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Contre le gradualisme dans les transformations sociales, y compris celles de la Préhistoire et l’Antiquité

samedi 12 octobre 2019, par Robert Paris

L’histoire des sociétés, comme l’évolution des espèces, progresse par sauts (schéma de droite) et pas de manière continue et linéaire (schéma de gauche)

Contre le gradualisme dans les transformations sociales, y compris celles de la Préhistoire et l’Antiquité – En faveur de la thèse de la discontinuité de l’évolution des sociétés humaines

Thèse : les sociétés humaines stagnent l’essentiel du temps et n’avancent que rarement et par sauts brutaux et radicaux

« M. Dühring balbutie : « Le principe de transition : (…) il reste toujours la possibilité d’intercaler des états intermédiaires progressivement gradués et, de ce fait, reste ouvert le pont de la continuité, pour arriver en remontant jusqu’à l’extinction du jeu des variations. » (…) M. Dühring peut toujours décomposer son passage du néant de mouvement au mouvement universel en autant de particules infiniment petites et lui donner une durée aussi longue qu’il voudra, nous n’aurons toujours pas avancé d’un dix-millième de millimètre. Du néant, nous ne pouvons pas arriver au quelque chose sans un acte créateur, ce quelque chose fût-il aussi petit qu’une différentielle mathématique. Le pont de la continuité n’est donc même pas un pont aux ânes : il n’y a que M. Dühring pour pouvoir le passer. »

Friedrich Engels dans « L’Anti-Dühring »

« La théorie et l’histoire enseignent que la substitution d’un régime social à un autre suppose la forme la plus élevée de la lutte des classes, c’est-à-dire la révolution. Même l’esclavage n’a pu être aboli aux Etats-Unis sans une guerre civile. La force est l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une nouvelle. Personne n’a encore été capable de réfuter ce principe énoncé par Marx de la sociologie des sociétés de classe. Seule la révolution socialiste peut ouvrir la voie au socialisme. »

Léon Trotsky dans « Le marxisme et notre époque »

Sir Mortimer Wheeler, ancien directeur général des Antiquités de l’Inde relève tous les indices montrant que la civilisation a plusieurs fois implosé du fait de contradictions sociales internes, en somme sujette à de multiples révolutions. Et pourtant, il ne retient même pas cette hypothèse. Il constate des discontinuités, des changements politiques, sociaux et culturels, les chutes de la civilisation ou ses bonds tout aussi brutaux. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur constate des sauts historiques, de véritables transitions civilisationnelles : « Tout nous incite à tenir pour assuré que les diverses modes industrielles ont couvert chacune des périodes étonnamment longues ; que les changements culturels ont été quasi imperceptibles (...). Et lorsque des modifications se manifestaient (...) il se peut que ces changements aient lieu avec une relative soudaineté. »

Quiconque a connu le conservatisme social et organisationnel des sociétés anciennes sait qu’il n’est pas moins grand que celui de la société capitaliste ! Demandez aux populations d’un village un peu à l’écart, aux quatre coins du monde, de changer de méthodes de production, de mœurs, de traditions, de croyances, d’idéologies, ou de fonctionnement et vous verrez ! Ce que vous verrez, c’est que l’organisation sociale agit activement et de manière militante pour que rien ne change et qu’elle est essentiellement là pour cela ! Si les conditions extérieures changent alors violemment et rendent impossible l’ancien fonctionnement, ce conservatisme tente de s’adapter doucement en conservant l’essentiel, ou en croyant le faire. Si c’est l’impasse, l’ancien fonctionnement et ses anciennes institutions explosent sous la poussée des circonstances et des masses mises en mouvement par la crise sociale et politique, par le discrédit des anciennes structures et leur incapacité évidente à assurer le bien-être des personnes à l’avenir. En tout cas, cela laisse entendre que, dans les phases de calme économique et social, rien ne change d’essentiel dans la société. Nous sommes alors dans ce que l’on peut appeler une période sans grand changement ou « stase » et, lorsque cela change vraiment, c’est parce que la société entre dans une crise violente et, si elle va jusqu’au bout, si les forces du changement entrent directement en action, c’est ce que l’on peut appeler une ponctuation, une transition de phase, ou une révolution (et une contre-révolution).

Deux éléments sont dialectiquement inséparables : le conservatisme et la transformation radicale, la stase (longue période sans changement important) et le saut, la stagnation et la révolution.

« Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gènes de l’esprit conservateur et amener les masses à l’insurrection. Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de « démagogues ». (...) Cependant, les processus qui se produisent dans la conscience des masses ne sont ni autonomes, ni indépendants. N’en déplaise aux idéalistes et aux éclectiques, la conscience est néanmoins déterminée par les conditions générales d’existence » écrit Léon Trotsky dans la Préface à « Histoire de la révolution russe ».

Quelles sont ces transformations sociales qui ont un caractère n’ayant rien de gradualiste ? Eh bien, ce sont les passages du stade de la cueillette (de plantes mais aussi du ramassage d’animaux morts) à la chasse et à l’élevage, du passage à l’agriculture, de la vie nomade à la vie sédentaire, du matriarcat au patriarcat, de l’animisme aux religions, de l’urbanisation, de la formation des villes, du grand commerce, de la société sans classes à l’apparition des divisions de classes sociales, de l’exploitation de l’homme, de la société communautaire primitive à l’appropriation privée des moyens de production, de société sans pouvoir étatique à l’Etat… Ces changements sont à la fois radicaux, fondamentaux, structuraux et brutaux. Si chaque nouvelle société ne naît pas à partir de rien, aucune n’est simplement la suite de la précédente dans une continuité historique. Les fois où la préparation de la nouvelle société a été lente, par accumulation de richesses, ou par accumulation de techniques nouvelles, le changement social n’en a pas moins été brutal et radical, détruisant violemment et radicalement d’anciennes structures sociales et conceptions idéologiques liées aux précédentes. Les fois où des structures anciennes ont perduré, à côté ou au sein des nouvelles, c’est-à-dire partout du fait du développement inégal et combiné des sociétés humaines, cela n’amoindrit nullement le caractère radical du changement social.

