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Trotskystes et staliniens au Vietnam

mercredi 2 juillet 2008, par Robert Paris

Qui était le révolutionnaire Ta-Thu-Thau ?


La guerre et la politique du PCV parti stalinien)

Telle apparaissait, au moment où l’impérialisme français était défait, en juin 1940, par l’impérialisme allemand, « l’Indochine française ». Dès le 19 juin, les Japonais exigeaient le contrôle des transports entre Haïphong et la frontière chinoise. Le 29 septembre, un accord était conclu : une force de 6 000 hommes devait permettre à l’armée japonaise, au Kwang-Si, d’utiliser les moyens de communication du Tonkin et de les couper aux armées chinoises. Le 29 juillet 1941, un accord Darlan-Kato intégra l’Indochine qui resta, sous la souveraineté de la France, dans le système militaire japonais. L’effectif des troupes japonaises stationnées en Indochine s’élèvera aux environs de 35 000 hommes. Mais elles laissèrent l’administration française fonctionner et les troupes françaises assurer l’« ordre » en Indochine.
La liquidation du gouvernement de Vichy en 1944 en France a amené l’armée française d’Indochine à changer de camp, tandis que le retournement de la situation militaire dans le Pacifique faisait redouter aux Japonais un débarquement américain en Indochine avec l’armée française dans le dos. Dans la nuit du 9 au 10 mars 1945, les Japonais attaquent les troupes françaises et en vingt-quatre heures liquident leur résistance. Les Japonais n’ont pas les moyens d’improviser une administration de l’Indochine. ils demandent aux fonctionnaires français ou appartenant à l’administration française de rester en place, nommant en Cochinchine, en Annam et au Tonkin des gouverneurs qui se substituent aux gouverneurs français. L’« empereur » Bao Daï incarnera le pouvoir central au Vietnam. A cet effet, Bao Daï constitue un nouveau « gouvernement » : le gouvernement Tran Trong Kim, instrument des Japonais.
L’essentiel est cependant que le coup de force japonais du 10 mars a fait s’effondrer l’appareil administratif et militaire français et ouvert un vide politique immense que le « gouvernement impérial » est incapable de combler. A la capitulation du Japon, le 14 août, les troupes japonaises sont chargées du maintien de l’ordre jusqu’à l’arrivée des troupes chinoises au nord du 16° parallèle, et anglaises au sud. Mais la révolution déferle, non impulsée par la politique du Vietminh, mais en dépit d’elle.
En ces temps où beaucoup font l’apologie du Parti communiste vietnamien et de sa direction, il n’est pas inutile de faire un bref récapitulatif de sa politique avant, pendant et à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Au Vietnam, très rapidement, les partis bourgeois et petits-bourgeois ont été déconsidérés. Dès le début des années 1930, le Parti communiste du Vietnam comptait plusieurs centaines de membres et plusieurs milliers à la veille de la guerre. A la même période, sous la direction de Tha Tu Thau, qui venait d’être expulsé de France, un groupe trotskyste se constituait en Cochinchine. Il allait avoir au cours des années suivantes un puissant rayonnement.
La ligne du PCV a suivi rigoureusement jusqu’en 1947-1949 la ligne que Staline dictait. Jusqu’en 1932, cette ligne est gauchiste. En 1933, l’influence grandissante du groupe trotskyste impose la réalisation d’un front unique entre staliniens et trotskystes. Ils présentent en commun une liste aux suffrages du deuxième collège de Saïgon, lors d’une élection municipale, soutenue par un organe commun, « La Lutte ». Deux candidats de « La Lutte » sont élus. Pour le PCV, ce n’était qu’une transition. En 1935, il applique au Vietnam la ligne du front populaire qui, non seulement tendait la main à la bourgeoisie dite « nationale » vietnamienne, mais, au nom de la défense de la démocratie, soutenait l’impérialisme français contre la « menace fasciste » japonaise. Cette ligne, les staliniens vietnamiens l’appliquèrent jusqu’au pacte germano-russe d’août 1939. Aux élections de 1937 le journal « La Lutte » présentait encore une liste de front unique entre staliniens et trotskystes, dont trois des candidats furent élus. Cependant le 14 juin 1937, les staliniens refusaient de voter une résolution anti-impérialiste que Tha Tu Thau leur soumettait. Ce fut la rupture. Les trotskystes gagnèrent la majorité au sein du groupe « La Lutte » et poursuivirent la parution du journal sur leur orientation. Au Conseil municipal de Saigon, en 1939, les staliniens votaient un nouvel impôt destiné à financer la défense nationale de l’impérialisme français.
« Aussi, au cours des élections au Conseil colonial de Cochinchine le 30 avril 1939, Tha Tu Thau et Tran Van Trach, candidats trotskystes, furent-ils élus (au deuxième collège) bien que ce fut au suffrage restreint dont beaucoup de travailleurs étaient exclus... 80 % des voix, staliniens et bourgeois se partageant le reste. » (op. cit.) Bientôt, le pacte Hitler-Staline fut le prétexte d’une terrible répression dont furent victimes aussi bien les staliniens que les trotskystes, qui, alors que la guerre éclatait, restèrent fermes sur la ligne du défaitisme révolutionnaire.
