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L’évolution de la question nationale

dimanche 15 mars 2020, par Robert Paris

L’évolution de la question nationale

G.I. Safarov

Janvier 1921

I

L’expérience de la révolution n’a pas été suffisamment instructive en ce qui concerne la question nationale. Au début de la révolution d’octobre cette question ne s’est pas posée aussi concrètement, ni avec une importance et une acuité aussi tangibles qu’aujourd’hui. Dans la première année du pouvoir des soviets, le droit des peuples opprimés à disposer d’eux-mêmes s’est présenté ayant tout comme la liquidation de l’héritage colonial de l’ancien Empire de Russie. La Russie tsariste opprimait et asservissait les « allogènes ». Le pouvoir des soviets devait leur apporter l’égalité nationale, jusque et y compris le droit de créer un Etat indépendant. Les besoins de la lutte avec la contre-révolution intérieure firent de cette question un problème de première urgence. Grâce à la concentration du prolétariat dans les grandes villes et les régions industrielles de la Russie Centrale, grâce à la position stratégique favorable occupée par ce prolétariat au cours de l’histoire russe, la prise du pouvoir fut on ne peut plus facile. Mais en même temps se trouvait déterminée d’avance la route historique de la contre-révolution russe, bourgeoise et aristocratique, route allant des provinces frontières vers le centre. Toute l’histoire précédente de Russie avait été l’histoire de la colonisation russe, et ce fait se marqua du coup lors de la prise du pouvoir par le prolétariat : il se heurta à la nécessité de surmonter l’antagonisme existant entre le centre russe prolétarien et les provinces frontières qui n’étaient ni russes, ni prolétariennes, entre les villes russes et les campagnes non russes. La clé de la victoire était dans la solution de la question nationale. Mais obtenir cette solution n’était pas facile. Il fallait d’abord faire l’éducation des masses prolétariennes russes infectées, dans leurs éléments arriérés tout au moins, d’un inconscient nationalisme qui les faisait considérer les villes russes comme le foyer de la révolution et les villages non russes comme le foyer de la petite-bourgeoisie, ce qui les portait à appliquer à ces villages les méthodes d’attaque employées contre le capital. Il fallait d’autre part surmonter la méfiance séculaire des provinces opprimées à l’égard du centre, la méfiance séculaire des villages non russes envers les villes et les usines russes. Les cités et les usines se sont développées et fortifiées sur les immenses étendues du monde paysan comme des centres de colonisation russe. Le Bachkir ne le sait que trop, puisque les usines du sud de l’Oural lui ont enlevé toute sa richesse et tout son sol ; le Kirghiz nomade ne le sait que trop, et regarde de travers le chemin de fer Orenbourg, Kazalinsk, Perovsk et Tachkent qui, jadis encore, étaient des nids de scorpions policiers ; le paysan pauvre d’Ukraine le sait aussi trop bien. L’attaque contre le capital, en dépassant les faubourgs de la ville, rencontrait un milieu où les classes n’étaient pas différenciées. Elle se heurtait à un mur infranchissable de méfiance nationale. La première attitude des campagnes non russes et opprimées était avant tout le désir que les villes russes cessent enfin de commander et laissent les nations opprimées chercher librement leur voie propre vers le développement national. Les éléments pauvres des nations opprimées considéraient le pouvoir des soviets comme une force hostile à leur caractère national. Les éléments aisés et les nationalistes du milieu intellectuel, devenus l’objet direct des réquisitions et des confiscations ainsi que de la lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage, voyaient dans le pouvoir des soviets une menace directe à leur domination de classe ou à leurs privilèges de travailleurs intellectuels. Cet état d’esprit facilitait naturellement dans une large mesure les projets de la contre-révolution russe. Écrasée dans la première rencontre déclarée, elle s’empara naturellement avec joie des principes de séparation, de décentralisation et d’indépendance. Koltchak, « Maître Suprême de la Puissance Russe » et Denikine, chef « de la Russie Une et Indivisible », sont des figures de la seconde période de la contre-révolution russe. Avant de vendre sa « Patrie » bien-aimée sur le marché mondial, où la demande n’était pas encore suffisante, la contre-révolution se livra d’abord à un petit commerce intérieur, dans les provinces frontières de l’ancien Empire de Russie.

