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Pourquoi les hommes n’ont pas envie de reconnaître que leur cerveau est un produit aléatoire de l’évolution…

samedi 2 juin 2018, par Robert Paris

Pourquoi les hommes n’ont pas envie de reconnaître que leur cerveau est un produit aléatoire de l’évolution…

Stephen Jay Gould dans « La vie est belle » :

« Pour les spécialistes, l’évolution est une adaptation aux conditions changeantes de l’environnement et non pas un progrès. »

Stephen Jay Gould dans « Le pouce du panda » :

« J’espère que personne ne tenterait de nos jours de classer les races et les sexes par la taille moyenne des cerveaux. Mais la fascination qu’exerce sur nous la base physique de l’intelligence est toujours aussi vive et l’espoir naïf demeure dans certains milieux que la taille ou quelque autre caractéristique extérieure dépourvue d’ambiguïté puisse traduire cette complexité interne. Cette doctrine liant quantité et qualité est toujours en nous sous sa forme la plus grossière consistant à utiliser une quantité aisément mesurable pour évaluer abusivement une qualité beaucoup plus complexe et difficile à saisir. Cette méthode, que certains hommes emploient pour estimer la valeur de leur pénis ou de leur automobile, est toujours utilisée pour le cerveau… Je suis, de toute façon, moins intéressé par la taille et les circonvolutions du cerveau d’Einstein que par la quasi-certitude que des individus d’un talent égal ont vécu et sont morts dans les champs de coton et dans les mines. »

Stephen Jay Gould dans « Comme les huit doigts de la main » :

« Notre échelle du progrès, tant vantée, signale en réalité un déclin de diversité, au sein d’une lignée évolutive qui n’a pas réussi, puis est tombée par hasard sur une invention exotique appelée la conscience. »

Stephen Jay Gould dans « La vie est belle » :

« Si l’on pouvait rembobiner le film de l’évolution de la vie jusqu’à ses débuts à l’époque du Schiste de Burgess, et recommencer son déroulement à partir d’un même point de départ, il y aurait peu de chance pour que quelque chose de semblable à l’intelligence humaine vienne agrémenter la nouvelle version de l’histoire. »

Stephen Jay Gould dans « La foire aux dinosaures » :

« Les nouvelles directions évolutives doivent ainsi commencer par des ouvertures brusques, fondées sur la présence fortuite de structures et de caractéristiques apparues évolutivement pour d’autres raisons. Après-tout, dans la nature comme dans les affaires humaines, ce qui est complètement inattendu ne peut faire l’objet d’une préparation progressive. »

Stephen Jay Gould dans « Le pouce du panda » :

« Selon ma propre opinion, très partiale, le problème de la réconciliation entre l’évidente discontinuité de la macro-évolution et le darwinisme est en grande partie résolu si l’on observe que les changements de faible ampleur survenant tôt dans le développement de l’embryon s’accumulent pendant la croissance pour produire de profondes différences chez l’adulte. En prolongeant dans la petite enfance le rythme élevé de la croissance prénatale du cerveau du singe, on voit sa taille se rapprocher de celle du cerveau humain…

Stephen Jay Gould :

« Dans l’évolution, on ne peut dire à l’avance ce qui va se passer. Quand une espèce apparaît, partiellement par hasard, elle peut avoir un grand effet sur l’histoire. On ne pouvait pas prévoir l’évolution vers le cerveau humain … Le fait que le cerveau humain soit l’objet neurologique le plus complexe de la planète ne signifie pas que l’homme soit l’être le plus complexe. Le cerveau n’est pas tout, il y a bien d’autres structures complexes. Il n’est pas juste d’adopter une vue de l’évolution centrée sur le cerveau. Il n’existe pas de tendance générale de l’évolution vers des cerveaux plus grands. Il y a beaucoup plus d’espèces de bactéries que d’animaux multicellulaires et plus de 80 % des espèces de multicellulaires sont des insectes. Sur les quelque 4 000 espèces de mammifères il n’y en a qu’une qui soit consciente d’elle-même. On ne peut pas dire que l’accroissement de la complexité mentale caractérise l’évolution. »

Interview de Stephen Jay Gould

Jean-Sébastien Steyer :

« Concevoir l’évolution comme une augmentation de la complexité, c’est encore une fois lui donner un sens… Or l’évolution est un phénomène stochastique et foisonnant qui part dans toutes les directions. L’argument souvent avancé est alors « Oui mais regardez le cerveau humain et l’évolution de l’homme ; ne sommes-nous pas plus complexes que les autres espèces ? » En bons primates égocentriques, nous percevons l’évolution comme une augmentation de la complexité car nous trônons sur notre branche. Or dans l’arbre de la vie, aucune espèce n’est plus complexe ni plus évoluée qu’une autre, mais toutes sont différentes. Cette idée de complexité hiérarchise non plus les espèces elles-mêmes, mais les caractères les définissant : ainsi le fait de posséder un cerveau devient plus important que celui de posséder un œil ou un rein… Vu sous cet angle, il est alors facile de démonter l’argument en orientant le projecteur sur d’autres caractères : le crâne des hominidés est par exemple beaucoup plus simple que celui d’un vulgaire poisson car il contient beaucoup moins d’os ! »

Entretien avec Jean-Sébastien Steyer

Darwin dans « La descendance de l’homme » :

