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Victor Serge 1917 - Essai critique sur Nietzsche

dimanche 28 juin 2020, par Robert Paris

Victor Serge 1917 -

Essai critique sur Nietzsche

1. Un philosophe de la violence et de l’autorité

Tous les dieux sont morts : maintenant, nous désirons que le surhomme vive. L’Etat est la mort des gens. Compagnons, le créateur ne cherche pas les cadavres - ni les troupeaux ni les croyants. L’objectif de l’humanité ne peut être atteint qu’avec les êtres les plus élevés. - Ainsi parlait Zarathoustra…

C’est à travers ces mots que ce créateur nous est devenu cher. Nous l’avons distingué parmi les héros de la vie, des légendes et des rêves, car en concevant l’existence humaine comme une ascension sans fin vers un avenir de liberté et de grandeur, il nous a montré la voie. Certains l’ont choisi comme enseignant, affirmant que le poète qui a créé Zarathoustra n’aurait pu servir d’autre idéal que l’anarchisme. Une œuvre basée sur un amour de la vie perçu au-delà de toutes croyances et révélée par la pensée d’un audacieux enquêteur libre dans lequel vibrent des pensées aussi libres et libératrices, ne pourrait servir une autre cause.

Mais est-ce vrai ? Nietzsche a souvent parlé différemment de Zarathoustra, en qui nous pensions avoir trouvé un guide. Son oeuvre a de nombreuses facettes. Considéré dans son ensemble, il constitue, en raison d’une de ses idées dominantes, l’antithèse de l’idéal anarchiste ; c’est aussi la seule œuvre qui a osé se dresser devant nous, forte et claire, construisant un autre idéal, un autre désir, et contenant une argumentation subtile, forte, persuasive et parfois brillante.

Nietzsche était un philosophe de l’autorité et de la violence qui s’était engagé à les affirmer sans aucune contrainte en leur promettant un avenir illimité.

En vérité, il était et, depuis que sa pensée vit, est notre seul et unique ennemi. Car notre vieux monde est habitué à nous opposer professeurs, juges, soldats ou orateurs plutôt que des hommes, des idées ou des raisons.

Peu d’œuvres sont aussi multiformes que la sienne. Il est paradoxal, profond, aussi lourd que léger, parsemé de rires, d’invocations, d’invectives, de grands cris et de chuchotements confidentiels. Il nous déconcerte par son excès de vie. Il peut donc sembler imprudent de vouloir montrer certains de ces traits essentiels. N’est-ce pas le produit de toute une existence et d’un travail intellectuel inlassable ?

Néanmoins, j’en parlerai sans timidité, à l’instar de ce plus énergique des chercheurs libres. Mais je résisterai aux facilités de langage, car telle sera ma vérité, recherchée avec le seul désir de comprendre et de progresser sans cesse vers une plus grande clairvoyance. Si je ne sais pas comment me guider, qui me guidera ? J’ai donc le courage de critiquer en fonction de mes convictions et de proposer mes résultats à mes compagnons de voyage, sans orgueil vain, simplement avec bonne volonté.

Je ne prétends certes pas présenter dans ces notes une étude critique complète de sa philosophie. Je laisserai de côté quelques points importants de l’idéologie multiforme qu’il nous a laissée. Je me limiterai à présenter l’apôtre, souvent oublié, d’un idéal de vie autoritaire et vigoureux, non pas sans une certaine beauté, mais profondément barbare et ennemi du progrès pour lequel nous combattons.

L’œuvre de Nietzsche nous a induits en erreur à cause de son dualisme. En raison de son tempérament, il contient deux aspects antagonistes mais complémentaires. Nous n’en voyons généralement qu’un, le plus évident, le seul qui nous convient dans l’absolu. Nietzsche est un démolisseur et un constructeur. Nous aimons en lui le destructeur, l’homme qui nie le dogmatisme moral, le mécréant, l’homme irrespectueux, le grand nihiliste armé d’un mot fervent. Nous ne tenons pas compte du fait qu’il détruit pour faire place à un idéal probablement bien distinct du nôtre. S’il cherche à briser les tablettes des valeurs actuelles, ce n’est pas pour leur substituer un nouvel ordre fondé sur le développement libre de toute personnalité humaine, où l’unique loi sera la loi intérieure de la conscience, finalement sublimée et rendue glorieuse par une vie libre, mais plutôt pour rajeunir l’ordre ancien, dans lequel il croit et veut rendre éternel. Car il adore la force brute qui écrase les vaincus, le geste décisif des puissants, la dure lutte de l’homme contre l’homme, qui aboutit à l’esclavage de certains et à ce que certains osent appeler la culture des autres.

Sa passion pour l’affirmation autoritaire, pour la victoire et la conquête est si forte qu’il la considère même comme la marque distinctive de la vie à son apogée. Le reste n’est que décadence, crépuscule, descente dans la corruption, penchant pour la mort du faible.

Une philosophie est toujours fondée sur un sentiment puissant qui l’inspire et la domine : elle ne peut être que le sommet d’une structure idéologique. À Nietzsche, ce sentiment dominant est un amour absolu de la vie, peut-être dans une certaine mesure en réaction au pessimisme de Schopenhauer et Hartman.

Essayons de décrire brièvement ses idées. Douloureuse, fallacieuse, tissée d’illusions et d’erreurs, telle est la vie. C’est la beauté, la splendeur, la force, la création incessante, le miracle et le plaisir, le plaisir avant tout. Et même dans la souffrance, car chaque vie semble être éternellement contrainte de crier, il y a un élément de plaisir inexprimable. Il existe une manière de souffrir noble. Quand on a pris conscience de ce fait, on consent avec ferveur à tout effort, même si c’est une torture. Il est nécessaire d’aimer la vie dans son pouvoir sans cesse accru et épuré et de l’élargir à chaque pas, en utilisant toute notre force au service de celui-ci. Nous nous retrouvons ici avant l’idée dominante de Nietzsche : « La plus grande force doit être mise au service de la vie la plus intense ».

C’est ce qu’on appelle sa "réforme philosophique". Jusqu’à présent, écrivait Jules de Gaultier, la philosophie pouvait être définie comme "l’indignation de la vérité". Nietzsche ne l’accepte plus telle quelle. En quoi la vérité est-elle importante ? La vérité existe-t-elle ? « La fausseté d’une idée pour nous n’est pas une objection à cette idée. Nous cherchons à savoir en quoi cette idée accélère et préserve la vie. »Le nouveau philosophe est l’homme fervent qui crée de nouvelles valeurs, qui donne un sens original à la vie. C’est l’aventurier qui sait accepter avec joie l’aventure héroïque qu’est la vie. Cet amour de la vie imprimait un préjugé positif sur ceux qui étaient forts et vivaient abondamment. Et Nietzsche les admire tous de la même manière. Les Grecs, athlètes et artistes ; les Vikings ; les humanistes et condottieri de la Renaissance ; les huguenots du XVIe siècle : ce sont ceux qu’il choisit dans les pages d’histoire qui ont marqué la vie de leur volonté. Au-dessus d’eux tous se dresse, hors de son siècle, comme une force hors normes, la gigantesque statue de Napoléon, « le noble idéal par excellence. . . synthèse de l’inhumain et du surhumain. »

À ce stade, il est difficile de faire la distinction entre ce qui nous rapproche et ce qui nous sépare du grand philosophe. Si l’anarchisme peut être défini comme « le combat pour la vie la plus intense », nous sommes d’accord avec lui sur l’amour de la vie, source de toutes les rébellions, but de tous les travaux. Et nous admirons aussi la force, c’est-à-dire l’énergie créative, réparatrice, transformatrice, en perpétuelle floraison. Nous avons tenté de créer de nouvelles valeurs : autonomie individuelle, originalité, droit de conscience absolu, solidarité spontanée, moralité sans dogmes ni illusions. En un mot, remplacer les abstractions tyranniques que le passé nous impose comme autant d’obligations ou de contrats sociaux avec une réalité nouvelle : l’individualité humaine est simplement affirmée. Et c’est ainsi qu’en étant au-delà de la force des petits hommes du présent de base, cet idéal pourrait aussi être appelé le surhomme, car l’homme est trop souvent un animal.

