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Centenaire de la mort de Mark Twain

dimanche 13 janvier 2019, par Robert Paris

« Toute école, toute université, a deux grandes fonctions : conférer, et cacher, des connaissances précieuses. »
Mark Twain

Qui était Mark Twain ?

Centenaire de la mort de Mark Twain

Par James Brookfield et David Walsh

Le 21 avril marque le centième anniversaire de la mort de Mark Twain, un des plus grands écrivains de l’histoire américaine. Twain (1835-1910) était un brillant satiriste, un comique de génie et un maître dans l’art de capter le rythme et la sonorité du langage populaire américain du 19e siècle dans toutes les nuances.

Il est impossible dans le cadre d’un seul article relativement bref, d’examiner la vie de l’homme et son oeuvre littéraire d’une manière qui puisse lui rendre justice. C’est un sujet énorme, complexe et plein de contradictions. Durant sa vie, l’écrivain a connu les grandes acclamations du succès, tout autant que la faillite financière et des moments terriblement tragiques dans sa vie personnelle.

Un des plus grands écrivains comiques de tous les temps, un des rares qui pouvait provoquer des éclats de rire chez le lecteur, « ce qui brûlait en lui » suggérait l’éditeur de son journal, Bernard de Voto, « c’était la haine de la cruauté et de l’injustice », aussi bien qu’un « sens profond du mal humain, et une récurrence à s’auto incriminer. Tout comme Swift il s’est trouvé à mépriser l’homme en aimant Tom, Dick et Harry si chaudement qu’il n’avait plus de défense contre l’angoisse des relations humaines. »

La vie de Twain s’étend sur une période remarquable. Il est né seulement 50 ans après la fin de la guerre révolutionnaire américaine — alors que plusieurs des vétérans de la lutte pour l’indépendance étaient encore vivants — au Missouri, qui était encore un territoire frontalier. Twain a été témoin de l’engagement des États-Unis dans l’acrimonieuse guerre civile, le développement de sa puissance industrielle et son émergence explosive en tant que puissance impérialiste à l’aube de la Première Guerre mondiale.

Constamment actif, soit par nécessité ou de nature, Twain s’est rendu dans tous les coins du pays et a connu tous les types sociaux très tôt dans sa vie. De Voto a noté que l’auteur, dans ses années formatives, « a vu plus des États-Unis, rencontré plus de types, de castes et de condition des Américains, observé les Américains dans plus d’occupations, d’états et de tempéraments — en un mot, a intimement partagé une plus grande variété des expériences caractéristiques de ses concitoyens — que tout autre écrivain américain d’importance. »

Né Samuel Langhorne Clemens dans le Missouri en 1835, Clemens a travaillé comme imprimeur, journaliste, et pilote de bateau à vapeur sur le Mississippi avant d’obtenir la reconnaissance populaire en tant qu’écrivain pour ses chroniques de voyages, premièrement sur son voyage en Hawaii (alors connu sous le nom d’îles Sandwich) en 1866 et ensuite pour l’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient un an plus tard.

Ce dernier voyage lui a fourni le matériel de son roman Le voyage des innocents en 1869. Cette œuvre fit de Twain (car il avait déjà adopté son fameux nom de plume en 1863 alors qu’il travaillait pour un journal au Nevada) un auteur reconnu par la critique et lui assura le succès financier. Le livre se vendit à 85.000 exemplaires durant les 16 premiers mois de sa publication.

Un aphorisme dans la conclusion de son texte illustre que Twain avait déjà développé son sens de l’humour social aigu : « Les voyages sont fatals aux préjugés, à la bigoterie et à l’étroitesse d’esprit, et, à ce compte, beaucoup de nos concitoyens en auraient gravement besoin. »

Deux critiques commentent que le déplacement de Twain vers l’est à New York en 1866 « signalait le début de sa remarquable synthèse des éléments de la littérature qui suivie la Guerre civile américaine alors qu’il entreprit de lier la couleur locale et la tradition de l’Ouest de ses premières œuvres avec l’esprit social, intellectuel, commercial et industriel de la décennie qu’il a contribué à désigner comme étant l’Age doré. » (Du puritanisme au postmodernisme ; une histoire de la littérature américaine, Richard Buland et Malcolm Bradbury)

Dans son premier roman, L’Age doré (1873), Twain (et le coauteur Charles Dudley Warner) jetèrent un regard sur la période de 1860-1868, une période qui, dans leurs propres termes, « déracina des institutions vielles de plusieurs siècles, changea les politiques d’un peuple, transforma la vie sociale de la moitié de la population, et travailla si profondément sur le caractère national que son influence ne pourra être mesurée que dans pas moins de deux ou trois générations. » En résumé, une révolution avait pris place, qui eu une influence subséquente énorme sur la vie artistique et intellectuelle.

