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Pourquoi la social-démocratie allemande a refusé de combattre le fascisme

lundi 27 avril 2020, par Robert Paris

La social-démocratie allemande : "Etat bourgeois et élections de la démocratie bourgeoise, sauvez-moi du fascisme et de la révolution communiste !"

Pourquoi la social-démocratie allemande a refusé de combattre le fascisme

Léon Trotsky dans « Déclaration des délégués appartenant à l’Opposition de Gauche » en avril 1933 :

« La social-démocratie a livré à la bourgeoisie la révolution prolétarienne de 1918 et sauvé ainsi une fois encore le capitalisme déclinant. C’est elle, et elle seule, qui a ainsi donné à la bourgeoisie la possibilité de s’appuyer à l’étape suivante sur le banditisme fasciste. Descendant de marche en marche à la recherche du « moindre mal », la social-démocratie a fini par voter pour le feld marschall réactionnaire Hindenburg, lequel, à son tour, a appelé Hitler au pouvoir. Démoralisant les masses ouvrières par les illusions de la démocratie dans le capitalisme pourrissant, la social¬-démocratie a privé le prolétariat de toutes ses forces de résistance. Les tentatives pour rejeter cette responsabilité fondamentale sur le communisme sont absurdes et malhonnêtes. »

Marx et Engels n’ont jamais reconnu dans les dirigeants de la social-démocratie allemande des défenseurs de leurs conceptions.

Engels écrit dans sa Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875 :

« Dans tous mes écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »

Engels au député social-démocrate de droite W. Blos, 21 février 1874 :

« Il conviendrait d’abandonner tout ce bavardage (de la social-démocratie allemande) sur l’État, surtout après la Commune, qui n’était plus un État, au sens propre. »

Engels, Lettre à August Bebel, 1875 :

« La social-démocratie allemande est-elle réellement infectée de la maladie parlementaire et croit-elle que, grâce au suffrage universel, le Saint-Esprit se déverse sur ses élus, transformant les séances des fractions parlementaire en conciles infaillibles et les résolutions des fractions en dogmes inviolables ? (…) A en croire ces Messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier mais un parti universel, ouvert à « tous les hommes remplis d’un véritable amour pour l’humanité ». Il le démontrera avant tout en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « pour répandre le bon goût » et « apprendre le bon ton ». (…) Bref, la classe ouvrière par elle-même, est incapable de s’affranchir. Elle doit donc passer sous la direction de bourgeois « instruits et cultivés » qui seuls « ont l’occasion et le temps » de se familiariser avec les intérêts des ouvriers. (…) Le programme ne sera pas abandonné mais seulement ajourné – pour un temps indéterminé. (…) Ce sont les représentants de la petite-bourgeoisie qui s’annoncent ainsi, de crainte que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n’aille trop loin ».

Engels écrit à Bebel le 18 mars 1886 :

« L’une des caractéristique les plus négatives de la majorité sociale-démocrate, c’est précisément l’esprit prudhommesque du philistin qui veut convaincre son adversaire au lieu de le combattre. »

Social-démocratie et Fascisme

En janvier 1933, l’Allemagne bascule dans l’horreur suite à la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier du Reich, rapidement suivie par une vague de répression anti-ouvrière plus violente que jamais et qui va détruire en peu de temps toute organisation ouvrière, les militants ouvriers politiques et syndicaux peuplant les premiers les camps de concentration et d’extermination, bien avant les Juifs et les Tziganes. L’Allemagne qui allait sombrer dans le nazisme était un pays dans lequel des traditions ouvrières puissantes régnaient encore et notamment avec des syndicats de masse et un parti politique ouvrier de masse ainsi que des associations influentes et même une milice ouvrière, syndicats, associations et milices toutes sous la domination d’un seul parti politique « socialiste », le parti socialiste d’Allemagne, le SPD. Il importe donc de savoir ce que, socialement, politiquement, sur le terrain organisationnel, ce parti a déclaré, ce qu’il a analysé de la situation, comment il a appelé les travailleurs à y faire face, quelles perspectives il développait alors et comment il a été suivi…

Il importe de remarquer qu’à la fin des années 1920 et dans les années 1930 jusqu’à la prise de pouvoir du nazisme, le SPD est le principal parti politique du pays, ultra majoritaire dans la classe ouvrière, dans les milieux populaires et même dans la petite bourgeoisie. Ce n’est pas un parti d’opposition. C’est d’abord un parti de gouvernement et c’est un socialiste, Müller, qui est chancelier, même si c’est dans une alliance avec la droite et le centre. Par la suite, le SPD est contraint, par le mécontentement ouvrier face aux politiques antisociales violentes de ce gouvernement, de quitter la coalition et d’abandonner le poste de chancelier d’Allemagne. Le SPD ne va pas pour autant dans l’opposition politique même face aux gouvernements les plus à droite, ceux des chanceliers les plus réactionnaires, qui vont précéder Hitler, que ce soit Schleicher, Brüning ou Von Papen. Majoritaire à la chambre des députés, le SPD ne lève jamais le petit doigt pour faire chuter l’un de ces gouvernements. Le président de la République a été élu par les voix socialistes, même si c’est le très réactionnaire maréchal Hindenburg qui, sans les voix du SPD, n’aurait pas obtenu le poste ! La justification donnée à ce vote « socialiste » est de « barrer la route aux nazis et aux communistes » !!! Et Hindenburg finira, au contraire, par paver la route d’Hitler…

Tout au long de la montée des nazis, le SPD n’aura servi qu’à empêcher la classe ouvrière de réagir, qu’à la convaincre que c’est la « démocratie de Weimar », c’est-à-dire l’Etat bourgeois soi-disant démocratique et ses institutions qui vont sauver le peuple allemand du désastre et c’est un mensonge criminel !

N’oublions pas que la responsabilité historique de la social-démocratie SPD dans la victoire fasciste de 1933 n’efface pas celle du parti communiste allemand KPD (stalinisme)

Allemagne 1930-1933 : le face à face entre organisations fascistes et organisations ouvrières

Léon Trotsky, « La seule voie » :

« Dans leurs minutes de lucidité, les dirigeants de la social-démocratie allemande doivent se demander : par quel miracle notre parti continue-t-il, après tout ce qu’il a fait, à regrouper des millions d’ouvriers ? Le conservatisme inhérent à toute organisation de masse a, certainement, une grande importance. Plusieurs générations de prolétaires sont passées par l’école politique de la social-démocratie, ce qui a créé une forte tradition. Cependant, ce n’est pas la cause principale de la vitalité du réformisme. Les ouvriers ne peuvent abandonner purement et simplement la social-démocratie, malgré tous les crimes de ce parti : ils doivent pouvoir s’éduquer au travers d’un autre parti. Or, le Parti communiste allemand, en la personne de sa direction, a, depuis neuf ans, réellement fait tout ce qui était en son pouvoir, pour écarter les masses de lui ou, du moins, pour les empêcher de se regrouper autour du Parti communiste. »

Mais n’anticipons pas et revoyons les étapes de la politique du SPD des années 1930…

Quand la crise mondiale de 1929 éclate, aux USA et en Allemagne, le SPD « socialiste » est le principal parti d’Allemagne, il détient le nombre le plus grand de votes, mais aussi le plus grand nombre de militants ouvriers, la direction des plus grands syndicats, la presse la plus lue, les milices de défense les plus nombreuses, et aussi… le poste de chancelier, c’est-à-dire la direction du gouvernement national, ainsi que de nombreux gouvernements régionaux, les principaux d’ailleurs.