En termes historiques, la révolution est elle aussi effacée des ouvrages. Qui se souvient des révolutions victorieuses de l’Antiquité : la révolution sociale (contre les riches et les religieux) qui renversa à Sumer la dynastie d’Ur-Nanshé vers – 2400 (avant J.-C), celle des régimes du Levant en -2300 avant JC, comme la révolution sociale contre les pharaons d’Egypte en -2260 avant JC qui supprima le règne des pharaons durablement produisant le premier "interrègne", le renversement des royaumes de Grèce vers -2000 avant JC, la révolution qui, en -1750 avant JC, renverse le régime de Mésopotamie du jeune roi Samsoullouna, celle contre l’Etat et la classe dirigeante de l’île de Crête (qui détruisit tous les bâtiments officiels et tous les édifices religieux du régime de Cnossos en 1425 avant J.-C), la révolution contre les corvées au royaume de Juda et qui engendra le royaume d’Israêl en -933 avant JC, la révolution contre la maison royale d’Israêl en -842 avant JC, le succès de la révolte contre le roi chinois Li-Wang en -841 avant JC, le soulèvement d’abord victorieux des peuples opprimés par le régime assyrien en -701 réprimé en -689, le renversement de l’empire maya vers -600, la révolte contre la noblesse et les dettes qui contraint les classes dirigeantes à faire appel à Solon, la révolte contre la dictature à Athènes en -510 qui amena la libération d’un grand nombre d’esclaves, la chute de la tyrannie à Agrigente en -470, la chute de la tyrannie à Syracuse en -466, la révolte victorieuse du peuple contre la noblesse de Corfou en -427 ou encore l’insurrection générale de forçats et de paysans sous la direction d’un paysan pauvre Tcheng Cheng qui mit fin à la dynastie impériale chinoise des Ts’in ? Qui se souvient que ces révolutions, même parfois défaites, ont marqué toute l’histoire ?

Quelques exemples qui montrent, n’en déplaise aux historiens et autres penseurs du pouvoir, que toutes les civilisations ont disparu du fait des révolutions réalisées par les opprimés et parce que le système avait atteint ses propres limites...

Paradoxalement, ce sont les évolutionnistes qui retrouvent la… révolution !!!

« L’évolution, c’est le résultat d’une lutte entre ce qui était et ce qui sera, entre le conservateur et le révolutionnaire (...) » déclare le biologiste François Jacob dans « La logique du vivant ». On constate ainsi que l’on parle de l’évolution des espèces en termes très proches de ceux que l’on utilise pour l’évolution des sociétés humaines !!

On se souvient que la théorie darwinienne de l’évolution a vu s’opposer deux thèses : l’une gradualiste et adaptationniste appelée synthétique et néo-darwinienne, l’autre non progressive et discontinuiste appelée celle des « équilibres ponctués » de Gould et Eldredge. Les équilibres ponctués supposent que l’essentiel du temps consiste en des stases (phases de peu de changement) interrompues brutalement par des changements non linéaires, discontinus, brutaux, radicaux et structuraux (des espèces de phases révolutionnaires).

Stephen Jay Gould :

« Si l’on n’invoque pas le changement discontinu par de petites modifications dans les taux de développement, je ne vois pas comment peuvent s’accomplir la plupart des principales transitions de l’évolution. Peu de systèmes présentent une résistance plus grande au changement que les adultes complexes, fortement différenciés, des animaux « supérieurs ». Comment pourrait-on convertir un rhinocéros adulte ou un moustique en quelque chose de foncièrement différent ? »

Cyril Langlois :

« Parmi les conceptions nouvelles en théorie de l’évolution des espèces, on trouve évidemment celles forgées par Gould et ses collègues, qui concernent la paléontologie et la macro-évolution et qui ont aussi pour particularité d’affirmer la distinction entre macro- et micro-évolution, la macro-évolution (l’évolution à l’échelle des temps géologiques) présentant, selon ces auteurs, des mécanismes supplémentaires, n’opérant qu’à l’échelle des temps géologiques et donc distincts de ceux de la micro-évolution.

C’est bien sûr la théorie des équilibres ponctués proposée par Niles Eldredge et Stephen Jay Gould en 1972, mais aussi, voire surtout, ses conséquences logiques, celle de la sélection d’espèces et plus largement, celle de sélection naturelle hiérarchique, que Gould développe d’abord.

La théorie des équilibres ponctués (qui, répétons-le, ne rejette aucunement les idées de Darwin), propose, sur la base de l’analyse du registre fossile de différents groupes taxinomiques, que :

1. une espèce apparaît, à l’échelle des temps géologiques et dans les enregistrements sédimentaires, en un temps géologiquement court, souvent assez court pour que le déroulement de la spéciation ne puisse pas être enregistré dans les sédiments (« ponctuation ») ;

2. une fois apparue (c’est-à-dire morphologiquement discernable des autres espèces et en particulier de l’espèce ancestrale), la nouvelle espèce reste inchangée (statistiquement) durant toute son existence (« stase »), existence beaucoup plus longue que l’épisode de spéciation, puis s’éteint (après avoir éventuellement « donné naissance » à d’autres espèces) ;

3. la spéciation de type ponctuée est un phénomène de cladogenèse et de diversification : elle aboutit à une nouvelle espèce, distincte de l’espèce ancestrale, sans que cette dernière ne disparaisse : l’espèce-fille et l’espèce-mère peuvent coexister dans le temps et l’espace.

Cette nouvelle conception de la spéciation dans le registre paléontologique n’est pas opposée à la spéciation darwinienne, souligne Gould, puisqu’elle peut très bien se dérouler en plusieurs centaines ou milliers d’années, donc paraître lente et graduelle à l’échelle humaine et à l’échelle des générations successives des organismes. Mais cette durée est suffisamment faible, géologiquement parlant, pour se trouver entièrement représentée dans un seul joint de stratification !