L’expérience de la guerre civile apprit aux masses laborieuses des nationalités opprimées que la Rada d’Ukraine conduisait à l’Hetman Skoropadski et au général allemand Eichhorn, qu’il n’y avait pas loin de l’Alach-Orda1 à Koltchak2, qu’il est bien difficile de distinguer le gouvernement Mussavatiste3 des rois du pétrole anglais. Les masses des prolétaires russes habitant les frontières comprirent aussi que sans le paysan moyen il était impossible de tenir contre les aristocrates et les généraux, que sans les « allogènes » il était impossible de créer la puissance mondiale du prolétariat. Le choc immédiat de la Russie Soviétiste avec l’impérialisme international obligea les nations opprimées à faire front avec le prolétariat russe contre la dictature impérialiste, puisque cette dernière exclut toute possibilité de démocratie et toute liberté nationale. La guerre civile est chose terrible, mais elle fait traverser aux peuples des époques entières de l’histoire. Au cours de la guerre civile les classes possédantes des nationalités opprimées ont montré aux plus retardataires leur impuissance intérieure et radicale à se maintenir sur leurs positions d’indépendance nationale dans la lutte entre le capital et les soviets.

La conclusion de cette expérience était claire et indubitable : tous les mouvements nationaux bourgeois, conduits par les classes dirigeâmes, ont une tendance naturelle à s’adapter à l’impérialisme, à entrer dans le système impérialiste des grandes puissances, des Etats-tampons et des colonies. La tendance naturelle, d’abord inconsciente, de tous les mouvements nationaux révolutionnaires, c’est au contraire de s’appuyer sur l’organisation gouvernementale et révolutionnaire du prolétariat des pays plus avancés, afin d’obtenir par cette voie la liberté de développer leur nationalité dans le système de l’économie socialiste mondiale en voie de construction. La structure de la Fédération des soviets de Russie, les décisions du Congrès des Peuples de l’Orient, l’alliance de fait des mouvements révolutionnaires orientaux avec le prolétariat révolutionnaire européen, en sont la preuve.

Trois ans de pouvoir des soviets ont posé la question nationale à l’échelle mondiale comme une question de lutte de classe.
II