Twain produit ses plus grandes œuvres entre le début des années 1870 et 1890. Les aventures de Tom Sawyer (1876) et Les aventures de Huckleberry Finn (1884) se rangent clairement parmi celles-ci. Ces œuvres défient toutes classifications faciles : elles offrent des scènes comiques qui provoquent des rires aux larmes, entrecoupées de passages, par exemple, qui décrivent la brutalité de l’esclavage qui existait dans le Sud d’avant-guerre de l’enfance de Clemens (et d’autres facettes dérangeantes de la vie américaine de l’époque).

Brièvement membre au sein de troupes confédérées dans la guerre civile, Twain accumula sans aucun doute une profonde antipathie pour l’esclavage. « Une histoire vraie » une remarquable nouvelle publiée en 1874, est racontée du point de vue d’une femme noire, ancienne esclave. « Tante Rachel », devenue servante, informé par son employeur complaisant qu’elle semble avoir vécu soixante ans sans avoir « jamais eu de problèmes » se tourne contre lui et raconte qu’en fait elle a été séparée de son mari et de ses enfants lors d’une vente aux enchères d’esclaves, et ne retrouva un de ses fils que 22 ans plus tard. William Dean Howells, nouvelliste et éditeur qui publia la nouvelle dans son Atlantic, raconte à Twain qu’il croyait que son histoire « était extrêmement bonne et touchante et comprenait le meilleur et le plus réaliste du parler noir. » (Mr. Clemens et Mark Twain, Justin Kaplan)

Dans Huckleberry Finn, l’une des plus grandes réalisations littéraires américaines du dix-neuvième siècle, le jeune personnage principal (et narrateur) raconte ces aventures sur la rivière Mississippi en compagnie de Jim, un esclave en fuite qui tente de gagner un État non esclavagiste afin de pouvoir acheter la liberté de sa famille.

Tout au long du livre, Huck est aux prises avec un problème de conscience, ennuyé par le sentiment de « voler » la propriété de quelqu’un en aidant Jim à fuir. À un moment donné, il décide de livrer l’esclave, et rédige une note à l’attention de l’ancien propriétaire. La nouvelle continue :

« Je me sentis bien et propre, tout lavé de mes péchés, pour la première fois de ma vie je me sentis ainsi, et je savais que maintenant je pouvais prier. Mais je ne l’ai pas fait tout de suite, j’ai posé le journal et je me suis mis à penser — penser à comment les choses s’étaient bien passées, et comment je faillis tout perdre et finir en enfer. Et je continuai de penser. Je me suis mis à penser à notre voyage sur la rivière ; je vois Jim devant moi tout le temps : le jour et la nuit, parfois au clair de lune, parfois dans la tempête, et nous flottions ensemble, parlant, chantant et riant. Mais d’une façon ou d’une autre, je n’arrivais pas à me monter contre lui, au contraire. Je l’ai vu tenir le guet pour moi après avoir fait son tour au lieu de m’appeler, pour ainsi me laisser dormir ; j’ai vu combien content il était lorsqu’il me voyait revenir du brouillard ; et lorsque que je revenais encore vers lui du le marais, là où il y a eu la querelle ; et d’autres moments semblables ; il m’appelait toujours cher, me tenait compagnie et pensait toujours à ce qu’il pouvait faire pour moi, et comment bon il a toujours été ; et à la fin je fus frappé par la fois où je l’avais sauvé en disant aux hommes que nous avions la variole dans notre embarcation, et il était si reconnaissant, et me dit que j’étais le meilleur ami que le vieux Jim ait jamais au monde, et le SEUL qu’il avait maintenant ; et ensuite je me suis mis regarder autour de moi et vis ce papier.

« J’étais dans un lieu isolé. Je le pris et le tins dans ma main. J’en tremblais, parce que j’avais à décider, pour toujours, entre deux choses, et je le savais. J’étudiai la question une bonne minute, plus ou moins retenant mon souffle, et ensuite je me suis dit :

« "D’accord, j’irai donc en enfer" — et je le déchirai. »

Il est inutile d’insister sur la profonde humanité et sympathie de ce passage.

