­ment de la presse stalinienne, la direction communiste les enfermait en vase clos. Elle s’est parfois servi d’eux pour les besognes les plus sales et les plus répugnantes. Les assassinats de plusieurs militants révolutionnaires, les provocations ignobles furent l’œuvre de plusieurs commissaires politiques des Brigades Internationales. Au mois de mai 1937, à Barcelone, ils ont servi comme une force de choc, une force sûre, parce qu’elle exécutait aveuglément tout ce qu’on lui demandait. Plusieurs gardes d’assaut venus de Valence à Barcelone le 7 mai 37 pour y faire régner « l’ordre » contre les ouvriers cénétistes et poumistes, et plusieurs tankistes, parlaient bulgare, allemand, polonais ou serbe. J’ai rencontré dans ces détachements qui servaient la bourgeoisie et la réac­tion quelques bons militants qui m’étaient déjà connus à l’étranger.

« Et nous pardonnons leurs péchés comme Dieu nous pardonnera les nôtres. » Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

Cette intervention réactionnaire des Brigades Inter­nationales mériterait d’être analysée en détail, mais ce qui nous intéresse maintenant, c’est le problème des vo­lontaires dans son ensemble, en liaison avec l’orientation générale du Front populaire. Nous avons en quelques lignes, illustré quel était le caractère du volontariat dans l’armée républicaine.

Passons de l’autre côté de la barricade, ou plutôt de l’autre côté des tranchées. Chez Franco sont allés aussi des volontaires authentiques, des fascistes enragés qui cher­chaient en Espagne l’occasion de lutter contre la peste rouge, et le « marxisme », mais ils étaient une infime minorité. C’est dans l’ordre des choses : le capitalisme peut-il trouver beaucoup de défenseurs volontaires ? Il ne se maintient que par la terreur et la tromperie.

Le gros des troupes étrangères dont s’est servi Franco c’étaient soit des mercenaires, soit des « volontaires » amenés contre leur volonté.

A l’étranger, on connaît suffisamment l’importance de l’aide effective en hommes, en matériel et en argent re­çue par Franco des dictateurs fascistes et aussi des puis­santes oligarchies financières des pays démocratiques de France et de l’Angleterre. Les chiffres manquent, et il est impossible de dire combien de « volontaires » il y a eu chez Franco.

Je serai néanmoins près de la vérité, quand je dirai que pour un combattant étranger dans le camp antifas­ciste, il y en avait cinq, peut-être huit ou davantage chez Franco.

La disproportion était beaucoup plus grande en ce qui concerne l’aide en argent, vivres, l’envoi du matériel de guerre, etc. Si Franco recevait des centaines d’avions, des tanks et tout le matériel de guerre, en grande quantité, et de première qualité, les « gouvernementaux » le plus souvent n’obtenaient avec de mauvaises conditions de paiement, que des vieilleries. Même le Mexique s’est ser­vi des envois en Espagne pour renouveler le matériel de son armée.

Cette disproportion se comprend facilement. Si Franco était aidé selon un plan bien arrêté et concerté par trois états fascistes : Allemagne, Italie, Portugal, et par les puissants groupement capitalistes, les républicains ne fu­rent soutenus, et médiocrement, que par la Russie, le Mexique et par un tas de spéculateurs étrangers qui, au prix fort, livraient des saloperies.

Mais revenons à la disproportion en ce qui concerne la quantité des combattants étrangers dans les deux camps.

Du fait de cette disproportion, nos malins démocrates tiraient la conclusion que l’intervention étrangère, et aussi la venue des volontaires, étaient une mauvaise af­faire pour la république.

Nos braves démocrates et leurs associés staliniens sa­vaient observer les phénomènes, mais ils ne comprenaient pas les raisons de ces phénomènes et par conséquent ne pouvaient pas trouver le remède.

Let droit international, les traités conclus avec d’autres Etats, la situation juridique du gouvernement républicain (gouvernement « légitime », constitué en accord avec la constitution et tous ses paragraphes), la Société des Na­tions avec son Covenant de Genève et le pacte Briand­-Kellog, qui proclamait la guerre hors la loi, toutes ces choses appréciables jouaient évidemment en défaveur des « rebelles » et en faveur des « gouvernementaux ».

Mais ne jouaient-elles pas aussi en faveur de l’Abyssinie et du Négus ? Et en Abyssinie, il n’y avait pas les communistes, le PSUC, le POUM, la CNT, la FAI, etc., en somme des plats qui n’étaient pas précisément ceux que préférait Chamberlain pour son breakfast.

Cependant nos « réalistes » démocrates ne se découra­geaient pas pour si peu. Ils espéraient, s’appuyant sur le droit, obtenir du capitalisme démocratique une interven­tion à la faveur de la « non-intervention », c’est-à-dire obtenir le retrait des forces étrangères d’Espagne.

Leur raisonnement était le suivant (et rappelons en passant qu’il fut aussi celui des anarchistes) : si on re­tire les forces italiennes et allemandes de l’Espagne, si on retire les techniciens étrangers, si on retire le matériel de guerre, si on empêche cette intervention qui est un défi au droit international, si tous ces italiens et Alle­mands reviennent à Rome ou à Berlin, nous rapatrions aussi nos volontaires. Si on empêche toute cette guerre totalitaire, si on fait enfin tout ce que commande l’équité et les pactes, nous, républicains espagnols, nous viendrons facilement à bout de Franco et nous ferons une affaire d’or.

On sait qu’il y a une logique aussi dans la stupidité. Il y avait une logique dans ce raisonnement, mais c’était de la stupidité quand même.

Evidemment, s’il était possible que le prolétariat, dans un pays capitaliste quelconque, écrase le fascisme sans que les capitalistes d’autres pays interviennent, s’il était possible que les capitalistes étrangers, dont les intérêts et les profits sont menacés en cas d’écrasement du fascisme, laissent faire et tracent de bon coeur une croix sur les millions de livres, dollars, francs ou marks investis, si le capitalisme était décidé à la suite des arguments du « droit », à se laisser enlever des positions qu’il tenait, si le grand capital dans la période actuelle n’était pas engagé par toute sa situation à soutenir le fascisme, non seulement contre la révolution prolétarienne, mais aussi contre la démocratie formelle c’est-à-dire bourgeoise, si en somme la bourgeoisie était décidée à céder gentiment la place au prolétariat, alors l’affaire d’or née dans les cerveaux des chefs du Front populaire pourrait être réa­lisée.

Pour résumer : pour que le retrait bilatéral des volontaires puisse se réaliser, il fallait qu’un petit détail qui gêne le raisonnement de nos malins démocrates n’existe pas. Ce petit détail s’appelle : le capitalisme. Les chefs du Front populaire dans ce cas comme du reste dans d’autres, à l’image du fameux « Curieux » de Krylov, n’apercevaient pas cet éléphant, mais par contre, ils voyaient des insectes c’est à-dire la lutte « idéologique » entre les démocrates et le fascisme.

L’intervention étrangère en Espagne résultait tout sim­plement du fait que la Péninsule Ibérique ne se trouve pas sur la lune, mais sur la planète qui a ce nom prosaïque : terre.

Les fascistes étrangers, italiens, allemands, portugais, et aussi les capitalistes anglais et français intervenaient en faveur de Franco non parce qu’ils étaient des mé­chants, mais parce qu’ils étaient des bourgeois. A cette intervention inéluctable qui se reproduira dans chaque révolution et chaque guerre civile antifasciste dans n’importe quel pays, le prolétariat mondial devait opposer une intervention plus active encore, afin de sauver la révolution espagnole, une intervention qui devait para­lyser les états capitalistes fascistes et démocratiques, une intervention qui devait prendre, surtout, en France, la forme de la lutte pour le pouvoir.

Malgré toutes les explications de droit, et malgré tou­tes les résolutions du Comité de non-intervention, Fran­co continuait et continue à recevoir l’aide en argent, en matériel et en hommes, des pays fascistes. Mussolini a du reste déclaré : « Nous retirerons nos légionnaires d’Espagne après la victoire de Franco. » C’était une déclaration nette et édifiante. Certes, on ne pouvait pas, après avoir lu cette déclaration, faire confiance au dic­tateur fasciste, et croire qu’il retirerait ses troupes après la victoire de Franco. Il tâchera de les garder le plus longtemps possible, dans la péninsule, dans son Intérêt impérialiste, même après la victoire de Franco. Mais on pouvait croire Mussolini sincère dans ce sens qu’il n’était pas en tout cas disposé à les retirer avant la vic­toire de Franco.

Mais nos « réalistes » dirigeants du Front populaire espéraient toujours que Chamberlain et Daladier obligeraient Franco à retirer ses légionnaires. Ne s’agissait-il pas d’un attentat contre la démocratie et le droit Inter­national ? Il fallait donc en attendant ne pas donner un « prétexte » (comme si le capitalisme avait besoin d’un prétexte pour tromper et opprimer les ouvriers ?) aux fascistes et aux démocrates.

« Nous allons retirer les Brigades Internationales et tous les étrangers qui sont dans notre armée. Nous de­manderons à la Société des Nations qu’elle contrôle ce retrait. Nous donnerons à la Commission Internationale de Contrôle de la Société des Nations toutes les facilités et les garanties afin de prouver à l’opinion Internationale que notre retrait des volontaires est complet, total et sincère. Nous retirerons même la nationalité espagnole aux combattants étrangers qui l’ont acquise après le 19 juillet [5]. En donnant tant de preuves de bonne volon­té, nous aurons dans notre jeu diplomatique un atout et nous mettrons Franco dans une situation difficile. »

Voilà le calcul d’Alvarez del Vayo, de Negrin, de José Diaz, et aussi de plusieurs chefs « anarchistes », qui était à la base du retrait unilatéral opéré par le gouver­nement républicain. Il témoignait en effet de la bonne volonté du gouvernement de Negrin et de ses bonnes intentions à l’égard du capitalisme international, mais comme moyen d’obtenir le retrait des forces étrangères au service de Franco (qui aurait dû suivre ce bon exem­ple !) était piteux... Les chefs du Front populaire vou­laient réaliser un bon marché : le retrait des volontaires de deux côtés. Mais pour un marché, il faut être deux. Or, si nos démocrates avaient de la bonne volonté à l’égard de Chamberlain, c’est-à-dire à l’égard de la City, cette dernière ne pouvait avoir des tendresses que pour Franco.

Les républicains ont opéré le retrait des volontaires étrangers de tous les fronts. Ils ont perdu ainsi quelques bonnes et sûres brigades.

Au dernier moment encore, quand les fascistes s’appro­chaient de Barcelone, les volontaires pouvaient rendre service dans la défense de la capitale catalane. Plus de huit mille ex-volontaires attendaient leur rapatriement dans plusieurs camps de concentration. C’étaient surtout des originaires des pays au régime fasciste et réaction­naire : des Italiens, des Allemands, des Polonais des Hongrois, etc... S’ils n’étaient pas encore rapatriés, ce n’était pas la faute du gouvernement républicain, dont la bonne volonté dans ce cas est hors de discussion, mais résultait du fait qu’aucun pays du monde, y compris l’Union Soviétique, n’était pressé de des recevoir.

Les bourgeois du monde entier ne peuvent pas pardon­ner à ces combattants le fait qu’ils ont osé lutter les armes à la main contre le fascisme. On trouve étrange que les spécimens de cette espèce n’aient pas tous trouvé une mort à laquelle on est même prêt à donner le qualificatif d’héroïque en Espagne. Pour eux aussi la terre est une planète sans visa. Quant à la démocratie fran­çaise, elle n’a même pas autorisé leur passage par son territoire pour se rendre au Mexique [6], car le passage même dans le wagon plombé de ces monstres pouvait déranger la tranquille digestion de bourgeois de ce pays. Quand les fascistes s’approchaient de Barcelone l’idée s’est emparée de ces ex-volontaires ou plutôt d’un certain nombre d’entre eux : aller au secours, reformer quelques brigades, et refaire encore une fois la glorieuse épopée de Madrid. Quelques milliers de combattants décidés à lutter, animés d’une flamme révolutionnaire, peuvent dans certaines situations en provoquant le choc psychologique, renverser la situation, redonner confiance à une ville, faire un miracle.

Voilà les discussions qui se tenaient dans ces camps de volontaires. Je n’invente pas, je rapporte :

« La situation est perdue. Que peuvent quelques mil­liers de combattants quand la situation est désespérée. Contre l’armée bien équipée comme celle de Franco, que pouvons-nous faire ? » - disaient certains tout haut, et ils ajoutaient dans leur fort intérieur : « L’essentiel c’est de sauver notre peau ».

 « Il ne s’agit pas de quelques milliers de combattants - répondait un commandant d’un bataillon autrichien, stalinien, mais animé d’une foi révolutionnaire - il s’agit de l’effet moral que cela aura sur le proléta­riat de Barcelone. Il se dira : "Le prolétariat internatio­nal vient à notre aide ! " et il se lèvera comme à Madrid ! "No Pasaran !" »

Cette controverse fut tranchée par un colonel Alvarez, d’origine mexicaine, stalinien cent pour cent, qui dans un discours adressé aux ex-volontaires, a dit textuelle­ment : « Attention ! Nous avons des ennemis dans notre camp. Ils veulent nous diviser et briser notre unité. Vous savez quels moyens ils emploient pour nous briser : ils font de la propagande pour revenir au front, pour reformer les bataillons sans qu’un ordre soit venu du gouver­nement légal et légitime d’Espagne. C’est clair. Ce sont toujours des mêmes agents de la cinquième colonne, les provocateurs, les trotskistes ! Quand vous trouverez un spécimen de ce genre, un de ces provocateurs qui fait cette campagne pour aller au front, démasquez-le, ame­nez-le chez moi, et moi, personnellement, je lui mettrai douze balles dans la peau ! » - et Alvarez montrait son revolver.

Le colonel reçut de maigres applaudissements.

Mais deux bataillons des Brigades Internationales, al­lemand et autrichien, plus d’un millier d’ex-volontaires, sont partis dans la nuit du 24 au 25 janvier, un jour avant la prise de la capitale catalane, à Barcelone et ont offert leurs poitrines au gouvernement Negrin. On leur a fait faire demi-tour. On n’avait pas besoin d’eux. Les ramener au front cela n’était-il pas contraire aux pro­messes solennelles données par le gouvernement républi­cain à Genève ?

« Il vaut mieux mourir selon les règles que de vivre contre les règles », disait le docteur dans « Le Malade Imaginaire » de Molière, et cela signifiait : il vaut mieux mourir selon les prescriptions médicales que de vivre contre l’opinion de la Faculté. Pour le gouvernement de Negrin, cela voulait dire : il vaut mieux mourir en respectant les engagements contractés envers Chamberlain, que vivre contre les prescriptions des docteurs du Front populaire. C’est un point de vue.

Mais vous, les ouvriers du monde entier, qui voulez vivre, et vivre humainement, et ne le pourrez qu’en ren­versant le régime capitaliste, ne suivez pas « les règles » des docteurs du Front populaire.

Si la politique de « l’ordre républicain » et le fameux mot d’ordre : « D’abord gagner la guerre, après faire la révolution », démoralisait le prolétariat espagnol, l’orientation nationaliste et bornée du Front populaire, entre autres en ce qui concerne les volontaires et l’intervention étrangère, démoralisaient et le prolétariat espa­gnol et les ouvriers d’autres pays. Ce nationalisme petit-­bourgeois détruisait les liens entre les exploités d’Espagne et ceux d’autres pays, il annihilait l’internationalisme actif du prolétariat mondial.

La presse du Front populaire disait toujours : « Ah ! Oui ! Si on laissait les Espagnols tout seuls, il y a longtemps que cela serait fini ! » Et l’ouvrier français qui lisait cela se disait : « Puisqu’il faut laisser les Espagnols seuls, je peux me contenter de donner quelques francs pour envoyer du lait aux enfants d’Espagne. Moi, je suis Français et je dois m’occuper surtout de mon beau pays. Chacun pour soi ! » Voilà l’idée qu’infiltre dans le prolétariat le réformisme depuis des décades, et le stali­nisme depuis qu’il a lancé sa théorie du « socialisme dans un seul pays ».

Tout se tient. La politique pourrie du Front populaire est un enfant légitime des conceptions fondamentales national-réformistes et conservatrices de la bureaucratie soviétique et du stalinisme, comme l’était aussi il y a dix ans la théorie du « social-fascisme ».

Tout se tient. La politique du Front populaire en Es­pagne est une chaîne ininterrompue de crimes contre le prolétariat. Un des maillons dans cette chaîne de crime c’est la politique de tromperies et de suicide dans la question des volontaires.

Notes

[1] L’atmosphère du 19 juillet ! Un petit fait qui l’il­lustre. Chez un de mes camarades à Barcelone, les Pa­trouilles de Contrôle, à la suite d’une perquisition à son domicile, dont elles voulaient s’emparer, ouvrirent une cage d’oiseau et libérèrent un petit canari... C’est le jour de la liberté ! On n’a plus le droit d’enfermer les oiseaux !

[2] C’est le chiffre officiel de tous les internationaux et pas seulement des Brigades Internationales, tombés en Espagne. Mais les commissions gouvernementales et In­ternationales ont-elles eu le loisir de visiter tous les ci­metières et compter les fosses communes ? Ce chiffre est inférieur à la réalité.

[3] Quand vous rencontriez un milicien d’une forma­tion quelconque, il expliquait toujours que « les coups durs » étaient réservés à son unité, c’est-à-dire à son parti. En réalité « les coups durs » ont, été pour tous.

[4] J’ai rencontré un volontaire étranger qui était sincèrement convaincu qu’il y avait eu une révolte fasciste au mois de mai 37 à Barcelone. Quant à sa connaissance de la vie politique d’Espagne, il ne connaissait même pas le nom de Durruti. Dans ce domaine, de déformation et d’abrutissement des cerveaux, les staliniens sont des maîtres autant que Goebbels.

[5] Je connais des cas où on a considéré comme étran­gers des Espagnols nés en Amérique du Sud et qui ont passé toute leur vie en Espagne et se sont rappelé de leur qualité d’Argentin ou de Cubain quand cela leur permettait de quitter le front en octobre 1938. On a aussi considéré comme étrangers des Marocains du Protectorat espagnol. Ici nos démocrates oubliaient même leurs obli­gations internationales, mais ils voulaient ainsi prouver que l’armée républicaine est composée d’Espagnols purs, et ils espéraient de cette manière obtenir le retrait des Marocains au service de Franco. C’était de vrais « réa­listes ».

[6] Le gouvernement mexicain a promis de recevoir tous les ex-volontaires de l’armée républicaine espagnole. Nous ne savons pas s’il tiendra la promesse.

XVI. L’idéologie républicaine

« Nous luttons pour le droit international, pour que la constitution soit respectée, nous luttons pour une république démocratique », proclamaient Azaña, Caballero, Negrin et Miaja.

« Nous luttons pour une république démocratique parlementaire, mais une république démocratique d’un type nouveau, où les racines du fascisme seront détruites. Notre révolution est populaire. Notre guerre est une guerre nationale pour l’indépendance » ajoutaient José Diaz, Jésus Hernandez et Passionaria [1].

Tant de mots, tant de phrases, tant de tromperies mystiques pour cacher les choses ! Messieurs Azaña, Caballero, Negrin, Companys, Diaz et Passionaria, il fallait dire : « Nous luttons pour conserver le capita­lisme sur la base démocratique car c’est seulement dans le cadre de la démocratie que nous pouvons exer­cer nos métiers d’avocats, de députés, de bureaucrates syndicaux. Nous interdisons aux ouvriers d’abattre le régime capitaliste et de faire la révolution proléta­rienne. »

Le mensonge qui prend la forme du camouflage mystique est inséparable du régime capitaliste. La bourgeoisie ne pourrait dominer un jour sans la trom­perie. Un commerçant peut-il dire la vérité au client, lui dire combien lui a coûté la marchandise qu’il veut vendre à un prix exorbitant ? Un capitaliste peut-il montrer aux ouvriers sa comptabilité ? Pourquoi ce qui est impossible à un capitaliste pris individuelle­ment serait possible à la classe capitaliste prise dans son ensemble ? Monsieur le Capital a une gueule trop répugnante pour la montrer en public : il se discréditerait tout de suite.

Pour exister, il doit tromper, cacher ses buts réels, qui sont inavouables. Il doit se couvrir d’un masque mystique, surtout quand il a la forme démocratique, qui repose plus sur la tromperie que le fascisme, for­me plus brutale et plus ouverte de domination du ca­pital.

« En face de la barbarie fasciste, nous les républi­cains, représentons la culture. Regardez ces barbares, ces fascistes, ils tuent, ils assassinent les enfants, ils bombardent les villes ouvertes, les endroits où il n’y a aucun objectif militaire. Ils tuent leurs frères de race les Espagnols. Ils sont vendus à l’étranger. Ils mènent, inspirés par l’idéologie prussienne, la guerre totalitaire. Ils n’ont pas de conscience, ils n’ont pas de sentiments, ils n’ont pas de coeur ! Nous, les répu­blicains, c’est autre chose, nous ne pouvons pas par exemple répondre aux bombardements de Barcelone ou de Madrid par les bombardements de Séville et Burgos, nous aurions taché notre pur drapeau trico­lore et républicain, nous nous sommes des vrais pa­triotes, nous ne pouvons pas nous orienter sur l’aide active de la révolution prolétarienne, et sur l’aide des ouvriers du monde entier. Nous voulons vaincre en vrais Espagnols, c’est pour cela que nous sommes prêts de retirer tous les étrangers et nous les retirons. Nous voulons humaniser la guerre, c’est pour cela que nous en appelons sans cesse à la Société des Nations ; c’est pour cela que nous nous réjouissons de la forma­tion de la Commission Internationale contre les bombardement de villes ouvertes. Elle n’a qu’à venir à Barcelone, à Valence, à Granollers, et elle constatera que nous sommes des victimes innocentes des agressions barbares de l’aviation fasciste », etc... sans fin.

