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La naissance de la civilisation en Mésopotamie, ce n’est pas un produit de l’Etat

mardi 9 avril 2019, par Robert Paris

La ville mésopotamienne, c’est des maisons, des maisons, encore des maisons, bien avant que personne ne construise ni un palais, ni un temple... Ici, la ville d’Ur :

Lire ici : au moins mille ans séparent l’urbanisation de la naissance d’un Etat en Mésopotamie

Naissance de l’urbanisation : ruines de Jerf el Ahmar (9500 avant J.-C.)

Çatal Höyük, une des premières villes du Haut Euphrate

La civilisation, cela signifie d’abord l’apparition d’une multitude de métiers :

La ville de Halaf

La ville de Girsu

La ville d’Ur :

La ville de Suse

La ville d’Uruk :

La ville d’Eridu

La ville de Lagash

La ville de Kish

La ville de Babylone

L’agriculture en Mésopotamie :

Agriculture en Mésopotamie

Les époques de la Mésopotamie :

Lire ici les étapes des civilisations de l’antique région du Tigre et de l’Euphrate

Déesse-Mère de Çatal Höyük

Déesse de Hacilar

Déesse Ishtar d’Urfa

Les déesses femmes-lézards de la civilisation d’Ubaid

La déesse Narundi d’Elam

La déesse Inanna-Ishtar

La naissance de la civilisation en Mésopotamie, ce n’est pas un produit de l’Etat

Une fois de plus, cette fois pour la Mésopotamie, nous devons casser une conception très ancrée dans l’idéologie dominante : la civilisation n’est pas une production due à l’Etat, à la dictature militaire, policière, de l’institution religieuse et de la bureaucratie d’un pouvoir central s’imposant aux classes sociales opposées, bien entendu dans l’intérêt de la classe dominante et exploiteuse. La civilisation (irrigation, agriculture productive avec des céréales sélectionnées, utilisation de la roue, division du travail, grand commerce, urbanisation, écriture, artisanat, art, première industrie) est née bien avant le premier Etat dans une société qui n’avait jamais connu d’Etat. L’Etat est né à Sumer en 2500 avant J.-C. et la civilisation d’Ubaid est apparue en 5900 avant J.-C. ! Il y a un fossé...

Certains s’en tirent par une pirouette : c’étaient des cités-Etats mais c’est faux, c’étaient des cités bien avant d’être des cités-Etats.

L’expression cité-Etat a l’inconvénient majeur d’effacer l’opposition entre société civile et Etat...

Lire par exemple comment les débuts de l’Etat sont apparus au IVe millénaire dans l’antique Suse, née sans Etat au VIe et Ve millénaire, suite à une destruction sans doute causée par une guerre civile

Rien d’étonnant : partout dans le monde, l’Etat naît pour combattre les révolution sociales...

Une autre erreur classique provient du fait qu’on imagine une espèce de continuité entre des sociétés qui se passeraient le relai et avec un seul centre de civilisation à chaque fois. En fait, on constate sans cesse exactement le contraire : plusieurs civilisations coexistent et interagissent, se combattent sans se détruire mutuellement, on a souvent une espèce de contradiction dialectique des contraires entre deux civilisations opposées mais s’influençant positivement mutuellement (par exemple Halaf et Hassuna-Samarra, Akkad-Sumer, Uruk-Mari, haute et basse Mésopotamie et Mésopotamie-Elam).

Si on demande au grand public à quoi leur fait penser la civilisation mésopotamienne, celle dont le monde occidental est le plus fier et qu’elle considère comme une de ses marques de naissance, on trouve Sumer, Akkad, Ur, Uruk, Kish, Lagash et Babel… Et, dans chaque cas, on ne voit dans ces sites que des Etats et à peine la société civile qui est à la base de l’activité des villes, c’est-à-dire des commerçants, des artisans, des tisserands, des potiers, des techniciens, des scientifiques, des négociants, des voyageurs de commerce, des citadins. La société civile apparaît presque, dans cette conception erronée, comme fondée par l’Etat alors que c’est l’inverse : elle vit en sangsue de l’activité productive et économique. Et, bien entendu, cela n’a rien de proprement mésopotamien !

Pour bien des gens, la civilisation serait apparue en Mésopotamie avec les grands chefs d’Etat, avec Nabuchodonosor de Babylone, avec Agga de Sumer, avec Ur-Nammu d’Ur, avec Sargon d’Akkad, avec Hammurabi de Babylone, avec Mesilim de Kish, avec Lugalagezi d’Uruk, avec Urmanshe de Lagash, avec Hita d’Elam, avec Shamshi-Adad d’Assyrie ou avec Eannatoum de Lagash. Et cela signifie qu’elle serait apparue dans une société dirigée par des hommes, par le patriarcat, sous des dieux et non des déesses. Tout cela est faux !

