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La pensée de Lévi-Strauss dérange encore...

mardi 28 août 2018, par Robert Paris

La pensée de Lévi-Strauss dérange encore…

La philosophie de Lévi-Strauss

Tristes tropiques :

« Comment on devient ethnographe

(…)

Aujourd’hui, je me demande parfois si l’ethnographie ne m’a pas appelé, sans que je m’en doute, en raison d’une affinité de structure entre les civilisations qu’elle étudie et celle de ma propre pensée…

Aux particularités individuelles et aux attitudes sociales, il faut ajouter des motivations d’une nature proprement intellectuelle. La période 1920-1930 a été celle de la diffusion des théories psychanalytiques en France…

L’œuvre de Freud me révélait que ces oppositions (entre rationnel et irrationnel, entre conscient et inconscient) n’étaient pas véritablement telles, puisque ce sont précisément les conduites en apparence les plus affectives, les opérations les moins rationnelles, qui sont en même temps les plus signifiantes…

A la place des actes de foi ou des pétitions de principe du bergsonisme, réduisant êtres et choses à l’état de bouillie pour mieux faire ressortir leur nature ineffable, je me convainquais qu’êtres et choses peuvent conserver leurs valeurs propres sans perdre la netteté des contours qui les délimitent les uns par rapport aux autres, et leur donnent à chacun une structure intelligible. La connaissance ne repose pas sur une renonciation ou sur un troc, mais consiste dans une sélection des aspects « vrais », c’est-à-dire ceux qui coïncident avec les propriétés de ma pensée. Non point comme le prétendaient les néo-kantiens, parce que celle-ci exerce sur les choses une inévitable contrainte, mais bien plutôt parce que ma pensée est elle-même un objet. Etant « de ce monde », elle participe de la même nature que lui ? (…)

Quand je connus les théories de Freud, elles m’apparurent tout naturellement comme l’application à l’homme individuel d’une méthode dont la géologie représentait le canon. Dans les deux cas, le chercheur est placé d’emblée devant des phénomènes en apparence impénétrables ; dans les deux cas car il doit, pour inventorier et jauger les éléments d’une situation complexe, mettre en œuvre des qualités de finesse : sensibilité, flair et goût. Et pourtant, l’ordre qui s’introduit dans un ensemble au premier abord incohérent n’est ni contingent ni arbitraire. A la différence de l’histoire des historiens, celle du géologue comme celle du psychanalyste cherchent à projeter dans le temps, un peu à la manière d’un tableau vivant, certaines propriétés fondamentales de l’univers physique ou psychique…

Vers ma dix-septième année, j’avais été initié au marxisme par un jeune socialiste belge… La lecture de Marx m’avait d’autant plus transporté que je prenais pour la première fois contact à travers cette grande pensée, avec le courant philosophique qui va de Kant à Hegel : tout un monde m’était révélé. Depuis lors, cette ferveur ne s’est jamais démentie et je m’applique rarement à débrouiller un problème de sociologie ou d’ethnologie sans avoir, au préalable, vivifié ma réflexion par quelques pages du « 18 Brumaire de Louis Bonaparte » ou de la « Critique de l’économie politique ». Il ne s’agit d’ailleurs pas de savoir si Marx a justement prévu tel ou tel développement de l’histoire… Marx a enseigné que la science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des événements que la physique à partir des données de la sensibilité : le but est de construire un modèle, d’étudier ses propriétés et les différentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations à l’interprétation de ce qui se passe empiriquement et qui peut être fort éloigné des prévisions.

A un niveau différent de la réalité, le marxisme me semblait procéder de la même façon que la géologie et la psychanalyse entendue au sens que lui avait donné son fondateur : tous trois démontrent que comprendre consiste à réduire un type de réalité à un autre ; que la réalité vraie n’est jamais le plus manifeste ; et que la nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu’il met à se dérober. Dans tous les cas, le même problème se pose, qui est celui du rapport entre le sensible et le rationnel et le but cherché est le même : une sorte de « super-rationalisme », visant à intégrer le premier au second sans rien sacrifier de ses propriétés.