Nous connaissons votre musique et vos discours, Messieurs Azaña, Caballero, Negrin, Companys, Diaz et Pasionaria, non seulement nous les connaissons bien, mais nous comprenons leur sens et il est le sui­vant : « En face du fascisme, arme violente, barbare certes, mais conséquente et logique de défense du capitalisme condamné, mais qui veut se survivre, nous, démocrates, nous ne sommes que des poules mouillées. Nous sommes des petits bourgeois. Certes, nous voudrions la démocratie, mais nous avons peur de Toi, Grand Capital ! Tu nous en imposes par ta puissance ! Nous marchons sur la pointe des pieds devant Toi le Veau d’Or, car nous avons peur que la colère t’emporte, une colère injustifiée, car nous ne sommes que des républicains, et non des rouges. Si nous allons bombar­der Séville ou Majorque, des centaines et des milliers d’avions viendront contre nous. On nous rasera de la terre, on va nous asphyxier. Malgré notre noblesse, notre humanitarisme, notre loyauté, Chamberlain ne veut pas nous écouter et il ne nous croit pas quand nous disons que nous ne sommes pas des rouges. Que se passerait-il si nous employons toutes les violences contre Franco ? Les démocraties française et anglaise n’auront plus ombre de doute que nous sommes des bolcheviks. »

« Nous, les petits-bourgeois, nous avons peur de Toi, Capital, nous avons de l’estime pour Toi, car nous te devons tout : nos places dans les Conseils d’Admi­nistration, notre clientèle d’avocat. Nous luttons con­tre Franco. Oui, Mais nous avons peur que Toi, Capi­tal, tu disparaisses, car une société, selon nous les petits bourgeois, peut-elle vivre si un mal fatal t’arri­vait ? Cela serait alors la fin de la civilisation, l’anar­chie, l’effondrement de tout. Les ouvriers, les hommes qui savent à peine lire et écrire devraient nous commander, nous, hommes de science et de culture. Nous avons vu cela quand régnaient les maudits comités, les premiers mois après le 19 juillet. Nous tremblons à la pensée que cela pourrait revenir. Nous devons donc nous imposer à l’opinion internationale, c’est-à­-dire à l’opinion que tu crées à coups de millions par notre modération et douceur chrétienne à l’égard de Franco. »

Si les chefs du Front populaire tenaient ce langage net et dévoilaient leurs vraies intentions et pensées ils éduqueraient les ouvriers, mais il ne pourraient plus être utiles au capital.

Jetons un coup d’œil sur l’attitude du gouvernement républicain, par exemple dans la question des bombardements des villes ouvertes, et nous verrons que nos démocrates étaient des anges... pour le capital et son chien Franco.

Aux bombardements cruels et barbares de l’aviation fasciste, on pouvait et on devait répondre par des bombardements de l’aviation républicaine [2] des villes aux mains des fascistes. Certes, la guerre est une chose inhumaine et abominable en soi. Mais si on l’accepte, il faut la mener jusqu’au bout, employant tous les moyens pour vaincre l’adversaire. De la part du prolétariat, elle doit être aussi totalitaire, c’est-à­-dire menée jusqu’à la défaite de l’ennemi. Aux représailles, le gouvernement républicain préférait l’appel à une Commission qui devait constater les bombardements des villes ouvertes. La Commission, composée d’honorables experts anglais, français, etc... est venue à Barcelone et à Granollers. Elle a contemplé les ruines et les décombres, résultat de l’agression aérienne de l’aviation fasciste, et a constaté qu’effectivement les villes ouvertes et les endroits où il n’y a pas d’ob­jectif militaire, ont été bombardés, et elle est partie. En quoi cela pourrait-il consoler les veuves et les orphelins de Barcelone et Granollers ? Comment cela pouvait-il empêcher les nouveaux bombardements ?

Afin de souligner le contraste qui existait entre l’idéologie de poules mouillées du Front populaire avec les méthodes de la Révolution russe, je citerai ici une phrase d’un des discours de Léon Trotski en 1918. Je ne sais pas si elle est authentique et fut réellement prononcée par l’organisateur de l’Armée rouge, ou si elle fut tout simplement une des légendes qui se créent pendant les révolutions. Elle reflétait en tout cas l’esprit et la décision de révolution bolcheviste : « Si ce ciel doit briller seulement pour la bourgeoisie, nous allons l’éteindre ! » Ce qui voulait dire : nous em­ploierons tous les moyens pour vaincre la bourgeoisie. Mais les chefs démocrates du Front populaire espa­gnol ne pouvaient parler ni agir comme parlèrent et agirent Lénine et Trotski en 1917-21.

Certes, les procédés fascistes sont particulièrement barbares, et nous ne pouvons pas et nous vouions les imiter. Ces procédés s’expliquent : c’est la rage d’une classe condamnée et qui ne veut à aucun prix céder sa place. Du reste le capitalisme, qu’il soit fascisme ou démocratie, est toujours prêt à jeter des millions dans une boucherie si ses dividendes sont menacés. Le coeur du capital, c’est le métal jaune.

Nous, les révolutionnaires prolétariens, ne pouvons pas être barbares, comme le sont les fascistes. D’ail­leurs cette barbarie nous parait inutile et, porteurs de nouvelles valeurs humaines que nous sommes, elle nous répugne. Mais néanmoins, nous devons être aussi et plus encore décidés, audacieux que sont les fascistes. « Pour vaincre, il nous faut de l’audace, encore une fois de l’audace, toujours de l’audace » disait le grand stratège révolutionnaire Danton. Si le courage physi­que qui atteignait l’héroïsme sans exemple ne man­quait pas chez les combattants du 19 juillet et chez les combattants du front, l’audace politique faisait complètement défaut à ceux qui prétendaient diriger la guerre antifasciste.

Leur mollesse à l’égard du fascisme, qui s’expri­mait dans tous les domaines de la part des dirigeants du Front populaire, ne fut pas accidentelle.

Elle résultait de l’ensemble de leur nature petite bourgeoise. La petite bourgeoisie, classe intermédiaire placée entre le grand capital et le prolétariat, les deux classes fondamentales de la société contemporaine, ne peut qu’osciller, tiraillée qu’elle est par les courants opposés, elle ne peut qu’hésiter, surtout quand il s’agit de s’opposer â celui qui lui impose : le grand capital. Et c’est la petite bourgeoisie ou pour être plus précis, les agents petits-bourgeois du grand capital qui diri­geaient la guerre contre Franco. D’où le caractère mou et pleurnichard de l’idéologie du Front populaire. Pour vaincre Franco, c’était le prolétariat entraînant derrière lui la petite bourgeoisie qui devait prendre la direction de la guerre, mais pour cela il manquait d’une direction, c’est-à-dire d’un parti révolutionnaire.

Le petit bourgeois est nationaliste, son existence économique est déterminée par les hasards de concur­rence sur le marché capitaliste. Il regarde avec mé­fiance et haine son rival le boutiquier d’en face. Nos dirigeants du Front populaire voulaient concurrencer Franco sur le terrain nationaliste. Les staliniens croient que c’est le dernier cri de la sagesse. Ils veulent dépasser dans le chauvinisme les fascistes. Ils croient que c’est malin. Pourtant, c’est impossible. En Allemagne, leurs mots d’ordre de Révolution So­ciale et Nationale ont été de l’eau au moulin de la démagogie fasciste et ont facilité la pénétration idéologique de Hitler. En Espagne, à la place de Hitler, les staliniens ont, par leur nationalisme, favorisé Franco.

Franco a fait appel aux capitalistes étrangers pour sauver le régime capitaliste en Espagne. Ce n’est pas nouveau. La classe dominante identifie la patrie avec sa domination. Quand ses intérêts sont menacés, par son concurrent impérialiste ou par la révolution prolétarienne, « la patrie est en danger ». Franco s’est allié avec les Italiens, Allemands, Portugais, mais les généraux blancs ne s’alliaient-ils pas avec les capitalis­tes du monde entier, et même le démocrate Milioukof, partisan acharné de l’Entente, a-t-il hésité de s’adresser aux Allemands et mendier chez eux l’aide contre les ouvriers de son pays ? La bourgeoisie a raison de son point de vue de classe : le principal pour elle, c’est de sauver sa domination et son régime d’exploi­tation. De ce « patriotisme » relatif de la bourgeoisie le prolétariat doit tirer l’enseignement suivant : ce qui importe ce ne sont pas les conflits nationaux, c’est l’opposition des intérêts de classe. Nous, les ou­vriers, nous devons prendre exemple sur la bourgeoi­sie. Elle même nous enseigne que la patrie est un mythe. Nous devons lutter pour nous libérer économiquement en accord avec les ouvriers de tous les pays. C’est pour cela d’ailleurs, que le mot d’ordre de la IV° Internationale n’est pas « Espagnols, unissez-vous » ou « Français, unissez-vous ! », mais : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

L’idéologie prolétarienne est internationaliste ou elle disparaît. Le chauvinisme stalinien est une trahison, mais il est aussi inopérant contre le fascisme. Nous ne pouvons pas dépasser en chauvinisme Hitler et Franco. Par contre, nous pouvons porter des coups mortels à la bourgeoisie, en se servant de l’arme dont elle ne peut pas disposer, et qui est l’internationalis­me. Le nationalisme bourgeois â sa base dans le fait que le capitalisme se développe dans les cadres des frontières nationales, le capitalisme veut dire la con­currence, et au stade impérialiste la concurrence des trusts-états capitalistes entre eux. Autre chose est le socialisme dont le triomphe ne peut que signifier la destruction des frontières nationales, et la création d’une vraie société internationale.

Le Parti Communiste espagnol a propagé dernière­ment les mots d’ordre suivants : « L’Espagne aux Es­pagnols ! Réconciliation nationale des Espagnols ! Fuera los extraneros ! (Les étrangers à la porte !) » Il pensait ainsi, en adoptant le langage franquiste, gagner la clientèle fasciste. Mais c’est l’inverse qui s’est passé. Si un parti ouvrier peut, grâce à la basse démagogie nationaliste, gagner en influence temporai­rement, en fin de compte, il doit être battu sur ce terrain et idéologiquement, il ne peut que frayer ainsi la voie au fascisme. Ce n’est pas la peine d’être communiste pour chanter par exemple « La Marseillaise » et faire l’éloge du pape. On peut le faire aussi chez Kérillis et de La Rocque.

En propageant le nationalisme, les staliniens et le Front populaire dans son ensemble ont forge une arme à l’ennemi, et facilité leur propre extermination. Les staliniens s’imaginent que leurs formules patriotardes peuvent satisfaire les petits bourgeois imbus du nationalisme. Ils s’imaginent par exemple que la formule nationaliste, mais conservatrice de Staline : « Nous ne voulons pas un pouce de la terre étrangère, mais nous ne donnerons pas un pouce de la nôtre » peut satisfaire les petits bourgeois patriotes excités. Si on est nationaliste, si on « aime surtout son pays » on ne se satisfait pas de l’idée de conserver ce que la pa­trie possède, on veut l’agrandir logiquement, on de­vient aussi partisan des conquêtes.

Or, si le Front populaire promettait de conserver ce que l’Espagne possédait, Franco promettait de créer un nouvel Empire. Quiepo de Llano dans ses discours ne promettait-il pas aux Espagnols d’enlever Gibraltar aux Anglais ? Que pouvaient répondre à cela nos nationalistes de moindre calibre du Front populaire ? Qu’il faut respecter les traités et que l’Angleterre est une grande puissance dont il faut mendier l’appui ! Certes, nos patriotes du Front populaire dans leur propagande rappelaient toujours que Franco vend l’Espagne à l’Italie et l’Allemagne, mais Franco ne pouvait-il rappeler que nos démocrates étaient prêts à vendre l’Espagne à l’Angleterre et à la France, et que si ce marché démocratique ne se réalisait pas, c’était faute d’acheteur ? Azaña et Négrin voulaient bien se vendre, mais le capitalisme international démocrati­que, rejetant l’offre du Front populaire, s’orientait sur le fascisme. Du reste, un nationaliste espagnol pou­vait bien comprendre Franco : pour lutter contre les « rouges » sans dieu (en Espagne le nationalisme s’accompagne du fanatisme catholique) qui mena­çaient la patrie, ne pouvait-on au moment du danger, faire des concessions aux Italiens et aux Allemands ?

Les staliniens ne peuvent pas distancer les fascistes sur le terrain du chauvinisme. La réconciliation des Espagnols, c’est-à-dire la soumission du prolétariat à la bourgeoisie qu’ils ont tant prêché se réalise maintenant sur leurs os, mais malheureusement aussi sur les os du prolétariat espagnol.

Libérer réellement l’Espagne de l’oppression qu’exer­cent sur elle les capitalistes étrangers, anglais, fran­çais, allemands, américains, italiens ne le pouvaient ni les fascistes liés à l’Allemagne et l’Italie, ni les démocrates du Front populaire qui s’orientaient sur la dépendance envers la France et l’Angleterre. Seule­ment une classe qui n’a pas de liens économiques avec le capitalisme international, et qui soit prête à rompre tous les traités impérialistes pouvait le faire. Cette classe s’appelle le prolétariat. Mais Azaña, Négrin et Jose Diaz s’orientaient non sur lui, mais sur Chamberlain et Pie XI.

Notes

[1] « République démocratique parlementaire du type nouveau ou les racines du fascisme seront dé­truites » extrait d’un discours de José Diaz. « Type nouveau » en réalité ressemblait au type ancien, car pour détruire les racines du fascisme il faut détruire sa source : le régime capitaliste. Ce qui était interdit d’après José Diaz.

[2] L’infériorité numérique et qualitative de l’avia­tion républicaine ne peut expliquer les procédés hu­manitaires du Front Populaire.

XVII. Le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (P.O.U.M.)

Mais il y avait, parait-il, en Espagne, un parti « trotskiste », le POUM ? Selon les calomnies staliniennes, un parti trotskiste devait obligatoirement travailler avec la Gestapo. Ne sont-ils pas de la Ges­tapo, tous ceux qui dénoncent les crimes staliniens et n’exécutent pas aveuglement les ordres de la bu­reaucratie moscovite dégénérée ?

Le POUM, donc trotskiste et agent de la Gestapo, a fait le putsch de mai 1937, mais heureusement, grâce aux interventions heureuses du Front populaire, du Parti communiste, du PSUC, le Parti Socialiste Unifié de Catalogne, « socialiste » mais adhérant à l’Internationale communiste, le diable trotskiste-poumiste put être maîtrisé !

On a commencé à respirer au mois de mai-juin 1937 : on a « liquidé » le trotskisme en Espagne et surtout en Catalogne. Le gouvernement de Largo Caballero qu’on croyait jusqu’en mai dans la bonne voie, mais qui en réalité était mou et semi-trotskiste, fut remplacé par le gouvernement de la victoire, présidé par le docteur Négrin, celui-ci un vrai gouvernement de Front populaire, un vrai parce que débarrassé de tous ces trotskisants et suspects, un vrai comme il en faudrait dans tous les pays, et en premier lieu en France, capable par conséquent de lutter et de vaincre le fascisme.

Depuis cette intervention heureuse de Staline en mai 1937 à Barcelone, en Catalogne et en Espagne, l’optimisme pouvait, enfin, s’emparer de nous en ce qui concerne la révolution espagnole, ou si vous préférez, en ce qui concerne le sort de la guerre con­tre Franco. Le grand Staline n’a-t-il pas bien arrangé la révolution chinoise en 1927, ou n’a t-il pas remporté une grande victoire pour le prolétariat allemand et international en 1933 avec l’arrivée au pouvoir de Hitler, pour ne citer que ces deux exploits ?

Ah oui ! Le capital et son chien Franco pouvait être rassuré.

Nous n’allons pas dans ce chapitre d’analyse du POUM rectifier et réfuter toutes les calomnies et tous les mensonges des staliniens. Ces gens-là, ou ces canailles plutôt, mentent comme ils respirent. Et ils disposent d’un appareil formidable et surtout de beaucoup d’argent. Ces usurpateurs qui ont volé le glorieux drapeau de la Révolution d’Octobre qu’ils traînent dans la boue ont la faculté d’imprimer à des millions d’exemplaires et dans le monde entier leurs falsifications.

Mais que fut le POUM en réalité ? Trotskiste ? Trotskiste, cela voudrait dire selon l’étymologie du mot, une organisation poursuivant la politique de Léon Trotski. Or, le lecteur n’ignore pas probablement que Trotski est partisan de la IV° Internationale. Le POUM n’était pas trotskiste pour un sou.

Le camarade Léon Trotski qui, avec une netteté qui lui est propre, stigmatisa les fautes du POUM, a plusieurs fois insisté sur les divergences sérieuses qui séparent le POUM de la IV° Internationale. Nous nions la légende stalinienne du « POUM trotskiste » dans l’intérêt de la vérité qui est en même temps celui de l’éducation de la classe ouvrière, qui doit connaître les positions réelles et non imaginaires des différents courants politiques, afin de pouvoir libre­ment et en connaissance de cause confronter, choisir et enfin trouver sa voie.

POUM (le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) a été fondé en décembre 1935 comme produit de l’unification du Bloc Ouvrier et Paysan de Maurin et de la Gauche communiste. Cette dernière appartenait dans le passé à l’organisation internationale de l’opposition de gauche « trotskiste ». Il faut rappeler seulement qu’elle eut toujours des relations très vagues avec l’organisation internationale. La rentrée de la gauche communiste dans le POUM détermine la rupture de Nin et Andrade, qui la dirigeaient, avec le « trotskisme » et avec l’organisation trotskiste internationale. Je ne ferai pas l’historique des discussions et des divergences qui ont séparé la IV° Internatio­nale et la gauche communiste. Je rappellerai seule­ment les principales divergences qui les ont séparé au cours de la Révolution espagnole.

Le Front populaire espagnol s’est formé à la veille des élections législatives de février 1936. Son pro­gramme électoral ressemblait aux programmes électoraux des Fronts populaires d’autres pays ; y figuraient les promesses générales quant à l’amélioration des conditions de travail de la classe ouvrière, l’adhé­sion à la politique de sécurité collective de la Société des Nations, etc... Il est vrai que dans ce programme figurait aussi l’amnistie de toutes les victimes de la répression réactionnaire de Gil-Robles Lerroux.

Le POUM adhéra au Front populaire et signa son programme électoral réformiste et petit bourgeois. Il justifia par la suite son attitude par la nécessité d’obtenir à tout prix l’amnistie. Mais en réalité, l’amnistie fut obtenue non à la suite de la victoire électorale, mais à la suite d’un puissant mouvement de masse extra-parlementaire qui força les portes des prisons.

Après les élections, le POUM critiqua la politique du Front populaire, mais fut en réalité à sa remorque jusqu’au moment où la bureaucratie staliniste coalisée avec la bourgeoisie de gauche, l’empêcha même de parler sur la révolution socialiste et le mit dans l’illégalité.

A part la droite et la gauche, en politique existe le centre. Il en est de même dans le mouvement ouvrier. Ce fut le cas pendant la grande guerre, quand le mouvement ouvrier, selon la juste appréciation de Lénine, se divisait entre la droite, les social-patriotes déclarés genre Vandervelde, Scheidemann, Marcel Cachin, etc..., les gauches internationalistes conséquents : les bolcheviks, les spartakistes allemands, et aussi les centristes comme Ledebour, Longuet, etc...

Si nous analysons la dernière période de l’évolution du mouvement ouvrier qui a commencé à peu près en 1934-35, nous observons le même phénomène. Il y a les partisans déclarés de la politique du Front popu­laire, politique qui accroche le prolétariat â la queue de la bourgeoisie dite démocratique, politique qui, à la lumière de l’expérience espagnole est analysée dans le présent travail : ce sont les staliniens, promoteurs de cette panacée universelle de Dimitrov, et aussi les réformistes appartenant à la Seconde Internationale.

Il y a des adversaires déclarés de cette politique de crime et de suicide du Front populaire, ce sont les bâtisseurs de la IV° Internationale. Ils opposent à la politique de platitude et de collaboration de classe, les méthodes révolutionnaires du marxisme et du bol­chevisme, les méthodes à l’application desquelles le prolétariat doit toutes ses conquêtes, ses victoires et ses montées historiques.

Mais, entre les deux courants fondamentaux de la période présente, à savoir le courant stalino-réformiste et le courant de la IV° Internationale, il y a les centristes.

Les centristes ne sont pas une étiquette inventée méchamment pour les besoins de la polémique par les « sectaires » et intraitables trotskistes. Ils sont une réalité dans tous les pays du monde. Les centristes se déclarent contre la politique du Front populaire, font de critiques parfois très justes des crimes des stali­niens.

C’est à cause de leur indépendance de la Guépéou que les staliniens les traitent de « trotskistes ». Mais les centristes s’arrêtent à mi-chemin dans leur critique de la politique stalino-réformiste.