Ce n’est pas les historiens actuels qui ont inventé cette conception selon laquelle les grands hommes au pouvoir d’Etat ont bâti toute la société : ce sont ces chefs d’Etat eux-mêmes qui l’ont inventé et diffusée à l’époque et les historiens ne font que la poursuivre aujourd’hui !!! C’est un peu la poursuite de la « légende de Gilgamesh » qui continue d’être diffusée pour justifier non seulement l’histoire ancienne mais aussi le pouvoir d’Etat actuel… Gilgamesh est le maître mythique de la cité d’Uruk qui va servir d’exemple historique à toute la Mésopotamie, le héros qui se bat pour le peuple, un peu le berger des peuples, image qui servira même à d’autres peuples sémitiques comme les Hébreux.

Gilgamesh n’est pas seulement le symbole du roi-héros mais aussi celui des débuts du patriarcat terrestre et religieux

Dans ces mythes d’Etat, c’est le souverain qui fonde la cité, qui crée le peuple, qui invente les connaissances, qui trouve les découvertes, qui fonde l’écriture et le savoir, la technologie comme la prospérité. Pas étonnant : il est lui-même mis en place par les dieux ou encore est lui-même un dieu ! De quoi rendre jaloux les chefs d’Etat actuels !!!

L’auto-glorification des rois de Mésopotamie

Cette thèse du roi, bâtisseur de civilisation ne tient pas :

Les rois de Mésopotamie commencent, au plus loin, en 2750 avant J.-C.

La civilisation débute, elle, avec la culture d’Obeid en 6900 avant J .-C., suivie notamment par la culture d’Uruk au quatrième millénaire

On en vient en effet à la thèse selon laquelle la civilisation (urbanisation, développement économique, démographique, découvertes techniques, accroissement productif, artisanat, art, sciences, développement du grand commerce, production de luxe, grands monuments, richesses de toutes sortes, etc.) serait née avec les cités-Etat du troisième millénaire, des royaumes d’Eridu, de Bad-tibira, Larak, Sippar et Shuruppak, puis les empires qui seraient le sommet de cet effort civilisationnel. Pour eux, parler de civilisation en Mésopotamie, c’est parler du royaume de Kish, de l’empire d’Akkad, de l’empire de Babylone, de l’empire de Suse, de l’empire des Assyriens et on en passe…

Avec cette thèse, on pourrait croire que l’écriture est née après ces Etats, que le développement des villes est produit par ces Etats, que le grand commerce est né après eux, que l’artisanat n’a dû son grand essor qu’au pouvoir d’Etat, que les technologies et sciences n’ont été créées qu’après la dictature de classes, et même que les classes dominantes devraient leur naissance qu’à l’Etat de classe.

Et pourtant, rien n’est plus faux. Les dates sont très claires : la division de la société en classes sociales naît bien avant l’Etat, le grand développement agricole et urbain date aussi de bien avant, l’artisanat et les technologies, l’écriture et l’art, sont nés avant tous ces Etats et ne leur doivent rien pour leur apparition !!!

La civilisation n’est pas née d’un pouvoir central guerrier et répressif mais du surproduit dans le travail productif humain, de l’accroissement d’efficacité du travail, suivie de l’exploitation des esclaves et des travailleurs libres, de l’accumulation de ces richesses, du réinvestissement de cette plus-value, c’est-à-dire ce qui, dans la production humaine et sociale, dépasse les biens immédiatement nécessaires pour vivre ou survivre.

Si on résume la question : écriture et urbanisation (les deux éléments clefs, les deux marques déterminantes de la civilisation) sont nées au IVe millénaire (en Mésopotamie du sud et à Elam) et les embryons de pouvoir central, les cités-Etat, avant les Etats régionaux ou nationaux et les empires, sont nés au IIIe millénaire. Plus d’un millénaire de distance de temps !!!

Les premières villes datent même de bien avant : Jéricho au VIIIe millénaire, çatal Hüyük au VIIe millénaire, puis Erbil, Umm Dabaghiyah, Choga Mami, Tell es-Sawwam, Tell Halaf, Ali Kosh au VIe millénaire. C’est en 5900 que débute l’Ubaid ancien.

Ces villes développent tout ce qui sera utilisé ensuite comme technologies : céramique, poterie, utilisation des céréales, métallurgie, bijoux, travail des pierres précieuses, la roue, sculpture, irrigation, constructions monumentales, etc.

Mais surtout, elles lancent un accroissement exponentiel de la richesse, dû à la division du travail, à la spécialisation et professionalisation, au développement intellectuel, technique et social en même temps.