« L’homme est bien plus près des singes anthropomorphes par les caractères anatomiques de son cerveau que ceux-ci ne le sont non-seulement des autres mammifères, mais même de certains quadrumanes, des guenons et des macaques… Le cerveau a certainement augmenté en volume à mesure que les diverses facultés mentales se sont développées. Personne, je suppose, ne doute que, chez l’homme, le volume du cerveau, relativement à celui du corps, si on compare ces proportions à celles qui existent chez le gorille ou chez l’orang, ne se rattache intimement à ses facultés mentales élevées… D’autre part, personne ne peut supposer que l’intelligence de deux animaux ou de deux hommes quelconques puisse être exactement jaugée par la capacité de leur crâne. Il est certain qu’une très petite masse absolue de substance nerveuse peut développer une très grande activité mentale ; car les instincts si merveilleusement variés, les aptitudes et les affections des fourmis que chacun connaît, ont pour siège des ganglions cérébraux qui n’atteignent pas la grosseur du quart de la tête d’une petite épingle… Il faut, cependant, admettre que quelques crânes très anciens, comme le fameux crâne du Néanderthal, sont bien développés et très spacieux… Le poids et le volume croissants du cerveau et du crâne chez l’homme ont dû influer sur le développement de la colonne vertébrale qui les supporte, surtout alors qu’il tendait à se redresser. Pendant que s’effectuait ce changement d’attitude, la pression interne du cerveau a dû aussi influencer la forme du crâne, lequel, comme beaucoup de faits le prouvent, est facilement affecté par des actions de cette nature… Il est facile de comprendre pourquoi une classification basée sur un seul caractère ou sur un seul organe, — fût-ce un organe aussi complexe et aussi important que le cerveau, — ou sur le grand développement des facultés mentales, doit presque certainement être peu satisfaisante… Beaucoup de naturalistes très distingués ont récemment repris l’hypothèse proposée d’abord par Linné, si remarquable par sa sagacité, et ont replacé, sous le nom de Primates, l’homme dans le même ordre que les Quadrumanes. Il faut reconnaître la justesse de cette hypothèse, si l’on songe, en premier lieu, aux remarques que nous venons de faire sur le peu d’importance qu’a, relativement à la classification, l’énorme développement du cerveau chez l’homme, et si l’on se rappelle aussi que les différences fortement accusées existant entre le crâne de l’homme et celui des Quadrumanes (différences sur lesquelles Bischoff, Aeby et d’autres, ont récemment beaucoup insisté), sont le résultat très vraisemblable d’un développement différent du cerveau. En second lieu, nous ne devons point oublier que presque toutes les autres différences plus importantes qui existent entre l’homme et les Quadrumanes sont de nature éminemment adaptative, et se rattachent principalement à l’attitude verticale particulière à l’homme ; telles sont la structure de la main, du pied et du bassin, la courbure de la colonne vertébrale et la position de la tête. La famille des phoques offre un excellent exemple du peu d’importance qu’ont les caractères d’adaptation au point de vue de la classification. Ces animaux diffèrent de tous les autres carnivores, par la forme du corps et par la conformation des membres, beaucoup plus que l’homme ne diffère des singes supérieurs ; cependant, dans tous les systèmes, depuis celui de Cuvier jusqu’au plus récent, celui de M. Flower, les phoques occupent le rang d’une simple famille dans l’ordre des Carnivores. Si l’homme n’avait pas été son propre classificateur, il n’eût jamais songé à fonder un ordre séparé pour s’y placer.
Je n’essaierai certes pas, car ce serait dépasser les limites de cet ouvrage et celles de mes connaissances, de signaler les innombrables points de conformation par lesquels l’homme se rapproche de » autres Primates. Notre éminent anatomiste et philosophe, le professeur Huxley, après une discussion approfondie du sujet, conclut que, dans toutes les parties de son organisation, l’homme diffère moins des singes supérieurs que ceux-ci ne diffèrent des membres inférieurs de leur propre groupe. En conséquence, « il n’y a aucune raison pour placer l’homme dans un ordre distinct… Les organes de l’homme et des singes dont nous venons de parler ont une telle affinité qu’il faut les recherches anatomiques les plus exactes pour démontrer les différences qui existent réellement entre eux. Il en est de même du cerveau. Le cerveau de l’homme, celui de l’Orang, du Chimpanzé et du Gorille, en dépit des différences importantes qu’ils présentent, se rapprochent beaucoup les uns des autres. Il n’y a donc plus à discuter la ressemblance qui existe entre les caractères principaux du cerveau de l’homme et de celui du singe ; il n’y a plus à discuter non plus la similitude étonnante que l’on observe même dans les détails des dispositions des fissures et des circonvolutions des hémisphères cérébraux chez le Chimpanzé, l’Orang et l’Homme. On ne saurait admettre non plus qu’on puisse discuter sérieusement la nature et l’étendue des différences qui existent entre le cerveau des singes les plus élevés et celui de l’homme. On admet que les hémisphères cérébraux de l’homme sont absolument et relativement plus grands que ceux de l’Orang et du Chimpanzé ; que ses lobes frontaux sont moins excavés par l’enfoncement supérieur du toit des orbites ; que les fissures et les circonvolutions du cerveau de l’homme sont, en règle générale, disposées avec moins de symétrie et présentent un plus grand nombre de plis secondaires. On admet, en outre, que, en règle générale, la fissure temporo-occipitale ou fissure perpendiculaire extérieure, qui constitue ordinairement un caractère si marqué du cerveau du singe, tend à disparaître chez l’homme. Mais il est évident qu’aucune de ces différences ne constitue une ligne de démarcation bien nette entre le cerveau de l’homme et celui du singe… Il importe de constater un fait remarquable : c’est que, bien qu’il existe, autant toutefois que nos connaissances actuelles nous permettent d’en juger, une véritable rupture structurale dans la série des formes des cerveaux simiens, cet hiatus ne se trouve pas entre l’homme et les singes anthropoïdes, mais entre les singes inférieurs et les singes les plus infimes, ou, en d’autres termes, entre les singes de l’ancien et du nouveau monde et les Lémuriens. Chez tous les Lémuriens qu’on a examinés jusqu’à présent, le cervelet est partiellement visible d’en haut, et le lobe postérieur, ainsi que la corne postérieure et l’hippocampus minor qu’il contient, sont plus ou moins rudimentaires. Au contraire, tous les marmousets, tous les singes américains, tous les singes de l’ancien monde, les babouins ou les singes anthropoïdes ont le cervelet entièrement caché par les lobes cérébraux postérieurs et possèdent une grande corne postérieure, ainsi qu’un hippocampus minor bien développé. »