Pendant la guerre, la ligne du PCV correspond absolument à celle de la bureaucratie du Kremlin. Deux mois après l’intégration de l’Indochine dans le système militaire japonais, deux mois et demi après l’attaque hitlérienne contre l’URSS, alors que visiblement le Japon prépare la guerre, le 8 septembre 1941, Ho Chi Minh annonce la constitution d’un front national : le Front de l’indépendance du Vietnam, ou Vietminh. Le 25 octobre, le « Vietminh » lance son premier manifeste :
« Union de toutes les couches sociales, de toutes les organisations révolutionnaires, de toutes les minorités ethniques. Alliance avec tous les peuples opprimés de l’Indochine. Collaboration avec tous les éléments anti-fascistes français. »
Sous la couverture du Vietminh, le PCV va pouvoir se réorganiser. A la différence des trotskystes complètement isolés et sans moyens, il bénéficie de l’appui du Kremlin. Il peut même utiliser le territoire chinois comme base arrière. Ho Chi Minh, qui s’appelle alors Nguyen Ai Duoc, collabore avec les services chinois. Un moment arrêté, il sera relâché sous l’identité de Ho Chi Minh en février 1943. Philippe Devillers précise : « Il recevra désormais les 100 000 dollars chinois par mois attribués jusqu’alors à Nguyen Kai Thau. » La propagande et l’organisation du Vietminh progressent, notamment au Tonkin. En 1944, il commence la guérilla. La ligne officielle est celle de l’indépendance. Elle correspond aux positions d’alors de l’impérialisme américain qui vise à substituer son influence à la colonisation française et à la ligne de partage du monde en zones d’influence élaborée à Yalta par Staline, Roosevelt et Churchill, réduisant l’impérialisme français à la portion congrue, et contre laquelle se dresse de Gaulle.
Après le 10 mars 1945, le Vietminh opère sans difficultés hors des gros centres et bénéficie du soutien de la population qui espère que l’heure de la fin du colonialisme est proche. Les Américains lui parachutent des armes. Le Vietminh est aussi en relation, par la médiation de Sainteny, avec le gouvernement de De Gaulle. Sainteny en mission en Chine s’efforce de regrouper les débris du corps expéditionnaire français en Indochine qui ont échappé aux Japonais, et de préparer le retour de l’impérialisme français en Indochine. Il envoie selon ses moyens des instructeurs militaires et des armes au Vietminh.
Le Vietminh fait transmettre en juillet 1945, par l’intermédiaire de l’OSS, un aide-mémoire où il résume ses vues sur « l’Indochine française future » :
« Nous, Ligue du Vietminh, demandons que les points suivants soient annoncés par les Français et observés dans la politique future en Indochine française :
1. Un parlement sera élu au suffrage universel. Il légiférera pour le pays. Un gouverneur français exercera les fonctions de président jusqu’à ce que l’indépendance nous soit assurée. Ce président choisira un cabinet ou un groupe de conseillers acceptés par le parlement. Les pouvoirs précis de tous ces organes pourront être mis au point dans l’avenir.
2. L’indépendance sera donnée à ce pays dans un minimum de cinq ans et un maximum de dix.
3. Les ressources naturelles de ce pays retourneront à ses habitants après un dédommagement équitable des détenteurs présents. La France bénéficiera d’avantages économiques.
4. Toutes les libertés proclamées par les Nations-Unies seront garanties aux Indochinois.
5. La vente de l’opium sera interdite.
Nous espérons que ces conditions seront jugées acceptables par le gouvernement français. »
La révolution au Nord
Le 16 août 1945, après la capitulation, les Japonais transfèrent le pouvoir au délégué de l’« empereur » Bao Daï, à Hanoï. Le mouvement des masses va déferler. Philippe Devillers raconte :
« Le 16, conformément aux engagements pris, les Japonais transfèrent au délégué impérial Phan Ke Toai les services du Gouvernement général et libèrent les prisonniers politiques. La « Révolution » va maintenant pouvoir se dérouler sans heurts.
Dans la matinée du 17 août, tandis que se réunit à la Résidence supérieure l’Assemblée consultative du Tonkin convoquée d’urgence, les manifestations commencent. Dans l’après-midi, à l’appel du Comité central des fonctionnaires, 20 000 manifestants se rassemblent devant le Théâtre municipal. Pour la première fois, le Front Vietminh apparaît alors ouvertement devant la foule. Des leaders Vietminh se mettent soudain au balcon du théâtre, culbutent le drapeau impérial, hissent au milieu des acclamations le drapeau rouge à étoile d’or. Partout dans la ville, les drapeaux rouges apparaissent. Les Japonais demeurent impassibles. Les manifestations s’amplifient le 18. Les rues sont pleines de drapeaux, de tracts, de mégaphones et de gens qui hurlent. Phan Ke Toai, tremblant devant l’émeute, sommé de se démettre, s’exécute, passe le pouvoir à un Comité directeur provisoire.
Le 19, les nationalistes se sont évanouis. Il n’y a plus dans la ville que des Vietminh. Leurs harangues enflammées ménagent curieusement les Japonais. Les « sections d’assaut » Vietminh occupent les bâtiments publics, sans susciter aucune réaction des Nippons. Ceux-ci, après quelques heures de négociations, cèdent aux insurgés les armes de la Garde indochinoise.
Le 20, le Vietminh, sans lutte, est maître de toute l’administration, de tous les services de Hanoï. Mais les manifestations violentes continuent. De nombreux Français sont molestés, deux disparaissent, beaucoup sont arrêtés. Un massacre sera évité de justesse.