Sauf que je ne souscris pas facilement à ses louanges de Napoléon. Comme nous tous, je connais la grandeur et la valeur de la force. Mais Nietzsche ne semble pas comprendre l’évolution qu’elle a subi. Il a souvent confondu énergie et violence, qui n’en est que la manifestation la plus sauvage. Il existe une autre force en dehors de celle des conquérants des terres et des richesses, une autre force que celle des armes, des valeurs autres que celles de la victoire d’un homme sur son espèce. La force a grandi. Dans le passé, elle se manifestait dans la massue et la hache ; demain ce sera à travers la pensée et la volonté. Sa victoire dominera la vieille bête humaine, si souvent libérée par des oeuvres de violence. Ce sera la victoire de l’homme sur la nature et sur sa propre nature. Notre « noble idéal par excellence » est l’homme humble et purifié qui surmonte les instincts ancestraux de la lutte bestiale parce qu’il souhaite une autre lutte, qui exige non moins de courage ni de force, mais qui est plus digne de lui. Il faut plus de courage pour casser une épée que de s’en servir ; être libre et libertaire que d’être un oppresseur.

« Je vous enseigne le surhomme, écrit-il, car l’humanité ne peut poursuivre qu’un seul objectif ; la création d’un homme supérieur de culture supérieure. » Les moyens dont nous disposons pour ce faire sont la lutte et les efforts. Pour l’individu, cela signifie être dur avec soi-même et avec les autres pour se dépasser. Certes, quiconque ne sait pas être aussi sévère que nécessaire ne saura pas comment être bon. Pour la société, l’esclavage est nécessaire.

L’homme supérieur naît d’une différenciation qui profite des efforts de tous, menés au profit de certains. Pour qu’un Pascal puisse penser qu’il est nécessaire que la majorité des créatures humaines vivent l’existence de bêtes de somme, travaillant la terre, vivant sans espoir. C’est l’état naturel des médiocres, qui sont les plus nombreux. Laissez-les servir ! Leurs souffrances importent peu, car grâce à leur dur labeur, des aristocraties viriles et raffinées peuvent vivre, cultivant leurs belles coutumes, leurs arts, les plaisirs de la guerre et la recherche intellectuelle : « races dominantes et races inférieures ».

Nietzsche tente de démontrer l’aspect positif et scientifique de cette idée de progrès fondée sur la servitude des masses médiocres. Afin de lui répondre, nous examinerons les faits. Sans hésiter, nous pouvons dire que nous trouvons autant de vraie médiocrité parmi les aristocraties établies que nous trouvons un potentiel parmi les masses. Le progrès ne gagne rien s’il est nécessaire de sacrifier pour le développement d’un homme supérieur l’existence d’un autre ou des autres, qui pourraient également penser et travailler noblement. En résumé, nous maintenons ceci : c’est la société qui réunira les meilleures conditions de vie pour tous les hommes, qui offrira à l’homme supérieur le meilleur terrain pour la culture. L’environnement créé par l’antagonisme entre les aristocrates et les masses serviles est malsain. La déformation intellectuelle et morale du dominant est aussi profonde que celle du dominé. L’homme libre est le seul homme véritable, oh, philosophe ! Le surhomme, s’il devait vivre attaché aux chaînes de commandement, qui sont aussi lourdes que celles d’obéissance, serait vraiment « trop humain ». Et alors commencerait de nouveau l’histoire sans éclat des Césars, qui comptent pour si peu comparé à un Epictète.

Pourquoi le créateur s’est-il arrêté à cette conception artistique de la force ? On se pose la question, on est attristé quand, après avoir suivi sa critique victorieuse et admiré la passion d’un esprit puissant en quête de l’impossible, il arrive à cette répétition des erreurs les plus anciennes de l’homme, à savoir le culte de la violence et de l’autorité, à partir de laquelle les nouveaux hommes supérieurs se démarquent chaque jour davantage.

Ces derniers se retrouvent en dehors des classes sociales et malgré eux. Ils constituent en fait une aristocratie constituée d’esprits et de cœurs plus nobles. Certains se sont levés des profondeurs, et ce ne sont pas les moins grands d’entre eux. Mais tous sont unanimes à ne reconnaître aucune autre suprématie que celle qui a pour seule source la valeur intellectuelle et morale des individus.

2. Les deux moralités

Nietzsche a tenté de démontrer que, dans l’humanité, l’éthique suivait une double évolution. La morale a deux origines opposées et naît entre les dominants et les esclaves. Il y a deux moralités, l’une noble et l’autre servile, car il y a deux espèces humaines, l’une qui gouverne et l’autre qui obéit.

D’un point de vue positif, toute appréciation de cette généalogie de la morale révèle que l’idée dominante est la justice. Il appartient à l’enquêteur de déterminer quelles valeurs d’aujourd’hui, pour le progrès de l’espèce, ont les tendances dérivées des deux moralités originales, qui se sont longtemps associées aux coutumes et aux opinions de notre ancienne civilisation.

Je ne dirais pas que Nietzsche a mené cette enquête à bonne conclusion. En fin de compte, son tempérament impétueux adopte un préjugé. Il pose son langage sur la balance, qui pèse aussi lourd qu’une épée. Malheur aux vaincus ! Il chante les louanges de la noble morale et maudit en même temps les aspirations ancestrales des esclaves qui ont inventé le bien, la liberté, l’égalité, la piété et la paix. Féminisation, faiblesse des âmes, refuge des faibles. En vérité, jamais un mépris aussi profond - ni une diatribe aussi forte - n’a été jeté à la face des « idéologues ». Christianisme, libéralisme, socialisme, anarchie, idéaux libertaires, rêves d’une humanité libérée de la laideur et victime de l’oppression , petites idées affirmées jadis par les esclaves juifs et, plus tard, par les rudes Allemands - la Réforme - plus tard par les Français, pourris par la moralité et la sentimentalité chrétiennes - par la Révolution française - et aujourd’hui par le règne universel du médiocre. Ce sont les pires symptômes de la décadence, le "crépuscule de l’homme".

Le nouveau philosophe n’a qu’à s’associer aux hommes de décadence pour accélérer sa décomposition. Plus vite cela se produit, moralement et socialement, plus vite on peut reconstruire la vie sur les décombres du vieux monde. Si quelque chose nous rapproche de Nietzsche, ce serait notre point de vue. Au-delà de la base des « idées modernes » qui doivent triompher, puis se décomposer immédiatement et finalement céder la place à notre éternel noble idéal, signal de la résurrection des forces vitales de l’humanité, il entrevoit néanmoins un autre idéal. Jusqu’à présent, chaque société humaine aristocratique a toujours œuvré pour faire évoluer le type humain, et il en sera toujours ainsi : c’est le travail d’une société qui a la foi depuis longtemps, dans la hiérarchie, dans l’accentuation des différences entre les hommes et l’homme et qui a besoin de l’esclavage dans un sens ou dans un autre. . . La science gaie.