Ernest Hemingway affirma dans un commentaire fameux que « Toute la littérature américaine moderne tire sa source d’un livre de Mark Twain appelé, Les aventures de Huckleberry Finn. » Le critique et commentateur, H. L Mencken suggéra que le roman était « l’une des grande chefs d’œuvres au monde » et serait « lu encore et encore par les êtres humains de tout âge, non parce que c’était un devoir solennel, mais par amour sincère. » Mencken, lui même parfois consumé par la misanthropie, notait que Twain et son écriture se moquaient des gens, « mais rarement par malice. Il était capable d’exprimer une véritable indignation, mais elle s’appliquait à la vie elle-même et non à ses victimes. »

Une autre œuvre fascinante de cette même période est La vie sur le Mississippi (1883), une principalement autobiographie, que Twain écrivit en parallèle avec Huckleberry Finn. La vie sur le Mississippi lui a coûté énormément d’effort. « Je ne me suis jamais autant battu dans ma vie pour écrire un livre écrit-il à Howells en 1882. Mais il en résulte un livre merveilleusement écrit, un compte rendu détaillé et émotivement dense de la vie de pilote de bateau à vapeur sur la rivière Mississippi dans les années précédant immédiatement la guerre civile.

Le passage suivant aide peut-être à expliquer pourquoi Twain mit autant de profondeur émotive dans le livre : « Dans mes chapitres précédents, j’ai essayé, en entrant dans la minutie de la science du pilotage, d’amener le lecteur pas à pas à comprendre en quoi consiste cette science ; et au même moment j’ai tenté de lui montrer que c’est aussi une science vraiment curieuse et merveilleuse, et qui vaut vraiment la peine d’y porter attention. Il a semblé que j’aimais mon sujet, ce qui n’est pas surprenant, puisque j’ai aimé la profession plus que toutes celles que j’ai eues depuis, et j’en ai retiré beaucoup de fierté. La raison est simple : un pilote, durant ces jours, était le seul être humain sur terre à être libre de toutes contraintes et entièrement indépendant. Les rois ne sont que les serviteurs soumis du parlement et du peuple ; les parlements siègent dans l’étreinte des chaînes forgées par leur électorat ; l’éditeur d’un journal ne peut être indépendant, mais doit travailler avec une main attachée derrière le dos par le parti et le patron, et doit se contenter de produire la moitié ou les deux tiers de ce qu’il pense ; un homme d’Église n’est pas un homme libre pouvant dire toute la vérité, indépendamment de l’opinion de ses paroissiens ; les écrivains de toutes sortes sont les serviteurs menottés du public. Nous écrivons franchement et sans peur, mais ensuite nous « modifions » avant d’imprimer. En vérité, chaque homme, femme et enfant à un maître, devant lequel, anxieusement il s’incline servilement. »

Les aspects les plus sobres de la vie américaine abordée dans Huckleberry Finn sont abordées de manière encore plus prononcée dans les œuvres moins connues, mais tout aussi remarquables, A Connecticut Yankee in King Arthur’s Court (1889) et Pudd’nhead Wilson (1894). La dernière œuvre incarne l’une rare protagoniste de sexe féminin pleinement développée, Roxana une esclave à la peau pâle, qui cherche si désespérément à empêcher la vente de ses enfants qu’elle les remplace dans le berceau par les enfants de son maître.

Le précédent roman, à propos d’un Américain du 19ième siècle, Hank Morgan, un résidant d’Hartford, Connecticut (ou Twain s’était avait établit sa résidence), qui se trouve être transporté dans le temps dans l’Angleterre médiévale à l’époque du roi Arthur et ses chevaliers, avait initialement été conçu en 1884 comme une œuvre légère.

Cependant, Justin Kaplan, dans sa biographie de Twain, note, « Avec les années, l’idée comique changea son cours et s’éloigna du burlesque pour se diriger vers une conclusion apocalyptique dans laquelle l’Angleterre chevaleresque et la technologie américaine de Hank Morgan - les deux étant des échecs, comme l’auteur en était venu à les voir, se détruisent l’une l’autre. »

Twain a aussi écrit The United States of Lyncherdom, un essai significatif publié à titre posthume (en 1923), en outrage au lynchage en 1901 de trois hommes noirs dans la ville de Pierce au Missouri. Dans cet essai, l’auteur s’attaque à la prétention selon laquelle la population ayant participé au lynchage approuva et prit plaisir à cette torture meurtrière. Les foules acquiesçaient plutôt sous la crainte de représailles de leurs pairs. Twain suggéra, dans une plainte empreinte de douleur, que pour mettre fin à ces assassinats - totalisant à cette époque plus d’une centaine par année aux États-Unis - « Peut-être que le remède à ces lynchages se résumerait à ceci : placer un brave homme dans chaque communauté affectée pour encourager, supporter et jeter la lumière sur la profonde désapprobation au lynchage cachée au plus profond de son cœur — parce qu’elle s’y trouve, sans le moindre doute. »