Je me montrais donc rebelle aux nouvelles tendances de la réflexion métaphysique telles qu’elles commençaient à se dessiner. La phénoménologie me heurtait, dans la mesure où elle postule une continuité entre le vécu et le réel. D’accord pour reconnaître que celui-ci enveloppe et explique celui-là, j’avais appris de mes trois maîtresses que le passage entre les deux ordres est discontinu, que pour atteindre le réel il faut d’abord répudier le vécu, quitte à le réintégrer par la suite dans une synthèse objective dépouillée de toute sentimentalité. Quant au mouvement de pensée qui allait s’épanouir dans l’existentialisme, il me semblait être le contraire d’une réflexion légitime en raison de la complaisance qu’il manifeste envers les illusions de la subjectivité. Cette promotion des préoccupations personnelles à la dignité de problèmes philosophiques risque trop d’aboutir à une sorte de métaphysique pour midinette, excusable au titre de procédé didactique, mais fort dangereuse si elle doit permettre de tergiverser avec cette mission dévolue à la philosophie jusqu’à ce que la science soit assez forte pour la remplacer, qui est de comprendre l’être par rapport à lui-même et non peint par rapport à moi. Au lieu d’abolir la métaphysique, la phénoménologie et l’existentialisme introduisaient deux méthodes pour lui trouver des alibis.

Entre le marxisme et la psychanalyse qui sont des sciences humaines à perspective sociale pour l’une, individuelle pour l’autre, et la géologie, science physique mais aussi mère et nourrice de l’histoire, à la fois par sa méthode et par son objet – l’ethnographe s’établit spontanément dans son royaume : car cette humanité, que nous envisageons sans autres limitations que celles de l’espace, affecte d’un nouveau sens les transformations du globe terrestre que l’histoire géologique a léguées : indissoluble travail qui se poursuit au cours de millénaires dans l’œuvre de sociétés anonymes comme les forces telluriques, et dans la pensée d’individus qui offrent à l’attention du psychologue autant de cas particuliers….

L’ethnographie m’apporte une satisfaction intellectuelle : comme histoire qui rejoint par ses deux extrémités celle du monde et la mienne, elle dévoile du même coup leur commune raison. Me proposant d’étudier l’homme, elle m’affranchit du doute, car elle considère en lui ces différences et ces changements qui ont un sens pour tous les hommes à l’exclusion de ceux, propres à une seule civilisation, qui se dissoudraient si l’on choisissait de rester en dehors. Enfin, elle tranquillise cet appétit inquiet et destructeur dont j’ai parlé, en garantissant à ma réflexion une matière pratiquement inépuisable, fournie par la diversité des mœurs, des coutumes et des institutions. Elle réconcilie mon caractère et ma vie…

En comparant les différentes cultures, l’ethnographie démontre que toute société comporte des injustices et qu’aucune n’est parfaite. Même une société dite « civilisée » et prête à dénoncer les pratiques estimées barbares, comme l’anthropophagie, n’échappe pas à cette règle : ses propres coutumes pourraient être jugées inhumaines par des observateurs extérieurs. Notre système carcéral par exemple, pourrait être considéré par les sociétés primitives comme profondément cruel.

Inversement, une société apparemment « moins civilisée » peut, sous certains aspects, être plus décente. Certains indiens d’Amérique du Nord, pratiquant le cannibalisme, ont, par exemple, une pratique du châtiment basée sur la réparation collective du dommage plus humaine et efficace que notre prison.

L’ethnographie nous permet donc de relativiser la perception que nous avons de nos propres pratiques sociales. La civilisation occidentale a, certes, l’avantage d’avoir produit ce nouveau regard critique sur elle-même mais, peut-être, pour finalement chercher dans toute société la trace de ses propres imperfections, ou pire, pour se déculpabiliser de ses crimes du passé.

Si toute société est imparfaite, il ne faut pas pour autant glorifier l’état de nature. Rousseau lui-même n’est pas tombé dans ce travers : en dénonçant les violences produites par la civilisation, il cherchait davantage à montrer que la forme première des sociétés, à l’image du néolithique, en est exempte. L’étude des sociétés traditionnelles nous dévoile donc la forme originaire et idéale des sociétés humaines.

L’ethnographie nous permet alors, par comparaison, de trouver des principes fraternels de réforme de nos propres sociétés et de comprendre, sans ignorer le progrès, que notre histoire, en s’inspirant du passé, peut toujours recommencer. En nous confrontant au Nouveau Monde et à nos propres crimes, c’est à nous-mêmes en définitive que nous nous confrontons. »

Race et Histoire » :

Barbarie et civilisation ?

