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L’Angleterre ouvrière (1840-1850)

dimanche 13 mai 2018, par Robert Paris

L’Angleterre ouvrière en 1840-1850

La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Friedrich Engels :

Les résultats

Ayant examiné assez en détail les conditions dans lesquelles vit la classe ouvrière urbaine, il est temps de tirer de ces faits d’autres conclusions, et de les comparer à leur tour avec la réalité. Voyons donc ce que sont devenus les travailleurs dans ces conditions, à quels genres d’hommes nous avons affaire, et ce qu’est leur situation physique, intellectuelle et morale.

Lorsqu’un individu cause à autrui un préjudice tel qu’il entraîne la mort, nous appelons cela un homicide ; si l’auteur sait à l’avance que son geste entraînera la mort, nous appelons son acte un meurtre. Mais lorsque la société [1] met des centaines de prolétaires dans une situation telle qu’ils sont nécessairement exposés à une mort prématurée et anormale, à une mort aussi violente que la mort par l’épée ou par balle ; lorsqu’elle ôte à des milliers d’êtres les moyens d’existence indispensables, leur imposant d’autres conditions de vie, telles qu’il leur est impossible de subsister, lorsqu’elle les contraint par le bras puissant de la loi, à demeurer dans cette situation jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce qui en est la conséquence inévitable ; lorsqu’elle sait, lorsqu’elle ne sait que trop, que ces milliers d’êtres seront victimes de ces conditions d’existence, et que cependant elle les laisse subsister, alors c’est bien un meurtre, tout pareil à celui commis par un individu, si ce n’est qu’il est ici plus dissimulé, plus perfide, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne ressemble pas à un meurtre, parce qu’on ne voit pas le meurtrier, parce que le meurtrier c’est tout le monde et personne, parce que la mort de la victime semble naturelle, et que c’est pécher moins par action que par omission. Mais ce n’en est pas moins un meurtre. Il me faut maintenant démontrer que la société en Angleterre commet chaque jour et à chaque heure ce meurtre social que les journaux ouvriers anglais ont raison d’appeler meurtre ; qu’elle a placé les travailleurs dans une situation telle qu’ils ne peuvent rester en bonne santé ni vivre longtemps ; qu’elle mine peu à peu l’existence de ces ouvriers, et qu’elle les conduit ainsi avant l’heure au tombeau ; il me faudra en outre démontrer que la société sait, combien une telle situation nuit à la santé et à l’existence des travailleurs, et qu’elle ne fait pourtant rien pour l’améliorer. Quant au fait qu’elle connaît les conséquences de ses institutions et qu’elle sait que ses agissements ne constituent donc pas un simple homicide, mais un assassinat, je l’aurai démontré, si je puis citer des documents officiels, des rapports parlementaires ou administratifs qui établissent la matérialité du meurtre.

Il va de soi d’entrée de jeu qu’une classe vivant dans les conditions décrites plus haut et si mal pourvue de tout ce qui est propre à satisfaire les besoins vitaux les plus élémentaires, ne saurait être en bonne santé ni atteindre un âge avancé. Cependant, examinons une fois de plus ces différentes conditions sous le rapport plus particulier de l’état sanitaire des travailleurs.

La concentration de la population dans les grandes villes exerce déjà en elle-même une influence très défavorable ; l’atmosphère de Londres ne saurait être aussi pure, aussi riche en oxygène que celle d’une région rurale ; deux millions et demi de poumons et deux cent cinquante mille foyers entassés sur une surface de trois ou quatre milles carrés, consomment une quantité considérable d’oxygène, qui ne se renouvelle que très difficilement, car la façon dont sont construites les villes rend difficile l’aération. Le gaz carbonique produit par la respiration et la combustion demeure dans les rues, en raison de sa densité et le principal courant des vents passe au-dessus des toits des maisons. Les poumons des habitants ne reçoivent pas leur pleine ration d’oxygène : la conséquence en est un engourdissement physique et intellectuel et une diminution de l’énergie vitale. C’est pourquoi les habitants des grandes villes sont, il est vrai, moins exposés aux maladies aiguës, en particulier du type inflammatoire, que les ruraux qui vivent dans une atmosphère libre et normale ; en revanche ils souffrent d’autant plus de maux chroniques. Et si la vie dans les grandes villes n’est déjà pas en soi un facteur de bonne santé, quel effet nocif doit avoir cette atmosphère anormale dans les districts ouvriers, où, comme nous l’avons vu, est réuni tout ce qui peut empoisonner l’atmosphère. A la campagne, ce peut être relativement peu nuisible que d’avoir une mare de purin tout près de sa maison, parce qu’ici l’air arrive de partout ; mais au centre d’une grande ville, entre des ruelles et des cours qui empêchent tout courant d’air, il en va tout autrement. Toute matière animale et végétale qui se décompose produit des gaz incontestablement préjudiciables à la santé et si ces gaz n’ont pas de libre issue, ils empoisonnent nécessairement l’atmosphère. Les ordures et les mares qui existent dans les quartiers ouvriers des grandes villes représentent donc un grave danger pour la santé publique, parce qu’ils produisent précisément ces gaz pathogènes ; il en va de même des émanations des cours d’eau pollués. Mais ce n’est pas tout, il s’en faut. La façon dont la société actuelle traite la grande masse des pauvres est véritablement révoltante. On les attire dans les grandes villes où ils respirent une atmosphère bien plus mauvaise que dans leur campagne natale. On leur assigne des quartiers dont la construction rend l’aération bien plus difficile que partout ailleurs. On leur ôte tout moyen de rester propres, on les prive d’eau en ne leur installant l’eau courante que contre paiement, et en polluant tellement les cours d’eau, qu’on ne saurait s’y laver ; on les contraint à jeter tous les détritus et ordures, toutes les eaux sales, souvent même tous les immondices et excréments nauséabonds dans la rue, en les privant de tout moyen de s’en débarrasser autrement ; et on les contraint ainsi à empester leurs propres quartiers. Mais ce n’est pas tout. On accumule sur eux tous les maux possibles et imaginables. Si la population de la ville est déjà trop dense en général, c’est eux surtout que l’on force à se concentrer sur un faible espace. Non content d’avoir empesté l’atmosphère de la rue, on les enferme par douzaines en une seule pièce, si bien que l’air qu’ils respirent la nuit est véritablement asphyxiant. On leur donne des logements humides, des caves dont le sol suinte ou des mansardes dont le toit laisse passer l’eau. On leur bâtit des maisons d’où l’air vicié ne peut s’échapper. On leur donne de mauvais vêtements en guenilles ou prêts à le devenir, des aliments frelatés ou indigestes. On les expose aux émotions les plus vives, aux plus violentes alternatives de crainte et d’espoir ; on les traque comme du gibier et on ne leur accorde jamais de repos, pas plus qu’on ne les laisse tranquillement jouir de l’existence. On les prive de tout plaisir, hormis le plaisir sexuel et la boisson, mais on les fait travailler chaque jour en revanche jusqu’à épuisement total de toutes leurs forces physiques et morales, les poussant ainsi aux pires excès dans les deux seuls plaisirs qui leur restent. Et si cela ne suffit pas, s’ils résistent à tout cela, ils sont victimes d’une crise qui en fait des chômeurs et qui leur ôte le peu qu’on leur avait laissé jusqu’alors.

Comment serait-il possible dans ces conditions que la classe pauvre jouisse d’une bonne santé et vive longtemps ? Que peut-on attendre d’autre qu’une énorme mortalité, des épidémies permanentes, un affaiblissement progressif et inéluctable de la génération des travailleurs ? Voyons un peu les faits.

De toutes parts affluent les témoignages démontrant que les habitations des travailleurs dans les mauvais quartiers des villes et les conditions de vie habituelles de cette classe sont à l’origine d’une foule de maladies. L’article de l’Artizan cité plus haut, affirme à bon droit que les maladies pulmonaires sont la conséquence inévitable de ces conditions de logement et sont [a] de fait particulièrement fréquentes chez les ouvriers [b] . L’aspect étique de nombreuses personnes rencontrées dans la rue montre bien que cette mauvaise atmosphère de Londres, en particulier dans les quartiers ouvriers, favorise au plus haut degré le développement de la phtisie. Lorsqu’on se promène un peu le matin de bonne heure, au moment où tout le monde se rend au travail, on reste stupéfait par le nombre de gens qui paraissent à demi ou totalement phtisiques. Même à Manchester les gens n’ont pas cette mine-là ; ces spectres livides, longs et maigres à la poitrine étroite, et aux yeux caves que l’on croise à tout moment, ces visages flasques, chétifs, incapables de la moindre énergie, ce n’est vraiment qu’à Londres que leur grand nombre m’a frappé - bien que la phtisie fasse également dans les villes industrielles du nord une véritable hécatombe chaque année. La grande rivale de la phtisie, si l’on excepte d’autres maladies pulmonaires et la scarlatine, c’est la maladie qui provoque les plus effroyables ravages dans les rangs des travailleurs : le typhus. D’après les rapports officiels sur l’hygiène de la classe ouvrière [c] , la cause directe de ce fléau universel, c’est le mauvais état des logements : mauvaise aération, humidité et malpropreté. Ce rapport qui, ne l’oublions pas, a été rédigé par les premiers médecins d’Angleterre sur les indications d’autres médecins - ce rapport affirme qu’une seule cour mal aérée, une seule impasse sans égouts, surtout si les habitants sont très entassés et si des matières organiques se décomposent à proximité, peut provoquer la fièvre, et la provoque presque toujours. Presque partout cette fièvre a le même caractère et évolue dans presque tous les cas finalement vers un typhus caractérisé. Elle fait son apparition dans les quartiers ouvriers de toutes les grandes villes et même dans quelques rues mal construites et mal entretenues de localités moins importantes, et c’est dans les plus mauvais quartiers qu’elle opère ses plus grands ravages, bien qu’elle choisisse naturellement aussi quelques victimes dans les quartiers moins désavantagés. A Londres, elle sévit depuis pas mal de temps déjà ; c’est la violence inhabituelle avec laquelle elle s’est manifestée en 1837 qui fut à l’origine du rapport officiel dont il est question ici. Selon le rapport officiel du Dr Southwood Smith sur l’hôpital londonien où l’on traitait ces fiévreux le nombre des typhiques fut en 1843 de 1,462, dépassant de 418 le nombre le plus élevé enregistré les années précédentes. Cette maladie avait particulièrement sévi dans les quartiers sales et humides de l’est, du nord et du sud de Londres. Un grand nombre de malades étaient des travailleurs venant de la province qui avaient enduré en cours de route et après leur arrivée les plus dures privations, dormant à demi nus et à demi morts de faim dans les rues, ne trouvant pas de travail et c’est ainsi qu’ils avaient contracté cette fièvre. Ces personnes furent transportées à l’hôpital dans un tel état de faiblesse, qu’il fallut leur administrer une quantité considérable de vin, de cognac, de préparations ammoniacales et d’autres stimulants. 16 et demi pour cent de l’ensemble des malades moururent [d] . Cette fièvre maligne sévit aussi à Manchester, dans les plus sordides quartiers ouvriers de la vieille ville, Ancoats, Little Ireland, etc... elle n’y disparaît presque jamais, sans y prendre toutefois, comme du reste dans les villes anglaises, l’extension que l’on pourrait imaginer. Par contre, en Écosse et en Irlande le typhus fait rage avec une violence dont on peut difficilement se faire une idée ; à Edimbourg et Glasgow, il fit une très violente apparition en 1817, après la hausse des prix, en 1826 et 1837 après les crises économiques et diminua pour quelque temps après chacun de ces accès, dont la durée était d’environ trois ans.
A Edimbourg durant l’épidémie de 1817, près de 6,000 personnes avaient été atteintes, durant celle de 1837, 10,000 personnes, et non seulement le nombre des malades mais en outre la violence de la maladie et la proportion des décès augmentèrent à chaque retour de l’épidémie [2] . Mais la violence de la maladie lors de ses différentes apparitions paraît un jeu d’enfant auprès de celle qui suivit la crise de 1842. Un sixième du nombre total des pauvres de toute l’Écosse fut victime de cette fièvre et le mal fut transmis avec une vitesse vertigineuse d’une localité à l’autre par des mendiants errants ; il n’atteignit pas les classes moyennes et les classes supérieures de la société. En deux mois, cette fièvre fit plus de malades qu’au cours des douze années précédentes. A Glasgow en 1843, 12 % de la population soit 32,000 personnes contractèrent cette maladie et 32 % des malades moururent, alors que le pourcentage de la mortalité à Manchester et Liverpool ne dépasse pas habituellement 8 %. Cette fièvre provoquait des crises au septième et au quinzième jour ; ce jour-là le patient devenait généralement jaune : notre « autorité » croit pouvoir en conclure que la cause du mal peut être recherchée aussi dans une violente émotion et une violente frayeur [3] . Ces fièvres épidémiques sévissent également en Irlande. Au cours de 21 mois des années 1817-18, 39,000 fiévreux ont été traités à l’hôpital de Dublin, et au cours d’une année ultérieure, selon le shérif A. Alison (tome 2 de ses Principles of Population) leur nombre s’éleva même à 60,000 [e] . A Cork, l’hôpital des fiévreux dut accueillir en 1817-18, le septième de la population ; tandis qu’au même moment un quart de celle de Limerick et dans le mauvais quartier de Waterford les 19 vingtièmes des habitants étaient atteints par cette fièvre [4] .

Si l’on se remémore les conditions de vie des travailleurs, si l’on songe à quel point leurs demeures sont entassées et chaque recoin littéralement bondé de monde, si l’on pense que malades et bien portants dorment dans une seule et même pièce, sur une seule et même couche, on sera surpris qu’une maladie aussi contagieuse que cette fièvre ne se propage pas encore davantage. Et si l’on songe au peu de moyens médicaux dont on dispose pour soulager les malades, combien de personnes sont laissées sans aucun soin médical et ignorent les règles les plus rudimentaires de la diététique [f] , la mortalité peut encore sembler relativement faible. Le Dr Alison, qui connaît bien cette maladie, en attribue directement la cause à la misère et à la détresse des indigents, de même que le rapport que j’ai cité [g] ; il affirme que ce sont les privations et la non-satisfaction relative des besoins vitaux qui rendent l’organisme réceptif à la contagion et que, d’une façon générale, elles sont responsables au premier chef de la gravité de l’épidémie et de sa rapide propagation. Il démontre que chaque apparition de l’épidémie de typhus, en Écosse comme en Irlande, a pour cause une période de privations - crise économique ou mauvaise récolte - et que c’est presque exclusivement la classe laborieuse qui supporte la violence du fléau. Il est remarquable que, selon ses dires, la majorité des individus succombant au typhus soient des pères de famille, c’est-à-dire précisément ceux qui sont le plus indispensables aux leurs ; il cite plusieurs médecins irlandais dont les dires s’accordent avec les siens [h] .

Il existe une autre série de maladies dont la cause directe est moins le logement que l’alimentation des travailleurs. La nourriture indigeste des ouvriers est tout à fait impropre à l’alimentation des enfants ; et cependant, le travailleur n’a ni le temps ni les moyens de procurer à ses enfants une nourriture plus convenable. Il faut y ajouter l’usage encore très répandu qui consiste à donner aux enfants de l’eau-de-vie, voire de l’opium ; tout cela concourt - de pair avec l’effet nuisible des conditions de vie sur le développement physique - à engendrer les maladies les plus diverses des organes digestifs qui laissent des traces pour tout le reste de l’existence. Presque tous les travailleurs ont l’estomac plus ou moins délabré et sont cependant contraints de continuer à suivre le régime qui est précisément la cause de leurs maux. Comment pourraient-ils d’ailleurs savoir les conséquences de ce régime et même s’ils les connaissaient, comment pourraient-ils observer un régime plus convenable, tant qu’on ne leur a pas donné d’autres conditions de vie, tant qu’on ne leur a pas donné une autre éducation ?

Cependant cette mauvaise digestion engendre dès l’enfance d’autres maux. Les scrofules sont presque une règle générale parmi les travailleurs, et les parents scrofuleux ont des enfants scrofuleux, surtout si la cause première de la maladie agit à son tour sur des enfants que l’hérédité prédispose à ce mal. Une seconde conséquence de cette insuffisance alimentaire durant la formation est le rachitisme (maladie anglaise, excroissances noueuses apparaissant aux articulations), très répandue elle aussi parmi les enfants des travailleurs. L’ossification est retardée, tout le développement du squelette ralenti, et en plus des affections rachitiques habituelles, on constate assez fréquemment une déformation des jambes et la scoliose de la colonne vertébrale. Je n’ai sans doute pas besoin de dire à quel point tous ces maux sont aggravés par les vicissitudes auxquelles les fluctuations du commerce, le chômage, le maigre salaire des périodes de crise exposent les travailleurs. L’absence temporaire d’une nourriture suffisante, que chaque travailleur connaît au moins une fois dans sa vie, ne fait que contribuer à aggraver les conséquences qu’entraîne une nourriture mauvaise, certes, mais qui, au moins était en suffisance. Des enfants qui - au moment précis où la nourriture leur est le plus nécessaire - ne peuvent manger qu’à moitié à leur faim - et Dieu sait combien il y en a durant chaque crise, et même durant les périodes économiques les plus florissantes - seront fatalement dans une grande proportion, des enfants faibles, scrofuleux et rachitiques. Et il est de fait qu’ils le deviennent réellement. L’état d’abandon auquel est condamnée la grande majorité des enfants de travailleurs laisse des traces indélébiles, et a pour conséquence l’affaiblissement de toute la génération laborieuse. A quoi viennent s’ajouter les vêtements peu confortables de cette classe, et la difficulté, voire l’impossibilité de se protéger contre les refroidissements, en outre la nécessité de travailler, tant que le permet la mauvaise condition physique, l’aggravation de la misère au sein de la famille frappée par la maladie, l’absence trop commune de toute assistance médicale : on pourra alors imaginer approximativement ce qu’est l’état sanitaire des ouvriers anglais. Et je ne veux pas même mentionner ici les effets nocifs particuliers à certaines branches de l’industrie, dus aux conditions de travail actuelles.

Il y a encore d’autres causes qui affaiblissent la santé d’un grand nombre de travailleurs. En premier, la boisson. Toutes les séductions, toutes les tentations possibles s’unissent pour entraîner les travailleurs à l’alcoolisme. Pour eux, l’eau-de-vie est presque l’unique source de joie, et tout concourt à la leur mettre à portée de la main. Le travailleur rentre chez lui fatigué et épuisé par son labeur ; il trouve une demeure sans le moindre confort, humide, inhospitalière et sale ; il a un besoin pressant de distraction, il lui faut quelque chose qui fasse que son travail en vaille la peine, qui lui rende supportable la perspective de l’amer lendemain ; il est accablé, se sent mal, est porté à l’hypocondrie : cette disposition d’esprit due essentiellement à sa mauvaise santé, surtout à sa mauvaise digestion, est exacerbée jusqu’à en être intolérable par l’insécurité de son existence, sa dépendance du moindre hasard, et son incapacité de faire quoi que ce soit pour avoir une vie moins précaire ; son corps, affaibli par le mauvais air et la mauvaise nourriture, exige impérieusement un stimulant externe ; son besoin de compagnie ne peut être satisfait qu’à l’auberge, il n’a pas d’autre endroit où rencontrer ses amis. Comment le travailleur pourrait-il ne pas être tenté à l’extrême par la boisson, comment pourrait-il résister à l’attrait de l’alcool ? Bien au contraire, une nécessité physique et morale fait que, dans ces conditions, une très grande partie des travailleurs doit nécessairement succomber à l’alcoolisme. Et sans parler des conditions physiques qui incitent le travailleur à boire, l’exemple de la plupart, l’éducation négligée, l’impossibilité de protéger les jeunes gens de cette tentation, bien souvent l’influence directe des parents alcooliques, qui donnent eux-mêmes de l’eau-de-vie à leurs enfants, la certitude d’oublier dans l’ivresse, au moins pour quelques heures, la misère et le faix de la vie et cent autres facteurs ont un effet si puissant, qu’on ne saurait vraiment faire grief aux travailleurs de leur prédilection pour l’eau-de-vie. L’alcoolisme a cessé dans ce cas d’être un vice, dont on peut rendre responsable celui qui s’y adonne ; elle devient un phénomène naturel, la conséquence nécessaire et inéluctable de conditions données agissant sur un objet qui - du moins quant à ces conditions - est sans volonté. C’est à ceux qui ont fait du travailleur un simple objet d’en endosser la responsabilité. Cependant la même nécessité qui conduit la grande majorité des travailleurs à l’alcoolisme, fait que la boisson exerce à son tour ses ravages dans l’esprit et le corps de ses victimes. Les dispositions aux maladies résultant des conditions de vie des travailleurs, sont favorisées par la boisson, tout particulièrement l’évolution des affections pulmonaires et intestinales, sans oublier l’éclosion et la propagation du typhus.

Une autre cause des maux physiques est l’impossibilité pour la classe ouvrière de se procurer en cas de maladie l’aide de médecins habiles. Il est vrai qu’un grand nombre d’établissements d’assistance tentent de pallier cette carence ; par exemple, l’hôpital de Manchester accueille chaque année environ 22,000 malades ou leur fournit des conseils et des médicaments, mais qu’est-ce que cela représente dans une ville où, d’après les estimations de Gaskell [i] , trois habitants sur quatre auraient chaque année besoin de l’assistance du médecin ? Les médecins anglais exigent des honoraires élevés et les travailleurs ne sont pas en mesure de les payer. Par conséquent, ils ne peuvent rien faire ou bien sont contraints de recourir à des charlatans ou à des remèdes de bonne femme à bon marché, qui à la longue ne peuvent que leur nuire. Un très grand nombre de ces charlatans officie dans toutes les villes anglaises et se constitue une clientèle dans les classes les plus pauvres à grand renfort d’annonces, affiches et autres trucs du même genre. Mais de plus, on met en vente une foule de médicaments dits brevetés (patent medicines) contre tous les maux possibles et imaginables, pilules de Morrison, pilules vitales Parr, pilules du Dr Mainwaring et mille autres pilules, essences et baumes qui tous ont la propriété de guérir toutes les maladies du monde. Ces médicaments contiennent rarement, il est vrai, des produits véritablement toxiques, mais ils exercent dans de nombreux cas, un effet nocif sur l’organisme lorsqu’ils sont pris à doses importantes et répétées ; et comme on prêche aux travailleurs ignorants qu’ils n’en sauraient trop prendre, il ne faut pas s’étonner que ceux-ci en avalent de grandes quantités à tout propos et hors de propos. C’est pour le fabricant des pilules vitales Parr, chose tout à fait habituelle que de vendre 20,000 à 25,000 boîtes de ces pilules curatives par semaine, et on les avale ! Pour l’un c’est un remède contre la constipation, pour l’autre contre la diarrhée, contre la fièvre, l’anémie et tous les maux imaginables. Tout comme nos paysans allemands se faisaient mettre des ventouses ou faire une saignée en certaines saisons, les ouvriers anglais prennent maintenant leurs médecines brevetées, se nuisant à eux-mêmes et faisant passer leur argent de leurs poches dans celles des fabricants. Parmi ces remèdes, l’un des plus dangereux est un breuvage à base d’opiacées, en particulier de laudanum vendu sous le nom de « Cordial de Godfrey [j] ». Certaines femmes travaillant à domicile, qui gardent leurs enfants ou ceux des autres, leur administrent ce breuvage pour les faire tenir tranquilles et pour les fortifier, du moins beaucoup le pensent. Elles commencent dès la naissance des enfants à user de ces remèdes, sans connaître les effets de ce « fortifiant » jusqu’à ce que les enfants en meurent. Plus l’organisme s’accoutume aux effets de l’opium, plus on augmente les quantités administrées. Lorsque le « Cordial » n’agit plus, on donne parfois aussi du laudanum pur, souvent de 15 à 20 gouttes à la fois. Le coroner de Nottingham attesta devant une commission gouvernementale [5] , qu’un seul pharmacien avait, de son propre aveu, utilisé pour préparer du « Cordial de Godfrey » treize quintaux de sirop [k] . On imagine aisément les conséquences pour les enfants de semblables traitements. Ils deviennent pâles, éteints, faibles et la plupart meurent avant l’âge de deux ans. L’usage de cette médecine est très répandu dans toutes les grandes villes et régions industrielles du royaume [l] .

La conséquence de tous ces facteurs est un affaiblissement général de l’organisme des travailleurs. Parmi eux, peu d’hommes vigoureux, bien bâtis et bien portants - du moins parmi les ouvriers d’usine qui travaillent la plupart du temps dans des locaux clos et dont il est ici exclusivement question. Ils sont presque tous débiles, ont une ossature anguleuse mais peu robuste, ils sont maigres, pâles et leur corps, à l’exception des muscles que leur travail sollicite, est amolli par la fièvre. Presque tous souffrent de mauvaise digestion et sont par suite plus ou moins hypocondriaques et d’humeur sombre et maussade. Leur organisme affaibli n’est pas en mesure de résister à la maladie et à la moindre occasion ils en sont victimes. C’est pourquoi ils vieillissent prématurément et meurent jeunes. Les statistiques de mortalité en fournissent une preuve irréfutable.

D’après le rapport du greffier général G. Graham, la mortalité annuelle dans toute l’Angleterre et le pays de Galles est légèrement inférieure à deux et demi pour cent, c’est-à-dire qu’un homme sur quarante-cinq meurt chaque année [6] . Du moins, était-ce là, la moyenne des années 1839-40. L’année suivante, la mortalité baissa quelque peu et ne fut plus que d’un sur quarante-six. Mais dans les grandes villes le rapport est tout autre. J’ai des statistiques officielles sous les yeux, (Manchester Guardian du 31 juillet 1844) [m] qui indiquent pour la mortalité dans quelques grandes villes les chiffres suivants : à Manchester, y compris Salford et Chorlton, 1 sur 32, 72 ; et non compris Salford et Chorlton, 1 sur 30, 75 ; à Liverpool, y compris West Derby (faubourg) : 1 sur 31, 90 et sans West Derby, 29, 90 ; tandis que pour tous les districts mentionnés : Cheshire, Lancashire et Yorkshire, et ceux-ci comprennent une foule de districts entièrement ou à demi ruraux, et en outre de nombreuses petites villes, soit une population de 2,172,506 personnes, on a une mortalité moyenne de 1 décès pour 39, 80 habitants. A quel point les travailleurs sont défavorisés dans les villes, c’est ce que nous montre le pourcentage de mortalité à Prescott dans le Lancashire, district habité par des mineurs de charbon et qui, puisque le travail dans les mines est loin d’être sain, se situe bien au-dessous des contrées rurales pour ce qui est de l’hygiène. Mais les ouvriers résident à la campagne et la mortalité se chiffre à 1 pour 47, 54 habitants, c’est-à-dire qu’elle est moins élevée que la moyenne de toute l’Angleterre (la différence étant presque de 2 points ½ : 1 décès pour 45 personnes en Angleterre.)