Ils sont contre le Front populaire, mais en même temps ont peur de se couper des masses en exposant franchement le programme d’action révolutionnaire. En principe, ils sont pour une nouvelle Internationale Révolutionnaire, mais pratiquement combattent la nouvelle internationale naissante, la IV°. Dans plu­sieurs questions centrales de la période actuelle, ils sont en principe d’accord avec nous, mais quand il s’agit de passer des principes à l’application et à la réalisation, ils s’alarment et nous dénoncent comme des « sectaires ». Ils sont très susceptibles et chatouil­leux. Ils se fâchent surtout quand on les appelle « centristes ». Que cela soit sous le ciel gris de Paris ou sous le ciel bleu et limpide de Catalogne et d’Espagne, que cela soit à New-York ou à Varsovie, ils sont partout les mêmes. Au lieu de se fâcher pourtant, ils feraient mieux de discuter honnêtement avec nous, de répondre à nos critiques, et d’accepter notre col­laboration. Nous ne sommes pas des professeurs du mouvement ouvrier. Nous sommes toujours prêts à apprendre des autres, à réexaminer encore et encore une fois les mêmes problèmes à la lumière des nou­velles expériences tragiques. Les mesquineries et l’amour-propre blessé ne comptent pas pour nous. Nous sommes au-dessus de cela. « Nos querelles ne sont pas celles de rabbins et de capucins, mais sont la lutte des chevaliers pour le coeur de la Dame ». Et la Dame, c’est la Révolution.

En Espagne, la politique du Front populaire fut poursuivie d’une manière conséquente par les staliniens et les réformistes. Quant à la CNT, elle s’y est opposé au début, mais sa nullité idéologique l’empêcha d’opposer à la politique de Negrin-Comorera une autre conception. Sa critique resta donc seulement négative, et après une série de zigzags et gémissements plaintifs, la CNT s’intégra dans le Front populaire et évolua vers le réformisme.

Quant au POUM, il proclamait cent fois la nécessité de la « révolution socialiste », mais sa politique réelle était à l’opposé de cet objectif.

Il y avait, comme nous l’avons déjà rappelé, une dualité de pouvoir après le 19 juillet. Le second pou­voir, le pouvoir ouvrier naissant, qui d’ailleurs prédo­minait au cours des premiers mois de révolution, s’ex­primait dans les comités ouvriers qui ont bel et bien existé même dans les plus petits villages et aussi dans le Comité Central des Milices Antifascistes. Ces orga­nismes du second pouvoir, ce grand acquis de la révo­lution, a été démoli par toutes les organisations ouvrières espagnoles, et force nous est de constater que le POUM a participé et a couvert la dissolution des comités des villages, remplacés par les conseils muni­cipaux (ayuntamientos), et aussi la dissolution du Comité Central de Milices Antifascistes. Le POUM participa au gouvernement de coalition de Taradellas, qui se constitua précisément sur la base de la destruction de ces authentiques organismes révolutionnaires.

Nin, conseiller à la Justice de la Généralité de Catalogne, fut par la suite assassiné par les staliniens. Nous avons dénoncé dans le monde les crimes de la Guépéou, dirigés du reste en premier lieu contre notre tendance. Nin paya de sa vie son dévouement à la classe ouvrière et son honnêteté personnelle, qui n’est pas en cause. Mais si Nin nous est cher, la vérité nous est encore plus chère. La cause pour laquelle Nin a donné sa vie exige la netteté de l’analyse. Nous ne sommes pas des sentimentaux, mais des passion­nés, et si les sentiments nous dévorent, ils ne sont pas faibles. La politique qu’a poursuivi Nin au cours de la révolution espagnole a favorisé ceux qui devaient par la suite l’assassiner.

La question centrale de la révolution est la question du pouvoir, et Nin aimait aussi le répéter.

Dans la lettre à Kugelmann, pendant l’expérience de la Commune, Marx disait : « J’affirme que la révolution en France doit avant tout tenter, non de faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’au­tres mains - c’est ce qui s’est toujours produit jus­qu’à maintenant - mais de la briser. »

Or, le POUM oublia ce grand enseignement de Marx, développé par Lénine dans L’Etat et la Révolution.

Quels arguments donnait le POUM pour justifier son entrée dans la Généralité, ainsi que d’avoir couvert la dissolution du Comité Central des Milices An­tifascistes ? C’était la peur de se couper des masses et d’aller contre le courant. « Si nous n’étions pas rentrés dans la Généralité, nous cesserions d’être un courant politique, et nous serions balayés de la vie politique du pays. » Ces mots, je les ai entendus de Nin personnellement, mais il ne s’agit pas évidemment de Nin, mais de toute la direction du POUM.

A cet argument on ajoutait un autre : la nécessité de collaborer avec la petite bourgeoise et de l’alliance avec les classes moyennes. La forme de cette alliance c’était, selon les dirigeants du POUM, la collaboration à la Généralité.

Analysons ces arguments. Le premier veut dire que si le POUM n’était pas entré dans la Généralité, il cesserait d’être un facteur politique dans le pays.

Or, nous affirmons et prouvons le contraire. Si le POUM s’était prononcé contre la collaboration dans la Généralité et s’était appuyé sur les éléments du se­cond pouvoir, les comités, il se serait ouvert la seule voie pour devenir un facteur politique décisif du pays. Il ne s’agit pas pour nous, évidemment, du seul fait d’entrer dans la Généralité, mais de l’ensemble de la politique.

Le POUM devait évidemment se battre avec d’au­tres forces antifascistes contre Franco. C’est hors de discussion. Mais il ne devait pas prendre même l’ombre de la responsabilité pour la politique des dirigeants du Front populaire. En ce prononçant avec une netteté contre la dissolution du Comité Central des Milices Antifascistes et des Comités en général, il au­rait pu, sinon l’empêcher, en tous cas gagner de grandes sympathies au sein des autres organisations ouvrières, en premier lieu au sein de la CNT. C’était précisément la voie de croissance du POUM comme parti de masse. Aurait-il pu empêcher la destruction du second pouvoir ? Comme cela est expliqué déjà dans ce travail, les éléments de second pouvoir existaient encore jusqu’en mai 1937. 9 mois séparent le 19 juillet du 3-6 mai, c’est-à-dire neuf mois séparèrent la naissance du second pouvoir de son écrasement par le pouvoir bourgeois reconstitué. Evidemment, avec une audacieuse politique du POUM, le calendrier pouvait changer. Encore une fois, nous ne sommes pas des prophètes. Et il est difficile de prévoir quels fac­teurs nouveaux auraient pu intervenir si la situation avait évolué dans le sens révolutionnaire. Mais, en tous cas, la voie de la révolution paissait par la lutte opiniâtre pour le maintien et l’élargissement des élé­ments du pouvoir ouvrier, c’est-à-dire précisément par la voie du maintien des organismes dissous par le gouvernement de Taredellas. Le POUM disait cent fois par jour qu’il s’agit d’une « révolution socialiste ». Mais les Généralités ni en minuscule ni en majuscule, ne suffisent pas en politique, surtout pendant la période révolutionnaire. Il s’agit de concrétiser la tâche historique générale par une politique réelle. Or, le POUM, tout en parlant de la « révolution socialiste » ... en réalité faisait la même chose que les autres cou­rants, c’est-à-dire participait et couvrait la dissolution des éléments du second pouvoir dont le maintien et l’élargissement seul pouvait nous amener à la révolu­tion socialiste, non seulement sur les colonnes du jour­nal, mais dans la réalité.

Les ouvriers n’auraient pas compris, surtout dans la première période de confusion et d’embrassade générale et du courant unitaire à tout prix, la position « sectaire » du POUM ? C’est possible. Mais, ce qui est, sûr, c’est qu’après une courte expérience, ils se seraient tournés inévitablement vers le POUM. Cette nécessité d’être « sectaire », c’est-à-dire d’exposer ouvertement le programme révolutionnaire au moment où les masses ne sont pas encore préparées à l’accep­ter existe toujours pour le courant révolutionnaire.

N’existait il pas au cours de la révolution russe ? Les bolcheviks n’ont-ils pas suivi précisément cette voie ? Ont-ils eu peur qu’on les traite de « trotskistes », de l’époque, d’aventuriers, d’utopistes, de rê­veurs ? N’ont-ils pas aussi été traités d’agents de l’Allemagne ? Et ils ont gagné les masses.

Le POUM aurait été, s’il avait suivi la voie indiquée par la IV° Internationale, persécuté et mis dans l’illégalité tout de suite ? On nous disait cela aussi lors de nos discussions en Espagne dans le POUM. Il serait persécuté ? Peut-être. Quoique il n’était pas fa­cile de persécuter un courant ouvrier en Catalogne en juillet, août 1936. Il n’aurait pas bénéficié des facilités que lui offrait sa participation au gouvernement ? Les milices du POUM, ou peut-être même l’hôtel Falcon n’auraient pas été appuyés financièrement par la Généralité ? Mais, il aurait joui d’un appui d’un autre poids dans une révolution, de l’appui venant d’en bas de la classe ouvrière qui se serait retourné vers lui quand elle aurait compris qu’il s’agissait ici d’un parti qui réellement luttait pour le pouvoir prolétarien.

Du reste le POUM a-t-il évité la répression ? Pas du tout. Bien qu’il jurait, et il disait la vérité, qu’il n’était pas trotskiste, il était toujours considéré comme tel par la bureaucratie staliniste.

Bien qu’il s’agisse de phénomènes différents, nous pouvons observer ici une certaine symétrie.

Négrin jurait cent fois par jour à Chamberlain qu’il n’est pas rouge, mais tout simplement républicain, mais, pour ce gentleman l’ « Espagne gouvernementale » était toujours mal gouvernée et il s’obsti­nait à préférer Franco.

Gorkin répétait aussi plusieurs fois par jour qu’il n’est pas trotskiste, et il disait la vérité, mais la bureaucratie staliniste le considérera malgré tout comme tel et a lancé contre le POUM les mêmes calomnies qu’elle lance contre la IV° Internationale.

Par ses explications et aussi par sa politique, Négrin n’a pas pu empêcher que Chamberlain aide Franco. Quant à Gorkin, ses explications et aussi sa politique n’ont pas empêché la répression contre le POUM « trotskiste ». Ne vaut-il pas mieux alors être un vrai « rouge » et un vrai « trotskiste » ? Cela n’enlèverait pas évidemment les inconvénients à savoir la haine de la bourgeoisie internationale et de la bureaucratie staliniste, mais on pourrait en même temps jouir des avantages de la politique révolutionnaire conséquente, avantages qu’ont pu recueillir les bolche­viks en 1917.

Le POUM voulait éviter la répression par sa politique conciliatrice. Il se disait : « Si un jour nous sommes réduits à l’illégalité, il faudra que nous ne soyons pas seuls, mais que nous soyons avec la CNT. » Dans ce domaine, les dirigeants du POUM vivaient aussi de fantaisies, et se confiaient au bon coeur des dirigeants de la CNT. Ces derniers ont par la suite assisté passivement à la persécution contre le POUM. Seule une politique de critique impitoyable du réformisme de la direction de la CNT ouvrait les possibilités d’un front unique avec la base révolutionnaire de la CNT, qui, évidemment, par suite de sa pression, pouvait obliger aussi le sommet anarchiste à quelques pas progressifs.

Quant au second argument, c’est-à-dire la nécessité de l’alliance avec les classes moyennes, c’est au fond le même argument dont se sert le Front populaire dans son ensemble. La fausseté de cet argument est démontré au cours de ce travail. Les dirigeants communistes prétendent que quand ils soutiennent Daladier en France, ou Azaña en Espagne, les radicaux­-socialistes et l’Esquerra, ils font une alliance avec la petite-bourgeoisie. En réalité ils sont à la remorque des agents petits-bourgeois du grand capital. L’allian­ce du prolétariat avec la petite bourgeoisie est évidem­ment nécessaire au cours d’une révolution, surtout dans un pays arriéré. Mais il y a deux méthodes d’opé­rer cette alliance : la méthode mencheviste du Front Populaire et la méthode bolcheviste de la lutte pour la dictature du prolétariat

Selon la première méthode « d’alliance avec les classes moyennes », qui est actuellement en vogue, et qu’on appliqua en France en 1936, en Espagne, au Chili et ailleurs, selon cette méthode chère à Blum, Dimitrov, Thorez et Comorera, l’alliance s’opère sur la base du maintien de la démocratie bourgeoise, c’est à-dire sur la base du maintien du régime capitaliste. Selon cette méthode du Front populaire, les agents petits-bourgeois du grand capital ont la direc­tion de cette alliance petite-bourgeoisie-prolétariat. Le prolétariat suit les dirigeants petits bourgeois, et par leur intermédiaire la bourgeoisie tout court. Que cette voie soit néfaste, et surtout utopique, nous avons es­sayé de le démontrer dans chaque chapitre de ce tra­vail. Donner comme perspective dans la période ac­tuelle le maintien de la démocratie bourgeoise, c’est tout à fait comme si on donnait comme perspective dans la technique le retour de l’aviation vers les chars des Romains. Le fascisme est un produit inévi­table du régime capitaliste. Pour supprimer l’effet, il faut supprimer la cause. La méthode bolcheviste de l’alliance avec les classes moyennes veut dire que le prolétariat doit avoir l’hégémonie du bloc. Seul cette hégémonie, et seule la dictature du prolétariat peu­vent du reste apporter une amélioration au sort de la petite-bourgeoisie et la détacher du grand capital.

La Généralité et le gouvernement de Taradellas, auquel adhéra le POUM, ont été une alliance avec la petite-bourgeoisie aussi à la mode du Front populaire. Le « programme socialiste » du gouvernement de Taradellas n’était que de la phraséologie. Le décret sur les collectivisations n’était que la consécration tardive de l’état de fait ; mais la dissolution des or­ganismes du second pouvoir a ouvert la vole à la contre-révolution. Evidemment, pour les bourgeois démocrates et pour les staliniens qui, à l’époque, n’avaient derrière eux qu’une intime partie du prolétariat, le gouvernement de Taredellas avec la participation de Nin n’était qu’une solution intermédiaire, provisoire, en attendant que le rapport des forces changeant permette de se débarrasser du POUM et aussi de la CNT. Il reste néanmoins vrai que, par sa politique à la remorque du Front populaire, le POUM a aidé à changer le rapport de forces en sa défaveur. Malgré le service que Nin a rendu à ses ennemis, il a été au mois de décembre 1936, débarqué de la Généralité et le POUM repoussé dans l’opposition.

Le POUM a-t-il redressé sa politique après cette expérience ministérielle ? A-t-il fait une autocritique sérieuse et a-t-il pris une orientation révolutionnaire ? Aucun parti révolutionnaire n’est prémuni contre des fautes, même graves, mais toute la question est de savoir s’il trouve ensuite en lui-même les forces pour corriger ses erreurs,

Or, le POUM, après décembre 1936, n’a rien appris. Il a évidemment accentué un peu son langage d’opposition, mais sa perspective restait dans le fond le re­tour à la même expérience ministérielle.

Le mot d’ordre du gouvernement ouvrier et paysan qu’il se proposait de réaliser n’était pas autre chose qu’un nouveau gouvernement de la Généralité avec une nouvelle invitation à Nin de réintégrer son poste. Les appréciations théoriques de POUM ont changé un peu : ainsi, dans les colonnes de la Batalla et dans les discours des membres du Comité Exécutif, Companys et Taradellas, qui étaient avant décembre de pauvres petits-bourgeois, se sont brusquement, après l’expulsion du POUM de la Généralité, enrichie et devenus des grands bourgeois. Cela cependant ne changeait rien à la perspective générale.

Quand le POUM parlait de « gouvernement ouvrier et paysan », il avait deux façons d’expliquer son mot d’ordre. La variante droite voulait dire : « Le gou­vernement de toutes les forces antifascistes », en somme la solution des plusieurs et difficiles crises de la Généralité par le retour au gouvernement de Taradellas avec la participation du POUM. La variante gauche, qui alternait dans les résolutions et les discours avec la variante droite ne valait pas mieux et voulait dire « Govern Obrer y Camperol » comme le résultat d’un Congrès des Comités ou après pour se rapprocher de la CNT, d’un Congrès des Comités et des Syndicats.

Mais toute la question était comment un Congrès pareil pouvait être réalisé. Le POUM s’illusionnait qu’il pouvait être réalisé d’en haut, c’est-à-dire par un ac­cord avec les dirigeants du Front populaire et ce qui plus est par la voie pacifique. Cette voie pacifique fut exposée par Nin encore quelques jours avant les événements de mai. Nin [1] qui connaissait à fond l’expérience de la révolution russe afin d’appuyer sa perspective de voie pacifique invoquait la position analogue de Lénine dans la période avril-juin. Malheureusement, ii lui arriva ce qui arrive souvent aux grands érudits du marxisme : ils connaissent les textes, mais se servent des analogies là précisément où elles ne peuvent pas être appliquées. « Le passage pacifique » fut possible pendant une période de la révolution russe parce que le second pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir des soviets existait et prédominait sur le premier pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir du Gouvernement Pro­visoire. Dans une certaine mesure la situation analo­gue existait en Espagne de juillet à septembre. Mais seulement jusqu’en septembre, c’est-à-dire jusqu’à la formation des gouvernements de coalition de celui de Madrid et de celui de Barcelone. Or, le POUM prévoyait encore la voie pacifique au mois d’avril 1937.

La politique du POUM à l’égard de la CNT reflétait aussi sa « peur de se couper des masses », et surtout sa mollesse idéologique. C’était une cour malheureuse. Evidemment, on ne pouvait rien faire en Catalogne sans le concours de la grande centrale syndicale anarcho-syndicaliste qui avait derrière elle la majorité du prolétariat catalan et surtout l’écrasante majorité des éléments combattifs. Mais la voie qu’a choisi le Comité Exécutif du POUM pour se rapprocher de la masse de la CNT était fausse. La voie de la conquête et de la pénétration dans la masse révolutionnaire de la CNT et de la FAI passait par la critique impitoyable de la politique platement réformiste du sommet anar­chiste. Il fallait carrément dénoncer l’hypocrisie ridi­cule de ces « "anti-politiciens et anti-étatistes" qui exerçaient les fonctions des ministres et des préfets. C’était la voie de conquête des éléments sains de la base de la CNT. Mais l’Exécutif du POUM préférait une cour empressée au Comité Régional. Il disait toujours : « Nous et la CNT, deux forces de la révolution ! » A quoi la belle, la direction de la CNT, répondait, quand elle daignait de répondre, au POUM : Nous et la CNT, vous êtes collants, et vous nous embêtez, fiches-nous la paix, vous êtes des sales politi­ciens !

La voie du rapprochement avec la base de la CNT passait pour le POUM par la rentrée de ses syndicats FOUS dans la centrale révolutionnaire anarcho-syndicaliste. Cette voie fut signalée et à plusieurs reprises par les représentants de la IV° Internationale. Malheureusement et c’était une de ses plus graves fautes, le POUM est rentré avec les syndicats qu’il influençait dans la UGT réformiste, squelettique, qui ne groupait au début que des éléments petit-bourgeois. Par là le POUM aux yeux des ouvriers de la CNT se confondait avec les staliniens. Esquerra en somme avec les éléments petits-bourgeois. Certes, la voie d’un travail à l’intérieur de la CNT n’était pas facile : la bureaucratie « anti-politicienne et antiétatiste » sait aussi employer des méthodes de coercition à l’égard des ré­volutionnaires. Mais dans quel livre a-t-on enseigné que la révolution est une chose facile. La rentrée dans la CNT c’était la seule voie.

Pour revenir encore à la question centrale de la révolution qui est la question de l’Etat, force nous est de rappeler que dans toute la période décisive jusqu’au mois de mai, le POUM avait dans cette question­-clé une position semi-réformiste. Quand le POUM était au gouvernement, il pensait que l’appareil étatique bourgeois est détruit parce qu’il avait des personnes de confiance dans la police. La dictature du proléta­riat « sous sa forme originale et espagnole » était réalisée sous la forme du gouvernement de la Généralité de Taradellas. Après le POUM abandonne cette appréciation théorique. De la dictature du prolétariat par le simple changement ministériel, nous avons passé « pacifiquement » au régime bourgeois. Mais le POUM continuait par exemple à parler d’épuration de l’appareil étatique, comme s’il s’agissait de la question de la quantité et non de qualité. Le Front Unique de la Jeunesse Révolutionnaire entre les Jeunesses du POUM et les Jeunesses Libertaires conclu au mois de janvier 1937 posait comme un des points de son programme l’épuration de l’Etat.

Le choc de mai 1937 fut le résultat d’un côté du complot de la coalition stalino-bourgeoise, de l’autre de la réponse spontanée dé la base révolutionnaire de la CNT qui est montée sur les barricades pour la défense des conquêtes du 19 juillet, mais fut trahie par la direction anarchiste. Le POUM ne pouvait évidemment, même si tel était son bon désir, organiser le soulèvement de mai, comme le dit la légende stali­nienne, étant un parti minoritaire surtout à Barcelone.

Mais en réalité, le POUM non seulement n’a pas organisé un soulèvement de mai selon les ridicules inventions de la GPU, il n’a même pas au cours de ce tragique moment, formulé un programme de sauvetage de la Révolution. Pendant ces journées grandioses, le POUM est resté aussi à la remorque de la belle : de la direction de la CNT et plus exactement du Comité Régional [2].

Vers six heures de l’après midi, le 3 mal, les représentants du Comité Exécutif ont eu une entrevue avec les représentants du Comité Régional. Au cours de cette entrevue, ils se sont mis avec toutes ses forces à la disposition du Comité régional.

Le Comité régional, a pris bonne note de l’offre du Comité Exécutif et lui a répondu qu’elle le convoquera si le besoin s’en fait sentir. La direction de la CNT collaborait avec I’oeuvre de pacification du gouvernement de Valence contre la base de sa propre organisation, qu’elle a livré à la persécution. Mais les comités de barriadas (des quartiers) les cadres moyens de la CNT et de la FAI étaient sur les barricades. Le POUM aurait pu chez ces éléments révolutionnaires trouver un vrai écho, lui fournir un programme d’action c’est-à-dire un programme d’insurrection. La direction du POUM a eu peur. Il ne s’agit pas pour nous de peur physique mais de manque d’audace politique et motivé par cette angoisse de res­ter seul.