Ce parti n’a depuis belle lurette de « socialiste » que le nom. C’est un parti conservateur de défense des intérêts de la bourgeoisie qui a fait ses preuves dans ce rôle, en écrasant dans le sang plusieurs révolutions prolétariennes et notamment celle de 1918-1919, assassinant non seulement Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, mais aussi des milliers de militants ouvriers révolutionnaires dans tout le pays. Dans les années suivantes, ce parti a continué à être le principal « parti de l’ordre » et il ne s’agit nullement d’un ordre qui se prétendait socialiste ! Le grand capital et ses défenseurs ouverts, y compris ceux de droite, ont maintes fois reconnu que, sans le SPD, tout pouvoir capitaliste en Allemagne n’aurait pas survécu. Le SPD n’a pas craint de prendre la tête, face à la révolution prolétarienne, d’une entente avec l’Etat-major et les fascistes des corps francs pour organiser le bain de sang des prolétaires. Cependant, il est parvenu à garder, grâce essentiellement à son poids dans les syndicats, une influence prépondérante parmi les militants ouvriers et la politique des staliniens des années suivantes va permettre aux « socialistes » de se solidariser avec leurs dirigeants au lieu d’être gagnés à la perspective communiste révolutionnaire, et va permettre aussi aux nazis de se placer comme le parti de la révolution « national-socialiste », le parti nazi, devenant, en paroles, plus ennemi des banquiers et du grand capital que le SPD !

Ainsi, le dirigeant social-démocrate Hilferding au congrès du SPD à Kiel en mai 1927 déclare :

« Notre génération se trouve placée devant la tâche d’organiser, de réguler l’économie capitaliste avec l’aide de l’Etat et de transformer l’économie organisée et dirigée par les capitalistes en économie dirigée par l’Etat démocratique. »

La même année, le dirigeant et député social-démocrate Breitscheid déclarait :

« L’ouvrier allemand est devenu très sage. Il sait qu’il n’a rien à attendre d’une révolution, mais qu’il peut tout espérer de l’action méthodique de ses syndicats. »

Mme Tony Sender, une autre député social-démocrate déclarait :

« Je ne crois la révolution ni utile ni possible. »

Et, au congrès du SPD de 1931 à Leipzig, le dirigeant social-démocrate F. Tarnov lançait sa célèbre formule :

« Ne devons-nous pas être le médecin au chevet du capitalisme ? »

Ce dirigeant « socialiste », membre du conseil d’administration de l’Arbeiterbank, développe l’idée que le capitalisme d’Etat c’est du socialisme !!!

Et le dirigeant social-démocrate Wels déclarait :

« La social-démocratie veut conquérir l’Etat grâce au bulletin de vote. » Exit la révolution, exit l’extermination de l’Etat capitaliste, exit le socialisme !

Ce ne sont pas les thèses théoriques de ces messieurs, justifiant soi-disant leur collaboration de classe, qui leur donne leur poids dans la société mais le développement économique capitaliste. Quand Hilferding théorise que « L’économie nationale, ce sont les intérêts communs de toutes les couches de la population », il ne s’appuie sur aucune étude scientifique autre que le fait que les prolétaires voient leur niveau de vie s’améliorant légèrement et lentement. Ainsi, en 1927, les syndicats, qui collaborent à fond à la cogestion du capitalisme, ont obtenu des augmentations de salaires de 5%, un système d’assurances-chômage financé à moitié par les ouvriers et une légère atténuation des attaques patronales. Mais cela avec la reprise économique de 1926 et avant la crise mondiale de 1929 évidemment. Un peu moins de trois ans de lune de miel entre « socialistes » et capitalistes !

C’est la grande bourgeoisie elle-même qui souhaite dès lors que le SPD l’aide à diriger la société, dans l’entreprise comme au gouvernement, et dans les gestions intermédiaires…

En septembre 1926, au lendemain du Congrès des industriels allemands, Silverberg, porte-parole du Reichsverband, représentant des industries chimique, électrique, du commerce de gros et de l’industrie de transformation, demandait, en opposition avec le patronat de l’industrie lourde favorable déjà à l’extrême droite, que le SPD soit à nouveau associé à la direction de l’Etat. Ce à quoi le dirigeant syndical social-démocrate Leipart avait répondu positivement dans le journal du SPD « Vorwärts ».

Après de laborieuses négociations avec les patrons, les partis de droite et du centre et les membres de l’appareil d’Etat bourgeois, le SPD revient au gouvernement. C’est l’ancien chancelier social-démocrate de 1920, Hermann Müller, qui est renommé à ce poste. Le gouvernement qui est formé, présidé par la social-démocratie est appelé gouvernement « de grande coalition » : aux côtés du chancelier Müller, les ministres « socialistes » Severing à l’Intérieur, Hilferding aux Finances, Wissel au Travail, on trouve des ministres populistes (Streseman et Curtius) ou encore « démocrates », « populistes bavarois » ou du Zentrum.

En Prusse, c’est le social-démocrate Otto Braun qui dirige désormais comme premier ministre et qui s’empresse d’autoriser Hitler à prendre la parole en public, l’affirmant sans danger : « C’est un hystérique incapable d’une action suivie. » En réalité, le parti national-socialiste avait déjà 72.000 membres dont 30.000 sections d’assaut en 1927 !

La social-démocratie (SPD) compte environ un million de membres en 1928. Elle contrôle les syndicats, les coopératives, des organisations sportives. Elle détient le pouvoir dans les « Länder » de Bade, de Hesse, de Prusse. Elle détient les municipalités de Hambourg et de Berlin. Cette puissance est en fait intégrée à l’Etat allemand. En 1928, quand siègent 152 députés SPD au Reichstag, Hermann Müller, social-démocrate, devient chancelier (chef de l’Etat). Il le restera jusqu’en mars 1930. Voici, également, un comportement significatif : en 1928, les députés socialistes et communistes votent ensemble contre les crédits de réarmement par 202 voix contre (205 voix pour). Néanmoins, les ministres sociaux-démocrates restent au gouvernement et participent au programme de réarmement allemand. Lors de la réélection de Hindenburg au poste de Président du Reich, les sociaux-démocrates votent pour lui, aux deux tours de scrutin. (celui qui donnera ses pouvoirs à Hitler, en le nommant chancelier, n’est rien d’autre que le candidat de la social-démocratie !)

En fait, le baromètre des élections rend compte du déclin des sociaux-démocrates : 143 députés en 1930, 133 en juillet 1932, 121 en novembre 1932, et de ma montée du parti communiste (stalinien) KPD : 77 députés en 1930, 89 en juillet 1932, 100 en novembre 1932. Il s’appuie sur tout un réseau d’organisations : groupes anti-fascistes, RGO (opposition syndicale révolutionnaire), RFB (Front rouge des anciens combattants), Fédération sportive rouge, etc… Son programme est fortement teinté de nationalisme. (…)

Déjà en mai 1929, la présence des sociaux-démocrates au pouvoir en fait les principaux artisans de la répression des grèves et des manifestations, demandant à la police de tirer sur les manifestants communistes à Berlin les 1er, 2 et 3 mai 1929. Otto Braun, président du conseil de Prusse et Gzesinski ministre de l’Intérieur de Prusse demandent la dissolution du parti communiste KPD mais le ministre de l’Intérieur d’Allemagne Severing craint que le président du Reich ne donne pas son accord. La haine entre sociaux-démocrates et staliniens est en train de devenir le centre des relations entre organisations de la classe ouvrière. Chacun des deux partis les plus influents de la classe ouvrière déclare désormais que l’autre est l’ennemi principal, bien plus dangereux disent-ils que la droite et l’extrême droite y compris fasciste.