Toutes ces indications se fondent sur les tableaux de la mortalité de 1843. La mortalité est encore plus élevée dans les villes d’Écosse ; à Edimbourg en 1838-39, elle atteignit 1 sur 29, voire en 1831 dans la seule vieille ville de 1 sur 22 ; à Glasgow, selon le Dr Cowan, (Vital Statistics of Glasgow (voir ci-dessous l’encadré) 1 sur 30 en moyenne depuis 1830, certaines années de 1 sur 22 à 1 sur 24. De toute part, il est attesté que cette réduction considérable de la durée moyenne de la vie frappe principalement la classe ouvrière, et même que la moyenne de toutes les classes est relevée par la faible mortalité des classes supérieures et des classes moyennes. L’un des plus récents témoignages est celui du Dr P. H. Holland de Manchester qui enquêta [7] , en mission officielle dans le faubourg de Manchester : Chorlton-on-Medlock. Il a classé les immeubles et les rues en trois catégories et trouve les différences de mortalité suivantes :

Statistiques de mortalité :

Rues de 1° classe

immeubles 1° classe : 1 mort pour 51

immeubles 2° classe : 1 mort pour 45

immeubles 3° classe : 1 mort pour 36

Rues de 2° classe

immeubles 1° classe : 1 mort pour 55

immeubles 2° classe : 1 mort pour 38

immeubles 3° classe : 1 mort pour 35

Rues de 3° classe

immeubles 1° classe : chiffres manquants

immeubles 2° classe : 1 mort pour 35

immeubles 3° classe : 1 mort pour 25

Statistique des naissances et des décès à Glasgow

En sous-titre « Illustrating the Sanitary Condition of the Population »
(Statistique des naissances et des décès à Glasgow, pour illustrer l’état sanitaire de la population), L’article du Dr Cowan a paru dans le journal of the Statistical Society of London en octobre 1840, vol. 3, p. 265. Voici le tableau de Cowan :

Années 1 décès pour

1831 33,845

1832 21,672

1833 35,776

1834 36,312

1835 32,647

1836 28,906

1837 24,634

1838 37,939

1839 36,146

Il ressort de nombreux autres tableaux fournis par Holland, que la mortalité dans les rues de 2° classe est de 18 %, plus élevée ; et dans celles de 3° catégorie de 68 % plus élevée que dans les rues de 1° classe ; que la mortalité dans les immeubles de 2° classe est de 31 %, et dans ceux de 3° classe de 78 % plus importante que dans ceux de 1° catégorie ; que la mortalité dans les mauvaises rues qui ont été améliorées a été diminuée de 25 %. Il conclut par une remarque très franche pour un bourgeois anglais :

Lorsque nous trouvons que dans quelques rues, la mortalité est quatre fois plus élevée que dans d’autres, et qu’elle est, dans des catégories de rues entières, deux fois plus élevée que dans d’autres ; lorsque nous trouvons en outre qu’elle est à peu près invariablement basse dans les rues bien entretenues, nous ne pouvons nous empêcher de conclure qu’une foule de nos semblables, que des centaines de nos voisins les plus proches sont tués (destroyed) chaque année par défaut de précautions les plus élémentaires [n] .

Le rapport sur l’état de santé des classes laborieuses contient une indication qui établit ce même fait. A Liverpool, la durée moyenne de la vie était en 1840 pour les classes supérieures (gentry, professionnal men, etc ...) de 35 ans, celle des gens d’affaires et des artisans aisés, 22 ans, celles des ouvriers, des journaliers et domestiques en général de 15 ans seulement [o] . Les rapports parlementaires abondent en précisions analogues.

C’est l’effroyable mortalité infantile dans la classe ouvrière qui allonge les listes de mortalité. L’organisme fragile d’un enfant est celui qui offre aux effets défavorables d’un mode de vie misérable la résistance la plus faible ; l’état d’abandon auquel il est souvent exposé quand ses parents travaillent l’un et l’autre ou bien lorsqu’un d’entre eux est mort, ne tarde pas à se faire cruellement sentir ; il n’y a donc pas lieu de s’étonner si à Manchester par exemple, selon le rapport que nous venons de citer, plus de 57 % [p] des enfants d’ouvriers meurent avant d’avoir atteint l’âge de 5 ans, alors que parmi les enfants des classes bourgeoises la proportion des décès n’est que de 20 % [q] , et que la moyenne de toutes les classes dans les régions rurales n’atteint pas 32 % [8] . L’article de l’Artizan [r] déjà souvent cité nous fournit à ce sujet des indications plus précises, en comparant les pourcentages des décès dans certaines maladies infantiles, chez les enfants des villes et ceux de la campagne ; il démontre ainsi que les épidémies sont, en général, à Manchester et Liverpool, trois fois plus meurtrières que dans les régions rurales ; que les maladies du système nerveux sont multipliées par 5 et les maux d’estomac par 2, tandis que les décès dus aux maladies pulmonaires sont deux fois et demi plus nombreux dans les villes qu’à la campagne ; les décès de jeunes enfants dus à la variole, à la rougeole, à la coqueluche et à la scarlatine sont quatre fois plus nombreux à la ville ; les décès dus à l’hydrocéphalie sont trois fois plus nombreux et ceux dus aux convulsions dix fois plus nombreux. Pour citer une autorité reconnue de plus, je reproduis ici un tableau établi par le Dr Wade dans son History of the Middle and Working Classes [s] , London, 1833, 3rd. ed. d’après le rapport du comité parlementaire sur les usines de 1832.

En plus de ces différentes maladies, conséquence nécessaire de l’état d’abandon et d’oppression où se trouve actuellement la classe pauvre, il existe encore des facteurs qui contribuent à l’accroissement de la mortalité chez les jeunes enfants. Dans bien des familles, la femme comme l’homme travaille à l’extérieur, et il s’ensuit que les enfants sont privés de tout soin, étant ou bien enfermés ou bien laissés à la garde d’autres personnes.

Il n’est pas étonnant dès lors, que des centaines de ces enfants perdent la vie dans les accidents les plus divers. Nulle part il n’y a autant d’enfants qui sont écrasés par des véhicules ou des chevaux, font des chutes mortelles, se noient ou se brûlent que dans les grandes villes anglaises ; les décès par brûlures graves ou consécutifs à la manipulation d’un récipient d’eau bouillante sont particulièrement fréquents, presque un par semaine à Manchester durant les mois d’hiver ; à Londres ils sont fréquents également ; cependant il est rare qu’on y fasse écho dans les journaux ; je n’ai actuellement sous la main, qu’une information émanant du Weekly Dispatch du 15 décembre 1844, selon laquelle six cas de ce genre se sont produits dans la semaine du 1° au 7 décembre.

Sur 10,000 personnes en dessous de cinq ans, il meurt dans :

Le Comté de Rutland, district agricole salubre : 2865

Le comté d’Essex, district agricole marécageux : 3159

La ville de Carlisle, 1779-1787 avant l’apparition des usines : 4408

La ville de Carlisle après l’installation des usines : 4738

La ville de Preston, ville industrielle : 4947

La ville de Leeds, ville industrielle : 5286

Ces pauvres enfants, qui perdent la vie de si effroyable manière, sont vraiment les victimes de notre désordre social et des classes qui ont intérêt à ce désordre. Et cependant, on peut se demander si cette mort douloureuse et horrible n’a pas été un bienfait pour ces enfants en leur épargnant une vie longue et lourde de peines et de misères, riche en souffrances et pauvre en joies. Voilà où l’on en est en Angleterre et la bourgeoisie qui peut lire ces nouvelles chaque jour dans les journaux ne s’en soucie point. Mais elle ne pourra pas non plus se plaindre si, me fondant sur les témoignages officiels et officieux que j’ai cités et qu’elle doit sans aucun doute connaître, je l’accuse carrément d’assassinat social. De deux choses l’une : qu’elle prenne toutes mesures pour remédier à cette situation épouvantable ou alors qu’elle abandonne à la classe laborieuse la charge et le soin des intérêts de tous. Mais cette dernière solution ne la tente guère, et pour la première, il lui manque la vigueur nécessaire - tant qu’elle reste bourgeoisie et prisonnière des préjugés bourgeois. Car si maintenant, alors que sont tombées des centaines de milliers de victimes, elle se décide enfin à prendre quelques mesures de précaution mesquines pour l’avenir, à voter un Metropolitan Buildings Act [v] , aux termes duquel la concentration scandaleuse des habitations sera soumise à quelques restrictions, si elle tire gloire de mesures qui, bien loin de s’attaquer à la racine du mal ne répondent même pas et de loin aux prescriptions les plus élémentaires des services municipaux d’hygiène, elle ne saurait pour autant se laver de mon accusation. La bourgeoisie anglaise n’a qu’une alternative, ou bien continuer son règne - en portant sur ses épaules le poids de l’accusation irréfutable de meurtre et malgré cette accusation - ou bien abdiquer en faveur de la classe ouvrière. Jusqu’à maintenant elle a préféré la première solution.
Passons maintenant de la situation matérielle à la condition morale des travailleurs. Si la bourgeoisie ne leur laisse de la vie que le strict nécessaire, il ne faut pas s’étonner de constater qu’elle leur accorde tout juste autant de culture que l’exige son propre intérêt. Et ce n’est vraiment pas beaucoup. Comparés au chiffre de la population, les moyens d’instruction sont incroyablement réduits. Les rares cours fonctionnant en semaine, à la disposition de la classe laborieuse ne peuvent être fréquentés que par un nombre extrêmement minime d’auditeurs et par-dessus le marché ils ne valent rien ; les maîtres - ouvriers en retraite et autres personnes incapables de travailler qui ne se sont faits maîtres d’école que pour pouvoir vivre - manquent pour la plupart des connaissances les plus rudimentaires, ils sont dépourvus de cette formation morale si nécessaire au maître et il n’existe pas de contrôle public de ces cours. Là aussi, c’est le règne de la libre concurrence et comme toujours, les riches ont l’avantage, alors que les pauvres, pour qui la concurrence justement n’est pas libre, et qui n’ont pas les connaissances suffisantes pour pouvoir porter un jugement, n’ont que les inconvénients. Il n’existe nulle part de fréquentation scolaire obligatoire ; dans les usines elles-mêmes ce n’est qu’un mot, comme nous le verrons plus loin et quand le gouvernement voulut, au cours de la session de 1843, faire entrer en vigueur cette apparence d’obligation scolaire, la bourgeoisie industrielle s’y opposa de toutes ses forces bien que les travailleurs se fussent prononcés catégoriquement pour cette mesure. D’ailleurs un grand nombre d’enfants travaillent toute la semaine en usine ou à domicile et ne peuvent donc pas fréquenter l’école. Car les écoles du soir où doivent aller ceux qui travaillent dans la journée n’ont presque pas d’élèves et ceux-ci n’en tirent aucun profit. Et vraiment, ce serait un peu trop demander à des jeunes ouvriers qui se sont éreintés douze heures durant, d’aller encore à l’école de 8 à 10 heures du soir. Ceux qui y vont s’y endorment la plupart du temps, ainsi que le constatent des centaines de témoignages du Children’s Empl.[oyment] Report. Certes, on a organisé des cours du dimanche, mais ils manquent de maîtres et ne peuvent être utiles qu’à ceux qui ont déjà fréquenté l’école de semaine. L’intervalle qui sépare un dimanche du suivant est trop long pour qu’un enfant inculte n’ait pas oublié à la deuxième leçon, ce qu’il avait appris huit jours auparavant au cours de la première. Dans le rapport de la Children’s Employment Commission [w] des milliers de preuves attestent - et la commission elle-même abonde catégoriquement dans ce sens - que ni les cours de semaine ni les cours du dimanche ne répondent, même de loin, aux besoins de la nation. Ce rapport fournit des preuves de l’ignorance qui règne dans la classe laborieuse anglaise et qu’on n’attendrait pas même d’un pays comme l’Espagne ou l’Italie. Mais il ne saurait en être autrement ; la bourgeoisie a peu à espérer, mais beaucoup à craindre de la formation intellectuelle de l’ouvrier. Dans son budget colossal de 55,000,000 livres sterling, le gouvernement n’a prévu qu’un crédit infime de 40,000 livres sterling pour l’instruction publique ; et, n’était le fanatisme des sectes religieuses, dont les méfaits sont aussi importants que les améliorations qu’il apporte çà et là, les moyens d’instruction seraient encore plus misérables.

Cependant en fait, l’Église anglicane fonde ses National Schools [x] et chaque secte, ses écoles, dans l’unique intention de conserver dans son sein, les enfants de ses fidèles et si possible de ravir çà et là une pauvre âme enfantine aux autres sectes. La conséquence en est que la religion, et précisément l’aspect le plus stérile de la religion : la polémique, est élevée à la dignité de discipline par excellence, et que la mémoire des enfants est bourrée de dogmes incompréhensibles et de distinguo théologiques ; on éveille l’enfant dès que possible à la haine sectaire et à la bigoterie fanatique, tandis que toute formation rationnelle, intellectuelle et morale est honteusement négligée. Bien des fois déjà, les ouvriers ont exigé du Parlement une instruction publique purement laïque, laissant la religion aux prêtres des différentes sectes, mais ils n’ont pas encore trouvé un ministère qui leur ait accordé chose semblable. C’est normal ! Le ministre est le valet obéissant de la bourgeoisie, et celle-ci se divise en une infinité de sectes ; mais chaque secte ne consent à donner au travailleur cette éducation qui sinon serait dangereuse, que s’il est obligé de prendre, par-dessus le marché, l’antidote que constituent les dogmes particuliers à cette secte, Et ces sectes se disputant encore aujourd’hui la suprématie, la classe ouvrière en attendant reste inculte. Certes les industriels se vantent d’avoir appris à lire à la grande majorité du peuple, mais « lire » c’est vite dit - comme le montre le rapport de la Children’s Employment Commission. Quiconque sait son alphabet dit qu’il sait lire et l’industriel se satisfait de cette pieuse affirmation. Et lorsqu’on songe à la complexité de l’orthographe anglaise qui fait de la lecture un véritable art ne pouvant être pratiqué qu’après une longue étude, on trouve cette ignorance compréhensible.

Très peu d’ouvriers savent écrire correctement, quant à mettre l’orthographe un très grand nombre de gens « cultivés » eux-mêmes ne la connaissent pas. On n’enseigne pas l’écriture aux cours du dimanche de l’Église anglicane, des Quakers, et je crois, de plusieurs autres sectes, « parce que c’est là une occupation trop profane pour un dimanche ». Quelques exemples montreront quel genre d’instruction on offre aux travailleurs. Ils sont extraits du rapport de la Children’s Employment Commission qui malheureusement n’englobe pas l’industrie proprement dite [y] .

À Birmingham, dit le commissaire Grainger [z] , les enfants que j’ai interrogés sont en totalité dépourvus de tout ce qui pourrait même très approximativement mériter le nom d’instruction utile. Bien que dans presque toutes les écoles on n’enseigne que la religion, ils firent preuve en général, dans ce domaine également de la plus grossière ignorance. A Wolverhampton, rapporte le commissaire Horne, je trouvai entre autres, les exemples suivants : une fillette de onze ans, avait fréquenté un cours de semaine et un cours du dimanche, et n’avait jamais entendu parler d’un autre monde, du ciel, ou d’une autre vie. Un garçon, âgé de dix-sept ans, ne savait pas combien font deux fois deux, combien il y a de farthings (1/4 de penny) dans deux pence et cela même lorsqu’on lui mit les pièces dans la main. Quelques garçons n’avaient jamais entendu parler de Londres ou même de Willenhall, bien que cette ville ne soit qu’à une heure de leur domicile, et en communication constante avec Wolverhampton. Quelques-uns n’avaient jamais entendu le nom de la Reine ou bien des noms comme Nelson, Wellington, Bonaparte. Mais il était remarquable que ceux qui n’avaient jamais entendu parler même de Saint Paul, de Moïse ou de Salomon, étaient très bien renseignés sur la vie, les faits et le caractère de Dick Turpin, le brigand de grand chemin, et singulièrement de Jack Sheppard, ce voleur et spécialiste de l’évasion. Un jeune garçon de 16 ans ne savait pas combien font deux fois deux ni combien font quatre farthings ; un jeune de dix-sept ans déclare que dix farthings faisaient dix demi-pence et un troisième, âgé de seize ans, répondit brièvement à quelques questions très simples : « je ne sais rien de rien » (he was no judge o’ nothin’) [aa] , (Horne : Rept., App. Part. Il, Q. 18, No 216, 217, 226, 233, etc ...)

Ces enfants qu’on a assommés quatre ou cinq ans durant avec des dogmes religieux sont à la fin aussi savants que devant.

Un enfant « a fréquenté régulièrement pendant cinq ans le cours du dimanche ; il ignore qui était Jésus-Christ, mais a entendu ce nom ; n’a jamais entendu parler des douze apôtres, de Samson, de Moïse, d’Aaron, etc... » (ibid . Evid. p. q 39, 1. 33). Un autre « est allé régulièrement six ans au cours du dimanche. Il sait qui était Jésus-Christ, qu’il est mort sur la croix pour verser son sang afin de sauver notre Sauveur ; n’a jamais entendu parler de Saint Pierre ni de Saint Paul » (ibid. p. q. 36, 1. 46). Un troisième « a fréquenté pendant sept ans différentes écoles du dimanche, ne sait lire que dans les livres peu épais, des mots faciles, d’une syllabe ; a entendu parler des apôtres, ne sait pas si Saint Pierre ou bien Saint Jean en était un, si c’est vrai c’est sans doute Saint Jean Wesley (fondateur des Méthodistes) etc... » (ibid., p. q. 34, I. 58) ; à la question : qui était Jésus-Christ, Horne obtint encore les réponses suivantes : « C’était Adam » ; « C’était un Apôtre » ; « C’était le fils du seigneur du Sauveur » (he was the Saviour’s Lord’s Son), et de la bouche d’un jeune de seize ans : « C’était un roi de Londres, il y a bien, bien longtemps. »

A Sheffield le commissaire Symons fit lire les élèves des écoles du dimanche ; ils étaient incapables de dire ce qu’ils avaient lu, ni qui étaient les apôtres dont parlait le texte qu’ils venaient de lire. Après les avoir tous interrogés l’un après l’autre sur les apôtres, sans obtenir une réponse correcte, il entendit un gamin à la mine rusée s’écrier avec assurance :

Je sais, Monsieur, c’étaient les lépreux. (Symons : Rept. App . Part. 1, pp. E. 22 sqq.)

Mêmes renseignements dans les rapports sur les régions où l’on fabrique des poteries, et sur le Lancashire.

On voit ce qu’ont fait la bourgeoisie et l’État pour l’éducation et l’instruction de la classe laborieuse. Heureusement les conditions dans lesquelles cette classe vit lui donnent une culture pratique qui non seulement remplace le fatras scolaire, mais en outre annihile l’effet pernicieux des idées religieuses confuses dont il est assorti, et qui place même les travailleurs à la tête du mouvement national en Angleterre. La misère apprend à l’homme la prière, et ce qui est plus important à penser et à agir. Le travailleur anglais qui sait à peine lire et encore moins écrire sait cependant fort bien quel est son propre intérêt et celui de toute la nation ; il sait aussi quel est l’intérêt tout particulier de la bourgeoisie, et ce qu’il est en droit d’attendre de cette bourgeoisie. S’il ne sait pas écrire, il sait parler et parler en public ; s’il ne sait pas compter, il en sait cependant assez pour faire, sur la base de notions d’économie politique, les calculs qu’il faut pour percer à jour et réfuter un bourgeois partisan de l’abolition de la loi sur les grains ; si en dépit de la peine que se donnent les prêtres, les questions célestes restent pour lui fort obscures, il n’en est que plus éclairé sur les questions terrestres, politiques et sociales. Nous en reparlerons ; abordons maintenant le portrait moral de nos travailleurs.

Il est assez clair que l’instruction morale qui ne fait qu’un dans toutes les écoles anglaises avec l’instruction religieuse, ne saurait être plus efficace que celle-ci. Les principes élémentaires qui pour l’être humain règlent les rapports d’homme à homme sont déjà voués à la plus terrible des confusions, ne serait-ce que du fait de la situation sociale, de la guerre de tous contre tous : ils doivent nécessairement rester totalement obscurs et étrangers à l’ouvrier inculte, lorsqu’on les lui expose mêlés de dogmes religieux incompréhensibles et sous la forme religieuse d’un commandement arbitraire et sans fondement. De l’aveu de toutes les autorités, en particulier de la Children’s Employment Commission, les écoles ne contribuent à peu près en rien à la moralité de la classe laborieuse. La bourgeoisie anglaise est si dépourvue de scrupules, si stupide et bornée dans son égoïsme, qu’elle ne se donne pas même la peine d’inculquer aux travailleurs la morale actuelle, une morale que la bourgeoisie s’est pourtant fabriquée dans son propre intérêt et pour sa propre défense ! Même ce souci d’elle-même donnerait trop de peine à cette bourgeoisie paresseuse et de plus en plus veule ; même cela lui semble superflu. Bien sûr, il viendra un moment où elle regrettera - trop tard - sa négligence. Mais elle n’a pas le droit de se plaindre si les travailleurs ignorent cette morale et ne l’observent pas.

C’est ainsi que les ouvriers sont mis à l’écart et négligés par la classe au pouvoir sur le plan moral comme ils le sont physiquement et intellectuellement. Le seul intérêt qu’on leur porte encore se manifeste par la loi, qui s’accroche à eux dès qu’ils approchent de trop près la bourgeoisie ; de même qu’envers les animaux dépourvus de raison, on n’utilise qu’un seul moyen d’éducation, - on emploie le fouet, la force brutale qui ne convainc pas, mais se borne à intimider. Il n’est donc pas étonnant que les travailleurs qu’on traite comme des bêtes, deviennent vraiment des bêtes, ou bien n’aient pour sauvegarder leur conscience d’hommes et le sentiment qu’ils sont des êtres humains que la haine la plus farouche, qu’une révolte intérieure permanente, contre la bourgeoisie au pouvoir. Ils ne sont des hommes que tant qu’ils ressentent de la colère contre la classe dominante ; ils deviennent des bêtes, dès qu’ils s’accommodent patiemment de leur joug, ne cherchant qu’à rendre agréable leur vie sous le joug, sans chercher à briser celui-ci.

Voilà tout ce que la bourgeoisie a fait pour la culture de la classe laborieuse et lorsque nous aurons apprécié les autres conditions dans lesquelles cette dernière vit, nous ne pourrons lui faire totalement grief de la rancune qu’elle nourrit à l’endroit de la classe dominante. L’éducation morale qui n’est pas dispensée au travailleur à l’école, ne lui est pas non plus offerte aux autres moments de son existence, du moins pas cette éducation morale qui a quelque valeur aux yeux de !a bourgeoisie. Dans sa position sociale et son milieu, l’ouvrier trouve les plus fortes incitations à l’immoralité. Il est pauvre, la vie n’a pas d’attraits pour lui, presque tous les plaisirs lui sont refusés, les châtiments prévus par la loi n’ont plus rien de redoutable pour lui - pourquoi donc refrénerait-il ses convoitises, pourquoi laisserait-il le riche jouir de ses biens au lieu de s’en approprier une partie ? Quelles raisons a donc le prolétaire de ne pas voler ? C’est très bien de dire « la propriété c’est sacré » et cela sonne bien agréablement aux oreilles des bourgeois, mais pour celui qui n’a pas de propriété, ce caractère sacré disparaît de lui-même. L’argent est le dieu de ce monde. Le bourgeois prend au prolétaire son argent, et en fait ainsi pratiquement un athée. Rien d’étonnant par conséquent, si le prolétaire met son athéisme en pratique en ne respectant plus la sainteté ni la puissance du dieu terrestre. Et lorsque la pauvreté du prolétaire s’accroît au point de le priver du strict minimum vital, aboutissant à un total dénuement, la tendance au mépris de tout l’ordre social grandit encore davantage. Cela, les bourgeois le savent pour une bonne part eux-mêmes. Symons [9] , fait remarquer que la misère a sur l’esprit le même effet dévastateur que l’alcoolisme sur l’organisme, et le shérif Alison [10] explique en détail aux possédants quelles sont nécessairement pour les ouvriers les conséquences de l’oppression sociale. La misère ne laisse à l’ouvrier que le choix entre ces éventualités : mourir de faim à petit feu, se donner la mort rapidement ou prendre ce dont il a besoin, là où il le trouve, en bon français : voler. Et nous aurions mauvaise grâce à nous étonner que la plupart préfèrent le vol à la mort par famine ou au suicide. Il y a certes également parmi les travailleurs un certain nombre de gens qui sont assez moraux pour ne pas voler même lorsqu’ils sont réduits à la pire extrémité, et ceux-là meurent de faim ou se suicident. Le suicide, jadis le privilège le plus envié des classes supérieures, est désormais à la mode en Angleterre, même parmi les prolétaires et une foule de pauvres hères se tuent pour échapper à la misère, dont ils ne savent comment sortir autrement !
Mais ce qui a sur les travailleurs anglais une action beaucoup plus démoralisante encore c’est l’insécurité de leur position sociale, la nécessité de vivre au jour le jour, bref, ce qui en fait des prolétaires. Nos petits paysans d’Allemagne sont eux aussi pour la plupart pauvres et dans le besoin, mais ils dépendent moins du hasard et possèdent au moins quelque chose de solide. Mais le prolétaire qui n’a que ses deux bras, qui mange aujourd’hui ce qu’il a gagné hier, qui dépend du moindre hasard, qui n’a pas la moindre garantie qu’il aura la capacité d’acquérir les denrées les plus indispensables - chaque crise, le moindre caprice de son patron peut faire de lui un chômeur - le prolétaire est placé dans la situation la plus inhumaine qu’être humain puisse imaginer. L’existence de l’esclave est au moins assurée par l’intérêt de son maître, le serf a au moins un lopin de terre qui le fait vivre, tous deux ont au moins la garantie de pouvoir subsister, mais le prolétaire, lui, est à la fois réduit à lui-même et mis hors d’état d’utiliser ses forces de telle sorte qu’il puisse compter sur elles. Tout ce que peut tenter le prolétaire pour améliorer sa situation est une goutte d’eau dans la mer auprès des vicissitudes auxquelles il est exposé et contre lesquelles il ne peut absolument rien. Il est le jouet passif de toutes les combinaisons possibles des circonstances et peut s’estimer heureux de sauver sa peau, ne serait-ce que pour un temps. Et comme on le conçoit, son caractère et son genre de vie portent à leur tour la marque de ces conditions d’existence. Ou bien il cherche -dans ce tourbillon - à se maintenir à la surface, à sauver ce qu’il y a d’humain en lui, et il ne peut le faire qu’en se révoltant [11] contre la classe qui l’exploite si impitoyablement et l’abandonne ensuite à son sort, qui tente de le contraindre à rester dans cette situation indigne d’un homme, c’est-à-dire contre la bourgeoisie - ou bien, il renonce à cette lutte contre l’existence qui lui est faite parce qu’il la tient pour stérile et cherche autant qu’il le peut à profiter des éléments favorables. Économiser ne lui sert de rien car il ne peut au maximum que réunir assez d’argent pour se nourrir durant quelques semaines et s’il devient chômeur, ce n’est pas seulement l’affaire de quelques semaines. Il lui est impossible d’acquérir de façon durable une propriété et s’il le pouvait, il cesserait alors d’être un ouvrier et un autre prendrait sa place. Que peut-il donc faire de mieux s’il a un bon salaire, que d’en bien vivre ? Le bourgeois anglais est extrêmement étonné et scandalisé de la vie large que mènent les travailleurs durant les périodes de hauts salaires - et pourtant il n’est pas seulement naturel, il est aussi tout à fait raisonnable de la part de ces gens de jouir de l’existence, quand ils le peuvent, au lieu d’amasser des trésors qui ne leur servent de rien et que mites et rouille, c’est-à-dire les bourgeois, finiront quand même par ronger. Mais semblable existence est plus démoralisante que toute autre. Ce que Carlyle dit des fileurs de coton, s’applique à tous les ouvriers d’usine anglais :

Chez eux les affaires sont aujourd’hui florissantes, demain elles périclitent - c’est un perpétuel jeu de hasard et ils vivent comme des joueurs, aujourd’hui dans le luxe, demain dans la misère. Un sombre mécontentement de révoltés les ronge : le sentiment le plus misérable qui puisse agiter le cœur d’un homme. Le commerce anglais, avec ses convulsions et ses fluctuations, qui secouent le monde entier, avec son immense démon-Protée de la vapeur a rendu incertains tous les chemins qu’ils pourraient suivre, comme si un mauvais sort pesait sur eux ; la sobriété, la fermeté, la tranquillité prolongée, bienfaits suprêmes pour l’homme, leur sont étrangères... Ce monde n’est pas pour eux une demeure hospitalière, mais une prison à l’air malsain, où tout n’est que tourment épouvantable et stérile, rébellion, rancune et rancœur envers soi-même comme envers autrui. Est-ce un monde verdoyant et fleuri [ab] , créé et gouverné par un Dieu, ou bien est-ce un sombre et bouillonnant enfer empli de vapeurs de vitriol, de poussières de coton, du vacarme des ivrognes, des colères et des affres du travail, créé et gouverné par un démon [12] ?

Et on lit plus loin, page 40 :

Si l’injustice, l’infidélité à la vérité, à la réalité et à l’ordonnance de la nature sont le seul mal sous le soleil, et si le sentiment de l’injustice et de l’iniquité est la seule peine intolérable, notre grande question au sujet de la situation des travailleurs serait : « Est-ce juste ? » et en premier lieu : que pensent-ils eux-mêmes de l’équité de cet état de choses ? Les mots qu’ils profèrent sont déjà une réponse, leurs actes, bien davantage... Indignation, tendance soudaine [ac] à la vengeance et élans de révolte contre les classes supérieures, respect décroissant des ordres de leurs supérieurs temporels, déclin de leur foi dans les enseignements de leurs supérieurs spirituels, tel est l’état d’esprit général qui gagne chaque jour davantage les classes inférieures. Cet état d’esprit on peut le déplorer ou s’en faire le champion, mais on se doit de reconnaître qu’il y existe réellement, on doit savoir que tout cela est fort triste et que si on n’y change rien, cela produira une catastrophe.