Tout au long de sa vie adulte, Twain a eu une attitude caustique envers la vie politique américaine et ses praticiens. Après avoir une dose de l’esprit tranchant de Twain, qui pouvait encore regarder de la même manière ces lèche-bottes de l’entreprise, suffisants, voleurs collectivement connus sous le nom de Congrès des États-Unis ? Par exemple, il a déjà noté, « Supposé que vous soyez un idiot. Et supposé que vous soyez un membre du Congrès. Mais je me répète ». Dans What is Man ? L’auteur observe que « les puces peuvent apprendre presque tout autant qu’un membre du Congrès. » Un de mes préférés : « Il serait probablement possible de démontrer par des faits et des chiffres qu’il n’y a pas de classe criminelle distinctement autochtone, à l’exception du Congrès. »

Plusieurs épisodes de la vie de Twain n’ont reçu qu’une attention minime dans les éloges cette semaine. L’une d’elle est le rôle critique joué par Twain dans les mémoires de Ulysses S. Grant. Grant avait été le général de la guerre civile américaine ayant joué le principal rôle dans la victoire contre les esclavagistes sudistes, et devint plus tard président des États-Unis. Les mémoires, avec ces qualités politique et littéraires singulières, n’auraient pas vu le jour si Twain ne les avait pas publiées lui-même. Et il le fit avec une générosité considérable à l’égard de l’auteur. Grant termina ses mémoires cinq jours avant son décès en 1885. Twain alloua 75 pour cent des bénéfices aux héritiers, ce qui permit à la veuve de Grant d’éviter la pauvreté dans laquelle Grant avait été laissé après avoir été escroqué jusqu’au dernier sou.

Le séjour à Vienne de septembre 1897 à mai 1899 est un autre épisode fascinant de la vie de Twain. Il est impossible ici de rendre justice à cette période de la vie de l’écrivain (qui fait l’objet d’un excellent livre, Notre célèbre invité : Mark Twain a Vienne par Carl Dolmetsch). Mais il faut brièvement noter que, de Vienne, Twain écrivit des articles pour la presse américaine dénonçant l’antisémitisme du parti au pouvoir et manifesta une chaleureuse sympathie et appréciation pour les juifs qui étaient soumis à une persécution endémique.

La vie de Twain n’était pas sans tragédie personnelle, qui, est-il permis de croire, ont contribuer à façonner sa littérature et ses sympathies personnelles. Trois des membres de sa fratrie sont morts durant leur enfance. L’un de ceux qui survécurent, son frère Henry, mourut dans un accident de bateau en 1858 à l’âge de 19 ans. Beaucoup plus tard, en 1872, Twain perdit son fils d’un an, Langdon, qui mourut de diphtérie, un événement pour lequel il se culpabilisa beaucoup. L’une de ses trois filles, Susy Clemens, décéda en 1896 des suites d’une méningite. Sa femme, Olivia, plus jeune de dix ans, que Twain qualifie de très dévouée, mourut en 1904. Sa plus jeune fille, Jean, mourut à la veille de Noël en 1909. La mort de Jean fut suivie sept mois plus tard par la mort de son proche ami, le baron du pétrole Henry Rogers.

Rogers a aidé Twain à s’extirper de sa ruine financière en 1893. Après sa déclaration de faillite, Twain entreprit une tournée mondiale de lecture afin de rembourser ses créanciers. Approchant de ses soixante-dix ans et sans aucune obligation légale, Twain mit des efforts considérables afin de rembourser complètement ses créanciers.

S’il y a une veine misanthropique dans l’humour de Twain, particulièrement vers la fin, cela doit être vu dans le contexte de ses difficultés personnelles et de sa désillusion croissante à l’égard de la trajectoire politique et sociale des États-Unis.

Croyant initialement dans la mission du gouvernement américain d’« étendre la démocratie », Twain appuya la première intervention militaire américaine aux Philippines durant la guerre contre l’Espagne. Cependant, en 1901, Twain changea diamétralement ses vues et conclu que toute la campagne avait été menée pour « conquérir, et non compenser ». Il poursuivit sur cette voie et devint le vice-président de la Ligue américaine anti-impérialiste.

La plupart des médias qui traitent de la vie et de la carrière de Twain, sont gênés d’aborder ses prises de position de plus en plus radicales et critiques de la vie sociale et politique américaine vers la fin de sa vie. Twain a été témoin de la transformation de la jeune démocratie bourgeoise américaine en puissance moderne. Révolté par l’impérialisme américain qui naissait, Twain en devint un franc critique. La presse bourgeoise d’aujourd’hui ne souhaite pas se le faire rappeler, et ne souhaite pas rappeler à quiconque cet élément critique de la vie de Twain.

