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Le suicide de Maïakovski

mercredi 2 juillet 2008, par Robert Paris

« La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante. Comme on dit, l’incident est clos »

Maïakovski

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Un article de
Léon Trotsky

Le suicide de Maïakovski

mai 1930

Déjà Blok avait reconnu en Maïakovski un " énorme talent ". On peut dire sans exagération qu’il y avait en Maïakovski les reflets du génie. Ce n’était cependant pas un talent harmonieux. Où aurait-on pu trouver une harmonie artistique dans cette décennie de catastrophes, à la limite non cicatrisée de deux époques ? Dans la création de Maïakovski, les cimes vont de pair avec les abîmes, des manifestations de génie étonnent à côté de strophes banales, parfois même d’une vulgarité criante.

Maïakovski voulut sincèrement être un révolutionnaire, avant même que d’être un poète. En réalité, il était avant tout un poète, un artiste, qui s’éloigna du vieux monde sans rompre avec lui ; c’est seulement après la Révolution qu’il chercha et, dans une certaine mesure, trouva en elle un soutien. Il ne se confondit pas avec elle jusqu’au bout, parce qu’il n’était pas venu à elle dans la dure période des années de préparation clandestine. Plus généralement Maïakovski n’était pas seulement le " chantre ", mais également la victime d’une époque critique qui, tout en préparant les éléments d’une nouvelle culture avec une puissance jusque-là inconnue, va plus lentement qu’il ne le faudrait, pour assurer l’évolution harmonieuse d’un poète, d’une génération de poètes se donnant à la révolution. Il faut voir là l’absence d’harmonie intérieure qui se manifestait dans le style de l’auteur, l’insuffisante discipline de son verbe et la démesure de ses images : la chaude lave du pathétique et l’incapacité de se lier à l’époque, à la classe, la plaisanterie de mauvais goût par laquelle le poète semble vouloir se protéger contre toute atteinte du monde extérieur. Parfois on pensait à de l’hypocrisie artistique et aussi psychologique. Non ! Les lettres écrites avant sa mort rendent le même son : que signifie la formule lapidaire " l’incident est clos " par laquelle le poète tire un trait final ?

Ce qu’étaient le lyrisme et l’ironie pour le romantique attardé Henri Heine – l’ironie contre le lyrisme mais en même temps pour sa défense -, le pathétique et la vulgarité le sont pour le " futuriste " attardé Maïakovski : la vulgarité contre le pathétique mais, en même temps, pour sa défense.

L’avis officiel, mis au point par le " Secrétariat " [*] dans un langage de protocole juridique, s’empresse d’informer que ce suicide " n’a aucun rapport avec les activités sociales et littéraires du poète ". Ce qui revient à dire que la mort volontaire de Maïakovski n’a aucun rapport avec sa vie, ou bien que sa vie n’avait rien de commun avec sa création révolutionnaire et poétique ; c’est transformer sa mort en un fait divers fortuit. Ce n’est ni vrai ni nécessaire ni... intelligent ! " La barque de l’amour s’est brisée sur la vie courante", écrit Maïakovski dans ses derniers vers. Cela veut dire que ses " activités sociales et littéraires " avaient cessé de l’élever suffisamment au-dessus des tracas de la vie quotidienne pour le mettre à l’abri des coups insupportables qui le frappaient. Comment écrire alors : "n’a aucun rapport" ?

L’idéologie officielle actuelle au sujet de la " littérature prolétarienne " – nous retrouvons dans le domaine littéraire ce que nous voyons dans le domaine économique – est fondée sur une totale incompréhension des rythmes et des délais de la maturation culturelle. La lutte pour la " culture prolétarienne " – quelque chose comme la " collectivisation totale " de toutes les conquêtes de l’humanité dans le cadre du plan quinquennal – avait, dans les débuts de la Révolution d’Octobre, un caractère d’idéalisme utopique ; et c’est précisément pourquoi elle rencontra l’opposition de Lénine et de l’auteur de ces lignes. Ces dernières années, elle est devenue tout simplement un système de commandement – et de destruction – bureaucratique de l’art. Ont été proclamés classiques de la littérature pseudo-prolétarienne les ratés de la littérature bourgeoise du genre de Serafimovitch, Gladkov et consorts.