Carlyle a tout à fait raison pour ce qui est des faits, il n’a que le tort de reprocher aux travailleurs, la passion farouche qui les anime contre les classes supérieures. Cette passion, cette colère, sont au contraire la preuve que les travailleurs ressentent le caractère inhumain de leur situation, qu’ils ne veulent pas se laisser ravaler au niveau de la bête, et qu’ils se libéreront un jour du joug de la bourgeoisie. Nous le voyons bien à l’exemple de ceux qui ne partagent pas cette colère - ou bien ils se soumettent humblement à leur sort, vivant en honorables particuliers, tant bien que mal, ne se souciant pas de la marche du monde, aidant la bourgeoisie à forger plus solidement les chaînes des ouvriers et se trouvent intellectuellement au point mort de la période pré-industrielle - ou bien, ils se laissent mener par le destin, jouent avec lui, perdent tout soutien intérieur, alors qu’ils ont déjà perdu tout soutien extérieur, vivent au jour le jour, boivent du schnaps et courent les filles, dans les deux cas, ce sont des bêtes. C’est cette catégorie qui contribue le plus « au rapide progrès du vice » dont la bourgeoisie se scandalise si fort, alors qu’elle en a elle-même déchaîné les causes.
Une autre source de l’immoralité des travailleurs c’est le fait qu’ils sont les damnés du travail. Si l’activité productive libre est le plus grand plaisir que nous connaissions, le travail forcé est la torture la plus cruelle, la plus dégradante. Rien n’est plus terrible que de devoir faire du matin au soir quelque chose qui vous répugne. Et plus un ouvrier a des sentiments humains, plus il doit détester son travail parce qu’il sent la contrainte qu’il implique et l’inutilité que ce labeur représente pour lui-même. Pour quoi donc travaille-t-il ? Pour le plaisir de créer ? Par instinct naturel ? Nullement. Il travaille pour l’argent, pour une chose qui n’a rien à voir avec le travail en soi, il travaille parce qu’il y est forcé, et de plus, le travail dure si longtemps et il est si monotone que pour cette simple raison déjà, son travail ne peut être pour lui, dès les premières semaines, qu’un véritable supplice, s’il a encore quelques sentiments humains. La division du travail a du reste encore multiplié les effets abêtissants du travail obligatoire. Dans la plupart des branches l’activité de l’ouvrier est réduite à un geste étriqué, purement mécanique, qui se répète minute après minute et reste, bon an mal an, éternellement le même [13] . Quiconque a travaillé depuis sa plus tendre jeunesse douze heures par jour et plus, à fabriquer des têtes d’épingles ou à limer des roues dentées, et a vécu en outre dans les conditions de vie d’un prolétaire anglais, combien de facultés et de sentiments humains a-t-il pu conserver à trente ans ? Il en va de même avec l’introduction de la vapeur et des machines. L’activité de l’ouvrier s’en trouve facilitée, l’effort musculaire épargné, et le travail lui-même insignifiant mais suprêmement monotone. Celui-ci ne lui offre aucune possibilité d’activité intellectuelle et cependant il accapare son attention, au point que pour bien accomplir sa tâche, l’ouvrier ne doit penser à rien d’autre. Et d’être condamné à un tel travail, un travail qui accapare tout le temps disponible de l’ouvrier, lui laissant à peine le loisir de manger et de dormir, ne lui permettant même pas de mouvoir son corps au grand air, de jouir de la nature, sans parler de l’activité intellectuelle, cela pourrait ne pas ravaler l’homme au rang de l’animal ? Une fois encore le travailleur n’a que cette alternative : se soumettre à son sort, devenir un « bon ouvrier », servir « fidèlement » les intérêts de la bourgeoisie - et dans ce cas, il tombe à coup sûr au rang de la bête -ou bien alors résister, lutter tant qu’il le peut pour sa dignité d’homme, et cela ne lui est possible qu’en luttant contre la bourgeoisie.
Et lorsque toutes ces causes ont provoqué une immense immoralité dans la classe laborieuse, une autre intervient pour propager cette immoralité et la pousser à l’extrême : c’est la concentration de la population. Les écrivains bourgeois anglais lancent l’anathème contre les effets démoralisateurs des grandes villes - ces Jérémies à rebours se lamentent et pleurent non sur la destruction de ces villes mais sur leur épanouissement. Le shérif Alison rend cet élément responsable de presque tous les maux et le Dr Vaughan, qui a écrit The Age of Great Cities [ad] , encore bien davantage. C’est normal. Dans les autres facteurs qui exercent une action funeste sur le corps et l’esprit des ouvriers, l’intérêt de la classe possédante est trop directement en jeu.
S’ils disaient que la misère, l’insécurité, le surmenage et le travail obligatoire sont les causes essentielles, chacun de répondre - et eux-mêmes seraient forcés de répondre : eh bien ! donnons aux pauvres la propriété, garantissons leur existence, promulguons des lois contre le surmenage ; et c’est cela que la bourgeoisie ne peut pas avouer. Mais les grandes villes se sont développées d’elles-mêmes, les gens sont venus s’y installer librement ; en conclure que seule l’industrie et la classe moyenne qui en tire profit ont donné naissance à ces grandes villes, tombe si peu sous le sens, qu’il a dû être facile à la classe dominante d’avoir l’idée d’attribuer tous les malheurs à cette cause en apparence inévitable - alors que les grandes villes ne peuvent que faire se développer plus rapidement et plus totalement un mal qui existe au moins déjà en germe. Alison a du moins encore assez d’humanité pour le reconnaître - ce n’est pas un bourgeois industriel et libéral tout à fait évolué, mais un tory bourgeois à demi-évolué et c’est pourquoi il voit çà et là des choses devant lesquelles les vrais bourgeois sont complètement aveugles. Laissons-lui maintenant la parole :

C’est dans les grandes villes que le vice déploie ses tentations et la luxure ses rêts, que la faute est encouragée par l’espoir de l’impunité et que la paresse se nourrit de multiples exemples. C’est ici, dans ces grands centres de corruption humaine, que les mauvais sujets et les dépravés fuient la simplicité de la vie rustique, c’est là qu’ils trouvent des victimes à leurs mauvais instincts et le gain qui les récompense des dangers qu’ils affrontent. La vertu est reléguée dans l’ombre et opprimée, le vice s’épanouit à la faveur des difficultés qui font obstacle à sa découverte, les débordements sont récompensés par une jouissance immédiate. Quiconque parcourt la nuit St Gilles, ou les venelles étroites de Dublin, les quartiers pauvres de Glasgow en trouvera confirmation, et ce qui l’étonnera ce n’est pas qu’il y ait tant de crimes, mais au contraire qu’il y en ait si peu au monde. La grande cause de la corruption des grandes villes, c’est la nature contagieuse du mauvais exemple et la difficulté d’échapper à la séduction du vice, lorsqu’ils sont en contact étroit et quotidien avec la jeune génération. Les riches, eo ipso [ae] ne valent pas mieux ; eux non plus ne sauraient résister s’ils se trouvaient dans cette situation, exposés aux mêmes tentations ; le malheur particulier des pauvres, c’est qu’ils sont obligés de côtoyer partout les formes séduisantes du vice et les tentations de plaisirs interdits... L’impossibilité démontrée de dissimuler à la fraction jeune de la population les charmes du vice est la cause de l’immoralité.

Après une assez longue peinture de mœurs, notre auteur poursuit :
Tout ceci ne provient pas d’une dépravation extraordinaire du caractère, mais de la nature presque irrésistible des tentations auxquelles les pauvres sont exposés. Les riches qui blâment la conduite des pauvres, céderaient tout aussi rapidement à l’influence de causes identiques. Il existe un degré de misère, une façon qu’a le péché de s’imposer, auxquels la vertu ne peut que rarement résister et la jeunesse presque jamais. Dans ces conditions, le progrès du vice est presque aussi certain et souvent tout aussi rapide que le progrès de la contagion physique.

Et à un autre endroit :

Lorsque les classes supérieures ont, dans leur intérêt, concentré les pauvres en grand nombre dans un espace restreint, la contagion du vice se propage avec une rapidité foudroyante et devient inévitable. Les classes inférieures, étant donné leur situation du point de vue de l’enseignement moral et religieux, sont souvent à peine plus à blâmer de céder aux tentations qui les assaillent que de succomber au typhus [14] .

Voilà qui suffira ! Le demi-bourgeois Alison nous révèle, bien qu’en termes peu clairs, les conséquences funestes des grandes villes sur le développement moral des travailleurs. Un autre bourgeois, mais qui, lui, l’est totalement, un homme selon le cœur de la Ligue pour l’abolition des lois sur les grains, le Dr Andrew Ure [15] , nous dévoile l’autre aspect de la question. Il nous expose que la vie dans les grandes villes facilite les coalitions entre ouvriers, et rend la populace puissante. Si les travailleurs n’y étaient pas éduqués, (c’est-à-dire éduqués à l’obéissance à la bourgeoisie), ils verraient les choses d’un point de vue unilatéral, d’un point de vue sinistrement égoïste ; ils se laisseraient aisément séduire par de rusés démagogues - que dis-je, ils seraient bien capables de regarder d’un œil jaloux et hostile leur meilleur bienfaiteur, le capitaliste sobre et entreprenant. Le seul recours, dans ce cas, c’est la bonne éducation, faute de quoi s’ensuivraient une faillite nationale et d’autres horreurs, car une révolution des ouvriers serait alors inéluctable. Et les craintes de notre bourgeois sont parfaitement justes. Si la concentration de la population a bien un effet stimulant et favorable sur la classe possédante, elle fait progresser encore bien plus rapidement l’évolution de la classe laborieuse. Les travailleurs commencent à sentir qu’ils constituent une classe dans leur totalité, ils prennent conscience que, faibles isolément, ils représentent tous ensemble une force ; la séparation d’avec la bourgeoisie, l’élaboration de conceptions et d’idées propres aux travailleurs et à leur situation, sont accélérées, la conscience qu’ils ont d’être opprimés s’impose à eux, et les travailleurs acquièrent une importance sociale et politique. Les grandes villes sont les foyers du mouvement ouvrier ; c’est là que les ouvriers ont commencé à réfléchir à leur situation et à lutter ; c’est là que s’est manifestée d’abord l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie ; c’est d’elles que sont issues les associations ouvrières, le chartisme et le socialisme. Les grandes villes ont transformé la maladie de l’organisme social qui se manifeste à la campagne sous une forme chronique, en une affection aiguë ; elles ont ainsi clairement révélé sa véritable nature et simultanément le véritable moyen de la guérir. Sans les grandes villes et leur influence favorable sur le développement de l’intelligence publique, les ouvriers n’en seraient pas où ils en sont, tant s’en faut. En outre, elles ont détruit les dernières traces des rapports paternalistes entre ouvriers et patrons, et la grande industrie y a également contribué, en multipliant le nombre des ouvriers dépendant d’un seul bourgeois. Certes, la bourgeoisie s’en lamente, et à bon droit - car tant que durèrent les rapports patriarcaux, le bourgeois était à peu près à l’abri d’une révolte des travailleurs. Il pouvait les exploiter et les dominer à cœur-joie, et ce peuple de gens simples lui offrait par surcroît son obéissance, sa gratitude et son affection, lorsqu’en plus du salaire il le gratifiait de quelques amabilités qui ne lui coûtaient rien et peut-être de quelques petits avantages - donnant l’apparence qu’il faisait tout cela, sans y être obligé, par pure bonté d’âme, par goût du sacrifice alors qu’en réalité, ce n’était pas même le dixième de ce qu’il eût dû faire. En tant que particulier, bourgeois placé dans des conditions de vie que lui-même n’avait pas créées, il a fait, certes, en partie au moins ce qu’il devait faire ; mais en tant que membre de la classe dirigeante, qui pour la simple raison qu’elle gouverne est responsable de la situation de la nation tout entière et à qui il incombe de défendre l’intérêt général, il n’a non seulement rien fait de ce qu’il aurait dû assumer en raison de sa position sociale, mais il a par surcroît exploité toute la nation pour son profit personnel. Le rapport patriarcal, qui dissimulait hypocritement l’esclavage des ouvriers, faisait que l’ouvrier devait nécessairement rester intellectuellement mort, ignorant ses propres intérêts, simple particulier. C’est seulement lorsqu’il échappa à son patron et lui devint étranger, quand il apparut clairement que les seuls liens entre eux étaient l’intérêt particulier, le profit ; c’est seulement lorsque disparut totalement l’attachement apparent, qui ne résista pas à la première épreuve, que l’ouvrier commença à comprendre sa position et ses intérêts et à se développer de façon autonome ; c’est seulement alors qu’il cessa d’être dans ses conceptions, ses sentiments et sa volonté aussi, l’esclave de la bourgeoisie. Et c’est principalement l’industrie et les grandes villes qui ont contribué de façon déterminante à cette évolution.

Un autre facteur qui a exercé une influence importante sur le caractère des ouvriers anglais, c’est l’immigration irlandaise, dont il a déjà été question sur ce plan également. Elle a certes, comme nous le voyons [af] , d’une part dégradé les travailleurs anglais, les privant des bienfaits de la civilisation et aggravant leur situation - mais elle a contribué par ailleurs à creuser le fossé entre travailleurs et bourgeoisie, et ainsi hâté l’approche de la crise. Car l’évolution de la maladie sociale dont souffre l’Angleterre est la même que celle d’une maladie physique ; elle évolue selon certaines lois et a ses crises, dont la dernière et la plus violente décide du sort du patient. Et comme il est impossible que la nation anglaise succombe à cette dernière crise, et qu’elle doit nécessairement en sortir renouvelée et régénérée, on ne peut que se réjouir de tout ce qui porte la maladie à son paroxysme. Et l’immigration irlandaise y contribue en outre par ce caractère vif, passionné qu’elle acclimate en Angleterre et qu’elle apporte à la classe ouvrière anglaise. A maints égards les rapports entre Irlandais et Anglais sont les mêmes que ceux entre Français et Allemands ; le mélange du tempérament irlandais plus léger, plus émotif, plus chaud, et du caractère anglais calme, persévérant, réfléchi ne peut être à la longue que profitable aux deux parties. L’égoïsme brutal de la bourgeoisie anglaise serait resté beaucoup plus enraciné dans la classe laborieuse si le caractère irlandais, généreux jusqu’au gaspillage, essentiellement dominé par le sentiment, n’était venu s’y adjoindre, d’une part grâce au croisement entre races, d’autre part, grâce aux relations habituelles, pour adoucir ce que le caractère anglais avait de froid et de trop rationnel.

Nous ne nous étonnerons donc plus dès lors d’apprendre que la classe laborieuse anglaise est devenue peu à peu un peuple tout différent de la bourgeoisie anglaise. La bourgeoisie a plus d’affinités avec toutes les nations de la terre qu’avec les ouvriers qui vivent à ses côtés, Les ouvriers parlent une langue différente, ont d’autres idées et conceptions, d’autres mœurs et d’autres principes moraux, une religion et une politique différente de celles de la bourgeoisie. Ce sont deux peuples différents, aussi différents que s’ils étaient d’une autre race, et jusqu’ici, nous n’en connaissions sur le continent qu’un seul, la bourgeoisie. Et pourtant, c’est précisément le second, le peuple des prolétaires qui est de loin le plus important pour l’avenir de l’Angleterre [16] .

Nous aurons encore à parler du caractère public des travailleurs anglais tel qu’il se manifeste dans les associations ou les principes politiques - nous ne voulons ici mentionner que les résultats des causes que nous venons d’énumérer, dans la mesure où elles agissent sur le caractère privé des ouvriers. Dans la vie quotidienne, l’ouvrier est de beaucoup plus humain que le bourgeois. J’ai déjà signalé plus haut que les mendiants ont coutume de faire appel presque uniquement aux ouvriers, et que, de façon générale, les travailleurs font davantage pour les pauvres que la bourgeoisie. Ce fait - qu’on peut d’ailleurs vérifier chaque jour - est confirmé par M. Parkinson chanoine de Manchester entre autres :

Les pauvres se donnent mutuellement davantage que les riches ne donnent aux pauvres. je puis appuyer mon affirmation par le témoignage de l’un de nos médecins les plus âgés, les plus habiles, les plus observateurs et les plus humains, le Dr Bardsley. Il a déclaré publiquement que la somme totale que les pauvres se donnent mutuellement chaque année dépasse celle que les riches fournissent dans le même laps de temps aux fins d’assistance [17] .

C’est une chose réjouissante que de voir l’humanité des ouvriers se manifester également partout dans d’autres domaines. Ils ont eux-mêmes enduré une vie pénible et sont donc capables d’éprouver de la sympathie pour ceux qui sont dans le besoin ; pour eux, tout homme est un être humain, alors que pour le bourgeois, l’ouvrier est moins qu’un homme ; c’est pourquoi ils sont d’un abord plus facile, plus aimables, et bien qu’ils ressentent davantage le besoin d’argent que les possédants, ils sont moins à l’affût des sous parce que, à leurs yeux, l’argent n’a de valeur qu’en considération de ce qu’il leur permet d’acheter, alors que pour les bourgeois, il a une valeur particulière, intrinsèque, la valeur d’un dieu, ce qui fait ainsi du bourgeois un « homme d’argent » vulgaire et répugnant. L’ouvrier, qui ignore cette vénération de l’argent, est par conséquent moins cupide que le bourgeois dont le seul but est de gagner de l’argent, et qui voit dans l’accumulation de sacs d’or la fin suprême de la vie. C’est pourquoi l’ouvrier a aussi beaucoup moins de préventions ; il est bien plus ouvert à la réalité que le bourgeois et ne voit pas tout à travers le prisme de l’intérêt. L’insuffisance de son éducation le préserve des préjugés religieux ; il n’y comprend goutte et ne s’en tourmente point, il ignore le fanatisme dont la bourgeoisie est prisonnière, et s’il a par hasard quelque religion, elle n’est que formelle, pas même théorique - pratiquement il ne vit que pour ce monde et cherche à y avoir droit de cité. Tous les écrivains de la bourgeoisie s’accordent à dire que les ouvriers n’ont pas de religion et ne vont pas à l’église. Tout au plus faut-il excepter les Irlandais, quelques personnes âgées, et en outre, les demi-bourgeois - surveillants, contremaîtres et assimilés. Mais dans la masse on ne rencontre presque partout qu’indifférence totale à l’égard de la religion [ag] , tout au plus, un vague déisme, trop peu élaboré pour servir à autre chose qu’à faire quelques phrases ou susciter un peu plus qu’un vague effroi devant des expressions telles que infidel (incroyant), atheist (athée). Les ecclésiastiques de toutes les sectes sont très mal vus par les ouvriers bien que n’ayant perdu leur influence sur ceux-ci que récemment, mais aujourd’hui une simple interjection comme he is a parson ! (c’est un curé) suffit souvent pour exclure un pasteur de la tribune des réunions publiques. Et tout comme les conditions d’existence, le manque d’éducation religieuse et autre contribue à rendre les travailleurs moins prévenus, moins prisonniers que le bourgeois de principes traditionnels et bien établis et d’opinions préconçues. Ce dernier est engoncé jusqu’au cou dans ses préjugés de classe, dans les principes qu’on lui a rabâchés dès sa jeunesse ; il n’y a rien à en tirer, il est - même s’il se présente sous l’aspect libéral - foncièrement conservateur, son intérêt est lié indissolublement à l’état de choses existant, il est radicalement fermé à tout mouvement. Il déserte sa place à la tête du développement historique, les ouvriers l’y remplacent, d’abord en droit, puis un jour aussi en fait.

Cela, ainsi que l’activité publique des ouvriers qui en résulte et que nous étudierons plus tard, sont les deux aspects favorables du caractère de cette classe les aspects défavorables peuvent se résumer aussi brièvement et découlent tout aussi naturellement des causes indiquées ivrognerie, dérèglement dans les rapports sexuels, grossièreté et manque de respect pour la propriété, sont les principaux reproches que leur adresse la bourgeoisie. Que les travailleurs boivent beaucoup, on ne saurait s’en étonner. Le shérif Alison affirme que chaque samedi soir à Glasgow, environ 30,000 ouvriers sont ivres [ah] et assurément cette estimation n’est pas inférieure à la réalité ; il affirme encore que dans cette ville, en 1830, on comptait un débit de boisson pour douze immeubles et en 1840 un pour dix maisons ; qu’on a payé en Écosse des droits sur l’alcool pour 2,300,000 gallons d’eau-de-vie en 1823 et pour 6,620,000 gallons en 1837, et en Angleterre pour 1,976,000 gallons en 1823 et pour 7,875,000 gallons [ai] en 1837 [18] . Les lois sur la bière de 1830, qui ont facilité l’ouverture de brasseries qu’on appelait les Jerry Shops et dont les propriétaires avaient le droit de vendre de la bière to be drunk on the premises (à consommer sur place), ces lois favorisèrent également l’extension de l’alcoolisme en ouvrant un débit pour ainsi dire à la porte de chacun. Dans presque toutes les rues, on rencontre plusieurs brasseries de ce genre, et partout où, à la campagne, il y a une agglomération de deux ou trois maisons, on peut être sûr d’y trouver un Jerry Shop. En outre, il existe des Hush Shops - c’est-à-dire des débits clandestins, sans licence - en grand nombre, et tout autant de distilleries, au cœur des grandes villes, dans les quartiers retirés que visite rarement la police, qui produisent de grandes quantités d’eau-de-vie. Gaskell (ouvrage cité) estime le nombre de ces dernières à plus de 100 à Manchester seulement et leur production annuelle à 156,000 gallons au moins. A Manchester, il y a en outre plus de mille débits, donc, proportionnellement au nombre d’immeubles, au moins autant qu’à Glasgow. Dans toutes les autres grandes villes il en va de même. Et lorsqu’on songe qu’en plus des conséquences habituelles de l’alcoolisme, des hommes et des femmes de tout âge, même des enfants, souvent des mères avec leur petit dans les bras retrouvent dans ces cabarets les victimes les plus dépravées du régime bourgeois, voleurs, escrocs, prostituées, quand on songe que plus d’une mère donne de l’alcool au nourrisson qu’elle porte dans ses bras, on reconnaîtra certainement que la fréquentation de ces lieux contribue à l’immoralité. C’est surtout le samedi soir, quand on a touché la paye et fini de travailler plus tôt que d’ordinaire, quand toute la classe ouvrière sort de ses mauvais quartiers et se répand dans les grandes rues, qu’on peut constater l’ivrognerie dans toute sa brutalité. Par de telles soirées je suis rarement sorti de Manchester sans rencontrer une foule d’hommes ivres, titubants ou affalés dans les caniveaux. Le dimanche soir, la même scène se renouvelle, moins bruyante cependant, Et lorsqu’il n’y a plus d’argent, les buveurs vont chez le premier prêteur sur gages venu, - il en existe un grand nombre dans toutes les villes importantes : plus de 60 à Manchester et 10 à 12 dans une seule rue de Salford (Chapel Street) - et ils engagent tout ce qui leur reste. Meubles, habits du dimanche - quand il en reste - vaisselle sont retirés en masse chaque samedi des boutiques de prêteur pour y retourner presque toujours avant le mercredi suivant, jusqu’à ce qu’un hasard rende impossible un nouveau retrait et qu’un à un ces objets deviennent la proie de l’usurier, à moins que ce dernier ne veuille plus avancer un liard sur ces marchandises élimées et usées. Lorsqu’on a vu de ses yeux l’extension de l’alcoolisme parmi les ouvriers en Angleterre, on croit volontiers Lord Ashley [19] , quand il affirme que cette classe dépense chaque année pour les spiritueux environ 25 millions de livres sterling et chacun peut imaginer quelle aggravation de la situation matérielle, quel terrible ébranlement de la santé physique et morale, quelle ruine de la vie familiale peuvent en résulter. Les sociétés de tempérance ont assurément fait beaucoup, mais de quel poids pèsent quelques milliers de Teetotallers [aj] en face des millions d’ouvriers ? Lorsque le Père Mathew, apôtre irlandais de la tempérance, parcourt les villes anglaises, bien souvent 30 à 60,000 travailleurs font le pledge (le vœu), mais quatre semaines plus tard, la majorité a déjà oublié. Si l’on fait par exemple le compte des gens de Manchester qui dans les trois ou quatre dernières années ont fait serment de ne plus boire, on trouve plus de personnes qu’il n’y en a dans cette ville - et pourtant on ne constate pas une diminution de l’ivrognerie.

À côté de cette consommation sans frein de spiritueux, le dérèglement des rapports sexuels constitue un des vices principaux de nombreux ouvriers anglais. C’est là également une conséquence inévitable, inéluctable des conditions de vie d’une classe abandonnée à elle-même, mais dépourvue des moyens de faire usage de cette liberté. La bourgeoisie ne lui a laissé que ces deux plaisirs, alors qu’elle l’a accablée de peines et de souffrances ; la conséquence en est que les travailleurs, pour jouir au moins un peu de la vie concentrent toute leur passion sur ces deux plaisirs, et s’y adonnent avec excès et de la façon la plus effrénée. Lorsqu’on met des gens dans une situation qui ne peut convenir qu’à l’animal, il ne leur reste qu’à se révolter ou à sombrer dans la bestialité Et quand, par surcroît, la bourgeoisie elle-même participe pour une bonne part au développement de la prostitution - sur les 40,000 filles de joie qui emplissent chaque soir les rues de Londres [20] combien la vertueuse bourgeoisie en fait-elle vivre ? Combien d’entre elles sont redevables à un bourgeois qui les a séduites, de l’obligation où elles se trouvent de vendre leur corps aux passants pour pouvoir vivre ? - elle a vraiment moins que quiconque, le droit de reprocher aux travailleurs leur grossièreté sexuelle.
Somme toute, les défauts des ouvriers se ramènent tous au dérèglement dans la recherche du plaisir, au manque de prévoyance et au refus de se soumettre à l’ordre social, et d’une façon générale, à l’incapacité de sacrifier le plaisir du moment à un avantage plus lointain. Mais qu’y a-t-il là de surprenant ? Une classe qui par son labeur acharné, ne peut se procurer que peu de chose et que les plaisirs les plus matériels, ne doit-elle pas se précipiter aveuglément, à corps perdu sur ces plaisirs ? Une classe que personne ne se soucie de former, soumise à tous les hasards, qui ignore toute sécurité de l’existence, quelles raisons, quel intérêt a-t-elle d’être prévoyante, de mener une vie sérieuse et au lieu de profiter de la faveur de l’instant, de songer à un plaisir éloigné qui est encore très incertain, surtout pour elle, dans sa situation dont la stabilité est toujours précaire et qui peut changer du tout au tout ? On exige d’une classe qui doit supporter tous les inconvénients de l’ordre social, sans pouvoir profiter de ses avantages, d’une classe à qui cet ordre social ne peut apparaître qu’hostile, on exige d’elle qu’elle le respecte ? C’est vraiment trop demander. Mais la classe ouvrière ne saurait échapper à cet ordre social tant qu’il existera et si l’ouvrier isolé se dresse contre lui, c’est lui qui subit le plus grand dommage. Ainsi l’ordre social rend au travailleur la vie de famille presque impossible ; une maison inhabitable, sale, à peine suffisante pour servir d’abri nocturne, mal meublée, rarement chauffée, et où souvent la pluie pénètre, une atmosphère étouffante dans une pièce surpeuplée, ne permettent pas la moindre vie de famille ; le mari travaille toute la journée, ainsi que la femme et peut-être les aînés des enfants, tous en des lieux différents, ils ne se voient que le matin et le soir - et il y a en outre, la tentation continuelle de l’eau-de-vie ; où y aurait-il place pour la vie de famille ? Et pourtant, l’ouvrier ne peut échapper à la famille, il doit vivre en famille ; il en résulte des querelles et désaccords familiaux perpétuels, dont l’effet est extrêmement démoralisant tant sur les époux que sur les enfants. La négligence de tous les devoirs familiaux, les enfants laissés à l’abandon, tout cela n’est que trop fréquent parmi les travailleurs anglais et les institutions sociales actuelles n’en sont que trop la cause. Et on voudrait que des enfants, grandis ainsi en sauvages dans ce milieu où l’immoralité est la plus grande et où, assez souvent, les parents participent à cette immoralité, on voudrait qu’ils soient dotés par la suite de délicates consciences morales ? Les exigences que le bourgeois béat et satisfait formule à l’adresse de l’ouvrier sont vraiment par trop naïves.