Pourquoi les hommes sont réticents à admettre que le cerveau humain soit un produit des hasards de l’évolution ?

Bien des gens s’estiment en gros d’accord avec la thèse de l’évolution des espèces de Darwin en affirmant que l’homme est un produit de l’évolution. Ils veulent dire par là que l’homme est le plus évolué des animaux et aussi de tous les êtres vivants et estiment que le cerveau et la conscience humaine en sont la meilleure preuve. Malheureusement, ils font un lourd contresens sur la théorie de Darwin et probablement aussi une erreur monumentale sur la signification réelle de l’évolution du Vivant, ainsi que sur l’histoire de l’homme et du cerveau.

L’évolution des espèces est inséparable de la transformation de l’environnement (à commencer par le climat) qui dicte quelles espèces se développeront plus favorablement, mais elle n’indique pas une quelconque supériorité générale des nouvelles espèces sur les anciennes.

La sélection favorise non pas les espèces les plus capables mais les plus capables d’évoluer, non parce qu’elles ont déjà atteint un niveau très solide ou très compétent, mais parce qu’elles ont une souplesse de fonctionnement ou encore qu’elles ont déjà expérimenté des phases de stress et de changement rapide de l’environnement.

L’évolution des espèces n’est en rien une démonstration de supériorité de l’homme sur la bactérie. Il n’y aucune lutte entre les deux qui indique cela. Bien sûr, pour un homme, il est mieux d’être homme, mais cela n’est pas une preuve. Si on privilégie les attributs humains, on obtient bien sûr un autre résultat, mais spécifier que les capacités humaines seraient supérieures pour en conclure que l’homme est au-dessus, c’est une tautologie.

Quant au cerveau, il n’est pas non plus, pas plus qu’aucun des produits de l’évolution, le résultat d’une progression visant à sa formation et à son perfectionnement : il n’y a pas de finalisme dans l’évolution, tout au moins dans la conception développée par Darwin et ses meilleurs successeurs comme Gould ou Tattersall.

Certes, l’existence du cerveau, en particulier du cortex, de l’intelligence et de la conscience humaine nous étonne, nous rend fiers, nous fait penser que nous sommes particuliers, pour ne pas dire fondamentaux parmi les animaux, mais tout cela n’est nullement un argument pour affirmer que le cerveau humain soit apparu dans un but, comme une finalité de l’évolution, comme l’affirme la conception biblique ou les thèses anthropocentriques.

Nous n’avons aucune difficulté à admettre les hasards de l’évolution dès qu’il s’agit d’autres animaux que l’homme, par exemple pour le cou de la girafe, la trompe de l’éléphant, le sonar du dauphin et autre particularités des espèces qui sont à l’évidence nés des hasards des changements environnementaux et biologiques. Mais, dès qu’il s’agit de l’homme et de son cerveau, notre objectivité est fortement diminuée et nous n’acceptons plus facilement que le hasard ait une part dans son apparition et son développement. Cependant, les mêmes, qui refusent l’idée d’un cerveau considéré comme n’importe quel organe ou attribut animal, considèrent que les premiers hominidés simiesques n’étaient pas des hommes. Et pourtant, ils disposaient d’un cerveau, seulement un peu différent du nôtre ! Et la plupart ne reconnaissent à ces hominidés premiers ni la conscience ni l’intelligence dont nous disposons ! Et pourtant, notre cerveau est à l’évidence le résultat de l’évolution du leur, de plusieurs transformations mais une base déjà établie… C’est probablement une transformation relativement minime qui nous a fait basculer dans l’humanité et celle-ci a très bien pu se produire de manière tout à fait inopinée, en tout cas nullement programmée, nécessaire, inéluctable…

Ce n’est pas l’observation scientifique mais un besoin psychologique de se rassurer qui pousse l’homme à voir l’émergence de l’homme sur la terre comme une nécessité et même comme un but de toute l’évolution. Ce n’est pas une thèse ayant des preuves pour l’étayer et ce n’est en tout cas pas la thèse de Darwin.

Tout d’abord, si le cerveau et la conscience marquent considérablement le comportement et la vie de l’homme actuel, cela ne signifie pas que ce soit le cerveau de l’homme moderne qui explique l’apparition de celui-ci. Le changement du comportement humain, d’ailleurs, ne nécessite pas un tel changement cérébral mais finit par le produire.

Ainsi, nous savons qu’avec approximativement le même cerveau, nous avons passés de l’homme prédateur à l’homme chasseur, de l’homme cueilleur à l’homme cultivateur, de l’homme nomade à l’homme sédentaire, de l’homme éleveur à l’homme agriculteur, de l’homme artisan à l’homme industriel, etc. Au cours de toute cette évolution, le cerveau change lentement, changement favorisé par les activités humaines, comme par exemple la taille de la pierre ou la chasse, la peinture, le langage ou l’écriture.