« L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc.., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal par opposition à la culture humaine. (...) Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. (...) L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion ? – les « bons », les « excellents » , les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais qu’ils sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d’oeufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des Blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction. (...) En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. (...) Les anciens chinois, les Eskimos, avaient poussé très loin les arts mécaniques ; et il s’en est fallu de fort peu qu’ils n’arrivent au point où la "réaction en chaîne" se déclenche, déterminant le passage d’un type de civilisation à l’autre. (...) En vérité, il n’existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n’ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence. (...) L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise. (...) Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer autant, ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. (...) Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l’espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses : d’abord que le « progrès » n’est ni nécessaire, ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction ; ils s’accompagnent de changements d’orientation. »

« Père Noël supplicié » :

« Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse ? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions ; et ce n’est pas non plus un personnage de légende puisque aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités ; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières ; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications.
Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par l’ignorance de certains mystères ou la croyance — soigneusement entretenue — en quelque illusion que les adultes se réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. Comment, par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchina des Indiens du Sud-Ouest des États- Unis ? Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres ; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. Il est extrêmement significatif que les mêmes tendances éducationnelles qui proscrivent aujourd’hui l’appel à ces katchina punitives aient abouti à exalter le personnage bienveillant du Père Noël, au lieu — comme le développement de l’esprit positif et rationaliste aurait pu le faire supposer — de l’englober dans la même condamnation. Il n’y a pas eu à cet égard de rationalisation des méthodes d’éducation, car le Père Noël n’est pas plus « rationnel » que le Père Fouettard (l’Église a raison sur ce point) : nous assistons plutôt à un déplacement mythique, et c’est celui-ci qu’il s’agit d’expliquer. »

Ceux qui continuent à être gênés par la pensée de Lévi-Strauss

Anthropologie et sociologie du Brésil

« Tristes tropiques »

La sociologie de Claude Lévi-Strauss ou anthropologie structurale

« Les structures élémentaires de la parenté »

Claude Lévi-Strauss sociology

« De Montaigne à Montaigne »

« La structure des mythes »

« Le père Noël supplicié »

Claude Lévi-Strauss, Œuvres

« L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne »

« L’autre face de la lune »

« Le totémisme aujourd’hui »

L’anthropologie rédemptrice de Claude Lévi-Strauss

L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse

Discours d’inauguration du musée des arts premiers

Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss : Œuvres

Signification et position de l’œuvre de Lévi-Strauss

Trois œuvres pour redécouvrir Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss, théoricien bigarré

Correspondance

« Myth and Meaning »

Introduction of the Work of Marcel Mauss

“The view from Afar”

Qui est Claude Lévi-Strauss

La vision du monde de Claude Lévi-Strauss

Messages

  • Au cours d’une véritable enquête psychosociologique conçue selon les
    canons les plus modernes, on avait soumis les colons à un questionnaire destiné à savoir si, selon eux, les Indiens étaient ou non « capables de vivre par eux-mêmes, comme des paysans de Castille ». Toutes les réponses furent négatives : « À la rigueur, peut-être, leurs petits enfants ; encore les indigènes sont-ils si profondément vicieux qu’on peut en douter ; à preuve : ils fuient les Espagnols, refusent de travailler sans rémunération, mais poussent la perversité jusqu’à faire cadeau de leurs biens ; n’acceptent pas de rejeter leurs camarades à qui les Espagnols ont coupé les oreilles. » Et comme conclusion unanime : « Il vaut mieux pour les Indiens devenir des hommes esclaves que de rester des animaux libres… ».

    Au même moment, d’ailleurs, et dans une île voisine (Porto-Rico, selon le témoignage d’Oviedo) les Indiens s’employaient à capturer des blancs et à les faire périr par immersion, puis montaient pendant des semaines la garde autour des noyés afin de savoir s’ils étaient ou non soumis à la putréfaction. De cette comparaison entre les enquêtes se dégagent deux conclusions : les blancs invoquaient les sciences sociales alors que les Indiens avaient plutôt confiance dans les sciences naturelles ; et, tandis que les blancs proclamaient que les Indiens étaient des bêtes, les seconds se contentaient de soupçonner les premiers d’être des dieux. À ignorance égale, le dernier procédé était certes plus digne d’hommes. ( … )

    Ici, des populations médiévales sont précipitées en pleine ère manufacturière et jetées en pâture au marché mondial. Du point de départ jusqu’au point d’arrivée, elles vivent sous un régime d’aliénation. La matière première leur est étrangère, complètement pour les tisserands de Demra qui emploient des filés importés d’Angleterre ou d’Italie, partiellement pour les façonniers de Langalbund dont les coquillages ont une origine locale, mais non les produits chimiques, les cartons et les feuilles métalliques indispensables à leur industrie. Et partout, la production est conçue according to foreign standards, ces malheureux ayant à peine les moyens de se vêtir, moins encore de se boutonner.