Mais c’est surtout la crise mondiale de 1929 qui, en cassant le nouvel élan du capitalisme allemand fondé surtout sur des dettes, va empêcher cette collaboration de classe de se maintenir et mener, en même temps, l’Allemagne à la catastrophe et au nazisme, la même collaboration de classe « socialiste » servant à lier pieds et poings les prolétaires à leur propre écrasement !

Tout d’abord, les « socialistes » continuent de gouverner l’Allemagne dans le sens du maintien de l’ordre bourgeois, au nom de l’intérêt national, c’est-à-dire en faisant peser le poids des sacrifices sur les seuls milieux ouvriers, pauvres, chômeurs et sur la petite bourgeoisie, en préservant autant que possible les intérêts des capitalistes.

Ils le font à la tête d’une coalition avec la droite et le centre. Müller est le chancelier « socialiste » et le poids qu’il exerce sur les syndicats est la seule preuve qu’il appartient au SPD car sa politique est droitière au possible. Elle irrite de plus en plus les milieux prolétariens proches des socialistes et la pression ouvrière sur les syndicats va monter de mois en mois, contestant de plus en plus la présence des « socialistes » au gouvernement.

De 1929 à 1932, la production industrielle s’effondre en Allemagne comme dans le reste du monde, le chômage ne cesse d’être plus massif, la misère ouvrière se généralise, la jeunesse ouvrière et populaire est complètement paupérisée et crève de faim, l’essentiel de la population allemande est jetée à nouveau dans la situation qu’elle a connue en 1923. Les aides sociales dégringolent. Une allocation chômage de 35 marks en 1929 chute à 14 marks en 1932. Un salaire horaire de 77 pfennigs en 1928 passe à 66 pf en 1932.

Le gouvernement à direction « socialiste » accompagne les actes des capitalistes contre le prolétariat. En 1930, par exemple, Stegerwald, ministre du travail sous la direction du chancelier « socialiste » Müller, porte à 15 jours le délai qui sépare le jour du licenciement du jour de l’inscription au chômage. Cela signifie trois semaines sans un centime pour vivre et faire vivre une famille ! Et cela au moment même où, pendant la première quinzaine de janvier 1930, on a enregistré 400.000 nouveaux chômeurs ! De deux millions au début de 1930, le nombre officiel des chômeurs passe de trois millions sept cent mille en décembre 1930, à quatre millions trois cent mille en janvier 1931, puis à cinq millions à la mi février 1931 ! Les six millions de chômeurs sont atteints à l’hiver 1931-1932. Et encore, nombre de ceux qui ne sont pas considérés comme chômeurs n’ont qu’un petit boulot à temps partiel et gagnent des clopinettes !

La « réforme » des allocations chômage du gouvernement à direction « socialiste » ne s’arrête pas là. Désormais, pour avoir droit à l’allocation chômage, il faut faire la preuve d’un an de travail, ce qui exclut tous ceux qui étaient déjà chômeurs avant la crise, et surtout toute la jeunesse ! Pas étonnant si cette dernière ne va pas être très sympathisante de la gauche socialiste !

Et ce n’est pas tout. Quiconque quitte son travail, quelle qu’en soit la raison, ne peut plus rien toucher comme allocation pendant huit semaines.

Les allocations chômage sont de plus en plus réduites en temps et en quantité. Cela se réduit désormais à une « allocation de crise », suivie de maigres soutiens du « bureau de bienfaisance » !

Les capitalistes s’attaquent aussi aux rémunérations des travailleurs actifs. Les salaires sont sans cesse réduits en même temps que les charges de travail augmentent et que les prix imposés par le grand capital sont artificiellement maintenus très élevés.

On ne peut relever de la part de ce gouvernement de coalition à direction « socialiste » aucune mesure que l’on pourrait qualifier de « sociale » !!!

Loin d’être passive, la classe ouvrière allemande de 1930 entre en lutte contre les baisses de salaires, contre les licenciements, contre la rupture des accords collectifs. Des grèves de masse ont lieu dans certaines régions avec 40.000 ouvriers en grève en juillet dans la métallurgie et 130.000 ouvriers en grève pendant deux semaines en octobre. Les grèves les plus importantes ont lieu dans la région de Mansfeld (mines de cuivre).

Mais ces grèves ne se transforment jamais en une action générale, nationale, et surtout pas en une action politique de classe : les syndicats sociaux-démocrates y veillent tout particulièrement ! Ils tiennent que la situation soit gérée uniquement par l’Etat, par les institutions et que le choix politique émane de la bourgeoisie capitaliste. A eux de comprendre qu’ils ne doivent pas soutenir les nazis, à eux de décider s’ils veulent maintenir ou pas la démocratie bourgeoise et combien, à eux de voir s’il est possible de pactiser encore avec les syndicats et les sociaux-démocrates.

Quant à la direction social-démocrate, y compris et surtout la direction des syndicats sociaux-démocrates, son choix est clair : rester solidaire, quoiqu’il en coûte au peuple travailleur et même quoiqu’il en coûte au SPD, y compris sa direction, non des travailleurs mais des capitalistes assimilés à l’intérêt national !!! C’est le même choix que celui qui a conduit la direction social-démocrate à cautionner la guerre mondiale, à organiser l’écrasement de la révolution prolétarienne puis à reconstituer l’appareil d’Etat de la bourgeoisie, en s’effaçant quand cela devenait nécessaire à la grande bourgeoisie et sans forcément être récompensée d’un tel dévouement, et en se gardant d’imposer leurs propres perspectives à la société ou même de les proposer à quiconque à part la grande bourgeoisie. Que l’enjeu soit la disparition de la démocratie, la disparition même de toute organisation ouvrière, la disparition de tout comportement humain de l’appareil d’Etat, loin de changer cet a priori, n’a fait que le rendre plus ferme pour ces dirigeants « socialistes » du capitalisme !!! Et ils ont toujours estimé que d’être « socialistes » leur donnaient plus devoirs à l’égard du grand capital, et pas le moindre droit, et surtout aucun devoir à l’égard du prolétariat. Qu’ils soient ou pas issus de la classe ouvrière, les leaders « socialistes » ne reconnaissaient plus que l’aristocratie ouvrière et on sait que les personnes qui se sont hissées à la force des poignées dans les couches supérieures sont parfois les pires !

En tout cas, en 1930, la plupart des grèves qui éclatent le font sans la direction du parti social-démocrate quand ce n’est pas contre lui, sans les directions syndicales qui lui sont liées et souvent contre elles. C’est le RGO (opposition syndicale révolutionnaire) qui dirige les luttes ou bien ce sont des grèves sauvages. Une grande partie de ces grèves sont victorieuses, faisant reculer le patronat, en particulier sur les amputations de salaires programmées. Jamais ces grèves ne mènent à une liaison avec les chômeurs, à un mouvement général, et encore moins à un mouvement politique de classe, remettant en cause l’ordre social. C’est là leur grande faiblesse dans un moment où il est vital que le prolétariat apparaisse comme une perspective politique propre s’adressant à toutes les couches frappées par la crise.

L’aggravation de la crise économique et sociale va rapidement rendre les sociaux-démocrates impuissants, l’entente des classes volant en éclats. Le cabinet Müller est très attaqué, à la fois par les travailleurs et par les patrons, le fossé entre les uns et les autres ne pouvant plus être comblé par des discours de bonnes intentions aussi mensongers soient-ils. Les caisses de l’assurance-chômage vidées, le ministre des Finances Hilferding est contraint de démissionner en décembre 1929. Désormais, les milieux industriels réclament la fin de la « grande coalition » et l’expulsion des sociaux-démocrates du gouvernement et la démission du chancelier Müller. Le 3 mars, le porte-parole des milieux patronaux, la Deutsche Allgemeine Zeitung affirme que la chute du gouvernement permettra que « la réforme financière puisse être réalisée, la rentabilité des entreprises rétablie et l’accumulation du capital encouragée. »

Le 27 mars 1930, le chancelier Müller tombe. Leber, dirigeant du SPD déclare pompeusement :

« Le 27 mars 1930 est le jour noir de la social-démocratie et de la démocratie allemande. »

On pourrait croire que le SPD va redevenir un parti de lutte, au moins un parti d’opposition politique, un parti qui va tenter de faire tomber des gouvernements très à droite, très dictatoriaux et très anti-ouvriers. Eh bien pas du tout !