Ce n’est pas à moi de réfuter les affirmations contenues dans cette incantation. Nietzsche les défend avec subtilité, obstinément, en recourant à une dialectique développée à l’école des sophistes allemands, avec toute la ferveur d’une conviction passionnée. C’est ainsi qu’il défend l’autorité farouchement combattue et démembrée par la plupart des penseurs. Cette question de l’autorité et de la liberté peut être résolue par la sociologie. Élisée Reclus, Herbert Spencer et Tylor, pour ne citer que les meilleurs d’entre eux, ont conclu à partir de l’examen des faits que la « plante humaine » ne peut pousser que dans un air frais, sous le soleil. Il ne possédera que toute sa beauté potentielle et produira ses plus beaux fruits le jour où les ombres qui l’emprisonnent se dissipent.

L’erreur principale de cet individualisme d’oppression est qu’il restitue l’ancienne idée de liberté et de grands actes, selon laquelle l’exercice de l’autorité accroît les possibilités de plaisir et d’effort utile. Cela n’est vrai que dans un sens restrictif, car les avantages que les dominants retirent du travail des esclaves ne valent certainement pas l’abdication profonde de leurs meilleures énergies. La personnalité de l’oppresseur ne s’affirme qu’en se déformant et cette déformation professionnelle conduit fréquemment à des aberrations monstrueuses. D’une manière générale, la victoire apparente dans le domaine des actes positifs ne vaut guère la défaite intérieure, le désastre irréparable dans lequel tombent les plus hautes aspirations du cœur et de l’esprit. Aucun homme n’est aussi sujet à l’esclavage que celui qui possède des esclaves. Il ne peut ni fuir ni se libérer mais doit plutôt garder et défendre ses richesses, se perdre dans des travaux serviles. Il ne peut ni contempler, ni aimer, ni rêver, ni penser, ni travailler librement. Il est emprisonné par ses intérêts. Ces nécessités du combat quotidien, victorieuses ou non, tuent lentement mais sûrement ce qu’il y a de mieux en l’homme.

Et pourtant, "toute lumière est en vous". Le Christ ne dit-il pas qu’ « après avoir gagné le monde, il a perdu son âme » ? Je critique l’individualisme autoritaire de Nietzsche de ne pas avoir pris en compte le subjectivisme. L’individualiste s’affirme par son sa propre valeur interne, par la domination de soi, par le culte du raisonnement impartial, par la générosité, le désintérêt et l’idéalisme caractéristiques de l’égoïsme supérieur, et par l’effort intense d’une volonté fervente et judicieuse, ce qui est beaucoup plus proche de la vraie noblesse.

L’ancienne noblesse, résultat de la victoire, a parfois engendré de beaux types d’humanité.

Le seigneur français du XVIIe siècle était si cultivé, si courageux, si riche en honneurs, si plein d’abnégation pour son roi, si imprégné de sa supériorité sur le vilain, que pour lui toute solidarité humaine s’arrêtait aux frontières de sa caste. Le gentilhomme était sans aucun doute l’homme le plus civilisé que la pauvre espèce humaine puisse produire à ce moment de l’histoire. Plus tard, les conditions pour la réalisation de la noble individualité ont complètement changé. Il serait fou de vouloir remonter plusieurs siècles en arrière. Les vilains, les gentilshommes, les nobles, ces trois classes ont disparu. Les combats pour l’argent et pour les idées ainsi que les travaux de l’intelligence ont créé de nouvelles conditions d’existence. Il n’y a plus de classes mais plutôt des distinctions. La vertu suprême n’est plus l’autorité, mais l’originalité, l’indépendance et le dédain du pouvoir.

Les nouvelles mobilités, contrairement aux anciennes, échappent à toute stratification. Ils viennent de l’immense masse anonyme et y retournent. Pour l’homme, il n’y a pas de différence entre les races serviles et les races fières, comme chez les chiens entre les courses de chasse et les courses de garde.

L’homme noble, l’homme supérieur de demain sera un homme complet : une intelligence claire, un cœur capable d’émotion, une énergie virile. Ni envers lui-même ni envers les autres, il ne commettra le crime d’obéir et de commander. Il sera le guide, l’exemple, le sage, le héros, jamais l’homme au fouet. Ce nouvel idéal n’est pas seulement le nôtre. L’histoire de notre civilisation révèle la lente ascension du troupeau humain vers les hauteurs où cet idéal va naître, soumis à des lois aussi certaines et aussi inéluctables que celles qui régissent la chute des corps. Nos sociétés, malgré les périodes de régression vers la barbarie qu’elles traversent - comme notre époque - vont du despotisme à la liberté, de la règle du garrot et du glaive à la règle du droit interne, de la hiérarchie des classes à l’individualisme. Rien ne peut arrêter cette évolution, qui est liée au même processus que la vie cosmique. C’est en tout cas ce que certains grands esprits ont conclu, des esprits que Nietzsche détestait.

* * *

Même si nous convenons que l’argument de Nietzsche est fort et extrêmement séduisant, il repose en réalité sur un préjugé. Cet intellectuel avait une passion brutale pour les énergies actives, extériorisées et positives. Nous voyons en lui l’amour de l’effort physique, de la bataille, tel qu’il a été ressenti par nos ancêtres au XVIe siècle, pour qui il témoigne d’une admiration sans réserve.

Mais d’un point de vue philosophique, l’argument passionné pèche par excès, et plus encore lorsque l’on essaie de lui donner une apparence scientifique.

Nietzsche n’a pas tenu compte de cette partie de la vitalité et de la beauté des énergies révolutionnaires qui ont été actives dans le monde entier depuis le début du siècle dernier. Il agissait comme si les persécutés, les indomptables, les rebelles, les idéalistes et les désespérés, luttant contre l’ancien ordre social, n’avaient pas témoigné de leur existence parmi les classes inférieures, « la race des esclaves », et comme si ils n’avaient pas de ressources intellectuelles et morales aussi grandes que celles des classes les plus favorisées.

Du seul fait qu’elle ait suscité des révoltes, de la fermentation idéologique, de nombreuses tentatives de réalisation de ses objectifs, du socialisme et de l’anarchisme, l’idée révolutionnaire s’est affirmée comme une force de transformation qu’il ne faut pas déprécier. Et Nietzsche, qui admire toutes les formes de force, n’a pas su lui rendre justice. Il n’a pas non plus su adapter sa pensée aux résultats des enquêtes sociologiques modernes. Il oppose de simples affirmations aux travaux d’économistes, de psychologues et de sociologues, reconstituant pas à pas les étapes du progrès passé afin d’anticiper les progrès futurs.

« La servitude du plus grand nombre est la condition du progrès de la civilisation » : telle est l’une de ses thèses préférées, contredite par l’investigation scientifique. Ce n’est pas à cause de la servitude, mais malgré cela, que la marche en avant de l’homme vers le bien-être s’est poursuivie. L’un des principaux facteurs de progrès est précisément l’effort incessant de l’individu pour se libérer de ce qui lui est imposé. On peut même ajouter que l’existence même de l’injustice dans la société - qui constitue déjà en soi un déséquilibre - crée un danger pour la culture. Une civilisation qui n’appartient qu’à certains, et dont les meilleurs fruits n’appartiennent qu’à une minorité, peut être affaiblie ou détruite par le semi-barbare qu’elle n’a pas su valoriser. Les villes de l’Antiquité se sont décomposées non seulement sous les coups de l’envahisseur, mais encore plus à cause de l’indifférence des masses asservies qui ne se souciaient pas de le défendre. Qu’importait le million d’esclaves des sept collines qu’Alaric avait saccagé les temples en marbre, qui n’avaient aucune valeur à leurs yeux ?

