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Dix idées fausses sur la Préhistoire

dimanche 14 juillet 2019, par Robert Paris

Chamanisme et totémisme préhistoriques, des mythes... modernes

De l’homme – et de la femme – préhistoriques – conférence

Une fausse image de la préhistoire

Mythique Préhistoire. Idées fausses et vrais clichés

Dix idées erronées sur la préhistoire

Avertissement : pour répondre à ces dix idées fausses, nous citons exclusivement des extraits de l’ouvrage « Qu’est-ce que la préhistoire ? » de Sophie A. de Beaune. Cependant, la présentation des questions et le choix des extraits est entièrement de notre responsabilité et ne doivent bien entendu nullement être imputés à cette préhistorienne dont nous ne pouvons que conseiller vivement la lecture. Cependant, nous défendons des positions particulières, y compris par rapport à Sophie A. de Beaune, puisque nous défendons notamment une idée qu’elle n’y aborde pas : celle que la lutte des classes fait partie de la préhistoire, du moins dans sa dernière phase, celle du néolithique, lors de l’apparition des classes sociales, de l’exploitation des peuples tributaires, des serfs et des esclaves. Nous estimons dès lors que la lutte des classes devient, à partir de ce moment, l’élément fondamental de l’histoire de ces sociétés préhistoriques. D’une manière plus générale, non seulement nous reconnaissons comme de Beaune des changements radicaux au sein de la préhistoire, mais nous considérons que la continuité des évolutions, comme celle des techniques à l’apparition du néolithique, n’est continue qu’en apparence. La pénétration de la nouvelle société au sein de l’ancienne, avec souvent coexistence à certains niveaux des deux types de modes de vie, ne signifie pas une continuité. La continuité n’apparaissant que si on étudie la progression d’une société ayant déjà fait triompher un nouveau de mode de production, progression par invasion, mais pas pour le faire triompher de l’ancienne société. Cette continuité du progrès devrait donc être citée comme la onzième idée fausse sur la préhistoire si ce n’était pas déjà une idée fausse bien connue en Histoire… En fait, c’est toute la notion de « révolution sociale » qu’il conviendrait d’introduire en préhistoire, au moment même où celle-ci est en train d’être complètement supprimée en Histoire, remplacée par des considérations climatologiques comme interprétation essentielle des changements brutaux et des chutes de civilisations…

Dans cet ouvrage et contrairement à notre propre appréciation, Sophie de Beaune défend donc l’idée que les progrès sont lents et réguliers : « En réalité, les sociétés évoluent, même si elles ne le font pas brusquement. Et on sait bien que les groupes humains ne sont jamais complètement isolés et qu’ils subissent toujours l’influence plus ou moins forte de leurs voisins. Non seulement le passage d’un système à l’autre se fait de façon très progressive, mais, de plus, les différents éléments d’un système technique n’évoluent pas tous à la même vitesse… Ce qu’on appelle le Magdalénien ne s’est pas achevé brusquement pour faire place à l’ensemble dit « azilien » comme on a trop tendance à le croire… »

Notre site « Matière et Révolution » a étudié nombre de changement sociaux brutaux et constaté que la rupture n’est pas une exception mais plutôt la règle, le changement prenant un caractère révolutionnaire et non progressif.

La difficulté consiste dans le fait que les préhistoriens peuvent difficilement étudier des sociétés données et sont souvent contraints de s’en tenir à des « évolutions technologiques » essentiellement fondées sur la modification des types d’outillages.

La première tromperie involontaire des préhistoriens consiste dans le fait d’avoir classifié les hommes de la préhistoire selon la manière dont ils taillaient la pierre. La raison n’en est pas que les travaux sur le bois, sur la peau, sur l’argile, sur la céramique, utilisant des plantes et autres matières serait de moindre importance pour décrire la vie de ces peuples, mais dans le fait que la pierre est quasiment la seule à avoir conservé sa structure passée et nous l’avoir transmise. Du coup, on a créé des catégories fondées sur le mode de taille de la pierre mais ces catégories ne correspondent pas, pour l’essentiel, à des divisions réelles de la préhistoire en peuple différents ni en mode de vie différents. Les préhistoriens savent que ces classifications ont été construites sur la base de l’ignorance plus que sur celle de la connaissance mais il faut bien établir des catégories et on ne peut le faire que sur la base de ce que l’on sait et pas de ce que l’on ne sait pas. Or, le bois, la peau, la paille, l’argile, les autres matières que la pierre ont, pour l’essentiel, disparu, détruite au fil du temps. Voilà comment un élément objectif (le mode de taille de la pierre) peut servir à nous tromper autant qu’à nous éclairer sur les peuples de la préhistoire. D’autre part, classifier en se fondant sur une technique de production d’outils, c’est ne pas classifier en se fondant sur le mode d’appropriation, sur le mode d’organisation, sur les divisions sociales, sur le mode d’échanger, etc. Ce type de classification par une technique de fabrication présente la technologie des outils comme le point central des sociétés alors qu’en fait il ne l’est pas tout à fait, le mode de production, le mode d’échange, l’existence ou pas des esclaves et des serfs, le degré de la sédentarisation et de l’urbanisation, etc., sont tout aussi sinon plus importants. Et aussi que toutes ces nouveautés ne surviennent pas à période fixe, ne se suivent pas linéairement, ni logiquement.

Sophie de Beaune écrit ainsi :

« Il y a déjà longtemps que les néolithiciens ont pris conscience que le Néolithique, tel qu’il avait été défini au départ à partir de ce qu’on observait en Europe occidentale, ne répondait pas à une définition aussi simpliste. D’abord défini par rapport à la période précédente – le Paléolithique – durant laquelle la pierre était taillée, il se caractérisait, lui, par le polissage de celle-ci. Par la suite, la définition se déplaça pour ne plus tenir compte que des seuls critères économiques : le Néolithique se définissait alors par une économie de producteurs, éleveurs et agriculteurs, par opposition à la période antérieure où les populations vivaient encore de la prédation – chasse, pêche et cueillette. A ce caractère s’ajoutait la sédentarité et la poterie. Or, la multiplication des recherches un peu partout dans le monde a montré que tous ces traits n’étaient pas nécessairement concomitants. Il existait ainsi des populations qui vivaient de la chasse et de la collecte mais qui étaient sédentaires, ou bien produisaient de la poterie, alors qu’à l’inverse, des populations d’agriculteurs et d’éleveurs pouvaient être acéramiques ou nomades. Il pouvait d’ailleurs exister des agriculteurs non éleveurs et des éleveurs non agriculteurs. Marc Verhoeven a récemment attiré l’attention sur l’arbitraire des catégories typo-chronologiques actuelles en rappelant que certains des caractères attribués au Néolithique, comme la vie communautaire, la culture des plantes et l’aménagement des ressources étaient déjà présentes au Paléolithique. Bref, tous ces critères, repérés dans le Néolithique européen, n’étaient pas forcément valables partout et ne co-variaient pas nécessairement ensemble… »

Une autre erreur involontaire, due à un préjugé de la société qui influence les chercheurs, consiste à considérer les peuples d’abord comme des transmetteurs d’une culture, au point que les auteurs vont parler de « culture » plutôt que de société ou de civilisation, comme si les peuples avaient vécu d’abord et avant tout pour propager et défendre « une culture » et pas pour vivre, pour manger, pour boire, pour lutter contre le froid et l’insécurité, etc. Comme si les peuples vivaient d’abord pour l’art, la tradition, l’idéologie, les croyances et autres conceptions culturelles ! Comme s’ils défendaient d’abord leur culture et pas d’abord leur vie et celle de leur famille ou de celles de la tribu ! La conception idéaliste du monde a conquis le monde des préhistoriens comme elle l’a fait des autres mondes intellectuels. Cette philosophie place la pensée à la tête de la réalité et suppose que l’homme vit d’abord en suivant des conceptions et pas qu’il vit essentiellement en suivant des lois économiques et sociales que le niveau de développement historique impose. Sans doute que sur ce point aussi, nous divergeons pas mal de Sophie de Beaune. Cependant voyons combien ses commentaires des dix erreurs (dont l’énoncé ne lui incombe nullement) sont intéressants :

1) La préhistoire ne ferait pas partie de l’histoire mais viendrait avant elle dans le déroulement du temps et les deux disciplines ne se mêleraient pas

Sophie de Beaune :

« La fin de la préhistoire pose d’autres problèmes. Selon l’opinion commune, elle s’arrête avec l’invention de l’écriture, mais on sait bien que celle-ci est apparue à des époques différentes selon les lieux, et qu’elle était encore absente dans bien des sociétés il n’y a pas si longtemps. D’autres, voulant prendre en compte des critères économiques, extraient le Néolithique de la préhistoire et l’incorporent au domaine de l’histoire. On voit que la préhistoire ne se laisse pas définir si aisément par une catégorie de phénomènes ou d’acteurs qui relèveraient de son étude.