Quand les ouvriers ont quitté les barricades et la ville fut livrée aux forces de répression venues de Valence, les poumistes devaient évidemment aussi quitter les barricades, mais le devoir d’un parti dans les périodes de montée, comme dans les périodes de recul ou de défaites est de dire la vérité aux ouvriers et en expliquant la situation réelle, éduquer le prolé­tariat et ainsi le préparer aux combats à venir. Malheureusement, Batalla disait qu’il fait jour quand il faisait nuit. Elle disait comme « Soli » que les ou­vriers de Barcelone ont victorieusement riposté à l’at­taque de la contre-révolution. C’est ce qui fut une défaite et était le point de départ d’une vague de répression, fut présenté comme une victoire soi-disant pour ne pas décourager les ouvriers.

Après les événements de mai la direction du POUM n’a pas compris le changement des rapports dé forces qui s’est produit à la suite de cette sanglante lutte. La répression a surpris complètement la direction du POUM. Un des enseignements du bolchevisme, et dont la méconnaissance les révolutionnaires payeront cher dans les combats à venir est la nécessité pour le parti prolétarien d’avoir même dans la période de légalité un autre appareil illégal, afin de pouvoir en cas de dé­faites sauver ses cadres et son état-major. Cet enseignement fut méconnu par le POUM. Et il ne fallait pas être un grand clerc pour s’attendre après mai, à une répression stalino-bourgeoise contre le POUM. Les dirigeants du POUM disaient textuellement : « L’Espagne n’est pas la Russie, Barcelone n’est pas Moscou », comme Paul Faure en France proclame, pour justifier la passivité envers le fascisme : « France n’est pas Allemagne », comme si la lutte sociale n’avait pas un caractère international et si les mê­mes causes et dans les mêmes circonstances, sous tous les méridiens et sous toutes les latitudes ne produi­saient pas les mêmes effets !

Les dirigeants du POUM logeaient chez eux et tenaient leur permanence dans leurs locaux jusqu’au jour où la police stalinienne lés a arrêtés. Il ne s’agit pas seulement ici de l’imprudence et de l’insouciance qu’on attribué peut être exagérément aux Espagnols, mais de la méconnaissance de la situation réelle. « Prieto n’est pas un bolchevik » se consolaient les dirigeants du Comité Exécutif et ils continuaient à résider sur les Ramblas.

La période de six semaines qui séparaient le 3-6 mai de l’ignoble provocation stalinienne du 20 juin pouvait être exploitée par un parti pour organiser son travail illégal et pour mettre ses chefs à l’abri.

A ce tableau très sommaire et incomplet de la politique du POUM dans les moments les plus critiques il faut ajouter aussi très sommairement la façon avec laquelle la direction du POUM a traité les vrais trotskistes, les partisans de la IV° Internationale, les bol­cheviks-léninistes espagnols. Les gens à l’étranger vi­vent de la légende du POUM « trotskiste ». En réalité la direction du POUM était composée des anti-trotskistes enragés, anciens blokistes Gorkin-Arquer et anti-trotskistes timides et honteux comme Andrade. Dans Batalla, organe central du parti POUM, on condamnait le trotskisme comme une tendance trop sectaire. Dans plusieurs articles les chefs du POUM se déclaraient anti-trotskistes et anti-stalinistes et ils mettaient très souvent les deux courants sur le pied d’égalité.

« Nous ne sommes ni stalinistes ni trotskistes, mais des poumistes », déclaraient les dirigeants du POUM et ils prétendaient même que tout le mouvement ou­vrier mondial s’est divisé autour de l’attitude à adop­ter à l’égard du POUM en poumistes et anti-poumistes, comme pendant la révolution russe en bolcheviks et antibolcheviks.

Ce qu’était le poumisme, surtout ce qu’était sa politique au cours de la révolution espagnole, nous avons essayé d’analyser sommairement dans ce cha­pitre. La « légère » différence avec le bolchevisme ap­paraît clairement.

L’Anti-trotskisme des dirigeants du POUM prenait des formes très aiguës. Si tout-à-fait au début, c’est­-à-dire au cours des premiers mois qui ont suivi le 19 juillet, le POUM a accepté la collaboration technique des quelques militants de la IV° Internationale, c’était plutôt à cause du fait que quelques camarades de notre organisation se sont trouvés dans la lutte et ont conquis cette place en combattant, la collabora­tion technique d’autres camarades étrangers fut acceptée par les dirigeants du POUM faute de mieux. Les dirigeants du POUM, à la première occasion, les ont remplacé par leurs vrais amis internationaux : les maximalistes italiens, les sapistes allemands, les pivertistes français, etc... Gorkin ne se justifiait-il pas que « l’envahissement par les trotskistes des services de propagande du POUM » résultait du fait qu’il fallait mettre quelqu’un dans ce service et on s’est servi des premiers venus.

Notre groupe espagnol a demandé au mois de novembre 1936 d’adhérer au POUM. Il s’est engagé à respecter la discipline du parti et a demandé pour lui seulement le droit de défendre dans les cadres du parti ses conceptions politiques. Nin, au nom de l’Exécutif (pour ce genre de besogne, Gorkin chargeait toujours Nin) a répondu exigeant de nos cama­rades entre autres « la condamnation des campagnes de la soit-disant IV° Internationale ».

Même les camarades qui ne faisaient aucun travail fractionnel dans le POUM, mais défendaient les idées de la IV° Internationale, étaient considérés comme suspects et pestiférés, non seulement eux, mais même ceux qui entretenaient avec eux des rapports amicaux ont été considérés comme des gens qu’il vaut mieux ne pas fréquenter. Le POUM a exclu certains camarades de son organisation à la manière parfaitement staliniste pour le délit de s’écarter de la ligne politi­que du parti (formule textuelle) sans discussion...

Le POUM qui toujours dans la discussion contre nous insistait sur les méthodes bureaucratiques im­possibles du Secrétariat International de la IV° In­ternationale, n’a pas eu le temps de convoquer un seul congrès du parti entre juillet et mai, neuf mois et quels mois ! Du reste, même son entrée à la Généra­lité a été décidé sans consulter la base ! Et ce parti voulait parfois s’identifier avec le parti bolchevik qui, en 1917, et après en pleine guerre civile, discutait librement et élaborait dans la fièvre passionnée et salutaire des luttes, des tendances et des opinions dans son sein, la politique à suivre !

La direction du POUM est allé, pour faciliter la préparation de son Congrès, jusqu’à exclure de ses milices les bolcheviks-léninistes qui, pendant huit mois, tenaient les tranchées et exposaient leur poi­trine à la mitraille fasciste ! Mais tous ceux qui man­geaient du trotskisme, ceux-là jouissaient de l’appui inconditionnel de l’Exécutif. Comme exemple, on pourrait citer entre autres les deux frères roumains M. dont l’un était commissaire politique de la division Lénine, et qui se vantait qu’il était en possession d’un fichier très documenté avec les noms de tous les trotskistes, leurs adresses, occupations, etc. Le commissaire politique roumain en question est passé après le mois de mai chez les staliniens et a transmis probablement ce fichier anti-trotskiste à la G.P.U. avec d’autres fichiers des poumistes...

Autre chose, les bolcheviks-léninistes, malgré la répression anti-trotskiste de l’Exécutif, étaient dans chaque moment difficile à côté du POUM, ils offraient toujours leur expérience politique et aussi leurs pro­pres poitrines.

Pour être bien reçu par l’Exécutif du POUM, il fal­lait obligatoirement dénoncer le sectarisme du S. I. de la IV° Internationale, il fallait surtout raconter qu’on a été « victime personnelle », il y 5 ou 8 ans, des procédés impossibles de Léon Trotsky. Se taire là-dessus était déjà considéré de mauvais goût au Falcon et à l’Exécutif.

Le POUM était donc bien loin de la IV° Internationale et Gorkin avait peur du trotskisme comme le diable de l’eau bénite. Pourtant, seule le « trotskisme » c’est-à dire la politique bolcheviste de la IV° Inter­nationale pouvait sauver le POUM et ouvrir pour lui les larges voies.

Quel est l’avenir du POUM ? Peut-il servir de base pour le futur parti de la Révolution Espagnole ? Seule l’expérience et la voie dans laquelle il s’engagera, les leçons qu’il saura tirer de la tragique expérience pour­ront répondre à cette question.

Nous avons critiqué ses positions politiques, mais nous devons mettre aussi en avant ses points forts, le courage et le dévouement de ses militants. N’a-t-il pas eu dans son sein des milliers de militants comme Mena ne l’a-t-il pas encore ? N’a-t-il pas pris une part et comme il faut le 19 juillet ? Ses militants de mar­que comme Germinal Vidal [3] n’ont-ils pas été parmi les premiers assaillants de cette cent fois glorieuse journée ? Ses Miguel Pedrola et d’autres n’ont-ils pas mêlé tout de suite leur sang avec l’ensemble du prolétariat ? Et cette colonne de Rovira partie avec d’autres « tribus » en direction de Huesca ? Nous connaissons aussi les qualités d’organisation des militants et des dirigeants du POUM qui ressortent surtout si nous les comparons avec les anarchistes espagnols, aussi héroïques, mais désordonnés dans leurs méthodes et dépourvus d’une boussole idéologique.

Toutes ces qualités du POUM doivent être complé­tées dans l’avenir par une juste orientation révolu­tionnaire. La IV° Internationale lui propose son pro­gramme. Certaines de nos critiques sont exagérées ou même erronées ? Avons-nous fait des fautes d’organisation ? Avons-nous manqué de souplesse ? Peut-­être.

Nous sommes prêts à tout revoir, à tout rediscuter. Nous rions de la conception de l’infaillibilité dans le mouvement ouvrier. Nous sommes prêts à aider à la reconstruction du parti ouvrier d’Espagne : nous ne posons qu’une condition : liberté de discussion, discipline dans l’action !

Notes

[1] Il nous est très désagréable de discuter avec le défunt qui malheureusement ne peut pas répondre. Mais nous n’avons pas le choix. Il nous est difficile par exemple, de discuter les conceptions théoriques de Gorkin... Ce vrai maître de l’appareil du POUM et talentueux organisateur se contentait de faire de la politique courante et ne se préoccupait pas des généralisations théoriques. Nin était le vrai idéologue du POUM, du reste, les « ninistes » heureusement sont en vie.

[2] Les militants du POUM étaient sur les barricades, mais cela ne change rien quant au manque d’orientation de sa direction.

[3] Germinal Vidal, dirigeant de la Jeunesse du POUM, tombé le 19 juillet, Place de l’Université à Barcelone.

XVIII. Les anarchistes de gauche et les "chercheurs de dieu" à la lumière de l’expérience espagnole

La politique de la direction de la C.N.T. (Confé­dération Nationale du Travail), anarcho-syndicaliste et de la F.A.I. (Fédération Anarchiste Ibérique) n’est pas analysée en détail dans cet ouvrage. Toutefois, le lecteur pourra se faire une idée générale de la po­litique anarchiste en Espagne d’après les faits rapportés dans le chapitre : « Et la C. N. T. » et aussi d’après d’autres faits cités dans d’autres chapitres.

Pour la première fois dans l’histoire, les anarchistes ont eu la possibilité d’appliquer leurs théories, sur une grande échelle. Dans la région décisive et la plus industrielle d’Espagne, la Catalogne, ils jouis­saient d’une autorité sans pareille, et avaient l’appui inconditionné de l’écrasante majorité du prolétariat. La justesse d’une théorie, comme l’efficacité d’un re­mède se vérifie d’après l’expérience. Qu’est-il resté des théories de Bakounine, Kropotkine, Malatesta, après l’expérience espagnole ? Nous, marxistes, nous avons depuis des décades, démontré le caractère petit bourgeois et borné des conceptions anarchistes. Nos maîtres, Marx, Engels, Lénine, Plekhanov, pour ne citer que ceux-là, ont dans leurs travaux théoriques, réfuté les conceptions anarchistes du point de vue doctrinal, mais aussi en se servant de l’expérience vivante de la lutte de classes. Pourtant, la guerre ci­vile en Espagne, qui fut une épreuve idéologique pour l’anarchisme nous fournit une nouvelle occasion d’ex­pliquer son inconsistance idéologique.

La thèse fondamentale de l’anarchisme, qui le sépare du bolchevisme, est la thèse sur la possibilité de passer sans la période transitoire de la dictature du prolétariat, à l’anarchie, c’est-à-dire à la suppression immédiate de l’Etat et de son appareil d’oppression.

Que reste-t-il de cette conception après les trente-et-un mois de guerre civile en Espagne ? Pour la pre­mière fois, nous avons assisté à l’expérience piquante et inattendue de l’anarchisme ministériel. C’est com­me si quelqu’un disait une honnête crapule ou un malin idiot. Les anti-étatistes se sont transformés en ministres, les lanceurs de bombes en préfets de police, les terroristes en directeurs de prisons, et, au cours de cette transformation, les Garcia Olivier et Frédérica Montseny ont eu l’occasion de révéler la nature profondément réformiste de la direction de la C.N.T. qui freinait les masses autant que les austro-marxistes.

Comment la direction de la C.N.T. justifiait-elle son évolution ? A peu près de la même façon que les autres dirigeants du Front populaire. En principe, voyez-vous, ces gens sont pour l’anarchie, mais en attendant, ils sauvaient l’Etat bourgeois, comme Thorez est en principe pour la lutte de classes, mais en attendant, propage l’union de la nation française, c’est-à-dire l’union des bourgeois et des prolétaires français. En principe, ils sont des partisans ardents de l’antialcoolisme, mais en attendant, ils étaient ivres pendant ces trente tragiques mois.

Les idéologues anarchistes affirmaient pourtant que les principes étalent toujours saufs et se portaient bien, parce qu’est intervenu un facteur imprévu et « nouveau » : la guerre et l’intervention étrangère. Comme si, sur cette terre, on pouvait libérer le pro­létariat dans n’importe quel pays sans une guerre et une intervention étrangère !

Mais laissons de côté les anarchistes ministrables qui ne se rendent pas compte du ridicule de leur si­tuation. Quoique sommairement leur compte a été ré­glé au cours de ce travail.

Il existe cependant en Espagne et dans le monde entier des groupes anarchistes-oppositionnels, qui condamnent la politique de la direction de la C.N.T. et de la F.A.I., et jugent en termes sévères les trahisons de Garcia Oliver et autres anarchistes ministrables. Dans un langage parfois ardent et violent, ils stigmatisent le réformisme, la mollesse des Comités direc­teurs anarchistes, mais ils voient la source du mal dans la non-application de la vraie doctrine anarchiste, et dans le fait que la C.N.T. et la F.A.I. ont commencé à faire de la « politique » comme la font les marxistes depuis toujours. La C.N.T. et la F.A.I. selon eux, restaient révolutionnaires jusqu’au 19 juillet. Tant qu’elle restait sur le terrain de l’action directe et de la lutte économique, tout allait bien. Mais le mal a commencé quand les dirigeants de la C.N.T. ont commencé à faire des compromis avec d’autres partis politiques. De compromis en compromis, les diri­geants anarchistes ont roulé vers le réformisme. Par exemple, selon certains ardents dirigeants des Jeu­nesses Libertaires, la première faute fut déjà la création des organisations étatiques, comme le Comité des Milices Antifascistes. C’était déjà une obligation, c’était déjà l’Etat en puissance. Ce n’est pas la peine de faire une révolution qui a précisément pour but de supprimer l’Etat si le premier jour de la révolution on commence à édifier un nouvel appareil étatique. Et les Comités de Défense où les anarchistes devaient collaborer, et par conséquent faire des compromis avec d’autres « politicos », n’ont-ils pas été le commencement du glissement de la C.N.T. et de la F.A.I. vers cette même « pourriture politiques ? Il fallait laisser libre cours à l’initiative du peuple, il ne fallait pas briser cette splendide spontanéité du 19 juillet. Ce jour-là, le peuple sans armes n’a-t-il pas brisé en 24 heures à Barcelone le soulèvement des militaires ? Ne s’est-Il pas jeté poitrine nue contre le feu des mi­trailleuses ? Et il a vaincu. Il fallait persister dans cette voie. Ne pas perdre confiance dans le peuple. Quand on a mis le doigt dans la politique, on était perdu ! (Comme les Juifs ou les mahométans devien­nent impurs s’ils mangent du cochon, les anarchistes sont devenus impurs après avoir touché à la politi­que). Cette fatale évolution des lutteurs anarchistes en sages ministres n’est-elle pas une illustration de ce qui attend n’importe qui quand il commence à faire de la « politique » ? La politique est l’art de tromper les autres. Nous l’avons toujours dit. Faut-il une nou­velle preuve que l’anarchie a raison ?

Ce raisonnement, nous le trouvons dans plusieurs revues et feuilles anarchistes, comme Idéas, qui prê­chent le retour au pur anarchisme doctrinal. II reflète l’état d’esprit des jeunes anarchistes et aussi de cer­tains anciens qui critiquent l’attitude des dirigeants réformistes de la C.N.T. Comme exemple, on peut citer entre autres la critique faite par l’anarchiste américain Schapiro.

Pour mieux illustrer ce raisonnement des anarchis­tes, je citerai les propos qui m’ont été tenus par une anarchiste cultivée et dévouée à Barcelone.

En avril 1937, quand les conseillers anarchistes à la Généralité approuvèrent les décrets sur la réorga­nisation de l’ordre intérieur dans le sens bourgeois [1] ma sympathique anarchiste était révoltée : elle était étonnée de la mollesse du Comité Régional, qui ne faisait pas suffisamment valoir sa force au cours des crises ministérielles de la Généralité et qui ne savait pas imposer un président du Conseil de la Généralité cénétiste. La C.N.T. devait avoir selon elle plus de portefeuilles. Il est vrai qu’en disant cela elle n’était pas très « gauche ». Mais un quart d’heure après son gauchisme et sa « pureté » l’emportait sur le désir de voir toutes les conseilleries occupées par les anarchistes. Elle disait : « Je suis maintenant plus anarchiste que jamais. Quand on a commencé à faire de la politique et à occuper des fonctions publiques, on a roulé bien bas ! Il faut être intransigeant ! »

J’ai discuté dix-huit mois après avec la même anar­chiste à Barcelone. Sa tendance oppositionnelle d’anar­chiste de gauche s’était accentuée. Cette intègre ré­volutionnaire venait du reste de sortir d’une prison privée de la « Tchéka », accusée d’espionnage.

En réponse à mon argumentation, elle ripostait : « Vous trotskistes, vous osez parier de la faillite de l’anarchisme à cause de l’expérience ministérielle de Garcia Olivier et de Frederica Montseny. Avec d’autant de raison nous pouvons parler de la faillite du marxisme à cause des expériences de Blum, Négrin, Staline ou José Diaz ! Vous dites que le marxisme vrai n’a pas été appliqué au cours de la révolution espa­gnole ; eh bien, l’anarchisme vrai n’a pas été non plus appliqué !

Tout cela est très beau, très touchant quand on l’entend chez des jeunes et ardents anarchistes ; les arguments au premier regard paraissent tenir, mais en réalité ce n’est qu’un château de cartes : il suffit d’y toucher d’un doigt et il s’effondre. Le raisonne­ment des anarchistes de gauche manque d’un petit détail : du positif.

Quand nous, marxistes conséquents, c’est-à-dire partisans de la IV° Internationale, faisons une cri­tique de la politique stalinienne réformiste et anar­chiste (au fond c’était la même politique, celle du Front populaire), nous ne nous contentons pas de ré­futer, nous indiquons la voie à suivre. Nous indiquons les méthodes révolutionnaires qui peuvent amener le prolétariat à la victoire. Ces méthodes, nous ne les avons pas inventées, nous ne faisons qu’exprimer l’ex­périence de la lutte de classes du prolétariat interna­tional. Nous indiquons l’exemple de la victorieuse ré­volution d’Octobre de 1917, nous indiquons ce pas gi­gantesque en avant de l’humanité, le plus grand que l’histoire ait connu, bien qu’il fut suivi d’une momen­tanée réaction stalinienne. Nous disons aux ouvriers : ne suivez pas la politique du Front populaire, parce qu’elle vous conduit à l’abîme, mais suivez la voie de Lénine et de Trotsky à l’échelle mondiale, et elle vous donnera la victoire mondiale, c’est-à-dire la libé­ration de l’humanité du capitalisme. Et nous ne nous contentons pas d’exposer cette idée générale, nous indiquons au prolétariat dans chaque situation concrète le pas tactique, le chemin. Nous disons : Garcia Oliver, quand il a prononcé son discours Alto el Fuego (Cessez le feu !), le 4 mai 1937, un discours calqué sur celui de Thorez « Il faut savoir terminer les grèves », a trahi les ouvriers de Barcelone, mais en même temps nous ajoutons : le devoir de la direction révolutionnaire pendant les journées de Mai était de répondre à la provocation stalino-bourgeoise par la prise du pouvoir par le prolétariat qui seul après avoir établi sa dictature, était capable de mener avec suc­cès la guerre contre le fascisme. Aux procédés du Front populaire, nous opposons dans chaque domaine, que cela soit le problème militaire, économique ou autre, les méthodes révolutionnaires dont l’efficacité est vérifiée par l’expérience.

Nous chercherons en vain dans les écrits critiques des anarchistes de gauche le positif, c’est à-dire la voie qu’on devait suivre selon les opposants. Nous ne la trouverons pas pour la simple raison qu’elle ne peut pas être trouvée sur la bases des conceptions anar­chistes.