« Par conséquent, ça n’est pas réellement la spéciation « ponctuée » qui doit paraître étonnante ou innovante dans cette théorie, ni les données qui la soutiennent, mais bien plus la « stase » des espèces ». Gould rappelle, avec une certaine malice, que si cette stase n’a longtemps pas été reconnue ni admise par les évolutionnistes, elle était pourtant constatée et directement utilisée par les biostratigraphes, puisqu’elle est permet la définition de biozones, comme l’atteste d’ailleurs tous les schémas explicatifs de cette notion de biozone. »

source

Stephen Jay Gould écrivait également dans « La structure de la théorie de l’évolution » :

« J’ai présenté, dans une section précédente, les arguments en faveur de modèles ponctuationnistes dans l’évolution biologique des ancêtres de l’homme. Mais je suis frappé par le fait que des explications ponctuationnistes sont fréquemment avancées pour des phénomènes relevant du développement des techniques et de l’histoire socioculturelle humaines, phénomènes qui ont nécessairement « évolué » en raison de mécanismes complètement différents de ceux qui gouvernent la biologie darwinienne (la variation génétique et la sélection naturelle)… Bien que le changement dans l’histoire de l’outillage paraisse plus graduel et cumulatif à partir du moment où apparaît Homo sapiens (chez lequel on peut supposer que l’aptitude à la transmission culturelle s’est trouvée fortement accrue), de nombreux chercheurs ont noté, généralement avec surprise, une absence notable de changement dans l’outillage d’Homo erectus pendant plus d’un million d’années. C’est ainsi que Mazur (1992) déclare (voir aussi Johanson Et Edey, 1981 et Roe, 1980) : « Les outillages anciens ont été remarquablement stables sur de longues périodes. Particulièrement frappante est la constance des bifaces acheuléens : on en a trouvé dans des sites très éloignés les uns des autres géographiquement ; et sur une durée d’un million d’années, au fil de l’existence d’Homo erectus, ils paraissaient très semblables les uns aux autres, leurs caractéristiques constantes étaient plus frappantes que leurs différences régionales. »

Stephen Jay Gould poursuit :

« Dans le traité de Berry (1982) sur l’histoire du peuple Anasazi de l’ouest de l’Amérique du Nord, traité qui fait référence à l’équilibre ponctué comme source d’inspiration, l’auteur traite les Anasazis comme une entité culturelle présentant une variation géographique, son histoire ressemblant, sur de nombreux points, à celle d’une espèce biologique régie par l’équilibre ponctué, et non, comme dans de nombreux écrits antérieurs, à celle d’un groupe qui aurait connu un changement continu, la quasi-totalité de la variation s’étant exprimée progressivement au cours du temps. Eldredge et Grene (1992, p 118) ont écrit sur l’ouvrage de Berry :

« Au lieu d’interpréter l’histoire de ces Amérindiens comme une séquence historique linéaire dans laquelle le changement s’est produit quelquefois rapidement, quelquefois sur un rythme plus nonchalant, Berry soutient que, au sein de cette histoire, les phénomènes de stase interrompus par des phases rapides de changement culturel assez profond n’illustrent pas une évolution linéaire, mais une séquence constituée par des périodes d’occupation d’un territoire donné et par des phases de remplacement. Les Anasazis ont constitué une entité historique globale, bien que cette dernière ait été régionalement diversifiée et qu’elle se soit modifiée au cours du temps. Ils ont été remplacés par un autre système culturel, qui ne s’est pas présenté en continuité évolutive par rapport à eux, mais qui a résulté du fait que les Anasazi n’ont finalement (et assez brutalement) plus été capables d’occuper leur territoire. »

Plusieurs sociologues ont utilisé le modèle de l’équilibre ponctué comme guide pour réinterpréter certains phénomènes observés dans l’évolution des techniques ou des sociétés et les voir désormais comme des ruptures ponctuationnistes, suivie d’une reformulation, plutôt que comme des modifications graduelles. C’est notamment ce qu’ont fait Weiss et Bradley (2001)… Adams (2000) a généralisé cette thèse sur « le changement technologique accéléré dans la préhistoire et l’Antiquité ». Il cite explicitement la tradition gradualiste de Lyell comme l’entrave conceptuelle qui empêchait jusqu’ici d’apercevoir et de comprendre ces ponctuations dans l’histoire des sociétés (2000, pp. 95-96) :

« Le point de vue de Lyell sur la gradualisme géologique était implicitement accepté dans la notion darwinienne traditionnelle de la « descendance avec modification ». A son époque, sa thèse sur le changement uniformariste au cours de l’histoire géologique de la Terre l’avait emporté sur les théories concurrentes du catastrophisme. De nos jours, cependant, on admet de plus en plus qu’existe une grande diversité dans les vitesses du changement évolutif. (…) Les chercheurs qui travaillent dans le domaine de l’histoire humaine ou de l’histoire naturelle doivent désormais s’intéresser de plus près aux phases de changement accéléré, que l’on désigne souvent en biologie du terme de ponctuations. »

Quant à cette transition cruciale, le passage à l’agriculture (favorisé par l’accumulation de la richesse ayant mené à la stratification sociale et par le début des habitations sédentarisées ayant conduit aux villes et aux grandes cités), qui a marqué la naissance, en de multiples endroits du globe, de ce que, pour le meilleur et pour le pire, nous appelons généralement « la civilisation », Boulding (1992, p. 181) la voit fondamentalement comme une ponctuation rapide interrompant une stase activement entretenue. Cette interprétation se situe à l’opposé de la conception uniformitariste traditionnelle, dont l’expression la plus célèbre a été largement diffusée par le livre d’Alfred Marshall, « Principes d’Economie », l’un des ouvrages les plus influents qui ait jamais été écrit, réédité à de multiples reprises durant de nombreuses décennies et portant en page de titre la maxime qu’affectionaient à la fois Leibniz, Linné et Darwin : « La nature ne fait pas de sauts ». Boulding écrit : « En économie, il ne fait aucun doute qu’il existe des périodes de stabilité relative, dans lesquelles la société ne devient ni beaucoup plsu riche ni beaucoup plus pauvre. Mais ces périodes de stabilité semblent réellement ponctuées par des périodes de développement économique très rapide. Le passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs à l’agriculture, où qu’il se soit produit, semble avoir déclenché une période de croissance économique accélérée. Cette transition a généralement été rapide, et, semble-t-il, irréversible. »

Si les périodes relativement prolongées de stabilité activement maintenues, suivies de phases rapides de transition vers de nouveaux états, caractérisent généralement les changements à toutes les échelles du monde naturel, et si l’on s’efforce depuis toujours de plaquer sur ce donné fondamental un modèle de changement gradualiste et progressiviste, alors on doit se trouver souvent confronté à des anomalies, engendrant incompréhension et insatisfaction… Je crois aussi que l’application explicite de modèles ponctuationnistes à de nombreux aspects du changement dans les institutions et les technologies humaines srait susceptible d’améliorer notre façon de comprendre et de gérer les systèmes politiques et sociaux dans lesquels nous sommes inclus…