Ce que nous savons de l’homme de Néandertal ne tend pas à nous l’imaginer comme incapable de tâches complexes et nécessitant un certain niveau d’intelligence et d’abstraction. Cependant, il n’avait pas le même cerveau que nous.

Alors, le cerveau humain est-il un produit du hasard ?

Qu’entend-on par « hasard » au sein de l’évolution des espèces ? Il s’agit de modifications qui peuvent être parfaitement déterministes au sein de la logique qui les produit mais sont des hasards au sein de l’évolution. Par exemple, si telle ou telle espèce est disparue du fait d’un hiver planétaire particulièrement rigoureux faisant disparaître la nourriture de cette espèce, on peut appeler cette disparition un hasard car les particularités de cette espèce ne sont pas liées à l’apparition d’un tel hiver. Eh bien, certaines apparitions de nouveauté au sein du vivant ont le même caractère de hasard.

Par exemple, une évolution peut concerner un isolat, une partie de la population générale qui s’est retrouvée pour des raisons géographiques séparée du reste. Et il se peut que cette fraction là ait majoritairement des propriétés légèrement différentes des autres. Dans ce cas, l’évolution va entraîner la formation d’espèces nouvelles qui auront, par hasard, les particularités de cette fraction isolée. Nous disons par hasard parce que ces propriétés-là ne sont pas liées au phénomène évolutif lui-même.

Il en va de même de caractère qui sont reliés. Il arrive que certains caractères soient favorisés par l’évolution et qu’ils favorisent aussi les caractères qui leur sont liés. Cela signifie que la sélection ne favorise pas directement ces caractères mais qu’elle le fait indirectement, par hasard.

Il en va encore de même pour des espèces vivantes qui sont également reliées, par exemple, dans la chaîne alimentaire ou dans les mécanismes de reproduction. Là encore, c’est par hasard que l’évolution qui favorise une espèce favorisera aussi l’autre.

A l’inverse, si la sélection détruit une espèce, elle peut détruire, par hasard, d’autres espèces dont la première était la nourriture. Et les exemples de ce type de situations sont légion.

Les hasards sont également les rois au sein des interactions biochimiques. La nature réalise tout ce qui est potentiellement réalisable, du moment qu’elle a le temps de tout expérimenter. Par contre, quand l’expérimentation naturelle et le bricolage biologique ont eu des résultats, ceux-ci conquièrent le territoire et empêche parfois d’autres essais de réussir. Que ce soit telle potentialité ou telle autre qui l’emporte est alors le seul résultat du premier apparu et donc un hasard.

Bien entendu, un tel hasard n’est nullement opposé à l’existence de multiples déterminismes, des lois, des contraintes, des obligations qui pilotent le fonctionnement du vivant, mais il signifie que tout ce qui apparaît n’était pas le seul possible ni forcément le plus probable ni le plus favorable. En somme, on ne trouve là aucun finalisme, aucun projet préétabli, aucun sens du progrès prédéfini, aucune hiérarchie de supériorité des nouvelles espèces sur les anciennes.

La biochimie du Vivant produit tout ce qui peut l’être du moment qu’elle en a le temps, qu’elle dispose des bons catalyseurs pour favoriser les réactions, et les potentialités diverses sont énormes, que ce soit à l’échelle des interactions protéines/gènes, entre cellules, au sein du corps, entre espèces et environnement ou des espèces entre elles.

Ces interactions biochimiques « au hasard » peuvent être considérées comme des méthodes d’adaptation mais il ne s’agit pas alors de parler d’espèce très adaptée ou mieux adaptées. Etre « très bien adapté » n’est d’ailleurs pas une supériorité en cas de changement d’environnement brutal car ce sont au contraire ceux qui ont une potentialité de changement qui vont survivre.

Nul ne peut dire en fait quelle espèce est promise à un bel avenir. Nulle doute qu’en voyant les premiers hominidés, aucun d’entre nous n’aurait parié sur leur pérennité, ni sur leur supériorité. Et même en ce qui concerne la lignée véritablement humaine (dont on se gardera de définir trop précisément les limites, faute de les connaître ni de savoir si cela a même un sens !), rien ne prouvait en voyant les premiers hommes que ceux-ci allaient prétendre avoir dominé tout le Vivant et eux-mêmes ne l’auraient certainement pas prédit. Rappelons au passage que cette prétendue domination est parfaitement imaginaire, l’homme ne pouvant nullement prétendre qu’il domine les insectes, les bactéries, les virus et tant d’autres espèces vivantes…

Venons-en à la question de cerveau humain dont personne ne nie les prouesses étonnantes qui surpassent celles des autres animaux. Cela ne prouve nullement que les hominidés devaient nécessairement produire un tel cerveau, ni que celui-ci était un aboutissement de leur évolution.

L’intelligence, ou même le génie, quand il arrive à des individus, nous semble le produit du hasard, qu’il s’agisse d’un Newton, d’un Mawxell, d’un Einstein ou encore d’un Napoléon. Personne ne dirait que toute l’histoire des hommes devait nécessairement mener à un tel génie !

Quant à la démarche inverse, qui consiste à prendre les résultats modernes des évolutions comme un aboutissement de tout le développement passé, elle inverse effectivement par le raisonnement le passé et le présent et leur donne un rôle inversé ! Le monde actuel devient une preuve qu’un tel monde devait nécessairement survenir. C’est une espèce de thèse pseudo-scientifique de la prédestination dont le culte du « gros cerveau » humain est une sous-espèce…

En fait, les propriétés extraordinaires du cerveau humain actuel ne découlent pas directement des propriétés du cerveau des hominidés et semble plutôt être apparus brutalement et non par changement graduel, par un effet brutal et au hasard d’une transformation cérébrale qui n’était nullement destinée à cette fin.