Le 21, la révolution politique gagne en puissance.
Tandis que dans tout le pays, dans les bourgs et villages, les Comités populaires, évinçant les notables, s’installent dans les maisons communes, à Hanoi des intellectuels "gauchistes", sans instructions du Comité central du Vietminh, prennent de grandes initiatives.
Réunis à la Cité universitaire sur la convocation de l’Association générale des étudiants, des "représentants de tous les partis et de toutes les couches de. la Population " votent la motion suivante :
" Vu la nécessité d’unifier, dans les circonstances actuelles, toutes les forces nationales du Tonkin, de l’Annam et de la Cochinchine sous l’égide d’un gouvernement bénéficiant de l’appui des masses, en vue d’établir des relations diplomatiques avec les États étrangers et de consolider l’indépendance nationale,
Vu que le Vietminh a lancé le mot d’ordre de l’insurrection générale et a pris le pouvoir dans le Nord,
Vu qu’en Annam et en Cochinchine tous les partis espèrent que le Vietminh prendra le pouvoir en ses mains :
1. Exigent l’abdication de l’empereur d’Annam, l’instauration du régime républicain, la remise du pouvoir à un gouvernement provisoire formé par le Vietminh ;
2. Demandent au Front Vietminh d’ouvrir immédiatement les négociations avec les autres partis en vue de former un gouvernement provisoire ;
3. Appellent tous les partis, toutes les couches de la population et les plus larges masses du peuple à soutenir le gouvernement provisoire afin de commencer l’œuvre de consolidation de l’indépendance nationale. "
La motion est transmise, par télégramme, à Hué.
A Hué, la capitulation du Japon a placé le gouvernement Tran Trong Kim devant l’échéance prévue. Les difficultés auxquelles il se heurtait l’avaient déjà amené, le 7 août, à offrir sa démission, mais Bao Daï l’avait prié de continuer à expédier les affaires courantes. Le 16 août, Tran Trong Kim, qui n’est pas encore autorisé par les Japonais à diffuser la nouvelle de la capitulation, affirme son intention de défendre l’indépendance acquise le 9 mars. "Les peuples du Vietnam, dit-il en substance, refusent d’être assujettis de nouveau à la France sous la contrainte de qui ils ont longtemps souffert ", et il demande l’union de tous dans la lutte pour l’indépendance. Le 18, il crée un Comité de salut national, groupant tous les partis politiques, en vue de diriger cette lutte.
L’objectif est maintenant d’obtenir des puissances alliées la reconnaissance de l’indépendance du Vietnam. Sur les conseils de son ministre des Affaires étrangères, Bao Daï adresse des messages en ce sens au président Truman, au roi d’Angleterre, au maréchal Tchang Kaï-chek, au général de Gaulle. Ce dernier message, par son accent, présente un intérêt particulier :
« Je m’adresse au peuple de France, au pays de ma jeunesse. Je m’adresse aussi à son chef et libérateur et je veux parler en ami plus qu’en chef d’Etat.
Vous avez trop souffert pendant quatre mortelles années pour ne pas comprendre que le peuple vietnamien, qui a vingt siècles d’histoire et un passé souvent glorieux, ne veut plus, ne peut plus supporter aucune domination ni aucune administration étrangère.
Vous comprendriez encore mieux si vous pouviez voir ce qui se passe ici, si vous pouviez sentir cette indépendance qui couvait au fond de tous les cœurs et qu’aucune force humaine ne peut plus comprimer. Même si vous arriviez à rétablir ici une administration française, elle ne serait plus obéie : chaque village serait un nid de résistance, chaque ancien collaborateur un ennemi, et vos fonctionnaires et vos colons eux-mêmes demanderaient à sortir de cette atmosphère irrespirable.
Je vous prie de, comprendre que le seul moyen de sauvegarder les intérêts français et l’influence spirituelle de la France en Indochine est de reconnaître franchement l’indépendance du Vietnam et de renoncer à toute idée de rétablir ici la souveraineté ou une administration française sous quelque forme que ce soit.
Nous pourrions si facilement nous entendre et devenir des amis si vous vouliez cesser de prétendre à redevenir nos maîtres.
Faisant appel à l’idéalisme bien connu du peuple français et à la grande sagesse de son chef, nous espérons que la paix et la joie qui ont sonné pour tous les peuples du monde seront assurées également à tous les habitants tant autochtones qu’étrangers en Indochine.
BAO DAÏ
Mais à Hué même, la pression du Vietminh se fait sentir. Le bruit court qu’à Hanoï le Vietminh, soutenu par les Alliés, a pris le pouvoir et qu’il a reçu de ceux-ci toutes garanties quant à l’indépendance du Vietnam. Le 22 août, Bao Daï décide alors de charger le Vietminh de former le nouveau gouvernement en remplacement du cabinet Tran Trong Kim, démissionnaire en bloc. Mais le télégramme de Hanoi, exigeant l’abdication, arrive sur ces entrefaites. Les Vietminh locaux en ont immédiatement connaissance.
Bao Daï, sous la pression d’une partie de son entourage, cède. Le 24, il fait répondre par son Conseil privé qu’il a déjà pris la décision d’abdiquer, de s’effacer, pour ne pas être un obstacle à la libération du pays. Il désire cependant que le peuple soit consulté. En attendant, désireux de céder légalement ses pouvoirs, il demande que les chefs du Vietminh viennent le plus tôt possible à Hué pour la cérémonie de transfert.