Par ailleurs, la place de la préhistoire par rapport à l’histoire et à l’anthropologie sociale n’est pas si facile à délimiter. Les liens entre l’anthropologie et la préhistoire sont étroits, ne serait-ce que pour des raisons tenant à l’histoire de ces disciplines. La seconde étant d’ailleurs incluse dans la première institutionnellement il y a peu et l’est encore dans bien des départements d’anthropologie aux Etats-Unis…

Quant aux liens de l’histoire avec la préhistoire, et d’une manière générale avec une archéologie peu désireuse d’être réduite au statut de discipline ancillaire, ils ont parfois été houleux. Outre que leurs objets d’étude – archives d’un côté, vestiges matériels de l’autre – imposent des approches distinctes, leurs questionnements étaient au départ assez différents. Mais les choses sont moins vraies aujourd’hui. (…)

En d’autres termes, doit-on considérer la préhistoire comme le prolongement en amont de l’histoire ou comme une science naturelle ? (…)

Pour ce qui est de la préhistoire comme période, nous pourrions répondre qu’elle recouvre tout ce qui a précédé l’écriture. Mais la réponse serait un peu hâtive. Tout d’abord, elle ne nous dit rien des débuts de la préhistoire, que certains – des non-spécialistes, il est vrai – font remonter sans vergogne jusqu’à l’époque des dinosaures…

De plus, d’autres pourraient objecter que, où qu’on la fasse remonter, définir ainsi une période ne fait pas de son étude une discipline séparée. Autrement dit, circonscrire de cette manière la « préhistoire » en tant qu’objet d’étude risque de la faire disparaître en tant que discipline. Ainsi, Henri-Irénée Marrou fait remarquer que, l’histoire elle-même étant l’étude du passé humain, il faudrait en toute rigueur y inclure la préhistoire. On serait donc préhistorien comme on serait antiquisant ou médiéviste. Il me semble pourtant que, si histoire et préhistoire se préoccupent toutes deux du passé humain, il est difficile de les confondre ou d’inclure l’une dans l’autre…

Admettons donc que la préhistoire concerne le passé humain avant l’invention ou l’adoption de l’écriture. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. On sait, en effet, que l’écriture n’était au départ pratiquée que par une minorité de lettrés et qu’il a fallu attendre des siècles, voire des millénaires dans certaines régions du monde, pour que l’écriture se généralise et constitue une base documentaire utilisable par les historiens…

Autre point : l’idée que l’histoire est intrinsèquement liée à l’écrit laisse implicitement supposer que ces sociétés – préhistoriques pour les plus anciennes et orales pour les récentes – n’auraient pas d’histoire, ce qui n’a guère de sens.

Certains, comme Jean Guilaine, préconisent d’utiliser un critère économique et bornent la préhistoire aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, rattachant ainsi les sociétés paysannes du Néolithique à la protohistoire au motif qu’elles constituent le fondement du monde rural historique. Pourtant le passage entre l’économie de prédation et celle de production s’est fait sans rupture, parfois sur plusieurs millénaires dans les régions d’invention ; de plus, l’invention de l’agriculture et de l’élevage précède de plusieurs celle de l’écriture…

2) La préhistoire serait une période de stagnation ou, au moins, de stabilité, en tout cas sans histoire, sans événements et changements radicaux

« La croyance en la stabilité des sociétés est si profondément ancrée qu’elle a même ses théoriciens. (Lire « Le temps suspendu de la préhistoire », La Recherche, hors série 5, 2001, Sophie de Beaune).

Sophie de Beaune :

« C’est sans doute parce que c’est notre manière naturelle de concevoir les autres sociétés que cette idée est si communément admise. On peut toutefois s’interroger sur son bien-fondé et même avancer l’hypothèse que l’idée qu’il y a des sociétés immobiles est fausse.

Claude Lévi-Strauss reconnaissait que toutes les sociétés ont une histoire, en ce sens qu’elles ont toutes connu des périodes de prospérité ou de crise, des migrations… mais il croyait devoir distinguer les sociétés froides, dont le souci prédominant serait de persévérer dans leur être, des sociétés chaudes, qui évolueraient et ne cesseraient d’accumuler des acquisitions nouvelles. On aurait donc, d’un côté, des sociétés attachées à leur passé et s’efforçant de vivre immuablement comme l’ont fait leurs pères, de l’autre, nos sociétés modernes, qui valorisent la nouveauté. En réalité, nos sociétés, avec leurs archives, avec le souci de conserver un patrimoine, conservent beaucoup plus que les sociétés traditionnelles, tandis que plusieurs exemples ethnographiques montrent que ces sociétés supposées froides évoluent elles aussi, même si, n’ayant pas d’archives, elles peuvent se percevoir comme immobiles…

Si l’on revient à la préhistoire, des vestiges archivés dans la nature permettent d’affirmer qu’il ne s’agissait pas de sociétés immobiles. Rien que le fait que ces sociétés aient bougé, se soient déplacées lors de leurs circuits nomadiques et pour peupler de nouveaux territoires, suffit à lui seul à montrer qu’il s’y est passé des choses. Rappelons aussi que nous ne pouvons rien dire de l’évolution des artefacts en bois, en peau, en fibres végétales… ni de celle de la culture non matérielle, artistique ou religieuse...

Si Evans admettait une évolution des formes des monnaies gauloises, il était par contre très réticent à reconnaître qu’un progrès fût possible au cours des périodes les plus anciennes : pour lui les variations de forme qu’on pouvait observer étaient liées à des contingences matérielles, comme des différences de matières premières. Il suivait en cela l’opinion admise que les trustes outils préhistoriques étaient très uniformes.

3) Le préhistorien serait capable de sérier, de ranger, de classer, de hiérarchiser, de trouver un déterminisme aux capacités artistiques de l’homme

Sophie de Beaune :

« Dans l’étude des manifestation artistiques, sans reprendre en détail l’historique des études sur l’art préhistorique, je me pencherai essentiellement sur la question de savoir ce que les connaissances actuelles doivent aux connaissances passées.

Certains ethnologues se sont également emparés de la notion de style pour aboutir à l’identification d’une certaine ethnicité locale, régionale ou nationale. Ils croient pouvoir ranger les sociétés en ensembles cohérents associant des caractères tant techniques que religieux ou artistiques…

Déjà en 1926, Marcel Mauss mettait cependant en garde contre toute assimilation réductrice de la culture à un trait stylistique, quelle que soit son importance. « L’étendue d’un style ne correspond pas nécessairement à l’étendue d’une civilisation : c’est une indication, ce n’est pas forcément une preuve. » (Manuel d’ethnographie ») (…)

Si les différences matérielles entre les groupes humains reflétaient toujours d’autres différences culturelles plus globales et moins tangibles, le préhistorien aurait la garantie d’avoir affaire à des groupes humains différents chaque fois qu’il rencontre des ensembles techniques particuliers. Or, on sait bien que des techniques différentes peuvent s’adapter à des ordres sociaux semblables et qu’à l’inverse deux groupes distincts peuvent posséder des outils analogues. Certains spécialistes de l’archéologie funéraire ont récemment fait le même constat : les pratiques funéraires ne s’accordent pas toujours avec les découpages chronologiques définis par les ensembles céramiques. (Fanny Bocquentin) (…)

De même, rien n’empêche qu’un style donné éclose dans deux endroits ou à deux époques distincts. L’insistance de quelques chercheurs isolés à vouloir absolument prouver la contemporanéité de la grotte Chauver (dont je rappelle qu’elle est datée de 31 000 à 32 000 ans) avec celle de Lascaux (plus jeune de 15 000 ans) tient uniquement au fait qu’ils refusent d’admettre que les artistes ayant décoré les parois de la première aient eu une maîtrise des techniques picturales et de la perspective aussi poussée que ceux de la seconde. Consciemment ou non, ils ont en tête un modèle évolutionniste de l’art, du plus schématique au plus réaliste…

La notion même de culture doit du reste être maniée avec prudence. Jean Bazin a fait très justement remarquer que ce sont les anthropologues eux-mêmes qui, en observateurs de l’homme, produisent ce genre d’objets qu’on appelle des cultures….

« Le ethnographes n’étudient pas des cultures, ils en écrivent. » (« Des clous dans la Joconde », Jean Bazin) (…)

(…)

A l’heure où les ethnologues eux-mêmes, qui ont usé et abusé de la notion de culture, prennent conscience que ce qu’ils désignent de ce nom n’est qu’un artefact conceptuel qu’ils plaquent sur leurs données, il conviendrait que les archéologues fassent à leur tour preuve de plus de circonspection… »

Sophie de Beaune cite un exemple de théorie précédent toute observation et qui prétend organiser les résultats :

« Alain Testart a proposé une classification de l’ensemble des sociétés dans « Eléments de classification des sociétés », 2005). Il y propose une évolution des sociétés à partir des catégories socio-politiques qu’il a définies et qui ne recoupent d’ailleurs pas nécessairement les catégories classiquement admises en archéologie. Il range par exemple dans la même catégorie les sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentaires-stokeurs, comme celles de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, et les sociétés néolithiques qui sont agricoles par définition.

Quant aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, il les subdivise en deux types distincts : le type A, sans richesse, et le type B, avec richesse. Il va de soi pour lui que ce sont les seconds qui inventèrent l’agriculture… Cette catégorie de sociétés vivant de la chasse-cueillette (que fait-on de la pèche ?) est en fait très hétérogène. Et on ne voit pas par quel miracle la division sexuelle du travail serait la même dans toutes les sociétés non agricoles, de l’Australie au Kalahari, de l’Amazonie à la Sibérie… »

« Il y a déjà longtemps que les néolithiciens ont pris conscience que le Néolithique, tel qu’il avait été défini au départ à partir de ce qu’on observait en Europe occidentale, ne répondait pas à une définition aussi simpliste. D’abord défini par rapport à la période précédente – le Paléolithique – durant laquelle la pierre était taillée, il se caractérisait, lui, par le polissage de celle-ci. Par la suite, la définition se déplaça pour ne plus tenir compte que des seuls critères économiques : le Néolithique se définissait alors par une économie de producteurs, éleveurs et agriculteurs, par opposition à la période antérieure où les populations vivaient encore de la prédation – chasse, pêche et cueillette. A ce caractère s’ajoutait la sédentarité et la poterie. Or, la multiplication des recherches un peu partout dans le monde a montré que tous ces traits n’étaient pas nécessairement concomitants. Il existait ainsi des populations qui vivaient de la chasse et de la collecte mais qui étaient sédentaires, ou bien produisaient de la poterie, alors qu’à l’inverse, des populations d’agriculteurs et d’éleveurs pouvaient être acéramiques ou nomades. Il pouvait d’ailleurs exister des agriculteurs non éleveurs et des éleveurs non agriculteurs. Marc Verhoeven a récemment attiré l’attention sur l’arbitraire des catégories typo-chronologiques actuelles en rappelant que certains des caractères attribués au Néolithique, comme la vie communautaire, la culture des plantes et l’aménagement des ressources étaient déjà présentes au Paléolithique. Bref, tous ces critères, repérés dans le Néolithique européen, n’étaient pas forcément valables partout et ne co-variaient pas nécessairement ensemble… »