Non seulement les grands singes et les hominidés n’ont pas donné, de manière progressive et linéaire, l’homme actuelle et son cerveau - puisque cette espèce tient à ce qu’on parle d’abord de son cerveau et pas de sa station debout, pas de sa main, pas de son langage -, mais ce sont, au contraire, des quantités tentatives autres qui se sont multipliées avant que l’une d’elles donne homo sapiens sapiens. Ces tentatives buissonnantes n’ont pas toutes été inutiles au sens où des éléments pris ici et pris là ont été transmis aux espèces suivantes. Mais cela ne s’est pas fait de manière ordonnée et encore moins linéaire et pas du tout avec un but établi à l’avance. Cela s’est fait de manière désordonnée, au hasard, suivant les aléas de l’histoire des groupes humains.

Ian Tattersall dans « L’émergence de l’homme » :

« Le cerveau humain

« Le comportement humain est en définitive le produit de plus mystérieux de tous les organes, le cerveau. On ne sait pas exactement ce qui, dans celui-ci, nous permet d’atteindre un extraordinaire niveau d’intelligence ; mais on peut certainement apprendre beaucoup d’une comparaison entre notre système nerveux central et celui de nos plus proches apparentés.

La première évidence est que le cerveau de l’homme moderne est de grande dimension. Nous n’avons pas le plus gros cerveau en valeur absolue : l’éléphant nous est sur ce point supérieur, de même qu’il a un cœur, un foie et des poumons plus gros. Nous n’avons pas non plus le plus gros cerveau en valeur relative ; le singe écureuil possède un cerveau qui représente trois pour cent du poids de son corps, alors que cette même proportion est de deux pour cent chez l’homme… Le point capital est plutôt que notre cerveau est trois fois plus gros qu’il ne devrait être chez un primate de notre poids… En raison de sa dimension, il accapare environ vingt pour cent de l’énergie dépensée par l’organisme, bien qu’il ne représente, on l’a vu, qu’une fraction insignifiante du poids du corps. Surtout, contrairement aux autres organes, cette consommation d’énergie est constante : le cerveau ne demande guère plus, globalement, lorsque nous réfléchissons que lorsque nous dormons. La contrepartie avantageuse de cette vaste consommation d’énergie réalisée par le contenu de notre boîte crânienne réside dans nos aptitudes comportementales – et il a fallu que cet avantage se fasse sentir chez nos prédécesseurs qui avaient un cerveau plus petit que le nôtre, mais plus gros que la normale chez les primates…

Toutefois, la seule taille du cerveau est loin de suffire à tout expliquer. Son organisation – sa structure – est également unique en son genre, et c’est là, semble-t-il, que réside l’explication de nos remarquables capacités cognitives…

Le cerveau de tous les mammifères est construit en fonction d’un même plan, ce qui ne saurait nous étonner, puisque ces organismes sont tous issus d’un même ancêtre commun. Il est commode d’envisager cette structure fondamentale sous la forme d’une série de couches, un peu comme un oignon – bien que la manière dont le cerveau s’est constitué au cours de l’évolution, avec de nouvelles fonctions et des dilatations ad hoc ajoutées aux vieilles structures, rende cette organisation bien moins régulière que cette image ne le suggère. Les parties les plus internes se situent au sommet de la moelle épinière et se trouvent ainsi à la base du cerveau : ce sont elles qui sont apparues les premières dans l’évolution des vertébrés. Elles forment collectivement ce que l’on appelle le tronc cérébral et assurent le contrôle des fonctions de base du corps, comme le rythme cardiaque et la respiration, tout en alertant le reste du cerveau de l’arrivée de signaux en provenance de la moelle épinière. Le cervelet, une dilatation postérieure du tronc cérébral, régule l’équilibre et les mouvements. Les traces mnésiques relatives à la régulation de certaines réponses acquises fondamentales sont également stockées dans cette structure.

Avec l’apparition des mammifères, le système limbique s’est perfectionné : il s’agit d’un groupe de structures qui se situe juste au-dessus du tronc cérébral et dont la fonction principale est de réguler les processus de base du corps et les réponses émotionnelles liées à la survie et à la reproduction (la recherche de nourriture, la lutte, la fuite et la sexualité). Les structures limbiques jouent également un rôle dans le stockage à long terme des souvenirs. En fait aussi partie la région la plus primitive de cette portion du cerveau que l’on appelle le cortex cérébral. Ce dernier comprend, au-dessus des structures limbiques, une autre partie, le néocortex, plus complexe et d’origine évolutive plus récente, qui accomplit la plus grande part de ce que nous considérons habituellement comme le travail spécifique du cerveau : la cognition, le traitement complexe des informations visuelles et auditives, ou bien l’imagerie mentale…

Il faut garder présentes à l’esprit deux notions. La première est que, dans la mesure où le cerveau des primates supérieurs a été édifié par un bricolage évolutif ayant ajouté ou perfectionné telle ou telle structure au cours de vastes périodes de temps, cet organe n’est pas du tout comparable à une machine rationnellement conçue et à l’organisation rigoureusement ordonnée. Un grand nombre des centres « supérieurs » du cerveau communiquent les uns avec les autres principalement ou exclusivement par le biais de centres « inférieurs » plus anciens. Par suite, une grande part de la coordination de beaucoup de fonctions « supérieures » est assurée par des structures « inférieures ». Par conséquent, nous avons beau porter au pinacle nos remarquables facultés mentales, le vieux cerveau « primitif » est toujours sous-jacent : c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles nous ne seront jamais ces êtres suprêmement rationnels, tels nous nous plaisons à nous représenter dans nos moments d’autosatisfaction… Cependant, on ne peut nier que notre cerveau est réellement issu d’une histoire évolutive. Et si le cerveau de l’homme moderne est le résultat de multiples phases de son histoire, cela doit également être vrai des comportements qu’il sous-tend.