Le 25, les deux représentants du Vietminh, Tran Huy Lieu, vice-Président du Comité de libération, et Cu Huy Can, arrivent à Hué. Sans le moindre incident, le régime impérial disparaît. Bao Daï remet les sceaux impériaux et, tandis que le drapeau rouge monte au mât du " Cavalier du Roi ", l’acte d’abdication est signé. »
La révolution au Sud
Au Sud, la révolution va aussi prendre son essor. Voici le récit qu’en fait Devillers :
« Le 14 août se constitue, en présence de représentants nippons, un "Front national unifié". Il groupe, avec le "Parti vietnamien de l’indépendance" de Ho Van Nga, les "Jeunesses d’avant-garde", le "Groupe des intellectuels", les syndicats de fonctionnaires, les Caodaïstes, les Phuc Quoc, les Hoa Hao, enfin le groupe trotskyste « La Lutte ». Ce front dispose de forces importantes. Les groupes de choc caodaïstes et les "Jeunesses d’avant-garde" en forment l’essentiel.
Le 16, un "exécutif" est formé. Le nouveau délégué impérial, Nguyen Van Sam, n’est pas encore arrivé de Hué, mais peu importe. Ho Van Nga, le chef du Parti de l’indépendance, s’installe comme délégué (Kharn Soi) intérimaire, Trait Van An comme "Président du Conseil de Cochinchine", Khê Van Can comme préfet de Saigon-Cholon, et c’est à eux que dans la journée les Japonais commencent à transférer pouvoirs et services. Des manifestations se dessinent. Quelques "Jeunesses d’avant-garde" en profitent pour opérer des perquisitions chez les Européens " sous prétexte d’y découvrir des armes ". Des incidents surgissent.
Le Vietminh choisit ce moment pour sortir de l’ombre. Il répand le 21, dans l’agglomération saïgonnaise, des tracts où il se présente comme un puissant mouvement de résistance vietnamien, soutenu par l’URSS, la Chine et l’Amérique, aux côtés de qui il a combattu Français et Japonais.
Entre communistes et nationalistes, une lutte de vitesse s’engage. Nguyen Van Sam, parvenu à Saïgon le 19, est immédiatement entré en rapport avec l’état-major nippon pour obtenir des armes pour les partis nationalistes et leurs milices. Les communistes, au courant de ces tractations, réalisent le danger : s’ils laissent l’armement nippon passer aux nationalistes,. ils devront abandonner tout espoir de diriger la révolution. Le 22, les Vietminh passent à l’action, provoquent une réunion avec les dirigeants du "Front national unifié". Ils leur démontrent combien leur position, née de la force et de la volonté nippone, est précaire et gênante au moment où est attendue à Saïgon la Commission d’armistice alliée. Si un changement de front n’est pas rapidement opéré, font-ils valoir, le mouvement vietnamien d’indépendance risque fort de se voir traiter par les Alliés comme une pure création japonaise et il sera sans doute écrasé. Pour permettre au peuple vietnamien de conserver l’indépendance qu’il vient de conquérir, il faut que les autres partis s’effacent devant le Vietminh qui, lui, par les titres qu’il s’est acquis à la reconnaissance des Alliés, pourra négocier utilement avec eux.
Cédant à cette subtile argumentation, les chefs nationalistes décident de s’effacer et de faire adhérer leurs partis et groupes au Front Vietminh qui devient ainsi en quelque sorte un "front national" très élargi. Ils croient d’ailleurs que ce changement d’étiquette leur profitera beaucoup plus qu’aux communistes dont ils savent la faiblesse.
Une grande manifestation consacre le 25 août le succès de la révolution. Un défilé monstre, de 9 heures à 18 heures, permet aux nationalistes et au Vietminh d’étaler leurs forces. La manifestation, admirablement orchestrée, se déroule dans un ordre parfait et même impressionnant, sans le moindre incident, devant les Français médusés. Les drapeaux jaunes des nationalistes ont disparu, et tandis que partout surgissent les bannières rouges du Vietminh, un "Comité exécutif provisoire du Sud du Vietnam" s’installe au palais du Gouvernement de Cochinchine. Sur 9 membres, il compte 7 communistes : Giau en assume la présidence et les affaires militaires. Le Dr Thach est commissaire aux Affaires étrangères, Nguyen Van Tao, le leader syndicaliste de 1937, qui vient de purger une peine de cinq ans à Poulo-Condore, est secrétaire général et commissaire à l’Intérieur. Huynh Van Tieng, lui aussi militant syndicaliste, très actif de 1936-1939, à la Propagande. Duong Bach Mai et Nguyen Van Tay (le lieutenant de Giau) sont enfin commissaires aux Affaires politiques et administratives, respectivement de l’Est et de l’Ouest.