Gersick (1991) écrit : « Les paradigmes gradualistes supposent que les systèmes sont capables d’ « accepter » pratiquement n’importe quel changement, à n’importe quel moment, à la seule condition qu’il soit de petite dimension ; et ils postulent que les grands changements résultent de l’accumulation insensible des petits. Par contraste, l’équilibre ponctué suggère que, dans la plus grande partie de l’histoire des systèmes, il existe des limites au-delà desquelles le changement est activement combattu ; autrement dit, dans le cadre de l’équilibre ponctué, il n’est pas vrai que le changement soit toujours envisageable, mais qu’il est simplement contre-sélectionné parce qu’il n’en résulterait aucun avantage adaptatif. » (…)

Gersick écrit dans un chapeau coiffant l’un de ses tableaux de comparaison : « Les révolutions sont des périodes relativement brèves durant lesquelles la structure profonde des systèmes se brise et reste en désordre jusqu’à ce que la période finisse, tandis que se mettent en place les « choix » autour d’une nouvelle structure profonde. Les résultats des révolutions, déterminés par les interactions entre les caractéristiques historiques des systèmes et les événements en cours, ne sont pas prédictibles ; ils peuvent ou non donner des systèmes meilleurs. Les révolutions varient par leur ampleur. »

Lester C. Thurow, dans son ouvrage « L’avenir du capitalisme », invoque véritablement l’équilibre ponctué d’une façon franchement métaphorique et s’adresse à l’imagination. Mais il fait preuve aussi d’une conscience aigüe des caractéristiques concomitantes de l’équilibre ponctué, en appliquant celui-ci à sa discpline, la macroéconomie. Cet auteur traite de son sujet dans le contexte de l’effondrement du communisme en Union soviétique et de la survie du capitalisme en tant que système d’organisation économique particulier, effectivement universel et constituant peut-être le seul système qui puisse remarquablement bien fonctionner dans le contexte d’un haut degré de dévloppement de la technologie. Cependant, le capitalisme affronte actuellement une crise de réorganisation dans un monde où les grands changements (à la fois dans les domaines social et naturel) s’opèrent sous la forme de l’équilibre ponctué et non par lente accumulation de petites étapes… Son invocation de l’équilibre ponctué… note l’existence à la fois de longs plateaux et de changements rapides lors des transitions historiques entre les systèmes macroéconomiques sur lesquels se fonde l’organisation de la totalité de la société :

« (…) La révolution industrielle était largement lancée et l’ère économique de l’agriculture, vieille de plusieurs milliers d’années, se trouva remplacée en moins d’un siècle par l’ère industrielle. Un système social du type de la survie du plus apte, le féodalisme, qui durait depuis des centaines d’années, a été remplacé de façon rapide par le capitalisme. »

D’une façon plus remarquable, qui met en évidence l’usage fructueux qu’il fait de cette notion, Thurow souligne que d’importantes caractéristiques concomitantes de l’équilibre ponctué constituent les traits les plus pertinents (et susceptibles d’application pratique) de la dangereuse situation dans lequelle nous nous trouvons aujourd’hui. Premièrement, la même forme revêtue par la ponctuation dans les systèmes sociaux et naturels le conduit à reconnaître que des règles struturales générales doivent sous-tendre à la fois le maintien des stases et, lors de leur effondrement, les épisodes de ponctuation. Les règles diffèrent entre les systèmes sociaux et naturels, mais les mêmes principes généraux s’appliquent chez les uns et chez les autres. (…)

Marx, dans un contexte complètement différent, soutenait un point de vue similaire, à la fois sur la raison de la stabilité durable d’un type de société donné et sur la forme ponctuationniste de l’épisode suivant son éclatement.

« Paradoxalement, au moment où le capitalisme se retrouve sans concurrents sociaux (le socialisme et le communisme, ses concurrents antérieurs s’étant éteints) ; il va être obligé de subir une métamorphose profonde. » (Thurow p. 326) (…)

« Dans une période de ponctuation, personne ne sait que de nouveaux comportements sociaux vont permettre aux êtres humains de prospérer et de survivre. Mais puisque les vieilles façons ne semblent plus opérer, de nouvelles doivent être expérimentées. Comment peut fonctionner le capitalisme, quand d’importants types de capitaux ne peuvent pas être détenus en tant que propriété privée ? Qui va faire les investissements nécessaires à long terme dans les compétences, les infrasctructures et la recherche et le développement ? Comment vont être mises sur pied les équipes expérimentées nécessaires pour réussir ? Dans les périodes de ponctuation, il y a des questions sans réponses évidentes auxquelles il faut répondre. »

Lire ici en anglais « Punctuated Equilibrium » de Stephen Jay Goud

Lire aussi « People and Plants in Ancient Western North America

Unexplained and Anomalous Policy Output Patterns in Punctuated Equilibrium Theory

Punctuated Equilibrium

Punctuated equilibrium in social theory

Connie J. G. Gersick, Revolutionary Change Theories : A Multilevel Exploration of the Punctuated Equilibrium Paradigm

Connie Gersik, Reflections on Revolutionary Change

Stephen Jay Gould écrit dans « Le pouce du panda » ou « Les grandes énigmes de l’évolution » :