Contrairement au postulat nietzschéen, la vérité est que toute élévation du type humain est le résultat d’une libération ; que chaque culture est le fruit de nombreuses activités victorieuses contre ce qui nous est imposé et que les sociétés fondées sur la violence et l’iniquité se dégradent sous l’effet de la violence et de l’iniquité.

3. Nietzsche, bon impérialiste allemand.

Les événements actuels jettent un nouvel éclairage sur le monde des idées. Dans cette lueur malsaine, nous rencontrons des apparences que nous ne connaissions pas et que nous n’avions pas prises en compte. Et si les volontés obstinées, les droits et les raisons supérieures ne faiblissent pas, les illusions, au contraire, disparaissent complètement. Nous régnons sur le monde par en bas. Combien de masques sont tombés devant ceux qui nous connaissent ! Combien d’idées niées, profanées, déformées, déguisées sans qu’on s’y attende, et combien de visages voilés ! Et même les morts, dont le travail semblait achevé, sont transformés. Et après tout cela, j’entrevois un nouveau Nietzsche, le vrai, celui qui était un bon impérialiste allemand malgré lui. « Depuis que nous voyons l’aube noire se lever dans les cieux des plus puissants », selon le magnifique vers de Victor Hugo ; puisque les tables de la loi sur lesquelles étaient inscrites les définitions du bien et du mal ont été brisées et que seule la violence compte, le penseur qui a écrit Dawn, qui voulait situer l’effort de vivre « au-delà du bien et du mal », le grand amoraliste nous apparaît être un précurseur. Il a précédé l’Allemagne impérialiste existante sur la route qui mène aux décombres d’une civilisation.

Un allemand contemporain et un impérialiste allemand : c’est ce que Nietzsche semble avoir été jusqu’à sa moelle. De ses origines germanique et protestante viennent son tempérament actif, son sens des réalités, sa vigueur passionnée si différente de l’insouciance d’un sceptique français comme Renan ou Anatole France, ou du positivisme réflexif de libres penseurs anglais, comme Bain, Spencer et Stuart Mill. Fils de pasteur protestant, il doit certainement à sa profonde culture chrétienne sa capacité à comprendre de manière aussi pertinente les questions de moralité et à se libérer des opinions reçues. L’auteur de L’Antéchrist, aux heures les plus tragiques de son existence solitaire, a signé ses lettres « Le Crucifié » et a donné à l’un de ses livres un titre dont la signification cruelle provient d’un épisode de l’histoire évangélique, Ecce Homo. Nous pouvons en déduire dans quelle mesure son éducation chrétienne primitive a contribué à la formation de sa personnalité prodigieuse. Je voudrais souligner qu’il n’existe aujourd’hui dans aucun pays latin de groupe religieux comparable par le sérieux de sa foi, ses coutumes et sa liberté de pensée vis-à-vis du protestantisme allemand et anglais.

Au moment même où Nietzsche écrivait, d’autres penseurs français et anglais poursuivaient le même but, inspirés par le même concept scientifique de l’univers, appliquant, comme lui, les notions récentes du déterminisme à l’étude des phénomènes les plus complexes de la vie humaine. Spencer, que Nietzsche a critiqué dans l’une de ses pages les plus injustes, a publié un énorme livre sur ce sujet. Et pour montrer le contraste entre le tempérament de l’impérialiste allemand moderne et celui de ses rivaux, nous citerons Taine, qui était aussi implacablement logique, consacrant toute sa vie au culte de la pensée, aimant la vie de toute son âme de poète, et dans la vie, aimant la force ; et Guyau qui, étudiant en éthique, a fondé la morale anarchiste dans un ouvrage définitif intitulé « Essai sur une moralité sans obligation ni sanction » ; et enfin, Carlyle, « ce provocateur semi-comique, ce séduisant sans goût », selon Nietzsche, qui, comme lui et un peu avant lui, adorait le créateur de nouvelles valeurs. Taine et Guyau, avec leur méthode française, leur esprit philosophique souverain, l’harmonie de leur pensée et de leur langage, ont formulé les mêmes idées mais sans violence, sans impétuosité et sans aucune modification du fondement de la vie. Il semble que Carlyle, animé par la flamme de la lumière intérieure des descendants des croyants, soit également resté en dehors de la vie active sans se rendre compte que toute idée « était une force visant à se réaliser ». Le tempérament guerrier de Nietzsche était nécessaire pour le déterminisme, l’atavisme et l’amoralisme pour réussir à représenter de nouvelles raisons d’agir, de nouvelles « raisons de vivre » dans la réalité quotidienne. Pour se rendre compte à quel point leurs personnages étaient différents, il suffit d’ouvrir un livre de Nietzsche et de comparer l’une de ses pages à celle de Taine. Par exemple : « Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit », a déclaré Zarathoustra. Son créateur écrit vraiment avec son sang. Il a consacré sa vie à ce style tourbillonnant, aussi fébrile qu’intense, enivrant, parsemé de cris et d’invectives, rempli d’images brillantes, unique.

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Signalons ici que cette faculté d’être passionné d’idées, si rare chez les humanistes d’aujourd’hui, coexiste chez Nietzsche avec une extraordinaire aptitude à la spéculation abstraite. Qui plus est, dans notre vieille Europe, seules les races germaniques semblent avoir hérité des anciens Hindous le don de l’enquête métaphysique. Seuls ils ont osé creuser dans les profondeurs des problèmes de l’essence, des causes primaires et des causes finales. De Leibniz à Nietzsche, ils ont donné au monde plusieurs générations de philosophes et de métaphysiciens assez audacieux pour tenter de comprendre l’univers. La France a produit Auguste Comte, l’Angleterre Spencer, l’Allemagne Hegel et aujourd’hui Haeckel, le plus métaphysicien des scientifiques. Nietzsche appartient à cette grande école en tant que disciple de Schopenhauer. Par cette paternité intellectuelle, il reste uni aux prodigieux sophistes, aux abstracteurs de la quintessence, aux créateurs des cosmogonies que furent Hegel, Fichte, Schelling et Hartman. Seul son préjugé fondamental est contraire à celui de son ancien maître. Il ne veut pas l’extinction de la volonté de vivre à travers les renoncements du sage, mais plutôt l’exaltation de la volonté de puissance à travers l’activité du destructeur et du créateur. Il ne veut pas fuir mais plutôt accepter avec joie la noble peine de vivre.

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Ce qui caractérise l’élite intellectuelle allemande actuelle est un culte de l’intelligence et de la force brute, tandis que pour d’autres peuples, en particulier chez les Latins, la culture est synonyme de raffinement, de renoncement à la violence et de prédominance des valeurs spirituelles. L’impérialiste allemand contemporain est profondément amoureux de la connaissance, est un poète et un esprit spéculatif, mais met l’intelligence au service de la force brute. Il semble considérer la violence victorieuse comme la réalisation totale de la force. Peut-être pouvons-nous définir la loi la plus générale de sa pensée, celle qui donne à tous les autres leur structure originelle : un culte de l’intelligence et un culte de la force. De là découlent l’impérialisme, l’organisation sociale, les castes, les honneurs, l’aptitude à obéir et à diriger, l’absence de scrupules moraux, le dédain pour les idées, en particulier les idées modernes, c’est-à-dire le mépris napoléonien des idéologues. Que reste-t-il du concept de justice lorsque les canons explosent ?