La deuxième notion qu’il faut garder à l’esprit est que le cerveau humain, quelles que soient ses merveilleuses facultés, ne contient probablement pas de structures complètement nouvelles – de structures que l’on ne retrouverait pas chez tous nos apparentés primates (ou même mammaliens), si humbles soient-ils. Il est inutile de rechercher quelque structure cérébrale complètement nouvelle pour expliquer nos capacités cognitives, si élégante que pourrait être une telle explication. Au cours de notre histoire évolutive, certaines parties du cerveau humain se sont seulement agrandies ou réduites par rapport à d’autres… Bien que nous possédions indéniablement le cortex cérébral le plus gros des primates (environ soixante-dix pour cent du poids de notre gros cerveau), les primates, en général, sont caractérisés par un spectaculaire accroissement du pourcentage du cerveau occupé par le cortex cérébral et les structures connexes. De ce fait, relativement au poids total du cerveau, notre cortex n’est pas sensiblement plus gros que celui du chimpanzé (cette proportion est, chez lui, de soixante-douze pour cent) ou du gorille (soixante-huit pour cent)…

De façon encore plus significative, les différences qui nous distinguent des grands singes portent également sur l’étendue des diverses aires du cortex. En particulier, les aires d’association (les régions du cortex qui intègrent les stimuli provenant des diverses voies sensorielles et les traduisent en des perceptions) sont beaucoup plus développées chez l’homme. Par exemple, les aires telles que le cortex d’association préfrontal (où se réalise une grande part des processus de la pensée), le lobe temporal, ou encore la région inférieure du lobe pariétal sont toutes beaucoup plus développées chez l’homme que chez les grands singes…

Il est un aspect intéressant de l’organisation générale du cerveau qui a récemment beaucoup attiré l’attention et qui est repérable au niveau de son apparence externe globale, c’est la question des asymétries cérébrales. Chez les grands singes, les côtés droit et gauche du cerveau sont pratiquement symétriques ; mais ce n’est pas le cas chez l’homme moderne. Cette donnée est importante, car, outre le fait que chaque hémisphère contrôle le côté opposé du corps, on pense que chez l’homme les fonctions réalisées par les deux hémisphères ne sont pas complètement identiques. Par exemple, chez la plupart des personnes, l’hémisphère gauche prédomine, en moyenne, dans le domaine de la compréhension et de la production du langage, dans la lecture et l’écriture et dans les tâches requérant des aptitudes logiques et analytiques. L’hémisphère droit, lui, paraît généralement sous-tendre les aptitudes artistiques et musicales, la reconnaissance des formes (et notamment celle des visages), les tâches requérant de raisonner dans l’espace, et la perception globale des configurations… Selon une récente étude des moulages endocrâniens de fossiles d’hominidés par Ralph Holloway, de l’université Columbia, c’est seulement plusieurs millions d’années après l’apparition de notre lignage que se manifestent les premiers signes d’asymétrie cérébrale (suggérant l’existence de la préférence manuelle droite) – celle-ci apparaît chez des fossiles datant d’un peu moins de deux millions d’années. De façon intéressante, les études archéologiques indiquent que les plus anciens outils de pierre taillée ont été réalisés le plus souvent par des droitiers…

Les aptitudes d’Homo sapiens aujourd’hui (et celles dont ont fait preuve les extraordinaires artistes du paléolithique supérieur) représentent un énorme saut par rapport à celles de ses prédécesseurs. Ce que l’on appelle globalement les « facultés humaines » ne s’inscrivent pas dans la continuation de dispositions qui étaient antérieurement présentes dans notre lignée et que les études de paléoanthropologie permettraient d’élucider. Elles relèvent davantage de la catégorie des « propriétés émergentes », par lesquelles une nouvelle combinaison de traits produit, par hasard, des résultats totalement inattendus…

Il apparaît que la conscience est le produit de notre cerveau, lequel est à son tour le produit de l’évolution de notre lignée. Mais les propriétés de l’évolution du cerveau humain sont de nature émergente : résultat unique en son genre d’une longue histoire évolutive, elles sont le fruit d’une acquisition par hasard de traits à laquelle la sélection naturelle n’a pu donner avantage qu’après coup. Les mécanismes sous-jacents à ces propriétés émergentes représentent les questions non résolues les plus importantes de la science, bien que de nombreuses recherches soient activement menées par des neurobiologistes, des psychologues, des philosophes et d’autres…

Il n’est pas de meilleur exemple que l’histoire du cerveau des vertébrés pour démontrer que le changement évolutif n’a pas simplement consisté en une amélioration graduelle au cours des âges : l’évolution du cerveau ne s’est pas ramenée à la simple addition de quelques connexions, pour aboutir finalement, au bout des temps, à une grande et magnifique machine. L’évolution a, en fait, fonctionné sur un mode « opportuniste », affectant de façon assez anarchique des structures cérébrales anciennes à des fonctions nouvelles, et ajoutant de nouvelles structures ou élargissant les anciennes au petit bonheur.