Et c’est Uruk qui, au tout début du IIIe millénaire, invente l’écriture. Or Uruk ancien est une cité mais pas encore une cité-Etat !

C’est aussi Suse (phase Jemdet Nasr) qui développe aussi une première écriture en 3100 avant J.-C. Là encore bien avant l’apparition de l’Etat ou des pré-Etats des cités.

C’est ensuite bien d’autres sites comme Sheikh Hasan, Habuba Kabira, Buqras ou Tell Brak, qui développent des écritures, des comptabilités,

La période dite pré-dynastiques (avant l’Etat et le préparant) est datée par les historiens de… 2900 avant J.-C. au plus tôt !

C’est seulement de 2500 que date, en Mésopotamie, le durcissement du pouvoir royal, en même temps que celui de la hiérarchie sociale, de l’oppression des classes possédantes.

Sargon arrive au pouvoir en 2371 à Akkad.

La première dynastie de Kish date de 2800.

Les premiers rois sémites datent de 2750.

Toutes ces dates sont bien entendu avant J.-C.

Mais les tablettes de Jemdet Nasr datent au moins de 3000 ou 3100 avant J.-C.

Mais Gilgamesh, symbole des chefs d’Etat maîtres de leur peuple, est daté de la seconde moitié du IIIe millénaire.

Quant à la révolution néolothique qui a produit la rupture avec les anciens chasseurs-cueilleurs, l’agriculture et l’urbanisation, elle a démarré 10.000 ans avant J.-C.

La grande urbanisation partie d’Uruk date de 3500, les sceaux-cylindres (écriture) datent de 3400 de même que l’irrigation, le tour de potier et l’araire de 3300, les constructions monumentales de 3200, Jemdet Nasr de 3000, les grands progrès technologiques du travail de la pierre et du bâtiment de 2900, mais le prédycnastique démarre en 2750. Les tombes royales d’Ur datent de 2600, le dynastique ancien date de 2500, l’Etat d’Akkad débute en 2370, la prospérité des cités-Etat du sud mésopotamien date de 2200, la première dynastie de Babylone date de 2000-1900, le règne d’Hammurabi débute en 1800, la dynastie kassite débute en 1700, la dynastie hourrite démarre en 1600, la dynastie assyrienne démarre en 1500. Nabuchodonosor gouverne en 1124.Toutes ces dynasties ne peuvent absolument pas revendiquer d’avoir créé la civilisation et le progrès, elles n’ont fait que l’exploiter et éventuellement le diffuser.

Comme le rappelle Harry W.F. Saggs au début de son grand ouvrage « Babylone », l’Etat babylonien plein et entier date du IIe millénaire, son écriture et son urbanisme datent du IVe millénaire. Impossible d’inverser l’ordre historique des bâtisseurs réels de la civilisation. C’est la société civile qui lance la civilisation et pas l’Etat ! La fabrication de vases en terre cuite date de 8000 ans avant J.-C., la céramique date de 6000 ans avant J.-C., de même que la variété la plus productive d’orge. Les techniques d’irrigation avancées datent de 3500, comme la sculpture et le travail du cuivre. L’écriture est attestée en Mésopotamie méridionale (Uruk et Suse, puis Ur), dès le milieu du IVe millénaire.

Quelle est donc la société qui a lancé le grand développement social, technique, intellectuel, artistique, artisanal, humain de la civilisation agraire et urbaine de Mésopotamie ?

La société qui a lancé ce développement économique et social exponentiel, cette construction d’une civilisation en Mésopotamie n’était pas dominée par un Etat et elle ne connaissait même pas la division en classes sociales. Elle n’avait pas encore développé une propriété privée des moyens de production. Elle n’était ni théocratique ni patriarcale. C’était une société communiste primitive d’anciens chasseurs-cueilleurs qui se sont sédentarisés, ont développé collectivement des techniques agricoles, ont mis en place des villages et des villes. C’est cette société qui a permis l’accumulation d’un surproduit, le développement de technologies, la spécialisation du travail, l’apparition d’un surproduit permanent et de familles riches, le développement des métiers et des classes sociales, puis, bien sûr, de la lutte des classes et des révolutions. Ce sont ces dernières qui ont rendu nécessaire la mise en place de l’Etat afin d’éviter ce qui se produisait à chaque fois que la rupture entre classes riches et classes pauvres devenait trop insupportable : le soulèvement des exploités.