Si nous devions juger les faits évoluant actuellement dans une séquence où aucun lien n’échappait à notre regard, depuis les guerres bismarckiennes jusqu’à la nouvelle destruction en cours, nous verrions qu’il ne s’agit que de la traduction de concepts que Nietzsche a prophétiquement exprimés écrivant : « L’heure revient, toujours renaître, l’heure à laquelle les masses sont disposées à sacrifier leur vie, leur fortune, leur conscience, leur vertu, afin de procurer cette joie supérieure de gouverner une nation victorieuse et tyrannisant de manière arbitraire d’autres nations. » (« Sur la grande politique », dans « L’Aube »).

« Nous sommes entrés dans l’ère de la guerre classique, à la fois scientifique et à la fois populaire, de la guerre rendue célèbre par les méthodes, les talents et la discipline employés. Tous les siècles à venir seront empreints d’envie et de crainte devant cet âge de perfection. »

« Nous, les apatrides, « bons Européens », réfléchissons à la nécessité d’un nouvel ordre ainsi que d’un nouvel esclavage. »

« ... parce que croyez-moi, le secret de la récolte de la plus fertile des existences et de la plus grande joie est de vivre dangereusement. Soyez des voleurs et des conquérants si vous ne pouvez pas être des dominateurs et des possesseurs, vous qui cherchez la connaissance. » (Le Gai Savoir »)

Ou quand il exultait avec la même ferveur qui devait guider les mauvais bergers de la nation militaire : « Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre. Je vous le dis, c’est une bonne guerre qui sanctifie toute cause. » (Zarathoustra)

Ces aphorismes écrits il y a vingt ans prennent une signification singulière lorsque nous les plaçons en parallèle avec les suivants :

Le grand sage Ostwald, créateur d’énergétique, a écrit :

« L’Allemagne veut organiser l’Europe… Ici, tout tend à tirer le maximum de la société… Le stade d’organisation est un stade plus élevé de civilisation… »

« La culture est une organisation spirituelle du monde » qui n’exclut pas la sauvagerie sanglante. « C’est au-dessus de la morale, de la raison et de la société… »

(Citations extraites de Romain Rolland dans son livre « Au-dessus de la mêlée »).

Comme nous pouvons déjà le voir, fils spirituel de Goethe, Hegel, Heine et Schopenhauer, Nietzsche est manifestement de la race de Bismarck et de Hindenburg, la race des prédateurs.

Entre sa vision de l’avenir et la nôtre, il y a un abîme impossible à combler. Deux idéaux restent présents dans notre humanité détruite : l’impérialisme et l’idéal libertaire. Le premier s’affirme par fratricide, par victoire au couteau et au feu, par oppression, par la crucifixion perpétuelle d’une autre espèce ; l’autre indique un nouveau chemin, le seul qui puisse conduire l’humanité vers une perfection saine sans bestialité ; vers des victoires qui ne sont pas ternies par la descente dans la lie, le sang, le mensonge, la haine folle et l’aveuglement.

Ces idéaux soutiennent la lutte dans toutes les nations et, sans aucun doute, dans tous les cœurs. Il y a une Allemagne libertaire, tout comme il y a une Angleterre, une France et une Amérique impérialistes. Les deux sensibilités, l’une héritée d’un passé immémorial de tortures ancestrales et l’autre de l’instinct du bien-être, le levier de tout progrès, dominent à tour de rôle tous les groupes ethniques ou nationaux. L’Allemagne contemporaine, dans ses tendances les plus générales et dans l’œuvre de Nietzsche, est l’expression de l’impérialisme conscient à son plus haut degré de développement.

Nous devons nous rappeler l’idéalisme brillant et rebelle de l’Allemagne de Schiller, du paganisme admirable de Goethe, de la logique nihiliste invincible de Stirner, du socialisme de Lasalle et de Marx, du révolutionnisme de Wagner ; il faut se souvenir de tout cela pour connaître le pouvoir des idées, nous qui n’avons d’autre force que celle de l’idée ! Le culte maléfique de la violence a transformé l’Allemagne en horde que nous voyons maintenant. D’autres idées, d’autres volontés déjà actives vont le régénérer lorsqu’il finira par comprendre que la libération de l’animal humain, même armé de science et de logique, n’est pas un moyen d’accéder au surhumain mais bien un retour à l’anthropoïde prognathique, le sous-homme des cavernes.

4. Le rebelle : son influence

J’ai présenté l’impérialiste Nietzsche qui, par la réalisation du surhumain, ne réussit qu’à rester « trop humain » et trop actuel en ces temps troublés. Mais chaque personnalité est multiple. Il serait plus correct de dire qu’en chacun de nous, il existe diverses personnalités potentielles ou actives qui dominent successivement, ce qui nous oblige à adopter des attitudes divergentes ou contradictoires. C’est ainsi que sous la pression de circonstances exceptionnelles, des caractéristiques inattendues se révèlent, incohérentes et logiques, paradoxales et nécessaires.

Tout l’homme est dans chaque homme, et plus la vitalité d’un individu est grande, plus il doit concilier ses contradictions les plus profondes. L’autoritaire passionné, se sentant cerné de toutes parts, gêné par les mille obstacles de la société, constitué d’innombrables intérêts liés les uns aux autres et opposés au développement de l’homme prédateur, souffrant de se voir entouré de créatures médiocres, par des institutions pourries, par la mesquinerie et la misère, même par ces rebelles autoritaires. C’est l’impossibilité de vivre contre laquelle tout homme de pensée et de volonté, même s’il est notre ennemi, doit immédiatement faire entendre sa voix pour protester. La différence entre son acte et le nôtre réside dans la conscience des motifs et des fins. Celui qui veut aller librement vers l’avenir avec ses frères doit se rebeller au nom de la souffrance partagée dont il n’est qu’une partie infinitésimale. Celui qui veut être dominateur et qui ne peut le devenir doit se rebeller contre les obstacles qui limitent sa force. Nietzsche était l’un de ces derniers et magnifiquement. Un pamphlétaire non seulement de ceux qui se soulèvent contre le tyran du moment, mais de ceux qui marquent toute une société du sceau de leur mépris sarcastique. Il était satirique à la manière de Juvénal, d’Aristophane ou plus près de nous de Rivarol qu’il appréciait ; il était critique et ironique, semeur de paradoxes et d’idées qui sortaient les gens de leur torpeur. Car la rébellion lui a ouvert l’horizon, et c’est ce qui le rapprochait parfois de nous d’une manière étrange ! Contradictoire et paroxystique, il est difficile de ne pas l’imiter lorsqu’on parle de lui, tant les différents aspects de son œuvre sont déconcertants. Est-il vrai que c’est l’apôtre de la violence qui, lorsqu’il a écrit sur le moyen d’atteindre la paix véritable, a déclaré qu’un jour viendrait où le peuple le plus puissant casserait de son plein gré ses épées ? « Mourir plus tôt que la haine et la peur, et mourir deux fois plus tôt que de se permettre d’être haï ou craint. Il est nécessaire qu’un jour cette maxime exaltée devienne celle de toute société établie. » (L’Aube)

Nietzsche a aperçu toute la liberté, toutes les possibilités de la vie offertes à l’homme du futur ; à celui qui viendra bien après nous, après que les chaînes soient tombées. À un moment de grande sérénité, quand les voix impérieuses des instincts primitifs se figèrent en lui, il comprit quelle direction la beauté nous conduisait pour traverser les ténèbres d’aujourd’hui. Et il l’a affirmé en termes clairs. Je ne citerai qu’une de ses pages les plus critiques. Voici comment il décrit le militarisme.