« La « synthèse moderne », version contemporaine du darwinisme qui règne depuis trente ans, a considéré que le modèle de substitution des gènes par adaptation dans les populations locales rendait valablement compte, par accumulation et extension, de toute l’histoire de la vie. (…) Les tendances maîtresses de l’évolution dans les principales lignées ne sont-elles qu’une accumulation plus poussée d’une suite de transformations adaptatives ? De nombreux évolutionnistes (dont je fais partie) commencent à mettre en doute cette synthèse et à soutenir la thèse hiérarchique selon laquelle les différences de niveau dans le changement évolutif reflètent souvent des catégories de causes différentes. Une rectification mineure au sein d’une population peut être le résultat d’un processus adaptatif. (…)Par exemple, dans le cheminement complexe du développement embryonnaire bien des causes simples, des changements mineurs des taux de croissance notamment, peuvent se traduire par des changements nets et surprenants dans l’organisme adulte. (…) Le 23 novembre 1859, le jour précédent la sortie de son livre révolutionnaire, Charles Darwin reçut une lettre extraordinaire de son ami Thomas Henry Huxley. Celui-ci lui offrait son soutien actif dans le combat à venir, allant même jusqu’au sacrifice suprême : « Je suis prêt à mourir sur le bûcher s’il le faut. (…) Je me prépare en aiguisant mes griffes et mon bec. » Mais il ajoutait aussi un avertissement : « Vous vous êtes encombré d’une difficulté inutile en adoptant le « Natura non facit saltum » sans la moindre réserve. » L’expression latine, généralement attribuée à Linné signifie que « la nature ne fait pas de sauts ». Darwin approuvait totalement cette devise ancienne. Disciple de Charles Lyell, apôtre du « gradualisme » en géologie, Darwin décrivait l’évolution comme un processus majestueux et régulier, agissant avec une telle lenteur que personne ne pouvait espérer l’observer pensant la durée d’une vie. Les ancêtres et leurs descendants, selon Darwin, doivent être reliés par « une infinité de liens transitoires » qui forment « une belle succession d’étapes progressives ». Seule une longue période de temps a permis à un processus si lent de réaliser une telle ouvre. Huxley avait le sentiment que Darwin creusait le fossé de sa propre théorie. La sélection naturelle n’avait besoin d’aucun postulat sur la vitesse ; elle pouvait agir tout aussi bien si l’évolution se déroulait sur un rythme rapide. (...) De nombreux évolutionnistes considèrent qu’une stricte continuité entre micro et macro-évolution constitue un ingrédient essentiel du darwinisme et corollaire nécessaire de la sélection naturelle. (...) Thomas Henry Huxley avait séparé la sélection naturelle du gradualisme et averti Darwin que son adhésion franche et sans fondement sûr au gradualisme pouvait saper son système tout entier. Les fossiles présentent trop de transitions brutales pour témoigner d’un changement progressif et le principe de la sélection naturelle ne l’exige pas, car la sélection peut agir rapidement. Mais ce lien superflu que Darwin a inventé devint le dogme central de la théorie synthétique. Goldschmidt n’éleva aucune objection contre les thèses classiques de la microévolution. Il consacra la première moitié de son ouvrage principal « Les fondements matériels de l’évolution » au changement progressif et continu au sein des espèces. Cependant, il se démarqua nettement de la théorie synthétique en affirmant que les espèces nouvelles apparaissent soudainement par variation discontinue, ou macro-mutation. Il admit que l’immense majorité des macro-mutations ne pouvaient être considérées que comme désastreuses et il les appela « monstres ». (…) Quand Darwin publia "L’origine des espèces", en 1859, il introduisit le terme "sélection naturelle". Mais il n’a nulle part utilisé le mot "évolution", bien que le public suppose que Darwin seul est responsable de ce concept. (...) De nombreux penseurs évolutionnistes, Darwin y compris, n’ont pas échappé à la confusion entre l’idée d’évolution et celle de progrès. Mais la force de Darwin venait de ce que l’idée simple, selon laquelle la survie du plus adapté devait produire des changements évolutionnistes, s’appuyait sur une avalanche de faits (...) »

Les thèses fondamentales de l’équilibre ponctué de Stephen Jay Gould :

« La théorie de l’Equilibre ponctué ne concerne pas toutes les formes de changement rapide en biologie, se produisant à n’importe quelle échelle ou à n’importe quel niveau. Elle porte sur l’apparition et le déploiement des espèces à l’échelle des temps géologiques. D’autres phénomènes, prenant place à d’autres échelles, sont aussi de type ponctuationniste : c’est le cas, par exemple, des extinctions de masse catastrophiques planétaires déclenchées par la collision de la Terre avec des météorites…

La théorie de l’équilibre ponctué essaie d’expliquer le rôle macroévolutif des espèces et de la spéciation dans le cadre des temps géologiques. Les phases de changement rapide et de stabilité qu’elle décrit se rapportent à l’histoire des espèces individuelles ; et les rythmes et les types de changement qu’elle prend en compte concernent le déploiement de ces histoires individuelles dans un domaine qui nous est familier, celui du « temps profond », autrement dit des temps géologiques, à l’échelle desquels la durée de vie humaine est un infiniment petit absolument impossible à mesurer, et la durée de l’histoire entière de la civilisation humaine par rapport à celle de la phylogenèse des primates comparable à la durée d’un battement de paupière par rapport à celle de la vie humaine…

La conception fondamentale de l’équilibre ponctué comporte trois notions dont il est nécessaire de définir le sens de façon opérationnelle et précise : la stase, la ponctuation et la fréquence relative dominante…
La stase ne signifie pas une « stabilité de granite », autrement dit une totale invariance des valeurs moyennes de tous les traits tout le temps. Dans le contexte macroévolutif de l’équilibre ponctué, il est nécessaire de savoir, par-dessus tout, si le changement morphologique tend ou non à progresser de façon cumulative au long de l’existence géologique d’une espèce et, si oui, quelle fraction de la différence moyenne entre une espèce ancestrale et une espèce descendante peut être attribuée au changement cumulatif subi par l’ancêtre au cours de son évolution anagénétique…

Puisque l’existence de la stase se fonde sur des données, tandis que la ponctuation correspond généralement à une transition qu’il est impossible de détailler par le moyen classique de la distribution des fossiles au fil du temps géologique, il est nécessaire de formuler une définition appropriée de la rapidité… En première approximation, la durée correspondant à un plan de stratification définit la limite pratique imposée à la possibilité de distinguer l’un de l’autre deux phénomènes survenus dans le temps géologique. Tout épisode de spéciation qui se produit en un intervalle de temps correspondant à la durée généralement nécessaire à la réalisation d’un plan de stratification se trouvera ramassé en une seule couche stratigraphique mince, représentant un « instant » à l’échelle des temps géologiques, et ne pourra donc généralement pas être analysé de façon détaillée…
Il faut donc définir les ponctuations par rapport à la durée de la stase des espèces qui en sont issues : car la théorie de l’équilibre ponctué, envisageant le déroulement dans le temps de phases de durée différente, soutient que les espèces acquièrent réellement leurs caractères distinctifs au « moment de leur naissance », et qu’elles le gardent ensuite en stase durant la durée de leur longue existence géologique. Ces questions de durées relatives jouent un rôle important dans la définition des espèces en tant qu’individus darwiniens…
La théorie de l’équilibre ponctué soutient, et c’est sa thèse la plus importante, que cette forme d’évolution est dominante en termes de fréquence relative, et ne dit donc pas seulement que ce phénomène existe… La théorie de l’équilibre ponctué n’affirme pas simplement que ce phénomène existe, mais avance la thèse plus ambitieuse selon laquelle il joue un rôle dominant en tant que forme prise par la macroévolution dans le cadre des temps géologiques…
Eldredge et moi-même avons forgé le terme d’équilibre ponctué dans une communication orale originellement présentée lors d’un colloque intitulé « Modèles en paléobiologie », qui s’est déroulé en 1971 dans le cadre de la réunion annuelle de la Société géologique d’Amérique…