Défenseur de la première heure du mouvement syndical, Les chevaliers du Travail (The Knights of Labor), et adversaire des opposants à l’immigration chinoise, Twain tira des conclusions assez radicales vers la fin de 1880. Kaplan écrivit « qu’il passait à travers une sorte de crise d’effritement de sa foi à l’égard du grand siècle... « le changement était en moi » écrit-il à Howells. « Lorsqu’il dit ceci en août 1887, il venait tout juste de relire La Révolution française de Carlyle et reconnaissait que « la vie et l’environnement » avait fait de lui « un sans-culotte ! » [radicaux de la classe ouvrière lors de la Révolution française de 1789] - et pas un pâle sans-culotte sans caractère, mais un Marat — demandant la mort des anciennes formes d’autorités : la monarchie, l’aristocratie, l’Église catholique. »

Les médias d’aujourd’hui sont également réticents en ce qui concerne les écrits anti-religieux de Twain.

Ayant initialement une inclinaison vers une forme de déisme, Twain rejeta essentiellement toute forme d’organisation religieuse et soumit les conceptions religieuses à une critique acerbe, particulièrement dans sa dernière œuvre. Déjà dans ses débuts, dans des écrits tels que Innocents Abroad et Tom Sawye, il adopte un point de vue assez humoristique et irrévérencieux sur les questions théologiques. Mais ses dernières œuvres, particulièrement Letters from Earth (écrit en 1909 mais publié seulement en 1962 en raison des appréhensions de la fille), prennent un virage franc et combatif. Dans ses Lettres, Satan décrit avec beaucoup d’amusement l’autosatisfaction de l’humanité qui « pense être l’animal de compagnie du Créateur » même si la réalité est que « lorsqu’il est à son meilleur il ressemble à une sorte d’ange plaquée de nickel de mauvaise qualité ; à son pire il est indescriptible, inimaginable... »

Dieu n’est pas épargné par la critique. « Voulez-vous examiner la morale et les dispositions de la divinité et les approfondir un peu ? Et allez-vous vous rappeler que dans les écoles du dimanche les petits enfants sont encouragés à faire de lui... leur modèle et d’essayez d’être autant que possible comme lui ? » Twain énumère ensuite la liste des injonctions bibliques adressées aux anciens Israélites d’exterminer les habitants de la « terre promise. » Avec un tel modèle d’enseignement moral, écrit Twain, ce n’est pas surprenant que la société perpétue les violences conflictuelles humaines. C’est la révulsion de Twain à ces conflits, particulièrement dans sa brutale forme coloniale, qui le poussa à attaquer les conceptions religieuses qui les défendaient ou les justifiaient.

Dans la célèbre phrase de la fin de la conclusion de My Mark Twain, critique littéraire et auteur, Lowell, Holmes, écrit : « Emerson, Longfellow, Lowell, Holmes - je les connais tous et tous les autres de nos sages, poètes, voyants, critiques, humoristes ; ils se ressemblaient tous et étaient comme les autres hommes de lettres ; mais Clemens était unique, incomparable, le Lincoln de notre littérature. » Nous pouvons certainement être en accord avec cette déclaration. Pas moins vrai, bien que moins souvent cité, est la phrase précédente, dans laquelle Howells décrit l’apparence de Twain lors de ses funérailles : « Je regardais un moment ce visage que je connaissais si bien ; il exprimait la patience, cette patience que j’avais vu si souvent sur ce visage ; on y voyait aussi quelque chose comme une énigme, une grande et silencieuse dignité ; un consentement à ce qui vient des profondeurs d’une nature dont le sérieux tragique se brisa dans le rire que l’imprudent pris comme son tout. » Quelle justesse dans ses mots pour exprimer la complexité de ce grand auteur.

Lorsque l’on considère Mark Twain cent ans plus tard, on ne peut que se demander ce qu’il aurait à dire sur l’Amérique de 2010. On peut imaginer quel aurait le choc et la consternation de Twain de voir les tendance sociales et politiques malignes qu’il a observées dans leurs développement initiaux se métastaser.

Que de cibles trouverait-il ! Les hypocrites et menteurs bien nantis de la Maison-Blanche et du Congrès, les avaricieux compulsif de l’aristocratie corporative, les éditeurs patriotiques, justifiant la réémergence du colonialisme, les prédicateurs millionnaires et leur piété de circonstance, les bonzes souriants de la télévision, les charlataneries des experts en « croissance personnelle » et tous les autres détrousseurs de la population - sont tous mûrs pour - dans les mots de Twain - un enclos chauffé en enfer » » ! Où sont ses héritiers aujourd’hui ?