En tout cas, c’est un monde de propriété collective et de vie collective matriarcale qui a lancé tout ce progrès invraisemblable en développant un surproduit du travail agricole et en permettant ainsi que le travail d’un homme produise bien plus que ce qui lui est nécessaire pour vivre, surproduit qui fonde tout le reste : les activités professionnelles diverses, les villes, le commerce, l’artisanat, l’art, la civilisation. Le paysan a pu nourrir à la fois les gens des villes, les gens des petits métiers mais aussi et plus tard les grands négociants, les grands propriétaires, les grands seigneurs de la guerre, les grands pontes religieux, les grands rois, leurs luxes et leurs cours royale.

En effet, l’agriculture mésopotamienne ne s’est pas contentée de nourrir ses habitants, elle a permis une polarisation de la richesse dans un petit nombre de mains, qui a lancé la société de classes sociales, et, si cet ordre esclavagiste et exploiteur n’a enrichi qu’une minorité, il a permis le lancement d’une société entièrement nouvelle et notamment la grande production, le grand commerce, la grande urbanisation, tout cela bien avant de donner naissance à l’Etat de classe.

Curieusement, les débuts de l’Etat ont pu apparaître aux peuples comme un recours contre les classes possédantes, les plus pauvres pouvant faire appel aux rois contre les puissants…

Cependant, il ne faut pas croire que l’essentiel des progrés techniques, culturels et sociaux dateraient de l’apparition de l’esclavage. C’est faux ! L’esclavage est né en Mésopotamie au début du IIIe millénaire. On a vu dans ce qui précède que l’essentiel des progrès agricoles, d’irrigation, de connaissance des céréales, d’élevage, d’inventions technologiques, de productions métallurgiques, de travail de la pierre et de la brique, d’artisanats divers datent de bien avant…

Harry W.F. Saggs écrit dans « Babylone » :

« La civilisation, au sens courant de vie associée à la ville et à l’écriture, commença au IVe millénaire avant J.-C. dans le sud de la Mésopotamie et en Elam…. La révolution néolithique commença après la fin de la dernière glaciation, vers 9000 avant J.-C., sur toute l’étendue du « Croissant fertile », vaste ensemble de régions allant des collines de Palestine au piémont du Zagros, en passant par le piémont méridional du Taurus…

Les plus anciens établissements de Babylonie méridionale ont été de petits villages, installés dans des zones rendues habitables par la proximité d’étangs, de lacs et de petits courants d’eau alimentés par l’Euphrate… C’est seulement après les débuts d’exploitation de ces ressources, dégageant rapidement des surplus de céréales et entraînant une augmentation constante de la population, que certaines agglomérations ont peu à peu atteint la taille de villes.

Cette croissance a été aidée par les migrations incessantes de populations venues des villages alentour, moins prospères, vers les agglomérations plus heureuses, et par l’afflux constant de nomades.

La ville qui connut l’expansion la plus considérable fut, sur ce point, Uruk : au Dynastique ancien 1, elle avait une population comprise entre quarante et cinquante mille habitants. D’autres cités se développèrent également, comme Ur, Lagash, Nippur, Kish et sans doute Shurrupak…

Dans les premières communautés, toutes les terres étaient apparemment communes, les droits d’exploitation étant également partagés entre les familles claniques qui composaient chacune de ces communautés. Les mythes suggèrent que les décisions affectant la communauté étaient prises dans des assemblées générales d’hommes et de femmes, qui coopéraient pour des objectifs associés à leur terre et partageaient ses productions.

L’essor des cités induisit des modifications majeures….

A la période du Dynastique ancien II (après 2750 avant J.-C.), qui est celle du Gilgamesh historique, un souverain coiffait l’édifice social. Il n’était pourtant pas omnipotent puisque, dans les décisions d’Etat importantes telles que les opérations de guerre, il lui fallait prendre l’avis d’une assemblée composée de chefs de famille et de guerriers. Mais les femmes ne participaient déjà plus au processus de consultation. L’assemblée des citoyens conserva une certaine autorité sur divers points jusqu’à la fin du IIIe millénaire et même plus tard.

Au Dynastique ancien III (vers 2600 avant J.-C.), il n’était déjà plus question de répartir les terres justement entre tous les membres de la communauté ; certains n’y avaient déjà plus droit… Une bonne partie des terres étaient devenue propriété soit des sanctuaires, soit du « palais », c’est-à-dire de l’organisation dirigée par le souverain de la cité-Etat. Les intérêts des temples et du palais pouvaient entrer en concurrence, mais ils restaient liés… Une bonne partie des terres annexées étaient d’anciennes terres communautaires…

On croyait auparavant que ce genre d’évolution avait virtuellement mis fin à toute propriété communautaire ou privée dès le milieu du IIIe millénaire. On reconnaît aujourd’hui, à partir de l’étude des contrats de vente de terrains, qu’une partie non négligeable des terres – entre le quart et la moitié – est restée aux mains des familles claniques, en dehors du secteur étatisé, durant tout le IIIe millénaire avent J.-C. Une partie de la population restait toutefois en dehors de tout accès à la propriété : les uns représentaient des classes pauvres, aux droits restreints, les autres étaient des esclaves. L’inégalité des richesses entre les différentes classes se reflète dans les trouvailles archéologiques, par grandes différences dans les tailles des demeures…

Moins une personne était élevée dans l’échelle économique et sociale, plus elle était vulnérable aux pressions. Un esclave était contraint d’accepter cet état de choses, mais un citoyen libre avait le sentiment que le souverain de la cité pouvait incarner pour lui un ultime espoir.