De nombreux processus naturels agissant à de nombreux niveaux sont intervenus dans l’émergence de notre espèce. Dans un premier temps, au sein d’une population locale d’hominidés et par le biais d’altérations du développement que nous ne comprenons pas encore, le cerveau humain actuel est apparu à partir d’une forme précurseur qui possédait toute une gamme de structures initialement utiles dans d’autres fonctions que celles qu’elles allaient ensuite desservir en tant qu’exaptations. Puis, la sélection naturelle a œuvré au sein de cette population locale pour établir cette nouvelle forme comme une norme. La spéciation est alors intervenue pour que cette dernière soit désormais l’attribut individuel d’une espèce, la fixant ainsi au sein de l’histoire d’un lignage. Pour finir, la nouvelle espèce a remporté la compétition avec ses apparentées, en un processus qui a conduit à l’Homo sapiens comme seule espèce d’hominidé restant au scène (ce qui est peut-être la première fois qu’existe un tel cas de figure dans l’histoire de la lignée). Sous cet angle, la conscience véritablement humaine est simplement l’un des résultats auxquels ont abouti les processus aléatoires d’apparition et de fixation des innovations couramment observés dans l’évolution de toutes les lignées.

A partir du moment où le cerveau humain et la conscience ont été acquis, tout un ensemble de potentialités cognitives sont devenues éventuellement exploitables, mais pas nécessairement dans l’immédiat…

Il est clair que les facultés cognitives humaines résultent de la coopération de plusieurs mécanismes que nous pouvons classer, au sens large, en processus émotionnel, intuition et processus de raisonnement conscient. Et il est très probable que l’addition du raisonnement symbolique aux fonctions préexistantes représentées par les réponses émotionnelles et les perceptions intuitives a marqué l’avènement de la conscience moderne de l’homme, comme par un saut.

Néanmoins, ce saut ne nous a pas conduits à laisser derrière nous tout notre passé évolutif. Car, il est vrai que les contradictions dans les comportements que connaissent tous les êtres humains individuels dans leur vie quotidienne ne proviennent peut-être pas toujours directement de cette dichotomie, ô combien rebattue, entre émotion et intellect, il est parfaitement vraisemblable que les intuitions, fondées sur des réactions émotionnelles éprouvées lors d’expériences vécues antérieures, puissent souvent contredire l’appréciation rationnelle des faits disponibles. »

Stephen Jay Gould dans « La structure de la théorie de l’évolution » :

« Trois espèces humaines habitaient encore la planète il y a 40.000 ans seulement : Homo neandertalensis, en tant que descendant d’Homo erectus en Europe, Homo erectus, persistant en tant que tel en Asie, et Homo sapiens, l’homme moderne en train de poursuivre sans relâche son expansion dans tout le monde habitable. L’existence simultanée des trois espèces est, bien sûr, un phénomène de moindre ampleur que celui de la demi-douzaine d’espèces qui caractérisaient le buisson évolutif hominidé entièrement localisé en Afrique, il y a deux millions d’années ; mais cette coexistence aussi récente des trois espèces humaines demande véritablement de réviser complètement la façon traditionnelle de concevoir l’évolution de l’homme. Si notre clade ne comporte aujourd’hui qu’une seule espèce, cela représente une anomalie et n’a nullement valeur générale. Une unique espèce d’hominidés seulement habite à présent la planète, mais la plus grande partie de l’histoire évolutive des hominidés a été caractérisée par une multitude d’espèces, non par une unicité ; et ce sont les multiplicités d’espèces de ce genre qui constituent le matériau brut de l’évolution…

Le changement culturel a fait passer la quasi-totalité des êtres humains du stade de la chasse et de la cueillette à celui du nouveau monde ouvert par l’agriculture, puis à celui des armes nucléaires, des transports aériens et de la révolution électronique, et aussi du génie génétique et de ses potentialités, ainsi que de la destruction de l’environnement à l’échelle planétaire par les activités humaines.

Nous avons fait tout cela, pour le meilleur et pour le pire, avec un cerveau qui n’a pas varié de structure ni de capacité : c’est le même cerveau qui a permis à certains d’entre nous de peindre la grotte Chauvet ou le plafond de la chapelle Sixtine… Tout au long de ma carrière, j’ai vu sans cesse et partout présenter la thèse, presque comme un article de catéchisme, selon laquelle l’accroissement de la capacité crânienne d’Homo erectus à Homo sapiens (diversement présentée, sous la forme soit d’une estimation minimale, celle d’une augmentation de cinquante pour cent, la boîte crânienne étant passée de mille centimètres cubes environ à mille cinq cents, soit d’une estimation maximale, celle d’un doublement ayant fait passer la boîte crânienne de sept cents cinquante à mille cinq cents centimètres cubes) représentait un exemple stupéfiant d’évolution réalisée à vitesse maximale, quelque chose d’inhabituel et de sans précédent, au point qu’il fallait chercher une cause à ce phénomène, celle-ci devant sûrement résider dans la valeur adaptative particulière de la conscience humaine, qui, en retour avait dû servir d’aiguillon accélérateur du processus sélectif.

Là encore, je soupçonne que notre prédisposition mentale à commettre de telles erreurs provient du désir irrésistible de trouver quelque chose d’unique en son genre, non seulement dans le « résultat » - ce qui est compréhensible -, mais aussi dans le « fonctionnement » biologique de la conscience humaine.