Le 25 août 1945, dix jours après la capitulation japonaise, le Vietminh domine ainsi tout le pays vietnamien. Avec une facilité déconcertante, par l’effet conjugué de la négociation, du noyautage, de la propagande et de l’intimidation, grâce à la "neutralité " japonaise surtout, il a conquis le pouvoir. Son drapeau flotte maintenant partout, du Nord au Sud, de Hanoï à la pointe de Camau. »
La révolution à l’œuvre
Le 29, Ho Chi Minh formait à Hanoï un gouvernement provisoire. Le 2 septembre, il proclamait la République démocratique du Vietnam. Pendant ce temps, les troupes chinoises occupaient le Nord-Vietnam jusqu’au 16° parallèle. Dès septembre, les premières troupes anglaises chargées d’occuper provisoirement le Sud-Vietnam arrivaient à Saïgon. Le Vietminh engage alors des discussions de son propre chef avec le représentant du gouvernement français, le colonel Cédile, qui a été parachuté fin août au Sud. Une puissante manifestation a lieu le 2 septembre où se produisent des incidents. Le 4 septembre, Giau, représentant du Vietminh, les désavoue et prêche l’apaisement dans son journal « Le Peuple ». Philippe Devillers écrit :
« Les Vietminh sont alors ouvertement accusés de trahison. Caodaïstes et trotskystes ordonnent à la population de ne pas livrer ses armes. La pression sur les communistes devient intense. Le 10 septembre, Giau doit céder. Il abandonne la présidence du Comité exécutif du Nambô à un "sans parti", Pham Van Bach. Le comité est élargi. Alors que dans sa première formule il comprenait 6 communistes sur 9 membres, il n’en comporte plus désormais que 4 sur 13. Trois "sans parti", deux nationalistes, un caodaïste, un trotskyste, et le chef des Hoa Hao, le bonze Huynh Phu So, faisaient leur entrée. Cet élargissement consacrait l’abandon tactique par les communistes de la direction réelle du mouvement et l’orientation de plus en plus nationaliste du Comité du Nambô. »
Un peu plus loin, il écrit
« Le renforcement progressif des "forces de l’ordre" faisait en effet espérer, dans un avenir proche, un "assainissement" de la situation.
Depuis son entretien malheureux avec les chefs communistes, Cédile a été soumis à l’influence déterminante d’un groupe : celui que forment Bocquel et ses amis, en particulier le planteur Bazé, un Eurasien, et un avocat, Me Béziat. Il a repris contact également avec certains administrateurs des Services civils, dont quelques-uns, comme Lalanne, sont pourtant très discutés par les résistants. Tous pressent Cédile de ne pas traiter avec les "aventuriers" du Vietminh, ces "bagnards", ces "bandits" et "agitateurs" compromis avec les Japs, etc. Cette agitation, lui dit-on, est absolument artificielle et provoquée. Elle n’est qu’un bluff fantastique. Il faut réarmer les soldats, agir. "Les Annamites sont des lâches. Dès que vous vous montrerez fermes, et que vous sortirez la trique, broutt’, ils f..ront le camp comme des moineaux (sic)."
Taper dans le tas ! Du côté français comme du côté vietnamien, la formule a ses partisans. Le capitaine de frégate de Riencourt, chef de la DGER à Saigon, en est un des plus ardents. Cédile n’abandonne cependant pas l’espoir de négocier. Partisan convaincu des nouvelles formules coloniales, il s’efforce de ne pas céder à ces instances. Mais que disent ses instructions ? Rétablir l’ordre. Réinstaller la souveraineté française. Prévoir une consultation populaire générale pour trouver les délégués représentant réellement la nation avant l’établissement du futur régime.
Avec de telles directives, est-il possible de convaincre les Annamites de la générosité de la France ? Entre celui qui a pour mission de rétablir la souveraineté française et ceux qui n’ont qu’un but, défendre l’indépendance conquise, il est clair que le dialogue est difficile, sinon impossible. Plutôt que de risquer une nouvelle Saint-Barthélémy, mieux vaut brusquer les choses. Le prétexte ? Cédile l’énonce froidement dans sa conférence de presse du 19 septembre :
"Le Vietminh, dit-il, ne représente pas l’opinion populaire. Il est incapable de maintenir l’ordre et d’éviter le pillage. Il faut d’abord que l’ordre règne, puis nous constituerons un gouvernement conformément à la déclaration du 24 mars." »
Dès lors, les Français se livrent à de multiples exactions contre les Vietnamiens. L’insurrection et la grève générale se déclenchent à Saigon. Mais le 2 octobre, les dirigeants Vietminh du Nambô acceptent la « trêve » : en d’autres termes, ils brisent la grève générale et liquident l’insurrection. A partir du 5 octobre, les premières troupes françaises, que commande Leclerc, arrivent à Saigon. Comme l’écrit Devillers, « il (Leclerc) ne croit pas à la vertu de la trêve ». Immédiatement, il engage les opérations militaires et la répression la plus brutale. Il réoccupe les points principaux de la Cochinchine, du Sud-Annam et du Cambodge. L’occupation dure jusqu’en février 1946. Quelque temps après Leclerc, est arrivé à Saigon le « moine sanglant », l’amiral Thierry d’Argenlieu, que le général de Gaulle a nommé haut-commissaire en Indochine.
C’est au cours de ces événements, que le Vietminh a assassiné Tha Tu Thau et des centaines de militants trotskystes.
Le réinvestissement de la Cochinchine, du Sud-Annam et du Cambodge n’était que le point de départ pour le réinvestissement total de l’Indochine. Cependant, au Nord, la présence de l’armée chinoise complique encore la situation, déjà difficile.