4) La préhistoire ne concernerait qu’homo sapiens et ne remonterait pas à homo neandertalensis, ni à homo erectus ou habilis, ni à australopithecus

Sophie de Beaune :

« Chronologiquement d’abord, doit-on considérer que la préhistoire commence avec l’histoire de l’homme, comme le suggère Henri-Irénée Marrou ? Si oui, s’agit-il de l’homme anatomiquement moderne, auquel cas elle débuterait il y a 100 000 ou 150 000 ans, dates susceptibles de reculer en fonction des découvertes ? Ou bien doit-on y inclure les premiers représentants du genre « Homo » et remonter alors plus de 2 millions d’années ? On peut aussi la faire débuter avec les premiers outils, il y a quelque 3 millions d’années, et y inclure alors les Australopithèques car il n’est pas exclus que ces outils soient leur œuvre. (…)

Ce thème est celui de la question des capacités langagières des Néandertaliens. Il est indéniable que les connaissances anatomiques et même neurologiques concernant les Néandertaliens sont de plus en plus nombreuses et précises, en particulier grâce aux progrès des techniques d’analyse à la disposition des chercheurs. Mais si les vestiges anatomiques semblent bien montrer que l’aptitude au langage articulé est très ancienne, sans doute même antérieure aux Néandertaliens, ils ne permettent pas de dire si cette aptitude a effectivement été utilisée. Pour le savoir, il faut se tourner vers des données telles que les activités techniques, l’expression artistique et les pratiques funéraires. Le problème est qu’on se trouve alors confronté à des argumentations souvent tendancieuses qui cachent des préoccupations presque d’ordre idéologique. Ce ne sont pas les connaissances qui se cumulent, mais les arguments des uns et des autres, aussi indémontrables qu’inconciliables.

(…)

Une nouvelle question surgit alors : quand commence le passé humain ? Si nous sommes tombés d’accord pour exclure de la préhistoire l’étude des animaux antérieurs à l’apparition de l’homme, à partir de quel degré d’hominisation peut-on considérer que le passé dont il s’agit est humain ?

En d’autres termes que savons-nous de l’humain pour des périodes anciennes ? Et à partir de quel « humain » sommes-nous autorisés à parler de préhistoire ?

Rappelons-nous qu’on subdivise le Paléolithique en trois grandes périodes de durée variable selon les régions : le Paléolithique inférieur (qui s’étend en Europe de 1,5 millions d’années à quelques 200 000 ans), moyen (de 200 000 à 40 000 ans) et supérieur (de 40 000 à 10 000 ans). En Afrique, ces trois périodes sont précédées du Paléolithique archaïque, qui correspond à l’apparition des premiers homininés, famille animale à laquelle appartiennent les genres Australopithecus et Homo. Pour les préhistoriens eux-mêmes, il va de soi que la préhistoire inclut aussi l’étude des Australopithèques ou des premiers représentants du genre Homo, mais si vous interrogez d’autres archéologues, en particulier ceux travaillant sur des périodes plus récentes de la protohistoire aux périodes historiques, certains vous répondront sans hésiter que ces très hautes époques relèvent du domaine des sciences naturelles – paléoanthropologie ou paléontologie.

Cela rappelle l’opinion d’Henri-Irénée Marrou, selon lequel le passé humain concerne « le passé de l’homme en tant qu’homme, de l’homme déjà devenu homme, par opposition au passé biologique, celui du devenir de l’espèce humaine ». Mais à l’époque où Marrou écrivait cela – dans les années 1950 – on avait encore une vision linéaire de l’évolution et on était porté à imaginer une succession d’étapes évolutives avec un Rubicon marquant l’apparition de l’ « Homo sapiens », l’homme anatomiquement moderne. Or, nos connaissances sur l’évolution de l’homme se sont depuis lors considérablement enrichies et compliquées puisqu’on sait aujourd’hui que l’évolution a été buissonnante. Nous appartenons certes à l’espèce « Homo sapiens », mais l’apparition de l’espèce a été progressive et les paléoanthropologues eux-mêmes discutent encore su sa date d’apparition : 100 000 ans, 150 000 ans, encore davantage ? Et les ancêtres immédiats de ces Homo sapiens, eux aussi considérés comme des représentants du genre Homo, mais d’une autre espèce (Homo erectus, heidelbergensis…), ne sont-ils pas aussi des hommes, même s’ils ne sont pas « anatomiquement modernes » ? (…) Si l’on considère, à la suite de Marrou, que l’on peut parler d’histoire lorsqu’il y a des « objets qui portent la trace d’une action volontaire de l’homme, ce que l’anglais appelle « artefacts », alors il faut admettre que ces sites relèvent de la préhistoire.

Il n’est pas facile de déterminer le seuil à partir duquel ces êtres étaient suffisamment proches de nous pour cesser de relever des seuls paléontologues et éthologues. En un mot, la question est de savoir ce qui fait la spécificité de l’homme… ce que Claude Lévi-Strauss évoquait comme un « capital commun de structures mentales » formant peu ou prou le fonds commun de la nature humaine. Pour ces périodes lointaines, le seul moyen disponible de tenter de mettre en évidence le moment de l’apparition de ce fonds commun est de le relier aux premières productions d’outils susceptibles de témoigner de certaines dispositions cognitives humaines, au moins à l’état embryonnaire…

Quoiqu’il en soit, les préhistoriens s’accordent pour faire remonter la préhistoire à l’apparition, entre 5 et 8 millions d’années, des premiers homininés, c’est-à-dire les seuls primates à avoir développé la bipédie comme mode de locomotion, même s’ils admettent que les premiers outils ne datent « que » de 2,3 à 2,6 millions d’années…

La vision européocentriste du passé n’est pas l’apanage des premiers préhistoriens. Aujourd’hui encore, nombreux sont les chercheurs qui attribuent les innovations apparues en Europe entre 40 000 et 30 000 ans – en particulier le travail des matières dures animales et les premières manifestations artistiques – à l’homme anatomiquement moderne récemment arrivé d’Afrique de l’Est via l’Europe centrale. Or, l’arrivée d’Homo sapiens en Europe n’est pas datée avec précision. Si elle s’avérait être plus récente que ces innovations, il faudrait alors admettre qu’elles sont dues aux Néandertaliens qui vivaient en Europe depuis plusieurs dizaines de milliers d’années. Par ailleurs, certaines de ces innovations sont plus anciennes, comme en témoignent les découvertes faites depuis le début des années 1990 dans différents sites d’Afrique du sud et en particulier dans la grotte de Blombos dans des niveaux vieux de près de 80 000 ans. (…)

La question de savoir qui sont les auteurs d’un des plus anciens ensembles techniques du Paléolithique supérieur – appelé le Châpelperronien – est en particulier très discutée : soit ce sont les Homo sapiens arrivés depuis peu du proche-Orient via l’Europe centrale, comme on l’a longtemps supposé, soit ce sont les Néandertaliens, qui occupaient l’Europe antérieurement et y vivaient encore. C’est en tout cas ce que semble indiquer la découverte des vestiges de Néandertaliens dans les niveaux châpelperroniens de deux sites. Dans ce cas, ont-ils inventé indépendamment des outils et des procédés techniques jusque-là considérés comme l’apanage des Homo sapiens, ou bien ont-ils imité les nouveaux arrivants ? On comprend que ce qui est en jeu, au fond, c’est la question des capacités créatrices des Néandertaliens…

Les premiers fossiles néandertaliens ont été mis au jour au milieu du XIXe siècle. Il a fallu attendre un siècle pour que la communauté scientifique accepte de les considérer comme une espèce humaine à part entière : les progrès en anthropologie biologique ont alors permis d’en proposer une image beaucoup plus convenable et plus proche de celle de l’homme moderne. Aujourd’hui, l’image des Néandertaliens a été revalorisée, en partie grâce aux études technologiques de leur outillage qui ont révélé de réelles aptitudes cognitives.

Mais la question du langage chez les Néandertaliens divise encore aujourd’hui les chercheurs… L’étude de l’os hyoïde du squelette de Kédara (Israël) a montré que la configuration anatomique nécessaire au langage articulé était en place chez ce Néandertalien vieux de 60 000 ans…

Un autre indice anatomique, longtemps négligé par les chercheurs, est le canal hypoglosse, qui permet le passage d’un nerf innervant la plupart des muscles de la langue. La taille de ce canal reflète le nombre de fibres nerveuses qu’il protège et est un bon indice du contrôle moteur de la langue et donc de la capacité à parler. Des similitudes entre ceux des Néandertaliens et ceux d’Homo sapiens contemporains indiqueraient que l’aptitude au langage était acquise il y au moins 400 000 ans, mais ce point-là aussi est controversé…

Concernant l’appareil neurologique central, tout ce qu’on peut dire est que, grâce à des empreintes laissées par le cerveau sur la face interne de la boîte crânienne, on a reconnu la présence embryonnaire de l’aire de Broca dans le cortex d’Homo habilis, un des territoires du cerveau humain qui composent le centre du langage…

Les Néandertaliens étaient sans doute capables d’émettre des sons comparables à nos consonnes et à nos voyelles, mais le langage ne se réduit pas à une émission de son, si complexes soient-ils. Pour savoir s’ils ont utilisé leur probable capacité à émettre des sons complexes pour transmettre leur pensée et interagir avec leurs semblables, il faut chercher des indices d’un autre ordre, à savoir des données permettant d’évaluer leurs aptitudes cognitives.

Or, les arguments d’ordre cognitif sont nécessairement indirects. Activités techniques, expression artistique et pratiques funéraires sont des indicateurs des capacités cognitives nécessaires à l’élaboration d’un langage complexe (du point de vue syntaxique et sémantique). Le problème reste de savoir si le mode de vie des Néandertaliens nécessitait une communication d’ordre linguistique…

Les ethnologues savent qu’il n’est pas besoin de langage pour apprendre une technique, même complexe, et que l’observation et l’imitation suffisent bien souvent.