La spontanéité du 19 juillet, c’était vraiment beau. L’initiative du peuple, son héroïsme sans exemple ! C’était une journée grande et inoubliable pour le pro­létariat, mais c’était une journée, c’est-à-dire qu’elle durait vingt quatre heures. Et ces vingt-quatre heu­res passées, le prolétariat doit continuer de lutter, car il est impossible d’abattre le régime capitaliste en une journée, ni en une semaine. La classe ouvrière doit non seulement continuer de lutter, elle doit organiser sa lutte. Et quand on passe à l’organisation, quand on met les mains à la pâte, on se salit tout de suite. On commence à agir et à prendre des respon­sabilités. surtout dans une période révolutionnaire, car on ne peut plus se contenter de faire des critiques du régime capitaliste : on commence à faire de la politique. C’est inévitable. Seulement, il faut faire de la politique révolutionnaire.

La grande journée révolutionnaire victorieusement terminée, on enlève les barricades ; mais les combattants des barricades qui ont échappé aux balles se retrouvent le lendemain, ils se retrouvent dans les rues, puis à l’usine. Pour préserver leurs victoires, ils doivent constituer des organismes de défense, des juntes, des comités. Et dans ces comités, forcément doivent entrer non seulement les ouvriers les plus avancés, mais aussi ceux qui sont arriérés, imbus de l’esprit petit bourgeois. Dans ces comités, les révolutionnaires doivent côtoyer les réformistes et les opportunistes, surtout quand ces derniers influençaient le prolétariat. Ils doivent faire des compromis. Il faut seulement qu’ils fassent des compromis révolution­naires, c’est à-dire les compromis qui favorisent la lut­te du prolétariat, et non des compromis pourris qui favorisent les ennemis, comme ceux qu’ont conclu les antiétatistes Garcia Olivier et Frederica Montseny. Les anarchistes de gauche feraient bien de relire « La maladie infantile du communisme » de Lénine. Ils feraient bien surtout d’assimiler les leçons de cet ouvrage marxiste. Cela leur éviterait des divagations et leur apprendrait le réalisme révolutionnaire.

La révolution, c’est la lutte pour le pouvoir. Cette lutte prend une forme aiguë et sanglante. Le pouvoir passe des mains d’une fraction dans les mains d’une autre, plus révolutionnaire ou plus modérée, d’une autre manière que s’opère le transfert du pouvoir des conservateurs aux laboristes dans le régime constitutionnel et parlementaire anglais.

Tout repose sur le tranchant de couteau. Les maîtres d’hier se changent en prisonniers et vice versa. Lénine disait que les prisons sont dans la période révolutionnaire, l’antichambre des ministères, et de là il déduisait la nécessité de la terreur rouge !

Quand les Mozos de Escuada me libérèrent après les événements de mai, ils me disaient : Hasta la vista. Au revoir, et ils ajoutaient : A bientôt, ou peut-­être nous changerons de rôle. Dans une période révolutionnaire, le problème se pose toujours : Nous ou Vous.

Pendant les journées de juillet et d’une façon plus aiguë encore pendant les journées de mai, le problè­me du pouvoir se posait pour la C.N.T. et la F.A.I. Prendre le pouvoir ou le laisser aux autres : c’est-à­-dire à la bourgeoisie de gauche et aux staliniens. Il n’y avait pas d’échappatoire. La direction de la C.N.T. durant les premiers mois qui ont suivi le 19 juillet, fermait obstinément les yeux pour ne pas voir la réalité. La réalité en Catalogne, c’était le fait qu’elle dominait toute la vie du pays, possédait les armes, et pouvait presque sans coup férir s’emparer du pou­voir. Mais les dirigeants de la C.N.T. disaient : nous nous occupons seulement de l’économie, des syndicats et des usines. Le pouvoir, cela ne peut intéresser que des « politiciens ». Elle laissa ainsi passer la première occasion la plus propice. Au mois de septembre en Catalogne, et au mois de novembre à Madrid, les anarchistes qui répétaient l’idée d’un pouvoir des comités ouvriers comme trop « étatiste », ont commencé à travailler à reconstituer l’Etat bourgeois. Au mois de mai 1937, la question du pouvoir s’est posé de nouveau pour la C.N.T., mais d’un façon plus aiguë qu’en juillet. C’étaient les staliniens qui avaient passé à l’attaque pour désarmer la C.N.T. Cette dernière devait prendre le pouvoir ou se démettre. Elle choisit la seconde vole.

Que devait faire la C.N.T. selon les anarchistes de gauche ? La plupart des anarchistes de gauche restent muets et ne répondent pas à cette question-clé. Certains des opposants arrivent à l’idée de la dicta­ture cénétiste. Mais cette idée est exprimée chez eux d’une façon imprécise. En l’exprimant, ils s’approchent évidemment de nos points de vue. Mais que reste-t-il alors de l’anarchisme ?

Le seul groupement oppositionnel à l’intérieur de la C.N.T. qui exprima des idées nettes, surtout pendant les journées de mai, sont « Les Amis de Durruti ». Ils se sont prononcés pour une Junta Revolucionaria qui, s’appuyant sur les comités et les syndicats, devait prendre le pouvoir. Malheureusement « Les Amis de Durruti » se sont arrêté à mi-chemin dans leur critique. Nous espérons que dans l’avenir, ils sauront tirer les leçons de la tragique expérience.

Si nous nous sommes arrêtés sur les idées des anarchistes de gauche, c’est parce que leurs idées re­flètent l’état d’esprit de la base de la C.N.T. Or, l’avenir du mouvement ouvrier espagnol dépend dans une grande mesure de l’évolution de la base révolutionnaire de la C.N.T. et de la F.A.I. vers des positions révolutionnaires, c’est-à-dire vers les positions de la IV° Internationale.

Après avoir passé en revue les idées des anarchis­tes de gauche, nous voulons nous arrêter sur tous ceux qui, à l’échelle internationale, ont rompu avec le stalinisme, mais combattent néanmoins les méthodes bolchevistes. Nous avons analysé la politique du POUM et nous avons démontré en quoi elle s’est distingué de la nôtre. Nous n’allons pas évidemment discuter avec les différents groupements « trotskistes antitrotskistes » dans le genre Oehler, etc... Ces grou­pes n’ont pas en général d’idées à nous opposer, mais des rancunes personnelles : on n’a pas apprécié comme il fallait leur valeur de dirigeants du mouvement ouvrier, on les a sous-estimé... Du reste, Trotski, paraît-il, ne sait pas manier les hommes. Ils critiquent nos « méthodes d’organisation ». Pourtant, au lieu de les critiquer, ils feraient mieux de venir travailler avec nous pour les améliorer. Nous sommes prêts à apprendre, mais nous n’avons pas de temps à perdre...

Il se dessinait cependant, depuis dix ans, à l’échel­le internationale, une tendance des « chercheurs de dieu ». Nous appelons ainsi tous ceux qui ont con­damné le stalinisme, mais croient que la source du stalinisme résidait déjà dans le bolchevisme. Ils con­damnent non seulement les méthodes staliniennes, mais leur contraire, les méthodes léninistes. Ils disent que notre analyse des fautes du stalinisme est super­ficielle. Nous n’allons pas, paraît-il, à l’origine du mal et nous nous arrêtons seulement à ses suites logiques. C’est Lénine lui-même qui, selon ces nouveaux anti-bolchevistes, a commencé la contre-révolution en Russie et a préparé la voie à Staline. Les méthodes d’organisation bolchevistes qui manquent de démo­cratie, et méconnaissent la liberté, ont ouvert la voie à Staline. Il faut donc réviser, non seulement le stalinisme, mais aussi le bolchevisme. Il faut tout revoir. Certains vont encore plus loin, et disent que les raci­nes du mal se trouvent déjà dans plusieurs fautes de la conception marxiste elle-même. Parmi les idéo­logues de cette conception « stalinisme égale bolche­visme » nous pouvons citer Boris Souvarine qui, soit dit en passant, a terminé au Figaro. Mais tous n’ont pas pris la voie de l’ancien journal du grand parfu­meur français.

Il y a dans le monde entier plusieurs milliers de révolutionnaires honnêtes qui se trouvent dans un dé­sarroi idéologique sans précédent. Ils voient où con­duit le stalinisme, pour lequel ils ont une répugnance profonde et justifiée. Mais, après avoir rejeté le stalinisme, ils ont commencé à douter de tout, du bol­chevisme et du marxisme. Et ils cherchent depuis dix ans des nouvelles méthodes révolutionnaires supérieures au bolchevisme et même au marxisme. Certains d’entre eux veulent tirer des arguments contre le bolchevisme et Lénine chez Rosa Luxembourg. Ils s’appuient sur les divergences entre Lénine et Rosa dans les questions d’organisation, et aussi sur les critiques faites par Rosa des méthodes bolchevistes dans sa brochure « La Révolution Russe ». Ces idées furent exprimées en France par le groupe « Spartacus » qui édite la revue « Masses », et dans d’autres pays par les groupes similaires. Ces anti-bolcheviks veulent tirer de Rosa Luxembourg des arguments contre l’idée d’une organisation centralisée à la maniè­re léniniste. Ils combattent par conséquent la IV° Internationale, qui s’appuie sur les conceptions léni­nistes. Rejetant le bolchevisme, ils cherchent des nou­velles méthodes révolutionnaires, et même des nou­velles méthodes de pensée, trouvant par exemple que le dialectique marxiste se prête à trop d’interpréta­tions arbitraires. Ne sachant pas à quel saint se vouer ils cherchent un nouveau dieu. Quand nous avons em­ployé pour eux ce terme que Lénine employait contre l’empiriocriticisme, et contre Lounatcharsky, nous ne l’avons pas employé dans le sens péjoratif ou pour les besoins de la polémique. « Les chercheurs de dieu » sont toujours une réalité dans les périodes de désarroi idéologique qui suivent les catastrophes. Et la chute idéologique du Comintern n’est elle pas une catastrophe ? Du reste, il est très intelligent et noble de critiquer, de vouloir approfondir les, choses, de pous­ser le plus loin possible l’analyse et surtout de cher­cher. Mais ce qui est plus difficile c’est de trouver.

Nous n’avons pas l’intention de répondre dans ce travail à toutes les objections des chercheurs et des révisionnistes, qui du reste peuvent avoir raison dans certaines de leurs critiques. Nous n’avons pas la pré­tention de résoudre ici le problème des péchés originaux du bolchevisme, ni même de l’analyser à fond. Nous voulons seulement, à la lumière de la tragique expérience, démontrer que les chercheurs et les révi­sionnistes vident l’enfant avec l’eau de la baignoire, mélangent la paille avec le grain, qu’ils n’ont pas trouvé de nouvelles meilleures méthodes de stratégie révolutionnaire, ni de nouvelles méthodes de pensée et qu’au cours de la révolution espagnole, les idées du bolchevisme qu’ils critiquent précisément comme néfastes ont reçu une nouvelle confirmation.

L’idée bolcheviste sur la nécessité d’un parti ré­volutionnaire, centralisé, d’un parti d’avant-garde du prolétariat a été confirmée encore une fois dans la ré­volution espagnole. Les conditions objectives pour une révolution prolétarienne existaient en Espagne, com­me nous le démontrons ici. Pourtant, on est allé d’un désastre à l’autre. Les illusions de certains révision­nistes et des vieux syndicalistes que des organisations larges englobant l’ensemble du prolétariat, comme les syndicats, peuvent suffire et remplacer le parti, doi­vent être rejetées après l’expérience 1936-1939. Les syndicats ont joué un grand rôle dans la révolution es­pagnole. Tous les ouvriers espagnols étaient du reste syndiqués après juillet. Les syndicats ont su réaliser beaucoup dans le domaine économique. Ils n’ont pas su organiser l’ensemble, ni résoudre le problème du pouvoir.

Un parti révolutionnaire avec sa démocratie inté­rieure, mais aussi avec sa centralisation et sa disci­pline, est nécessaire si nous voulons éviter dans l’ave­nir de nouvelles catastrophes. Le parti communiste espagnol était un parti discipliné, mais sa discipline était au service d’une politique contre-révolutionnaire. De là ne se déduit cependant nullement qu’un parti discipliné et centralisé est inutile, mais précisément le contraire : sans parti discipliné, pas de révolution victorieuse.

La spontanéité des masses ne suffit pas. Elle existait en Espagne. Grâce à elle nous avons assisté à l’héroïque 19 juillet et aux journées de mai. Mais elle ne peut suffire pour organiser la révolution : il faut un parti. En affirmant cela, nous ne discutons pas avec celle que Lénine appelait « l’aigle de la révolution », mais avec ceux qui veulent tirer de ses concep­tions des arguments pour mettre des bâtons dans les roues et empêcher la construction de la IV° Interna­tionale.

La spontanéité des masses conduit à la centralisation. Leur combativité à la création des patrouilles de contrôle et des milices qu’il faut centraliser dans les cadres de la dictature du prolétariat. La collec­tivisation spontanée pose la nécessité d’une centralisation, d’un plan économique pour l’ensemble du pays. Ces collectivisations afin de ne pas disparaître doi­vent s’incorporer dans les cadres d’une économie so­cialisée, c’est-à-dire d’une économie de période de transition.

L’emploi de la violence est inévitable dans une révolution, non seulement de la violence contre les fascistes et les ennemis déclarés du prolétariat, mais aussi à un certain stade de développement révolution­naire contre les courants réformistes et conciliateurs au sein de la classe ouvrière. Toute la question est dans quel sens est-elle employée ? Quels buts politiques sert-elle ? Les staliniens employaient aussi la violence, mais au service d’une politique contre-révolutionnaire qui s’orientait sur la bourgeoisie démocratique, Chamberlain et le pape. Mais si à la place de la direction de la C.N.T., il y avait eu non des charlatans anarcho-ministres, mais des jacobins proléta­riens, elle devait employer en mai 1937 la violence révolutionnaire pour briser la provocation stalinienne, représentant l’influence de la bourgeoisie, les tendances réactionnaires de Comorera, qui freinaient la ré­volution.

Les bolcheviks en Russie sont-ils allés trop loin dans la voie de la violence révolutionnaire contre les mencheviks ? C’est possible, mais c’était conditionné par leurs difficultés. On peut discuter sur leurs fautes dans ce domaine. La période léniniste de la Révolu­tion russe 1917-1923 n’est pas l’âge d’or. Nous accep­tons beaucoup de critiques, et en accepterons plus encore. Mais ce qui est sûr, c’est que les révolution­naires seront obligés dans le domaine de l’emploi de la violence révolutionnaire d’apprendre chez Lénine et Trotski plus que de rejeter. Même au sein du prolé­tariat, la démocratie a des limites. Ces limites doi­vent être déterminées par les nécessités de la lutte révolutionnaire.

La méthode matérialiste et dialectique, c’est-à­-dire la méthode marxiste d’investigation est la seule qui nous permette, à la lumière de l’expérience espa­gnole, de nous orienter. Sans elle, on a les bandeaux sur les yeux. Les staliniens prétendent se servir de la « dialectique » pour prouver que le noir est blanc et que le pape est un ami du prolétariat. Mais cela ne prouve pas que la méthode dialectique ne répond pas aux réalités : celle-ci n’a rien à faire avec les jongleries staliniennes, mais nous permet de compren­dre les conflits des intérêts qui sont à la base de tou­tes les luttes idéologiques. Elle nous permet d’ana­lyser les raisons et le faux usage que font d’elles les jongleurs staliniens. A la base de la « dialectique sta­linienne », cette jonglerie qui oscille entre la mystique idéaliste et l’escroquerie sans scrupules, il y a des intérêts de la caste bureaucratique.

Le retour de la science à l’alchimie, du marxisme vers l’idéalisme aveugle des anarchistes, par exemple, est impossible pour le prolétariat.

« Mais votre dictature et vos méthodes amènent fatalement Thermidor ? Après Lénine, Staline. L’exemple de la Russie ne vous décourage-t-il pas ? »

Ne pas accepter la dictature du prolétariat avec toutes ses conséquences, à savoir : le parti centralisé, la terreur rouge, la violence contre le réformisme, ce n’est pas accepter la révolution. C’est le communis­me libertaire... au ciel, c’est le Front populaire dans la réalité, et le maintien de la démocratie bourgeoise qui conduit au fascisme. Le prolétariat est une classe qui doit accomplir sa mission historique et libérer l’humanité des chaînes du capitalisme.

Thermidor n’est pas le résultat de la terreur ni de la dictature. La forme dans laquelle il éclôt résulte de la dictature ; mais Thermidor surgit à la surface quand les conditions objectives ne permettent pas que la révolution aille plus loin. Le Thermidor russe est le résultat des défaites terribles du prolétariat international et de l’isolement de la révolution russe. La ré­volution espagnole victorieuse pouvait être un coup peut-être mortel porté au Thermidor russe, c’est-à­-dire au régime de Staline. La prochaine révolution socialiste dans les pays capitalistes poussera les ouvriers russes à en terminer avec le cauchemar stali­nien.

Le danger de dégénérescence dans un pays isolé et en cas de défaites à l’échelle internationale existe évi­demment. Ce n’est pas une raison pour nous croiser les mains. Abandonner l’idée de la dictature, c’est-à­-dire abandonner la révolution, parce qu’elle peut en­suite dégénérer, c’est comme abandonner la joie par­ce qu’elle peut être suivie de tristesse, et la vie de la mort.

Mais l’humanité marche en avant, quoique avec des arrêts qui peuvent durer des dizaines d’années. Le prolétariat est une classe capable de surmonter tous les thermidors, toutes les défaites passagères, et de crever l’abcès stalinien. II libérera l’humanité.

Notes

[1] Ces décrets concernant l’ordre public n’ont pu être appliqués qu’après mai. Pour les appliquer il fallait désarmer le prolétariat de Barcelone.

XIX. La IV° Internationale dans la révolution espagnole

Les critiques que nous formulons dans ce travail contre la politique mencheviste du Front populaire sur la base de la tragique expérience des trente et un mois de guerre civile en Espagne ont été faits avant les événements et exprimés avec une netteté qui ne laissait place à aucune équivoque par la IV° Internationale.

Notre organisation internationale a le droit de dire qu’elle sort de cette tragique épreuve renforcée idéologiquement. Nos conceptions politiques ont été confirmées par la vie, c’est-à-dire que la non-application des méthodes révolutionnaires bolchevistes défendues actuellement d’une façon conséquente par la IV° In­ternationale a eu pour conséquence une nouvelle ca­tastrophe : le Front populaire et le stalinisme n’ont pas seulement écrasé une révolution prolétarienne, ils ont aussi fait le lit du fascisme, et ouvert les portes à Franco. Malgré toutes les critiques qu’on pourrait lui faire, il faut rappeler que le Secrétariat Interna­tional pour la IV° Internationale a flétri, avec une netteté qui était plus que justifiée par la gravité des événements, non après le coup, mais à l’avance, non seulement les crimes des staliniens et des réformistes, mais aussi les graves fautes du POUM qui était à la remorque du Front populaire. Le représentant de notre organisation internationale à Barcelone prévit et expliqua au mois d’août 1936, non dans les coulisses, mais à haute voix, les conséquences tragiques, pour le POUM et pour la révolution espagnole de la liqui­dation de la dualité du pouvoir et de la dissolution du Comité Central des Milices Antifascistes. Les diri­geants du POUM ne nous ont pas écouté. A la voie « sectaire » de la IV° Internationale, ils ont préféré la voix « réaliste » de la collaboration dans la Généralité. Le camarade Trotsky, s’inspirant de l’expérience de la révolution russe, s’est exprimé dans le même sens que le Secrétariat International : le POUM, tout en luttant avec d’autres forces antifascistes contre Franco ne devait pas prendre même une ombre de responsabilité pour la politique criminelle des chefs petits bourgeois du Front populaire.

La IV° Internationale peut donc dire avec raison : Nous avons prévu tout cela ; conséquences tragiques et inéluctables de la politique du Front populaire ! Cependant, nous ne sommes pas des philosophes. La satisfaction de prévoir et de comprendre mieux que les autres ne peut nous suffire. Nous voulons non seu­lement expliquer le monde, mais le changer. « Nous avons tout prévu ! » Mais, aussi, nous n’avons rien su empêcher ! Avons-nous fait notre devoir ?

A part les critiques théoriques et idéologiques, où était la IV° Internationale au cours de la révolution espagnole ?

Ne nous contentons pas de critiquer les autres courants. Faisons le bilan vrai de notre propre activité. Où étalent, non les trotskistes « honteux », mais, les trotskistes vrais ?

Quand le 19 juillet en Espagne se sont produits les événements, il n’y avait pas de section bolchevik-léniniste en Espagne. Les anciens dirigeants de Izquierda Communiste (Gauche communiste), Nin et Andrade, qui jouissaient grâce à leur passé révolution­naire, d’un certain prestige dans le mouvement ou­vrier, avaient rompu avec la IV° Internationale, non seulement organisationnellement, mais aussi idéologiquement. Il ne s’agit pas ici seulement de leur rentrée dans le POUM. Il s’agit ici de leur rupture avec des méthodes et avec une politique, celle de la IV° dont ils sont devenus des adversaires convaincus. A notre grand regret, Nin et Andrade ont préféré à l’orientation marxiste de la IV° Internationale, l’orientation centriste, et sont tombés dans le sillage du Bureau de Londres. Seuls les hommes qui ne voient pas plus loin que leur nez (et on en trouve dans certains groupuscules « trotskistes anti-trotskistes ») peuvent expliquer la rupture de Nin et Andrade avec la IV° Internationale par certains excès de langage de Trotsky, par le manque de souplesse de la part du Secrétariat International, sa médiocrité dans le domaine de la diplomatie, etc...