Mark Twain

La Prodigieuse Procession & autres charges

La Prodigieuse Procession nous révèle un autre Mark Twain et nous rappelle l’existence aux États-Unis d’un fort courant critique, contestataire, qui n’a certes pas souvent la victoire mais se trouve porteur d’espoirs, peut exercer, à long terme, sur une partie des élites dirigeantes et l’opinion publique, quelque influence.
En 1870-71, Twain dénonce le racisme à l’égard des immigrés chinois sur la côte Ouest, d’autant plus violemment qu’il a été empêché, au temps où il était journaliste à San Francisco, de relater des incidents dramatiques dont le récit aurait pu déplaire à certains lecteurs. Ses lettres d’un Chinois d’Amérique sur les procès expéditifs et tronqués, les faux témoignages, les pressions sur les témoins, les violences policières, sont un chef-d’œuvre d’ironie, dans lequel Twain oppose le discours américain (« accueillir tous les autres peuples opprimés, […] et [partager l’abondance avec] « les nouveaux arrivants, sans leur demander leur nationalité, leur croyance ni leur couleur ») à la réalité de la discrimination et de la haine.
Sur le patriotisme, le lynchage, la Bible, il ne rend pas publics ses écrits ; en revanche, il s’en prend ouvertement à l’obsession américaine de participer au club des grandes puissances européennes en faisant des États-Unis une puissance coloniale, qui se substitue à l’Espagne, par la force pour Cuba, par la négociation (assortie d’un paiement) pour Guam, Porto Rico et les Philippines. Les Philippins ayant le mauvais goût de mettre en cause une cession sur laquelle ils n’ont pas été consultés, une expédition militaire contre le leader indépendantiste Emilio Aguinaldo, entre 1899 et 1902, se solde par la mort de plusieurs centaines de milliers d’entre eux. Twain réprouve aussi l’expédition internationale en Chine en réponse à la crise née de la guerre des Boxers et attaque la prétention occidentale à imposer partout ses missionnaires chrétiens qui préparent la venue des militaires, en dénonçant le « trust Bienfaits de la civilisation » (« À la personne assise dans les ténèbres », « À mes critiques missionnaires », publiés par la North American Review en 1901) ; sa défense ironique du général Funston, officier se vantant d’avoir lui-même pendu trente-cinq Philippins sans les juger et demandant que l’on lynche « tous les Américains qui ont récemment demandé de signer la paix aux Philippines », dans la même revue, en 1902, ses attaques publiques contre le roi Léopold II et le martyre qu’il impose au Congo, contre la prise de possession des Îles Sandwich (Hawaï) par les États-Unis, la répression des manifestants russes devant le Palais d’hiver en 1905, culminent dans un texte bref et fort que publie le Baltimore News en 1907, sous le titre « La Société des Voleurs Sceptrés ». Il y rappelle le massacre des Hereros d’Afrique du Sud par les Allemands, s’en prend aux mythes fondateurs américains (William Penn, premier propriétaire de la Pennsylvanie, est qualifié de « flibustier »), oppose l’impunité des États à la répression qui s’abat sur tout individu reproduisant à son échelle leur comportement rapace : « L’Angleterre a volé, par les brigandages, le pillage, le meurtre, l’incendie et les rapines, les champs de diamants d’Afrique, et le même système courageux de gouvernement ne ferait qu’une bouchée d’un individu qui irait voler une seule pierre précieuse dans la vitrine d’un bijoutier. »
La Prodigieuse Procession, texte rédigé en 1901 mais non publié, s’en prend d’abord à l’Amérique, sujet que Twain connaît le mieux : l’aigle américain, honteux embroussaillé, perdant ses plumes, un pied enchaîné, porte une affiche accrochée à sa queue : « je suis devenu un policier gardant cette charogne ! » Cette grande parade cauchemardesque n’épargne aucun des principaux acteurs de la Belle Époque. La France y figure, « en costume minimal de ballet et coiffée d’un bonnet phrygien mité », entourée, sur son char, d’une guillotine, de Dreyfus et de ses accusateurs, de figures mutilées enchaînées, celles de Madagascar et du Tonkin, derrière une bannière portant le slogan « France, la Lumière du Monde ».
On pourra toujours penser que la publication de certains de ces textes arrive trop tard. Certes, l’histoire des relations que les écrivains (aujourd’hui les leaders d’opinion adoubés par les grands médias) entretiennent avec la politique et la société est riche d’enseignement sur les nombreux moyens que le système trouve pour apprivoiser les esprits les plus rebelles. Il n’en reste pas moins que le véritable intellectuel – nous ne parlons pas du professionnel de la « com » – reste un traître en puissance, et qu’il tire sa dignité de cette traîtrise. Encore faut-il qu’il suscite un écho : nous ignorons l’influence des textes assumés de son vivant par M. Twain, le pouvoir des journaux ou revues qui choisissaient de les passer. Quant à lui, il pouvait estimer qu’il avait fait sa part, joué son rôle. Nul Américain ne pouvait prétendre : « Je n’en savais rien. »