En revanche, aussi fragile qu’en soit le témoignage, les œuvres à caractère esthétique que les Néandertaliens nous ont laissées pourraient témoigner d’une communication basée sur le langage verbal. C’est encore plus vrai pour les sépultures qui datent du Paléolithique moyen. Elles supposent en effet que leurs auteurs aient entretenu des représentations de l’au-delà…

Le peuplement de l’Australie, il y a plus de 70 000 ans supposait des voyages qui nécessitait un système de communication et de coopération entre individus assez développés pour permettre la construction d’une embarcation complexe et la planification de tels voyages…

5) La préhistoire serait une époque où toute activité intellectuelle de l’homme ramènerait à la religion (totem, chamanisme, etc.)

Sophie de Beaune :

« …Lévi-Strauss a montré que le totémisme est une chimère qui n’existe que dans la bibliothèque des savants….

« J’aborde la question des croyances des peuples préhistoriques et de ce que le préhistorien est susceptible d’en restituer. Je commence par une discussion de la terminologie assez confuse utilisée par les préhistoriens pour qui des termes comme « religieux », « symbolique », « magico-religieux » tendent à être interchangeables et leur servent à qualifier tous les vestiges rebelles à toute autre interprétation. Il y aurait pour eux des activités utilitaires, et d’autres par définition symboliques. Les anthropologues savent pourtant bien que la distinction entre ce qui serait utilitaire et ce qui serait symbolique ou cérémoniel ne va pas de soi.

La question de l’origine de la religion a fait couler beaucoup d’encre. Sans prétendre la trancher, je souhaite montrer que la plupart des hypothèses avancées par les préhistoriens, mais aussi par les psychologues, sociologues des religions, neurologues, historiens… fonctionnent selon les mêmes ressorts et attribuent au domaine religieux des fonctions qui sont en fait celles de bien d’autres activités sociales. De toute façon, nous verrons que toutes les théories proposées sur l’origine de la religion laissent sans réponse la question première du préhistorien : à supposer, ce qui n’est pas déraisonnable, que les Préhistoriques se soient adonnés à des activités susceptibles d’être qualifiées de religieuses, comment les vestiges dont ils disposent peuvent-ils les mettre en évidence ? (…)

Je vais considérer l’hypothèse du chamanisme préhistorique, bel exemple de discours construit à partir de « faits » archéologiques qui n’étaient au fond que des théories puisque, comme on l’a vu, les faits ne deviennent tels qu’au prix d’une élaboration théorique. Après les travaux d’André Leroi-Gourhan sur l’art pariétal dans les années 1970 – sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir -, la plupart des chercheurs français n’ont plus osé aborder la question de l’interprétation de cet art et se sont contentés d’en étudier les caractéristiques formelles et techniques. Or, voilà que Jean Clottes, éminent spécialiste français des grottes ornées et David Lewis-Williams, chercheur sud-africain, publient en 1996 un ouvrage grand public qui a été unanimement rejeté par les spécialistes, mais qui mérite qu’on s’y attarde d’abord parce qu’il a eu un certain retentissement dans les médias, ensuite parce que l’examen d’une entreprise malheureuse peut être riche d’enseignement.

Remettant au goût du jour une hypothèse déjà formulée dès le début du XXe siècle, ils soutiennent que l’artiste n’était autre qu’un chamane, prêtre ou magicien, qui, sur le moment ou après coup, représentait sur les parois des grottes les visions auxquelles il accédait en état de transe après avoir absorbé des substances hallucinogènes. Selon ces deux chercheurs, les visions obtenues au cours d’une transe passent par différents stades qui, dans leurs grandes lignes, sont universels… L’idée sous-jacente de tout cela est que les hommes croyaient à un monde des esprits cachés derrière la roche et que « les grottes menaient à un étage souterrain du cosmos. Parois, voûtes et sols n’étaient que de fines membranes qui le séparaient des créatures et des événements du monde inférieur ». (« Les chamanes de la préhistoire ») (…)

Remarquons pour commencer que les auteurs n’ont manifestement pas lu l’excellent article dans lequel Leroi-Gourhan montrait dès 1977 que les anciens tenants de l’hypothèse chamanique avaient été à leur insu égarés par le souvenir des « diableries » des siècles passés. (« Le préhistorien et le chamane », dans « L’ethnographie », numéro spécial « Voyages chamaniques », 1977, p. 21) (…)

Il y a peu de chances que les neurologues s’accordent sur ce mot de transe est susceptible de désigner. Et même parmi ceux qui qui consentent à désigner ainsi certains états altérés de la conscience, aucun n’a confirmé l’existence des trois stades (imaginés par les auteurs). Nos auteurs, qui ne s’embarrassent pas de si peu, font de cette universalité supposée la majeure d’un syllogisme bien hâtif : la transe est universelle, donc les Paléolithiques l’ont connue, donc ils ont connu le chamanisme. (…)

Les ethnologues qualifient de chamaniques des religions fort diverses, attestées dans tout l’Extrême-Orient et chez certaines sociétés amérindiennes, qui n’ont pas grand-chose en commun, sinon que leurs officiants sont censés accéder à des univers surnaturels où ils commercent avec les esprits…

Si l’on devait aller au bout de leur logique, on devrait invoquer le chamanisme à chaque fois qu’on se trouve en présence d’un art recourant à la fois à des signes géométriques et à des représentations mi-humaines mi-animales…

Que conclure en un mot d’une thèse qui a fait tant de bruit pendant quelques années ? Tout d’abord qu’une hypothèse reste une hypothèse, quand bien même elle recourt aux sciences dures (en l’occurrence, le recours était indu)….

Ce qu’on appelle le chamanisme est souvent (mais pas toujours) lié à une économie de chasse. Peut-être que certaines représentations pariétales ont quelque chose à voir avec ces pratiques. Mais la chose reste à démontrer alors que nos deux auteurs, au fond, l’ont tenue pour acquise. Or, pour tout dire, je pense qu’une telle démonstration est hors de notre portée…

De l’interprétation de l’art préhistorique comme activité gratuite, qui prévalut dans la seconde moitié du XIXe siècle, ou de celle qui, à la fin du XIXe siècle, s’inspiraient de la théorie du totémisme alors en vogue, il ne reste plus grand-chose aujourd’hui. De même, les théories fondées sur la magie, soutenues par l’abbé Henri Breuil durant la première moitié du XXe siècle, sont aujourd’hui à peu près abandonnées. Elles se nourrissaient de toute une imagerie hétéroclite qui puisait dans la sorcellerie populaire et chez les peuples « sauvages »…

Après avoir, dans « Les religions de la préhistoire », jeté à bas toutes les interprétations antérieures, c’est dans « Préhistoire de l’art occidental » que André Leroi-Gourhan exposa sa théorie de l’art des cavernes : la distribution des thèmes figurés obéit à des règles qui définissent la nature des représentations et les associations privilégiées dans les différents secteurs de la grotte… On ne peut plus aborder aujourd’hui l’étude d’un site ou d’une configuration particulière de vestiges sans avoir à l’esprit le regard critique indispensable à leur compréhension. L’analyse faite par Leroi-Gourhan de tous les phénomènes considérés jusqu’alors comme rituels a rendu par la suite la plupart des chercheurs très réticents à formuler une hypothèse rituelle avant d’avoir épuisé toutes les autres explications possibles…

On peut comparer cet apport à celui de Claude Lévi-Strauss qui, à peu près à la même époque, a montré que la notion de totémisme est quelque chose de factice, d’artificiel, fabriqué par les ethnologues. (« Le totémisme aujourd’hui ») Son raisonnement revenait à montrer que ce qu’on avait appelé le totémisme était une chimère que les chercheurs avaient fabriquée à partir d’éléments qui apparaissaient comme effectivement associés dans certaines sociétés, mais qui ne l’étaient pas ailleurs. Le totémisme est une notion vide qui n’existe que dans les bibliothèques des savants…

A l’étranger, en particulier dans les pays anglo-saxons, l’influence de Leroi-Gourhan est restée plus limitée, sans doute parce qu’il a été assez peu et tardivement traduit en anglais. Cela pourrait expliquer qu’on y a davantage développé des tentatives d’explication de l’art pariétal recourant largement au comparatisme ethnographique, sans grand esprit critique. Plusieurs auteurs ont ainsi défendu, jusque dans les années 1990 ; la thèse du chamanisme préhistorique.

Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est par le biais d’un chercheur sud-africain que l’hypothèse chamanique a refait surface en France après quelques décennies d’oubli… Cette hypothèse se situe de bout en bout dans les limbes de l’irréfutable car elle est ainsi conformée qu’aucun analyse ne peut trancher, seule l’intime conviction du lecteur le peut. Et même si les artistes avaient été des chamanes, nous n’en saurions rien puisque le voyage du chamane est essentiellement un voyage de l’esprit. C’est donc une hypothèse qu’il est rigoureusement impossible de tester, ce qui réduit d’autant son intérêt…

Dès le XIXe siècle, les préhistoriens ont risqué des conjectures sur la naissance du fait religieux. Ils ont imaginé une religion préhistorique à laquelle ils ont attribué quelques-uns des traits qu’on croyait avoir repérés dans les religions « primitives », tels la croyance en des âmes, des esprits invisibles ou des divinités ; des rituels destinés à se concilier les faveurs des esprits ou des dieux ; l’existence de personnages chamanes, sorciers ou devins, censés entrer en contact avec le monde de l’au-delà. Leur moyen d’accès à ces phénomènes étant évidemment très limité, ils ont assimilé les vestiges archéologiques témoignant de préoccupations « religieuses ». Les manifestations artistiques ont ainsi très tôt été vues comme des témoins de l’existence de « rites », de « mythes » et de croyances en un monde surnaturel. Puis les sépultures, en ce qu’elles attestaient de soins rendus au corps des défunts, furent considérées comme le reflet de croyances en l’au-delà.