La révolution a volatilisé les anciennes structures politiques et administratives. Partout se sont constitués des comités. Le programme du Vietminh et celui du gouvernement ne comprennent aucune disposition allant au-delà de la république bourgeoise : ils respectaient et légitimaient la propriété privée des moyens de production. Le gouvernement ne fait qu’entériner le résultat de l’action révolutionnaire des masses lorsqu’il décide la suppression du mandarinat et de toute la hiérarchie administrative et politique coloniale. Par contre, dans les villes et les villages, les comités qui se sont constitués devront s’ouvrir aux représentants de la bourgeoisie et des classes possédantes. Le gouvernement ne décrète que des réformes inéluctables et pratiquement déjà réalisées de fait : assiette de l’impôt, condamnation de l’usure, servitudes héritées du mandarinat. Alors, voyons ce qu’en dit Devillers :
« Ce qui compte en effet pour le moment, c’est moins ce qui se dit ou s’écrit dans les villes comme Hanoï ou Hué, où arrivent des missions alliées, où par conséquent le gouvernement doit sauver les apparences et maintenir l’ordre, que ce qui se passe dans les campagnes.
La révolution y a pris d’emblée un caractère absolu, radical. Avant même que les instructions sur les comités du peuple aient été élaborées, la révolution, la vraie, y a commencé.
Dans les villages et les bourgs, notables et mandarins sont, par centaines, pris à partie, molestés, arrêtés, voire massacrés, par des groupes déchaînés, menés par des agitateurs le plus souvent inconnus, sans que la population, en général terrorisée mais parfois consentante, réagisse. Toutes les prisons, tous les bagnes, simultanément ouverts, déversaient sur le pays, ivres de liberté et de revanche, "politiques" et condamnés de droit commun. Le chaos, la confusion eurent d’autant moins de peine à s’instaurer que depuis plusieurs mois l’autorité du gouvernement, ailleurs que dans les centres, n’avait plus qu’un caractère nominal.
On ne compta bientôt plus les pillages et les perquisitions, les extorsions de fonds, les "confiscations de biens des bourgeois fascistes et contre-révolutionnaires", les arrestations arbitraires et les assassinats après (ou sans) simulacre de jugement par des "tribunaux populaires" hâtivement mis sur pied. Les militants du PCV croyaient l’heure venue d’appliquer le programme "d’élimination du capitalisme fasciste" qui leur avait été enseigné dans les manuels d’agitateurs professionnels. Dans de nombreux centres de province et villages, notamment dans le Nord-Annam (Nghê An, Ha Tinh, Thanh Hoa) et au Tonkin (Bac Ninh, Thai Binh), les comités du peuple, sous leur direction, ordonnèrent la suppression des cérémonies rituelles, le partage des terres, la confiscation des biens des riches.
Les Comités du peuple avaient pris en main les villages et les tyranneaux qui les composaient faisaient régner la terreur. Partout, le pouvoir effectif appartenait à des communistes (souvent étrangers au village) ou à des individus se prétendant tels.
La révolution prenait ainsi au départ un caractère extrêmement violent de lutte sociale. Elle s’affirmait, dans la plupart des régions, comme d’essence communiste, se déroulant sur les lignes absolues du schéma léniniste. »
Une appréciation sur la politique du PCV et la révolution
Ensuite, Devillers expose la situation difficile et la politique des dirigeants du PCV :
« Ces excès ne pouvaient que déconsidérer la révolution, la faire sombrer dans le chaos. Les dirigeants communistes le sentent immédiatement. L’un d’eux, Duong Bach Mai, me dira bien plus tard (en mars 1947) comment, en sa qualité d’inspecteur des Affaires politiques et administratives de l’Est du Nambô (Cochinchine), il s’était employé à calmer les ardeurs intempestives des militants de la base, en leur montrant que la tâche du moment n’était pas de faire une révolution prolétarienne, mais d’abattre le "colonialisme" en appelant tout le peuple à lutter contre lui. ( ... )
Leur seul espoir de se maintenir et de survivre, c’était de prendre la tête de la lame de fond patriotique, en se portant à la pointe du combat pour l’indépendance. Non seulement ils étaient sûrs de rallier ainsi l’immense majorité de la population, mais ils bénéficieraient aussi, les premiers, du soutien des représentants des deux pays alliés, Chine et Etats Unis, dont ils connaissaient déjà les sentiments à l’égard de la colonisation, de celle de la France en particulier. Le discours que Giap prononce le 2 septembre à Hanoï ne traduit pas seulement une volonté passionnée d’indépendance ; il montre que les dirigeants Vietminh ont clairement en vue ces deux aspects du problème.
Réprimer les excès, obtenir l’union du peuple : c’est à ces deux objectifs que Ho Chi Minh et son équipe s’emploient immédiatement. Ho Chi Minh reste en effet convaincu, comme en 1930 lorsqu’il fonda le Parti, de l’impossibilité d’une instauration brutale du socialisme au Vietnam. Le peuple n’y est absolument pas préparé, à la fois de par ses traditions et de par son esprit. Pendant de longues années, le Vietnam devra s’acheminer lentement vers le socialisme par l’apprentissage et la pratique de la démocratie. Ce qui importe avant tout, c’est l’indépendance sans laquelle il n’est pas de régime réellement démocratique possible. Le peuple vietnamien doit pouvoir librement décider de son destin sans intervention étrangère. Le socialisme sera son but. Mais le chemin sera long qui y mènera, car il faudra des années pour consolider le régime "démocratique", liquider les tendances réactionnaires, jeter les bases d’une économie et d’une "vie" nouvelles. Pendant cette période, l’union de toutes les classes, de toutes les couches de la population est indispensable. Du reste, la prépondérance écrasante de la classe paysanne ne permet pas d’édifier au Vietnam un régime de dictature de la classe ouvrière. Celle-ci est trop peu nombreuse (3 %de la population active) et elle n’est pas préparée du tout à jouer un rôle dirigeant. Le régime démocratique ne peut se permettre au départ de rejeter des intellectuels et des techniciens sous prétexte qu’ils sont d’origine bourgeoise. L’important est de sceller en toute confiance et de façon indissoluble l’alliance de la bourgeoisie nationale, de la paysannerie et de la classe ouvrière.