Extrait de la préface

Dans un petit livre qu’il consacre aux « artistes en temps de guerre », Howard Zinn déclare que le « boulot des artistes » est de « penser en dehors des limites de ce qu’il est permis de penser et d’avoir le courage de dire ce que personne d’autre ne dira ». Après une charge contre Al Gore et avant d’invoquer l’activiste anarchiste Emma Goldman et l’écrivain, poète et peintre américain E.E. Cummings, il cite encore Mark Twain comme l’auteur « d’histoires que tout le monde adore », pour qui, en 1898, les États-Unis avaient mené à Cuba « a splendid little war ». Mais pas aux Philippines – ce qui explique pourquoi Mark Twain « quitta alors son rôle de conteur pour se jeter dans la mêlée » et devenir l’un des principaux opposants à cette guerre meurtrière. En s’attaquant au président Theodore Roosevelt, Mark Twain serait même « soudainement devenu le plus influent des anti-impérialistes et le critique le plus redouté de la personne sacro-sainte assise à la Maison Blanche que connaisse le pays ».[…]
Depuis quelques années, les producteurs de livres francophones semblent conjuguer leurs efforts pour faire oublier que Mark Twain est un auteur de « “livres d’enfants” (ce qu’ils ne sont pas) » (Orwell). Cette translation s’accompagne en général d’un exercice d’admiration – qui doit être, sans parler des usages convenus de « la réclame », le seul chemin autorisé pour occuper même un banc reculé dans le panthéon littéraire. Qualifié aussi bien de Rabelais ou de Cervantès américain que de « doyen de l’humour américain », Mark Twain aurait « rendu le monde meilleur par sa présence » ; il serait le « premier véritable auteur américain » pour Faulkner et le « père de la littérature américaine » pour Eugène O’Neill ; ses aventures de Tom Sawyer et de Huckleberry Finn auraient été élevées par Hemingway au rang de « meilleurs livres que nous ayons eus. Tout ce qui s’écrit en Amérique vient de là. Il n’y avait rien avant. Il n’y a rien d’aussi bon depuis ». Tout cela n’est peut-être pas faux…

Extraits

Pendant de longues périodes, il y a eu des sorcières. La Bible le disait. La Bible ordonnait qu’il ne fallait pas les laisser vivre. En conséquence, l’Église, après avoir fait son devoir de manière paresseuse et indolente pendant huit cents ans, a rassemblé ses cordes, ses poucettes et ses brandons afin de se mettre sérieusement au travail. Elle a travaillé dur, nuit et jour, pendant neuf siècles, et a emprisonné, torturé, pendu et brûlé des hordes et des armées entières de sorcières, lavant ainsi le monde chrétien en se débarrassant de leur sang putride.

On a découvert par la suite que les sorcières n’existaient pas et qu’elles n’avaient jamais existé. On ne sait pas bien s’il faut en rire ou en pleurer. Qui a découvert que les sorcières n’existaient pas – le prêtre, le pasteur ? Non, ceux-là n’ont jamais rien découvert. À Salem, le pasteur s’accrochait toujours pitoyablement à son texte sur les sorcières alors que les laïcs l’avaient abandonné avec des remords et des larmes devant les crimes et les cruautés qu’il les avait persuadés d’accomplir. Le pasteur voulait davantage de sang, davantage de honte, davantage de brutalités ; ce sont les laïcs non consacrés qui ont retenu sa main. En Écosse, le pasteur a tué la sorcière après que le magistrat l’avait déclarée innocente ; et lorsque le corps législatif miséricordieux a proposé d’éliminer du code ces lois hideuses contre les sorcières, c’est le pasteur qui est venu l’implorer, avec des larmes et des imprécations, qu’on les laisse en place.

Les sorcières n’existent pas. Le texte sur les sorcières demeure ; seule la pratique a changé. Les feux de l’enfer ont disparu, mais le texte demeure. La damnation des enfants n’existe plus, mais le texte demeure. Plus de deux cents peines de mort ont disparu des livres de lois, mais le texte qui les a autorisées demeure.

Ne vaut-il pas la peine de remarquer que, parmi toute cette multitude de textes que l’homme a éliminé d’un trait de plume vengeur, jamais il n’a fait l’erreur d’oblitérer un texte bon et utile ? Cela suggère certainement que si l’homme continue sur la voie des Lumières, sa pratique religieuse pourrait, à la fin, commencer à ressembler à de la décence humaine.