Ainsi, dans une composition de la période d’Ur III, un sujet proclame : « Dis au roi… ainsi parle ton serviteur : ’’Mon roi, prend soin de moi, je suis un fils de la ville d’Ur. Comme mon roi est un dieu, il ne permettra à personne de me dépouiller de mon héritage paternel.’’ » (…)

L’extension des propriétés de l’Etat laissait toutefois beaucoup de gens sans terre, ce qui fut rapidement un facteur essentiel de stratification sociale. Dans les conditions prévalant en Mésopotamie méridionale, les gens dépourvus de droits à la terre ne pouvaient survivre qu’en se soumettant à ceux qui possédaient les moyens de production fondamentaux.

Certains pouvaient subvenir à leurs besoins grâce à des occupations spécialisées – les exemples bien connus incluent les scribes, les marchands, les maçons, les orfèvres, les tisserands, les tailleurs de sceaux, les charpentiers et les fabricants de sacs -, mais la seule ressource pour les autres était de s’engager comme manouvrier sur les terres du palais ou des temples. Dans certaines circonstances, ils pouvaient louer leur force de travail comme hommes libres, mais, le plus souvent, ils tombaient dans une sorte d’esclavage vis-à-vis des prêtres ou des fonctionnaires.

Il y avait ainsi trois ordres ou « états » dans la société babylonienne ancienne : les hommes libres, les esclaves et un état intermédiaire qui n’était pas celui des esclaves, mais qui ne jouissait pas de tous les droits des citoyens libres. Certains historiens utilisent le terme de « serfs » pour désigner les ressortissants de ce troisième état ; nous proposerons ici de les appeler « vilains ».

Le « Code d’Hammurabi » fait une distinction entre ces trois états. A plusieurs reprises, il oppose les droits et les devoirs des hommes libres (en akkadien awilum, en sumérien lù), des vilains (en akkadien muskenum, en sumérien mas.en.gag) et des esclaves (en akkadien wardum, en sumérien arad au masculin et gème au féminin)…

La possession d’esclaves remontait au tout début du IIIe millénaire et certains philologues font remonter leur institution à la seconde moitié du IVe millénaire, au motif que certains signes, sur les tablettes « proto-sumériennes » d’Uruk, semblent se référer à des esclaves mâles ou femelles, dénombrés par centaines…

On pouvait vendre et acheter des esclaves dans tout le pays, mais il n’y avait pratiquement pas de commerce international d’esclaves. Au cours des périodes plus récentes, au moins, un esclave pouvait recevoir une formation artisanale et devenir boulanger, cordonnier, tiserand ou maçon ; à la période néo-babylonienne, on relève parmi eux un grand nombre d’artisans. Les esclaves recevaient la même ration alimentaire que les hommes libres, dans les corvées officielles, sous forme de mesures d’orge ou de blé (environ deux litres par jour pour un homme, moins pour une femme), de bière, d’huile ou de graisse. Ils recevaient aussi des souliers et des vêtements – ou bien de la laine avec laquelle fabriquer ces derniers….

Les esclaves n’avaient aucune protection légale contre les mauvais traitements. Blesser ou tuer un esclave était un forfait, mais uniquement envers le propriétaire de celui-ci… Les esclaves qui appartenaient à un individu étaient surtout employés aux tâches domestiques. L’économie de Babylone ne dépendit jamais de l’esclavage et bien des familles élargies n’en possédaient aucun. Les esclaves ne jouaient pas un grand rôle dans l’agriculture , peut-être en raison de la difficulté qu’il y aurait eu à contrôler des équipes serviles dans de telles circonstances….

Le terme « musskenum » revient à plusieurs reprises dans les lois d’Hammurabi, avec une acception généralement plus large que celle de « vilain »… Habituellement, le terme renvoie à une catégorie d’individus qui avaient plus de droits qu’un wardum (esclave), mais moins qu’un awilum (citoyen libre). Un crime commis contre un musskenum était moins sévèrement puni que contre un awilum… Dans certains contextes, musskenum n’est pas employé pour désigner une classe sociale spécifique, mais dans le sens de « pauvre homme », « déclassé ». Avec cette acceptation, le mot est passé en arabe modern (« miskin » = pauvre) qui a lui-même donné l’italien mesquino et le français mesquin, avec le même sens.