Le mépris de l’ordre social se manifeste le plus clairement dans son extrême, le crime. Si les causes qui rendent l’ouvrier immoral s’exercent de façon plus puissante, plus intense, qu’habituellement, celui-ci devient un criminel aussi sûrement que l’eau chauffée à 80º Réaumur [ak] passe de l’état liquide à l’état gazeux. Sous l’action brutale et abrutissante de la bourgeoisie, l’ouvrier devient précisément une chose aussi dépourvue de volonté que l’eau ; il est soumis avec exactement la même nécessité aux lois de la nature - pour lui, à un certain point, toute liberté cesse. C’est pourquoi, parallèlement au développement du prolétariat, la criminalité s’est accrue en Angleterre ; et la nation anglaise est devenue la plus criminelle du monde entier. Il ressort des « Tableaux de Criminalité » publiés chaque année par le Ministère de l’Intérieur, qu’en Angleterre l’accroissement de la criminalité s’est effectué avec une rapidité inconcevable. Le nombre des arrestations pour faits qualifiés de crimes se montait à (pour l’Angleterre et le pays de Galles seulement) :

En 1805 : 4,605

En 1810 : 5,146

En 1815 : 7,818 [al]

En 1820 : 13,710

En 1825 : 14,437

En 1830 : 18,107

En 1835 : 20,731

En 1840 : 27,187

En 1841 : 27,760

En 1842 : 31,309 [am]

donc en 37 ans les arrestations ont sextuplé. En 1847, 4,492, soit plus de 14 % de ces arrestations ont été opérées dans le seul Lancashire, et 4,094 soit plus de 13 % dans le Middlesex (y compris Londres). Nous voyons donc que deux districts, qui comprennent de grandes villes avec un nombreux prolétariat, représentent à eux seuls plus du 1/4 de la criminalité, bien que leur population soit bien loin de constituer le 1/4 de celle de l’ensemble du pays. Les tableaux de criminalité fournissent aussi la preuve directe que presque tous les crimes ont été commis par le prolétariat ; car en 1842, 32,35 %, des criminels, en moyenne, ne savaient ni lire ni écrire, 58,32 % ne savaient qu’imparfaitement lire et écrire, 6,77 % savaient bien lire et écrire, 0,22 % avaient eu une instruction supérieure et pour 2,34 % il avait été impossible d’indiquer le degré d’instruction. En Écosse, la criminalité a augmenté encore bien plus rapidement. En 1819, on avait procédé à 89 arrestations seulement pour crimes, en 1837 leur nombre était déjà de 3,126, et en 1842 de 4,189. Dans le Lancashire, où c’est le shérif Alison lui-même qui a rédigé le rapport officiel, la population a doublé en 30 ans, mais la criminalité tous les 5 ans et demi, augmentant donc 6 fois plus vite que la population. Quant à la nature des crimes, ce sont comme dans tous les pays civilisés, dans leur grande majorité, des crimes contre la propriété, ayant donc pour cause le manque d’une chose ou d’une autre car ce qu’on possède, on ne le vole pas. La proportion des crimes contre la propriété par rapport à la population qui est aux Pays-Bas de 1/7140, en France de 1/1804, était en Angleterre, à l’époque où Gaskell écrivait, de 1/799 ; les crimes contre les personnes représentaient par rapport à la population aux Pays-Bas, une proportion de 1/28904, en France de 1/17573, en Angleterre de 1/23395. Le rapport du nombre de crimes, d’une façon générale, au chiffre de la population était dans les districts agricoles de 1/1043, dans les districts industriels de 1/840 [21] ; dans l’ensemble de l’Angleterre ce rapport s’établit maintenant à 1/660 [22] à peine, et il y a tout juste dix ans que le livre de Gaskell a paru.

Ces faits sont vraiment plus que suffisants, pour faire méditer et réfléchir chacun, même un bourgeois, sur les conséquences d’une telle situation. Si l’immoralité et la criminalité s’accroissent encore pendant vingt ans dans cette proportion - et si l’industrie anglaise est moins heureuse durant ces vingt ans que précédemment, la progression de la criminalité va encore s’accélérer - quel sera le résultat ? Nous constatons déjà que la société est en pleine décomposition, il est impossible d’ouvrir un journal sans y voir, dans les faits les plus frappants, la preuve du relâchement de tous les liens sociaux. Je puise au hasard dans le tas des journaux anglais amoncelés devant moi ; il y a là un Manchester Guardian (30 octobre 1844) qui donne les nouvelles de trois jours ; il ne se donne pas même la peine de fournir des nouvelles précises sur Manchester, et rapporte simplement les cas les plus intéressants : par exemple, dans une usine, les travailleurs ont cessé le travail pour obtenir une augmentation de salaire et ils ont été contraints par le juge de paix de le reprendre ; à Salford quelques garçons ont commis des vols et un négociant en faillite a tenté d’escroquer ses créanciers. Les nouvelles en provenance des environs sont plus détaillées ; à Ashton deux vols, un cambriolage, un suicide ; à Bury un vol ; à Bolton deux vols une fraude sur l’impôt ; à Leigh un vol ; à Oldham arrêt de travail à cause des salaires, un vol, une rixe entre Irlandaises, un chapelier n’appartenant pas à la corporation malmené par les membres de la corporation, une mère frappée par son fils ; à Rochdale, une série de rixes, un attentat contre la police, un vol dans une église ; à Stockport, mécontentement des ouvriers à cause des salaires, un vol, une escroquerie, une rixe, un homme qui maltraite sa femme ; à Warrington un vol et une rixe ; à Wigan un vol et un pillage d’église. Les chroniques des journaux londoniens sont encore bien pires ; escroqueries, vols, cambriolages à main armée, querelles familiales s’y accumulent ; j’ai justement sous la main un numéro du Times (12 sept. 1844) qui ne rapporte que les événements d’une journée : il y est question d’un vol, d’un attentat contre la police, d’une sentence condamnant le père d’un enfant adultérin à verser une pension alimentaire, de l’abandon d’un enfant par ses parents et de l’empoisonnement d’un homme par sa femme. On en trouve autant dans tous les journaux anglais. Dans ce pays, la guerre sociale a éclaté ; chacun se défend et lutte pour soi-même contre tous ; quant à savoir s’il fera ou non tort à tous les autres, qui sont ses ennemis déclarés, cela résulte uniquement d’un calcul égoïste pour déterminer ce qui lui est le plus profitable à lui. Il ne vient plus à l’idée de personne de s’entendre à l’amiable avec son prochain ; tous les différends se règlent par les menaces, parl e recours aux tribunaux à moins qu’on ne se fasse justice soi-même. Bref, chacun voit dans autrui un ennemi qu’il faut écarter de son chemin ou tout au plus un moyen qu’il faut exploiter à ses propres fins. Et cette guerre, ainsi que le prouvent les tableaux de criminalité, devient d’année en année plus violente, plus passionnée, plus implacable ; les ennemis se divisent peu à peu en deux grands camps, hostiles l’un à l’autre ; ici la bourgeoisie et là, le prolétariat. Cette guerre de tous contre tous et du prolétariat contre la bourgeoisie ne doit pas nous surprendre, car elle n’est que l’application conséquente du principe que renferme déjà la libre concurrence. Mais ce qui est bien fait pour nous étonner, c’est que la bourgeoisie au-dessus de laquelle s’amoncellent chaque jour les nouveaux nuages d’un orage menaçant reste malgré tout, si calme et si tranquille à la lecture de tout ce que relatent quotidiennement les journaux, sans ressentir - je ne dis pas de l’indignation devant cette situation sociale, mais seulement de la crainte devant ses conséquences, devant une explosion générale de ce qui se manifeste d’une façon sporadique par la criminalité. Mais il est vrai qu’elle est la bourgeoisie, et de son point de vue, elle n’est pas même capable de se rendre compte des faits - à plus forte raison ignore-t-elle leurs suites. Il n’y a qu’une chose surprenante : c’est que des préjugés de classe, des opinions préconçues et rabâchées, puissent frapper toute une classe d’hommes d’un aveuglement si total, je devrais dire si insensé. Le développement de la nation va cependant son chemin, que les bourgeois aient ou non des yeux pour le voir et un beau matin, cette évolution réservera à la classe possédante une surprise dont sa sagesse ne peut se faire la moindre idée, même en rêve.

Notes

Notes de l’auteur

[1] Lorsque je parle de la société, comme ici et ailleurs, en tant que collectivité responsable ayant ses devoirs et ses droits, il va de soi que je veux parler du pouvoir de la société, c’est-à-dire de la classe qui possède actuellement le pouvoir politique et social, et qui donc est responsable également de la situation de ceux qui ne participent pas au pouvoir. Cette classe dominante, c’est en Angleterre comme dans tous les autres pays civilisés, la bourgeoisie. Mais que la société et singulièrement la bourgeoisie ait le devoir de protéger chaque membre de la société au moins dans sa simple existence, de veiller par exemple à ce que personne ne meure de faim, je n’ai pas besoin de le démontrer à mes lecteurs allemands. Si j’écrivais pour la bourgeoisie anglaise, il en irait certes tout autrement. - [1887] And so it is now in Germany. Our German capitalists are fully up to the English level, in this respect at least, in the year of grace 1886 [Et il en est maintenant ainsi en Allemagne. En l’an de grâce 1886, nos capitalistes allemands sont tout à fait sur le même plan que les Anglais, sous ce rapport tout au moins]. - [1892] Comme tout cela a changé depuis 50 ans ! Il y a, aujourd’hui, des bourgeois anglais qui admettent que la société a des devoirs envers chaque membre de la société ; mais y a-t-il des Allemands qui tiennent le même langage ? (F. E.)

[2] Dr ALISON : Manag.[ement] of [the] Poor in Scotland * (F. E.)
* Il s’agit du Dr W. P. Alison ; ouvrage paru en 1840, pp. 12-13, dont le titre complet est Observations and Management etc.
[3] Dr [W. P.] Alison dans une conférence devant la British Association for the Advancement of Science (Société anglaise pour le progrès des sciences) à York en octobre 1844 * (F. E.)

* Cf. également journal of Statistical Society of London, vol. 7, 1844

[4] Dr ALISON : Manag.[ement] of [the] Poor in Scotland *. (F.E.)
* 1840, pp. 16-17, citant les documents de F. Barker et J. Cheyne, 1821.

[5] Report of Commission of Inquiry into the Employment of Children and Young Persons in Mines and Collieries and in the Trades and Manufactures in which Numbers of them work together, no being included under the Terms of the Factories Regulation Act. First and Second Reports [Rapport de la Commission d’enquête sur l’emploi des enfants et des jeunes gens dans les mines et les houillères ainsi que dans ces ateliers et manufactures où un grand nombre d’entre eux travaillent en commun, mais qui ne sont pas soumises aux dispositions de la loi sur la réglementation des usines. Premier et second rapport.] Grainger’s Rept. second Rept. Cité habituellement sous la référence « Children’s Employment Commission Rept. » un des meilleurs rapports officiels, contenant une foule de faits précieux, mais effrayants. Le premier rapport parut en 1841, le second deux ans après. (F. E.)

[6] Fifth Annual Report of [the] Reg.[istrar] Gen[eral) of Births, Deaths and Marriages * [5e Rapport annuel de l’officier supérieur d’état civil sur les naissances, décès et mariages.] (F. E.)

* 1843, p. 111.

[7] Cf. Report of Commission of Inquiry into the State of large Towns and Populous Districts, first Report, 1844, Appendix [Rapport de la commission d’enquête sur l’état des grandes villes et des districts à forte population. Premier rapport, 1844, Annexe] (F. E.).

[8] Factories Inquiry Commission’s Report, vol. 3, Report of Dr Hawkins ou Lancashire, où le Dr Roberton, « la plus haute autorité de Manchester en matière de statistique », est invoqué comme caution. (F.E.)

[9] Arts and Artizans * (F.E.)

* J. C. SYMONS : Arts and Artizans at Home and Abroud.... 1839, p.
147. L’adjectif « dévastateur » (zerrütend) a été ajouté par Engels.

[10] Prin[ciples] of Popul[ation], vol. 2, pp. 196, 197. (F.E.)

[11] Nous verrons plus loin comment la révolte du prolétaire contre la bourgeoisie a reçu, en Angleterre, légitimation légale par le droit de libre association. (F. E.)

[12] Chartism, p. 34 et suiv. (F.E.)

[13] Devrais-je ici encore laisser parler à ma place la bourgeoisie ? Je ne choisirai qu’un ouvrage que chacun peut lire : Wealth of Nations d’Adam Smith (édit. citée), 3e vol., livre V, chap. 8, p. 297. (F.E.)

[14] [The] Princ[iples] of Population, vol. II, p. 76 et suiv., p. 135. (F.E.)

[15] Philosophy of Manufactures, Londres, 1835, pp. 406 et suiv. Nous aurons encore à parler de ce bel ouvrage et les passages cités ici se trouvent page 406 et suivantes. (F.E.)

[16] 1892. Cette idée que la grande industrie a divisé les Anglais en deux nations différentes a, comme on sait, été exprimée à peu près à la même époque par Disraeli, dans son roman Sybil, or the two Nations [Sybil, ou les deux nations]. (F.E.)

[17] On the present condition of the Labouring Poor in Manchester, etc. (De la situation actuelle des pauvres travaillant à Manchester, etc.) ... By the Rev. Rd. PARKINSON, Canon of Manchester, 3e édition, Londres et Manchester, 1841. Pamphlet*. (F.E.)

* La citation est légèrement modifiée par Engels.

[18] Principles of Population, passim. (F. E.).

[19] Séance de la Chambre basse du 28 février 1843. (F.E.)

[20] Sheriff ALISON : Principles of Population, vol. 2 *. (F.E.)

* 1840, p. 147. Alison parle en fait de « 30 à 40,000 jeunes femmes de mœurs dissolues ».

[21] Manuf. Popul. of Engl., chap. X. (F.E.)

[22] On a divisé le chiffre de la population (15 millions environ) par celui des individus convaincus de crime (22.733). (F.E.)

PORTER : op. cit., p. 635.

Notes de l’éditeur

[a] Dans l’édition de 1892 : vorkommen (indicatif) au lieu de vorkämen (subjonctif), afin de ne laisser aucun doute sur la réalité des affirmations de l’article, que l’auteur prend à son compte.

[b] The Artizan, octobre 1843, p. 229, col. I, ne fait que résumer un rapport sur Leeds paru dans journal of Statistical Society of London, Vol. 2, 1839-1840.

[c] Engels fait sans doute allusion aux rapports du Dr Southwood Smith de 1838 sur Bethnal Green et Whitechapel, ou d’Edwin CHADWICK : Report on the Sanitary Condition of the Labouring Population of Great Britain, 1842.

[d] Engels résume un passage d’un article paru dans le Northern Star du 24 février 1844 (n° 328), p. 7, col. 3.

[e] Sir Archibald ALISON : Principles.... 1840, vol. 2, p. 80.

[f] Édition de 1892 : diätetischen au lieu de diätarischen. Le sens est le même.

[g] Probablement rapport du Dr Southwood Smith, mentionné dans le n° 328 du Northern Star, 24 février 1844.

[h] Dr W. P. ALISON : op. cit., pp. 16-17 et 18-32, cite le témoignage des Dr F. BARKER and J. CHEYNE : op. cit., vol. 2, 1841, pp. 16, 26, 40.

[i] [The] Manufacturing Population of England, chap. 8, indique 21,196 malades pour 1831. Le Royal Manchester Infirmary donne les chiffres suivants : 1827-28 : 16,680, 1828-29 : 18,000, 1829-30 : 16,237, 1830-31 : 19,628, 1831-32 : 21,349, 1822-23 : 21,232 (les années comptent à partir du 25 juin).

[j] Mixture à base de laudanum et de mélasse.

[k] Dans l’édition américaine de 1887 : thirteen hundredweight of laudanum... (treize quintaux de laudanum). Engels veut bien dire : 13 quintaux de sirop à base de laudanum.

[l] Sur les conséquences de l’utilisation de cette médecine à Wolverhampton, cf. Children’s Employment Commission. Appendix to 2nd report, 1842, 2° partie.

[m] Statistique légèrement inexacte du fait que les chiffres de population utilisés pour référence sont ceux de 1841, tandis que les décès concernent bien l’année 1843.

[n] Manchester Guardian, 31 juillet 1844.

[o] E. CHADWICK : Report on the Sanitary Conditions etc., 1842, p. 159.

[p] Mauvaise lecture d’Engels. Le rapport dit Nearly 54 percent (près de 54%).

[q] Le chiffre de mortalité infantile dans les milieux bourgeois est tiré de CHADWICK : Op. cit., 1842, et calculé à partir de statistiques portant sur les villes de Manchester, Leeds, Liverpool, Bath, Bethnal Green et les centres populaires du Strand et de Rendal, Wiltshire et Rutland.

[r] Octobre 1843, pp. 228 et suiv.

[s] Histoire des classes moyennes et laborieuses. Wade s’inspire d’un rapport officiel : Parliamentary Papers, 1831-1832, vol. 15, n° 706.

[t] Édition de 1845 et de 1892 : 177 au lieu de 77, qui est le chiffre exact.

[u] De même édition 1845 et 1892 : 921 au lieu de 911.

[v] Loi sur la construction dans la capitale adoptée en 1844 par le Parlement anglais.

[w] Il y eut en fait deux rapports. Les passages auxquels Engels fait allusion figurent dans le 2nd Report of the Commissionners : Trades and Manufactures, 1843, pp. 141-194 et 752-1020.

[x] Écoles populaires.

[y] Certaines régions industrielles avaient été, il est vrai, inspectées l’année d’avant, mais il n’avait pas été publié de rapport. Les premières enquêtes sur le travail des enfants furent le fait d’organisations locales, à Manchester précisément et remontent à 1795.

[z] Le rapport de Grainger porte aussi sur les villes de Nottingham, Derby, Leicester et Londres.

[aa] Le rapport dit he be’nt, etc. Ce qui ne fait qu’ajouter à l’incorrection grammaticale de la réponse.

[ab] Le texte de Carlyle ajoute ici : With azure everlasting sky stretched over it. (Sous le dais éternel du ciel azuré.) Engels a négligé ce membre de phrase.

[ac] Le texte anglais indique ici sullen (morne, sombre) qu’Engels semble avoir lu sudden (soudain).

[ad] L’Ère des grandes cités. Robert VAUGHAN : The Age of great cities in its relation to intelligence, morals and religion (2e éd., 1843, pp. 221-298). Vaughan, pasteur presbytérien, est l’un des rares écrivains du XIXe qui se soit prononcé en faveur des grandes villes comme agents de libération et de progrès. Cf. Current Sociology, Urban sociology, U.N.E.S.C.O., Paris, vol. 4, 1955, no 4, p. 30.

[ae] Évidemment.

[af] Édition de 1892 : sahen (comme nous l’avons vu) au lieu de sehen.

[ag] Engels semble avoir sous-estimé l’influence de la religion sur la classe laborieuse anglaise. Dans des chapitres ultérieurs toutefois il fait à l’Église une place plus large. Voir également l’avant-propos d’Hobsbawm, ci-dessus, p. 22.

[ah] A. ALISON : The principles.... p. 80, dit exactement : « environ 30.000 personnes abruties par la boisson ».

[ai] Cette énorme augmentation est partiellement fictive : les droits sur l’alcool ayant été abaissés d’un tiers environ en 1823 (Écosse) et 1826 (Angleterre), les paysans déclarèrent un certain nombre d’alambics clandestins. Les chiffres cités par Engels ne sont pas nécessairement ceux de la production réelle d’alcool, mais concernent la production taxée. C’est elle qui passe du simple au double, voire au quadruple. Cf. McCULLOCH : A Dictionary..., 1847, II, pp. 1168-1169.

[aj] Anti-alcooliques.

[ak] 100º centigrades.

[al] Les éditions de 1845 et de 1892 indiquent par erreur le chiffre de 7898.

[am] Cf. G. R. PORTER : The Progress of the Nation, nouvelle édit.,
1851, p. 635. Engels donne le nombre des arrestations. Celui des condamnations est d’un tiers inférieur environ. 1805 : 2,783 ; 1825 : 9,964 ; 1830 : 12,805 ; 1840 : 19,927 ; 1842 : 22,733. Évidemment, pour apprécier justement pareille statistique, il faudrait tenir compte du perfectionnement des institutions de police et surtout de l’accroissement démographique.

Les origines du prolétariat anglais

La législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XV° siècle. - Les lois sur les salaires.

La création du prolétariat sans feu ni lieu - licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d’expropriations violentes et répétées - allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. D’autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XV° siècle et pendant tout le XVI°, dans l’ouest de l’Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d’avoir été réduits à l’état de vagabonds et de pauvres. La législation les traita en criminels volontaires ; elle supposa qu’il dépendait de leur libre arbitre de continuer à travailler comme par le passé et comme s’il n’était survenu aucun changement dans leur condition.

En Angleterre, cette législation commence sous le règne de Henri VII.
Henri VIII, 1530. - Les mendiants âgés et incapables de travail obtiennent des licences pour demander la charité. Les vagabonds robustes sont condamnés au fouet et à l’emprisonnement. Attachés derrière une charrette, ils doivent subir la fustigation jusqu’à ce que le sang ruisselle de leur corps ; puis ils ont à s’engager par serment à retourner soit au lieu de leur naissance, soit à l’endroit qu’ils ont habité dans les trois dernières années, et à « se remettre au travail » (to put themselves to labour). Cruelle ironie ! Ce même statut fut encore trouvé trop doux dans la vingt-septième année du règne d’Henri VIII. Le Parlement aggrava les peines par des clauses additionnelles. En cas de première récidive, le vagabond doit être fouetté de nouveau et avoir la moitié de l’oreille coupée ; à la deuxième récidive, il devra être traité en félon et exécuté comme ennemi de l’État.

Dans son Utopie, le chancelier Thomas More dépeint vivement la situation des malheureux qu’atteignaient ces lois atroces. « Ainsi il arrive », dit-il, « qu’un glouton avide et insatiable, un vrai fléau pour son pays natal, peut s’emparer de milliers d’arpents de terre en les entourant de pieux ou de haies, ou en tourmentant leurs propriétaires par des injustices qui les contraignent à tout vendre. » De façon ou d’autre, de gré ou de force, « il faut qu’ils déguerpissent tous, pauvres gens, cœurs simples, hommes, femmes, époux,. orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et tout leur avoir ; peu de ressources, mais beaucoup de têtes, car l’agriculture a besoin de beaucoup de bras. Il faut, dis-je, qu’ils traînent leurs pas loin de leurs anciens foyers, sans trouver un lieu de repos. Dans d’autres circonstances, la vente de leur mobilier et de leurs ustensiles domestiques eût pu les aider, si peu qu’ils vaillent ; mais, jetés subitement dans le vide, ils sont forcés de les donner pour une bagatelle. Et, quand ils ont erré çà et là et mangé jusqu’au dernier liard, que peuvent-ils faire autre chose que de voler, et alors, mon Dieu ! d’être pendus avec toutes les formes légales, ou d’aller mendier ? Et alors encore on les jette en prison comme des vagabonds, parce qu’ils mènent une vie errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au monde ne veut donner du travail, si empressés qu’ils soient à s’offrir pour tout genre de besogne. » De ces malheureux fugitifs dont Thomas More, leur contemporain, dit qu’on les força à vagabonder et à voler, « soixante-douze mille furent exécutés sous le règne de Henri VIIII [1] ».

Edouard VI. - Un statut de la première année de son règne (1547) ordonne que tout individu réfractaire au travail sera adjugé pour esclave à la personne qui l’aura dénoncé comme truand. (Ainsi, pour avoir à son profit le travail d’un pauvre diable, on n’avait qu’à le dénoncer comme réfractaire au travail.)

Le maître doit nourrir cet esclave au pain et à l’eau, et lui donner de temps en temps quelque boisson faible et les restes de viande qu’il jugera convenable. Il a le droit de l’astreindre aux besognes les plus dégoûtantes à l’aide du fouet et de la chaîne. Si l’esclave s’absente une quinzaine de jours, il est condamné à l’esclavage à perpétuité et sera marqué au fer rouge de la lettre S [2] sur la joue et le front ; s’il a fui pour la troisième fois, il sera exécuté comme félon. Le maître peut le vendre, le léguer par testament, le louer à autrui à l’instar de tout autre bien meuble ou du bétail. Si les esclaves machinent quelque chose contre les maîtres, ils doivent être punis de mort. Les juges de paix ayant reçu information sont tenus de suivre les mauvais garnements à la piste. Quand on attrape un de ces va-nu-pieds, il faut le marquer au fer rouge du signe V sur la poitrine et le ramener à son lieu de naissance où, chargé de fers, il aura à travailler sur les places publiques. Si le vagabond a indiqué un faux lieu de naissance, il doit devenir, pour punition, l’esclave à vie de ce lieu, de ses habitants ou de sa corporation ; on le marquera d’un S. Le premier venu a le droit de s’emparer des enfants des vagabonds et de les retenir comme apprentis, les garçons jusqu’à vingt-quatre ans, les filles jusqu’à vingt. S’ils prennent la fuite, ils deviennent jusqu’à cet âge les esclaves des patrons, qui ont le droit de les mettre aux fers, de leur faire subir le fouet, etc., à volonté. Chaque maître peut passer un anneau de fer autour du cou, des bras ou des jambes de son esclave, afin de mieux le reconnaître et d’être plus sûr de lui [3]. La dernière partie de ce statut prévoit le cas où certains pauvres seraient occupés par des gens ou des localités (lui veuillent bien leur donner à boire et à manger et les mettre au travail. Ce genre d’esclaves de paroisse s’est conservé en Angleterre jusqu’au milieu du XIX° siècle sous le nom de roundsmen (hommes qui font les rondes).

Elisabeth, 1572. - Les mendiants sans permis et âgés de plus de quatorze ans devront être sévèrement fouettés et marqués au fer rouge à l’oreille gauche, si personne ne veut les prendre en service pendant deux ans. En cas de récidive, ceux âgés de plus de dix-huit ans doivent être exécutés si personne ne veut les employer pendant deux années. Mais, pris une troisième fois, ils doivent être mis a mort sans miséricorde comme félons. On trouve d’autres statuts semblables : 18 Elisabeth, 13 ch. et loi de 1597. Sous le règne aussi maternel que virginal de « Queen Bess », on pendit les vagabonds par fournées, rangés en longues files. Il ne se passait pas d’année qu’il n’y en eût trois ou quatre cents d’accrochés à la potence dans un endroit ou dans l’autre, dit Strype dans ses Annales ; d’après lui, le Somersetshire seul en compta en une année quarante d’exécutés, trente-cinq de marqués au fer rouge, trente-sept de fouettés et cent quatre-vingt-trois - « vauriens incorrigibles » - de relâchés. Cependant, ajoute ce philanthrope, « ce grand nombre d’accusés ne comprend pas le cinquième des crimes commis, grâce à la nonchalance des juges de paix et à la sotte compassion du peuple... Dans les autres comtés de l’Angleterre, la situation n’était pas meilleure, et, dans plusieurs, elle était pire [4]. »

Jacques I°. - Tous les individus qui courent le pays et vont mendier sont déclarés vagabonds, gens sans aveu. Les juges de paix (tous, bien entendu, propriétaires fonciers, manufacturiers, pasteurs, etc., investis de la juridiction criminelle), à leurs sessions ordinaires, sont autorisés à les faire fouetter publiquement et à leur infliger six mois de prison à la première récidive, et deux ans à la seconde. Pendant toute la durée de l’emprisonnement, ils peuvent être fouettés aussi souvent et aussi fort que les juges de paix le trouveront à propos... Les coureurs de pays rétifs et dangereux doivent être marqués d’un R [5] sur l’épaule gauche et, si on les reprend à mendier, exécutés sans miséricorde et privés de l’assistance du prêtre. Ces statuts ne, furent abolis qu’en 1714.