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Vous me demandez ce que signifie l’impérialisme. Eh bien, j’ai quelques idées sur la question. J’ai le désavantage de ne pas savoir si notre peuple est pour ou contre notre déploiement à la surface du monde. Je serai désolé d’apprendre qu’il le désire, car je ne pense pas que ce soit là une évolution sage ou nécessaire. Quant à la Chine, j’aurais tendance à approuver la décision de notre gouvernement de se libérer de cette complication. Il se retire, comme je le comprends, parce qu’ils ont terminé ce qu’ils entendaient faire. C’est très bien. Nous n’avons pas plus de raison d’être en Chine que dans tout autre pays qui n’est pas à nous. Il y a aussi l’affaire des Philippines. J’ai fait de gros efforts et pourtant je ne comprends absolument pas comment nous nous sommes lancés dans cette pagaille. Peut-être n’aurions-nous pas pu l’éviter – peut-être était-ce inévitable que nous finissions par nous battre contre les indigènes de ces îles –, mais je ne le comprends pas, et je ne suis jamais parvenu à découvrir le fin fond de l’origine de notre hostilité envers les indigènes. Je pensais que nous pourrions devenir leur protecteurs – pas essayer de les écraser sous nos talons. Nous étions supposés les délivrer de la tyrannie espagnole afin qu’ils puissent mettre en place leur propre gouvernement, et nous devions rester à proximité afin de vérifier qu’il avait toute ses chances. Ce ne devait pas être un gouvernement conforme à nos idées mais un gouvernement qui représentait les sentiments de la majorité des Philippins, un gouvernement conforme aux idées philippines. Ce qui aurait été une mission digne des États-Unis. Mais maintenant – eh bien, nous avons mis notre doigt dans l’engrenage, dans un bourbier où à chaque nouveau pas il devient plus difficile encore de nous en extirper. J’aimerais beaucoup, c’est certain, savoir ce que nous pouvons en espérer, et ce que cela signifie pour nous en tant que nation.

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Un patriote n’est au début qu’un rebelle. Quand commence un changement, le patriote est un homme rare, et courageux, et détesté, et méprisé. Lorsque sa cause l’emporte, les timides se joignent à lui car être un patriote ne coûte plus rien. L’âme et la substance de ce qu’on considère habituellement comme le patriotisme est la lâcheté morale, et il en a toujours été ainsi.

Lors de n’importe quelle crise civique importante et dangereuse, le troupeau que forment les masses ne s’inquiète pas en lui-même des tenants et des aboutissants de l’affaire, il ne s’inquiète que d’être dans le camp du vainqueur. Dans le Nord, avant la guerre, la personne qui s’opposait à l’esclavage était méprisée et insultée. Par les « patriotes ». Puis, peu à peu, les « patriotes » sont venus dans son camp et sa position était dorénavant considérée comme patriotique.
Il existe deux types de patriotisme – le patriotisme monarchique et le patriotisme républicain. Dans le premier cas, le gouvernement et le roi ont tous les droits de vous expliquer ce que signifie le patriotisme ; dans l’autre, ni le gouvernement ni la nation dans son ensemble n’a le droit de dicter à un individu quelle doit être la forme de son patriotisme. L’évangile du patriotisme monarchique est : « Le roi ne peut pas se tromper. » Nous avons adopté cette devise avec toute sa servilité en transformant la formulation de façon insignifiante : « Notre pays, à tort ou à raison ! » Nous avons rejeté le meilleur des atouts que nous possédions : le droit de l’individu à s’opposer au drapeau ou au pays quand il (lui, tout seul) pensait qu’ils avaient tort. Nous avons rejeté cela ; et en même temps tout ce qui était réellement respectable dans ce mot grotesque et risible, « patriotisme ».

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Quelle image ! Dire que cette chose dans le miroir – ce légume – est à la fois la divinité acceptée d’une puissante nation, d’une immense armée, dont personne ne rit ; et à la fois un démon professionnel appliqué et pragmatique, dont personne ne s’émerveille – et personne ne murmure, personne ne parle d’incongruités et d’incohérences ! La race humaine est-elle une plaisanterie ? A-t-elle été conçue et rapetassée à un moment d’ennui alors qu’il n’y avait rien de plus important à faire ? N’a-t-elle aucun respect pour elle-même ?... J’ai l’impression que mon respect pour elle s’affaisse, plonge – et le respect pour moi-même en même temps… Il n’existe qu’un seul reconstituant – les habits ! les habits qui ravivent le respect, qui élèvent l’esprit ! le plus doux présent des cieux à l’homme, sa seule protection afin de ne pas se démasquer à lui-même : ils le trompent, lui confèrent une dignité ; sans eux, il n’en a aucune. Comme les habits sont charitables, comme ils sont bienveillants, comme ils sont puissants, comme ils sont inestimables et précieux ! Les miens sont capables de transformer un zéro en un prodige qui ombrage le monde ; ils peuvent inspirer le respect du monde entier – y compris le mien, qui est en train de disparaître. Je vais les revêtir.

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