Le comparatisme ethnographique étant aujourd’hui tombé en disgrâce, les préhistoriens sont plus précautionneux dans l’usage de leurs termes : « religion », « magie », « magico-religieux » ne sont utilisés qu’avec des pincettes…

Il faut encore citer l’idée d’une religion totémique avancée par Salomon Reinach, fortement influencé par l’ouvrage que Baldwin Spencer et Francis Gillen avaient consacré en 1899 aux Aborigènes australiens. Ces auteurs relataient que, selon leur religion totémique, les Australiens réalisaient des peintures rupestres au cours de grandes cérémonies rassemblant régulièrement la communauté. Le totémisme, considéré alors comme la forme de religion la plus archaïque, était vu comme le culte d’un animal sacré que chaque clan vénère et qui sert de signe de ralliement pour ses membres. Les animaux figurés dans les grottes – bisons, chevaux, rhinocéros… - auraient représenté les totems des différents clans préhistoriques. Cette théorie fut rapidement abandonnée au motif que, ces différents animaux se retrouvant dans toutes les grottes, il est impossible de percevoir une cartographie de ces clans.

La théorie du totémisme a été reprise récemment par Alain Testart, pour qui l’art pariétal, qu’il rapproche des mythologies australiennes, « représente l’état du monde au temps du mythe, dans cette période intermédiaire pendant laquelle la différenciation entre espèces animales est accomplie, mais pas celle entre hommes et animaux encore inachevée. » (« Avant l’histoire », Testart) (…)

Toutes ces hypothèses, avancées déjà au XIXe siècle et qui refont surface aujourd’hui, tournent autour de l’idée que les croyances résultent de la crainte des hommes devant les puissances de la nature, de l’angoisse face à la mort, de l’espoir en un monde meilleur, de la consolation par rapport à la souffrance de la vie…

Du reste, un peu de bon sens ou une observation plus attentive suffisent à rendre explicable ce qu’on avait tenu pour insolite – et donc « religieux ». Par exemple, on a longtemps tenu la disposition particulière des os d’ours dans certaines grottes comme attestant un prétendu culte de l’ours. Or, comme Leroi-Gourhan l’a rappelé après Frédéric Koby, les choses sont beaucoup plus simples : les os d’ours qui paraissaient être rangés le long des parois ou dessiner des cercles résultaient en fait du passage réitéré des ours des cavernes ou de leur mouvement lorsqu’ils creusaient les bauges en vue de leur hibernation.

De même, les crânes de mammouths disposés en cercle retrouvés en Ukraine et en Russie n’indiquent en fait que la trace des tentes circulaires, dont ils servaient à caler la base, dans des régions loessiques où les pierres étaient rares…

Il faut bien admettre pour conclure que le dossier concernant les possibles preuves de religiosité au Paléolithique est bien mince. D’autant que la notion de religion prête elle-même à discussion. Chacun des traits caractérisant la religion pris isolément peut être attribué à autre chose. Ainsi, qui dit rituel ne dit pas nécessairement religion…

Les Préhistoriques – du moins les Néandertaliens et les premiers hommes modernes – étaient sur bien des points proches de nous. Ne nous hâtons donc pas de leur attribuer une religiosité insolite…

Lévi-Strauss contre le totémisme, dans « Le totémisme aujourd’hui » :

« Il en est du totémisme comme de l’hystérie. Quand on s’est avisé de douter qu’on pût arbitrairement isoler certains phénomènes et les grouper entre eux, pour en faire les signes diagnostiques d’une maladie ou d’une institution objective, les symptômes même ont disparu, ou se sont montrés rebelles aux interprétations unifiantes. »

Lire ici la suite

Leroi-Gourhan contre le chamanisme préhistorique dans « Les rêves » :

« Mais plutôt que d’essayer, avec une imagination forcément dépassée par ce qu’étaient les faits, de broder sur le totémisme hétéroclite des Australiens, des Eskimo, des Bochimans ou des Fuégiens, ne vaut-il pas mieux recevoir directement du Paléolithique ce qu’il apporte spontanément ? »

Leroi-Gourhan contre le chamanisme préhistorique dans « Les religions de la préhistoire : Paléolithique » :

« Aborder le problème de la religion préhistorique sans avertir d’emblée le lecteur qu’il s’engage dans la brume la plus épaisse, sur un terrain glissant et semé de ravins serait manquer de charité à son égard. […] L’homme préhistorique ne nous a laissé que des messages tronqués. Il a pu poser sur le sol un caillou quelconque à l’issu d’un long rituel où il offrait un foie de bison grillé sur un plat d’écorce peint à l’ocre. Les gestes, les paroles, le foie, le plateau ont disparu ; quant au caillou, sauf un miracle, nous ne le distinguerons pas des autres cailloux environnants. »

Lire ici « Les religions de la préhistoire : Paléolithique », Leroi-Gourhan

Leroi-Gourhan, « L’art pariétal »

Leroi-Gourhan, « La préhistoire dans le monde »

« Chamanisme et Préhistoire », Sophie A. de Beaune

6) La préhistoire raisonne en termes techniques et établit, sur ces bases, des catégories, mais les peuples n’obéissent pas à des catégories purement techniques et il ne faut pas confondre les groupes détenant une technique avec des populations, des peuples, des ethnies ou des nations

André Leroi-Gourhan dans « Le geste et la parole » - 1- Technique et langage (cité par Sophie de Beaune) :

« Implicitement, les préhistoriens ont toujours été hantés par la différenciation des ethnies. L’influence qu’ils subissaient inconsciemment de l’histoire où tout se passe entre peuples leur a donné coutume de considérer les Acheuléens, les Aurignaciens, les Périgordiens et d’autres comme de véritables entités ethniques et des entités ethniques et anthropologiques. (…) Avec trop d’aisance alors les Solutréens deviennent un peuple et même une race qui, au grè des recherches et des fouilles, se promène au travers l’Europe et le monde dans toutes les directions cardinales. Or, le Solutréen, pour conserver son exemple, n’est pas un homme mais une certaine manière de fabriquer un objet ; plus largement c’est un style de façonnage du silex… »

Bruno Latour dans « Petites leçons de sociologie des sciences » (cité par Sophie de Beaune) :

« Faites de la technologie, vous voici sociologue. Faites de la sociologie, vous voilà tenu d’être technologue…. »

Sophie de Beaune :

« En 1836, Christian Jürgensen Thomsen, voulant classer les collections du musée danois des Antiquités nordiques, décida de les répartir selon leurs matières premières. La classification tripartite qu’il élabora allait fournir une méthode universelle de classement des artefacts et révolutionner la discipline car, comme il s’en aperçut bientôt, elle avait une valeur chronologique. Découpant la préhistoire en un système de trois âges successifs – Pierre, Bronze et Fer -, il fonda véritablement l’archéologie préhistorique. Plus tard, vers 1885, le Suédois Oscar Montelius mit en place la première chronologie de l’âge du Bronze, en six phases, chronologie encore en vigueur dans le nord de l’Europe… Mais la classification de Christian Jürgensen Tomsen ne distinguait pas de périodes à l’intérieur de l’âge de Pierre lui-même, qui correspond en gros à ce que nous appelons aujourd’hui la préhistoire….

Tous ces système chronologiques avaient pour point commun de considérer l’histoire de l’homme sur le même modèle que l’histoire géologique de la Terre, et surtout de partir de l’idée qu’à un bagage technique donné correspondait un groupe humain particulier ou, comme on disait à l’époque, une race donnée…

Ce sont les subdivisions fondées sur le type d’outils qui finirent par s’imposer… Mortillet, même s’il ne parlait pas de « typologie », utilisait les types d’outils pour déterminer l’époque d’une couche sédimentaire. Pour lui, Moustérien, par exemple, était à la fois un type d’outillage dont le site de Moustier avait livré une illustration exemplaire, et l’époque où il croyait pouvoir situer les couches sédimentaires dont, au Moustier ou dans d’autres sites, on exhumait des outils comparables. Et c’était aussi les « culture » ou même la « civilisation » à laquelle on devait des outils. Les choses n’ont pas vraiment changé jusqu’à aujourd’hui, même si on ne parle plus de « races » comme à l’époque des grands devanciers. Un site ayant livré des outils de type moustérien devient très vite, sous la plume de préhistoriens parfois renommés, un site occupé par des Moustériens. Il ne pourrait s’agir là que d’un abus de langage, regrettable certes, mais pardonnable. Mais certains supposent réellement qu’à un bagage humain particulier correspond un groupe humain donné, et considèrent que deux outillages distincts reflètent des traditions culturelles distinctes…

Par commodité, les préhistoriens regroupent sous le terme de « culture » le dénominateur commun qui caractérise un ensemble de sites ou de niveaux de plusieurs sites présentant la même association de vestiges. A partir de ces vestiges le plus souvent matériels, ils en déduisent que des groupes disparaissent, se développent ou apparaissent. Il est pourtant bien hasardeux de déduire de quelques différences matérielles que nous sommes en présence de populations distinctes…

Oubliant que les vestiges matériels dont il dispose ne témoignent que d’une infime partie du bagage culturel d’une société donnée, le préhistorien suppose qu’une « culture » donnée a des contours chronologiques et géographiques tels qu’elle serait identifiable à partir des seuls vestiges matériels. Ce qui n’était au départ qu’un moyen commode pour repérer des différences et des similitudes régionales et chronologiques entre groupes humains est devenu un critère de différenciation des groupes eux-mêmes.