En France, où vers la moitié du XVII° siècle les truands avaient établi leur royaume et fait de Paris leur capitale, on trouve dei% lois semblables. Jusqu’au commencement du règne de Louis XVI (ordonnance (lu 13 juillet 1777), tout homme sain et bien constitué, âgé de seize à soixante ans et trouvé sans moyens d’existence et sans profession, devait être envoyé aux galères. Il en est de même du statut de Charles-Quint pour les Pays-Bas, du mois d’octobre 1537, du premier édit des états et des villes de Hollande, du 19 mars 1614, de celui des Provinces- Unies, du 25 juin 1649, etc.

C’est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu’exige le système du salariat par des lois d’un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l’esclavage.

Ce n’est pas assez que d’un côté se présentent les conditions matérielles du travail, sous forme de capital, et de l’autre des hommes qui n’ont rien à vendre, sauf leur puissance de travail. Il ne suffit pas non plus qu’on les contraigne par la force à se vendre volontairement. Dans le progrès de la production capitaliste, il se forme une classe de plus en plus nombreuse de travailleurs, qui, grâce à l’éducation, la tradition, l’habitude, subissent les exigences du régime aussi spontanément que le changement des saisons. Dès que ce mode de production a acquis un certain développement, son mécanisme brise toute résistance ; la présence constante d’une surpopulation relative maintient la loi de l’offre et la demande du travail et, partant, le salaire dans des limites conformes aux besoins du capital, et la sourde pression des rapports économiques achève le despotisme du capitaliste sur le travailleur. Parfois on a bien encore recours à la contrainte, à l’emploi de la force brutale, mais ce n’est que par exception. Dans le cours ordinaire des choses, le travailleur peut être abandonné à l’action des « lois naturelles » de la société, c’est-à-dire à la dépendance du capital, engendrée, garantie et perpétuée par le mécanisme même de la production. Il en est autrement pendant la genèse historique de la production capitaliste. La bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l’intervention constante de l’État ; elle s’en sert pour « régler » le salaire, c’est-à-dire pour le déprimer an niveau convenable, pour prolonger la journée de travail et maintenir le travailleur lui-même au degré de dépendance voulu. C’est là un moment essentiel de l’accumulation primitive.

La classe salariée, qui surgit dans la dernière moitié du XIV° siècle, ne formait alors, ainsi que dans le siècle suivant, qu’une très faible portion de la population. Sa position était fortement protégée, à la campagne, par les paysans indépendants, à la ville, par le régime corporatif des métiers ; à la campagne comme à la ville, maîtres et ouvriers étaient socialement rapprochés. Le mode de production technique ne possédant encore aucun caractère spécifiquement capitaliste, la subordination du travail au capital n’était que dans la forme. L’élément variable du capital l’emportait de beaucoup sur son élément constant. La demande de travail salarié grandissait donc rapidement avec chaque nouvelle accumulation du capital, tandis que l’offre de travailleurs ne suivait que lentement. Une grande partie du produit national, transformée plus tard en fonds d’accumulation capitaliste, entrait alors encore dans le fonds de consommation du travailleur.
La législation sur le travail salarié, marquée dès l’origine au coin de l’exploitation du travailleur et désormais toujours dirigée contre lui [6], fut inaugurée en Angleterre en 1349 par le Statute of Labourers [7] d’Edouard III. Ce statut a pour pendant en France l’ordonnance de 1350, promulguée au nom du roi Jean. La législation anglaise et la législation française suivent une marche parallèle, et leur contenu est identique. Je n’ai pas à revenir sur ces statuts en tant qu’ils concernent la prolongation forcée de la journée de travail, ce point ayant été traité précédemment (voir chap. X, § V de cet ouvrage).

Le Statute of Labourers fut promulgué sur les instances pressantes de la Chambre des Communes, c’est-à-dire des acheteurs de travail. Autrefois, dit naïvement un tory, les pauvres demandaient un salaire si élevé, que c’était une menace pour l’industrie et la richesse.

Aujourd’hui leur salaire est si bas qu’il menace également l’industrie et la richesse, et peut-être plus dangereusement que par le passé [8]. Un tarif légal des salaires fut établi pour la ville et la campagne, pour le travail à la tâche et le travail à la journée, Les ouvriers agricoles durent se louer à l’année, ceux des villes faire leurs conditions « sur le marché public ». Il fut interdit sous peine d’emprisonnement de payer au delà du salaire légalement fixé ; mais celui qui touche le salaire supérieur encourt une punition plus sévère que celui qui le donne. De plus, les sections 18 et 19 du statut d’apprentissage d’Elisabeth punissent de dix jours de prison le patron qui paye un trop fort salaire et de vingt et un jours l’ouvrier qui l’accepte. Non content de n’imposer aux patrons individuellement que des restrictions qui tournent à leur avantage collectif, on traite en cas de contravention le patron en compère et l’ouvrier en rebelle. Un statut de 1360 établit des peines encore plus dures et autorisa même le maître à extorquer du travail au tarif légal, à l’aide de la contrainte corporelle. Tous contrats, serments, etc., par lesquels les maçons et les charpentiers s’engageaient réciproquement furent déclarés nuls et non avenus. Les coalitions ouvrières furent mises au rang des plus grands crimes, et y restèrent depuis le XIV° siècle jusqu’en 1824.

L’esprit du statut de 1349, et de ceux auxquels il servit de modèle, éclate surtout en ceci que l’on y fixe un maximum légal au-dessus duquel le. salaire ne doit point monter, mais que l’on se garde bien de prescrire un minimum légal au-dessous duquel il ne devrait pas tomber.
Au XIV° siècle, la situation des travailleurs s’était, on le sait, fort empirée. Le salaire nominal s’était élevé, mais point en proportion de la dépréciation de l’argent et de la hausse correspondante du prix des marchandises. En réalité il avait donc baissé. Toutefois les lois sanctionnées en vue de sa réduction n’en restèrent pas moins en vigueur, en même temps que l’on continuait à couper l’oreille et à marquer au fer rouge ceux que « personne ne voulait prendre à son service ». Par le statut d’apprentissage d’Élisabeth (5 Elis. 3), les juges de paix - et, il faut toujours y revenir, ce ne sont pas des juges dans le sens propre du mot, mais des landlords, des manufacturiers, des pasteurs et autres membres de la classe nantie, faisant fonction de juges - furent autorisés à fixer certains salaires et à les modifier suivant les saisons et le prix des marchandises. Jacques I° étendit cette réglementation du travail aux tisserands, aux fileurs et à une foule d’autres catégories de travailleurs [9] >. George Il étendit les lois contre les coalitions ouvrières à toutes les manufactures.

Pendant la période manufacturière proprement dite, le mode de production capitaliste avait assez grandi pour rendre la réglementation légale du salaire aussi impraticable que superflue ; mais on était bien aise d’avoir sous la main, pour des cas imprévus, le vieil arsenal d’oukases. Sous George II, le Parlement adopte un bill défendant aux compagnons tailleurs de Londres et des environs de recevoir aucun salaire quotidien supérieur à 2 sh. 7 ½ d., sauf les cas de deuil général ; sous George III (13 Geo. III, c. 68), les juges de paix sont autorisés à régler le salaire des tisseurs en soie. En 1796, il faut même deux arrêts de cours supérieures pour décider si les ordonnances des juges de paix sur le salaire s’appliquent également aux travailleurs non agricoles ; en 1799, un acte du Parlement déclare encore que le salaire des mineurs d’Écosse devra être réglé d’après un statut du temps d’Élisabeth et deux actes écossais de 1661 et de1671. Mais, sur ces entrefaites, les circonstances économiques avaient subi une révolution si radicale qu’il se produisit un fait inouï dans la Chambre des Communes. Dans cette enceinte où depuis plus de quatre cents ans on ne cessait de fabriquer des lois pour fixer au mouvement des salaires le maximum qu’il ne devait en aucun cas dépasser, Whitbread vint proposer, en 1796, d’établir un minimum légal pour les ouvriers agricoles. Tout en combattant la mesure, Pitt convint cependant que « les pauvres étaient dans une situation cruelle ». Enfin, en 1813, on abolit les lois sur la fixation des salaires ; elles n’étaient plus, en effet, qu’une anomalie ridicule, à une époque où le fabricant régissait de son autorité privée ses ouvriers par des édits qualifiés de règlements de fabrique, où le fermier complétait à l’aide de la taxe des pauvres le minimum de salaire nécessaire à l’entretien de ses hommes de peine. Les dispositions des statuts sur les contrats entre patrons et salariés, d’après lesquelles, en cas de rupture, l’action civile est seule recevable contre les premiers, tandis que l’action criminelle est admise contre les seconds, sont encore aujourd’hui en vigueur.

Les lois atroces contre les coalitions tombèrent en 1825 devant l’attitude menaçante du prolétariat ; cependant on n’en fit point table rase. Quelques beaux restes des statuts ne disparurent qu’en 1859. Enfin, par la loi du 29 juin 1871, on prétendit effacer les derniers vestiges de cette législation de classe en reconnaissant l’existence légale des trade-unions (sociétés ouvrières de résistance) mais par une loi supplémentaire de la même date (An Act to amend the criminal Law relating to violence, threats and molestation [10]), les lois contre la coalition se trouvèrent de fait rétablies sous une nouvelle forme. Les moyens auxquels en cas de, grève ou de lock-out (on appelle ainsi la grève des patrons qui se coalisent pour fermer tous à la fois leurs fabriques) les ouvriers peuvent recourir dans l’entraînement de la lutte, furent soustraits par cet escamotage parlementaire au droit commun, et tombèrent sous le coup d’une législation pénale d’exception, interprétée par les patrons en leur qualité de juges de paix. Deux ans auparavant, cette même Chambre des Communes et ce même M. Gladstone qui, par l’édit supplémentaire de 1871, ont inventé de nouveaux délits propres aux travailleurs, avaient honnêtement fait passer en seconde lecture un bill pour mettre fin, en matière criminelle, à toutes lois d’exception contre la classe ouvrière. Pendant deux ans, nos fins compères s’en tinrent à la seconde lecture ; on traîna l’affaire en longueur jusqu’à ce que le a grand Parti libéral » eût trouvé dans une alliance avec les tories le courage de faire volte-face contre le prolétariat qui l’avait porté au pouvoir. Et, non content de cet acte de trahison, le grand parti libéral, toujours sous les auspices de son onctueux chef, permit aux juges anglais, toujours empressés à servir les classes régnantes, d’exhumer les lois surannées sur la conspiration pour les appliquer à des faits de coalition. Ce n’est, on le voit, qu’à contre-cœur et sous la pression menaçante des masses que le Parlement anglais renonce aux lois contre les coalitions et les trade-unions, après avoir lui-même, avec un cynisme effronté, fait pendant cinq siècles l’office d’une trade-union permanente des capitalistes contre les travailleurs.

Dès le début de la tourmente révolutionnaire, la bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d’association que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs fut stigmatisé d’attentat « contre la liberté et la déclaration des droits de l’homme », punissable d’une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de citoyen actif [11].

Ce décret qui, à l’aide du code pénal et de la police, trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n’y a pas touché. Ce n’est que tout récemment qu’Il a été effacé du code pénal, et encore avec quel luxe de ménagements ! Rien qui caractérise ce coup d’Etat bourgeois comme le prétexte allégué. Le rapporteur de la loi Chapelier, que Camille Desmoulins qualifie de « misérable ergoteur [12] », veut bien avouer que le salaire de la journée de travail devrait être un peu plus considérable qu’il l’est à présent... car dans une nation libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit, soit hors de cette dépendance absolue que produit la privation des besoins de première nécessité, et qui est presque celle de l’esclavage. Néanmoins il est, d’après lui, « instant de prévenir le progrès de ce désordre », à savoir « les coalitions que formeraient les ouvriers pour faire augmenter... le prix de la journée de travail », et pour mitiger celle dépendance absolue qui est presque celle de l’esclavage. Il faut absolument le réprimer, et pourquoi ? Parce que les ouvriers portent ainsi atteinte à la liberté « des entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres », et qu’en empiétant sur le despotisme de ces ci-devant maîtres de corporation - on ne l’aurait jamais deviné - ils cherchent à recréer les corporations anéanties « par la révolution [13] ».

Notes

[1] Hollingshed : Description of England, Londres, 1578, vol. 1, p. 186.

[2] S pour « slave » : esclave (N.R.)

[3] Sous le règne d’Édouard VI, remarque un champion des capitalistes, l’auteur de An Essay on Trade and Commerce, 1770, les Anglais semblent avoir pris à cœur l’encouragement des manufactures et l’occupation des pauvres, comme le prouve un statut remarquable où il est dit que tous les vagabonds doivent être marqués du fer rouge, etc. - (L. c., p. 5.)

[4] John Strype M. A. « Annals of the Reformation and Establishment of Religion, and other various occurences in the Church of England during Queen Etisabeth’s Happy Reign. », 2° éd., 1725, t. Il. La seconde édition de 1725 fut encore publiée par l’auteur lui-même.

[5] R pour « rogue » : voyou (N.R.)

[6] « Toutes les fois que la législature essaie de régler les démêlés entre les maîtres et les ouvriers, ce sont toujours les maîtres qu’elle consulte. » (A. Smith, l. c., trad. Garnier, t. 1, p. 296.) « L’Esprit des Lois, c’est la propriété », dit Linguet.

[7] Statut des travailleurs. (N. R.)

[8] Sophisms of Free Trade, by a Barister, Lond., 1850, p. 235 et 236. « La législation était toujours prête, ajoute-t-il, à interposer son autorité au profit des patrons ; est-elle impuissante dès qu’il s’agit de l’ouvrier ? »

Barister veut dire avocat. (N.R.)

[9] On voit par une clause du statut 2, de Jacques I°, c. 6, que certains fabricants de drap prirent sur eux, en leur qualité de juges de paix, de dicter dans leurs propres ateliers un tarif officiel du salaire. - En Allemagne, les statuts ayant pour but de maintenir le salaire aussi bas que possible se multiplient après la guerre de Trente ans. « Sur le sol dépeuplé les propriétaires souffraient beaucoup du manque de domestiques et de travailleurs. Il fut interdit à tous les habitants des villages de louer des chambres à des hommes ou à des femmes célibataires. Tout individu de cette catégorie qui ne voulait pas faire l’office de domestique devait être signalé à l’autorité et jeté en prison, alors même qu’il avait une autre occupation pour vivre, comme de travailler à la journée pour les paysans ou même d’acheter ou de vendre des grains. (Privilèges impériaux et sanctions pour la Silésie, 1, 125.) Pendant tout un siècle les ordonnances de tous les petits princes allemande fourmillent de plaintes amères contre la canaille impertinente qui ne veut pas se soumettre aux dures conditions qu’on lui fait ni se contenter du salaire légal. Il est défendu à chaque propriétaire isolément de dépasser le tarif établi par les États du territoire. Et avec tout cela les conditions du service étaient parfois meilleures après la guerre qu’elles ne le furent un siècle après. « En 1652, les domestiques avaient encore de la viande deux fois par semaine en Silésie ; dans notre siècle, il s’y est trouvé des districts où ils n’en ont eu que trois fois par an. Le salaire aussi était après la guerre plus élevé que dans les siècles suivants. » (G. Freitag.)

[10] Décret pour amender la loi criminelle sur la violence, les menaces et la molestation. (N. R.)

[11] L’article 1 de cette loi est ainsi conçu : « L’anéantissement de toute espèce de corporations des citoyens du même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit. » L’article 4 déclare : « Si des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites délibérations et conventions sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits de l’homme, etc. », c’est-à-dire félonies, comme dans les anciens statuts. (Révolution de Paris, Paris, 1791, 3t. III, p. 253.)

[12] Révolutions de France, etc., n° LXXVII.

[13] Buchez et Roux : Histoire parlementaire de la Révolution française, X, p. 193-95, passim (édit. 1834).

Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail depuis le milieu du XIV° jusqu’à la fin du XVII° siècle

Qu’est-ce qu’une journée de travail ? Quelle est la durée du temps pendant lequel le capital a le droit de consommer la force de travail dont il achète la valeur pour un jour ? Jusqu’à quel point la journée peut-elle être prolongée au-delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force ? A toutes ces questions, comme on a pu le voir, le capital répond : la journée de travail comprend vingt-quatre heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident par soi-même que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est de droit et naturellement temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche [1], pure niaiserie ! Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraichir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.
La production capitaliste, qui est essentiellement production de plus-value, absorption de travail extra, ne produit donc pas seulement par la prolongation de la journée qu’elle impose la détérioration de la force de travail de l’homme, en la privant de ses conditions normales de fonctionnement et de développement, soit au physique, soit au moral ; - elle produit l’épuisement et la mort précoce de cette force [2]. Elle prolonge la période productive du travailleur pendant un certain laps de temps en abrégeant la durée de sa vie.

Mais la valeur de la force de travail comprend la valeur des marchandises sans lesquelles la reproduction du salarié ou la propagation de sa classe seraient impossibles. Si donc la prolongation contre nature de la journée de travail, à laquelle aspire nécessairement le capital en raison de son penchant démesuré à se faire valoir toujours davantage, raccourcit la période vitale des ouvriers, et par suite la durée de leurs forces de travail, la compensation des forces usées doit être nécessairement plus rapide, et en même temps la somme des frais qu’exige leur reproduction plus considérable, de même que pour une machine la portion de valeur qui doit être reproduite chaque jour est d’autant plus grande que la machine s’use plus vite. Il semblerait en conséquence que l’intérêt même du capital réclame de lui une journée de travail normale.
Le propriétaire d’esclaves achète son travailleur comme il achète son bœuf. En perdant l’esclave il perd un capital qu’il ne peut rétablir que par un nouveau déboursé sur le marché. Mais,
« si fatale et si destructive que soit l’influence des champs de riz de la Géorgie et des marais du Mississipi sur la constitution de l’homme, la destruction qui s’y fait de la vie humaine n’y est jamais assez grande pour qu’elle ne puisse être réparée par le trop-plein des réservoirs de la Virginie et du Kentucky. Les considérations économiques qui pourraient jusqu’à un certain point garantir à l’esclave un traitement humain, si sa conservation et l’intérêt de son maître étaient identiques, se changent en autant de raisons de ruine absolue pour lui quand le commerce d’esclaves est permis. Dès lors, en effet, qu’il peut être remplacé facilement par des nègres étrangers, la durée de sa vie devient moins importante que sa productivité. Aussi est-ce une maxime dans les pays esclavagistes que l’économie la plus efficace consiste à pressurer le bétail humain (human chaule), de telle sorte qu’il fournisse le plus grand rendement possible dans le temps le plus court. C’est sous les tropiques, là même où les profits annuels de la culture égalent souvent le capital entier des plantations, que la vie des nègres est sacrifiée sans le moindre scrupule. C’est l’agriculture de l’Inde occidentale, berceau séculaire de richesses fabuleuses, qui a englouti des millions d’hommes de race africaine. C’est aujourd’hui à Cuba, dont les revenus se comptent par millions, et dont les planteurs sont des nababs, que nous voyons la classe des esclaves non seulement nourrie de la façon la plus grossière et en butte aux vexations les plus acharnées, mais encore détruite directement en grande partie par la longue torture d’un travail excessif et le manque de sommeil et de repos [3]. »

Mutato nomine de te fabula narratur ! Au lieu de commerce d’esclaves lisez marché du travail, au lieu de Virginie et Kentucky, lisez Irlande et les districts agricoles d’Angleterre, d’Écosse et du pays de Galles ; au lieu d’Afrique, lisez Allemagne. Il est notoire que l’excès de travail moissonne les raffineurs de Londres, et néanmoins le marché du travail à Londres regorge constamment de candidats pour la raffinerie, allemands la plupart, voués à une mort prématurée. La poterie est également une des branches d’industrie qui fait le plus de victimes. Manque-t-il pour cela de potiers ? Josiah Wedgwood, l’inventeur de la poterie moderne, d’abord simple ouvrier lui-même, déclarait en 1785 devant la Chambre des communes que toutes les manufactures occupaient de quinze à vingt mille personnes [4]. En 1861, la population seule des sièges de cette industrie, disséminée dans les villes de la Grande-Bretagne, en comprenait cent un mille trois cent deux.

« L’industrie cotonnière date de quatre-vingt-dix ans... En trois générations de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d’ouvriers [5]. »

A vrai dire, dans certaines époques d’activité fiévreuse, le marché du travail a présenté des vides qui donnaient à réfléchir. Il en fut ainsi, par exemple, en 1834 ; mais alors messieurs les fabricants proposèrent aux Poor Law Commissioners d’envoyer dans le Nord l’excès de population des districts agricoles, déclarant « qu’ils se chargeaient de les absorber et de les consommer [6] ». C’étaient leurs propres paroles.
« Des agents furent envoyés à Manchester avec l’autorisation des Poor Law Commissioners. Des listes de travailleurs agricoles furent confectionnées et remises aux susdits agents. Les fabricants coururent dans les bureaux, et après qu’ils eurent choisi ce qui leur convenait, les familles furent expédiées du sud de l’Angleterre. Ces paquets d’hommes furent livrés avec des étiquettes comme des ballots de marchandises, et transportés par la voie des canaux, ou dans des chariots à bagages. Quelques-uns suivaient à pied, et beaucoup d’entre eux erraient çà et là égarés et demi-morts de faim dans les districts manufacturiers. La Chambre des communes pourra à peine le croire, ce commerce régulier, ce trafic de chair humaine ne fit que se développer, et les hommes furent achetés et vendus par les agents de Manchester aux fabricants de Manchester, tout aussi méthodiquement que les nègres aux planteurs des Etats du Sud... L’année 1860 marque le zénith de l’industrie cotonnière. Les bras manquèrent de nouveau, et de nouveau les fabricants s’adressèrent aux marchands de chair, et ceux-ci se mirent à fouiller les dunes de Dorset, les collines de Devon et les plaines de Wilts ; mais l’excès de population était déjà dévoré. Le Bury Guardian se lamenta ; après la conclusion du traité de commerce anglo-français, s’écria-t-il, dix mille bras de plus pourraient être absorbés, et bientôt il en faudra trente ou quarante mille encore ! Quand les agents et sous-agents du commerce de chair humaine eurent parcouru à peu près sans résultat, en 1860, les districts agricoles, les fabricants envoyèrent une députation à M. Villiers, le président du Poor Law Board, pour obtenir de nouveau qu’on leur procurât comme auparavant des enfants pauvres ou des orphelins des Workhouses [7]. »

L’expérience montre en général au capitaliste qu’il y a un excès constant de population, c’est-à-dire excès par rapport au besoin momentané du capital, bien que cette masse surabondante soit formée de générations humaines mal venues, rabougries, promptes à s’éteindre, s’éliminant hâtivement les unes les autres et cueillies, pour ainsi dire, avant maturité [8]. L’expérience montre aussi, à l’observateur intelligent, avec quelle rapidité la production capitaliste qui, historiquement parlant, date d’hier, attaque à la racine même la substance et la force du peuple, elle lui montre comment la dégénérescence de la population industrielle n’est ralentie que par l’absorption constante d’éléments nouveaux empruntés aux campagnes, et comment les travailleurs des champs, malgré l’air pur et malgré le principe de « sélection naturelle » qui règne si puissamment parmi eux et ne laisse croître que les plus forts individus, commencent eux-même à dépérir [9]. Mais le capital, qui a de si « bonnes raisons » pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l’entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l’humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui-même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société [10]. A toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : « Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu’ils augmentent nos joies (nos profits) [11] ? » Il est vrai qu’à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel. La libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes [12].

L’établissement d’une journée de travail normale est le résultat d’une lutte de plusieurs siècles entre le capitaliste et le travailleur. Cependant l’histoire de cette lutte présente deux courants opposés. Que l’on compare, par exemple, la législation manufacturière anglaise de notre époque avec les statuts du travail en Angleterre depuis le XIV° jusqu’au-delà de la moitié du XVIII° siècle [13]. Tandis que la législation moderne raccourcit violemment la journée de travail, ces anciens statuts essayent violemment de la prolonger. Assurément les prétentions du capital encore à l’état d’embryon, alors qu’en train de grandir il cherche à s’assurer son droit à l’absorption d’un quantum suffisant de travail extra, non par la puissance seule des conditions économiques, mais avec l’aide des pouvoirs publics, nous paraissent tout à fait modestes, si nous les comparons aux concessions que, une fois arrivé à l’âge mûr, il est contraint de faire en rechignant. Il faut, en effet, des siècles pour que le travailleur « libre », par suite du développement de la production capitaliste, se prête volontairement, c’est-à-dire soit contraint socialement à vendre tout son temps de vie active, sa capacité de travail elle-même, pour le prix de ses moyens de subsistance habituels, son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Il est donc naturel que la prolongation de la journée de travail, que le capital, depuis le milieu du XIV° jusqu’à la fin du XVII° siècle, cherche à imposer avec l’aide de l’État aux hommes, corresponde à peu de chose près à la limite du temps de travail que l’Etat décrète et impose çà et là dans la seconde moitié du XIX° siècle pour empêcher la transformation du sang d’enfants en capital. Ce qui aujourd’hui, par exemple, dans le Massachusetts, tout récemment encore l’Etat le plus libre de l’Amérique du Nord, est proclamé la limite légale du temps de travail d’enfants au-dessous de douze ans, était en Angleterre, au milieu du XVII° siècle, la journée de travail normale de vigoureux artisans, de robustes garçons de ferme et d’athlétiques forgerons [14].