Le noyau de la classe des vilains comprenait les descendants d’hommes libres qui avaient perdu une partie de leurs droits, par suite de revers économiques. Les autres étaient soit des immigrants étrangers, soit des prisonniers de guerre épargnés par l’esclavage, soit des transfuges d’autres cités-Etats, soit des rebuts de la société comme les veuves et les orphelins. Leurs conditions de vie n’étaient guère meilleures que celle des esclaves.

Les vilains étaient largement plus nombreux que ces derniers. Ils travaillaient habituellement, comme agriculteurs ou pasteurs, sur les terres des temples ou du palais ; les femmes étaient souvent tisseuses. Leurs droits légitimes ont varié selon les époques. Au Babylonien ancien, tout crime commis contre un musskenum encourait une peine moitié moins importante que contre un awilum. A la différence des esclaves, les vilains pouvaient avoir librement femmes et enfants ; on ne pouvait les vendre. Ni les vilains ni les esclaves, en revanche, n’avaient le droit de se déplacer librement…

La période de la domination de Sargon sur Akkad marqua une étape décisive dans l’agrandissement des terres de la Couronne. Jusque-là, une bonne partie du pays restait dans les mains des clans familiaux et – et comme en Israël beaucoup plus tard (histoire du vignoble de Naboth) – un souverain n’avait pas le pouvoir légal de forcer une famille à abandonner une terre ancestrale. Les actes de vente de l’époque sargonique montrent, en revanche, que certaines familles vendent désormais leurs terres au souverain, à un prix si bas qu’il représente à peine la valeur d’une récolte saisonnière…

L’impérialisme de la dynastie de l’empire d’Akkad n’alla pas sans résistances extérieures. Sargon lui-même dut affronter plusieurs révoltes, dont certaines à grande échelle ; compte tenu de la longue tradition d’indépendance des cités-Etats, ces révoltes étaient prévisibles. Ce qui est remarquable dans cette affaire n’est pas l’éclatement à répétition des soulèvements locaux, mais plutôt la capacité des souverains à les contenir pendant plus d’un siècle…

Les premiers successeurs de Sargon furent deux de ses fils, en ordre inverse de leur naissance, Rimush (le cadet) puis Manishtusu (l’aîné). Ce furent des souverains compétents, qui réussirent à consolider l’Empire laissé par leur père, réprimant plusieurs révoltes… Mais ils allaient être surclassés par Naram-Sin (2291-2255 avant J.-C.) le dernier grand roi de la dynastie…. »

L’auteur souligne que les origines de la Mésopotamie sont matriarcaux :

« L’emblème de la grande déesse Inanna, utilisé avant 3000 avant J.-C. est habituellement interprété comme un faisceau de ces grands roseaux liés ensemble pour former un décor de pilastres encadrant une porte…

Les mythes anciens reflètent un stade encore antérieur du pouvoir exécutif. En effet, si certains éléments du panthéon des dieux y sont reconnus comme supérieurs, les divinités ne décident qu’après discussion de l’assemblée plénière, dans laquelle les déesses sont aussi importantes que les dieux. Ce trait reflète, sur le plan divin, un stade de la société où les femmes jouissaient d’une complète égalité avec les hommes, pour les décisions concernant les affaires communes. Ces mythes se rattachent ainsi à un stade encore antérieur de la société que reflètent les religions préhistoriques, lorsque la divinité prépondérante n’était pas un principe masculin, mais une grande Déesse-Mère, représentée à de multiples exemplaires à partir du Paléolithique ancien…

Les exemples de l’art religieux datés du Paléolithique supérieur montrent que trois domaines au moins étaient alors d’un intérêt particulier pour les populations : le succès de la chasse, la prolifération des espèces chassées et la fécondité des femmes. Cette dernière préoccupation est illustrée par de nombreuses figurines de terre séchée ou cuite représentant des femmes lourdement enceintes ou particulièrement charnues ; ces exemples se retrouvent jusqu’à la période de Halaf. La révolution néolithique – après dix mille ans avant J.-C. – a entraîné de nouveaux développements. En particulier, l’antique représentation de femme enceinte évolue alors vers une figure de Déesse-Mère ou Grande-Mère, être surnaturel aux pouvoirs illimités, incarnant la puissance vitale que les populations préhistoriques percevaient à l’œuvre dans la fécondation, la naissance et la maternité. Les divinités masculines correspondantes ne sont apparues que beaucoup plus tard.