Cette thèse sur la vitesse considérable du processus d’accroissement du volume crânien suppose une transformation anagénétique, le chiffre élevé de cette vitesse étant alors obtenu en rapportant la valeur de l’accroissement total à celle, faible, de la durée envisageable (de cent mille ans pour la limite inférieure à un million d’années pour la limite supérieure)…

(Note de Stephen Jay Gould : la thèse dite anagénétique défend l’idée « selon laquelle il faut regarder comme phénomènes distincts, l’anagenèse, autrement dit les tendances évolutives manifestées par les lignages, et la cladogenèse, autrement dit la diversification spécifique… » A l’inverse, il affirme que « La prédominance de l’apparition sous forme ponctuée des nouvelles espèces, qui sont ensuite stables en tant qu’entités individuelles, impose notamment de repenser le phénomène des tendances et d’envisager celles-ci comme le résultat du succès différentiel de certaines sortes d’espèces plutôt que comme l’anagenèse adaptative de certaines lignées ; et cette reformulation est radicale en ce qu’elle conduit à de nouveaux types d’explications, non plus étayés désormais sur les avantage adaptatifs présentés par les organismes, mais en invoquant des mécanismes structuraux, tels que la corrélation fortuite entre la présence de certains traits phénotypiques et de plus hauts taux de spéciations chez certains taxa. »)

On ne peut pas qualifier cette vitesse de rapide lorsqu’on apprécie de façon correcte comment la sélection opérant dans les temps présents traduit ses effets à l’échelle des temps géologiques. Par exemple, Williams (1992) rapporte l’estimation classique suivante, puis se livre à certains calculs sur cette base :

« Même certains cas largement admis d’évolution rapide sont en réalité extrêmement lents. Les données d’observation sur l’évolution humaine au Pléistocène peuvent être interprétées de diverses façons, mais il est possible que le cerveau ait doublé de taille en cent mille ans, ce qui est peu pour trois mille générations (Rightmire, 1985). Selon Whiten et Byrne (1988), cela représente une « accélération énorme et unique en son genre dans l’accroissement de la dimension du cerveau ». Mais à quel point cela a-t-il vraiment été un changement rapide ? Même en faisant des suppositions prudentes sur le coefficient de variation (par exemple, dix pour cent) et sur l’héritabilité de ce trait (trente pour cent), il ne faudrait qu’une pression de sélection faible (s = 0,03) pour donner un pour cent de changement par génération. Cela permettrait un doublement de la taille cérébrale en soixante-dix générations. Le cerveau d’un ancien hominidé aurait pu s’accroître jusqu’à la taille actuelle, puis revenir à sa taille de départ, environ vingt et une fois au cours des trois mille générations que l’évolution réelle a supposé demander. Autrement dit, il est plausible qu’une série aléatoire de croissances et de décroissances de un pour cent ait pu conduire au doublement d’un caractère quantitatif en moins de trois mille générations. »

Si cette erreur d’appréciation a été bien aperçue par un certain nombre d’auteurs, la seconde erreur, plus profonde, concernant des suppositions erronées au sujet du mode évolutif, a généralement jusqu’ici échappé à l’attention des observateurs critiques. La conception anagénétique des tendances évolutives selon laquelle celle-ci représentent le changement continu d’une tendance centrale lors de la transformation globale d’une espèce en direction d’une meilleure morphologie doit être remplacée, dans la plupart des cas, par une explication fondée sur la notion de production d’espèces, mettant l’accent sur le succès différentiel de certaines espèces au sein d’un clade. Lorsqu’on ajoute l’observation supplémentaire selon laquelle l’histoire évolutive de la plupart des espèces s’accomplit sur la base de l’équilibre ponctué, l’absurdité de la thèse classique devient immédiatement apparente.

La transition d’Homo erectus à Homo sapiens ne s’est pas réalisée sur le mode du changement graduel et global opéré dans toute l’aire de répartition d’Homo erectus, mais lors d’un épisode de spéciation, géographiquement rapide dans le cadre de l’équilibre ponctué et localisé sur le plan géographique (probablement en Afrique). Sur la base des arguments présentés par Williams, cités ci-dessus, il n’est absolument pas surprenant que la réalisation de la totalité de l’accroissement du volume cérébral ait pu se faire dans le cadre de l’instant géologique qu’a représenté l’épisode de spéciation.

Pourquoi pense-t-on donc à tort que cet accroissement s’est réalisé à vitesse maximale et s’est étalé au fil d’une transformation anagénétique beaucoup plus longue ? On tombe dans ce piège simplement parce qu’il se trouve par hasard que cet épisode particulier de spéciation s’est produit très récemment, c’est-à-dire entre moins deux cents cinquante mille et moins cent mille ans, selon la plupart des estimations actuelles. La transition complète s’est probablement réalisée durant l’instant géologique qu’a demandé la spéciation, mais l’interprétation traditionnelle suppose de façon erronée que ce changement s’est produit de façon progressive sur le mode gradualiste, et à vitesse constante, depuis le moment d’apparition de notre espèce jusqu’à aujourd’hui.

Puisque ce moment d’apparition se trouve par hasard être récent, on obtient une vitesse d’évolution anagénétique élevée, puisqu’on envisage la réalisation de la totalité du changement sur une période relativement courte. Mais si le même épisode ponctuationniste s’était produit, disons, il y a deux millions d’années, on en déduirait que l’accroissement de la dimension du cerveau se serait produit sur un rythme anagénétique lent, en estimant (à tort) que ce même changement dans la capacité crânienne se serait étalé sur cette période beaucoup plus longue. En d’autres termes, la thèse d’un rythme de changement anagénétique maximal pour un trait représentant le summum du succès évolutif de l’espèce humaine ne fait que traduire la vision erronée d’une anagenèse globale de ce trait apparu, en réalité, récemment et à la faveur d’un épisode ponctuationniste de spéciation cladogénétique. »

Le cerveau

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