Le premier « Statute of Labourers » (Edouard III, 1349) trouva son prétexte immédiat, - non sa cause, car la législation de ce genre dure des siècles après que le prétexte a disparu - dans la grande peste qui décima la population, à tel point que, suivant l’expression d’un écrivain Tory, « la difficulté de se procurer des ouvriers à des prix raisonnables, (c’est-à-dire à des prix qui laissassent à leurs patrons un quantum raisonnable de travail extra) devint en réalité insupportable [15] ». En conséquence la loi se chargea de dicter des salaires raisonnables ainsi que de fixer la limite de la journée de travail. Ce dernier point qui nous intéresse seul ici est reproduit dans le statut de 1496 (sous Henri VIII). La journée de travail pour tous les artisans (artificiers) et travailleurs agricoles, de mars en septembre, devait alors durer, ce qui cependant ne fut jamais mis à exécution, de 5 heures du matin à 7 heures et 8 heures du soir ; mais les heures de repas comprenaient une heure pour le déjeuner, une heure et demie pour le dîner et une demi-heure pour la collation vers 4 heures, c’est-à-dire précisément le double du temps fixé par le Factory Act aujourd’hui en vigueur [16]. En hiver le travail devait commencer à 5 heures du matin et finir au crépuscule du soir avec les mêmes interruptions. Un statut d’Elisabeth (1562) pour tous les ouvriers « loués par jour ou par semaine » laisse intacte la durée de la journée de travail, mais cherche à réduire les intervalles à deux heures et demie pour l’été et deux heures pour l’hiver. Le dîner ne doit durer qu’une heure, et « le sommeil d’une demi-heure l’après-midi » ne doit être permis que de la mi-mai à la mi-août. Pour chaque heure d’absence il est pris sur le salaire un penny (10 centimes). Dans la pratique cependant les conditions étaient plus favorables aux travailleurs que dans le livre des statuts. William Petty, le père de l’économie politique et jusqu’à un certain point l’inventeur de la statistique, dit dans un ouvrage qu’il publia dans le dernier tiers du XVII° siècle :

« Les travailleurs (labouring men, à proprement parler alors les travailleurs agricoles) travaillent dix heures par jour et prennent vingt repas par semaine, savoir trois les jours ouvrables et deux le dimanche. Il est clair d’après cela que s’ils voulaient jeûner le vendredi soir et prendre leur repas de midi en une heure et demie, tandis qu’ils y emploient maintenant deux heures, de 11 heures du matin à 1 heure, en d’autres termes s’ils travaillaient un vingtième de plus et consommaient un vingtième de moins, le dixième de l’impôt cité plus haut serait prélevable [17]. »

Le docteur Andrew Ure n’avait-il pas raison de décrier le bill des douze heures de 1833 comme un retour aux temps des ténèbres ? Les règlements contenus dans les statuts et mentionnés par Petty concernent bien aussi les apprentis ; mais on voit immédiatement par les plaintes suivantes où en était encore le travail des enfants même à la fin du XVII° siècle :

« Nos jeunes garçons, ici en Angleterre, ne font absolument rien jusqu’au moment où ils deviennent apprentis, et alors ils ont naturellement besoin de beaucoup de temps (sept années) pour se former et devenir des ouvriers habiles. »

Par contre l’Allemagne est glorifiée, parce que là les enfants sont dès le berceau « habitués au moins à quelque peu d’occupation [18] ».
Pendant la plus grande partie du XVIII° siècle, jusqu’à l’époque de la grande industrie, le capital n’était pas parvenu en Angleterre, en payant la valeur hebdomadaire de la force de travail, à s’emparer du travail de l’ouvrier pour la semaine entière, à l’exception cependant de celui du travailleur agricole. De ce qu’ils pouvaient vivre toute une semaine avec le salaire de quatre jours, les ouvriers ne concluaient pas le moins du monde qu’ils devaient travailler les deux autres jours pour le capitaliste. Une partie des économistes anglais au service du capital dénonça cette obstination avec une violence extrême ; l’autre partie défendit les travailleurs. Ecoutons par exemple la polémique entre Postlethwaite dont le dictionnaire de commerce jouissait alors de la même renommée qu’aujourd’hui ceux de Mac Culloch, de Mac Gregor etc., et l’auteur déjà cité de l’Essay on Trade and Commerce [19].
Postlethwaite dit entre autres :

« Je ne puis terminer ces courtes observations sans signaler certaine locution triviale et malheureusement trop répandue. Quand l’ouvrier, disent certaines gens, peut dans cinq jours de travail obtenir de quoi vivre, il ne veut pas travailler six jours entiers. Et partant de là, ils concluent à la nécessité d’enchérir même les moyens de subsistance nécessaires par des impôts ou d’autres moyens quelconques pour contraindre l’artisan et l’ouvrier de manufacture à un travail ininterrompu de six jours par semaine. Je demande la permission d’être d’un autre avis que ces grands politiques tout prêts à rompre une lance en faveur de l’esclavage perpétuel de la population ouvrière de ce pays « the perpetual slavery of the working people » ; ils oublient le proverbe : « All work and no play, etc. » (Rien que du travail et pas de jeu rend imbécile.) Les Anglais ne se montrent-ils pas tout fiers de l’originalité et de l’habileté de leurs artisans et ouvriers de manufactures qui ont procuré partout aux marchandises de la Grande-Bretagne crédit et renommée ? A quoi cela est-il dû, si ce n’est à la manière gaie et originale dont les travailleurs savent se distraire ? S’ils étaient obligés de trimer l’année entière, tous les six jours de chaque semaine, dans la répétition constante du même travail, leur esprit ingénieux ne s’émousserait-il pas ; ne deviendraient-ils pas stupides et inertes, et par un semblable esclavage perpétuel, ne perdraient-ils pas leur renommée, au lieu de la conserver ? Quel genre d’habileté artistique pourrions-nous attendre d’animaux si rudement menés ? « hard driven animals »... Beaucoup d’entre eux exécutent autant d’ouvrage en quatre jours qu’un Français dans cinq ou six. Mais si les Anglais sont forcés de travailler comme des bêtes de somme, il est à craindre qu’ils ne tombent (degenerate) encore au-dessous des Français. Si notre peuple est renommé par sa bravoure dans la guerre, ne disons-nous pas que ceci est dû d’un côté au bon roastbeef anglais et au pudding qu’il a dans le ventre, et de l’autre à son esprit de liberté constitutionnelle ? Et pourquoi l’ingéniosité, l’énergie et l’habileté de nos artisans et ouvriers de manufactures ne proviendraient-elles pas de la liberté avec laquelle ils s’amusent à leur façon ? J’espère qu’ils ne perdront jamais ces privilèges ni le bon genre de vie d’où découlent également leur habileté au travail et leur courage [20]. »

Voici ce que répond l’auteur de l’Essay on Trade and Commerce :

« Si c’est en vertu d’une ordonnance divine que le septième jour de la semaine est fêté, il en résulte évidemment que les autres jours appartiennent au travail (il veut dire au capital, ainsi qu’on va le voir plus loin), et contraindre à exécuter ce commandement de Dieu n’est point un acte que l’on puisse traiter de cruel. L’homme, en général, est porté par nature à rester oisif et à prendre ses aises ; nous en faisons la fatale expérience dans la conduite de notre plèbe manufacturière, qui ne travaille pas en moyenne plus de quatre jours par semaine, sauf le cas d’un enchérissement des moyens de subsistance... Supposons qu’un boisseau de froment représente tous les moyens de subsistance du travailleur, qu’il coûte cinq shillings et que le travailleur gagne un shilling tous les jours. Dans ce cas il n’a besoin de travailler que cinq jours par semaine ; quatre seulement, si le boisseau coûte quatre shillings. Mais comme le salaire, dans ce royaume, est beaucoup plus élevé en comparaison du prix des subsistances, l’ouvrier de manufacture qui travaille quatre jours possède un excédent d’argent avec lequel il vit sans rien faire le reste de la semaine... J’espère avoir assez dit pour faire voir clairement qu’un travail modéré de six jours par semaine n’est point un esclavage. Nos ouvriers agricoles font cela, et d’après ce qu’il paraît, ils sont les plus heureux des travailleurs (labouring poor) [21]. Les Hollandais font de même dans les manufactures et paraissent être un peuple très heureux. Les Français, sauf qu’ils ont un grand nombre de jours fériés, travaillent également toute la semaine [22]... Mais notre plèbe manufacturière s’est mis dans la tête l’idée fixe qu’en qualité d’Anglais tous les individus qui la composent ont par droit de naissance le privilège d’être plus libres et plus indépendants que les ouvriers de n’importe quel autre pays de l’Europe. Cette idée peut avoir son utilité pour les soldats, dont elle stimule la bravoure, mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus, mieux cela vaut pour eux-mêmes et pour l’État. Des ouvriers ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs. Il est extrêmement dangereux d’encourager de pareils engouements dans un Etat commercial comme le nôtre, où peut-être les sept huitièmes de la population n’ont que peu ou pas du tout de propriété [23]. La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l’industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu’ils gagnent maintenant en quatre [24]. »

Dans ce but, ainsi que pour extirper la paresse, la licence, les rêvasseries de liberté chimérique, et de plus, pour « diminuer la taxe des pauvres, activer l’esprit d’industrie et faire baisser le prix du travail dans les manufactures », notre fidèle champion du capital propose un excellent moyen, et quel est-il ? C’est d’incarcérer les travailleurs qui sont à la charge de la bienfaisance publique, en un mot les pauvres, dans une maison idéale de travail « an ideal Workhouse ». Cette maison doit être une maison de terreur (house of terror). Dans cet idéal de Workhouse, on fera travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que le temps des repas soustrait, il reste douze heures de travail pleines et entières [25].

Douze heures de travail par jour, tel est l’idéal, le nec plus ultra dans le Workhouse modèle, dans la maison de terreur de 1770 ! Soixante-trois ans plus tard, en 1833, quand le Parlement anglais réduisit dans quatre industries manufacturières la journée de travail pour les enfants de treize ans à dix-huit ans à douze heures de travail pleines, il sembla que le glas de l’industrie anglaise sonnerait. En 1852, quand Louis Bonaparte, pour s’assurer la bourgeoisie, voulut toucher à la journée de travail légale, la population ouvrière française cria tout d’une voix : « La loi qui réduit à douze heures la journée de travail est le seul bien qui nous soit resté de la législation de la République [26]. » A Zurich, le travail des enfants au-dessous de dix ans a été réduit à douze heures ; dans l’Argovie le travail des enfants entre treize et seize ans a été réduit, en 1862, de douze heures et demie à douze ; il en a été de même en Autriche, en 1860, pour les enfants entre quinze et seize ans [27]. « Quel progrès, depuis 1770 ! s’écrierait Macaulay avec « exultation ».

La « maison de terreur » pour les pauvres que l’âme du capital rêvait encore en 1770, se réalisa quelques années plus tard dans la gigantesque « maison de travail » bâtie pour les ouvriers manufacturiers, son nom était Fabrique, et l’idéal avait pâli devant la réalité.

Notes

[1] En Angleterre, par exemple, on voit de temps à autre dans les districts ruraux quelque ouvrier condamné à la prison pour avoir profané le sabbat en travaillant devant sa maison dans son petit jardin. Le même ouvrier est puni pour rupture de contrat, s’il s’absente le dimanche de la fabrique, papeterie, verrerie, etc., même par dévotion. Le Parlement orthodoxe ne s’inquiète pas de la profanation du sabbat quand elle a lieu en l’honneur et dans l’intérêt du Dieu Capital. Dans un mémoire des journaliers de Londres employés chez des marchands de poisson et de volaille, où l’abolition du travail du dimanche est demandée (août 1863), il est dit que leur travail dure en moyenne quinze heures chacun des six premiers jours de la semaine et huit à dix heures le dimanche. On voit par ce mémoire que c’est surtout la gourmandise délicate des bigots aristocratiques de Exeter Hall qui encourage cette profanation du jour du Seigneur. Ces saints personnages si zélés « in cute curanda », autrement dit, dans le soin de leur peau, attestent leur qualité de chrétien par la résignation avec laquelle ils supportent le travail excessif, la faim et les privations d’autrui. Obsequium ventris istis (c’est-à-dire aux travailleurs) perniciosius est.

[2] « Nous avons donné dans nos rapports antérieurs l’opinion de plusieurs manufacturiers expérimentés au sujet des heures de travail extra... il est certain que d’après eux ces heures tendent à épuiser prématurément la force de travail de l’homme. » (L.c., 64, p. XIII.)

[3] Cairns, l.c., p.110, 111.

[4] John Ward : History of the Borough of Stoke-upon-Trent. London, 1843, p.42.

[5] Discours de Ferrand à la Chambre des communes, du 27 avril 1863.

[6] « That the manufacturers would absorb it and use it up. Those were the very words used by the cotton manufacturers. » L.c.

[7] L.c. M. Villiers, malgré la meilleure volonté du monde, était « légalement » forcé de repousser la demande des fabricants. Ces messieurs atteignirent néanmoins leur but grâce à la complaisance des administrations locales. M. A. Redgrave, inspecteur de fabrique, assure que cette fois le système d’après lequel les orphelins et les enfants des pauvres sont traités « légalement » comme apprentis ne fut pas accompagné des mêmes abus que par le passé. (Voy. sur ces abus Fred. Engels, l.c.) Dans un cas néanmoins « on abusa du système à l’égard de jeunes filles et de jeunes femmes qui des districts agricoles de l’Écosse furent conduites dans le Lancashire et le Cheshire... » - Dans ce système le fabricant passe un traité avec les administrateurs dos maisons de pauvres pour un temps déterminé. Il nourrit, habille et loge les enfants et leur donne un petit supplément en argent. Une remarque de M. Redgrave, que nous citons plus loin, paraît assez étrange, si l’on prend en considération que parmi les époques de prospérité de l’industrie cotonnière anglaise l’année 1860 brille entre toutes et que les salaires étaient alors très élevés, parce que la demande extraordinaire de travail rencontrait toutes sortes de difficultés. L’Irlande était dépeuplée ; les districts agricoles d’Angleterre et d’Écosse se vidaient par suite d’une émigration sans exemple pour l’Australie et l’Amérique ; dans quelques districts agricoles anglais régnait une diminution positive de la population qui avait pour causes en partie une restriction voulue et obtenue de la puissance génératrice et en partie l’épuisement de la population disponible déjà effectué par les trafiquants de chair humaine. Et malgré tout cela M. Redgrave nous dit : « Ce genre de travail (celui des enfants des hospices) n’est recherché que lorsqu’on ne peut pas en trouver d’autre, car c’est un travail qui coûte cher (high priced labour). Le salaire ordinaire pour un garçon de treize ans est d’environ quatre shillings (5 F) par semaine. Mais loger, habiller, nourrir cinquante ou cent de ces enfants, les surveiller convenablement, les pourvoir des soins médicaux et leur donner encore une petite paie en monnaie, c’est une chose infaisable pour quatre shillings par tête et par semaine. » (Report of the Insp. of Factories for 30 th, April 1862, p.27.) M. Redgrave oublie de nous dire comment l’ouvrier lui-même pourra s’acquitter de tout cela à l’égard de ses enfants avec leurs quatre shillings de salaire, si le fabricant ne le peut pas pour cinquante ou cent enfants qui sont logés, nourris et surveillés en commun. - Pour prévenir toute fausse conclusion que l’on pourrait tirer du texte, je dois faire remarquer ici que l’industrie cotonnière anglaise, depuis qu’elle est soumise au Factory Act de 1850, à son règlement du temps de travail, etc., peut être considérée comme l’industrie modèle en Angleterre. L’ouvrier anglais dans cette industrie est sous tous les rapports dans une condition supérieure à celle de son compagnon de peine sur le continent. « L’ouvrier de fabrique prussien travaille au moins dix heures de plus par semaine que son rival anglais, et quand il est occupé chez lui à son propre métier, ses heures de travail n’ont même plus de limite. » (Rap. of Insp. of Fact. 31 Oct. 1855, p.103). L’inspecteur Redgrave cité plus haut fit un voyage sur le continent après l’exposition industrielle de 1851, spécialement en France et en Prusse, pour y étudier la situation manufacturière de ces deux pays. « L’ouvrier des manufactures prussiennes, nous dit-il, obtient un salaire suffisant pour le genre de nourriture simple et le peu de confort auxquels il est habitué et dont il se trouve satisfait... il vit plus mal et travaille plus durement que son rival anglais. » (Rep. of Insp. of Fact. 31 Oct. 1853, p.85.)

[8] « Les travailleurs soumis à un travail excessif meurent avec une rapidité surprenante ; mais les places de ceux qui périssent sont aussitôt remplies de nouveau, et un changement fréquent des personnes ne produit aucune modification sur la scène. » England and America, London, 1833 (par E. G. Wakefield).

[9] Voy. « Public Health. Sixth Report of the Médical Officer of the Privy Council, 1863, » publié à Londres en 1864. Ce rapport traite des travailleurs agricoles. « On a présenté le comté de Sutherland comme un comté où on a fait de grandes améliorations ; mais de nouvelles recherches ont prouvé que dans ces districts autrefois renommés pour la beauté des hommes et la bravoure des soldats, les habitants dégénérés ne forment plus qu’une race amaigrie et détériorée. Dans les endroits les plus sains, sur le penchant des collines qui regardent la mer, les visages de leurs enfants sont aussi amincis et aussi pâles que ceux que l’on peut rencontrer dans l’atmosphère corrompue d’une impasse de Londres. » (Thornton, l.c., p. 74, 75.) Ils ressemblent en réalité aux trente mille « gallant Highlanders » que Glasgow fourre dans ses « wynds and closes » et accouple avec des voleurs et des prostituées.

[10] « Quoique la santé de la population soit un élément important du capital national, nous craignons d’être obligés d’avouer que les capitalistes ne sont pas disposés à conserver ce trésor et à l’apprécier à sa valeur. Les fabricants ont été contraints d’avoir des ménagements pour la santé du travailleur. » (Times, octobre 1861.) « Les hommes du West Riding sont devenus les fabricants de drap de l’humanité entière, la santé du peuple des travailleurs a été sacrifiée et deux générations auraient suffi pour faire dégénérer la race, s’il ne s’était pas opéré une réaction. Les heures de travail des enfants ont été limitées, etc. » (Report of the Registrar Général for October 1861.)

[11] Paroles de Goethe.

[12] C’est pourquoi nous trouvons, par exemple, qu’au commencement de l’année 1863 vingt-six propriétaires de poteries importantes dans le Staffordshire, parmi lesquels MM. J. Wedgwood et fils, pétitionnaient dans un mémoire pour l’intervention autoritaire de l’État. « La concurrence avec les autres capitalistes ne nous permet pas de limiter volontairement le temps de travail des enfants, etc. » - « Si fort que nous déplorions les maux que nous venons de mentionner, il serait impossible de les empêcher au moyen de n’importe quelle espèce d’entente entre les fabricants... Tout bien considéré, nous sommes arrivés à la conviction qu’une loi coercitive est nécessaire. » Children’s Emp. Comm. Rep. 1, 1863, p.322. - Voici un exemple plus remarquable et de date toute récente ! L’élévation des prix du coton dans une époque d’activité industrielle fiévreuse avait engagé les propriétaires des manufactures de Blackburn à diminuer, d’une commune entente, le temps de travail dans leurs fabriques pendant une période déterminée, dont le terme arriva vers la fin de novembre 1871. Sur ces entrefaites les fabricants plus riches, à la fois manufacturiers et filateurs, mirent à profit le ralentissement de la production occasionné par cette entente, pour faire travailler à mort chez eux, étendre leurs propres affaires et réaliser de grands profits aux dépens des petits manufacturiers. Ces derniers aux abois firent appel aux ouvriers, les excitèrent à mener vivement et sérieusement l’agitation des neuf heures et promirent de contribuer à ce but de leur propre argent !

[13] Ces statuts du travail que l’on trouve aussi en France, dans les Pays-Bas, etc., ne furent abolis en Angleterre formellement qu’en 1813. Depuis longtemps les conditions de la production les avaient rendus surannés.

[14] « Aucun enfant au-dessous de douze ans ne doit être employé dans un établissement manufacturier quelconque plus de dix heures par jour. » General Statures of Massachusetts, 63, ch.12. (Les ordonnances ont été publiées de 1836 à 1858.) « Le travail exécuté pendant une période de dix heures par jour dans les manufactures de coton, de laine, de soie, de papier, de verres et de lin, ainsi que dans les établissements métallurgiques doit être considéré comme journée de travail légale. Il est arrêté que désormais aucun mineur engagé dans une fabrique, ne doit être employé au travail plus de dix heures par jour ou soixante heures par semaine, et que désormais aucun mineur ne doit être admis comme ouvrier au-dessous de dix ans dans n’importe quelle fabrique de cet Etat. » State of New Jersey. An act to limit the hours of abour, etc., 61 et 52 (loi du 11 mars 1855). « Aucun mineur qui a atteint l’âge de douze ans et pas encore celui de quinze, ne doit être employé dans un établissement manufacturier plus de onze heures par jour, ni avant 5 heures du matin, ni après 7 h 30 du soir. » Revised Statutes of Rhode Island, etc., chap. xxxix, § 23, (I° juillet 1857).

[15] Sophisms of Free Trade, 7° édit. Lond. 1850, p.205. Le même Tory en convient d’ailleurs : « Les actes du Parlement sur le règlement des salaires faits contre les ouvriers en faveur de ceux qui les emploient, durèrent la longue période de quatre cent soixante-quatre ans. La population augmenta. Ces lois devinrent superflues et importunes. » (L.c., p.206.)

[16] J. Wade fait à propos de ce statut une remarque fort juste : « Il résulte du statut de 1496 que la nourriture comptait comme l’équivalent du tiers de ce que recevait l’ouvrier, et des deux tiers de ce que recevait le travailleur agricole. Cela témoigne d’un plus haut degré d’indépendance parmi les travailleurs que celui qui règne aujourd’hui ; car la nourriture des ouvriers de n’importe quelle classe, représente maintenant une fraction bien plus élevée de leur salaire. » (J. Wade, l.c., p. 24, 25 et 577.) Pour réfuter l’opinion d’après laquelle cette différence serait due à la différence par exemple du rapport de prix entre les aliments et les vêtements, alors et aujourd’hui, il suffit de jeter le moindre coup d’œil sur le Chronicon Pretiosurn, etc., par l’évêque Fletwood, I° édit. London, 1707. 2° édit. London, 1745.

[17] W. Petty : Political Anatomy of Ireland, 1672, édit. 1691, p.10.

[18] A discussion on the Necessity of Encouraging rnechanick Industry, London, 1689, p. 13. Macaulay qui a falsifié l’histoire d’Angleterre dans l’intérêt Whig et bourgeois, se livre à la déclamation suivante : « L’usage de faire travailler les enfants prématurément, régnait au XVII° siècle à un degré presque incroyable pour l’état de l’industrie d’alors. A Norwich, le siège principal de l’industrie cotonnière, un enfant de six ans était censé capable de travail. Divers écrivains de ce temps, dont quelques-uns passaient pour extrêmement bien intentionnés, mentionnent avec enthousiasme, « exultation » le fait que, dans cette ville seule, les garçons et les jeunes filles créaient une richesse qui dépassait chaque année de douze mille livres sterling les frais de leur propre entretien. Plus nous examinons attentivement l’histoire du passé, plus nous trouvons de motifs pour rejeter l’opinion de ceux qui prétendent que notre époque est fertile en maux nouveaux dans la société. Ce qui est vraiment nouveau, c’est l’intelligence qui découvre le mal, et l’humanité qui le soulage. » (History of England, v. I p. 419.) Macaulay aurait pu rapporter encore qu’au XVII° siècle des amis du commerce « extrêmement bien intentionnés » racontent avec « exultation » comment, dans un hôpital de Hollande un enfant de quatre ans fut employé au travail, et comment cet exemple de « vertu mise en pratique » fut cité pour modèle dans tous les écrits des humanitaires à la Macaulay, jusqu’au temps d’Adam Smith. Il est juste de dire qu’à mesure que la manufacture prit la place du métier, on trouve des traces de l’exploitation des enfants. Cette exploitation a existé de tout temps dans une certaine mesure chez le paysan, d’autant plus développée, que le joug qui pèse sur lui est plus dur. La tendance du capital n’est point méconnaissable ; mais les faits restent encore aussi isolés que le phénomène des enfants à deux têtes. C’est pourquoi ils sont signalés avec « exultation » par des « amis du commerce » clairvoyants, comme quelque chose de particulièrement digne d’admiration, et recommandés à l’imitation des contemporains et de la postérité. Le même sycophante écossais, le beau diseur Macaulay ajoute : « On n’entend parler aujourd’hui que de rétrogradation, et l’on ne voit que progrès. » Quels yeux et surtout quelles oreilles !

[19] Parmi les accusateurs de la classe ouvrière, le plus enragé est l’auteur anonyme de I’écrit mentionne dans le texte : An Essay on Trade and Commerce containing Observations on Taxation, etc., London, 1770. Il avait déjà préludé dans un autre ouvrage : Considerations on Taxes, London, 1765. Sur la même ligne vient de suite le faiseur de statistiques, Polonius Arthur Young. Parmi les défenseurs on trouve au premier rang Jacob Vanderlint, dans son ouvrage Money answers ail things. London, 1734 ; Rev. Nathaniel Forster, D. D, dans An Enquiry into the Causes of the Prescrit Price of Provisions. London, 1766 ; Dr Price, et aussi Postlethwaite dans un supplément à son « Universal Dictionary of Trade and Commerce », et dans : Great Britain’s Commercial Interest explained and improved, 2° édit. London, 1775. Les faits eux-mêmes sont constatés par beaucoup d’autres auteurs contemporains, entre autres, par Rev. Josiah Tucker.

[20] Postlethwaite, l.c., First Preliminary Discourse, p.4.

[21] An Essay, etc. Il nous raconte lui-même, p.96, en quoi consistait déjà en 1770 « le bonheur » des laboureurs anglais. « Leurs forces de travail (their working powers) sont tendues à l’extrême (on the stretch) ; ils ne peuvent pas vivre à meilleur marché qu’ils ne font (they cannot live cheaper than they do), ni travailler plus durement (nor work harder). »

[22] Le protestantisme joue déjà par la transformation qu’il opère de presque tous les jours fériés en jours ouvrables, un rôle important dans la genèse du capital.

[23] An Essay, etc., p.15, 57, passim.

[24] L.c., p.69. Jacob Vanderlint déclarait déjà en 1734, que tout le secret des plaintes des capitalistes à propos de la fainéantise de la population ouvrière n’avait qu’ un motif, la revendication de six jours de travail au lieu de quatre pour le même salaire.

[25] L. c., p. 260 : « Such ideal workhouse must be made an House of Terror and not an asylum for the poor, etc. In this ideal Workhouse the poor shall work fourteen hours, in a day, allowing proper time for rneals, in such manner that there shall rernain twelve hours of neat labour. » Les Français, dit-il, rient de nos idées enthousiastes de liberté. (L.c., p. 78.)

[26] Report of Insp. of. Fact., 31 oct. 1856, p.80. La loi française des douze heures du 5 septembre 1850, édition bourgeoise du décret du gouvernement provisoire du 2 mars 1848, s’étend à tous les ateliers sans distinction. Avant cette loi, la journée de travail en France n’avait pas de limites. Elle durait dans les fabriques quatorze, quinze heures et davantage. Voy. : Des classes ouvrières en France, pendant l’année 1848, par M. Blanqui, l’économiste, non le révolutionnaire, qui avait été chargé par le gouvernement d’une enquête sur la situation des travailleurs.

[27] En ce qui regarde le règlement de la journée de travail, la Belgique maintient son rang d’Etat bourgeois modèle. Lord Howard de Welden, plénipotentiaire anglais à la cour de Bruxelles, écrit dans un rapport au Foreign Office du 12 mai 1862 : « Le ministre Rogier m’a déclaré que le travail des enfants n’était limité ni par une loi générale, ni par des règlements locaux ; que le gouvernement, pendant les trois dernières années, avait eu le dessein à chaque session, de présenter aux Chambres une loi à ce sujet, mais que toujours il avait trouvé un obstacle invincible dans l’inquiétude jalouse qu’inspire toute Iégislation qui ne repose pas sur le principe de liberté absolue du travail. » Les soi-disant « socialistes belges », ne font que répéter, sous une forme amphigourique, ce mot d’ordre donné par leur bourgeoisie !

Limitation légale du temps de travail – la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864 :

Après des siècles d’efforts quand le capital fut parvenu à prolonger la journée de travail jusqu’à sa limite normale maxima et au-delà jusqu’aux limites du jour naturel de douze heures [1], alors la naissance de la grande industrie amena dans le dernier tiers du XVIII° siècle une perturbation violente qui emporta comme une avalanche toute barrière imposée par la nature et les mœurs, l’âge et le sexe, le jour et la nuit. Les notions mêmes de jour et de nuit, d’une simplicité rustique dans les anciens statuts, s’obscurcirent tellement qu’en l’an de grâce 1860, un juge anglais dut faire preuve d’une sagacité talmudique pour pouvoir décider « en connaissance de cause » ce qu’était la nuit et ce qu’était le jour. Le capital était en pleine orgie [2].
Dès que la classe ouvrière abasourdie par le tapage de la production fut tant soit peu revenue à elle-même, sa résistance commença, et tout d’abord dans le pays même où s’implantait la grande industrie, c’est-à-dire en Angleterre, Mais pendant trente ans les concessions qu’elle arracha restèrent purement nominales. De 1802 à 1833 le Parlement émit trois lois sur le travail, mais il eut bien soin de ne pas voter un centime pour les faire exécuter [3], aussi restèrent-elles lettre morte. « Le fait est qu’avant la loi de 1833, les enfants et les adolescents étaient excédés de travail (were worked) toute la nuit, tout le jour, jour et nuit ad libitum [4]. »

C’est seulement à partir du Factory Act de 1833 s’appliquant aux manufactures de coton, de laine, de lin et de soie que date pour l’industrie moderne une journée de travail normale. Rien ne caractérise mieux l’esprit du capital que l’histoire de la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864.

La loi de 1833 déclare

« que la journée de travail ordinaire dans les fabriques doit commencer à 5 h 30 du matin et finir à 8 h 30 du soir. Entre ces limites qui embrassent une période de quinze heures, il est légal d’employer des adolescents (young persons, c’est-à-dire des personnes entre treize et dix-huit ans), dans n’importe quelle partie du jour ; mais il est sous-entendu qu’individuellement personne de cette catégorie ne doit travailler plus de douze heures dans un jour, à l’exception de certains cas spéciaux et prévus. »

Le sixième article de cette loi arrête

« que dans le cours de chaque journée il doit être accordé à chaque adolescent dont le temps de travail est limité, une heure et demie au moins pour les repas ».

L’emploi des enfants au-dessus de neuf ans, sauf une exception que nous mentionnerons plus tard, fut interdit : le travail des enfants de neuf à treize ans fut limité à huit heures par jour. Le travail de nuit, c’est-à-dire d’après cette loi, le travail entre 8 h 30 du soir et 5 h 30 du matin, fut interdit pour toute personne entre neuf et dix-huit ans.
Les législateurs étaient si éloignés de vouloir toucher à la liberté du capital dans son exploitation de la force de travail adulte, ou suivant leur manière de parler, à la liberté du travail, qu’ils créèrent un système particulier pour prévenir les conséquences effroyables qu’aurait pu avoir en ce sens le Factory Act.