C’est ce qui a donné notre article original sur l’équilibre ponctué – Eldredge et Gould, 1972… Un problème nous avait particulièrement agacés, c’était le difficulté de mettre la main sur des séquences gradualistes dans les archives fossiles, afin de pouvoir leur appliquer des techniques statistiques et autres méthodes quantitatives…
Avant que nous ayons proposé la théorie de l’équilibre ponctué, la plupart des paléontologistes pensaient que, pour sa plus grande part, le changement évolutif procédait sur le mode de l’anagenèse, autrement dit par transformation continue au cours du temps d’une population donnée dans son ensemble. C’est pourquoi la plus grande partie des discussions en paléontologie concernant les espèces tournait alors autour d’une question litigieuse, nommément ce qu’on appelle le problème de l’espèce en paléontologie, lequel a sans cesse été remis sur le chantier dans notre littérature (voir Imbrie 1957 ; Weller, 1961 ; McAlester, 1962 ; Shaw, 1969) et a même conduit à des colloques entiers consacrés aux solutions éventuelles (voir Sylvester-Bradley, 1956).

Ce prétendu problème relève plus de la théorie abstraite et des définitions que des faits observés, car il s’appuie sur l’idée selon laquelle l’anagenèse serait dominante dans la réalité. En tout cas, c’est bien dans le cadre du gradualisme qu’il se pose, parce qu’un vrai continuum ne peut être divisé avec certitude absolue en segments auxquels peuvent être attribués des noms distincts. Si une population A change si complètement par le biais de l’anagenèse que l’on se sent obligé de donner à la population en résultant une nouvelle dénomination linnéenne (espèce B), où faut-il placer le point de démarcation entre A et B ? Toute limite de ce genre ne peut être qu’arbitraire…

La théorie de l’équilibre ponctué a adopté une approche radicalement différente : elle a admis que, dans les conditions ainsi définies, il était, en effet, impossible de trouver une limite nette de séparation entre espèce parentale et espèce descendante ; mais elle a alors nié la prémisse empirique précise selon laquelle les nouvelles espèces naissent généralement (ou même souvent) par le biais de l’anagenèse gradualiste.

Au contraire, Eldredge et moi-même avons soutenu que la vaste majorité des espèces naissent à l’issue d’une scission, et que le rythme normal de la spéciation, tel qu’il s’exprime dans les temps géologiques, conduit à l’apparition d’une nouvelle espèce en un instant géologique, celles-ci persistant ensuite de façon prolongée en stase…

Bien entendu, les partisans du gradualisme ne niaient pas que la spéciation se produisit souvent pas scission. Mais ils ne pensaient pas que ce processus de scission jouât un rôle quelconque dans la macroévolution, cela pour trois raisons. Premièrement, ils concevaient la spéciation seulement comme un mécanisme engendrant de la diversité, non comme un facteur de changement de la morphologie moyenne au sein d’un clade (autrement dit, comme un facteur responsable de ce phénomène macroévolutif crucial que sont les tendances évolutives)…

Deuxièmement, ils n’accordaient que peu de place au processus de spéciation (naissance des espèces résultant d’une scission) par rapport à l’anagenèse dans l’ensemble du changement évolutif…

Troisièmement, lorsqu’il leur arrivait d’évoquer un phénomène de spéciation par scission, ils dépeignaient ce processus comme deux épisodes d’anagenèse au-delà de la scission, se déroulant chacun selon le rythme lent caractéristique de cette forme d’évolution. Ainsi, ils n’apercevaient rien de fondamentalement différent dans le changement évolutif réalisé par spéciation. En raison de certains accidents de l’histoire, soutenaient-ils, une population se scindait en deux unités séparées, chacune évoluant alors selon le mode anagénétique habituel.

La théorie de l’équilibre ponctué, d’un autre côté, propose que le rythme de réalisation de la spéciation, apprécié à l’échelle des temps géologiques, diffère radicalement de celui de l’anagenèse gradualiste…
Premièrement, la théorie de l’équilibre ponctué assure l’expansion hiérarchique de la théorie sélectionniste au niveau de l’espèce, ce qui permet de dépasser le choix qu’avait fait Darwin de restreindre dans les faits les mécanismes causals de l’évolution au seul niveau des organismes.

Deuxièmement, en définissant les espèces comme les unités fondamentales (ou les atomes) de la macroévolution (autrement dit, comme les entités stables – des individus darwiniens – et non comme des parties arbitrairement délimitées au sein de processus continus), la théorie de l’équilibre ponctué interdit d’expliquer la totalité des aspects à grande échelle de l’évolution par simple extrapolation des résultats de la microévolution obtenus sur des populations locales, à l’échelle du temps humain et au niveau organismisque ou même à des niveaux inférieurs…

En ce qui concerne le rythme évolutif, les équilibres ponctués renversent la vision fondamentale. Il faut abandonner la notion d’un changement constant, qui opérerait sur un rythme bien net et important, et caractériserait l’état normal d’une entité en train d’évoluer. Il faut donc procéder à une révision et voir désormais le changement évolutif sous la forme d’une série de rares épisodes, de durée brève par comparaison à celle des périodes de stase qui les séparent. La stabilité est désormais l’état normal d’un lignage, tandis que le changement est à présent conçu comme un phénomène se produisant rarement et dans une période de temps limitée, mais rendant compte néanmoins de la phylogenèse par le biais d’une série d’épisodes additionnés au cours du temps.
Cette révision fondamentale dans la façon d’appréhender les choses peut trouver des échos dans toutes sortes de domaines, des plus immédiatement pratiques jusqu’aux plus globalement philosophiques.
Dans un cadre concernant plus immédiatement la biologie, la même révision fondamentale dans la façon d’appréhender les choses conduit inéluctablement à mettre l’accent davantage sur le hasard et la contingence que sur la prédictibilité fondée sur l’extrapolation : car l’état ordinaire de stase ne permet guère de savoir quand et comment va se produire la ponctuation suivante, tandis que la nature fractale du gradualisme conduit à penser que les causes du changement à n’importe quel moment peuvent, par extrapolation, permettre de prédire et d’expliquer les vastes effets observés par l’accumulation des petits changements au fil des longues durées…

De nombreuses recherches menées dans le domaine des sciences sociales, des arts et de la littérature, la théorie des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn étant la plus connue et la plus influente, ainsi que de nombreux événements de la fin du XXe siècle se sont combinés pour susciter une prise de conscience aigüe du caractère insatisfaisant du gradualisme et de l’acceptabilité générale du changement ponctuationniste, au point d’en faire presque une orthodoxie…