On peut dire avec plein droit que le pouvoir des soviets est la formule algébrique de la révolution. Le deuxième Congrès de l’Internationale Communiste l’a reconnu en disant que Les peuples retardataires, avec l’aide du prolétariat des pays plus avancés, et grâce à la constitution de soviets, peuvent sauter le stade du capitalisme pour aborder immédiatement la préparation du communisme. Ce n’est pas une justification à l’usage des « colonisateurs socialistes », qui proclament toutes les particularités nationales un préjugé contre-révolutionnaire et ne reconnaissent que les préjugés nationaux des nations dominantes. Nos colonisateurs russes ne se différencient en rien des socialistes bourgeois de l’Internationale Jaune. Les combattre, c’est combattre l’influence bourgeoise sur le prolétariat, bourgeoise, si radicales que soient les formes dans lesquelles elle se manifeste. Si on transporte telle quelle la révolution Communiste dans les pays retardaires, on ne peut obtenir qu’un seul résultat, à savoir d’unir les masses exploitées avec les exploiteurs dans une lutte commune pour la liberté du développement national. Dans ces pays toutes les nationalisations et socialisations ont à peu près autant de fondement que pourrait avoir la nationalisation de l’exploitation minuscule du petit paysan ou celle des alênes de savetiers. Mais les soviets sont la forme de l’organisation de classe qui permet de passer plus facilement au communisme en partant des échelons les plus bas du développement historique. Le Kirghiz semi-prolétaire, le Bachkir pauvre, le paysan arménien, ont chacun dans leur pays des classes riches. Ces riches leur enlèvent le droit de disposer librement de leur travail, ils les asservissent en qualité de serfs agricoles, ils les privent des produits de leur peine, dont ils s’emparent comme d’un bénéfice d’usurier, ils les tiennent dans l’ignorance, ils gardent pour eux une sorte de monopole sur la culture nationale, soutenus en cela par les Mullahs, les Ichans4 et les Ulémas. Pour les travailleurs des pays arriérés, la démocratie bourgeoise ne peut représenter rien d’autre qu’un renforcement de la domination traditionnelle de cette demi-féodalité, demi-bourgeoise. La courte expérience de « l’autonomie de Kokand »5, qui avait plus de partisans parmi les policiers russes que parmi les pauvres musulmans, l’expérience de l’Alach-Orda, l’expérience de la domination Mussavatiste dans l’Azerbeidjan et de la domination Dachnak en Arménie, l’expérience récente du gouvernement pseudo-nationaliste des marchands de Téhéran instruits dans les pays impérialistes d’Europe, en témoignent avec une entière clarté. Six années de grands bouleversements, 1914 à 1920, ont apporté de lourdes épreuves aux travailleurs des pays arriérés. Les Kirghizes qui furent mobilisés en 1916 pour creuser des tranchées, ne réussissent pas encore aujourd’hui à récupérer leurs terres jadis données par le tsarisme aux paysans riches de Russie. Le nom de Koltchak est bien connu aussi aux anciens allogènes. La crise économique, l’absence de farine et de tissus a sensiblement alourdi l’asservissement de la classe pauvre chez les Kirghizes, en Bachkirie, au Turkestan, etc... Le manque de terre, loin de s’atténuer, n’a fait que croître, parce que que la disette grandissait, et que les nomades étaient obligés de devenir sédentaires. Dans les pays de l’Orient placés entre la vie et la mort, grâce au joug de l’impérialisme anglais, la crise débarrassa le marché des produits européens, mais elle augmenta en même temps les appétits des généraux occidentaux, des aventuriers et des usuriers nationaux. Contre tous ces maux, le seul remède, ce sont les soviets de travailleurs, qui en groupant les exploités doivent mettre fin à l’inégalité des classes, rendre le sol aux pauvres, débarrasser l’artisan des intermédiaires usuriers, affranchir les travailleurs des corvées et des impôts, entreprendre l’instruction des masses et l’amélioration radicale de leur situation d’existence, tout cela aux frais de l’Etat. Tout ce programme ne porte aucun caractère communiste. C’est seulement après sa réalisation que pourra commencer la préparation communiste parmi les peuples arriérés. Ici comme partout il nous faut terminer ce que n’a pas terminé, et ce qu’était incapable de terminer le capitalisme. La révolution communiste au cours de toute son histoire doit lutter contre les exploiteurs de toutes les périodes historiques et de toutes les catégories et les soviets sont pour elle l’arme principale, la forme universelle de cette lutte.
III

Le pouvoir des soviets est devenu la forme par laquelle se manifeste le droit des peuples opprimés à disposer d’eux-mêmes. L’organisation soviétiste des peuples opprimés, au point de vue national, comme au point de vue politique, se heurte à une série d’obstacles pratiques, découlant de l’inégalité des classes et des injustices traditionnelles.

Les énormes espaces, peuplés par les nationalités précédemment opprimées par le tsarisme, se trouvent à grande distance des voies ferrées. Exemple caractéristique, la ligne du Semirétché6, impossible à construire, bien que l’éloignement de cette région par rapport au Turkestan proprement dit permette aux gros paysans russes de conserver une existence autonome. Les nomades craignent la ville, parce qu’ils voient en elle un ancien nid de policiers.