« Le plus grand vice du système des fabriques, tel qu’il est organisé à présent, est-il dit dans le premier rapport du conseil central de la commission du 25 juin 1833, c’est qu’il crée la nécessité de mesurer la journée des enfants à la longueur de celle des adultes. Pour corriger ce vice sans diminuer le travail de ces derniers, ce qui produirait un mal plus grand que celui qu’il s’agit de prévenir, le meilleur plan à suivre semble être d’employer une double série d’enfants. »

Sous le nom de système des relais (system of relays, ce mot désigne en anglais comme en français le changement des chevaux de poste à différentes stations), ce plan fut donc exécuté, de telle sorte par exemple que de 5 h 30 du matin jusqu’à 1 h 30 de l’après-midi une série d’enfants entre neuf et treize ans fut attelée au travail, et une autre série de 1 h 30 de l’après-midi jusqu’à 8 h 30 du soir et ainsi de suite.

Pour récompenser messieurs les fabricants d’avoir ignoré de la façon la plus insolente toutes les lois promulguées sur le travail des enfants pendant les vingt-deux dernières années, on se crut obligé de leur dorer encore la pilule. Le Parlement arrêta qu’après le I° mars 1834 aucun enfant au-dessous de onze ans, après le I° mars 1835 aucun enfant au-dessous de douze ans, et après le I° mars 1836 aucun enfant au-dessous de treize ans ne devrait travailler plus de huit heures dans une fabrique. Ce « libéralisme » si plein d’égards pour le capital méritait d’autant plus de reconnaissance que le Dr Farre, Sir A. Carlisle, Sir C. Bell, M. Guthrie, etc., en un mot les premiers médecins et chirurgiens de Londres avaient déclaré dans leurs dépositions comme témoins devant la Chambre des communes que tout retard était un danger, periculum in mora ! Le docteur Farre s’exprima d’une façon encore plus brutale : « Il faut une législation, s’écria-t-il, pour empêcher que la mort puisse être infligée prématurément sous n’importe quelle forme et celle dont nous parlons (celle à la mode dans les fabriques) doit être assurément regardée comme une des méthodes les plus cruelles de l’infliger [5]. » Le Parlement « réformé » qui, par tendresse pour messieurs les fabricants, condamnait pour de longues années encore des enfants au-dessous de treize ans, à soixantedouze heures de travail par semaine dans l’enfer de la fabrique, ce même Parlement, dans l’acte d’émancipation où il versait aussi la liberté goutte à goutte, défendait de prime abord aux planteurs de faire travailler aucun esclave nègre plus de quarante-cinq heures par semaine.

Mais le capital parfaitement insensible à toutes ces concessions, commença alors à s’agiter bruyamment et ouvrit une nouvelle campagne qui dura plusieurs années. De quoi s’agissait-il ? De déterminer l’âge des catégories qui sous le nom d’enfants ne devaient travailler que huit heures et étaient de plus obligées à fréquenter l’école. L’anthropologie capitaliste décréta que l’enfance ne devait durer que jusqu’à dix ans, tout au plus jusqu’à onze. Plus s’approchait le terme fixé pour l’entière mise en vigueur de l’acte de fabrique, la fatale année 1836, plus les fabricants faisaient rage. Ils parvinrent en fait à intimider le gouvernement à tel point que celui-ci proposa en 1835 d’abaisser la limite d’âge des enfants de treize à douze. Sur ces entrefaites la pression du dehors (pressure from without) devenait de plus en plus menaçante. La Chambre des communes sentit le cœur lui manquer. Elle refusa de jeter plus de huit heures par jour des enfants de treize ans sous la roue du Jagernaut capitaliste, et l’acte de 1833 fut appliqué. Il ne subit aucune modification jusqu’au mois de juin 1844.

Pendant les dix ans qu’il régla, d’abord en partie, puis complètement le travail des fabriques, les rapports officiels des inspecteurs fourmillent de plaintes concernant l’impossibilité de son exécution. Comme la loi de 1833 permettait aux seigneurs du capital de disposer des quinze heures comprises entre 5 h 30 du matin et 8 h 30 du soir, de faire commencer, interrompre ou finir le travail de douze ou de huit heures par tout enfant, et tout adolescent à n’importe quel moment, et même d’assigner aux diverses personnes des heures diverses pour les repas, ces messieurs inventèrent bientôt un « nouveau système de relais » d’après lequel les chevaux de peine au lieu d’être remplacés à des stations fixes étaient attelés toujours de nouveau à des stations nouvelles. Nous ne nous arrêterons pas à contempler la perfection de ce système, parce que nous devons y revenir plus tard. Mais on peut voir du premier coup d’œil qu’il supprimait entièrement la loi de fabrique, n’en respectant ni l’esprit ni la lettre. Comment les inspecteurs auraient-ils pu faire exécuter les articles de la loi concernant le temps de travail et les repas avec cette tenue de livres si complexe pour chaque enfant et chaque adolescent ? Dans un grand nombre de fabriques la même brutalité et le même scandale reprirent leur règne. Dans une entrevue avec le ministre de l’Intérieur (1844) les inspecteurs de fabrique démontrèrent l’impossibilité de tout contrôle avec le système de relais nouvellement mis en pratique[6]. Cependant les circonstances s’étaient grandement modifiées. Les ouvriers manufacturiers, surtout depuis 1838, avaient fait du bill des dix heures leur cri de ralliement économique, comme ils avaient fait de la Charte leur cri de ralliement politique. Même des fabricants qui avaient réglé leurs fabriques d’après la loi de 1833, adressèrent au Parlement mémoire sur mémoire pour dénoncer la « concurrence » immorale des « faux frères » auxquels plus d’impudence et des circonstances locales plus favorables permettaient de violer la loi. De plus, en dépit du désir que tout fabricant avait de lâcher bride à sa cupidité native, leur classe recevait comme mot d’ordre de ses directeurs politiques, de changer de manières et de langage à l’égard des ouvriers. Elle avait besoin en effet de leur appui pour triompher dans la campagne qui venait de s’ouvrir pour l’abolition de la loi sur les céréales. On promit donc non seulement de « doubler la ration de pain », mais encore d’appuyer le bill des dix heures, lequel ferait désormais partie du règne millénaire du libre-échange [7]. Dans ces circonstances il aurait été par trop imprudent de venir combattre une mesure seulement destinée à faire de la loi de 1833 une vérité. Menacés enfin dans leur intérêt le plus sacré, la rente foncière, les aristocrates furieux tonnèrent philanthropiquement contre les « abominables pratiques [8] » de leurs ennemis bourgeois.

Telle fut l’origine du Factory Act additionnel du 7 juin 1844, qui entra en vigueur le 10 septembre de la même année. Il place sous la protection de la loi une nouvelle catégorie de travailleurs, savoir les femmes au-dessus de dix-huit ans. Elles furent mises à tous égards sur un pied d’égalité avec les adolescents ; leur temps de travail fut limité à douze heures, le travail de nuit leur fut interdit, etc. Pour la première fois la législation se vit contrainte de contrôler directement et officiellement le travail de personnes majeures. Dans le rapport de fabrique de 1844-45 il est dit ironiquement : « Jusqu’ici nous n’avons point connaissance que des femmes parvenues à majorité se soient plaintes une seule fois de cette atteinte portée à leurs droits [9]. » Le travail des enfants au-dessous de treize ans fut réduit à six heures et demie par jour et, dans certains cas, à sept heures [10].

Pour écarter les abus du « faux système de relais », la loi établit quelques règlements de détail d’une grande importance, entre autres les suivants :

« La journée de travail pour enfants et adolescents doit être comptée à partir du moment où, soit un enfant soit un adolescent, commence à travailler le matin dans la fabrique. »

De sorte que si A par exemple commence son travail à 8 heures du matin et B à 10 heures, la journée de travail pour B doit finir à la même heure que pour A.

« Le commencement de la journée de travail doit être indiqué par une horloge publique, par l’horloge au chemin de fer voisin par exemple, sur lequel la cloche de la fabrique doit se régler. Il faut que le fabricant affiche dans la fabrique un avis imprimé en grosses lettres dans lequel se trouvent fixés le commencement, la fin et les pauses de la journée de travail. Les enfants qui commencent leur travail avant midi ne doivent plus être employés après 1 heure de l’après-midi. La série d’après-midi sera donc composée d’autres enfants que celle du matin. L’heure et demie pour les repas doit être octroyée à tous les travailleurs protégés par la foi aux mêmes périodes du jour, une heure au moins avant 3 heures de l’après-midi. Aucun enfant, ou adolescent ne doit être employé avant 1 heure de l’après-midi plus de cinq heures sans une pause d’une demi-heure au moins pour leur repas. Aucun enfant, adolescent, ou femme, ne doit rester pendant un repas quelconque dans l’atelier de la fabrique, tant qu’il s’y fait n’importe quelle opération, etc. »

On le voit, ces édits minutieux, qui règlent militairement et au son de la cloche la période, les limites et les pauses du travail, ne furent point le produit d’une fantaisie parlementaire. Ils naquirent des circonstances et se développèrent peu à peu comme lois naturelles du mode de production moderne. Il fallut une longue lutte sociale entre les classes avant qu’ils fussent formulés, reconnus officiellement et promulgués au nom de l’Etat. Une de leurs conséquences les plus immédiates fut que, dans la pratique, la journée de travail des ouvriers mâles adultes se trouva du même coup limitée, parce que dans la plupart des travaux de la grande industrie la coopération d’enfants, d’adolescents et de femmes est indispensable. La journée de travail de douze heures resta donc en vigueur généralement et uniformément pendant la période de 1844-47 dans toutes les fabriques soumises à la législation manufacturière.

Les fabricants ne permirent pas néanmoins ce « progrès », sans qu’il fût compensé par un « recul ». Sur leurs instances la Chambre des communes réduisit de neuf à huit ans l’âge minimum des exploitables, pour assurer au capital « l’approvisionnement additionnel d’enfants de fabrique », qui lui est dû de par Dieu et de par la Loi [11].

Les années 1846-47 font époque dans l’histoire économique de l’Angleterre. Abrogation de la loi des céréales, abolition des droits d’entrée sur le coton et autres matières premières, proclamation du libre-échange comme guide de la législation commerciale ! En un mot le règne millénaire commençait à poindre. D’autre part c’est dans les mêmes années que le mouvement chartiste et l’agitation des dix heures atteignirent leur point culminant. Ils trouvèrent des alliés dans les Tories qui ne respiraient que vengeance. Malgré la résistance fanatique de l’armée libre-échangiste parjure, en tête de laquelle marchaient Bright et Cobden, le bill des dix heures, objet de tant de luttes, fut adopté par le Parlement.

La nouvelle loi sur les fabriques du 8 juin 1847 établit qu’au 1° juillet de la même année la journée de travail serait préalablement réduite à onze heures pour « les adolescents » (de treize à dix-huit ans) et pour toutes les ouvrières, mais qu’au 1° mai 1848 aurait lieu la limitation définitive à dix heures. Pour le reste ce n’était qu’un amendement des lois de 1833 et 1844.

Le capital entreprit alors une campagne préliminaire dont le but était d’empêcher la mise en pratique de la loi au 1° mai 1848. C’étaient les travailleurs eux-mêmes qui censés instruits par l’expérience devaient, d’après le plan des maîtres, servir d’auxiliaires pour la destruction de leur propre ouvrage. Le moment était habilement choisi. « On doit se souvenir que par suite de la terrible crise de 1846-47, il régnait une profonde misère, provenant de ce qu’un grand nombre de fabriques avaient raccourci le travail et que d’autres l’avaient complètement suspendu. Beaucoup d’ouvriers se trouvaient dans la gêne et étaient endettés. Il y avait donc toute apparence qu’ils accepteraient volontiers un surcroît de travail pour réparer leurs pertes passées, payer leurs dettes, retirer leurs meubles engagés, remplacer leurs effets vendus, acheter de nouveaux vêtements pour eux mêmes et pour leurs familles, etc., [12]. » Messieurs les fabricants cherchèrent à augmenter l’effet naturel de ces circonstances en abaissant d’une manière générale le salaire de dix pour cent. C’était pour payer la bienvenue de l’ère libre-échangiste. Une seconde baisse de huit un tiers pour cent se fit lors de la réduction de la journée à onze heures et une troisième de quinze pour cent quand la journée descendit définitivement à dix heures. Partout où les circonstances le permirent, les salaires furent réduits d’au moins vingt-cinq pour cent [13]. Avec des chances si heureuses on commença à semer l’agitation parmi les ouvriers pour l’abrogation de la loi de 1847. Aucun des moyens que peuvent fournir le mensonge, la séduction et la menace ne fut dédaigné ; mais tout fut inutile. On réunit à grand-peine une demi-douzaine de pétitions où des ouvriers durent se plaindre « de l’oppression qu’ils subissaient en vertu de cette loi », mais les pétitionnaires eux-mêmes déclarèrent dans leurs interrogatoires qu’on les avait contraints à donner leurs signatures, « qu’en réalité ils étaient bien opprimés, mais non point par la loi susdite [14] ». Les fabricants ne réussissant point à faire parler les ouvriers dans leur sens, se mirent eux-mêmes à crier d’autant plus haut dans la presse et dans le Parlement au nom des ouvriers. Ils dénoncèrent les inspecteurs comme une espèce de commissaires révolutionnaires qui sacrifiaient impitoyablement le malheureux travailleur à leurs fantaisies humanitaires. Cette manœuvre n’eut ’pas plus de succès que la première. L’inspecteur de fabrique, Leonhard Horner, en personne et accompagné de ses sous-inspecteurs, procéda dans le Lancashire à de nombreux interrogatoires. Environ soixante-dix pour cent des ouvriers entendus se déclarèrent pour dix heures, un nombre peu considérable pour onze heures, et enfin une minorité tout à fait insignifiante pour les douze heures anciennes [15].

Une autre manœuvre à l’amiable consista à faire travailler de douze à quinze heures les ouvriers mâles adultes et à proclamer ce fait comme la véritable expression des désirs du cœur des prolétaires. Mais

« l’impitoyable » Leonhard Horner revint de nouveau à la charge. La plupart de ceux qui travaillaient plus que le temps légal déclarèrent « qu’ils préféreraient de beaucoup travailler dix heures pour un moindre salaire, mais qu’ils n’avaient pas le choix ; un si grand nombre d’entre eux se trouvaient sans travail - tant de fileurs étaient forcés de travailler comme simples rattacheurs (piecers), que s’ils se refusaient à la prolongation du temps de travail, d’autres prendraient aussitôt leur place, de sorte que la question pour eux se formulait ainsi : ou travailler plus longtemps ou rester sur le pavé [16] ».

Le ballon d’essai du capital creva et la loi de dix heures entra en vigueur le 1° mai 1848. Mais la défaite du parti chartiste dont les chefs furent emprisonnés et l’organisation détruite, venait d’ébranler la confiance de la classe ouvrière anglaise en sa force. Bientôt après, l’insurrection de Juin à Paris, noyée dans le sang, réunit sous le même drapeau, en Angleterre comme sur le continent, toutes les fractions des classes régnantes - propriétaires fonciers et capitalistes, loups de bourse et rats de boutique, protectionnistes et libre-échangistes, gouvernement et opposition, calotins et esprits forts, jeunes catins et vieilles nonnes, et leur cri de guerre fut : sauvons la caisse, la propriété, la religion, la famille et la société. La classe ouvrière, déclarée criminelle, fut frappée d’interdiction et placée sous « la loi des suspects ». Messieurs les fabricants n’eurent plus dès lors besoin de se gêner. Ils se déclarèrent en révolte ouverte, non seulement contre la loi des dix heures, mais encore contre toute la législation qui depuis 1833 cherchait à refréner dans une certaine mesure la « libre » exploitation de la force de travail. Ce fut une rébellion esclavagiste (Proslavery Rebellion) en miniature, poursuivie pendant plus de deux ans avec l’effronterie la plus cynique, la persévérance la plus féroce et le terrorisme le plus implacable, à d’autant meilleur compte que le capitaliste révolté ne risquait que la peau de ses ouvriers.

Pour comprendre ce qui suit, il faut se souvenir que les lois de 1833, 1844 et 1847 sur le travail dans les fabriques, étaient toutes trois en vigueur, en tant du moins que l’une n’amendait pas l’autre ; qu’aucune ne limitait la journée de travail de l’ouvrier mâle âgé de plus de dix-huit ans, et que depuis 1833 la période de quinze heures, entre 5 h 30 du matin et 8 h 30 du soir, était restée le « jour » légal dans les limites duquel le travail des adolescents et des femmes, d’abord de douze heures, plus tard de dix, devait s’exécuter dans les conditions prescrites.

Les fabricants commencèrent par congédier çà et là une partie et parfois la moitié des adolescents et des ouvrières employés par eux ; puis ils rétablirent en revanche parmi les ouvriers adultes le travail de nuit presque tombé en désuétude. « La loi des dix heures, s’écrièrent-ils, ne nous laisse pas d’autre alternative [17]. »

Leur seconde agression eut pour objet les intervalles légaux prescrits pour les repas. Ecoutons les inspecteurs :

« Depuis la limitation des heures de travail à dix, les fabricants soutiennent, bien que dans la pratique ils ne poussent pas leur manière de voir à ses dernières conséquences, que s’ils font travailler, par exemple, de 9 heures du matin à 7 heures du soir, ils satisfont aux prescriptions de la loi en donnant une heure et demie pour les repas de la façon suivante : une heure le matin avant 9 heures et une demi-heure le soir après 7 heures. Dans certains cas ils accordent maintenant une demi-heure pour le dîner, mais ils prétendent en même temps que rien ne les oblige à accorder une partie quelconque de l’heure et demie légale dans le cours de la journée de travail de dix heures [18]. »

Messieurs les fabricants soutenaient donc que les articles de la loi de 1844, qui règlent si minutieusement les heures de repas, donnaient tout simplement aux ouvriers la permission de manger et de boire avant leur entrée dans la fabrique et après leur sortie, c’est-à-dire de prendre leurs repas chez eux. Pourquoi, en effet, les ouvriers ne dîneraient-ils pas avant 9 heures du matin ? Les juristes de la couronne décidèrent pourtant que, le temps prescrit pour les repas devait être accordé pendant la journée de travail réelle, par intervalles, et qu’il était illégal de faire travailler sans interruption dix heures entières, de 9 heures du matin à 7 heures du soir [19].

Après ces aimables démonstrations, le capital préluda à sa révolte par une démarche qui était conforme à la loi de 1844 et par conséquent légale.

La loi de 1844 défendait bien, passé 1 heure de l’après-midi, d’employer de nouveau les enfants de huit à treize ans qui avaient été occupés avant midi ; mais elle ne réglait en aucune manière les six heures et demie de travail des enfants qui se mettaient à l’ouvrage à midi ou plus tard. Des enfants de huit ans pouvaient donc, à partir de midi, être employés jusqu’à 1 heure, puis de 2 heures à 4 heures et enfin de 5 heures à 8 h 30, en tout six heures et demie, conformément à la loi ! Mieux encore. Pour faire coïncider leur travail avec celui des ouvriers adultes jusqu’à 8 h 30 du soir, il suffisait aux fabricants de ne leur donner aucun ouvrage avant 2 heures de l’après-midi, et de les retenir ensuite, sans interruption dans la fabrique jusqu’à 8 h 30.

« Aujourd’hui, l’on avoue expressément, que par suite de la cupidité des fabricants et de leur envie de tenir leurs machines en haleine pendant plus de dix heures, la pratique s’est glissée en Angleterre de faire travailler jusqu’à 8 h 30 du soir des enfants des deux sexes, de huit à treize ans, seuls avec les hommes, après le départ des adolescents et des femmes [20]. »

Ouvriers et inspecteurs protestèrent au nom de la morale et de l’hygiène. Mais le capital pense comme Shylock :

« Que le poids de mes actes retombe sur ma tête ! Je veux mon droit, l’exécution de mon bail et tout ce qu’il a stipulé. »

En réalité, d’après les chiffres produits devant la Chambre des communes le 26 juillet 1850, et malgré toutes les protestations, il y avait le 15 juillet 1850, trois mille sept cent quarante-deux enfants dans deux cent soixante-quinze fabriques soumis à cette « pratique » nouvelle [21]. Ce n’était pas encore assez ! L’œil de lynx du capital découvrit que la loi de 1844 défendait bien, il est vrai, de faire travailler plus de cinq heures avant midi sans une pause d’au moins trente minutes pour se restaurer, mais aussi qu’il ne prescrivait rien de pareil pour le travail postérieur. Il demanda donc et obtint la jouissance non seulement de faire trimer de 2 à 9 heures du soir, sans relâche, des enfants de huit ans, mais encore de les faire jeûner et de les affamer.

« C’est la chair qu’il me faut, disait Shylock ; ainsi le porte le billet [22]. »

Cette façon de s’accrocher à la lettre de la loi, en tant qu’elle règle le travail des enfants, n’avait pour but que de préparer la révolte ouverte contre la même loi, en tant qu’elle règle le travail des adolescents et des femmes. On se souvient que l’objet principal de cette loi était l’abolition du faux système de relais. Les fabricants commencèrent leur révolte en déclarant tout simplement que les articles de la loi de 1844 qui défendent d’employer ad libitum les adolescents et les femmes en leur faisant suspendre et reprendre leur travail à n’importe quel moment de la journée, n’étaient qu’une bagatelle comparativement tant que le temps de travail demeurait fixé, à douze heures, mais que depuis la loi des dix heures il ne fallait plus parler de s’y soumettre [23]. Ils firent donc entendre aux inspecteurs avec le plus grand sang-froid qu’ils sauraient se placer au-dessus de la lettre de la loi et rétabliraient l’ancien système de leur propre autorité [24]. Ils agissaient ainsi, du reste, dans l’intérêt même des ouvriers mal conseillés, « pour pouvoir leur payer des salaires plus élevés ». « C’était en outre le seul et unique moyen de conserver, avec la loi des dix heures, la suprématie industrielle de la GrandeBretagne [25]. » « Possible que la pratique du système des relais rende quelque peu difficile la découverte des infractions à la loi ; mais quoi ? (What of that ?) Le grand intérêt manufacturier du pays doit-il être traité par-dessous la jambe, pour épargner un peu de peine (some little trouble) aux inspecteurs de fabrique et aux sous-inspecteurs [26] ? »

Toutes ces balivernes ne produisirent naturellement aucun effet. Les inspecteurs des fabriques procédèrent juridiquement. Mais bientôt le ministre de l’Intérieur, Sir George Grey, fut tellement bombardé de pétitions des fabricants, que dans une circulaire du 5 août 1848, il recommanda aux inspecteurs « de ne point intervenir pour violation de la lettre de la loi, tant qu’il ne serait pas prouvé suffisamment qu’on avait abusé du système des relais pour faire travailler des femmes et des adolescents plus de dix heures ». Aussitôt l’inspecteur de fabrique, J. Stuart, autorisa le susdit système dans toute l’Écosse, où il refleurit de plus belle. Les inspecteurs anglais, au contraire, déclarèrent que le ministre ne possédait aucun pouvoir dictatorial qui lui permît de suspendre les lois et continuèrent à poursuivre juridiquement les rebelles.

Mais à quoi bon traîner les capitalistes à la barre de la justice, puisque les county magistrates [27] prononcent l’acquittement ? Dans ces tribunaux, messieurs les fabricants siégeaient comme juges de leur propre cause. Un exemple : un certain Eskrigge, filateur, de la raison sociale Kershaw, Leese et Cie, avait soumis à l’inspecteur de son district le plan d’un système de relais destiné à sa fabrique. Econduit avec un refus, il se tint d’abord coi. Quelques mois plus tard un individu nommé Robinson, filateur de coton également, et dont le susdit Eskrigge était le parent, sinon le Vendredi, comparaissait devant le tribunal du bourg de Stockport, pour avoir mis à exécution un plan de relais ne différant en rien de celui qu’Eskrigge avait inventé. Quatre juges siégeaient, dont trois filateurs de coton, à la tête desquels l’inventif Eskrigge. Eskrigge acquitta Robinson, puis fut d’avis que ce qui était juste pour Robinson était équitable pour Eskrigge. S’appuyant donc sur son propre arrêt, il établit immédiatement le système dans sa propre fabrique [28]. La composition de ce tribunal était déjà assurément une violation flagrante de la loi [29]. « Ce genre de farces juridiques », s’écrie l’inspecteur Howell, « exige qu’on y mette bon ordre... Ou bien accommodez la loi à ces sortes de jugements, ou bien confiez-la à un tribunal moins sujet à faillir et qui sache mettre ses décisions en accord avec elle... Dans tous les cas semblables, combien ne désire-t-on pas un juge payé [30] ! »

Les juristes de la couronne déclarèrent absurde l’interprétation donnée par les fabricants à la loi de 1844, mais les sauveurs de la société ne s’émurent pas pour si peu.

« Après avoir essayé en vain, rapporte Leonhard Horner, de faire exécuter la loi, au moyen de dix poursuites dans sept circonscriptions judiciaires différentes, et n’avoir été soutenu qu’en un seul cas par les magistrats, je regarde toute poursuite pour entorse donnée à la loi comme désormais inutile. La partie de la loi qui a été rédigée pour créer l’uniformité dans les heures de travail, n’existe plus dans le Lancashire. D’autre part mes sous-agents et moi, nous ne possédons aucun moyen de nous assurer que les fabriques, où règne le système des relais, n’occupent pas les adolescents et les femmes au-delà de dix heures. Depuis la fin d’avril 1849, il y a déjà dans mon district cent dix-huit fabriques qui travaillent d’après cette méthode et leur nombre augmente tous les jours rapidement. En général elles travaillent maintenant treize heures et demie, de 6 heures du matin à 7 h 30 du soir ; dans quelques cas quinze heures, de 5 h 30 du matin à 8 h 30 du soir [31]. » En décembre 1848, Leonhard Horner possédait déjà une liste de soixante-cinq fabricants et de vingt-neuf surveillants de fabrique qui déclaraient tous d’une voix, qu’avec le système des relais en usage, aucun système d’inspection ne pouvait empêcher le travail extra d’avoir lieu sur la plus grande échelle [32]. Les mêmes enfants et les mêmes adolescents étaient transférés (shifted) tantôt de la salle à filer dans la salle à tisser, tantôt d’une fabrique dans une autre [33]. Comment contrôler un système « qui abuse du mot relais pour mêler les « bras » comme des cartes les unes avec les autres en mille combinaisons diverses et pour varier chaque jour les heures de travail et de répit à tel point pour les différents individus, qu’un seul et même assortiment de « bras » complet ne travaille jamais à la même place et dans le même temps » [34] !

Indépendamment de l’excès de travail qu’il créait, ce susdit système de relais était un produit de la fantaisie capitaliste, tel que Fourier n’a pu le dépasser dans ses esquisses les plus humoristiques « des courtes séances » ; mais il faut dire que le système remplaçait l’attraction du travail par l’attraction du capital. il suffit, pour s’en assurer, de jeter un coup d’œil sur les cadres fournis par les fabricants, sur cette organisation que la presse honnête et modérée exaltait comme un modèle « de ce qu’un degré raisonnable de soin et de méthode peut accomplir » (what a reasonable degree of care and method can accomplish). Le personnel des travailleurs était divisé parfois en douze et quatorze catégories, dont les parties constitutives subissaient de nouveau des modifications continuelles. Pendant la période de quinze heures formant la journée de fabrique, le capital appelait l’ouvrier, maintenant pour trente minutes, puis pour une heure, et le renvoyait ensuite pour le rappeler de nouveau et le renvoyer encore, le ballottant de côté et d’autre par lambeaux de temps disséminés, sans jamais le perdre de l’œil ni de la main jusqu’à ce que le travail de dix heures fût accompli. Comme sur un théâtre les mêmes comparses avaient à paraître tour à tour dans les différentes scènes des différents actes. Mais de même qu’un acteur pendant toute la durée du drame appartient à la scène, de même les ouvriers appartenaient à la fabrique pendant quinze heures, sans compter le temps d’aller et de retour. Les heures de répit se transformaient ainsi en heures d’oisiveté forcée qui entraînaient le jeune ouvrier au cabaret et la jeune ouvrière au bordel. Chaque fois que le capitaliste inventait quelque chose de neuf - ce qui avait lieu tous les jours - pour tenir ses machines en haleine pendant douze ou quinze heures, sans augmenter son personnel, le travailleur était obligé, tantôt de perdre son temps, tantôt d’en profiter à la hâte pour avaler son repas. Lors de l’agitation des dix heures, les fabricants criaient partout que si la canaille ouvrière faisait des pétitions, c’était dans l’espoir d’obtenir un salaire de douze heures pour un travail de dix. Ils avaient maintenant retourné la médaille ; ils payaient un salaire de dix heures pour une exploitation de douze et quinze heures [35] ! Voilà comment la loi des dix heures était interprétée par les fabricants ! C’étaient cependant les mêmes hommes, les mêmes libre-échangistes confits d’onction, suant par tous les pores l’amour de l’humanité, qui pendant dix ans, tant que dura l’agitation contre la loi des céréales, ne se lassaient pas de démontrer aux ouvriers, par sous et liards, que dix heures de leur travail quotidien suffiraient amplement pour enrichir les capitalistes, si un nouvel essor était donné à l’industrie anglaise par la libre importation des grains [36].