Les gouvernements qui vont se succéder, avec les chanceliers Brüning, von Papen, Schleicher, se moquent du parlement et gouvernent sans lui et contre lui, donc contre le SPD, principal parti au parlement mais le SPD, lui, ne mène pas une politique systématique contre ces gouvernements, il ne s’y oppose même pas !!!!

Heinrich Brüning, le premier de la liste est pourtant clairement un représentant du patronat, anti-ouvrier au possible. En novembre 1918, à la tête d’un régiment de mitrailleurs, il a affronté les prolétaires révolutionnaires à Aix-la-Chapelle. Il annonce tout de suite la couleur : s’il n’a pas la confiance du parlement, il le dissoudra. Il va, en pleine période de crise catastrophique, consacrer le maximum des moyens financiers de l’Etat à la reconstruction de l’armée allemande !!! Le second poste de son budget est réservé à la répression policière !!!

On entre dans une période où le parlement n’a plus qu’un rôle de figuration puisque les chanceliers successifs gouvernent contre le parlement, par la seule confiance du président, et pourtant l’Allemagne ne va pas cesser de participer (massivement d’ailleurs) à des élections de députés, contribuant à donner un terrain à l’agitation nazie !!! La réponse du SPD à cette situation est toujours aussi responsable vis-à-vis des institutions complètement pourries de l’Etat et des classes possédantes et irresponsable vis-à-vis des travailleurs : elle consiste à ne compter que sur les élections, que sur la légalité de la république de Weimar et pas du tout sur la lutte des classes, d’autant moins que la seule perspective possible de la lutte des classes est la révolution sociale, à propos de laquelle le SPD avait déclaré « je la hais comme le péché » !

Gilbert Badia écrit dans son « Histoire de l’Allemagne contemporaine » :

« Dans le Reichstag qui se réunit le 13 octobre 1930, la social-démocratie est encore le parti le plus nombreux. D’elle dépend que le gouvernement de Brüning demeure au pouvoir ou soit forcé de démissionner… Or, le 18 octobre, la majorité (la social-démocratie qui jusque là ont soutenu Brüning) décide de confier l’examen des décrets-lois à une commission… et passe à l’ordre du jour. Puis le Reichstag se met en vacances jusqu’au 3 décembre. A partir de cette date, par une sorte d’accord tacite, la social-démocratie approuvera toutes les mesures du cabinet Brüning ou tout au moins refusera de les abroger. Il s’agit en fait d’une démission totale et définitive.

Qui plus est, cette majorité (comprenant les socialistes) va modifier le règlement de l’Assemblée pour qu’il soit plus difficile de renverser le gouvernement : la question de confiance ne sera plus posée, il faudra, pour que le chancelier démissionne, un vote exprès de la défiance…

La social-démocratie soutient Brüning quand il gouverne en appliquant l’article 48 (article de la constitution de Weimar qui permet au chancelier d’imposer des ordonnances sans discussion ni vote du parlement – note M et R), elle le soutiendra en votant contre l’abrogation des ordonnances réclamée par les communistes (les staliniens en fait – note M et R), elle votera les subventions aux grands domaines de l’Est, elle donnera au gouvernement le droit de manipuler à son gré les tarifs douaniers, elle votera l’ensemble du budget le 26 mars 1931, enfin – comble de docilité – elle acceptera de mettre le Parlement en vacances pour six mois, c’est-à-dire d’abolir les quelques vestiges de contrôle parlementaire qui pouvaient encore subsister.

C’est ce que l’on a appelé la politique « de la Tolérance » ou « du moindre mal ». Elle sera expressément confirmée par le congrès du SPD à Leipzig (31 mai- 3 juin 1931) qui se prononce pour le soutien de Brüning « tant qu’il sera décidé à repousser les aspirations fascistes et en mesure de le faire ». C’est qu’en effet la social-démocratie n’envisage jamais d’autre alternative à Brüning qu’un cabinet à participation nationale-socialiste…

La social-démocratie est encore puissante dans les usines. Les syndicats de l’A.D.G.B. comptent des millions d’adhérents. En 1928, le parti social-démocrate a 937.000 membres, la Confédération syndicale (qui lui est lié) a 4.867.000 inscrits. La Bannière d’empire (la milice ouvrière socialiste) est forte de trois millions de membres. Ces forces restent inemployées. Elles demeurent passives, se désagrègeront peu à peu parce que les dirigeants refusent de les lancer dans la lutte…

Le 16 septembre 1932 parut dans un journal de l’industrie loude, les Deutsche Führerbriefe, un article qui analyse le rôle de la social-démocratie :

« La social-démocratie avait cet avantage de contrôler les organisations de travailleurs. En paralysant leur énergie révolutionnaire, elle pouvait les enchaîner fermement à l’Etat capitaliste… Des usines et de la rue, la lutte passa aux Parlements et aux cabinets ministériels. Les dirigeants syndicaux furent étroitement liés à l’Etat capitaliste et à son administration. Conclusion : la politique du « moindre mal » n’est pas seulement tactique ; elle est la substance même de la politique sociale-démocrate. »

Au lendemain des élections de septembre, un journal bourgeois de Leipzig, les Leipziger Neueste Nachrichten, écrivait à l’adresse des sociaux-démocrates :

« Si vous attaquez le gouvernement Brüning – comme vous devriez, à dire vrai, le faire à la suite de vos promesses électorales – alors viendra le bolchevisme ou la dictature véritable. Mais vous craignez encore plus ces deux éventualités que la « dictature » entre guillemets. Voilà pourquoi le grand Rudolf Breitscheid lance le mot d’ordre : « Je suis là et ne peux agir autrement. Brüning, aide-moi. Amen. » (parodie d’une phrase fameuse de Luther)

(…)

Persuadé que le seul moyen de conjurer la crise est d’imposer aux masses une politique d’austérité, poursuivant l’impossible objectif d’un « assainissement » des finances toujours remis en question par la baisse des rentrées fiscale, Brüning prend de sévères mesures de déflation tout en subventionnant les entreprises qui crient faillite – et en refusant de pratiquer des coupes importantes dans le budget de la Reichswehr (armée allemande)…

Le décret-loi de décembre 1930 et le projet de budget pour 1931 prévoient une réduction notable du fonds de secours aux chômeurs (de 475 millions de marks), une réduction des crédits pour les victimes de guerre (de 154 millions), une réduction des subventions aux cantines scolaires (de 1 million), une réduction des sommes pour la construction de logements de moitié puis leur suppression totale.

Dans le même temps, le gouvernement accorde des réductions d’impôts à l’industrie (par exemple, le trust de l’électricité A.E.G. obtient une remise de 1.700.000 marks) – ou des subventions : 7 millions de marks aux mines de cuivre de Mansfeld, subvention aux usines Otto Wolff, Goldschmidt, etc. Les industriels échappent de plus en plus à une fiscalité qui pèse d’autant plus lourdement sur la masse des ouvriers et des employés…

Dans plusieurs villes, les chômeurs organisent des marches de la faim, souvent dispersées brutalement par la police ; les ouvriers du Bâtiment se mettent en grève. Les sans-travail refusent de se faire les auxiliaires du patronat contre les grévistes (par exemple à l’usine textile de Hartmannsdorf, près de Chemnitz)…

C’est encore au nom de la tactique du « moindre mal » que les dirigeants des syndicats réformistes conseillent d’accepter des réductions de salaires négociées pour parer, disent-ils, à la menace d’une suppression totale des conventions collectives.