« Un frein à la culture. - Quand on nous dit qu’ici les hommes n’ont pas le temps de faire des occupations productives, parce que les manœuvres et processions militaires prennent leur temps, et que le reste de la population doit les nourrir et les vêtir, leur tenue étant toutefois frappante, souvent gaie et pleine de absurdités ; que seules quelques qualités distinguées sont reconnues, que les individus se ressemblent plus qu’ailleurs, ou du moins qu’ils sont traités comme des égaux ; cependant, l’obéissance est exigée et cédée sans raisonnement, pour les hommes qui ne commandent pas et ne cherchent pas à convaincre ; qu’ici les punitions sont peu nombreuses, mais ces quelques-unes cruelles et susceptibles de devenir les dernières et les plus terribles ; que la trahison est considérée comme l’infraction capitale et que même les plus audacieux ne se livrent à la critique des maux ; que là encore, la vie humaine n’est pas chère et que l’ambition prend souvent la forme de mettre la vie en danger - quand on entend tout cela, on se dit tout de suite : « C’est l’image d’une société barbare qui repose sur une base dangereuse ». Un homme ajoutera peut-être : « C’est un portrait de Sparte. » Mais un autre deviendra méditatif et déclarera qu’il s’agit d’une description de notre système militaire moderne, tel qu’il existe au milieu de notre culture et de notre société totalement différentes, un anachronisme vivant, comme dit plus haut, l’image d’une communauté reposant sur des bases dangereuses ; une œuvre posthume du passé, qui ne peut que freiner les rouages du présent. - Cependant, parfois, même un frein à la culture est indispensable - c’est-à-dire lorsque la culture progresse trop rapidement vers le bas ou (comme peut-être dans ce cas) vers le haut. » (« Le vagabond et son ombre », dans « Humain, trop humain »)

Il a écrit avec joie : « Nous, les apatrides, nous sommes de bons Européens… », « Du côté du crédit de ses grands concepts, nous devons placer celui de l’Européen, pas celui d’une nation ou d’une race, et encore moins d’une société fondée sur l’égoïsme, la somme de petits objectifs - un État - mais plutôt de toutes les races qui ont mélangé leurs coutumes, leur sang et leur sève sur l’ancienne terre de l’Europe pour produire les générations complexes d’aujourd’hui, héritières, en vérité, de tout effort humain. Et comme cet auteur est indigent, toutes les petites patries ambitieuses ! Nous comprenons Zarathoustra quand il dit : « Quelle patrie ! Là où pousse notre barre là où est la terre de nos enfants ! »

« Suivez votre chemin et laissez les peuples et les nations suivre les sombres chemins dans lesquels aucun espoir ne brille. »

Il a placé des trônes dans la boue et a été horrifié à la fois par la place publique et les politiciens qui sont ses mouches bourdonnantes. Il a ridiculisé les moralistes, dont les vertus ressemblent aux graines de pavot qui « procurent une bonne nuit de sommeil ».

« Je suis Zarathoustra l’impie qui dit : qui est plus impie que moi pour profiter de ses enseignements ? »

* * *

On ne devrait pas trouver étrange de le voir exprimer ainsi des idées qui paraissent généralement contradictoires. L’origine de ses erreurs - et je pense que c’est le mot qu’il faut utiliser - se trouve dans l’origine même du pouvoir qui a fait de lui un grand poète, un pamphlétaire et un nouveau philosophe : l’extraordinaire intensité de son esprit cérébral, la vie, ce qui a suscité une conscience instinctive de la vitalité hyperesthésique. Ayant presque tout essayé, il pouvait aussi tout comprendre et tout expliquer. Et étant trop volontaire, aimant excessivement le fait de se sentir vivre intensément, il n’a pas consenti à s’incliner devant les systématisations logiques de la pensée qui finissent par nous emprisonner. Mieux vaut paraître incohérent. L’essentiel n’est pas d’imposer, outre l’admiration actuelle des hommes, un nouveau dogmatisme, mais plutôt de les réveiller, car ils sont endormis dans le lit de vieilles croyances. Nous devons les faire vivre et, surtout, les rendre capables de vivre intensément par eux-mêmes, de contempler, de comprendre, de créer.

C’est là, sans l’ombre d’un doute, son idée aussi bien que la nôtre, et j’estime que nous ne devrions pas regretter qu’il ait souvent été paradoxal ou inconsistant, mais qu’il ne l’a apparemment été que plus.

Une logique supérieure l’a guidé. En lui, le rebelle et l’enquêteur audacieux n’ont jamais cessé d’obéir aux injonctions du philosophe de l’autorité et de la violence. États, patries, armées, églises, famille, moralité, idées modernes, autorités décrépites minées par les décadents qui veulent la bonté, la justice, l’égalité et la paix parce qu’elles causent la dégénérescence : ces personnes portent les ressorts de grands actes. Ce sont des hommes diminués, et puisque dans cette société l’humanisme grandit en faisant reculer les formes saines de la vie impie et belliqueuse, il est nécessaire d’accélérer l’effondrement de ce monde en chute libre.

"L’homme doit être le meilleur des prédateurs."

"Smash, écrase le bon et le juste."

Nous avons déjà vu les faiblesses et les erreurs au cœur de cette thèse. Il y croyait de toute son âme et l’expliquait et la défendait toujours comme un dialecticien passionné, et c’était la raison de ses révoltes.

* * *

Il existe une étude intéressante sur l’affinité des contraires et leurs influences psychologiques. Les gens n’ont pas toujours été justes envers Nietzsche. Tout bien considéré, il s’exprima assez clairement et brutalement. Il faut vraiment y travailler pour voir en lui autre chose qu’un rebelle et un critique. Comment alors peut-on expliquer, autrement que par l’affinité des contraires, son immense influence sur des groupes aux mentalités diamétralement imposées ? Bon impérialiste allemand, il trouva de nombreux disciples en France. Aristocrate autoritaire, il était tellement apprécié des anarchistes qu’il semblerait que certains s’appellent Nietzschéens.

Je vais hasarder deux explications : j’aime sa vitalité débordante, contagieuse pour tous ceux qui l’approchent : tel est le prestige de sa vie. Nous sommes tous fatigués des philosophies incolores, du verbiage, des mots usés, des expressions hypocrites, des enseignements dépourvus de sincérité et de passion. Tout cela finit par perdre l’obscurité. Oh, les idées stupides qui végètent dans cette vie sans effusion de sang, les discours officiels, les pauvres petits mensonges, les idées minuscules des Lilliputiens. On veut se couvrir les oreilles et crier : « Assez ! » Mieux vaut dormir que cette décadence de l’âme. Bienvenue, laissez-le entrer, l’homme, d’où qu’il vienne, qui aime et déteste, dont le discours sincère nous dit : « Je désire ! Faites de la place ou je dégagerai la route malgré vous. »

Cet homme, même s’il est notre ennemi, donne l’exemple et nous apporte quelque chose de très précieux : sa vérité, une vérité précieuse.

La deuxième explication serait la suivante : connaissant nos diverses insuffisances, nous aspirons tous à nous perfectionner. Nous sommes donc attirés par ceux qui ont des qualités opposées aux nôtres. Être doux, nous aimons les violents ; étant rationnels, nous cherchons délibérément l’instinctif ; sentimental, le rugueux nous plait. C’est l’appel des forces autres que celles que nous entendons en nous, et nous nous dirigeons continuellement vers des potentialités inconnues.