Les données de l’observation scientifique ont aussi contribué au développement de ce mouvement général en fournissant des modèles et des vérifications pratiques à différents niveaux d’analyse et pour plusieurs systèmes. Dans ce cadre, la paléontologie a fourni un apport bien connu, celui d’une théorie d’extinction de masse catastrophique…. »

« La structure de la théorie de l’évolution » de Stephen Jay Gould

Stephen Jay Gould : « Toutes les grandes théories de la spéciation s’accordent à reconnaître que la divergence s’effectue rapidement au sein de populations très réduites. (...) Le processus (de spéciation) peut prendre des centaines voir des milliers d’années. (...) Mais mille ans, ce n’est qu’un infime pourcentage de la durée moyenne d’existence des espèces invertébrées. (...) Eldredge et moi faisons référence à ce mécanisme sous le nom de système des équilibres ponctués. (...) Si le gradualisme est plus un produit de la pensée occidentale qu’un phénomène de nature, il nous faut alors étudier d’autres philosophies du changement pour élargir le champ de nos préjugés. Les fameuses lois de la dialectique reformulées par Engels à partir de la philosophie de Hegel, font explicitement référence à cette notion de ponctuation. Elles parlent par exemple de ‘’ la transformation de la quantité en qualité ‘’ La formule laisse entendre que le changement se produit par grands sauts suivant une lente accumulation de tensions auquel un système résiste jusqu’au moment où il atteint le point de rupture. (...) Le modèle ponctué peut refléter les rythmes du changement biologique (...) ne serait-ce qu’à cause du nombre et de l’importance des résistances au changement dans les systèmes complexes à l’état stable. (...) « L’histoire de n’importe quelle région de la terre est comme la vie d’un soldat. Elle consiste en de longues périodes d’ennui entrecoupées de courtes périodes d’effroi. » (dans « Le pouce du panda »).

Pas naturels les sauts de sociétés ? Mais la nature, elle, fait des sauts !

Le développement inégal et combiné des sociétés humaines

Que penser de la notion de « révolution néolithique » ?

L’Histoire est marquée par les révolutions

Qu’est-ce que la révolution ?

Pourquoi et comment les civilisations ont disparu brutalement et de manière étonnante

Le monde déterminé par la révolution (ou la contre-révolution)

Comment naissent les révolutions

Invitation au voyage au pays des révolutions

Un débat avec Olivier sur le gradualisme historique :

Un message d’Olivier qui nous écrit :

« Ttu te polarises sur l’État et sur sa définition classique.
Avec cela tu ne vois pas qu’il peut exister des structures de proto-État comme il a pu exister des proto-monnaies avant la monnaie - un exemple). Et quand j’ai écrit mon texte, j’aurais dû donner une définition des différentes structures et toi de même.
Il est clair qu’entre l’État "classique" (et au sens marxiste) et "la famille, le clan, la tribu, le groupe de tribus, l’ethnie, le groupe de langage et autres.." il a existe un proto-État sans milice, peut être, mais avec des normes qui jouent le même rôle que la répression violente. C’est même plus fort car l’on sait que l’idéologie est aussi une force matérielle extrêment puissante.
Mon propos est justement de souligner tout cela pour montrer que la révolution communiste est une révolution qui est globale et qui va bien au-delà même de la destruction de l’État classique. Il faudra être attentif à toute organisation sociale ("non répressive") qui peut entrainer la mort de la révolution avec la création d’une nouvelle idéologie...
Je dis cela car, moi aussi, entre 1968 et 2000, j’ai fait abstraction de ces aspects mais en approfondissant le "contenu du communisme" je me rends compte de tout le travail de réappropriation de la véritable humanité que nous devrons faire. C’est tout à fait ce que tu développes en disant que ce qui nous distingue de "l’extrême gauche c’est la question de l’État". Oui, c’est bien cela. Les "gauchistes" sont toujours en train de réclamer à l’État comme si c’était un appareil neutre par rapport à la bourgeoisie. Et c’est État n’a même pas besoin de la répression pour que son idéologie soit aussi puissante par rapport aux gauchistes.
De toute façon, cette question est très importante si nous voulons avoir un programme radical de transformation sociale et de lutte pour la révolution contre toutes les "contrefaçons" réformistes et minimalistes (style la révolution verte, ou je ne sais quoi pour enfumer le prolétariat...). Nous devons tout renverser et "un monde à gagner" !
Saluts internationalistes,
Olivier »

Réponse de Robert Paris :

Oui, mais comment définir un proto Etat ?

Wikipedia reconnaît le concept :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Proto-%C3%89tat

Mais dans l’Antiquité et la Préhistoire, quels sont les proto Etats qui ne sont pas des Etats et en quoi cela nous éclaire de créer une continuité entre pas d’Etat et l’apparition de l’Etat au lieu de le voir comme une discontinuité ?

Les historiens en voient parfois :

http://blogs.histoireglobale.com/la-naissance-de-l%E2%80%99etat-et-les-premieres-globalisations-la-singularite-mesopotamienne_1496

Mais il s’agit d’une conception historique très opposée au marxisme : celle de la continuité de l’histoire et non des révolutions de celle-ci : le progressisme historique et le gradualisme historique.

En fait, ces « proto-Etats » ne sont rien d’autres que des cité-Etats : de vrais Etats à l’échelle d’une ville et éventuellement de sa région. Mais la taille ne change pas le contenu. Ce « proto » n’était pas employé au départ pour l’Etat mais pour la nation et on parlait de proto-nations ce qui n’a rien à voir.

Tu as raison, il faut être clair sur la définition de l’Etat mais Marx et Engels l’ont été avant nous.

L’Etat, c’est le pouvoir qui fait face à la société civile, s’impose à elle et se place au-dessus d’elle. De la société civile, sortent progressivement des inégalités des divisions de classes sociales qui deviennent l’opposition entre classe exploiteuse et classe exploitée, mais les uns et les autres détiennent leur rôle de l’activité économique et pas seulement d’un quelconque pouvoir politique. L’Etat n’arrive alors que comme une force violemment répressive issue généralement de l’extérieur de la société civile et qui s’impose à elle par la force. Elle s’impose même à la classe exploiteuse. L’Etat se caractérise par ses institutions : armée, police, justice, administration, appareil religieux. Le terme qui le rôle de l’Etat est la répression par un organisme extérieur à la société civile, alors que les anciennes institutions gentilices de la société anciennement communautaire ou communiste étaient fondées sur l’entente collective et le consensus. Voir une gradation ou des étapes entre ces deux organisations sociales opposées ne permet même pas de comprendre pourquoi les classes possédantes et exploiteuses se le sont laissées imposer par les guerriers et la noblesse en armes.