Il n’existe pas de caractères d’imprimerie musulmane, parce que l’imprimerie était le privilège de la nation dominante.

Il n’y a pas de lettrés dans la langue indigène ; au Turkestan les cantons sont obligés de s’emprunter l’un à l’autre des secrétaires pour leurs comités exécutifs.

Il n’y a pas de spécialiste pour le travail intellectuel et les intellectuels se comptent seulement par dizaines. Il n’y a pas de gens qui puissent enseigner à lire et à écrire. Cet été nous avons formé au Turkestan un millier de maîtres d’école musulmans, mais rien que pour les écoles déjà existantes, il nous en manque environ 1 500.

Quant aux spécialistes russes, dans les provinces coloniales, nous ne pouvons les employer qu’avec les plus grandes précautions, car ils ont tous été plus ou moins les agents du joug et du pillage colonial. Leur sabotage proprement russe, qu’ils décorent de scrupules bureaucratiques et de références aux décrets, porte un caractère criminellement systématique.

Enfin « l’internationalisme » blanc-russien n’est pas encore complètement déraciné dans le Parti Communiste.

L’application de toutes les mesures rencontre des obstacles dans l’absence d’abécédaires, de lettrés, de spécialistes indigènes, etc.

Le Parti Communiste doit se rendre nettement compte de ces faits. Il faut déclarer que l’autonomie soviétiste des nationalités opprimées est une tâche urgente pour le Parti Communiste et le pouvoir des soviets. Il faut concentrer sur ce problème l’attention des masses laborieuses de l’avant-garde du prolétariat et de tout l’appareil soviétiste et communiste, comme nous l’avons fait autrefois à l’égard du paysan moyen. L’affranchissement de l’Orient où il y a plus qu’ailleurs d’esclavage national et d’asservissement de classe est aujourd’hui le clou de notre politique internationale et de la politique mondiale du prolétariat socialiste. C’est là que nous abordons pratiquement le problème de l’organisation de la République Internationale des Soviets et de l’économie socialiste mondiale. En trois ans de pouvoir des soviets la question nationale a subi bien des changements. Des formules déclaratives nous sommes passés à l’organisation pratique des nationalités7. De la lutte militaire avec la contre-révolution nationale, nous sommes passés à l’autonomie soviétiste. De la lutte avec la contre-révolution intérieure nous sommes passés à la politique mondiale. Les conclusions qui s’imposent doivent être tirées par les Commissariats de l’Agriculture et de l’Approvisionnement, le Conseil Supérieur d’Economie Nationale et tous autres organes compétents, afin qu’un zèle excessif à faire exécuter nos mobilisations du travail, nos impôts en nature, etc., ne suscite pas une soi-disant « contre-révolution ». Tout notre parti doit être mobilisé moralement au service de l’affranchissement national des opprimés.

G. SAFAROV.

Notes

1 Gouvernement provisoire kazakh, dirigé par le parti Alach, entre le 13 décembre 1917 et le 26 août 1920.

2 Au moment de l’offensive des troupes de Koltchak sur Samara et Kazan en mars-avril 1919, le gouvernement Alach Orda soutint les soulèvements antisoviétiques dans les steppes de Tourgaï.

3 Mouvement nationaliste azéri, à la tête du gouvernement de la République d’Azerbaïdjan (1918-1920), établie sous occupation britannique.

4 Chefs spirituels laïques dans certains ordres musulmans (derviches).

5 Entre décembre 1917 et février 1918 a été établi un pouvoir nominalement indépendant, soutenu par le Royaume-Uni, sur le territoire de l’ancien Khanat de Kokand, sur les territoires des actuels Ouzbékistan (est), Tadjikistan et Kirghizstan.

6 Aujourd’hui la région du Jetisou au Kazakhstan.

7 Dans Le bulletin communiste : « l’organisation pratique des nationalistes ».

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