Revenons aux faits. Quelle que soit la cause, l’influence de Nietzsche dans le monde latin et dans les milieux libertaires est grande. Naturellement, ses enseignements étaient déformés. On peut dire de ses disciples qu’ils ne l’ont jamais très bien compris. « Toute parole véridique, si elle est entendue par trop d’hommes, est transformée en mensonge à cause de ceux qui sont superficiels, des calculateurs, des charlatans », a écrit un autre individualiste, notre anarchiste Han Ryner. Comme il n’y avait que vérité dans le mot de Nietzsche, nous notons qu’il a été mal compris et systématiquement déformé par certains pour le rendre anarchiste, et par d’autres pour le justifier par des arguments extraits de ses œuvres, de leur esprit bourgeois, de leur ambition et de leurs relations vulgaires, un égoïsme qu’il aurait dédaigné comme la plus grotesque de choses trop humaines.

Mais c’est la chance de tous les enseignements. Les petites choses passent, mais l’œuvre reste. Les graines que Nietzsche a répandues sont également tombées sur de meilleures terres, où elles ont proliféré. Elles ont produit un vaste mouvement intellectuel. Je n’aurai pas la témérité de procéder à un examen complet, mais je ne mentionnerai que certains noms qui témoignent de l’importance du nietzschéisme dans la culture française. Il ne fait aucun doute que son influence était énorme, en particulier à l’époque contemporaine, et peut-être plus en France qu’ailleurs.

Henri Albert et Lichtenberger ont soigneusement traduit sa pensée pour en faire ressortir les nuances les plus subtiles. Daniel Halévy lui a dédié une biographie aussi pieuse que complète. Jules de Gaultier, l’un des esprits spéculatifs les plus originaux de notre époque, l’a commenté et expliqué sa pensée dans plusieurs ouvrages de valeur. Georges Palante, sociologue et critique, s’est largement inspiré de son travail, aux côtés du Dr. Élie Faure dans ses études d’art et de Georges Sorel dans ses travaux de sociologie, dont « Réflexions sur la violence ».

Dans le monde anarchiste, seule la tendance individualiste a ressenti cette influence, et cela très profondément. Et pourtant, mon impression est qu’il y avait généralement un malentendu en raison de l’ignorance de l’ensemble des idées de Nietzsche. Certains anarchistes russes se sont qualifiés de Nietzschéens. Aux États-Unis, le journal Nihil représentait cette tendance. On retrouve à des degrés divers la même influence dans le travail de Libero Tancredi en Italie, dans la revue El Unico publiée au Panama, dans l’anarchisme à Paris et dans l’organe individualiste français « Par-delà la Mêlée ».

Mais cette influence est-elle bonne ? Je n’ose pas répondre par l’affirmative. Les travailleurs qui constituent la majorité de nos groupes ne sont généralement pas suffisamment éduqués pour affronter la séduction énergétique de l’impérialisme passionné à l’esprit critique. Il arrive souvent qu’ils ne le comprennent pas ou qu’ils le suivent immédiatement, presque à l’aveuglette. Et le suivre, c’est nous abandonner. Cela arrive aussi, et c’est peut-être pire, qu’en voulant suivre son idéal de surhomme, si démesuré par rapport aux forces combattant une réalité terriblement médiocre, une sorte de fierté enfantine s’empare de notre camarade et l’isole dans un « culte de soi » stérile et bornée.

Malgré ces réserves, on ne peut s’empêcher de voir en lui un initiateur. Il nous fait penser et vivre. Et pour ceux qui, grâce au développement de leur esprit critique, savent rester fidèles à eux-mêmes, son œuvre contient tant de richesses fertiles.

* * *

Appliqué aux problèmes sociaux, sa philosophie n’est pas très originale. Ce n’est rien d’autre que le darwinisme social exprimé avec une qualité de pensée et de style singulière. Et ce que l’on appelle parfois ce nom n’est autre chose qu’une théorie bien ancrée, propre à l’ancienne société, dans laquelle l’homme exploite son prochain, concept que Darwin n’a jamais formulé, bien au contraire.

« L’homme est un loup pour l’homme », a déclaré Hobbes au XVIIe siècle. Il a été répété à notre époque en transposant au domaine social le principe de la lutte pour la vie et la sélection naturelle - la survie du plus apte - et en pensant que les inégalités et les misères produites par les lois naturelles inévitables et bienfaisantes étaient les conditions pour toutes les formes de progrès. Kropotkine a écrit son livre décisif intitulé « L’entraide mutuelle, un facteur de l’évolution » pour contester cette thèse, soutenue en Angleterre par Huxley. Voici sa démonstration : Ce n’est pas à travers une lutte interne que les espèces progressent, mais à travers l’association à la lutte contre la nature. Darwin lui-même écrivait : "Il n’y a pas de lutte entre individus de la même espèce, sauf en cas de pénurie ou de compétition sexuelle." Et même dans ce dernier cas, la lutte assume souvent des aspects de l’émulation qui excluent tout recours à la violence, car ils sont inutiles et trompeurs. Les loups, les tigres et les requins ne se dévorent que dans les cas où la faim les met sous contrôle, car si cela se produisait, ils disparaîtraient de la surface de la terre pour laisser la place à d’autres espèces plus capables de fraternité et de paix.

Si l’homme a pu quitter sa grotte, où il passait la nuit de peur des bêtes, c’est que les hommes se sont mutuellement aidés quotidiennement au cours de plusieurs siècles. C’est pour cette même raison que la civilisation a survécu à des guerres criminelles et que le progrès a pu reprendre. Les luttes fratricides dévastent périodiquement l’humanité. Demain, ces derniers sortiront, de la tragédie actuelle, malades, appauvris, convalescents et paresseux, mais rassembleront les hommes qui reprendront la vie ; entreprendront la bonne et saine lutte pour se rendre mieux et plus heureux. L’immense crime qui est commis actuellement ne témoignera pas contre la loi de l’entraide, comme de la folie contre la raison. L’impérialisme reste réfuté par les faits, et il ne faut pas l’oublier, quel que soit le prestige du poète qui le défend.

5. Dionysos - Conclusion

Les hommes ont toujours aimé les symboles. Lorsqu’ils conçoivent la grandeur et la beauté potentielle de leur vie, ils aiment imaginer des formes parfaites qui sont si vivantes qu’elles dépassent immédiatement la réalité médiocre. Cette création sans cesse renouvelée de leurs divinités éternelles se produit chez les individus les plus clairvoyants. Comment ne pas incarner dans des images de rêve l’amour, la joie, l’espoir, la victoire de la vie et la vie elle-même avec ses nombreuses richesses sidérales, terrestres et humaines ? Mais les gens qui « regorgent d’allégories », de symboles les plus élevés, de poètes dressent des statues immaculées et primitives qui expriment simplement l’idéal de l’homme. Nietzsche a construit le sien, ancien mais revivifié par le don de son esprit résolument moderne, et l’a appelé, en grec, Dionysos.