Ils affirment que l’intérêt national prime sur l’intérêt de classe. Le 14 avril 1929, le social-démocrate Severing avait déjà employé ce type d’argument dans son discours de Kiel :

« Une grève serait actuellement une entreprise de suicide… La classe ouvrière a le plus grand intérêt, avec toutes les autres couches de la population, à alléger la situation financière du Reich. »

Face à la montée des nazis, les sociaux-démocrates refusent toute alliance avec le parti communiste allemand et en acceptent une par contre qui regroupe le parti social-démocrate, le Centre catholique, les syndicats et la Bannière d’Empire. C’est ce que l’on appelle « le front de Harzburg ». Il est censé barrer la route à la fois des nazis et des communistes. Du coup, le SPD interdit toute alliance, même locale, avec le communistes, y compris face à des agressions violentes des nazis. Les dirigeants sociaux-démocrates préconisent dans ce cas de ne pas répliquer et de faire appel aux forces de l’ordre de l’Etat !

Malgré ces consignes de passivité et de sectarisme à l’égard du KPD (stalinien), des fronts unis à la base ont parfois lieu dans des usines et dans des quartiers.

En 1929, le principal dirigeant social-démocrate, Decker, affirmait : " la force organisatrice et la plus haute éducation politique de la classe ouvrière allemande rendent impossible chez nous un écrasement aussi brutal de la démocratie ".

Hyppolyte Etchebehere (Juan Rustico) rapporte la situation de 1932 dans « 1933 : la tragédie du prolétariat allemand » :

« La social-démocratie allemande, durant presque toute cette période, était au pouvoir, et chacune de ses actions révélait aux masses son rôle criminel et infâme. Une crise économique gigantesque couronna le tout. Il est difficile d’imaginer des conditions plus favorables à l’affaiblissement de la social-démocratie. Pourtant, cette dernière a dans l’ensemble maintenu ses positions. Comment expliquer ce fait surprenant ? Par le seul fait que la direction du parti communiste a aidé par toute sa politique la social-démocratie, en la soutenant sur sa gauche.
Cela ne signifie nullement que le vote de cinq à six millions d’ouvriers et d’ouvrières pour la social-démocratie exprime leur confiance pleine et entière à son égard. Il ne faut pas prendre les ouvriers sociaux-démocrates pour des aveugles. Ils ne sont pas si naïfs quant à leurs dirigeants, mais ils ne voient pas d’autre issue dans la situation actuelle. Nous parlons, évidemment, des simples ouvriers, et non de l’aristocratie et de la bureaucratie ouvrières. (…)
Il ne fait aucun doute que les dirigeants de la social-démocratie et une mince couche de l’aristocratie ouvrière préfère en dernière instance une victoire du fascisme à la dictature révolutionnaire du prolétariat. Mais précisément, l’imminence de ce choix est à l’origine des immenses difficultés que connaît la direction social-démocrate face à ses propres ouvriers La politique de front unique des ouvriers contre le fascisme découle de toute la situation. Elle offre au parti communiste d’énormes possibilités. Mais la condition du succès réside dans l’abandon de la pratique et de la théorie du "social-fascisme" dont la nocivité devient dangereuse dans les conditions actuelles.
La crise sociale provoquera inévitablement de profondes fissures dans l’édifice social-démocrate. La radicalisation des masses touchera également les ouvriers sociaux-démocrates bien avant qu’ils cessent d’être des sociaux-démocrates. Il nous faudra inévitablement conclure avec les différentes organisations et fractions sociales-démocrates des accords contre le fascisme, en posant aux dirigeants des conditions précises devant les masses. (…)

La grève des transports a éclaté à Berlin. Tous les moyens de communication appartenant à la BVG sont arrêtés. Les trams, les autobus, le métro restent dans leur gare. La grève a été décidée par une grande majorité du personnel. Mais il manquait environ cent cinquante voix pour atteindre les trois quarts qu’exige la loi avant de considérer une grève comme légale. Alors, les syndicats réformistes n’ont pas appuyé la grève…. Nous demandons à un social-démocrate :

Comment se fait-il que la direction de vos syndicats n’approuve pas une grève décidée par une si écrasante majorité du personnel ? Environ 16.000 ouvriers sur 22.000 ont voté pour elle.

Vous ne pouvez pas comprendre parce que vous ne connaissez pas les lois allemandes. Ici, en Allemagne, nous avons une loi qui permet au gouvernement de saisir la caisse syndicale quand une grève n’est pas strictement approuvée par les trois quarts des voix. Il faut les trois quarts, juste les trois quarts, pas une voix ne doit manquer… Vous savez, nous avons une loi… Mais le Berlin ouvrier a aussi une loi, la solidarité prolétarienne. Les stations du métro restent fermées, pas un tram, pas un autobus ne sont dans la rue le premier jour. Les vélos roulent par milliers sur le pavé. Les élections déjà passées, les chefs nazis commencent à négocier et lâchent la grève. Il faut rentrer. Et on rentre. Deux mille ouvriers, les plus actifs, les plus conscients, sont congédiés. La compagnie ne veut plus d’eux. Mais la grève a semé la peur dans les rangs de la bourgeoisie. La classe ouvrière allemande paraît reprendre sa volonté de lutte. Les transports berlinois dépendaient de la municipalité social-démocrate. La direction de la BVG avait annoncé une réduction de salaire de 2%.. La grève avait été dirigée conjointement par les nazis et le parti communiste (stalinien). La répression policière a été brutale : 1000 arrestations, 100 blessés, 10 morts, 2500 employés licenciés. »

En janvier 1932, Trotsky écrivait dans « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne » :

« La social-démocratie
Le "front de fer" est à l’origine le bloc qu’ont constitué les organisations syndicales sociales-démocrates, puissantes par leurs effectifs, avec les groupes impuissants des "républicains" bourgeois, qui ont perdu tout appui dans le peuple et toute assurance. Si les cadavres ne valent rien pour la lutte, ils sont assez bons pour empêcher les vivants de se battre. Les chefs sociaux-démocrates utilisent leurs alliés bourgeois pour brider les organisations ouvrières. La lutte, la lutte... on ne parle que de ça. Mais pourvu que l’on puisse finalement se passer de combat. Les fascistes se décideront-ils vraiment à passer des paroles aux actes ? Quant aux sociaux-démocrates, ils ne s’y sont jamais décidés, et pourtant ils ne sont pas plus mauvais que les autres.
En cas de danger réel, la social-démocratie place ses espoirs non pas dans le "front de fer" mais dans la police prussienne. Mauvais calcul ! Le fait que les policiers ont été choisi pour une part importante parmi les ouvriers sociaux-démocrates ne veut rien dire du tout. Ici encore c’est l’existence qui détermine la conscience. L’ouvrier, devenu policier au service de l’Etat capitaliste, est un policier bourgeois et non un ouvrier. Au cours des dernières années, ces policiers ont dû affronter beaucoup plus souvent les ouvriers révolutionnaires que les étudiants nationaux-socialistes. Une telle école n’est pas sans laisser de trace. Et l’essentiel c’est que tout policier sait que les gouvernements changent mais que la police reste.
Un article du numéro du Nouvel An de l’organe de discussion de la social-démocratie, Das freie Wort (quel journal minable !) explique le sens profond de la politique de "tolérance". Face à la police et à la Reichswehr, Hitler, semble-t-il, ne pourra jamais arriver au pouvoir. En effet, la Reichswehr, selon la constitution, dépend directement du président de la République. Par conséquent, le fascisme n’est pas dangereux tant qu’il y aura à la tête de l’Etat un président fidèle à la constitution. Il faut soutenir le gouvernement Brüning jusqu’aux élections présidentielles, pour élire, en s’alliant avec la bourgeoisie parlementaire, un président constitutionnel, et barrer ainsi pour sept ans la route du pouvoir à Hitler. Nous reproduisons très exactement le contenu de l’article. Un parti de masse, qui entraîne à sa suite des millions de personnes (vers le socialisme !) estime que la question de savoir quelle classe sera au pouvoir dans l’Allemagne d’aujourd’hui, ébranlée de fond en comble, dépend non de la combativité du prolétariat allemand, non des colonnes d’assaut du fascisme, ni même de la composition de la Reichswehr, mais du fait que le pur esprit de la constitution de Weimar (avec la quantité indispensable de camphre et de naphtaline) sera ou non installé au palais présidentiel. Et que se passera-t-il si, dans une certaine situation, l’esprit de Weimar admet, en accord avec Bettmann-Hollweg, que "nécessité fait loi". Et que se passera-t-il si l’enveloppe fragile de l’esprit de Weimar, malgré le camphre et la naphtaline, se déchire au moment le moins propice ? Et que se passera-t-il si.., mais il n’y a pas de fin à de telles questions.
Les politiciens du réformisme, ces affairistes habiles, ces vieux routiers de l’intrigue et du carriérisme, ces hommes expérimentés dans les combines parlementaires et ministérielles, s’avèrent - on ne peut trouver d’expression plus tendre - de parfaits imbéciles, dès que la marche des événements les projette hors de leur sphère habituelle et les confronte à des faits importants.
Placer son espoir dans un président, c’est aussi placer son espoir dans l’ "Etat". Face au prochain affrontement entre le prolétariat et la petite bourgeoisie fasciste - ces deux camps constituent l’écrasante majorité de la nation allemande - les marxistes de Vorwärts appellent à l’aide le veilleur de nuit. "Etat, interviens !" (Staat, greif zu !). Cela signifie :
"Brüning, ne nous oblige pas à nous défendre avec les forces des organisations ouvrières, car cela mettra en branle tout le prolétariat, et alors le mouvement dépassera les crânes chauves du gouvernement : à l’origine mouvement antifasciste, il se terminera en mouvement communiste."
A cela Brüning, s’il ne préférait pas se taire, pourrait répondre : "Je ne pourrais pas venir à bout du fascisme avec les forces de police, même si je le voulais ; mais je ne le voudrais pas, même si je le pouvais. Mettre en marche la Reichswehr contre les fascistes signifierait couper en deux la Reichswehr, si ce n’est la mettre en marche dans sa totalité contre moi ; et ce qui est plus important encore : tourner l’appareil bureaucratique contre les fascistes reviendrait à laisser les mains libres aux ouvriers, leur rendre une totale liberté d’action : les conséquences seraient les mêmes que celles que vous, sociaux-démocrates, vous redoutez, et que moi, pour cette raison, je crains doublement." Les appels de la social-démocratie produiront sur l’appareil d’Etat, sur les juges, sur la Reichswehr, sur la police, l’effet contraire de l’effet escompté. Le fonctionnaire le plus "loyal", le plus "neutre", le moins lié aux nationaux-socialistes fait le raisonnement suivant : "Les sociaux-démocrates ont des millions de personnes derrière eux ; ils ont entre leurs mains d’immenses moyens : la presse, le parlement, les municipalités ; il s’agit de leur propre peau, l’appui des communistes dans la lutte contre les fascistes leur est assuré ; et pourtant, ces messieurs tout-puissants s’adressent à moi, simple fonctionnaire, pour que je les sauve de l’attaque d’un parti qui compte plusieurs millions de membres, et dont les dirigeants peuvent être demain mes chefs : les affaires de messieurs les sociaux-démocrates doivent être bien mauvaises et sans aucune perspective... Il est temps pour moi, fonctionnaire, de penser à ma propre peau." Le résultat est que le fonctionnaire "loyal", "neutre" qui hésitât jusqu’à hier, prendra obligatoirement des mesures de précaution, c’est-à-dire se liera avec les nationaux-socialistes pour assurer son avenir. C’est ainsi que les réformistes qui se survivent à eux-mêmes travaillent pour les fascistes du fait de leur ligne bureaucratique.
Parasite de la bourgeoisie, la social-démocratie est condamnée à un misérable parasitisme idéologique. Tantôt elle reprend les idées des économistes bourgeois, tantôt elle s’efforce d’utiliser des bribes de marxisme. Ayant repris dans ma brochure des considérations contre la participation du Parti communiste au référendum d’Hitler, Hilferding conclut : "A vrai dire, il n’y a rien à ajouter à ces lignes pour expliquer la tactique de la social-démocratie par rapport au gouvernement Brüning." (…)

Nous avons analysé ci-dessus le rapport des forces en faisant une coupe au niveau parlementaire. Mais c’est un miroir déformant. La représentation parlementaire d’une classe opprimée est considérablement en dessous de sa force réelle, et inversement, la représentation de la bourgeoisie, même un jour avant sa chute, sera toujours la mascarade de sa force imaginaire. Seule la lutte révolutionnaire met à nu, en balayant tout ce qui peut le cacher, le véritable rapport des forces. Dans la lutte directe et immédiate pour le pouvoir, le prolétariat développe une force infiniment supérieure à son expression au parlement, à condition toutefois qu’un sabotage interne, l’austro-marxisme ou d’autres formes de trahison, ne le paralyse pas. Rappelons encore une fois la leçon incomparable de l’histoire : alors que les bolcheviks s’étaient emparés, et solidement emparés du pouvoir, ils ne disposaient à l’Assemblée constituante que d’un tiers des voix, ce qui avec les S.R. de gauche faisait moins de 40 %. Et malgré l’effroyable destruction économique, la guerre, la trahison de la social-démocratie européenne et surtout celle de la social-démocratie allemande, malgré la réaction de lassitude qui avait suivi la guerre, malgré le développement d’un état d’esprit thermidorien, le premier Etat ouvrier tient depuis quatorze ans. Que faut-il donc dire de l’Allemagne ? Lorsque l’ouvrier social-démocrate se soulèvera avec l’ouvrier communiste pour prendre le pouvoir, la tâche sera au neuf-dixièmes résolue.
Et pourtant, déclare Hilferding, si la social-démocratie avait voté contre le gouvernement Brüning et ainsi l’avait renversé, cela aurait eu pour conséquence l’arrivée des fascistes au pouvoir. Certes, au niveau parlementaire l’affaire se présente de cette manière ; mais le niveau parlementaire ne nous intéresse pas ici. Refuser son soutien à Brüning, la social-démocratie le pouvait seulement si elle s’engageait sur la voie de la lutte révolutionnaire. Soit le soutien à Brüning, soit la lutte pour la dictature du prolétariat. Il n’y a pas de troisième solution. Le vote de la social-démocratie contre Brüning aurait immédiatement modifié le rapport de forces, non sur l’échiquier parlementaire, dont les pions se seraient soudain retrouvés sous la table, mais dans l’arène de la lutte de classe révolutionnaire. Avec un tel tournant, les forces de la classe ouvrière n’auraient pas été multipliées par deux mais par dix, car le facteur moral n’occupe pas la dernière place dans la lutte de classe, surtout lors des grands tournants historiques. Un courant moral à haute tension aurait traversé toutes les strates du peuple. Le prolétariat se serait dit avec assurance qu’il était le seul à pouvoir donner aujourd’hui une autre orientation, supérieure, à la vie de cette grande nation. La désagrégation et la démoralisation de l’armée d’Hitler auraient commencé avant même les combats décisifs. Certes les affrontements n’auraient pu être évités ; mais la ferme volonté de l’emporter et une offensive hardie auraient rendu la victoire infiniment plus facile que ne se l’imagine aujourd’hui le révolutionnaire le plus optimiste.
Pour cela il ne manque qu’une chose : le tournant de la social-démocratie sur la voie de la révolution. Après l’expérience des années 1914-1932, ce serait une illusion ridicule que d’espérer un tournant volontaire de la part des dirigeants. En ce qui concerne la majorité des ouvriers sociaux-démocrates, c’est une autre affaire : ils peuvent prendre le tournant et ils le feront, il faut seulement les y aider. Mais ce sera un tournant non seulement contre l’Etat bourgeois, mais aussi contre les sphères dirigeantes de leur propre parti. »