A l’exception de la Déesse-Mère, les populations préhistoriques ne concevaient apparemment pas les pouvoirs surnaturels sous une forme humaine, mais plutôt dans la manifestation des phénomènes naturels : le ciel, le vent, l’eau, le soleil, la lune, la tempête et les animaux sauvages…

Bien plus tard, les populations finirent par penser que les cités étaient des créations primitives de leurs dieux et que ceux-ci avaient déterminé de toute éternité, dès l’origine, tous les aspects de la société des hommes… Vers 2600 avant J.-C., on dénombrait déjà presque quatre mille divinités nommées, organisées sur le modèle hiérarchique de la société humaine… »

La Mésopotamie antique invente la philosophie

Révolutions de la Mésopotamie antique

La Bible a copié les sumériens et les babyloniens…

Comment Babylone a disparu ?

Chronologie de la préhistoire et de l’Antiquité au Moyen-Orient

Jéricho (à partir de 9000)

Çatal Hüyük (à partir du VIIIe millénaire)

La culture d’Obeid (à partir de 6500)

Nippur (Ve millénaire)

Girsu/Tello (Ve millénaire)

Tell Uqair ou Urum (à partir de 5000)

Uruk ancien (à partir de 5000)

La période d’Uruk (IVe millénaire)

Période de Djemdet Nasr (à partir de 3150)

Les royautés des cités mésopotamiennes ne débutent qu’au IIIe millénaire

L’empire d’Akkad date du 24e siècle

En Chine antique, ce n’est pas l’Etat qui lance la civilisation

En Egypte antique, ce n’est pas l’Etat qui lance la civilisation

Naissance de l’Etat et classes sociales

Religions, classes possédantes et pouvoir d’Etat : des liens indéfectibles

Origine de l’Etat

Les bases de la prospérité de la Mésopotamie, c’est aussi le grand commerce

La spectaculaire révolution urbaine de Mésopotamie, commencée 4 000 ans avant notre ère, ne fut pas seulement le résultat d’une soudaine prospérité agricole, mais le lieu du développement des échanges dans une société à l’économie déjà très diversifiée et spécialisée.

Appendice sur la civilisation issue de la société civile et sur l’Etat construit bien plus tard, pour stabiliser la domination des exploiteurs et pour faire face aux révolutions sociales :

Nous sommes ici victimes des points de vue des historiens bourgeois, sociaux-démocrates ou staliniens, qui sont tous étatistes (en histoires des civilisations comme en politique), mais le marxisme a toujours souligné la contradiction entre Etat et société civile. Il a toujours fait remarquer que les classes sociales se divisent et s’opposent violemment bien avant l’apparition de l’Etat, même s’ils ne disposaient que de peu d’éléments historiques en la matière. Nous disposons maintenant de preuves issues des recherches archéologiques sur les sociétés antiques, et elles montrent que la civilisation est bien plus ancienne qu’on ne le pensait. Elles montrent que les origines des civilisations mésopotamiennes-élamites ne disposaient pas de l’Etat, pas plus que celle de l’Indus, celle de l’Egypte ou celles de Méso-Amérique ou d’Amérique du sud ou d’Afrique, pour ne citer que celles-là.

Karl Marx écrit ainsi :

« Dans la production sociale de leur vie, les hommes entrent dans des relations définies qui sont indispensables et indépendantes de leur volonté, des relations de production qui correspondent à un stade de développement défini de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, le véritable fondement sur lequel repose une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes définies de conscience sociale.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais au contraire leur être social qui détermine leur conscience.

À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en conflit avec les rapports de production existants, ou - ce qui n’est qu’une expression légale - les mêmes rapports de propriété dans lesquels ils ont été au travail jusqu’à présent. De formes de développement des forces productives, ces relations deviennent des entraves.

Alors commence une époque de révolution sociale. Avec le changement des assises économiques, l’immense superstructure est plus ou moins rapidement transformée (apparition de l’Etat – Note M et R). Lorsqu’on envisage de telles transformations, il convient de toujours distinguer les transformations matérielles des conditions économiques de la production, que l’on peut déterminer avec la précision des sciences naturelles, des réalités juridiques, politiques, religieuses, esthétiques ou philosophiques. »

Marx, Préface à la « Critique de l’Economie politique »

« Dans le monde antique comme au moyen âge, la première forme de la propriété est la propriété tribale, conditionnée principalement chez les Romains par la guerre et chez les Germains par l’élevage. Chez les peuples antiques où plusieurs tribus cohabitent dans une même ville, la propriété de la tribu apparaît comme propriété d’État et le droit de l’individu à cette propriété comme simple possession qui cependant se borne, à l’instar de la propriété tribale du reste, à la seule propriété foncière… L’État a acquis une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle ; mais cet État n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. »

Marx, « L’Idéologie allemande »