    Sous les campagnes verdoyantes et les canaux paisibles bordés de chaumières, le visage hideux de la fabrique apparaît en filigrane, comme si l’évolution historique et économique avait réussi à fixer et à superposer ses phases les plus tragiques aux dépens de ces pitoyables victimes : carences et épidémies médiévales, exploitation forcenée comme aux débuts de l’ère industrielle, chômage et spéculation du capitalisme moderne. Le XIVe, le XVIIIe et le XX e siècle se sont ici donné rendez-vous pour tourner en dérision l’idylle dont la nature tropicale entretient le décor. C’est dans ces régions, où la densité de population dépasse parfois mille au kilomètre carré, que j’ai pleinement mesuré le privilège historique encore dévolu à l’Amérique tropicale (et jusqu’à un certain point à l’Amérique tout entière) d’être restée absolument ou relativement vide d’hommes. La liberté n’est ni une invention juridique ni un trésor philosophique, propriété chérie de civilisations plus dignes que d’autres parce qu’elles seules sauraient la produire ou la préserver. Elle résulte d’une relation objective entre l’individu et l’espace qu’il occupe, entre le consommateur et les ressources dont il dispose. (…)

    Ce qui m’effraye en Asie, c’est l’image de notre futur, par elle anticipée. Avec l’Amérique indienne je chéris le reflet, fugitif même là-bas, d’une ère où l’espèce était à la mesure de son univers et où persistait un rapport adéquat entre l’exercice de la liberté et ses signes. ( … )

    Cette Indienne veut-elle me vendre ce pot ? « Certes, elle veut bien. Malheureusement il ne lui appartient pas. À qui alors ? Silence. – À son mari ? Non. – À son frère ? Non plus. À son fils ? Pas davantage. » Il est à la petite-fille. La petite-fille possède inévitablement tous les objets que nous voulons acheter. Nous la considérons – elle a trois ou quatre ans – accroupie près du feu, absorbée par la bague que, tout à l’heure, j’ai passée à son doigt. Et ce sont alors, avec la demoiselle, de longues négociations où les parents ne prennent aucune part. Une bague et cinq cents reis la laissent indifférente. Une broche et quatre cents reis la décident. (…)

    Leur civilisation évoque irrésistiblement celle que notre société s’est amusée à rêver dans un de ses jeux traditionnels et dont la fantaisie de Lewis Carroll a si bien réussi à dégager le modèle : ces Indiens chevaliers ressemblaient à des figures de cartes. Ce trait ressortait déjà de leur costume : tuniques et manteaux de cuir élargissant la carrure et tombant en plis raides, décorés en noir et rouge de dessins que les anciens auteurs comparaient aux tapis de Turquie, et où revenaient des motifs en forme de pique, de coeur, de carreau et de trèfle. Ils avaient des rois et des reines ; et comme celle d’Alice, ces dernières n’aimaient rien tant que jouer avec les têtes coupées que leur rapportaient les guerriers. Nobles hommes et nobles dames se divertissaient aux tournois ; ils étaient déchargés des travaux subalternes par une population plus anciennement installée, différente par la langue et la culture, les Guana. (…)

    La morgue de ces seigneurs avait intimidé jusqu’aux conquérants
    espagnols et portugais, qui leur accordaient les titres de Don et Dona. On racontait alors qu’une femme blanche n’avait rien à craindre de sa capture par les Mbaya, nul guerrier ne pouvant songer à ternir son sang par une telle union. Certaines dames Mbaya refusèrent de rencontrer l’épouse du vice-roi pour la raison que seule la reine du Portugal eût été digne de leur commerce ; (…)

    Voici ce mythe : quand l’Être suprême, Gonoenhodi, décida de créer les hommes, il tira d’abord de la terre les Guana, puis les autres tribus ; aux premiers, il donna l’agriculture en partage et la chasse aux secondes. Le Trompeur, qui est l’autre divinité du panthéon indigène, s’aperçut alors que les Mbaya avaient été oubliés au fond du trou et les en fit sortir ; mais comme il ne restait rien pour eux, ils eurent droit à la seule fonction encore disponible, celle d’opprimer et d’exploiter les autres. Y eu-t-il jamais plus profond contrat social que celui-là ? (…)