Le gradualisme historique est très éloigné de la vision de Marx. Son analyse, par exemple, du mécanisme du capital ne permet pas de considérer l’histoire du capitalisme comme un mouvement lent et progressif de la société marchande à la société capitaliste.

La conception qui transforme lees changements sociaux radicaux en étapes progressives s’appelle justement… le réformisme !!!

Quand une bande armée s’impose à une société comme celle des Pharaons à la société égyptienne, elle tente de faire croire que c’est elle qui est la base de la richesse, de la paix, de la civilisation et c’est faux. Voir ici

En Chine, non plus la civilisation n’a pas été créée par l’Etat

Et en Mésopotamie non plus !

L’Etat provient du dehors de la société civile et cette affirmation était l’un des axes d’analyse propres à Marx et Engels et qu’ils ont défendu de manière constante. Engels rappelle dans sa préface à « La commune de Paris » de Marx :

« Ces organismes, dont le sommet est constitué par le pouvoir d’Etat, se sont avec le temps mis au service de leurs propres intérêts, et de serviteurs de la société il en devinrent les maîtres. »

Le « mystère » de l’Etat, c’est pourquoi les classes possédantes ont-elles aussi accepté de subir l’Etat et la réponse, c’est le pendant dialectique de l’Etat : c’est la révolution sociale ! Car c’est pour se défendre des classes exploitées et pas des dangers extérieurs que les possédants acceptent de payer son prix à l’Etat. Emousser le radicalisme de changement que représente l’apparition de l’Etat, c’est émiétter la révolution sociale, l’effacer du cours de l’histoire. On ne peut pas plus parler de proto-Etat que de proto-révolution ! Bien sûr, on trouve des éléments qui ont donné naissance aux bandes armées ou des éléments qui ont donné naissance aux parlements, aux rois, aux assemblées, aux votes, aux prisons et autres institutions, mais, justement, il y a une différence radicale entre la société sans Etat et avec, comme entre la société sans propriété privée des moyens production et celle avec.

« Une autre caractéristique de la Commune, c’est qu’en la fondant, le peuple a pris dans ses propres mains la direction effective de sa révolution et qu’il a trouvé en même temps le moyen de la maintenir, en cas de succès, entre les mains du peuple lui-même, en substituant son propre appareil gouvernemental à l’appareil d’Etat, à la machine gouvernementale des classes dirigeantes… Le caractère vraiment « social » de leur république, c’est le simple fait que les travailleurs gouvernent la Commune de Paris. » (texte de Marx sur la Commune en 1871, rapporté par Maximilien Rubel dans « Révolution et Socialisme »)

C’est dans l’ « Idéologie allemande » que Marx commence à développer sa conception selon laquelle l’Etat n’est pas la représentation au pouvoir de la société civile mais s’y oppose et s’en autonomise sans cesse :

« Il est donc évident que la société civile est le véritable foyer, la véritable scène de toute l’histoire et l’on voit à quel point la conception passée de l’histoire était un non-sens en négligeant les rapports réels et en se limitant aux grands événements historiques et politiques retentissants. La société civile embrasse l’ensemble des rapports matériels des individus à l’intérieur d’un stade de développement déterminé des forces productives. Elle embrasse l’ensemble de la vie commerciale et industrielle d’un stade et dépasse par là même l’Etat et la nation bien qu’elle doive, par ailleurs, s’affirmer à l’extérieur comme nationalité et s’organiser à l’intérieur comme Etat. Le terme de société civile apparut au XVIIIe siècle, dès que les rapports de propriété se furent dégagés de la communauté antique médiévale… En émancipant de la communauté la propriété privée, l’Etat a acquis une existence particulière à côté de la société bourgeoise et en dehors d’elle ; mais cet Etat n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. »

Engels précise dans « L’origine de la famille, de la propriété privé et de l’Etat » :

« Il (l’Etat) est le produit de la société parvenue à un degré de développement déterminé ; il est l’aveu que cette société s’embarrasse dans une insoluble contradiction avec soi-même, s’étant scindée en antagonismes irréconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais afin que les classes antagonistes, aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en luttes stériles, il est devenu nécessaire qu’un pouvoir, placé en apparence au-dessus de la société, soit chargé d’amortir le conflit en le maintenant dans les limites de l’ « ordre » : ce pouvoir, issu de la société, mais qui veut se placer au-dessus d’elle et s’en dégage de plus en plus, c’est l’Etat… L’Etat étant né du besoin de tenir en bride les antagonismes de classes, mais étant né en même temps au milieu des conflits de ces classes, il est en règle générale l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui a la domination économique, laquelle, par son moyen, devient aussi classe politiquement dominante et ainsi acquiert de nouveaux moyens d’assujettir et d’exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’Etat antique est avant tout l’Etat des propriétaires d’esclaves pour tenir ceux-ci sous le joug, de même que l’Etat féodal fut l’organe de la noblesse pour assujettir les paysans serfs et vassaux, et que l’Etat représentatif moderne sert d’instrument à l’exploitation du travail salarié par le capital. Par exception cependant, il se produit des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir d’Etat acquiert, comme médiateur en apparence, une certaine indépendance momentanée vis-à-vis de l’une et de l’autre. »

On remarquera que cette dernière situation amène une compréhension nouvelle de la bureaucratie russe qui s’est apparemment autonomisée en un moment où les deux classes fondamentales, prolétariat et grande bourgeoisie étaient, en Russie, incapables de l’emporter. C’est la double impuissance de ces deux classes fondamentales qui a amené au pouvoir le bonapartisme stalinien.

Est-ce que, comme le suggère Olivier, je ne ferais pas du marxisme un léninisme étatiste ? lire ici ce débat

Mais Marx n’écrivait-il pas comme leçon de la révolution de 1848 en Allemagne : « …les ouvriers doivent non seulement poursuivre l’établissement de la république allemande une et indivisible, mais encore essayer de réaliser, dans cette république, la centralisation la plus absolue de la puissance entre les mains de l’Etat. Ils ne doivent pas se laisser induire en erreur par tout ce que les démocrates leur racontent de la liberté des communes, de l’autonomie administrative, etc. »

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