Trotsky à l’époque du chancelier Brüning dans "Contre le fascisme en Allemagne"

Le SPD, alors hors du gouvernement, soutint la politique du chancelier Brüning en 1931 de baisse des salaires et de dégradation des conditions de vie ouvrière. Le syndicat majoritaire ADGB, proche du SPD, perdit alors de plus en plus de crédit et enregistra de nombreux départs lorsqu’il soutint à son tour la baisse des salaires.

Le SPD s’est complètement discrédité en soutenant le chancelier de droite Brüning, surnommé alors le " chancelier de la famine ", dont la politique consistait à réduire les salaires des travailleurs allemands, à limiter les allocations sociales, à mener des mesures d’austérité dramatiques pour les salariés. En 1931, un tiers des salariés sont sans emploi. Les révoltes sociales et les grèves se font de plus en plus importantes, en réaction à la situation criante d’inégalité que produit la crise économique.

Cela permit aux nazis de chercher à apparaître comme les véritables défenseurs des intérêts ouvriers, et à attirer de nombreux militants déçus par le manque de combativité de leurs anciennes organisations.

Ainsi, au moment où les nazis, par l’intermédiaire de la SA, commencèrent à lancer eux-mêmes des grèves dans les usines, leur audience devint de plus en plus forte. La SA crût d’une manière importante en membres, organisant surtout des chômeurs, ainsi que des ouvriers. La SA comptait en 1933 environ 2 millions de membres revendiqués. Ses principales actions consistaient, en plus de s’attaquer aux militants communistes et socialistes comme nous l’avons évoqué, à organiser des émeutes dans les cités ouvrières, lancer des mouvements de grève dans les entreprises, et dans le même temps à briser les grèves lancées par la gauche pour satisfaire les directions patronales qui avaient demandé du renfort au parti nazi.

Aux élections présidentielles de mars 1932, l’ancien président Hindenburg renouvelle sa candidature, soutenue cette fois par la social-démocratie, toujours au nom du « moindre mal » qui refuse de présenter un candidat et appelle « à voter Hindenburg contre Hitler ».

Otto Braun, premier ministre social-démocrate de Prusse affirme :

« Je connais le Président. C’est un homme sur la parole de qui on peut compter. »

En Prusse, les sociaux-démocrates participent au gouvernement et le dirigent menant une politique anti-ouvrière et anti-populaire, marquée par une répression antiouvrière violente !!! Ils prétendent disposer ainsi de forces policières et même militaires capables demain de combattre les fascistes. On verra par la suite qu’Otto Braun et les dirigeants sociaux-cémocrates se garderont bien de tenter même d’employer ces forces de répressions contre les nazis. En attendant, ce n’est ni sur la classe ouvrière ni sur l’appareil d’Etat prussien que les sociaux-démocrates comptent pour barrer la route au fascisme mais sur… la personne du Maréchal Hindenburg !!!

Le Comité de patronage de la candidature Hindenburg, qui comprenait les sociaux-démocrates Noske et Leipart, affirmait :

« Ce nom est auréolé de la gloire d’avoir conduit à la victoire en territoire étranger les armées allemandes. »

Voilà comment des dirigeants sociaux-démocrates continuaient de peindre la boucherie guerrière de 1914-1918 et son dirigeant militaire, le boucher Hindenburg !!! Il était censé, selon ces leaders « socialistes », être le bouclier de la démocratie et du prolétariat contre le nazisme !!!

Le 30 mai, Brüning, dont les bases politiques et sociales sont complètement usées, donne sa démission du poste de chancelier au Président-Maréchal Hindeburg. Le 1er juin, le baron Von Papen lui succède, nommé par Hindeburg, et Von Schleicher prend la tête de la Reichswehr. L’attitude du pouvoir à l’égard des nazis change radicalement : les SA sont à nouveau autorisés, la radio est mise à disposition du parti nazi pour ses campagnes. En même temps, Von Papen s’en prenait à ce qui restait de la politique sociale : allocations, prestations et secours et il majorait les retenues sur les salaires. Et aussi, il allait en deux temps trois mouvements se débarrasser du gouvernement social-démocrate de Prusse.

La direction du parti social-démocrate de Prusse était gagnée par la montée nazie !!! Ses chefs avaient maintenu l’interdiction du Front Rouge des Combattants du Parti stalinien mais autorisé les sections d’assaut. Le préfet de police de Prusse, le social-démocrate Grzesinski, avait déclaré :

« Il n’existe pas de danger nazi, il n’y a qu’un danger communiste. »

Le social-démocrate Severing, ministre de l’Intérieur de Prusse, défendait qu’ « il faut laisser faire l’expérience » (il s’agit de l’expérience de faire participer les nazis au gouvernement).

Le 25 avril 1932, Severing écrivait dans le Vorwärts :

« Les considérations proprement juridiques mises à part, ce peut être un impératif de l’intelligence politique que de laisser les nazis venir au pouvoir. »

Et le 30 avril 1932, il persistait :

« N’est-il pas compréhensible que se manifeste le vif désir de donner à présent aux nationaux-socialistes l’occasion de mettre leurs paroles en accord avec la dure réalité ? »

La social-démocratie était persuadée que ses positions étatiques en Prusse étaient inamovibles et qu’elles assuraient l’impossibilité d’un coup d’Etat fasciste en Allemagne. Ne disposait-elle pas en Prusse d’une large majorité électorale et, du coup, de la mainmise sur les forces de l’ordre prussiennes, à savoir une police quasi aussi forte que l’armée : 90.000 hommes dont 30.000 sur le pied de guerre et fidèles, pensait-on, à la social-démocratie. En fait, les dirigeants sociaux-démocrates n’allaient même pas tenter un seul instant de mettre en œuvre ces forces de répression lorsque le chancelier Von Papen a signifié aux dirigeants sociaux-démocrates de Prusse qu’ils étaient démissionnés de leurs postes en Prusse et que Von Papen assumait désormais directement le pouvoir en Prusse ! Braun, Severing, Grzesinski et compagnie étaient tout simplement congédiés et se contentaient d’une simple protestation verbale. Pas de manifestation, pas de grève, pas d’émeute, pas d’action de la police social-démocrate, et bien entendu pas de révolte ni de révolution. En Prusse, la social-démocratie démontrait que la mise en place du pouvoir nazi ne susciterait pas chez elle le moindre retournement politique dans un sens radical…