Les plus grands amoureux de la vie ont dû choisir parmi les anciens dieux, qui ne mourront jamais complètement, car au-dessous de mensonges et de déformations mystiques, ils incarnent des aspects de la nature sous forme de figures, humaines bien qu’héroïques. On pourrait dire qu’il devait choisir parmi eux celui qui personnifiait la joie saine d’exister. En opposition aux cultes qui dédaignaient et condamnaient la vie physique, Dionysos l’exaltait sans l’appauvrir, avec noblesse et harmonie. On peut l’imaginer comme un athlète moqueur qui, dans un de ces jardins où Epicure invitait ses jeunes amis, entouré de jeunes femmes nues, de poètes et de sages, élève une tasse de vin savoureux à travers un rayon de soleil. Et ce vin de Dionysos est le jus de tous les fruits de la terre, le plaisir offert à tous, qu’il faut accepter sans réserve. Dionysos a enseigné la beauté de l’amour charnel, des courses à pied et de la lutte, de la danse et du chant, de l’aventure épique et de la méditation silencieuse. Soyez complet, vivez pleinement, n’ayez pas peur de souffrir pour en jouir pleinement et vous serez comme Dionysos, l’homme-dieu qui rit et donne sans mesure, gratuitement sous les cieux libérés.

La belle bête humaine victorieuse, intelligente, destinée aux sources originelles de la vie dure et tonique que la nature accorde aux forts, telle est la qualité du surhomme. Et après tout, est-il important que Nietzsche ait mal compris certaines vérités philosophiques essentielles, qu’il se soit parfois trompé de moyen et de fin, qu’il soit passionnément injuste ? Maintenant que les critiques ont distingué entre son idéalisme rétrograde et le véritable idéalisme, nous n’avons plus besoin de craindre d’être séduits par ses erreurs. Arrêtons-nous devant la statue de Dionysos et réfléchissons aux enseignements qu’il nous a laissés et qui doivent rester. . .

Sois libre ... "Une vie libre reste ouverte aux grandes âmes"

Sois volontaire ... "Oh, Volonté, tu changes de tout besoin, mon besoin ! Épargne-moi pour une grande victoire !" Oui, quelque chose d’inutile, d’inhumable est avec moi, quelque chose qui déchirerait les rochers ; on l’appelle MA VOLONTÉ. Elle continue, et est inchangée au fil des ans."

Être généreux ! Soyez dur envers vous-même afin de vous renforcer et de vous donner plus tard sans mesure. "Je te crois capable de toute méchanceté et pour cela je te demande d’être bon."

Profite de la vie ! Avec fierté, avec beauté. Aimer la vie élevée ; savourez-le intensément. « Le plaisir sensuel est, pour les cœurs libres, quelque chose d’innocent, comme le chant de la joie terrestre ; c’est la reconnaissance débordante de l’avenir par le présent. »

« Le désir de domination qui grandit dans le pur et le solitaire, les attirant à la hauteur de leur propre satisfaction, ardent comme un amour qui tracera dans les cieux des joies séduisantes et éblouissantes. ”Oh, qui trouvera le vrai nom avec lequel baptiser et honorer un tel désir ? « Une vertu qui donne ; c’est ainsi que Zarathoustra a un jour nommé cette abstraction inexprimable. »

Soyez égoïstes ! Zarathoustra « a loué l’égoïsme, le bon et sain égoïsme né d’une âme puissante, unie à un corps svelte, beau, victorieux et réconfortant autour duquel tout est reflet. Le corps agile qui persuade, le danseur dont le symbole et l’expression sont les âmes heureuses avec elles-mêmes. Le plaisir égoïste de tels corps, de telles âmes, s’appelle la vertu. »

« Avec ce que le plaisir égoïste dit du bien et du mal, il se protège comme s’il s’entourait d’une forêt sacrée, avec les mots de son discours, il répudie loin de lui tout ce qui n’a aucune valeur. »

* * *

Certes, un tel égoïsme n’a aucune base, il est si puissant et sain que ses fruits seront nécessairement une grande bonté, un instinct de fraternité et un amour profond capable de se sacrifier. Puisqu’il cherche toujours sa propre satisfaction, c’est le principe même de l’inévitable égoïsme qu’il est nécessaire de connaître pleinement. Mais tandis que l’homme sans force ne trouve de satisfaction que dans la défense jalouse des limites de sa médiocrité, l’homme supérieur le trouve dans le don désintéressé de son pouvoir. Christ s’est laissé crucifier, car la plus grande satisfaction de son âme était le sacrifice absolu.

Un tel désir ne peut être confondu avec celui des malheureux qui, ne se contrôlant pas eux-mêmes, pensent pouvoir gouverner par le fouet. Une volonté comme celle-là exige la pleine liberté pour tous. Une générosité comme celle-ci ne peut accepter la servitude.

Si Nietzsche, poussé à l’extrême par son tempérament passionné par l’abus de sa dialectique exaltée, ne voulait pas que ce soit le cas, il nous appartient, chercheurs libres, d’approcher de son œuvre et de ne retenir pour notre édification que les enseignements valent la peine.

Il était notre ennemi. Ainsi soit-il. Lui-même nous a dit : "Désirez des ennemis parfaits."

La lutte avec eux est plus belle, plus fertile. On peut fraterniser avec des ennemis « parfaits ». « Vous ne devriez avoir que des ennemis dignes de la haine et non du mépris ; il faut que tu sois fier de tes ennemis.

Il était le philosophe de la violence et de l’autorité, mais ressentait comme nous un immense amour de la vie et du savoir, un désir invincible de se battre pour sa cause, un dégoût pour l’ordre social actuel et la règle du médiocre auquel nous descendons. Il a ressenti le besoin de détruire les vieilles idées et choses, d’aider à détruire ce qui s’effondre afin que nous puissions alors renaître.

Outre l’exemple de son audace de penseur, il nous a enseigné l’horreur de la vie médiocre, la fierté de souffrir noblement, le culte de la volonté et de la joie.

Son prodigieux talent d’expression a souvent animé les idées que nous servons. Il était sincère et puissant. Parfois, il était notre compagnon de route et peut-être qu’à ces moments, le meilleur de son âme se révélait trop complexe et varié. Le chemin de sa vie était douloureux. Rares sont les penseurs qui ont subi une telle malédiction. Incompris, non reconnu, seul, isolé dans sa pensée comme dans son existence quotidienne et malade, parfois désespéré, mais toujours capable de se maîtriser. Pendant dix ans, il erra dans une Europe déserte, où il ne vit rien qui soit digne d’être aimé ou servi. Sa voix, qui sera plus tard saluée comme celle d’un prophète, a été perdue sans échos. Personne n’a fait attention à ce grand promeneur au front large qui n’était qu’un penseur.

* * *

Après ces dix années de déracinement, la folie l’a dominé dans son isolement. Et ironiquement, celui qui a écrit de si magnifiques pages sur la mort volontaire a survécu à son intelligence de dix ans. En vérité, il a écrit avec son sang.

Pour son œuvre si puissante en ces temps de médiocrité pâle ; pour sa sincérité absolue en ces temps d’hypocrisie ; pour sa passion en ces temps de lâcheté ; par son originalité en ces temps d’uniformité ; pour sa triste fin en tant que penseur ; pour sa fin triste en fou, je l’aime. Et j’écoute et suis largement inspiré par son œuvre. Mais je ne le suis pas. Imitant son exemple de critique et de libre penseur, je ne lui demande que de l’aider à trouver ma vérité.

Je ne me fais aucune illusion quant à la valeur de ses préjugés et je ne ferme pas les yeux sur ses erreurs. Il a regardé les hommes et les choses dans les yeux avec l’insolence et le manque de respect d’un rebelle. Et comment il aurait méprisé l’aveuglement de ceux qui veulent aujourd’hui lui créer un culte vain, car ce maître ne voulait pas de disciples.

En terminant, je rappelle les paroles de Zarathoustra à ceux qui pensaient l’avoir compris : "Maintenant, je vous ordonne de m’abandonner et de vous retrouver."

Victor Serge 1917

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