Le fait n’est pas nouveau. A la fin du XIXe siècle, l’archéologue et linguiste allemand Gustaf Kosssinna considérait déjà que les ensembles archéologiques définis à partir des vestiges matériels correspondaient à des peuples ou à des ethnies. Une de ses phrases, restée célèbre dans l’histoire de l’archéologie, nous est rappelée par Jean-Paul Demoule : « Des provinces culturelles nettement délimitées sur le plan archéologique coïncident à toutes les époques avec des peuples ou des tribus bien précis. » (« Archéologie, style et société ») (…)

Les préhistoriens classent, en effet, les niveaux d’occupation qu’ils exhument dans des « cases » toutes prêtes selon les types d’outillage, de céramique, d’habitat ou de sépulture qu’ils ont livrés… Une bonne partie de la production scientifique actuelle porte sur la validité et les limites de tel ou tel découpage « chrono-culturel », ce qui aboutit à des publications indigestes qui se limitent à des classements descriptifs sans autre finalité qu’eux-mêmes, parfois viciés par la tautologie. Il y a en effet un risque de raisonnement circulaire à vouloir ranger les assemblages archéologiques dans les cases créées à partir d’ensembles déjà définis par l’archéologue…

Cette périodisation est aussi arbitraire que les découpages du tissu de l’histoire en « civilisations » censées regrouper « des ensembles formant un tout, dont toutes les parties sont en cohésion réciproque et s’affectent mutuellement ». (Henri-Irénée Marrou, « De la connaissance historique ») (…)

Et certains sont d’ailleurs allés plus loin encore. Ainsi, pour Marie-Claude Mahias, la cohésion et la rigidité des groupes sociaux est telle que « tout changement, dans les outils comme dans le régime alimentaire, risque de remettre en cause l’ordre social et l’adoption d’un trait nouveau engendre simultanément un système technique et une entité sociale. » (« Façonnage de l’argile et de la société en Inde », Mahias) (…)

Le lecteur aura compris que les nomenclatures en vigueur sont bien pratiques pour désigner des assemblages archéologiques, des « industries » selon le jargon des préhistoriens, mais qu’il est abusif de les assimiler à des groupes humains circonscrits dans le temps et l’espace. C’est oublier à quel point notre documentation est lacunaire. C’est oublier aussi que les frontières perceptibles à partir de la répartition de la « culture matérielle » ne nous disent rien de l’identité effective des groupes humains…

Nous savons que, très tôt, des contacts entre populations voisines ont engendré emprunts, échanges et circulation d’idées, de savoir-faire mais aussi d’objets…

Rappelons aussi, comme le remarque Jean-Paul Demoule, que la plupart des éléments matériels mis au jour par les préhistoriens – éléments qui nous permettent d’engranger d’innombrables informations sur le mode de vie, l’économie, la technique de ces sociétés – ne sont pas propres à un groupe donné. C’est ce que les préhistoriens appellent « le fonds commun de l’outillage », qui regroupe de vastes ensembles homogènes d’objets présents de manière diffuse sur de très larges territoires et de très longues durées.

Les préhistoriens en ont assurément conscience et cherchent donc à mettre en évidence, à l’intérieur de ces ensembles largement répandus, les quelques éléments qui présentent des variations et sont donc susceptibles de servir de « marqueurs identitaires ». Ainsi, un même outil ou une même représentation graphique va présenter des styles différents, selon les lieux et les époques.

7) La préhistoire serait maintenant objectivement connue par des méthodes purement technologiques en archéologie

Sophie de Beaune :

« Je souhaite seulement attirer l’attention du lecteur sur la mobilisation de chiffres, graphiques et symboles destinée à intimider autant qu’à convaincre. Une sorte d’argument d’autorité en somme, les mathématiques étant supposées infaillibles. C’est un écho lointain de la mode de l’informatique et de la statistique qui toucha l’archéologie dans les années 1970 : tout jeune étudiant se devait de manier avec dextérité le test khi carré, sous peine de passer pour un incompétent…

Un article récemment paru dans la prestigieuse revue à comité de lecture « Current Biology », centré sur l’analyse du génome de fossiles du Paléolithique supérieur, fait ainsi état d’une nouvelle datation des os des fossiles humains découverts en 1868 par Edouard Lartet sous l’abri-sous-roche de Cro-Magnon (Dordogne). Pour les vingt auteurs de l’article, l’utilisation de la méthode du carbone 14 avec un accélérateur à spectrographie de masse (AMS) par le laboratoire d’Oxford aboutit à une date de 690 plus ou moins 39 BP. Or, l’unique datation obtenue jusque-là était celle d’une des coquilles de littorine percée accompagnant les squelettes, qu’un laboratoire de Miami, ayant utilisé la même méthode, avait datée de 27 680 plus ou moins 270 BP, résultat cohérent avec la position stratigraphique de la sépulture. Comment expliquer cette divergence ? En fait la collection Cro-Magnon conservée au laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle à Paris regroupe le matériel découvert par Lartet en 1868 et une série d’os humains découverts bien après, dont la provenance est inconnue mais qui ont été considérés à l’époque comme relevant également de la « race de Cro-Magon ». Or, c’est cette série qui a fait l’objet de la récente datation… Quant aux os trouvés en 1868 par Edouard Lartet, ils n’ont jamais pu être datés, malgré au moins quatorze tentatives…

Il nous faut donc admettre que le vestige archéologique ne contient pas une vérité inscrite en lui comme dans le marbre. Ce qui conduit à s’interroger sur le statut du « fait » archéologique.

Les anthropologues et les historiens ont pour leur part entamé depuis longtemps cette réflexion et remis en question l’existence l’existence d’une « vérité » qu’il faudrait exhumer, comme on l’imaginait encore dans la première moitié du XXe siècle…

On voit bien que, quelque soit le raffinement des techniques dont dispose le préhistorien, les résultats que ces dernières fournissent sont tributaires des cadres qu’il a construits. Elles leur livrent au mieux des dates (et encore, avec une certaine approximation), mais non des périodes. Ces périodes – si l’on désigne par ce mot une succession de dates dont on est porté à croire que les événements qui s’y sont produits formaient une suite – il leur faut encore les construire, à leurs risques et périls. Elles dépendant forcément de l’état général de leurs connaissances, et continuent à faire l’objet de débats entre les spécialistes.

Mais les cadres « chrono-culturels » ne sont pas les seules boîtes noires construites par les préhistoriens. C’est aussi le cas de certaines reconstructions archéologiques – qu’il s’agisse de l’occupation d’un site, d’une région, d’un territoire entier – souvent republiées sans être rediscutées. Elles deviennent d’un objet assuré et sont alors considérées comme avérées parla plupart des préhistoriens…

L’informatique est un outil remarquable pour traiter de grandes quantités d’informations mais elle n’est absolument pas nécessaire pour étudier les mécanismes et les fondements de nos constructions. Tout travail interprétatif est au fond une construction…

Ne disposant pas de textes, Alain Gallay préconise d’utiliser l’ethnoarchéologie, qu’il élève au statut de science expérimentale afin de créer des référentiels, ce qui devrait permettre de mettre en évidence des régularités de façon « scientifique » et non plus intuitive et désinvolte. Ce qui explique ses nombreuses références à la classification des sociétés d’Alain Testart.

On peut opposer à la démarche d’Alain Gallay au moins trois objections. D’abord l’idée qu’il existerait des lois du fonctionnement des faits humains du même ordre que les lois de la nature est contestable… Ensuite, les historiens savent bien qu’il n’y a pas d’invariant historique, de lois de l’histoire et de la sociologie. Même si, par pure commodité, des termes identiques sont employés pour deux époques différentes, on sait qu’ils ne recouvrent pas les mêmes réalités… Non seulement il n’existe pas d’histoire universelle, mais l’évolution historique n’a rien d’inéluctable ni de prévisible. Ainsi, il n’y a pas de tendance « naturelle » à passer du polythéisme au monothéisme.

Enfin l’idée que les raisonnements en sciences exactes fonctionnent de manière moins intuitive qu’en sciences humaines est naïve. Les mathématiques ne sont pas « scientifiques » en soi… En réalité, l’intuition et le tâtonnement sont à l’œuvre dans les sciences exactes autant que dans les sciences historiques, de même que le recours à l’analogie y tient une place tout aussi importante…

Outre qu’ils idéalisent ingénument des disciplines expérimentales qui ne leur paraissent infaillibles que parce qu’ils les voient de loin, Alain Gallay et les tenants des démarches comparables se méprennent sur le statut de leur propre discipline. Méprise qui n’est pas propre à la préhistoire et que Jean-Claude Passeron avait amplement dénoncée : « Dans une science historique, le recours aux méthodes quantitatives ou aux modèles ne permet pas non plus de transposer intégralement la méthode de preuve qui fait le ressort spécifique de l’explication dans les sciences expérimentales, contrairement à ce qu’aiment à croire les sociologues qui attendent avec une confiance mal récompensée mais jamais lassé, le salut scientifique de leur discipline d’une méthode universelle de raisonnement, déjà conçue par des sciences aînées plus « avancées » qu’elle. » (« Formalisation, rationalité et histoire », Jean-Claude Passeron) (…)

Plutôt que d’utiliser des modèles « prêts à penser », de plus en plus d’archéologues prennent aujourd’hui conscience qu’ils ont plutôt intérêt à partir des données archéologiques elles-mêmes pour tenter de saisir quelque chose de l’organisation de la société étudiée…

Grâce à une telle démarche, Patrice Brun a pu montrer que, loin d’avoir été linéaire, l’évolution de l’organisation politique des sociétés protohistoriques européennes a marqué à plusieurs reprises des coups d’arrêt avec des retours temporaires à des sociétés plus simples…

8) L’étude de la préhistoire ne dépendrait pas des idéologies dominantes, n’aurait pas besoin de théorie historico-sociale, ni de philosophie de la connaissance et pourrait s’en tenir aux faits

« …la santé d’une discipline scientifique exige de la part du savant, une certaine inquiétude méthodologique, le souci de prendre conscience du mécanisme de son comportement, un certain effort de réflexion sur les problèmes relevant de la « théorie de la connaissance » impliqué par celui-ci. »

Henri-Irénée Marrou, « De la connaissance historique », p. 9. (cité en introduction par Sophie A. de Beaune dans « Qu’est-ce que la préhistoire »)