Malgré l’importance que jouent chez les Espagnols les questions d’amour-propre blessé, nous pouvons rappeler que Nin et Andrade n’étalent pas des enfants, et cela serait déjà trop les diminuer que d’expliquer leur évolution par le manque de souplesse de la part du Secrétariat International, ou par les conflits secondaires sur les questions d’organisation. Le conflit sur le problème d’organisation entre les dirigeants de Izquierda Communiste et le Secrétariat International de la IV° Internationale cachait en réalité de sérieuses divergences politiques qui se sont révélées au cours de la révolution espagnole.

Cet abandon de Nin et Andrade rappelé, il reste le fait qu’après le 19 juillet, il ne restait que des bolcheviks-léninistes espagnols isolés partisans du Secré­tariat International. Il est venu en Espagne après lé 19 juillet une centaine environ d’étrangers, membres de notre organisation internationale, de plusieurs pays du monde : des Français, des Belges, des Suisses, des Hollandais, des Italiens, des Allemands, des Polonais, des Danois, des Tchécoslovaques, et aussi des Amé­ricains, et même des membres de notre organisation d’Afrique du Sud. La plupart d’entre eux étaient des volontaires, soit dans les milices du POUM, soit dans celles de la CNT-FAI. « L’arme de la critique, ils l’avaient remplacé par la critique par les armes », et certains d’eux ont laissé leurs os sur le front d’Aragon et aussi sur celui de Madrid. Si l’éclair, symbole de la IV° Internationale, était dessiné dans les tranchées près de Manicomio de Huesca, dans le parapet de la mort, les bolcheviks-léninistes étaient aussi à l’assaut pendant les attaques de Blechite, Codo, Quinto. En un mot, sous Caballero et aussi sous Négrin, les bolcheviks-léninistes se sont battus les armes à la main contre Franco, et c’est tête haute qu’ils peuvent sous ce rapport être confrontés avec d’autres tendan­ces du mouvement ouvrier.

Après l’abandon de Nin et d’Andrade, le groupe bolchevik léniniste espagnol ne se reconstitua que vers novembre 1936, mais au début il fut constitué en sa majorité d’étrangers. Il demanda son adhésion au POUM, en se réservant seulement le droit de défen­dre ses conceptions politiques, et en s’engageant à respecter la discipline du parti. La direction du POUM lui ferma les portes : comme condition de son entrée, elle lui demanda des choses impossibles, à savoir des déclarations dans lesquelles on devait condamner « la soi-disant IV° Internationale ». Maigre les obstacles de la direction, notre groupe espagnol se créa des sympathies au sein du POUM.

A chaque étape de la révolution, notre groupe prit une position juste, et il indiqua dans la mesure de ses faibles moyens la voie à suivre. Nous avons critiqué du dehors et du dedans les fautes opportunistes du POUM et son orientation vers une nouvelle expérience ministérielle, et sa politique à la remorque du Front populaire.

Au sein de la CNT, organisation de masse du prolétariat révolutionnaire catalan, nous avons développé nos conceptions de la révolution permanente. On peut en dire autant des Jeunesses Libertaires. Nous avons tout fait pour pousser la base des organisations anar­chistes contre la collaboration des classes, contre l’anarcho-ministérialisme, dans le sens anti-bourgeois et marxiste. Tout en ne cherchant pas à s’attribuer tous les mérites, nous serons dans la vérité en disant que la formation de certains groupes de gauche de la CNT, comme les « Amis de Durruti », ne fut pas insensible à notre travail de pénétration idéologique.

Au cours de l’année 1937, nous avons gagné des éléments au sein du POUM et aussi de la CNT. Mais les événements allaient vite, et nous commencions à peine à exister. Les glorieuses journées de mai à Barce­lone nous ont trouvé faibles organisationnellement, mais idéologiquement forts et éprouvés. Nous étions seuls, avec « Les Amis de Durruti » à formuler le plan d’action, le plan de résistance, au complot stalino-bourgeois, c’est-à-dire le plan et les mots d’ordre de l’insurrection prolétarienne. Pendant ces journées, nous avons non seulement formulé les mots d’ordre généraux, mais aussi dans nos tracts et papillons, les moyens pratiques de les réaliser : la formation des comités de quartier sur la base du Front Ouvrier Révolutionnaire POUM-CNT-FAI. Mais, à la différence de la direction du POUM, nous avons tout le temps dénoncé les trahisons de la direction réformiste de la CNT-FAI. Les événements de mai nous ont trouvé aussi chacun à son poste, c’est-à-dire sur les barrica­des, avec les ouvriers révolutionnaires de Barcelone contre les chiens du capital, les staliniens : les uns sur les barricades du POUM, sur les Ramblas, les autres sur les barricades de la CNT, à la Casa CNT-FAI. Si Fauconnet et d’autres ont laissé leur os au front, Cid, militant du POUM, mais membre de notre fraction bolchevik-léniniste de ce parti, donna sa vie sur les Ramblas en défendant les conquêtes du 19 juillet...

Nous avons critiqué, nous avons expliqué, nous avons propagé nos idées partout où le sort et le hasard nous ont placés, au front, à l’usine, dans les syndicats ; nous avons critiqué en luttant avec l’en­semble du prolétariat contre le fascisme, ce qui nous donnait le droit à la critique. Mais nos ennemis étaient trop puissants et disposaient d’atouts formidables. Nous avons eu contre nous Franco, c’est-à-dire le fascisme, appuyé par le capitalisme international, les démocrates républicains, genre Companys, Miaja, Cesado qui servaient indirectement le fascisme, les socialistes de la deuxième Internationale qui, qu’ils soient de la tendance Prieto ou de Caballero, n’ont rien appris et rien oublié et suivaient les démocrates bourgeois.

Nous avons eu contre nous les staliniens, qui tout en couvrant la politique menchéviste de trahison et qui s’appelle le Front populaire, se revendiquaient et jouissaient de l’autorité de la Révolution Russe, et se servaient de cette autorité pour étrangler la révo­lution espagnole. L’histoire a de ces ironies tragiques et imprévues. C’était l’ambassadeur de l’URSS du premier Etat ouvrier dans l’histoire, qui empêcha la création d’un autre Etat ouvrier, et étrangla la révolution. Antonov-Ovséenko, qui dirigea la prise du Palais d’Hiver en 1917, vingt ans après, en 1937, aida à Barcelone la bourgeoisie, les Kerensky catalans et espagnols, à chasser les ouvriers du Central Téléphonique. La bureaucratie stalinienne jouissait non seulement de l’appui moral, mais aussi de l’appui matériel que lui procurait le fait qu’elle s’appuyait sur la puissance de l’Etat ouvrier, qu’elle exploitait à ses fins particulières de caste parasite et conservatrice.

Mais, à gauche des staliniens, « les grands artisans de la défaite du prolétariat espagnol », nous avons eu contre nous et contre la révolution prolétarienne des anarchistes qui, malgré leur combativité, ne faisaient que des stupidités, si ce n’est pas pire, dans tous les domaines. La direction de la CNT-FAI, tout en prêchant le « communisme libertaire » dans un avenir indéterminé comme la deuxième Internationale dans la période de sa décadence l’exécution de son programme maximum, travaillait, tout en observant le rite bakouniniste, pour la bourgeoisie et la reconstitution de son appareil étatique.

Nous avons eu contre nous aussi le POUM et surtout sa direction qui craignait le trotskisme comme le diable d’eau bénite, et voulait par sa lutte contre nous, se justifier et prouver qu’elle n’était pas trotskiste.

Nous avons eu en somme contre nous une coalition de forces formidable et nous n’étions qu’un petit groupe de propagandistes.

Mais ici j’entends une interruption :

« Et les bolcheviks en 1917 ? Ils étaient aussi une petite minorité, et ils ont su gagner les masses dans un court laps de temps. Et vous, bolcheviks-léninistes, vous vous revendiquez des bolcheviks. Vous êtes ca­pables de critiquer tout le monde. Certes, Mais vous n’êtes capables de convaincre personne. Vous n’êtes que des littérateurs ! »

Les bolcheviks ne sont pas nés en 1917. Ils avaient derrière eux un passé de quinze ans de lutte frac­tionnelle. Ils avaient une organisation avec sa tradi­tion, avec ses cadres, une organisation qui était une force matérielle. Quand Lénine rentra en Russie, il n’était pas un étranger, mais le chef d’un parti reconnu, ou au moins d’une tendance. Malheureusement, il n’y a aucune base pour comparer la situation des bolchéviks en 1917 avec celle des partisans de la IV° Internationale en Espagne en 1936-1939. Mais, nous avons le droit à dire à la direction du POUM : « Vous, vous étiez un parti avec des cadres, quoique un parti minoritaire, mais un parti de masse, vous auriez pu, avec une politique bolcheviste, en vous appuyant sur les éléments du second pouvoir, devenir un facteur important, peut-être décisif dans le pays, et changer la situation. » Mais la direction du POUM ne peut pas tenir le même raisonnement aux bolchéviks-léninistes espagnols. Nous ne pouvions que propager nos mots d’ordre dans les organisations de masse, les pousser dans la voie révolutionnaire, y renforcer les tendances progressives et gagner les meilleurs éléments. En somme, notre travail ne pouvait que tendre à créer les cadres qui ne pourraient jouer leur rôle que dans la nouvelle étape de la révolution, et en attendant, pousser les organisations les plus proches de nous dans la voie révolutionnaire. Ce travail, nous l’avons fait. Nous avons, au cours de l’année 1937, gagné des éléments dans le POUM où nos idées et nos critiques, dans la mesure ou elles étaient confirmées par les événements, ont été de plus en plus écoutées. La même chose dans la CNT, où une collaboration malheureusement de courte durée put s’établir avec « Les Amis de Durruti » et d’autres groupements, qui évoluaient quoique lentement vers le marxisme révolutionnaire.

Après les journées de mai est venue la répression stalinienne. Nos camarades Erwin Wolf et Hans Freund (connu sous le nom de Moulin) ont été en­levés et assassinés par les staliniens. Le premier, ci­toyen tchécoslovaque, vint à Barcelone à la fin du mois de mai 1937. Il était correspondant d’un journal anglais Spanish News. La G.P.U. ne pouvait pas lui pardonner d’avoir été secrétaire de Léon Trotsky. Selon certaines informations, il aurait été fusille en URSS avec Antonov-Ovséenko, qui avait organisé sur les ordres de Moscou le complot contre-révolutionnaire de mai, mais auquel Staline ne peut comme à tant d’autres, pardonner son beau passé révolutionnaire. Quant à Hans Freund (Moulin) c’était un émigré allemand, un propagandiste dévoué et ardent de la IV° Internationale. Il partit immédiatement après le 19 juillet 1936, pour se mettre à la disposition de la révolution espagnole. Il travailla d’abord à Madrid, puis à Barcelone. La Guépéou ne le perd pas de vue. C’est le Polonais Mink, agent du Guépéou, qui est chargé de le surveiller. Il fut arrêté le 2 août 1937 par les poli­ciers staliniens.

Mais malgré les coups que lui porte la Guépéou, notre organisation continue son travail. Elle se renforce. De nouveaux éléments du POUM et des anar­chistes viennent la rejoindre. Nos camarades au front font de la propagande pour la reconstitution des co­mités de miliciens. En arrière, continue malgré les énormes difficultés à paraître La Voz Leninista qui tire les leçons des tragiques événements. Dans nos tracts, nous protestons contre les calomnies lancées contre le POUM, nous le défendons contre la répres­sion stalinienne.

Vers novembre 1937, la Guépéou réussit à envoyer dans notre groupe deux provocateurs. L’un d’eux, un commissaire politique des Brigades Internationales, un Allemand qui portait le pseudonyme de Max Juan parvient à gagner une certaine confiance. Max travaillait d’accord avec un autre provocateur, Léon Narvitch, qui selon des renseignements de plusieurs camarades, prit part à l’organisation de l’assassinat d’Andrès Nin.

La police stalinienne qui avait besoin d’un autre « procès de Moscou » à Barcelone, arrêta nos cama­rades Munis, Adolpho Carlini, Jaime Fernandez, Teodoro Sanz, Ondzik, etc... C’est Max Joan qui livra à la police nos camarades. Mais la police stalinienne n’a pas le courage d’accuser et de juger nos camara­des pour délit de propagande révolutionnaire. Elle veut les calomnier et les couvrir de boue. La police accuse nos camarades du groupe bolchevik-léniniste espagnol de l’assassinat du capitaine des Brigades Internationales Léon Narvitch. L’acte d’accusation parle aussi de préparation « de varios atentados contra las destacadas personalidades de la Republica » (de dif­férents attentats contre des personnalités éminentes de la République). Nos camarades sont accusés de terrorisme. C’est la même main qui a orienté les pro­cès de Moscou, qui emploie des méthodes du gangsté­risme contre l’avant-garde révolutionnaire à l’échelle internationale, qui a enlevé Klement à Paris, et qui agit à Barcelone contre la section espagnole de la IV° Internationale.

Nos camarades accusés du terrorisme !... La base sur laquelle on construit l’accusation est le cadavre de Léon Narvitch, comme à Moscou le point de départ de la vague de terreur stalinienne, fut le cadavre de Kirov. Pourtant, les deux ont été livrés à l’assassinat par la Guépéou. Quant à Kirov, lumière est déjà faite.

On sait que c’est la Guépéou de Léningrad qui a organisé cet attentat. On sait que c’est elle qui a remis le revolver à Nicolaev, Staline, pendant ses procès, a dû l’avouer. Quant à la provocation stalinienne à Barcelone, la lumière n’est pas encore faite. Mais il parait probable que c’est la Guepéou qui a exécuté Léon Narvitch, comme tant d’autres de ses propres exécutants : c’était un témoin qui savait trop et qui pouvait être gênant dans l’avenir.

Le commissaire Mendez arriva à tirer du jeune Zanov des « aveux » contre d’autres camarades, au sujet de la soi-disant préparation d’attentats contre Negrin et Prieto, le sabotage, etc...

Cet épisode confirma point par point la façon dont sont arrachés les « aveux » à Moscou.

Nos camarades Munis, Carlini, Rodriguez, firent hautement front aux tortionnaires dégénérés de la Guépéou. Ils prirent la responsabilité du travail de la IV° Internationale en Espagne. Ce n’étaient pas des trotskistes « honteux », mais des bolcheviks-léninistes défendant ouvertement et courageusement les conceptions de la révolution permanente dans les conditions les plus dures.

Convoqué par l’avocat du POUM lors du procès de ce parti, afin de témoigner que le POUM n’est pas trotskiste et nettoyer Gorkin et Andrade de cette si terrible accusation, notre camarade Munis prit devant le tribunal de Comorera la responsabilité politique pour le travail du groupe bolchevik-léniniste en Espa­gne et pour la rédaction de La Voz Leninista.

Mais la Guépéou s’est brûlé les doigts dans le procès de Moscou qu’elle préparait à Barcelone. Notre organisation internationale fut informée, nos sections à l’étranger dénoncèrent cette ignoble canaillerie stali­nienne. Les faussaires et les imposteurs de la Guépéou furent pris la main dans le sac. La police de Negrin-Comorera, qui avait déjà subi un échec avec le procès du POUM dût reculer la date du procès plusieurs fois. Il fut enfin fixé pour le 26 janvier 1939. Mais c’est une ironie du sort et une coïncidence tragique : le jour même où devaient être jugés nos ca­marades les troupes de Franco entraient à Barcelone.

Le sens de cette coïncidence tragique est clair : nos camarades ne purent être jugés car la criminelle po­litique stalinienne du Front populaire a ouvert les portes a Franco. La persécution des trotskistes a été un des éléments et non des moindres, qui a désarmé le prolétariat, et rendu possible les victoires du fascisme. L’administration des prisons, qui brûlait les dossiers, libérait les fascistes et les espions de la cin­quième colonne, et se préparait ainsi à recevoir les nouveaux maîtres, voulut remettre nos camarades à Franco, c’est-à-dire au poteau d’exécution fasciste. Même au dernier moment de la débâcle générale, les staliniens n’oubliaient pas leur haine contre les trots­kistes, c’est-à-dire leur haine envers la révolution pro­létarienne.

Si certains camarades ont pu s’échapper, on le doit non aux sentiments humanitaires de la Guépéou, ni à celles du gouvernement républicain, mais à la soli­darité prolétarienne.

Mais malgré la détention de nos camarades au cours de l’année 1938, les bolcheviks-léninistes conti­nuaient leur travail dans l’illégalité. Dans les moments critiques, ils indiquaient au sein des organisations de masse, principalement de la CNT, la voie à suivre. Au mois de mars, pendant la débâcle sur le front d’Aragon et la chute du premier gouvernement de Négrin, suivi du débarquement de Prieto, nos camarades indiquaient à la base de la CNT la voie à suivre, la voie de la reconstitution des organismes in­dépendants de la classe ouvrière, et dénonçaient la voie d’une nouvelle expérience d’anarcho-ministérialisme. Tout en critiquant, nos camarades se battaient au front en qualité de soldats, artilleurs, commissaires politiques, contre Franco.

Les staliniens peuvent tuer des militants éprouvés, ils peuvent aussi lancer contre nous des calomnies les plus ignobles. Mais rien à faire ! Notre peau est dure !

Nous sortirons renforcés de toutes les épreuves, idéologiquement et moralement.

Le marxisme se fraye la voie. Il est l’espoir de tous les opprimés et il prépare pour l’humanité l’avenir du socialisme. La IV° Internationale, des dé­faites du prolétariat, conduira le prolétariat à de grandioses victoires.

XX. Le prononciamiento Miaja-Casado

Le pouvoir reflète le rapport des forces entre les différentes classes de la société et entre les organisa­tions politiques qui expriment les intérêts de diffé­rentes couches sociales. Quand l’équilibre est rompu, quand le rapport des forces change, le pouvoir passe des mains d’une fraction dans les mains d’une autre.

Ici, un rappel est nécessaire.

Après Juillet, il y avait deux pouvoirs : le pouvoir étatique bourgeois, formel et impuissant, et le pou­voir des comités ouvriers. Ce second pouvoir prédo­minait nettement pendant le premier trimestre, jus­qu’à la formation des gouvernements de coalition, celui de Largo Cabellero et celui de Taradellas en Catalogne. Le gouvernement de Largo Caballero s’appuyait sur toutes les organisations ouvrières, entre autres la C.N.T. Le pouvoir effectif de ce gouvernement était limité. Les éléments du second pouvoir ouvrier subsistaient surtout en Catalogne jusqu’en mai. Leur affaiblissement progressif incita pourtant l’aile droite du Front populaire à les liquider complè­tement. Tel fut le sens du coup de force stalinien et des événements de mai à Barcelone. Les ministres anarchistes invitèrent les ouvriers à abandonner les barricades. Mais l’écrasement de la base cénétiste eut non seulement pour effet le désarmement du pro­létariat catalan, mais rendit aussi inutile le main­tien des ministres anarchistes au gouvernement. Le nouveau rapport des forces était à la base de la formation du gouvernement Négrin, à la fin de mai 1937. Sans les journées de mai, nous n’aurions pas eu « le gouvernement de la Victoire ». Depuis mai la C.N.T. était définitivement écartée du gouvernement. Le fait qu’on lui offrit un poste décoratif dans le second ministère Négrin ne change rien à l’affaire. Le ministre anarchiste de l’Instruction publique, n’était qu’un meuble dans le conseil des ministres. Depuis mai, le pouvoir était partagé entre deux frac­tions : les staliniens et les bourgeois républicains et socialistes. Ces deux fractions faisaient bloc contre le prolétariat, contre la C.N.T., la F.A.I., le P.O.U.M., contre les comités ; elles se rendaient mutuellement des services. Les bourgeois républicains laissaient aux staliniens les mains libres contre le « trotskisme ». Ils disaient à la G.P.U.

« Vous pouvez régler vos comptes avec vos ennemis, les poumistes. Cela ne nous regarde pas. Mais en revanche, vous allez soutenir en Espagne notre pro­gramme de régression sociale, de liquidation des col­lectivisations, car vous comprenez bien que toutes ces socialisations, ce n’est pas sérieux. Que peuvent en penser le Quai d’Orsay et le Foreign Office ? Et en­voyez-nous des armes. »

« Mais bien sûr, répondait le G.P.U., nous sommes d’accord. Les socialisations et les comités ? Seulement les agents de la Gestapo peuvent en être par­tisans. Notre guerre est une guerre nationale. Notre révolution est bourgeoise et nous luttons pour une république démocratique parlementaire. Nous vous ven­dons des armes, mais laissez-nous exterminer les trotskistes. »

Voilà l’accord qui servit de base à la constitution du « gouvernement de la Victoire ». Seulement le pro­létariat révolutionnaire écrasé, les contradictions en­tre les associés commencèrent à apparaître et à s’ap­profondir. Elles aboutirent au mois de mars 1939 au choc violent : le pronunciamento Miaja-Casado. Les événements ont une logique interne et les crimes se payent. La logique du Front populaire se retourne contre les staliniens, ses artisans. L’arme forgée par eux les frappe à leur tour.

Les républicains se sont servis des staliniens contre le prolétariat, mais ici aussi le nègre a fait son tra­vail, le nègre peut partir. Du reste le nègre gênait les républicains, car il voulait conserver l’administration, l’armée entre ses mains. Bien que les staliniens se déclarent cent fois par jour réformistes, démocrates, patriotes et chauvins la bourgeoisie même républicai­ne ne leur accorde qu’une confiance très limitée. Les staliniens disaient que des mesures révolutionnaires empêchaient l’aide des démocraties. Cette conception était à la base de toute leur politique contre l’aile gauche du Front populaire, C.N.T. et P.O.U.M. Elle s’est retournée contre eux-mêmes Depuis plus d’un an les républicains disaient que la présence des com­munistes au gouvernement était mal vue par Chamberlain et Daladier. Les républicains avaient raison. Ils oubliaient seulement d’ajouter que le mieux vu par la City et par le Comité des Forges était Franco, et non eux-mêmes.