Une souple nullité comme Averbach a été baptisée le Belinsky... de la littérature " prolétarienne " (! ). La haute direction des belles lettres se trouve entre les mains de Molotov, vivante négation de tout esprit créateur dans la nature humaine. Qui pis est, l’adjoint de Molotov est Goussev, artiste en de nombreux domaines sauf en art. Ce choix est tout à l’image de la dégénérescence bureaucratique des sphères officielles de la révolution. Molotov et Goussev ont étendu sur les belles-lettres une littérature défigurée, pornographique, de courtisans " révolutionnaires ", œuvre d’un collectif anonyme.

Les meilleurs représentants de la jeunesse prolétarienne, dont la vocation est de préparer les bases d’une nouvelle littérature et d’une nouvelle culture, ont été livrés aux ordres de gens qui ont converti en critère de la réalité leur propre absence de culture.

Oui, Maïakovski est le plus viril et le plus courageux de tous ceux qui, appartenant à la dernière génération de la vieille littérature russe et n’ayant pas encore été reconnus par elle, ont cherché à se créer des liens avec la Révolution. Oui, il tissa des liens infiniment plus complexes que tous les autres écrivains. Un déchirement profond demeurait en lui. Aux contradictions que comporte la révolution, toujours plus pénibles pour l’art à la recherche de formes achevées, est venu s’ajouter, ces dernières années, le sentiment du déclin où l’ont réduite les épigones. Prêt à servir son " époque " par les plus humbles travaux quotidiens, Maïakovski ne pouvait pas ne pas se détourner d’une routine pseudo-révolutionnaire. Il était incapable d’en avoir pleine conscience sur le plan théorique et, par suite, de trouver la voie pour la surmonter. Il dit justement de lui-même qu’il " n’est pas à louer ". Longtemps et vigoureusement, il refusa d’entrer dans le kolkhoze administratif de la prétendue littérature " prolétarienne " d’Averbach. Il tenta de fonder, sous le drapeau de Lef, l’ordre des ardents croisés de la révolution prolétarienne : servir celle-ci en toute conscience et non sous la menace. Lef n’avait évidemment pas la force d’imposer son rythme aux 150.000.000 : la dynamique des flux et reflux de la révolution était trop lourde, trop profonde. Au mois de janvier de cette année, Maïakovski, vaincu par la logique de la situation, fit un grand effort sur lui-même pour adhérer finalement à l’Association soviétique des poètes prolétariens (VAPP), deux à trois mois avant de se tuer. Cette adhésion ne lui apporta rien, lui retira, au contraire, quelque chose. Quand il liquida ses comptes tant sur le plan personnel que public et coula sa " barque ", les représentants de la littérature bureaucratique, " ceux qui sont à louer " s’écrièrent : " inconcevable, in. compréhensible ", montrant par là qu’ils n’avaient pas plus compris le grand poète Maïakovski que les contradictions de l’époque.

Edifiée à la suite de pogromes contre des foyers littéraires authentiquement révolutionnaires et vivants, l’Association des poètes prolétariens (VAPP), soumise à la contrainte bureaucratique et livrée idéologiquement à l’abandon, n’a apparemment pas assuré l’unité morale : au départ du plus grand poète de la Russie soviétique, on ne trouve à répondre avec un embarras officieux que cela " n’a aucun rapport... " C’est peu, vraiment peu, pour qui veut édifier une nouvelle culture dans les plus brefs délais.

Maïakovski n’est pas devenu, il ne pouvait pas devenir, le fondateur de la littérature prolétarienne pour la même raison que le socialisme ne peut être édifié dans un seul pays. Dans les combats de la période de transition, il était le plus courageux combattant du verbe, et il est devenu l’un des plus indiscutables précurseurs de la littérature que se donnera la nouvelle société.

(Bulletin de l’Opposition, mai 1930)

Note

[*] C’est-à-dire par Staline

« Comment osez-vous vous prétendre poète et gazouiller gentiment comme un pinson ? Alors qu’aujourd’hui il faut s’armer d’un casse-tête pour fendre le crâne du monde ! »

Maïakovski

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