« Il n’y a pas de faits empiriques. Le croire, c’est croire qu’ils peuvent exister immuables, opaques, en dehors de toute théorie : or celle-ci intervient d’abord dans l’observation, on peut même dire dans la production des faits. Il n’y a pas plus de faits sans théorie qu’il n’y a de théorie sans faits. »

François Sigaut, « Compte-rendu de « Production pastorale et société » (cité en introduction par Sophie A. de Beaune dans « Qu’est-ce que la préhistoire »)

Sophie de Beaune :

« Notre travail de reconstruction du passé est, en effet, largement tributaire du contexte idéologique et intellectuel dans lequel nous le pratiquons, que nous en soyons conscients ou non. La préhistoire est, comme l’histoire, une science historique, c’est-à-dire une science humaine, prise dans la marche inexorable du temps. Le contexte dans lequel cette science s’inscrit inclut les conditions d’avancement de la discipline mais aussi les cadres mentaux et les idéologies en vigueur…

Les découvertes archéologiques dépendent en partie du hasard, mais aussi des effets de mode qui font que l’on va prospecter et chercher dans certaines régions du monde plutôt que dans d’autres. Ainsi, un véritable engouement pour la préhistoire s’est développé dans le sud-ouest de la France au début du XXe siècle, et les principaux abris-sous-roche des vallées de la Dordogne et de la Vézère, de même qu’un grand nombre de grottes ornées, ont été découverts à cette époque, ce qui a laissé penser que les autres réions avaient été peu ou pas fréquentées. Or, des recherches plus récentes ont montré qu’il n’en était rien. Le contexte culturel, économique et géopolitique a également joué un grand rôle. Ainsi, le passé de certaines zones du globe est bien mieux connu que celui d’autres zones car l’histoire de la recherche se confond, au moins à ses débuts, avec l’histoire de l’Occident.

C’est aussi ce qui explique que des terminologies mises au point dans les pays occidentaux aient été transposées sans discernement dans des aires soumises aux puissances coloniales. On en est ainsi arrivé, par exemple, à parler d’ »Acheuléen africain », alors que ce terme désignait un assemblage d’outils repéré au XIXe siècle sur les terrasses de la Somme à Saint-Acheul. (…)

Le lecteur aura compris que l’interprétation des données de la préhistoire s’est toujours faite et se fait encore en fonction du savoir disponible mais aussi des mentalités en vigueur. (…)

Un des risques majeurs encourus par le préhistorien est de transposer des notions ou des valeurs de sa propre société en ayant tendance à les croire universelles. Que cette forme d’ethnocentrisme ou d’anachronisme soit fréquente dans la fiction préhistorique n’a rien d’étonnant. Rappelons-nous l’incongruité de la scène qui clôt le film de Jacques Annaud « La guerre du feu » sur un happy end romantique à l’américaine avec un couple enlacé…

Dans notre propre société, le passé est autonome et immuable puisque extérieur à nous, stocké, archivé. Cette conception du temps linéaire, continu et non cyclique est d’ailleurs récente. Rappelons-nous que Christophe Colomb en était encore à chercher le Paradis terrestre, qui pour lui ne faisait pas totalement partie du passé. Plus récemment encore, au XIXe siècle, les sociétés « primitives » étaient perçues, par une sorte d’effet de perspective, comme le reflet des hommes fossiles contemporains du mammouth…

Leroi-Gourhan lui-même n’était pas immun à l’idée qu’il fallait dissocier le fait de l’interprétation : « Cette nécessité, propre à la préhistoire, de séparer clairement l’établissement des faits de leur interprétation commande non seulement l’existence d’un processus de photographie et de relevé sans commune mesure avec ce dont la tradition des recherches s’est satisfaite dans le passé, mais elle commande aussi la constitution d’une sémantique qui permette de prolonger indéfiniment, de chercheur en chercheur, les possibilités de l’interprétation. » (Leçon inaugurale, 5 décembre 1969)

En réalité, qu’il s’agisse d’un document de nature historique, exhumé dans des archives, ou anthropologique, recueilli lors d’enquêtes de terrain, il ne témoigne de rien tant qu’il n’est pas considéré comme tel par l’historien ou l’anthropologue… Arlette Farge le dit d’une autre manière : « Aucun document ne tire sens de lui-même… Les faits, qu’ils proviennent ou non de documents, ne peuvent être employés par l’historien tant qu’il ne les a pas traités… »

(…)

De même, le vestige archéologique n’existe en tant que tel que par le fait que l’archéologue lui assigne le statut d’indice. Ce n’est pas un hasard si le découvreur d’un site ou d’un vestige particulier est juridiquement considéré comme son « inventeur »…

Jean-Claude Gardin a raison d’insister sur le fait que l’archéologue serait incapable d’interpréter ses données s’il avançait en terra incognita sans se référer aux constructions bâties par ses devanciers….

On l’aura compris, « la première illusion à combattre est celle du récit définitif de la vérité » (Arlette Farge, « Le goût de l’archive ») Une question se pose alors. Puisque l’établissement même des faits fait souvent l’objet de controverses, y a-t-il un noyau dur de nos connaissances, irréductible de toute interprétation, et sur lequel nous pouvons nous appuyer ? La réponse est évidemment oui : en effet on ne peut nier la réalité brute des traces –le vestige archéologique laissé au sol, les archives attestant que quelque chose a eu lieu…

Il faut cependant rajouter que, comme je l’ai dit, seules nos questions transforment ces traces en témoignages, et que ces questions sont forcément mouvantes.

Leroi-Gourhan lui-même admettait l’existence de faits dont il reconnaissait que l’interprétation pouvait varier du tout au tout. A propos de « faits » technologiques, il prenait même la peine de mettre en garde le lecteur : « Il est inutile de se dissimuler que les mêmes faits dont nous avons usé prêtent parfois à des considérations exactement inverses ; peut-être aurai-je un jour, prenant les mêmes matériaux, l’occasion de contredire le présent ouvrage ; la réalité n’est saisissable que partiellement. »…

Comme Marrou y a insisté, ce ne sont pas ces « faits » élémentaires qui font la matière la plus intéressante de l’histoire…

Si les faits « bruts » donné par la fouille peuvent paraître a priori parfaitement objectifs, nous allons voir qu’il n’en est rien…

Les faits bruts eux-mêmes ne le sont parfois qu’à moitié puisqu’il y a un choix qui s’opère dès l’instant du prélèvement sur le terrainde fouille, puis tout de suite après, selon le tri qui va s’opérer… Au-delà de sa forme et de son aspect, l’objet est conçu comme faisant partie d’un tout et il est considéré en fonction de son contexte de découverte. Ainsi, une esquille osseuse pourra être rangée parmi les vestiges de la faune consommée par les occupants du site si elle est retrouvée au milieu d’un foyer associée à d’autres reliefs de repas, ou bien dans l’outillage en matière dure animale elle gisait dans une aire dévolue à des activités techniques… On voit ainsi que l’interprétation intervient très tôt et que le fait « brut » n’en est pas tout à fait un… De plus, si un vestige est interprété trop tôt et « mal orienté » au départ, c’est-à-dire rangé dans une catégorie autre que celle dans laquelle il aurait dû plus logiquement se trouver, il risque de n’être jamais reconnu pour ce qu’il est… C’est dire qu’un « fait » archéologique est susceptible de changer de statut selon les analyses auxquelles il est soumis. Les catégories elles-mêmes ne sont pas stables et évoluent…

Aux faits « bruts » que sont les vestiges eux-mêmes – restes humains proprement dits mais aussi témoins d’activité humaine – et à la documentation de terrain (plan, carnets de fouille, photographies…), on peut ajouter les éléments d’information supposés « objectifs » tels que les datations absolues ou les analyses physico-chimiques. Or, même ces données brutes sont parfois discutées, car elles sont plus ou moins fiables, selon les échantillons datés ou analysés. Et il n’est pas rare que des datations faites anciennement soient entièrement remises en question par des analyses plus récentes…

Cela nous renvoie à l’opposition que fait Jean-Pierre Digard entre les « pratiques » et les « représentations », les premières correspondant à ce qu’il appelle la « matérialité des faits », les secondes aux opérations de la pensée et aux discours sur les premiers. Selon lui, si l’anthropologue s’en tenait aux premières, il se rapprocherait plus des « sciences dures ». Or, que ce soit en anthropologie, en archéologie ou même en histoire, il est pourtant évident que le « fait » est indissociable de l’idée qu’on se fait de lui… Quant à penser, comme semble le faire Jean-Pierre Digard, que les incertitudes auxquelles les chercheurs en sciences humaines sont confrontés, lorsqu’ils doivent circonscrire leurs données, sont épargnées aux praticiens des sciences dites exactes, c’est bien mal connaître la façon dont raisonnent les uns et les autres…

9) La préhistoire concernerait des hommes à l’état « sauvage »

Sophie de Beaune :

« Au XIXe siècle, on assimilait l’homme préhistorique à ces hommes « sauvages » que l’on avait découverts au cours des siècles précédents…

Si l’existence et l’ancienneté des bifaces furent admises dès le milieu du XIXe siècle, les contemporains de Boucher de Perthes avaient pourtant une image très négative de leurs fabricants. Ils étaient convaincus que ces outils frustes n’avaient pu évoluer, et que leurs auteurs n’avaient pas la moindre compétence technique. Ils y voyaient du reste les ancêtres directs des « Sauvages » que le public découvrait dans les zoos humains des expositions universelles. Certains savants considéraient même les premiers comme supérieurs aux seconds, arguant du fait qu’ils avaient eu au moins le mérite de l’invention, leurs descendants s’étant contentés d’imiter et de répéter mécaniquement les mêmes gestes techniques. On assiste aujourd’hui à une prise de position inverse : les chercheurs rivalisent d’ingéniosité pour faire ressortir la qualité des savoir-faire et la sophistication des apprentissages que requérait la taille de la pierre dès le Paléolithique inférieur…