La chute de la Catalogne a remis à Franco le plus fort bastion de la résistance antifasciste. Avec la re­connaissance de Burgos par la France et l’Angleterre toute la perspective du Front populaire s’est effondrée. Les chefs du Front populaire disaient que la France ne permettrait pas à Franco de s’installer le long de la frontière pyrénéenne. Ils faisaient confiance à l’intérêt impérialiste anti-allemand et anti-italien de la France. C’était un espoir faux. Nous l’avons maintes fois expliqué. En tous cas, après la reconnaissance de Burgos par la France et l’Angleterre, cette perspec­tive s’est effondrée même aux yeux des autruches du Front populaire. Quelles possibilités de résistance con­tre Franco subsistaient après la chute de la Cata­logne ? L’Espagne du centre, quoique n’englobant pas de régions aussi industrielles que la Catalogne, con­tient néanmoins des richesses importantes. Des usines de guerre y ont été installées en prévision de la chute de la Catalogne. Madrid bien fortifié a résisté à de nombreux assauts. Tout le centre est entouré de for­tifications qui seraient en cas de résistance sérieuse un morceau dur à arracher pour Franco. De plus Franco n’est pas sûr de son arrière ; la Catalogne peut lui réserver de désagréables surprises. Si le pro­létariat de Madrid et de l’Espagne centrale se réveil­lait, s’il abandonnait tous les faux espoirs, s’il sautait enfin par-dessus la politique pourrie du Front popu­laire et s’engageait dans la voie révolutionnaire de reconstitution des comités, s’il nettoyait l’arrière de tous les fascistes à peine masqués et de tous les agents de l’ennemi, alors la résistance qui pourrait se trans­former en contre-attaque serait possible. Seulement cette voie est fermée pour les républicains. Elle était fermée pour Besteiro, Miaja, Casado, mais aussi pour Negrin qui se défend à l’étranger d’avoir eu l’idée de résister à tout prix ; aussi enfin pour les communis­tes. La voie révolutionnaire écartée, reste la voie de la capitulation. Dans cette voie se sont engagés Besteiro-Miaja Casado. Ce trio a répété contre les communistes I’opération de l’autre trio Comora-Aguadé­-Rodriguez Salas pendant les journées de mai à Barcelone contre les anarchistes et le POUM.

La signification objective du pronunciamiento est pro-franquiste et capitularde. Il ne s’agit pas d’une lutte de l’UGT, des caballeristes ou des républicains contre les communistes. Nous avons affaire à un complot qui a pour but, en écrasant la base révolution­naire du parti communiste, d’ouvrir les portes à Fran­co.

Nous, bolcheviks-léninistes, nous sommes des adver­saires du stalinisme. Nous haïssons le stalinisme par­ce que nous comprenons les conséquences criminelles de sa politique étrangleuse du prolétariat. Mais seuls ceux qui ne nous connaissent pas et qui ne voient pas plus loin que leur nez peuvent s’imaginer que nos positions politiques et nos appréciations peuvent être déterminées par la haine des staliniens qui ont assassiné tant des nôtres ou par la soif de ven­geance.

Nous ne sommes pas des petits bourgeois excités, mais des révolutionnaires prolétariens. La IV° Internationale peut déclarer, à l’image de la Ligue des Communistes qu’elle n’a pas « d’intérêts séparés de ceux du prolétariat tout entier ».

Bien que nous rendions les dirigeants communistes responsables du pronunciamiento nous déclarons que le devoir de tous les ouvriers honnêtes (et les bolcheviks-léninistes ont la prétention d’être à l’avant-garde de ceux-ci) était de se battre armes en main au côté des ouvriers et militants communistes, lâchement abandonnés par la direction staliniste contre la Junta de Défense de Miaja-Casado.

Dans nos conceptions politiques et dans notre atti­tude, il y a une logique interne. Les militants de la IV° Internationale étaient pendant les journées de mai à Barcelone sur les barricades avec les ouvriers anarchistes et cela bien que nos conceptions n’aient rien à voir avec celles de Bakounine et de Kropotkine. Cid, membre de la section espagnole de la IV° Internationale, a donné son sang sur les Ramblas luttant avec l’ensemble des ouvriers en écrasante majorité anarchistes. Pourquoi ? Pour le plaisir de se battre à chaque occasion ? Non, messieurs du « Libertaire », anarchistes défenseurs de la Junta de Miaja ! Cid et d’autres ont lutté sur les barricades de Barcelone aux côtés de la C.N.T. parce qu’il s’agissait de défendre les conquêtes de la révolution du 19 juillet, parce que l’intérêt du mouvement prolétarien était de défendre ce qui restait des organismes du second pouvoir ou­vrier : comités de défense, patrouilles de contrôle, etc. Aujourd’hui, il s’agit à Madrid d’un coup dans le dos de la part des généraux félons qui veulent par la destruction des communistes, préparer le terrain à la capitulation devant Franco. Les bolcheviks-léninistes ne sont pas des littérateurs qui se contentent de condamner tout le monde et de contempler leur nombril comme le font certains groupuscules extrême-gauchistes, genre Bordiguistes. Nous ne pouvons pas rester neutres dans le conflit qui ensanglante Madrid en ce moment. Nous prenons parti. Nous sommes aux côtés des combattants communistes contre les traîtres de la Junta de Défense.

Qui sont les traîtres ? Besteiro, partisan du compromis depuis le début de la guerre civile. Casado, protégé par Négrin. Mais on y trouve aussi Carillo, appartenant à la fraction caballeriste du parti socialiste. Les staliniens se servent de ce fait pour déclarer (Voir Pravda) que « les généraux trotskistes se sont révoltés contre le gouvernement de Négrin ». Si les trotskistes n’existaient pas, Staline aurait besoin de les inventer. Il s’agit pour lui de justifier les résultats catastrophiques de sa politique, de charger le bouc-émissaire de tous les maux terrestres. Le gouvernement tzariste organisait les pogroms et rendait les juifs responsables de la misère du peuple. Actuellement Hitler l’imite. Staline, quoiqu’il représente d’autres couches sociales, non les propriétaires fonciers ou les bourgeois, mais la bureaucratie soviétique, doit aussi avoir quelqu’un sur qui faire retomber tou­tes ses faillites et tous les échecs de sa propre poli­tique. La fraction caballeriste a autant de rapports avec les trotskistes authentiques, c’est-à-dire avec la IV° Internationale que cette dernière avec Lucifer en personne.

S’il est vrai que la fraction caballeriste fut excommuniée par les staliniens parce qu’elle n’était pas prête à exécuter tous les ordres de la G.P.U, s’il est vrai que plusieurs représentants du Bureau de Londres venus en Espagne flirtaient avec le dignitaire en disgrâce et considéraient la tendance caballeriste comme progressive, il faut rappeler que les bolcheviks-léninistes ont toujours dénoncé cette fraction d’impuissants qui n’ont su au cours des derniers dix-­huit mois que pousser des plaintes.

Du reste, existait-elle, cette fraction caballeriste ? Nous voulons dire existait-il une tendance capable d’opposer aux conceptions stalinienne et négriniste d’autres conceptions, une autre politique. Caballero considérait que les staliniens et les négrinistes l’ont maltraité, qu’il a été victime de leurs sales besognes. Il a été en effet une des victimes mais non de celles que nous devions plaindre le plus. Sa politique con­servatrice du temps qu’il était président du conseil a préparé les voies à Négrin. Le dignitaire en disgrâce dont les capacités d’homme d’état ont été méconnues était très fâché. Outragé, il s’abstenait de parler pu­bliquement sous prétexte que la guerre civile impose le silence. Les circonstances étaient trop graves - selon lui - pour dénoncer avec force les trahisons staliniennes. Largo Caballero n’a jamais en tout cas dénoncé la criminelle politique du Front populaire. Rien d’étonnant : il la pratiquait au gouvernement. Nous ne savons pas s’il approuve l’entrée d’un de ces partisans dans la Junta de Casado.

Quand à l’attitude de quelques représentants de la C.N.T. et aussi de Mera, elle ne peut étonner que ceux qui ignorent la nature profondément réformiste de la direction de la C.N.T. Les Garcia Olivier et Frederica Montseny n’ont-ils pas livré le prolétariat de Barce­lone et surtout la base de leur propre organisation à la répression stalinienne. Vall et Mera continuent dans cette voie criminelle : ils livrent en ce moment le prolétariat de Madrid à la bande des capitulards et indirectement à Franco.

Mera est du reste représentant de l’aile extrême droite de la C.N.T. : il combattait l’aile gauche, Los Amigos de Durruti, et était louangé par les staliniens.

Mais la grande leçon des événements de Madrid, c’est une nouvelle faillite de toutes les conceptions de la politique du Front populaire.

Regardez-vous dans la glace, criminels ! Que vaut l’armée républicaine de la direction de laquelle vous avez chassé tous les révolutionnaires ? Quelle est sa fidélité au régime républicain ? Comme au vieux temps de la monarchie, elle fait des « pronunciamiento ».

Que vaut l’appareil étatique républicain démocra­tique ? Il suit le « pronunciamiento ». Que les politiciens se rappellent la destination des organismes au­thentiquement prolétariens comme les Patrouilles de contrôle. Ce sont les staliniens qui ont forgé l’arme qui se retourne contre eux, mais malheureusement aussi contre le prolétariat.

Le pronunciamento de Miaja-Casado a déterminé la fin du gouvernement de Négrin. Il faut aussi souligner la lâcheté de la direction du parti communiste qui a abandonné ses militants et s’est enfui à l’étran­ger.

Les anarchistes français (Voir Libertaire) appuient la Junta Miaja-Casado parce qu’ils y voient une tentative d’arrêter le massacre inutile des ouvriers espagnols. La situation n’est elle pas perdue ? L’essentiel c’est de sauver la vie des militants en danger, leur permettre de partir à l’étranger, car la révolution es­pagnole se fera avec des hommes vivants et non avec des morts. Voilà les idées qu’on peut recueillir dans « Le Libertaire » et « Juin 36 ».

Pourtant ceux qui veulent arrêter « le massacre inutile » méconnaissent la nature du fascisme. Ils es­pèrent la clémence de la part de Franco. Or, le trait fondamental du fascisme est précisément qu’il ne tolère aucune organisation indépendante du proléta­riat et qu’il supprime même toutes les organisations bourgeoises indépendantes. L’armistice avec Franco permettant de sauvegarder quoi que ce soit pour le prolétariat est impossible.

Garcia Oliver n’a pas été récompensé pour sa trahison de mai, Comorera et Négrin non plus. Le sort de Miaja-Casado et de leurs associés ne sera pas meilleur.

Quant au prolétariat, il n’a pas le choix. Même en cas de défaite totale, c’est dans la mesure où il résis­tera et fera payer cher au fascisme ses avances qu’il pourra après regrouper ses forces et préparer sa revanche.

XXI. Pouvait-on faire autre chose ?

Pouvait-on faire autre chose ? Il faut poser cette question et y répondre. Il faut y répondre avec d’au­tant plus d’urgence que la même politique, celle du Front populaire, est pratiquée à l’échelle internatio­nale où elle ne peut qu’aboutir aux mêmes résultats, c’est-à-dire aux nouvelles catastrophes. Pouvait-on faire autre chose ? veut dire : une autre politique que celle du Front populaire pouvait-elle être appliquée en Espagne ?

Les opportunistes, pas seulement depuis 1939, mais depuis toujours, ont l’habitude de justifier leur politique, c’est-à-dire leurs propres crimes, par les conditions objectives. Les conditions objectives voyez-vous, ne permettaient pas une politique révolutionnaire. Non, messieurs les chefs du Front populaire, vous mentez : vous voulez cacher vos trahisons derrière les conditions objectives.

Si nous écoutons les explications des chefs du Front populaire, les anarchistes inclus, si nous prenons au sérieux leurs explications, il ne nous resterait qu’à désespérer de tout, désespérer des capacités révolutionnaires du prolétariat, de son avenir et même de sa mission historique. Nous ne voulons pas nous bercer d’illusions, et notre devoir est de voir la réalité telle qu’elle est. Mais ce qui était tragique dans la révolu­tion espagnole, ce n’étaient pas les conditions objec­tives, c’était la stupide et criminelle politique de ceux qui prétendaient la diriger et qui étaient malheureusement suivis par les masses.

Selon nos petits bourgeois démocrates du Front Po­pulaire, tout a été « fatal ». Les républicains et les socialistes justifient la défaite par la supériorité mili­taire des fascistes. Les communistes, par l’existence (une découverte) de la bourgeoisie pro-fasciste qui, par sa politique de non-intervention, favorisait Franco. Ils oublient d’ajouter que le gouvernement Blum qui a inauguré cette politique était appuyé aussi par eux. Les anarchistes justifient leurs capitulations et trahi­sons successives par le chantage qu’exerçaient les Russes avec des armes qu’ils livraient aux républicains. Quant au POUM, il se joint au chœur fataliste et dit : nous étions trop faibles et nous devions suivre les autres, et surtout nous ne pouvions pas rompre l’unité. Donc, tout a été fatal...

Ce qui est arrivé devait arriver et était inscrit d’avance dans le Coran.

Ce qui est arrivé devait arriver, mais c’est votre politique, messieurs du Front populaire qui l’a rendu possible. La pensée marxiste n’est pas fataliste, elle est déterministe. Malgré l’importance que les marxis­tes attribuent aux facteurs économiques, l’idéologie des partis en lutte et leur politique souvent en retard sur les nécessités objectives du développement peu­vent empêcher la marche en avant de la société et l’éclosion d’une économie nouvelle.

En Espagne, en tout cas, existaient en juillet 1936, toutes les conditions objectives pour faire triompher la révolution prolétarienne. Franco n’avait pas derrière lui un puissant mouvement de masse, comme Hitler ou Mussolini. Son mouvement, malgré les apparences extérieures, avait et a, plutôt, le caractère réactionnaire vieux style que fasciste. L’un des cou­rants qui l’appuyaient, la Phalange Espagnole, ressem­blait aux organisations fascistes allemandes et ita­liennes. Mais la Phalange Espagnole n’était pas une organisation de masse. La principale force sur laquelle s’appuyait Franco, c’était la vieille réaction cléricale et féodale haïe par le peuple. Le pays, le peu­ple, les ouvriers, les paysans, les petits bourgeois, s’étaient levés pour en finir avec cette Espagne moyen­âgeuse. Seul le frein du Front populaire empêcha qu’une révolution prolétarienne ne précède le coup de force franquiste. En réponse à la rébellion des géné­raux, les ouvriers et les paysans se sont levés pour transformer le pays dans le sens de leurs intérêts. Le prolétariat disposait à la campagne d’un allié puis­sant. C’est précisément le caractère arriéré du pays qui permettait de joindre au mouvement ouvrier dans les villes la révolution agraire à la campagne.

Il disposait d’un autre allié dans le mouvement na­tional catalan, basque, galicien et par une politique de libération coloniale inspirée de l’exemple de la révolu­tion russe pouvait gagner les Marocains.

L’appareil étatique de la bourgeoisie est passé dans sa majorité du côté de Franco, mais dans la zone républicaine, les ouvriers n’avaient qu’à souffler pour détruire ce qui restait de l’Etat capitaliste et prendre le pouvoir. La zone républicaine s’étendait au début sur les centres les plus importants du pays. Les antifascistes tenaient les trois grandes capitales : Madrid, Barcelone, Valence, les deux régions les plus indus­trielles et décisives : la Catalogne et le Nord. Des millions d’hommes s’étaient levés, l’énergie, l’initiative, l’enthousiasme, ne manquaient pas. Manquait seulement le parti de la révolution.

« Mais pourtant, pour lutter contre Franco, l’unité était nécessaire. Il fallait trouver une formule large, qui pouvait grouper tous les antifascistes, même les plus modérés. Cette formule c’était justement le Front populaire », diront les avocats de la plus grande trahi­son que l’histoire ait connue.

Nous avons déjà expliqué que la « formule large » du Front populaire ne satisfaisait personne. L’unité réelle ne pouvait se faire que sur la base de la dicta­ture du prolétariat.

« Mais les masses n’étaient pas préparées, elles étaient arriérées et dominées par des illusions démocratiques », diront certains de nos contradicteurs gauches. Les masses avaient réellement des illusions démocratiques. C’est pour cela qu’elles ont porté au pouvoir les chefs du Front populaire. Mais quoiqu’elles n’avaient pas une conscience nette de leurs objectifs propres, instinctivement, elles ont démontré qu’elles avaient moins d’illusions que beaucoup de chefs com­munistes et anarchistes. Elles n’avaient aucune confiance dans la république bourgeoise pourrie et dans ces hommes, Azaña, Companys, etc... Elles voulaient au pouvoir des communistes et des anarchistes. Il fallut de gros et persévérants efforts des chefs, surtout des communistes, qui redoraient le blason des démocrates discrédités, pour faire avaler aux masses le maintien au pouvoir d’un Azaña ou d’un Companys. Quand les masses voulaient au pouvoir Caballero, Pasionnaria et Garcia Oliver, elles disaient par là qu’elles voulaient la révolution prolétarienne.

D’ailleurs dans les premiers mois après le 19 juillet, le Front populaire n’existait pas. Les hommes de l’Esquerra n’osaient presque pas se montrer dans la rue. Les masses s’étaient engagées dans la bonne voie, dans la voie de la création de leurs propres organismes de lutte, des comités. Il fallait un effort de longs mois de la part des chefs du Front populaire pour détour­ner les masses de la voie révolutionnaire et les faire rentrer dans l’orbite de la passivité démocratique.

Ici, l’aile gauche du Front populaire, c’est-à-dire les anarchistes et le POUM, nous riposteront : « Nous étions en minorité, nous ne pouvions pas engager la lutte contre tout le monde à la fois, c’est-à-dire contre les fascistes, les républicains, les socialistes et les communistes. »

Evidemment. On n’exigeait pas de vous des choses impossibles : mais seulement des choses possibles. Quoiqu’on nous présente comme de terribles terro­ristes, malgré l’estime et la dévotion que nous avons pour l’Enfermé, nous ne sommes pas des blanquistes. Dans la mesure où les anarchistes et le POUM étaient en minorité, dans les masses, ils ne pouvaient pas prendre le pouvoir. Lénine déjà bien longtemps avant 1936, a indiqué la voie que doivent suivre les révolutionnaires dans de pareils cas : marcher séparément, battre ensemble ! Lutter en commun avec d’autres forces anti-fascistes contre Franco, mais garder son indépendance, dire la vérité aux masses, flétrir à chaque pas les hésitations et les trahisons des compagnons de route, et dans le processus de la lutte commune et de la critique révolutionnaire constante, gagner la majorité du prolétariat et du peuple en géné­ral, et s’emparer du pouvoir.

Mais pouvait-on mener deux guerres civiles à la fois ? Premièrement, on avait pas de choix. La guerre tantôt sourde, tantôt ouverte à l’intérieur du « camp gouvernemental » n’était pas une invention des trotskistes, ni le résultat des machinations de Franco. Cette deuxième guerre civile avait sa source dans les oppositions des intérêts à l’intérieur du Front populaire. Supprimer cette contradiction, on ne le pouvait que si une partie du Front populaire prenait le dessus sur l’autre. L’aile droite du Front populaire n’était pas gênée par cette considération unitaire. Elle menait la guerre civile, contre l’aile gauche, qu’elle voulait et qu’elle a réussi à museler.

Deuxièmement, pour gagner la guerre contre Fran­co, il fallait le plus tôt possible terminer cette seconde guerre civile, la guerre à l’intérieur du Front popu­laire, mais la terminer au profit du prolétariat, seul capable de gagner la guerre antifasciste.

Les historiens de la Révolution Française s’accordent sur le fait que la lutte des Jacobins contre les Girondins a accru les forces de la France dans sa lutte contre les rois conjurés. Pendant la Révolution Russe la lutte opiniâtre des bolcheviks contre les girondins russes, les mencheviks et les socialistes révolutionnaires, a renforcé le prolétariat, et a rendu possibles les victoires des armées rouges sur les armées blanches. Mais nos démocrates et leurs suiveurs, à cause de leur nature petite-bourgeoise, préféraient la douce unité du Front populaire qui, en réalité, n’était qu’un paravent derrière lequel chacun tirait de son côté.

« Mais l’Espagne n’était pas mûre pour la révolution socialiste, elle était mûre seulement pour une révolution démocratique », entonnaient les staliniens secondés par les socialistes. L’argument menchevik nous est servi vingt ans après dans une situation analogue. La Russie était-elle moins arriérée que l’Es­pagne ? Les mêmes traits de colonie de l’impérialisme étranger, l’intervention étrangère, le caractère agricole, les restes du féodalisme, tout cela existait aussi en Russie. Et puis, qu’on nous explique comment dans les cadres du régime capitaliste et à l’époque impérialiste, on peut réaliser cette « révolution démocratique ». Nous attendons en vain ces explications, et surtout, nous attendons en vain de voir ces révolutions démocratiques triompher et se réaliser. En Chine, l’écrasement de la révolution prolétarienne aboutit à l’écrasement de toutes les conquêtes démocratiques et à la domination étrangère.

Ce qui n’était pas mûr en Espagne, c’était le parti révolutionnaire.