Cette clarté de vue, cette conscience des réalités et des nécessités vietnamiennes ce sens de l’évolution historique, cette absence de sectarisme, font sans conteste de Ho Chi Minh un des leaders les plus remarquables du mouvement de libération asiatique. Sa vaste culture, sa connaissance des mondes occidental, russe et chinois, font de lui un homme à part dans le communisme jaune. Il est certes marxiste, profondément marxiste, et cependant il ne donne pas l’impression de croire au matérialisme de la dialectique. Ses paroles, ses actes sont en effet marqués d’un sens profond de l’humain. Toute sa vie il a lutté. Il a été traqué, pourchassé, emprisonné même. Il garde cependant une sérénité impressionnante. Cet homme frêle, ascétique, de santé fragile, nourrissait l’ambition de devenir le Gandhi de l’Indochine ? Certains, qui l’ont beaucoup approché, l’assurent. Il était en tous cas indiscutablement un adversaire de la violence, surtout inutile.
Le zèle excessif des "militants de la base" avait maintenant plongé le Vietnam dans le chaos. Pour reprendre le contrôle, Ho Chi Minh ne disposait que d’une équipe réduite, quelques dizaines de "têtes" à Hanoï, à peine autant dans toutes les provinces. La Propagande, la persuasion (car la force n’existe pas encore) sont les seuls moyens sur lesquels il puisse compter.
Un puissant effort d’organisation est immédiatement entrepris. Faute de base sur qui on puisse compter, la reprise en main s’opérera de haut en bas. L’autorité dans les villes sera assez rapidement consolidée. Des comités exécutifs, composés ou contrôlés par des militants sûrs, assumeront vite les responsabilités à la tête de chaque ky et de chaque province. Mais les difficultés s’accuseront au fur et à mesure que l’autorité pénétrera dans les campagnes. »
Le gouvernement ne veut surtout pas que se réunisse un congrès des comités. Il lui oppose l’élection d’une Assemblée constituante. Il fait appel à la hiérarchie catholique. Il s’emploie à se constituer une armée régulière : « au noyau très sûr de guérilleros armés à l’américaine de la "zone affranchie", il adjoindra peu à peu, après un tri sévère, d’anciens tirailleurs de l’armée française, instruits et disciplinés, d’anciens "gardes indochinois", des auxiliaires japonais, des jeunesses du commandement Ducoroy. » En d’autres termes, il s’emploie à constituer un appareil capable de contenir et de refouler la révolution.
Au Tonkin, la bourgeoisie « indigène » et les propriétaires fonciers, qui bénéficiaient de l’appui des autorités chinoises, se regroupèrent et s’organisèrent très vite. Ils formèrent le Bloc nationaliste. Le PC indochinois multipliait les concessions : le 11 novembre 1945, il alla même jusqu’à proclamer sa propre dissolution ! Les élections furent d’abord reportées, mais on vota le 6 janvier 1946 dans les zones contrôlées par le Vietminh. Les résultats furent un triomphe pour celui-ci, mais, sous le prétexte que les partis bourgeois n’avaient pu se constituer à temps, soixante-dix sièges sur trois cent cinquante furent d’office attribués à l’ « opposition ». Un peu plus tard, le Vietminh forma un nouveau gouvernement, dit d’Union nationale, auquel le Bloc nationaliste participait. Bao Daï restait « conseiller suprême du gouvernement ». Le contact était déjà établi entre Sainteny, « commissaire pour le Tonkin » du gouvernement français, et Ho Chi Minh.
Les négociations entre les gouvernements chinois et français aboutirent d’autre part, le 28 février 1946, à la signature d’un traité franco-chinois : l’impérialisme français abandonnait ses « droits » en Chine et s’engageait à protéger les commerçants chinois en Indochine ; en échange, les troupes françaises relèveraient les troupes chinoises occupant le Tonkin entre le 1° et le 15 mars 1946 ! L’opération devait être terminée le 30 mars.
La convention du 6 mars 1946
Cependant, le 6 mars 1946, la flotte française se présenta devant Haïphong et bombarda la ville sous le prétexte que des canons chinois auraient tiré sur elle ; le même jour, Ho Chi Minh et son gouvernement signèrent avec Sainteny une convention qui stipulait notamment :
« 1° Le gouvernement français reconnaît la République du Vietnam comme un Etat libre ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, faisant partie de la Fédération indochinoise et de l’Union française.
En ce qui concerne les "Trois Ky" (le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine), le gouvernement français s’engage à entériner les décisions prises par la population consultée par référendum.