En 1960, lorsque Mary Leakey découvre dans le célèbre site kenyan d’Olduvaï des fragments humains crâniens et postcrâniens, elle n’hésite pas à donner à ce nouveau spécimen le nom d’ « Homo habilis » en raison de la présence d’outils en pierre taillée dans des niveaux contemporains, datés de 1,75 millions d’années. Un niveau aussi ancien avait pourtant livré l’année précédente un crâne de « Paranthropus boisei », une variante de ce qu’on appelait alors les Australopithèques robustes. il ne vint bien entendu à personne l’idée que cet Australopithèque aurait ou être l’auteur de ces outils taillés. Pourtant, des découvertes plus récentes laissent planer le doute et on ignore aujourd’hui qui, des Australopithèques, ou des premiers Homo, ont taillé pour la première fois la pierre…

L’étude des outils et des procédés techniques ouvre une autre voie possible, celle qui mène à la compréhension des capacités cognitives des hommes du passé. Puisqu’on doit bien utiliser son intelligence pour chercher sa subsistance, les traces liées à cette recherche doivent être incluses dans le champ de l’archéologie cognitive, surtout en ce qui concerne les premiers homininés…

L’analyse de la production d’une lance en bois, comme celles, datées de 400 000 ans et attribuées à Homo heidelbergensis, qu’on a trouvées à Schöningen, en Basse-Saxe, permet de retracer les différentes opérations de pensée nécessaire. Elles comprennent d’abord la perception d’un besoin fondamental, dont la satisfaction pose à son tour des problèmes dérivés : une fois la tâche entamée, sa poursuite nécessite la fabrication de certains outils ; le processus de production demande une attention soutenue à la fois passive et active ; on doit passer par différentes étapes pour atteindre une série de buts partiels ; on arrive pour finir au besoin fondamental dont la perception avait déclenché tout le processus. Le processus cognitif qui sous-tend la fabrication et l’utilisation d’une simple lance se prolonge durant plusieurs jours, est interrompu plusieurs fois, et doit se poursuivre indépendamment des nécessités immédiates. Etant donné la distance qui sépare le problème perçu de sa solution, on doit supposer que le processus global se décompose en processus partiels. Ces processus partiels permettaient à Homo heidelbergsis d’agencer de façon abstraite et efficace un comportement technique sophistiqué du point de vue cognitif…

10) Les thèses actuelles sur la préhistoire ne seraient plus de simples récits imaginaires, reconstruits, de véritables romans ou des poésies et seraient directement conformes à la réalité préhistorique vécue

Sophie de Beaune :

« Ce parcours dans l’atelier du préhistorien ne doit pas se conclure sur un constat d’échec. Il a pour ambition de faire prendre conscience, non seulement aux spécialistes, mais aussi à tous les amateurs de préhistoire, que tout ce que l’on peut dire sur le passé lointain résulte de constructions plus ou moins élaborées et ingénieuses qui se veulent les plus vraisemblables possibles. Ces constructions sont réajustées perpétuellement en fonction des nouvelles découvertes, des technologies dont disposent les chercheurs et du présent dans lequel ils baignent. Malgré la sophistication de plus en plus poussée des analyses auxquelles elles ont recours, il ne faut pas perdre de vue que ces constructions n’en restent pas moins interprétatives. La préhistoire livre un récit empirique, subjectif et mouvant sur le passé plutôt qu’un savoir stable et inamovible. En ce sens, elle s’intègre pleinement dans les sciences humaines, aux côtés de ses deux grandes sœurs, l’histoire et l’anthropologie. (…)

Si le préhistorien a en tête une hypothèse qu’il veut démontrer, il va avoir la tentation de chercher par tous les moyens à y faire entrer les nouveaux faits portés à sa connaissance, mettant en quelque sorte « la charrue avant les bœufs »…

Il arrive qu’une même donnée archéologique soit invoquée par deux partis adverses à l’appui de leurs thèses respectives. C’est, par exemple, ce qui s’est passé lorsqu’un fossile daté d’environ 160 000 ans a été découvert à Herto (Ethiopie) en 2003. Si les paléoanthropologues ont été unanimes à le considérer comme un Homo sapiens ou l’un de ses ancêtres immédiats, ils n’en ont pas tous tiré les mêmes conclusions…. Pour les uns, l’ancienneté de ce fossile confirmait la théorie dite « Out of Africa » ou « Théorie du remplacement », selon laquelle l’Homo sapiens, fruit de l’évolution graduelle d’espèces plus anciennes du genre Homo (Homo erectus et autres), serait apparu en Afrique avant de se répandre à travers le globe pour y remplacer les représentants du genre Homo déjà présents. Pour les autres, tenants de la théorie dite du multirégionalisme, elle prouvait seulement que l’évolution avait effectivement fait apparaître certains Homo sapiens en Afrique mais n’excluait nullement qu’un processus comparable ait fait évoluer ailleurs, en Asie et en Indonésie, des espèces humaines anciennes vers l’Homo sapiens. (…)

Tout cela rejoint les remarques de Marrou, qui soulignait que l’historien ne peut être considéré comme un simple appareil enregistreur du passé et qu’il entre dans son travail une part éminemment personnelle et construite.

C’est, d’une autre manière, ce que disait Bronislaw Malinowski en 1944 : « Il n’est pas de description qui soit vierge de théorie. Que vous vous efforciez de reconstituer des scènes historiques, d’enquêter sur le terrain auprès d’une tribu sauvage ou d’une communauté civilisée, d’analyser des statistiques, d’opérer des déductions à partir d’un monument archéologique ou d’une découverte préhistorique – chaque énoncé et chaque raisonnement doit passer par les mots, c’est-à-dire par les concepts. Chaque concept à son tour est le fruit d’une théorie, qui décide que certains faits sont pertinent et d’autres accessoires, que certains facteurs orientent le cours des événements et que d’autres sont des intermédiaires fortuits. » (Malinowski, « Une théorie scientifique de la culture »)

De façon plus lapidaire, Gérard Lenclud exprime une idée semblable quand il écrit : « Si un fait en est un, c’est qu’il est établi ; s’il est établi, c’est qu’il est construit ; s’il est construit, c’est au moyen d’éléments de théorie. » En un mot, il est vain de distinguer ce qui ressortirait d’une part de la « description », de l’autre de la « construction », comme le fait Jean-Claude Gardin lorsqu’il propose de considérer d’un côté une catégorie de documents qui relèvent de la description – archives de fouille, inventaire de sites, cartes archéologiques, corpus variés -, de l’autre, une catégorie de discours relevant de la « construction », qui ne sont en fait que des propositions explicatives… Curieusement, il admet quelques lignes plus loin qu’il faut nuancer cette opposition entre « description et construction » puisque « toute description scientifique… est consciemment ou non tributaire de constructions savantes apprises dans les écoles, tout comme les descriptions naïves s’inscrivent dans les cadres préconstruits par la culture et la langue « naturelles » du narrateur. » Malgré cette nuance, il insiste pour maintenir cette « ligne de partage entre calcul et narrativité »…

Nous sommes cette fois incontestablement passés du côté de la fiction narrative…

Lorsque Nicole Pigeot propose le remontage d’un nucleus, que fait-elle sinon dire que l’objet lui-même, dans toute sa brute matérialité, raconte une histoire ? Car recomposer un nucleus, remonter un puzzle à trois dimensions, c’est bel et bien suggérer une séquence d’actes qui s’est déroulée dans le temps. Et c’est bien ainsi que les narratologues définissent un récit. Le modèle lui-même est ici devenu un récit.

Et même lorsque, plus modestement, nous nous en tenons à la description de faits que nous croyons matériels, sommes-nous si objectifs que nous le proclamons ? Dès l’instant om le chercheur sélectionne les caractères qui lui paraissent pertinents pour en faire une étude, il doit faire parler les données : comme je l’ai dit dès les premières pages du présent ouvrage, les « choses » que nous exhumons ne deviennent des « objets » archéologiques que pour autant que nous les avons transformé en « documents ». Mais c’est le regard que nous portons sur eux qui opère cette transformation. Et ce regard est riche de toute l’histoire de la discipline…

Il serait erroné d’opposer une phase d’observation, qui serait objective, à une phase d’interprétation, qui serait plus objective…

Au risque d’en choquer certains, je vais essayer de montrer qu’au fond, le roman préhistorique ne diffère de la littérature scientifique et de la littérature de vulgarisation que par une différence de degré supplémentaire.

On peut distinguer deux grandes catégories de « fictions préhistoriques » qui divergent par leurs objectifs mais qui sont soumises à des contraintes analogues. La première catégorie comprend les fictions écrites par un archéologue qui utilise l’outil littéraire pour rendre compte des acquis de la connaissance scientifique… Dans ma seconde catégorie de fiction préhistorique, le romancier, qui n’est pas archéologue, privilégie le romancier et s’intéresse à l’histoire d’un ou de plusieurs personnages qu’il fait évoluer dans un cadre préhistorique…

Le caractère lacunaire des données archéologiques oblige l’écrivain à compléter sa documentation en puisant dans le registre ethnographique. La dimension narrative intervient pour décrire tout ce qui ne se conserve pas : vêtements, outils et provisions suspendus à la charpente en os de mammouths, litières faites de fourrures amoncelées le long des parois, tentures et rideaux en peaux de mammouths qui ferment les issues et découpent l’espace…

Par ailleurs, l’écrivain doit donner une dimension psychologique à ses personnages et c’est assurément là qu’il est le plus souvent fautif car le risque de dérapage ethnocentrique est fort…

L’émergence des capacités cognitives chez l’homme, Sophie A. de Beaune

« La préhistoire », Sophie A. de Beaune

« Préhistoire : la grande aventure humaine », Sophie A. de Beaune

« Chamanisme et préhistoire », Sophie A. de Beaune

« Extraction, façonnage, commerce et utilisation des meules de moulin : une industrie dans la longue durée », Sophie A. de Beaune

Un commentaire de l’ouvrage « Qu’est-ce que la préhistoire » de De Beaune

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