Mais vous oubliez complètement la situation internationale défavorable à la révolution espagnole. En Russie, c’était plus facile. Les capitalistes en 1917 se battaient entre eux, ils ne pouvaient pas se jeter contre le bolchevisme... Maintenant, dans plusieurs pays domine le fascisme. En Allemagne, en Italie, au Portugal, dans toute l’Europe Centrale. Et même les démocraties étaient contre nous. Et puis, en 1938-39, il n’y avait pas de guerre mondiale », ripostent ceux qui veulent justifier la trahison. Et les anarchistes ajoutent : « Nous avons eu contre nous aussi Staline. »

Eh bien, tous ces faits sont véridiques. Mais les révolutionnaires ne luttent pas dans les conditions créées par eux : ils doivent lutter dans les conditions imposées par les circonstances. Les révolutions ne se font pas sur commande. Il ne peut donc être question de choisir des conditions particulièrement favorables pour les faire, ni des conditions idéales : un pays économiquement évolué, une atmosphère internationale parfaite, etc... Cela serait très beau, évidemment, mais ce n’est pas comme cela. « Notre chemin n’est pas aussi droit que la perspective Nevsky ». Lénine nous enseignait que la révolution devient possible dans le pays où la chaîne de l’impérialisme est la plus faible. Elle l’était en Espagne en 1936. Il fallait la briser.

Mais la situation internationale était-elle aussi dé­sespérée en 1936, pour le prolétariat espagnol, que le représentent nos démocrates du Front populaire et leurs associés staliniens et anarchistes ? Certes, il n’y avait pas de guerre mondiale. Mais le prolétariat doit-­il attendre une nouvelle guerre mondiale pour faire sa révolution ? C’est un point de vue, mais il n’est pas le nôtre. Selon nous, le prolétariat doit tout faire pour rendre impossible cette nouvelle boucherie en la devançant par la révolution socialiste libératrice. Il sauvera ainsi des millions de vies humaines et bien que nous soyons des « terroristes » sans scrupules, cela compte pour nous.

Franco jouissait d’un appui international considérable. Il était appuyé par trois Etats et par de puissantes oligarchies financières. Mais le prolétariat espa­gnol ne pouvait-il trouver aucun appui à l’échelle internationale ? Avec la politique du Front populaire, il a reçu du dehors les brigades internationales, du lait condensé et des haricots, en quantité limitées, des armes de médiocre qualité, vendues très cher en échange d’une politique de sabotage de la révolution qui devait par la suite ouvrir les portes à Franco.

Mais l’orientation révolutionnaire, si elle avait été adoptée par le prolétariat espagnol, devait lui procu­rer des appuis autrement puissants aussi du dehors. D’abord en France en 1936, après les grèves de juin trahies par les staliniens, le prolétariat avait encore des positions fortes dans le pays. Une révolution prolétarienne dans un pays capitaliste ne peut pas ne pas avoir de répercussions dans d’autres pays. Elle n’a pas toujours la force de provoquer des révolutions dans d’autres pays, si les conditions dans ces pays ne sont pas réellement mûres. Mais elle provoque tou­jours des courants de solidarité active, qui peuvent paralyser la bourgeoisie de ces pays et rendre impos­sible son intervention réactionnaire. Et ne pouvait-on pas désagréger l’armée franquiste ? [1].

« La peste rouge » a une force de rayonnement et de pénétration. Il faut seulement qu’elle soit authen­tique. Naturellement la politique de « non-intervention », c’est-à-dire la passivité de la part du prolétariat international qui devait prendre l’exemple du fascisme et intervenir activement dans le conflit espagnol, était un coup dur pour la révolution. Mais cette « non-intervention » du prolétariat était dérivée de l’ensemble de la politique du Front populaire poursuivie internationalement. Cette non-intervention n’excuse pas le Front populaire espagnol, elle élargit seulement les responsabilités du crime. Ce n’est pas seulement le Front populaire espagnol qui a travaillé par son orientation pour Franco, c’est le Front po­pulaire dans tous les pays. « Front populaire dans le monde entier », selon la formule de Dimitrov. Les responsables ne sont pas seulement Négrin et José Diaz, mais aussi Blum, Thorez et le maître de ce dernier, Staline.

Le Front Populaire Français, et surtout le parti communiste, exigeaient le retrait ces troupes étrangères en Espagne, et se contentait de cette exigence platonique, mais en attendant il scellait l’unité de la nation française, c’est-à-dire soumettait le prolétariat français à la bourgeoisie. De cette manière, il créait un climat pro-fasciste en Europe.

Une politique révolutionnaire en Espagne pouvait cependant asséner un coup terrible à la réaction eu­ropéenne et aussi déranger les chefs conservateurs du Front populaire dans d’autres pays. Qui nous dit que si les ouvriers français avaient appris qu’à Barcelone et Madrid c’était la dictature du prolétariat qui s’ins­tallait, c’est-à-dire une autre et plus grandiose Commune, ils seraient restés passifs pendant des années ? Même Thorez et Costes auraient peut-être eu des difficultés à terminer les grèves ! Et l’Italie fasciste et l’Allemagne hitlérienne constituent-ils des blocs ho­mogènes et solides à toute épreuve ?

Bien que les staliniens, en prêchant leur nationa­lisme, font tout ce qu’ils peuvent pour rendre plus solides les dictatures fascistes et créer autour d’elles un climat favorable, nous ne croyons pas que le régime d’Hitler a, comme l’affirme Goebbels, une existence assurée pour mille ans. Il n’aurait peut-être pas pour mille jours si la révolution prolétarienne triom­phait en Espagne.

Un décret du gouvernement prolétarien sur la libération du protectorat qui devait être suivi d’une propagande révolutionnaire au Maroc, pouvait ouvrir la brèche en Afrique du Nord et réveiller con­tre l’impérialisme européen le monde arabe. Si on pénétrait au Maroc espagnol, le Maroc français pou­vait se réveiller. Les souvenirs de la lutte libératrice d’Abd-El-Krim ne survivent-ils pas là-bas ?

Avons-nous oublié cette lutte qui dérangea les chan­celleries européennes ?

Evidemment, pour mener cette politique inspirée de l’exemple de la Grande Révolution Russe à l’esprit duquel reste fidèle la IV° Internationale, il ne fallait pas avoir peur de fâcher le capitalisme international et ses créatures Hitler, Mussolini, Chamberlain, Daladier et le Pape, il fallait non seulement être décidé à le fâcher, mais aussi à l’abattre.

« Vous avez peut-être raison, diront les anarcho-­ministres, mais nous avons eu contre nous aussi Staline, et il avait des armes dont nous manquions ». On peut se douter qu’il n’est pas dans nos intentions de défendre le chantage de Staline en ce qui concerne la vente des armes à l’Espagne républicaine. Cependant, Garcia Oliver essaye de justifier ses capitula­tions consécutives par le chantage stalinien, il esquive ainsi sa propre responsabilité.

Le bourgeoisie internationale n’est pas omnipotente, elle ne peut pas toujours faire ce qu’elle veut. Staline n’est pas non plus tout-puissant. Ses plans peuvent être aussi renversés. Jusqu’à présent, ils étaient en général renversés par la bourgeoisie internationale, mais les plans du « père des peuples » peuvent aussi être et seront dans l’avenir renversés par le prolétariat révolutionnaire. Comme le pape et Chamberlain, Staline pouvait être aussi dérangé par la révolution prolétarienne triomphante en Espagne.

La bureaucratie soviétique conservatrice par essen­ce, a des intérêts contraires au prolétariat internatio­nal. Mais elle s’appuie pourtant sur les bases d’un État ouvrier, d’une économie socialisée. Son attitude dépend dans une certaine mesure aussi de l’opinion du prolétariat russe et de l’opinion du prolétariat in­ternational. Si elle le trompe toujours, elle ne veut pas pourtant qu’il s’en rende compte. En somme, malgré ses trahisons, la bureaucratie stalinienne n’est pas suspendue en l’air, et subit la pression de la classe ouvrière internationale.

Staline n’enverrait pas d’armes si le contrôle idéologique et policier lui échappait en Espagne ? Ce n’est pas sûr. Malgré ses trahisons, Staline se prétend « le chef du prolétariat international » et parfois même « le chef de la révolution internationale ». Si en Espagne triomphait la révolution socialiste, Staline serait obligé de choisir entre elle et le fascisme. Vu la clientèle sur laquelle il s’appuie, il lui serait difficile de choisir le fascisme. Les ouvriers russes et du monde entier comprendraient difficilement cela. En tout cas, l’anti-étatiste Garcia Olivier avait en main un puissant atout pour le démasquer, autrement puis­sant qu’un article théorique sur la supériorité de la doctrine de Bakounine sur celle de Marx.

« Mais en attendant, il ne s’agissait pas de démasquer, mais de pouvoir opposer aux tanks de Franco des tanks antifascistes », ripostera l’avocat de l’anarcho-ministérialisme. C’est vrai. Les anarchistes, tant qu’ils n’étaient pas à la direction, les révolutionnaires en général, tant qu’ils n’avaient pas le pouvoir, ne de­vaient pas s’opposer au fait que le gouvernement républicain achète les armes et les reçoive de Staline, et même « du diable et de sa grand’mère », mais ils devaient conserver leur indépendance, poursuivre la critique révolutionnaire (c’est aussi une arme puissante), et grâce à elle prendre le pouvoir et s’emparer aussi des armes de Staline.

Pendant les journées de mai à Barcelone, j’ai vu plusieurs militants anarchistes se servir d’authenti­ques armes russes contre l’attaque réactionnaire. En les envoyant, Staline n’avait sûrement pas prévu que son fusil mitrailleur pouvait changer de bras et être dirigé dans cette direction. Mais si un parti révolu­tionnaire existait en Espagne, il pouvait s’emparer non seulement des fusils mitrailleurs russes, mais de toutes les armes vendues par Staline, et aussi par d’autres spéculateurs étrangers.

« Mais si les anti-stalinistes, qu’ils soient de la couleur anarchiste, poumiste ou trotskiste, étaient au pouvoir, alors Staline n’enverrait plus une cartouche », continue notre contradicteur et l’avocat de l’anarcho-­ministérialisme.

Admettons cette pire éventualité. Plus de cartouches de Staline, et Chamberlain encore plus indisposé à notre égard, ou peut-être furieux, et le Pape nous dénonçant dans une nouvelle Encyclique. Cela parait triste et terrible, mais il faut l’accepter, si on veut lutter sérieusement contre le capitalisme et son arme préférée, le fascisme. Si nous faisons dépendre notre activité de l’acquiescement de Staline, Chamberlain, Pie XI et XII, nous devons abandonner toutes les velléités révolutionnaires, et accepter le Front populaire ou quelque chose dans ce genre. Mais le Front populaire, s’il satisfait temporairement Staline (nous ne savons pas quel sera son nouveau tournant) ne satisfait pas du tout Chamberlain, ni le Pape, et démoralise le prolétariat, et ouvre les portes au fascisme.

En s’engageant dans la voie révolutionnaire, détruisant l’Etat capitaliste, construisant un pouvoir des comités ouvriers, une dictature du prolétariat, résol­vant par les réformes révolutionnaires, tous les pro­blèmes brûlants de la société espagnole, accomplissant jusqu’au but la révolution agraire, libérant les natio­nalités opprimées, libérant les colonies, orientant sur la révolution socialiste européenne et mondiale la lutte contre Franco, le prolétariat espagnol aurait conquis des atouts plus puissants que les tanks de Staline [2].

Mais ici, le chœur uni des Négrin, Alvarez del Vayo, José Diaz et Garcia Oliver, riposte : « Il y avait trop d’obstacles à surmonter, trop d’ennemis à vaincre... ».

Certes, les ennemis de la révolution espagnole ne manquaient pas et ses ennemis les plus perfides et les plus dangereux étaient peut-être dans l’Etat-major de l’armée républicaine et dans le « El Gobierno de la Victoria ».

Nous, les marxistes de la IV° Internationale, ne donnons aucune garantie au prolétariat que nos méthodes lui assureront des victoires faciles. Des ga­ranties pareilles dans une révolution qui est un ris­que, n’existent pas. Mais nous disons, en nous basant sur des expériences tragiques : « La méthode du Front populaire vous conduit avec une logique im­placable vers le fascisme. Notre voie inspirée de l’exemple de la première révolution prolétarienne victorieuse, celle de 1917, la voie de la lutte implacable contre tous les ennemis du socialisme, est une voie difficile. Mais c’est la seule voie. »

Notes

[1] Voir le chapitre : "Pouvait-on désagréger l’armée franquiste ?"

[2] Du reste, les tanks, les munitions en général, on pouvait en produire en Espagne même. Voir le chapitre : « L’industrie de guerre. »

Préparons la revanche

« Resulta imposible concebir lo que España ha realizado si no se cuenta como elemento fondamental de la Victoria la decidida proteccion del Cielo. »
"Heraldo de Aragon" du 2 avril 1939.
(Il est impossible de com­prendre ce que l’Espagne a réalisé si on ne compte pas comme élément fondamental de la Victoire l’aide résolue du Ciel.)

Ce travail n’a pu encore sortir de chez l’im­primeur et voir le jour que le dernier acte de la guerre civile vient de se dérouler sous nos yeux. Le gouvernement de Junta Miaja-Casado n’a eu comme nous l’avons prévu il y a un mois, qu’un caractère épisodique. Il n’a fait que passer la main à Franco.

Il y a un mois, nous avons écrit (voir le chapitre « Pronunciamiento Miaja-Casado ») :

« Garcia Oliver n’a pas été récompensé pour sa trahison de mai, Comorera et Negrin non plus. Le sort de Miaja-Casado et de leurs asso­ciés ne sera pas meilleur.

Quant au prolétariat, il n’a pas le choix. Mê­me en cas de défaite totale, c’est dans la me­sure où il résistera et fera payer cher au fascisme ses avances qu’il pourra, après, regrou­per ses forces et préparer sa revanche. »

Nos précisions se sont, encore cette fois, confirmées. Miaja, Casado, Besteiro suivis de certains cénétistes et quelques caballeristes espéraient, ou en tout cas faisaient mine d’espérer, une « paix honorable » et la clémence de la part de Franco. Certaines voix se sont élevées à l’étranger à l’extrême-gauche, qui, appuyaient, soit ouvertement, soit timidement, la Junta Miaja-Casado et voyaient, dans son orientation, un essai « de sauver les vies humaines ».

Or, toute l’Espagne du Centre et Madrid fu­rent livrées à Franco. Le valeureux prolétariat de Madrid et de Valence subit à son tour le sort du prolétariat catalan. La terreur blan­che règne. Les pelotons d’exécution fonctionnent sans arrêt. Les camps de concentration se remplissent de centaines de milliers de pro­létaires. Même Besteiro, le traître Besteiro, est arrêté ! « Il n’aura pas de pourboire » - nous l’avons écrit et il ne l’a pas eu.

Après la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne, en 1933, la social-démocratie vota la confiance au « Führer » et certains chefs syn­dicaux s’imaginaient qu’ils pourraient inté­grer les syndicats libres dans le régime fas­ciste... Mais, quelques semaines après, les syn­dicats libres étaient dissous par Hitler. Six ans après, le même phénomène se reproduit en Espagne avec ceux qui espéraient obtenir de Franco une amnistie... Et toute cette pléiade de réformistes traitent les marxistes révolu­tionnaires, partisans de la IV° Internationale, d’utopistes !

Ce n’est pas pour donner l’amnistie que Franco, instrument de la réaction capitaliste et féodale, a mené une guerre à outrance con­tre le prolétariat, c’est pour massacrer son avant-garde. Ceux qui parlaient « de sauver les vies humaines » en se servant de la Junta Miaja-Casado ne connaissent pas la nature du fascisme. Les militants poumistes, anarchistes, communistes et aussi socialistes et républicains sont massacrés. De l’Espagne du centre, peu d’antifascistes ont pu se sauver, car les démocraties se sont lavées les mains et ont refusé leurs bateaux. Evidemment, Miaja, Casado, Vall, etc... ont pu prendre des avions, mais les avions, à notre époque, sont toujours à la disposition des gouvernants en fuite...

Encore une fois le pronunciamiento Miaja-­Casado fut un crime, un crime contre le prolétariat, contre la République, un crime qui aussi se payera un jour. Miaja-Casado massacraient les ouvriers communistes et ainsi com­mençaient le travail que va poursuivre le maî­tre-bourreau Franco. A ceux qui se sont asso­ciés au crime, mille fois honte !

« La guerre est terminée » communique l’état-major franquiste. « La peste rouge » est écrasée. Les bourgeois espagnols et du monde entier peuvent respirer. Ils peuvent plus faci­lement lancer les millions des prolétaires dans la boucherie impérialiste.

En Espagne, l’ordre règne... On tue, on tor­ture les meilleurs entre les meilleurs parmi les combattants du prolétariat. Le journaliste anarchiste, Mauro Bajatierra s’est fait tuer dans sa maison après avoir tiré sa dernière cartouche... Combien de Mauro Bajatierra y eut-il en Espagne ? Certainement plusieurs milliers.

Franco a gagné ! Le capitaliste, le proprié­taire terrien, le noble, le marquis rentrent dans la plénitude de leurs droits. Le règne du curé, de la guardia civil recommence. On reconstruit les églises, les curés se promènent sur la Puerta del Sol et les dévotes leur baisent les mains.

Le Comité de non-intervention a terminé ses travaux et a congédié son personnel. Le nou­veau pape « antifasciste » félicite Franco. Hitler et Mussolini font de même. Chamberlain a un souci de moins : la guerre civile en Espagne le dérangeait. Les ambassadeurs démocratiques se courbent devant le nouveau maître.

« Madrid qui devait être le tombeau du fascisme sera le tombeau du bolchévisme » proclame Mussolini. On prépare le défilé de la Victoire à Madrid...

Dictateurs fascistes, Hitler, Mussolini, Franco, créateurs des nouveaux empires, tortionnaires et mégalomanes ridicules, vous êtes des nains et des pygmées de l’histoire ! Vous êtes le sous-produit d’une époque de décadence, d’un régime condamné ! Malgré vos victoires, votre chemin est sans issue et il vous mène vers l’abîme !

Autre chose est la révolution prolétarienne ses ressources sont inépuisables. Le socialis­me et son expression moderne, le bolchévisme sont pour vous, défenseurs du régime pourri, comme ce monstre mythologique : on lui cou­pait une tête, une dizaine repoussait à sa place. Les ressources de la révolution prolétarienne sont dans le développement inéluctable des for­ces de production, dans les contradictions inex­tricables et toujours grandissantes du régime capitaliste.

La force du fascisme prend sa source du fait que le prolétariat momentanément se trouve sans direction révolutionnaire. « Franco a gagné la guerre ! » Dans la même mesure dans laquelle Marty luttait à Madrid...

Les journaux franquistes énumèrent les noms des bataillons qui sont rentrés à Madrid et publient les photos des glorieux généraux... L’Espagne est depuis des siècles le pays où il y a des généraux qui n’ont gagné et dirigé au­cune bataille. Cela continue.

Barcelone, Madrid n’ont pas été conquises par vous Franco, Quiepo de Llano, bouffons sanglants mais ridicules. Barcelone, Madrid vous ont été livrées par les chefs du Front Populaire. Malgré l’aide que vous avez reçue de vos patrons italiens, allemands, malgré les centaines d’avions, le matériel de guerre en abondance, malgré l’aide que vous avez reçue des démocraties par la suite de la politique de non-intervention, malgré le blocus qui fut im­posé au prolétariat espagnol, malgré l’aide la plus grande et la plus efficace que vous avez reçue des chefs du Front Populaire, il vous fallut trente-quatre mois pour venir à bout de l’héroïque prolétariat espagnol, et en se servant d’une suprême trahison de Miaja-Casado. Malgré vos victoires, fascistes, vous êtes impuissants !

Ce n’est pas l’aide du ciel qui vous a permis de vaincre, mais c’est une force plus maté­rielle : c’est Staline, le grand organisateur de défaites, et ses associés du Front Populaire.

Celui qui, dans les caves de la Loubianka, assassina la vieille garde bolchéviste, celui qui, par sa politique criminelle, a aidé en 1927 à l’écrasement de la Révolution Chinoise, celui qui, en 1933, a aidé Hitler, a ouvert avec ses associés du Front Populaire les portes à Franco en 1939.

Mais, ces trente-quatre mois n’ont pas passé sans laisser de traces. Les ouvriers espagnols ont appris et bien appris à se servir des armes, ils ont appris aussi à se servir des armes contre leurs ennemis de classe. Ils ont été non bat­tus, mais trompés, trahis et livrés. Ils vont mé­diter sur les raisons de leur défaite. Le régime franquiste ne leur apportera qu’une misère ac­crue, l’esclavage et la terreur, mais Franco ne saura pas résoudre les problèmes brûlants de la société espagnole. Le paysan andalou veut la terre. L’ouvrier catalan sait qu’on peut diriger l’usine sans l’aide du capitaliste. S’il a été trahi et trompé par les chefs du Front Po­pulaire, il a appris beaucoup. Les leçons de « bienio rojo » (deux années rouges) qui vous épouvantent, messieurs les fascistes qui pré­parez « votre défilé de la Victoire », vivent dans la conscience de chaque exploité d’Espa­gne. Ces leçons prendront chaque jour plus de corps.

Le prolétariat espagnol préparera sa gran­diose revanche. La IV° Internationale qui sau­ra tirer toutes les leçons de la défaite l’aidera et formulera le programme de la future révo­lution prolétarienne en Espagne.

19 avril 1939.

Source : L’Espagne livrée, Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco

Le commentaire du texte précédent par Trotsky

The Popular Front’s Flight from Spain

Spain Betrayed, How the Popular Front Opened the Gates to Franco

Biographie

1939 : El Frente Popular abrió las puertas a Franco

Trotsky and the spanish révolution

Lire encore

En Español

Leer aqui

Tambien en español

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.