    Au moraliste, la société Bororo administre une leçon : qu’il écoute ses informateurs indigènes : ils lui décriront, comme ils l’ont fait pour moi, ce ballet où deux moitiés de village s’astreignent à vivre et à respirer l’une par l’autre ; échangeant les femmes, les biens et les services dans un fervent souci de réciprocité ; mariant leurs enfants entre eux, enterrant mutuellement leurs morts, se garantissant l’une à l’autre que la vie est éternelle, le monde secourable et la société juste. Pour attester ces vérités et s’entretenir dans ces convictions, leurs sages ont élaboré une cosmologie grandiose ; ils l’ont inscrite dans le plan de leurs villages et dans la distribution des habitations. Les contradictions auxquelles ils se heurtaient, ils les ont prises et reprises, n’acceptant jamais une opposition que pour la nier au profit d’une autre, coupant et tranchant les groupes, les associant et les affrontant, faisant de toute leur vie sociale et spirituelle un blason où la symétrie et l’asymétrie se font équilibre, comme les savants dessins dont une belle Caduveo, plus obscurément torturée par le même souci, balafre son visage. Mais que reste-t-il de tout cela, que subsiste-t-il des moitiés, des contre-moitiés, des clans, des sous-clans, devant cette constatation que semblent nous imposer les observations récentes ?

    Dans une société compliquée comme à plaisir, chaque clan est réparti en trois groupes : supérieur, moyen et inférieur, et par-dessus toutes les réglementations plane celle qui oblige un supérieur d’une moitié à épouser un supérieur de l’autre, un moyen, un moyen et un inférieur, un inférieur ; c’est-à-dire que, sous le déguisement des institutions fraternelles, le village bororo revient en dernière analyse à trois groupes, qui se marient toujours entre eux. Trois sociétés qui, sans le savoir, resteront à jamais distinctes et isolées, emprisonnée chacune dans une superbe dissimulée même à ses yeux par des institutions mensongères, de sorte que chacune est la victime inconsciente d’artifices auxquels elle ne peut plus découvrir un objet. Les Bororo ont eu beau épanouir leur système dans une prosopopée fallacieuse, pas plus que d’autres ils ne sont parvenus à démentir cette vérité ; la représentation qu’une société se fait du rapport entre les vivants et les morts se réduit à un effort pour cacher, embellir ou justifier, sur le plan de la pensée religieuse, les relations réelles qui prévalent entre les vivants. (…)

    Mais bien qu’orientées dans une direction plus positive, l’adresse et l’ingéniosité du chef nambikwara n’en sont pas moins étonnantes. Il doit avoir une connaissance consommée des territoires fréquentés par son groupe et par les groupes voisins, être un habitué des terrains de chasse et des bosquets d’arbres à fruits sauvages, savoir pour chacun d’eux la période la plus favorable, se faire une idée approximative des itinéraires des bandes voisines : amicales ou hostiles. Il est constamment parti en reconnaissance ou en exploration et semble voltiger autour de sa bande plutôt que la conduire. (…)

    Pendant des semaines, sur ce plateau du Mato Grosso occidental, j’avais été obsédé, non point par ce qui m’environnait et que je ne reverrais jamais, mais par une mélodie rebattue que mon souvenir appauvrissait encore : celle de l’étude numéro 3, opus 10, de Chopin, en quoi il me semblait, par une dérision à l’amertume de laquelle j’étais aussi sensible, que tout ce que j’avais laissé derrière moi se résumait. Pourquoi Chopin, vers qui mes goûts ne m’avaient pas particulièrement porté ? (…)

    Des sociétés, qui nous paraissent féroces à certains égards, savent être humaines et bienveillantes quand on les envisage sous un autre aspect. Considérons les Indiens des plaines de l’Amérique du Nord qui sont ici doublement significatifs, parce qu’ils ont pratiqué certaines formes modérées d’anthropophagie, et qu’ils offrent un des rares exemples de peuple primitif doté d’une police organisée. Cette police (qui était aussi un corps de justice) n’aurait jamais conçu que le châtiment du coupable dût se traduire par une rupture des liens sociaux. Si un indigène avait contrevenu aux lois de la tribu, il était puni par la destruction de tous ses biens : tente et chevaux. Mais du même coup, la police contractait une dette à son égard ; il lui incombait d’organiser la réparation collective du dommage dont le coupable avait été, pour son châtiment, la victime. Cette réparation faisait de ce dernier l’obligé du groupe, auquel il devait marquer sa reconnaissance par des cadeaux que la collectivité entière – et la police elle-même – l’aidait à rassembler, ce qui inversait de nouveau les rapports ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, au terme de toute une série de cadeaux et de contre-cadeaux, le désordre antérieur fut progressivement amorti et que l’ordre initial eût été restauré.