« Qu’est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l’action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez une telle forme de commerce et de consommation. Posez de certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile, et vous produirez plus tard tel État politique, qui n’est que l’expression ultérieure et officielle de la société civile. »

Marx, Lettre à Paul Annenkov, 26 décembre 1846

« L’état politique est, vis-à-vis de la société civile, dans un rapport aussi spiritualiste que le ciel par rapport à la terre. »

Marx dans « La question juive »

« Il s’ensuit que l’homme qui ne possède rien d’autre que sa force de travail sera forcément, en tout état de société et de civilisation, l’esclave d’autres hommes qui se seront érigés en détenteurs des conditions objectives du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent, qu’avec la permission de ces derniers… Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond. »

Marx dans la « Critique du programme de Gotha »

« L’Etat est un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’« ordre » ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État. »

Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat

« Comme l’État est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’État antique était avant tout l’État des propriétaires d’esclaves pour mater les esclaves, comme l’État féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les paysans serfs et corvéables, et comme l’État représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital. Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de l’État, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l’une et de l’autre. Ainsi, la monarchie absolue du XVIIe et du XVIIIe siècle maintint la balance égale entre la noblesse et la bourgeoisie ; ainsi, le bonapartisme du Premier, et notamment celui du Second Empire français, faisant jouer le prolétariat contre la bourgeoisie, et la bourgeoisie contre le prolétariat. La nouvelle performance en la matière, où dominateurs et dominés font une figure également comique, c’est le nouvel Empire allemand de nation bismarckienne : ici, capitalistes et travailleurs sont mis en balance les uns contre les autres, et sont également grugés pour le plus grand bien des hobereaux prussiens dépravés.

Dans la plupart des États que connaît l’histoire, les droits accordés aux citoyens sont en outre gradués selon leur fortune et, de ce fait, il est expressément déclaré que l’État est une organisation de la classe possédante, pour la protéger contre la classe non possédante. C’était déjà le cas pour les classes d’Athènes et de Rome établies selon la richesse. C’était le cas aussi dans l’État féodal du Moyen Age, où le pouvoir politique se hiérarchise selon la propriété foncière. C’est le cas dans le cens électoral des États représentatifs modernes. Pourtant, cette reconnaissance politique de la différence de fortune n’est pas du tout essentielle. Au contraire, elle dénote un degré inférieur du développement de l’État. La forme d’État la plus élevée, la république démocratique, qui devient de plus en plus une nécessité inéluctable dans nos conditions sociales modernes, et qui est la forme d’État sous laquelle peut seule être livrée jusqu’au bout l’ultime bataille décisive entre prolétariat et bourgeoisie, la république démocratique ne reconnaît plus officiellement, les différences de fortune. La richesse y exerce son pouvoir d’une façon indirecte, mais d’autant plus sûre. D’une part, sous forme de corruption directe des fonctionnaires, ce dont l’Amérique offre un exemple classique, d’autre part, sous forme d’alliance entre le gouvernement et la Bourse ; cette alliance se réalise d’autant plus facilement que les dettes de l’État augmentent davantage et que les sociétés par actions concentrent de plus en plus entre leurs mains non seulement le transport, mais aussi la production elle-même, et trouvent à leur tour leur point central dans la Bourse. En dehors de l’Amérique, la toute récente République française en offre un exemple frappant, et la brave Suisse, elle non plus, ne reste pas en arrière, sur ce terrain-là. Mais qu’une république démocratique ne soit pas indispensable à cette fraternelle alliance entre le gouvernement et la Bourse, c’est ce que prouve, à part l’Angleterre, le nouvel Empire allemand, où l’on ne saurait dire qui le suffrage universel a élevé plus haut, de Bismarck ou de Bleichröder [12]. Et enfin, la classe possédante règne directement au moyen du suffrage universel. Tant que la classe opprimée, c’est-à-dire, en l’occurrence, le prolétariat, ne sera pas encore assez mûr pour se libérer lui-même, il considérera dans sa majorité le régime social existant comme le seul possible et formera, politiquement parlant, la queue de la classe capitaliste, son aile gauche extrême. Mais, dans la mesure où il devient plus capable de s’émanciper lui-même, il se constitue en parti distinct, élit ses propres représentants et non ceux des capitalistes. Le suffrage universel est donc l’index qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l’État actuel ; mais cela suffit. Le jour où le thermomètre du suffrage universel indiquera pour les travailleurs le point d’ébullition, ils sauront, aussi bien que les capitalistes, ce qu’il leur reste à faire.

L’État n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’État et du pouvoir d’État. A un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’État une nécessité. Nous nous rapprochons maintenant à pas rapides d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’État tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. »

Engels - L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat

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