2° Le gouvernement du Vietnam se déclare prêt à accueillir amicalement l’armée française lorsque, conformément aux accords internationaux, elle relèvera les troupes chinoises. »
C’est dans ces conditions que les troupes françaises reprirent pied au Tonkin. Au nom de l’« Unité nationale », indispensable, selon lui, à la lutte pour l’indépendance nationale, le Vietminh avait subordonné les intérêts des ouvriers et des paysans à son alliance avec la bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers ; maintenant, il renonçait à l’indépendance ! Sainteny n’avait pas accepté de signer un texte où figurât ce vocable, il consentait seulement à ce que les mots « Etat libre » y soient portés. En contrepartie, Ho Chi Minh acceptait que son « Etat libre » soit subordonné au double carcan de l’Union indochinoise et de l’Union française. Enfin et surtout, il accueillait « amicalement » au Tonkin l’armée française, qui venait de se faire la main en Cochinchine.
Ho Chi Minh partit pour la France à la tête d’une délégation de son gouvernement. Après de longues négociations à Fontainebleau, qui n’aboutirent pas, il signa au dernier moment, le 14 septembre 1946, juste avant de repartir pour Hanoï, un modus vivendi. Les termes mêmes du modus vivendi étaient significatifs. Ho Chi Minh entérinait la « proclamation », intervenue le 1er juin à Dalat, sous l’égide de Thierry d’Argenlieu, d’une « République autonome de Cochinchine » ; il acceptait également ces lignes :
« Les deux gouvernements s’engagent à mettre fin de part et d’autre aux actes d’hostilité et de violence en Cochinchine et en Annam du Sud. »
Autrement dit, il acceptait que les combattants vietnamiens s’engagent à mettre bas les armes, tandis que le maintien des troupes françaises au Tonkin faisait tout naturellement partie du modus vivendi. En outre :
« Le Vietnam accepte le principe de l’unité monétaire et douanière de l’Indochine. La piastre indochinoise fera partie de la zone franc... Le statut des biens et entreprises françaises au Vietnam ne pourra être modifié que d’un commun accord entre les deux gouvernements. Les biens réquisitionnés par le gouvernement vietnamien seront rendus à leurs propriétaires. »
Et ceci encore :
« Le Vietnam s’engage à faire appel en priorité aux ressortissants, français chaque fois qu’il aura besoin de conseillers, de techniciens, d’experts. Cette priorité ne cessera de jouer qu’au cas d’impossibilité pour la France de fournir le personnel demandé. »
La déclaration du gouvernement provisoire du Vietnam, formé le 3 septembre 1945 par ce même Ho Chi Minh qui signait maintenant ce modus vivendi, était bien loin. N’y lisait-on pas :
« Nous, membres du gouvernement provisoire représentant la population entière du Vietnam, déclarons n’avoir désormais aucun rapport avec la France impérialiste, annuler tous les traités que la France a signés au sujet du Vietnam, abolir tous les privilèges que les Français se sont arrogés sur notre territoire. »
Des conséquences inéluctables
La politique suivie par le Vietminh comportait des conséquences inévitables : même ses alliés nationalistes bourgeois n’acceptaient pas cette capitulation, soit par manœuvre, soit parce que réellement partisans de l’indépendance. La répression s’abattit sur eux et l’une des armes utilisées pour les éliminer fut l’assassinat politique. Le gouvernement d’Union nationale démissionna devant l’Assemblée constituante, où deux cent dix députés seulement étaient présents, dont vingt députés de l’opposition.
Ho Chi Minh forma un nouveau gouvernement le 3 novembre : un gouvernement de « Bloc national ». Cependant, le « citoyen » Vinh-Thuey restait encore « conseiller suprême du gouvernement ». Il était impossible au Vietminh, dans ces conditions, de laisser les trotskystes défendre leur politique et s’organiser : on comprend dès lors que l’assassinat de Tha Tu Thau et de centaines de trotskystes combattant contre l’impérialisme français en Cochinchine était pour Ho Chi Minh et le Vietminh une mesure indispensable dans le cadre de leur politique.
Mais tout cela ne suffisait pas encore à l’impérialisme français.
Le 23 novembre 1946, la flotte française bombardait Haïphong ; cette fois, les pièces de marine, arrosant d’obus les quartiers indigènes de la ville, firent des milliers et des milliers de morts. Le prétexte de ce bombardement ? Le contrôle des douanes. La raison véritable ? Le contrôle total par l’armée française de la région militaire de Haïphong. Ce n’était manifestement là qu’une étape vers l’occupation totale du Tonkin.
Et, le 19 décembre 1946, sous couleur de prévenir une attaque contre les troupes françaises que l’armée vietnamienne était censée préparer, celles-ci renouvelèrent à Hanoï le coup de Haïphong : elles occupèrent le siège du gouvernement vietnamien, qui dut s’enfuir.
Défaite de l’impérialisme français
Comme le Parti communiste chinois en 1946, le Vietminh, en réalité le PCV, n’avait plus d’autre recours : ou être liquidé physiquement, ou combattre les armes à la main.
C’est alors seulement que le Vietminh appela les Vietnamiens au combat. La guerre d’Indochine commençait. Le Vietminh ne modifiait pas pour autant l’axe de sa politique ; le 19 avril 1947, dans un message adressé au gouvernement français, le gouvernement de Ho Chi Minh affirmait encore :
« L’intérêt des deux peuples est de collaborer fraternellement au sein de l’Union française, association de peuples libres, qui se comprennent et qui s’aiment (sic). ( ... ) Pour prouver le sincère attachement du Vietnam à la paix et son amitié pour le peuple de France, le gouvernement vietnamien propose la cessation immédiate des hostilités et l’ouverture de négociations en vue d’un règlement pacifique du conflit. »

Stéphane Just

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