    Non seulement de tels usages sont plus humains que les nôtres, mais ils sont aussi plus cohérents, même en formulant le problème dans les termes de notre moderne psychologie : en bonne logique, l’« infantilisation » du coupable impliquée par la notion de punition exige qu’on lui reconnaisse un droit corrélatif à une gratification, sans laquelle la démarche première perd son efficacité, si même elle n’entraîne pas des résultats inverses de ceux qu’on espérait. Le comble de l’absurdité étant, à notre manière, de traiter simultanément le coupable comme un enfant pour nous autoriser à le punir, et comme un adulte afin de lui refuser la consolation ; et de croire que nous avons accompli un grand progrès spirituel parce que, plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables, nous préférons les mutiler physiquement et moralement. (…)

    Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu’il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-dire de l’inertie. Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d’information, donc une organisation plus grande. (…)

    Pas plus que l’individu n’est seul dans le groupe et que chaque société n’est seule parmi les autres, l’homme n’est seul dans l’univers. Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur ; tant que nous serons là et qu’il existera un monde – cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible demeurera, montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l’homme l’unique faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son oeuvre en même temps qu’il clôt sa prison ; cette faveur que toute société convoite, quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation ; où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté ; chance, vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste – adieu sauvages ! adieu voyages ! – pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos oeuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat.

    Tristes tropiques

  • Claude Lévi-Strauss dans « La Pensée sauvage » :

    « Il n’y a pas de civilisation « primitive », ni de civilisation « évoluée » ; il n’y a que des réponses différentes à des problèmes fondamentaux et identiques ; »

  • « La Pensée sauvage » est la réponse de C. Lévi-Strauss à la Critique de la raison dialectique publiée par Jean-Paul Sartre deux ans avant. Les deux hommes, marqués par la pensée marxiste, ont pourtant la même ambition ; celle de théoriser la pensée humaine. Leur différend porte essentiellement sur la conception de l’histoire. Dans son ouvrage, J.-P. Sartre distingue deux types de raison.
    La première est analytique. Elle classe, elle ordonne les choses, comme dans les sciences de la nature. La seconde est dialectique et apparaît dans les sciences humaines ou de l’esprit. Pour le philosophe, les sociétés sans écriture se situent délibérément du côté de la pensée analytique comme l’atteste leur capacité à créer des systèmes de classifications. La raison dialectique leur échappe car leur conscience, encore collective, n’est pas suffisamment sophistiquée. En effet, pour J.-P. Sartre, la pensée n’est vraiment élaborée que lorsqu’elle l’est à titre individuel, grâce au progrès humain. De fait, ces sociétés seraient « stabilisé[es] dans la répétition » (cité par Wahnich 2015), vivant en quelque sorte hors du temps. Pour ces raisons, J.-P. Sartre considère que leur histoire, limitée aux récits légendaires, n’est en fait qu’une négation de l’histoire.
    C. Lévi-Strauss, pour qui la conscience collective n’est pas inférieure mais différente de la conscience individuelle, les propos de J.-P. Sartre sont choquants et emprunts d’évolutionnisme. Il démontre que les sociétés sans écriture ont une histoire, puisque leurs mythes intègrent de manière continue les évènements. Ces récits produits par la pensée sauvage parviennent tout à fait à agencer synchronie et diachronie. Ils ne sont pas, contrairement à ce qu’avance J.-P. Sartre, figés dans l’immobilisme. D’ailleurs, il ne fait plus aucun doute, pour Lévi-Strauss, que toutes les sociétés évoluent. « Il est aussi fastidieux qu’inutile d’entasser les arguments pour prouver que toute société est dans l’histoire et qu’elle change : c’est l’évidence même ».

    https://www.dygest.co/claude-levi-strauss/la-pensee-sauvage

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