La révolte du capital, après avoir duré deux années, fut enfin couronnée par l’arrêt d’une des quatre hautes cours d’Angleterre, la cour de l’Echiquier. A propos d’un cas qui lui fut présenté le 8 février 1850, cette cour décida que les fabricants agissaient, il est vrai, contre le sens de la loi de 1844, mais que cette loi elle-même contenait certains mots qui la rendaient absurde. « Par suite de cette décision la loi des dix heures fut en réalité abolie [37]. » Une foule de fabricants qui jusqu’alors n’avaient pas osé employer le système des relais pour les adolescents et les ouvrières, y allèrent désormais des deux mains à la fois [38].

Mais ce triomphe du capital en apparence définitif fut aussitôt suivi d’une réaction. Les travailleurs avaient opposé jusqu’alors une résistance passive, quoique indomptable et sans cesse renaissante. Ils se mirent maintenant à protester dans le Lancashire et le Yorkshire, par des meetings de plus en plus menaçants. « La prétendue loi des dix heures, s’écriaient-ils, n’aurait donc été qu’une mauvaise farce, une duperie parlementaire, et n’aurait jamais existé ? » Les inspecteurs de fabrique avertirent avec instances le gouvernement que l’antagonisme des classes était monté à un degré incroyable. Des fabricants eux-mêmes se mirent à murmurer. Ils se plaignirent de ce que

« grâce aux décisions contradictoires des magistrats il régnait une véritable anarchie. Telle loi était en vigueur dans le Yorkshire, telle autre dans le Lancashire, telle autre dans une paroisse de ce dernier comté, telle autre enfin dans le voisinage immédiat. Si les fabricants des grandes villes pouvaient éluder la loi, il n’en était pas de même des autres qui ne trouvaient point le personnel nécessaire pour le système de relais et encore moins pour le ballottage des ouvriers d’une fabrique dans une autre, et ainsi de suite. »

Or le premier droit du capital n’est-il pas l’égalité dans l’exploitation de la force du travail ?

Ces diverses circonstances amenèrent un compromis entre fabricants et ouvriers, lequel fut scellé parlementairement par la loi additionnelle sur les fabriques, le 5 août 1850. La journée de travail fut élevée de dix heures à dix heures et demie dans les cinq premiers jours de la semaine et restreinte à sept heures et demie le samedi pour « les adolescents et les femmes ». Le travail doit avoir lieu de 6 heures du matin à 6 heures du soir [39], avec des pauses d’une heure et demie pour les repas, lesquelles doivent être accordées en même temps, conformément aux prescriptions de 1844, etc. Le système des relais fut ainsi aboli une fois pour toutes [40]. Pour ce qui est du travail des enfants, la loi de 1844 resta en vigueur.

Une autre catégorie de fabricants s’assura cette fois comme précédemment, des privilèges seigneuriaux sur les enfants des prolétaires. Ce furent les fabricants de soie. En 1833 ils avaient hurlé comminatoirement que « si on leur ôtait la liberté d’exténuer pendant dix heures par jour des enfants de tout âge, c’était arrêter leur fabrique (if the liberty of working children of any age for ten hours a day was taken away, it would stop their works) ; qu’il leur était impossible d’acheter un nombre suffisant d’enfants au-dessus de treize ans », et ils avaient ainsi extorqué le privilège désiré. Des recherches ultérieures démontrèrent que ce prétexte était un pur mensonge [41], ce qui ne les empêcha pas, dix années durant, de filer de la soie chaque jour pendant dix heures avec le sang d’enfants si petits qu’on était obligé de les mettre sur de hautes chaises pendant toute la durée de leur travail. La loi de 1844 les « dépouilla » bien, à vrai dire, de la « liberté » de faire travailler plus de six heures et demie des enfants au-dessous de onze ans, mais leur assura en retour le privilège d’employer pendant dix heures des enfants entre onze et treize ans, et de défendre à leurs victimes de fréquenter l’école obligatoire pour les enfants des autres fabriques. Cette fois le prétexte était que : « la délicatesse du tissu exigeait une légèreté de toucher qu’ils ne pouvaient acquérir qu’en entrant de bonne heure dans la fabrique » [42]. Pour la finesse des tissus de soie les enfants furent immolés en masse, comme les bêtes à cornes le sont dans le sud de la Russie pour leur peau et leur graisse. Le privilège accordé en 1844 fut enfin limité en 1850 aux ateliers de dévidage de soie ; mais ici, pour dédommager la cupidité de sa « liberté » ravie, le temps de travail des enfants de onze à treize ans fut élevé de dix heures à dix heures et demie. Sous quel nouveau prétexte ? « Parce que le travail est beaucoup plus facile dans les manufactures de soie que dans les autres et de beaucoup moins nuisible à la santé [43]. » Une enquête médicale officielle prouva ensuite que bien au contraire « le chiffre moyen de mortalité, dans les districts où se fabrique la soie, est exceptionnellement élevé et dépasse même, pour la partie féminine de la population, celui des districts cotonniers du Lancashire » [44]. Malgré les protestations des inspecteurs renouvelées tous les six mois le même privilège dure encore [45].

La loi de 1850 ne convertit que pour « les adolescents et les femmes » la période de quinze heures, de 5 h 30 du matin à 8 h 30 du soir, en une période de douze heures, de 6 heures du matin à 6 heures du soir. Elle n’améliora en rien la condition des enfants qui pouvaient toujours être employés une demi-heure avant le commencement et deux heures et demie après la fin de cette période, bien que la durée totale de leur travail ne dût pas dépasser six heures et demie. Pendant la discussion de la loi les inspecteurs de fabrique présentaient au Parlement une statistique des abus infâmes auxquels donnait lieu cette anomalie. Mais tout fut inutile. L’intention secrète cachée au fond de ces manœuvres était, en mettant en jeu les enfants, de faire remonter à quinze heures pendant les années de prospérité, la journée de travail des ouvriers adultes. L’expérience des trois années suivantes fit voir qu’une semblable tentative échouerait contre la résistance de ces derniers [46]. La loi de 1850 fut donc complétée en 1853 par la défense « d’employer les enfants le matin avant et le soir après les adolescents et les femmes ». A partir de ce moment, la loi de 1850 régla, à peu d’exceptions près, la journée de travail de tous les ouvriers dans les branches d’industrie qui lui étaient soumises [47]. Depuis la publication du premier Factory Act il s’était écoulé un demi-siècle [48].

La législation manufacturière sortit pour la première fois de sa sphère primitive par le Printwork’s Act de 1845 (loi concernant les fabriques de cotons imprimés). Le déplaisir avec lequel le capital accepta cette nouvelle « extravagance » perce à chaque ligne de la loi ! Elle restreint la journée de travail pour enfants et pour femmes, à seize heures comprises entre 6 heures du matin et 10 heures du soir sans aucune interruption légale pour les repas. Elle permet de faire travailler les ouvriers mâles, au-dessus de treize ans, tout le jour et toute la nuit à volonté [49]. C’est un avortement parlementaire [50].

Néanmoins, par la victoire dans les grandes branches d’industrie, qui sont la création propre du mode de production moderne, le principe avait définitivement triomphé. Leur développement merveilleux de 1853 à 1860 marchant de pair avec la renaissance physique et morale des travailleurs, frappa les yeux des moins clairvoyants. Les fabricants eux-mêmes, auxquels la limitation légale et les règlements de la journée de travail avaient été arrachés lambeaux par lambeaux par une guerre civile d’un demi-siècle, firent ressortir avec ostentation le contraste qui existait entre les branches d’exploitation encore « libres » et les établissements soumis à la loi [51]. Les pharisiens de « l’économie politique » se mirent à proclamer que la découverte nouvelle et caractéristique de leur « science » était d’avoir reconnu la nécessité d’une limitation légale de la journée de travail [52]. On comprend facilement que lorsque les magnats de l’industrie se furent soumis à ce qu’ils ne pouvaient empêcher et se furent même réconciliés avec les résultats acquis, la force de résistance du capital faiblit graduellement, tandis que la force d’attaque de la classe ouvrière grandit avec le nombre de ses alliés dans les couches de la société qui n’avaient dans la lutte aucun intérêt immédiat. De là, comparativement, des progrès rapides depuis 1850.

Les teintureries et les blanchisseries [53] furent soumises en 1860, les fabriques de dentelles et les bonneteries en 1861, à la loi sur les fabriques de 1850. A la suite du premier rapport de la « Commission des enfants », les manufactures de toute espèce d’articles d’argile (non pas seulement les poteries) partagèrent le même sort, ainsi que les fabriques d’allumettes chimiques, de capsules, de cartouches, de tapis, et un grand nombre de procédés industriels compris sous le nom de « finishing », (dernier apprêt). En 1863, les blanchisseries en plein air [54] et les boulangeries furent soumises également à deux lois particulières, dont la première défend le travail de nuit (de 8 heures du soir à 6 heures du matin) pour enfants, femmes et adolescents, et la seconde l’emploi de garçons boulangers au-dessous de dix-huit ans, entre 9 heures du soir et 5 heures du matin. Nous reviendrons plus tard sur les propositions ultérieures de la même commission, qui, à l’exception de l’agriculture, des mines et des transports, menacent de priver de leur « liberté » toutes les branches importantes de l’industrie anglaise [55].

Notes

[1] « Il est certainement très regrettable qu’une classe quelconque de sonnes doive chaque jour s’exténuer pendant douze heures. Ajoute-t-on a per- cela les repas et les aller et retour de l’atelier, c’est quatorze heures par jour sur vingt-quatre... Question de santé à part, personne ne niera, je l’espère, qu’au point de vue moral, une absorption si complète du temps des classes travailleuses, sans relâche, depuis l’âge de treize ans, et dans les branches d’industrie « libres » depuis un âge plus tendre encore ne constitue un mal extrêmement nuisible, un mal effroyable. Dans l’intérêt de la morale publique, dans le but d’élever une population solide et habile, et pour procurer à la grande masse du peuple une jouissance raisonnable de la vie, il faut exiger que dans toutes les branches d’industrie, une partie de chaque journée de travail soit réservée aux repas et au délassement. » (Leonhard Horner dans : lnsp. of Fact. Reports 31 déc. 1841.)

[2] Voyez : Judgment of M. J. H . Otwey. Belfast. Hilary Sessions, 1860.

[3] Un fait qui caractérise on ne peut mieux le gouvernement de Louis-Philippe, le roi bourgeois, c’est que l’unique loi manufacturière promulguée sous son règne, la loi du 22 mars 1841 ne fut jamais mise en vigueur. Et cette loi n’a trait qu’au travail des enfants. ’Elle établit huit heures pour les enfants entre huit et douze ans, douze heures pour les enfants entre douze et seize ans, etc., avec un grand nombre d’exceptions qui accordent le travail de nuit, même pour les enfants de huit ans. Dans un pays où le moindre rat est administré policièrement, la surveillance et l’exécution de cette loi furent confiées à la bonne volonté « des amis du commerce ». C’est depuis 1853 seulement que le gouvernement paye un inspecteur dans un seul département, celui du Nord. Un autre fait qui caractérise également bien le développement de la société française, c’est que la loi de Louis-Philippe restait seule et unique jusqu’à la révolution de 1848, dans cette immense fabrique de lois qui, en France, enserre toutes choses.

[4] Rep. of Insp. of Fact., 30 avril 1860, p.5 1

[5] « Legislation is equally necessary for the prevention of death, in any form in which it can be prematurely inflicted, and certainly this must be viewed as a most cruel mode, of inflicting it ».

[6] Rep. of lnsp. of Fact., 31 oct, 1849, p 6.

[7] Rep. of Insp. of Fact., 31 oct . 1848, p.98.

[8] Cette expression « nefarious practices », se trouve également dans le rapport officiel de Leonhard Horner (Rep. of lnsp. of Fact., 31 oct. 1859, p.7).

[9] Rep. etc., for 30 th. sept. 1844, p.15.

[10] L’acte permet d’employer des enfants pendant dix heures, quand au lieu de travailler tous les jours ils travaillent seulement un jour sur deux. En général, cette clause resta sans effet.

[11] « Comme une réduction des heures de travail des enfants serait cause qu’un grand nombre d’entre eux serait employé, on a pensé qu’un approvisionnement additionnel d’enfants de huit à neuf ans couvrirait l’augmentation de la demande. » (L.c., p.13.)

[12] Rep. of insp. of Fact., 31 st. oct. 1848, p.16.

[13] « Je vis qu’on prélevait un shilling sur les gens qui avaient reçu dix shillings par semaine, en raison de la baisse générale du salaire de dix pour cent, et un shilling six pence en plus, à cause de la diminution du temps de travail, soit en tout deux shillings six pence ; mais cela n’empêcha point le plus grand nombre de tenir ferme pour le bill des dix heures. » (L.c.)

[14] « En signant la pétition, je déclarai que je n’agissais pas bien. - Alors, pourquoi avez-vous signe ? - Parce qu’en cas de refus on m’aurait jeté sur le pavé. » Le pétitionnaire se sentait en réalité « opprimé » mais pas précisément par la loi sur les fabriques. » (L.c., p. 102.)

[15] p.17, l.c. Dans le district de M. Horner, dix mille deux cent soixante-dix ouvriers adultes furent interrogés dans cent quatre-vingt-une fabriques. On trouve leurs dépositions dans l’appendice du rapport de fabrique semestriel d’octobre 1848. Ces témoignages offrent des matériaux qui ont beaucoup d’importance sous d’autres rapports.

[16] L.c. Voy. les dépositions rassemblées par Leonhard Horner lui-même, n° 69, 70, 71, 72, 92, 93, et celles recueillies par le sous-inspecteur A, n° 51, 52, 58, 59, 60, 62, 70 de l’Appendice. Un fabricant dit même la vérité toute nue. Voy. n° 14 après n° 265, l.c.

[17] Reports, etc., for 31 st. october 1848, p.133, 134.

[18] Reports, etc., for 30th. april 1848, p. 47.

[19] Reports, etc., for 31st. oct. 1848, p.130.

[20]Reports, etc., 1.c. p.42.

[21] Reports, etc., for 31 st. oct. 1850, p.5, 6.

[22] La nature du capital reste toujours la même, que ses formes soient à peine ébauchées ou développées complètement. Dans un code octroyé au territoire du Nouveau-Mexique, par les propriétaires d’esclaves, à la veille de la guerre civile américaine, on lit : « L’ouvrier, en tant que le capitaliste a acheté sa force de travail, est son argent (l’argent du capitaliste) « The labourer is his (the capitalist’s) money. » La même manière de voir régnait chez les patriciens de Rome. L’argent qu’ils avaient avancé au débiteur plébéien, se transsubstantiait par l’intermédiaire des moyens de subsistance, dans la chair et le sang du malheureux. Cette « chair » et ce sang étaient donc « leur argent ». De là la loi des douze tables, toute à la Shylock ! Nous passons naturellement sur l’hypothèse de Linguet, d’après laquelle les créanciers patriciens s’invitaient de temps à autre, de l’autre côté du Tibre, à des festins composés de la chair de débiteurs, cuite à point, ainsi que sur l’hypothèse de Daumer à propos de l’eucharistie chrétienne.

[23] Reports, etc., for 31 st. oct. 1848, p.133.

[24] C’est ce que fit, entre autres, le philanthrope Ashworth dans une lettre suintant le quakerisme, adressée à Leonhard Horner.

[25] L.c., p.134.

[26] L c., p.140.

[27] Ces « county magistrales », les « grands non-payés » (great unpaid), comme les nomme W. Cobbett, sont des juges de paix, pris parmi les notables des comtés et remplissant leurs fonctions gratuitement. Ils forment en réalité la juridiction patrimoniale des classes régnantes.

[28] Reports, etc., for 30 th. april 1849, p. 21, 22. V. des exemples semblables, ibid., p.4, 5.

[29] Par les art. 1 et 2, IV, ch. 24, p.10, connus sous le nom de Factory Act de Sir John Hobhouse, il est défendu à n’importe quel propriétaire de filature ou de tisseranderie, et de même aux père, fils et frère d’un tel propriétaire, de fonctionner comme juges de paix dans les questions qui ressortissent du Factory Act.

[30] L.c.

[31] Reports, etc., for 30 th. april 1849, p.5.

[32] Reports, etc., for 31 oct. 1849, p.6.

[33] Reports, etc., for 30 th. april 1849, p.2 1.

[34] Reports, etc., for 1° déc. 1848, p.95.

[35] Voy. « Reports, etc., for 30 th. april 1849, p.6, et l’explication détaillée du « Shifting system » donnée par les inspecteurs de fabrique Howell et Saunders dans les Reports for 31 oct. 1848. Voy. de même la pétition du clergé d’Ashton et des alentours, adressée à la reine (avril 1849) contre le « Shift system ».

[36] Comp. par ex. « The Factory Question and the Ten Hauts Bill. By R. H. Greg., 1837 ».

[37] F. Engels : Die Englische Zehnstundenbill (dans la Neue Rh. Zeitung, revue politique et économique, éditée par Karl Marx, liv. d’avril 1850, p.13). Cette même « haute » cour découvrit aussi pendant la guerre civile américaine une ambiguité de mots qui changeait complètement le sens de la loi dirigée contre l’armement des navires de pirates, et la transformait en sens contraire.

[38] Reports, etc., for 30 th. april 1850.

[39] En hiver, de 7 heures du matin à 7 heures du soir, si l’on veut.

[40] « La présente loi (de 1850) a été un compromis par lequel les ouvriers employés livraient le bénéfice de la loi des dix heures en retour d’une période uniforme, pour le commencement et la fin du travail de ceux dont le travail est restreint. » (Reports, etc., for 30 th. april 1852, p.14.)

[41] Reports, etc., for 30 th. sept. 1844, p.13. - 2. L.c.

[42] « The délicate texture of the fabric in which they were employed requiring a lightness of touch, only to be acquired by their early introduction to these factories. » (L.c., p.20.)

[43] Reports, etc., for 31 oct. 1861, p.26.

[44] L.c., p.27. En général la population ouvrière soumise à la loi des fabriques, s’est physiquement beaucoup améliorée. Néanmoins on trouve dans les rapports officiels du Dr Grennhow le tableau suivant :

Mortalité pour affection des poumons sur 100 000 hommes : 650

Mortalité pour affection des poumons sur 100 000 femmes : 700

Pourcentage de mortalité pour affection des poumons

District de Wigan : 14,9% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,598%

Femmes : 0,644%

District de Blackburn : 42,6% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,708%

Femmes : 0,734%

District de Halifax : 37,3% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,547%

Femmes : 0,564%

District de Bradford : 41,9% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,611%

Femmes : 0,606%

District de Macclesfield : 21,0% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,691%

Femmes : 0,804%

District de Leek : 14,9% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,588%

Femmes : 0,705%

District de Stoke upon Trent : 36,6% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,721%

Femmes : 0,665%

District de Woolstanton : 30,4% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,726%

Femmes : 0,665%

Huit cantons agricoles : 0% des adultes occupés dans les manufactures

Hommes : 0,305%

Femmes : 0,340%

[45] On sait avec quelle répugnance les « libre-échangistes » anglais renoncèrent aux droits protecteurs des manufactures de soie. Le service que leur rendait la protection contre l’importation française, leur rend maintenant le manque de protection pour les enfants employés dans leurs fabriques.

[46] Reports, etc., for 30 th. april 1853, p.31.

[47] Pendant les années de la plus haute prospérité pour l’industrie cotonnière anglaise, 1859 et 1860, quelques fabricants essayèrent, en offrant des salaires plus élevés pour le temps de travail extra, de déterminer les fileurs adultes, etc., à accepter une prolongation de la journée. Ceux-ci mirent fin à toute tentative de ce genre par un mémoire adressé aux fabricants, dans lequel il est dit entre autres : « Pour dire toute la vérité, notre vie nous est à charge, et tant que nous serons enchaînés à la fabrique presque deux jours de plus (vingt heures) par semaine que les autres ouvriers, nous nous sentirons comme des ilotes dans le pays, et nous nous reprocherons d’éterniser un système qui est une cause de dépérissement moral et physique pour nous et notre race... Nous vous avertissons donc respectueusement qu’à partir du premier jour de la nouvelle année, nous ne travaillerons plus une seule minute au-delà de soixante heures par semaine, de 5 h du matin à 6 h du soir, déduction faite des pauses légales de une heure et demie. » (Reports, etc., for 30 th. april 1860, p.30.)

[48] Sur les moyens que fournit la rédaction de cette loi pour sa propre violation, compulser le rapport parlementaire : « Factory Regulations Acts » (6 août 1859) et dans ce rapport les observations de Leonhard Horner « Suggestions for Amending the Factory Acts to enable the Inspectors to prevent Illegal Working, now become very prevalent ».

[49] « Des enfants de huit ans et d’autres plus âgés ont été réellement exténués de travail dans mon district, de 6 h du matin à 9 h du soir pendant le dernier semestre de l’année 1857. » (Reports, etc., for 31 oct. 1857, p.39)

[50] « Il est admis que le « Printwork’s Act » est un avortement pour ce qui regarde soit ses règlements protecteurs, soit ses règlements sur l’éducation. » (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.62.)

[51] Ainsi par ex. B. E. Potter dans une lettre adressée au Times du 24 mars 1863. Le Times lui rafraîchit la mémoire et lui rappelle la révolte des fabricants contre la loi des dix heures.

[52] Entre autres M. W. Newmarch, collaborateur et éditeur de « L’Histoire des Prix » de Tooke. Est-ce donc un progrès scientifique que de faire de lâches concessions à l’opinion publique ?

[53] La loi concernant les blanchisseries et les teintureries publiée en 1860, arrête que la journée de travail sera réduite provisoirement à douze heures le 1° août 1861, et à dix heures définitivement le 1° août 1862, C’est-à-dire dix heures et demie pour les jours ordinaires, et sept heures et demie pour les samedis. Or, lorsque arriva la fatale année 1862, la même vieille farce se renouvela. Messieurs les fabricants adressèrent au Parlement pétitions sur pétitions, pour obtenir qu’il leur fût permis, encore une petite année, pas davantage, de faire travailler douze heures les adolescents et les femmes... Dans la situation actuelle, disaient-ils (pendant la crise cotonnière), ce serait un grand avantage pour les ouvriers, si on leur permettait de travailler douze heures par jour et d’obtenir ainsi le plus fort salaire possible... La Chambre des communes était déjà sur le point d’adopter un bill dans ce sens ; mais l’agitation ouvrière dans les blanchisseries de l’Écosse l’arrêta. (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.14, 15.) Battu par les ouvriers au nom desquels il prétendait parler, le capital empruntant les besicles des juristes découvrit que la foi de 1860, comme toutes les lois du Parlement « pour la protection du travail » était rédigée en termes équivoques qui lui donnaient un prétexte d’exclure de la protection de la loi les « calendreurs et les finisseurs » (finishers). La juridiction anglaise, toujours au service du capital, sanctionna la chicanerie par un arrêt de la cour des plaids communs (common pleas). « Cet arrêt souleva un grand mécontentement parmi les ouvriers, et il est très regrettable que les intentions manifestes de la législation soient éludées sous prétexte d’une définition de mots défectueuse. » (L.c., p.18.)

[54] Les « blanchisseurs en plein air » s’étaient dérobés à la loi de 1860 sur les blanchisseries, en déclarant faussement qu’ils ne faisaient point travailler de femmes la nuit. Leur mensonge fut découvert par les inspecteurs de fabrique, et en même temps, à la lecture des pétitions ouvrières, le Parlement vit s’évanouir toutes les sensations de fraîcheur qu’il éprouvait à l’idée d’une « blanchisserie en plein air ». Dans cette blanchisserie aérienne on emploie des chambres à sécher de 90 à 100 degrés Fahrenheit dans lesquelles travaillent principalement des jeunes filles. « Cooling » (rafraîchissement), tel est le terme technique qu’elles emploient pour leur sortie de temps à autre du séchoir. » Quinze jeunes filles dans les séchoirs, chaleur de 80 à 90° pour la toile, de 100° et plus pour la batiste (cambrics). Douze jeunes filles repassent dans une petite chambre de dix pieds carrés environ, chauffée par un poêle complètement fermé. Elles se tiennent tout autour de ce poêle qui rayonne une chaleur énorme, et sèche rapidement la batiste pour les repasseuses. Le nombre des heures de travail de « ces bras » est illimité. Quand il y a de l’ouvrage, elles travaillent jusqu’à 9 heures du soir ou jusqu’à minuit plusieurs jours de suite. (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.56.) Un médecin fait cette déclaration : « Il n’y a point d’heures fixes pour le rafraîchissement, mais quand la température est insoutenable, ou que la sueur commence à salir les mains des ouvrières, on leur permet de sortir deux minutes... Mon expérience dans le traitement des maladies de ces ouvrières me force à constater que leur état de santé est fort au-dessous de celui des ouvrières en coton (et le capital, dans sa pétition au Parlement, les avait dépeintes comme plus roses et plus joufflues que les Flamandes de Rubens). Leurs maladies principales sont : la phtisie, la bronchite, les affections de l’utérus, l’hystérie sous sa forme la plus horrible et le rhumatisme. Elles proviennent toutes, selon moi, de l’atmosphère surchauffée de leurs chambres de travail et du manque de vêtements convenables qui puissent les protéger, quand elles sortent dans les mois d’hiver, contre l’air froid et humide. » (L.c., p.56,57.) Les inspecteurs de fabrique remarquent à propos de la loi arrachées ensuite en 1863, à ces joviaux blanchisseurs en plein air : « Cette loi non seulement n’accorde pas aux ouvriers la protection qu’elle semble accorder, mais elle est formulée de telle sorte, que sa protection n’est exigible que lorsqu’on surprend en flagrant délit de travail, après 8 heures du soir, des femmes et des enfants ; et même dans ce cas la méthode prescrite pour faire la preuve a des clauses telles, qu’il est à peine possible de sévir. » (L. c., p. 52.) « Comme loi se proposant un but humain et éducateur, elle est complètement manquée. Car enfin, on ne dira pas qu’il est humain d’autoriser des femmes et des enfants, ou, ce qui revient au même, de les forcer à travailler quatorze heures par jour et peut-être encore plus longtemps, avec ou sans repos, comme cela se rencontre, sans considération d’âge, de sexe, et sans égard pour les habitudes sociales des familles voisines des blanchisseries. » (Reports, etc., for 30 th. april 1863, p. 40.)

[55] Depuis 1866, époque à laquelle j’écrivais ceci, il s’est opéré une nouvelle réaction. Les capitalistes, dans les branches d’industrie menacées d’être soumises à la législation des fabriques, ont employé toute leur influence parlementaire pour soutenir leur « droit de citoyen » à l’exploitation illimitée de la force de travail. Ils ont trouvé naturellement dans le ministère libéral Gladstone des serviteurs de bonne volonté.

La suite

Karl Marx, Le Capital, L’Angleterre de 1846 à 1866

Flora Tristan, Promenades dans Londres

Friedrich Engels, Situation de la classe laborieuse en Angleterre

Dans les romans de Charles Dickens, Œuvre

La naissance du mouvement ouvrier

Le mouvement ouvrier britannique

En Angleterre : révolution industrielle et vie matérielle des classes populaires

Scènes et Mœurs de la vie des Ouvriers en Angleterre, la grève de Preston

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