La social-démocratie gouvernait la Prusse depuis 1918, récompense pour bons et loyaux services pour sauver la bourgeoisie capitaliste de la révolution prolétarienne. Elle espérait qu’une telle loyauté méritait récompense. De toutes les manières, même si ses mérites n’étaient pas reconnus, ce n’est pas pour autant qu’elle pouvait retrouver des vertus révolutionnaires ! Même la perspective de voir les nazis détruire toutes les organisations ouvrières, SPD comme syndicats et associations ouvrières ne pouvait pas suffire à transformer les moutons sociaux-démocrates en lions révolutionnaires ! Severing devait se justifier en affirmant qu’il avait demandé aux policiers qui lui intimaient de quitter son poste s’ils avaient un mandat pour cela et, comme ils l’avaient, il a obéi à la loi, affirmant que c’était la seule chose à faire. Ne pas donner de prétexte à la répression, voilà l’essentiel disait-il. Le lendemain, le Vorwärts social-démocrate publiait un appel au calme des dirigeants syndicaux :

« Ouvriers, employés et fonctionnaires doivent faire preuve de réflexion et conserver leur discipline exemplaire. »

Le 12 septembre, ce journal poursuivait sa marche à plat ventre électoraliste :

« Le peuple travailleur lutte le bulletin de vote à la main contre la peste nationale-socialiste et combat avec l’arme du référendum contre la réaction sociale au pouvoir… »

La police prussienne et l’administration furent aussitôt épurées de leurs éléments sociaux-démocrates…

Le coup d’état de Von Papen se traduisait par l’occupation militaire de Berlin et de la région et par la perte de toutes les positions de la social-démocratie dans la ville clef de l’Allemagne, le tout sans le moindre combat, sans la plus petite réaction politique, 1932 donnant un avant-goût de la passivité totale de la social-démocratie lors de la mise en place du pouvoir nazi en 1933…

Von Papen puis Schleicher n’étaient que des chanceliers de gouvernements faibles pourtant, ne disposant que du soutien du président Hindenburg, n’ayant ni une majorité parlementaire ni un ferme soutien social dans une classe quelconque, pouvant facilement être déstabilisés par des mouvements sociaux et politiques d’ampleur. Eh bien, justement, c’est pour cela que la social-démocratie ne voulait surtout pas de tels mouvements. Elle voulait que Von Papen puis Schleicher se maintiennent au pouvoir, justement parce qu’ils n’étaient que l’antichambre de Hitler et que faire durer l’antichambre, c’est retarder l’échéance. Ils expliquaient que mettre en branle la lutte sociale et politique dans la rue, c’était risquer la prise de pouvoir par le parti communiste et c’était donc plus dangereux, aux yeux des dirigeants sociaux-démocrates, que de continuer à soutenir la légalité bourgeoise, même si celle-ci allait clairement vers un pouvoir dictatorial à participation nazie ou même complètement nazi.

Les syndicats sociaux-démocrates et chrétiens refusent donc de s’associer à la grève générale appelée par le KPD, laissant faire Von Papen, et démontrant ainsi qu’ils laisseraient faire aussi Hitler…

L’hiver 1931-1932, c’est l’enfer pour les travailleurs et les milieux populaires : un quart des chômeurs mondiaux est allemand ! La misère touche le prolétariat des villes et les petits paysans, les petits commerçants, les artisans et les petits entrepreneurs. La misère est générale.

Aux élections du 31 juillet 1932, le parti national-socialiste atteint 13 millions 779 mille voix et 230 sièges au Parlement. Il double ses voix par rapport à 1930. Il ne gagne des voix qu’au détriment des partis bourgeois traditionnels. Cela signifie que la politique des partis ouvriers n’a pas semblé une perspective aux milieux petits bourgeois paupérisés. Même si ces partis ouvriers gagnent des voix, ils n’entrainent pas l’adhésion sur une perspective de changement social à laquelle pourraient se rallier toutes les victimes du capitalisme.

Le SPD prétend alors qu’il ne peut pas agir car « les forces de gauche sont encore insuffisantes », mais cela est faux, même sur le plan électoral, ces forces sont à leur sommet (5,4 millions de voix au KPD et 8 millions de voix au SPD d’où un total égal au parti nazi et hors domaine électoral des forces prolétariennes infiniment supérieures sur le terrain social et politique, si elles ne restent pas passives). Mais ni le stalinisme ni le réformisme ne veulent d’une révolution prolétarienne en Allemagne !!! C’est là le principal paradoxe de la situation de crise des années 1930 en Allemagne : ce pays est le point principal de la crise du capitalisme, là où le prolétariat est le plus dangereux pour l’avenir du capitalisme mais à la fois réformisme et stalinisme se sentent menacés par cette révolution prolétarienne en Allemagne !!!

Les partis ouvriers restent passifs et sourds mais cet aveuglement ne provient ni de la bêtise, ni de l’ignorance, ni du hasard : les intérêts bien compris des bureaucraties qui les dirigent les mènent à craindre plus la révolution que le nazisme !

La passivité électoraliste n’est pas la politique des nazis : depuis la levée de l’interdiction des milices SA, celles-ci portent la violence dans les rues : rien qu’en Prusse 99 morts et 1.125 blessés. Aucune réaction commune des « partis ouvriers » ! Ces partis laissent les nazis faire la démonstration que les prolétaires sont incapables de se défendre ! Alors que c’est complètement faux : quand localement, dans de rares cas, des militants et des travailleurs s’unissent, ils parviennent très bien à balayer les nazis.

Mais les staliniens préfèrent considérer que « la social-démocratie est plus dangereuse que le nazisme » comme la social-démocratie considère que le KPD est plus dangereux que le parti nazi !!! C’est un mensonge : ce que tous craignent, ce n’est pas tel ou tel parti, mais le prolétariat révolutionnaire qui, s’il se met en branle et prend confiance dans ses propres forces, peut balayer tous ces poids morts.

Et le danger et réel : la classe ouvrière n’est pas encore complètement déboussolée, bâillonnée, démoralisée, écrasée et la jeunesse est prête à l’action…

La grève des transports berlinois, couronnement d’une véritable vague d’actions ouvrières en riposte aux ordonnances du 4 septembre, juste avant le scrutin électoral (le cinquième en huit mois !), marque la politique des uns et des autres. Les transports municipaux de Berlin sont gérés par la social-démocratie. Celle-ci annonce pour novembre une nouvelle réduction de salaires de 2% des agents. Le personnel vote la grève avec 14.471 voix pour et 3.993 voix contre. La direction syndicale social-démocrate déclare que la majorité des trois-quarts n’étant pas atteinte, la grève n’est pas valable et ne doit pas avoir lieu.

Surprise : les nazis, qui d’habitude sont parmi les non-grévistes et les anti-grévistes, appellent à la grève !!! L’Angriff, sous la plume de Goebbels, écrit :

« Ce conflit économique trouvera comme toujours les nationaux-socialistes au premier rang pour la défense des droits des salariés… Camarades, montrez que vous êtes des socialistes d’action. »

Les nazis démontrent ainsi qu’ils savent profiter des divisions des « partis ouvriers » pour contester la direction de la classe ouvrière et infecter ainsi jusqu’aux luttes ouvrières…

Un récit : « Le jeudi, la vie de la capitale est paralysée. Les piquets de grève réussissent à empêcher la sortie des voitures. »

La Confédération syndicale (social-démocrate) refuse tout soutien et toute aide financière à la grève. La police écrase la grève : dix morts, cent blessés. Le comité de grève décide la fin de la grève au bout de cinq jours de lutte.

La tactique des nazis à Berlin a été payante : les nazis, qui perdent 4% de leurs voix dans le pays, n’en perdent que 2% à Berlin. La chute s’explique par la déception des électeurs. La gauche l’emporte sur les nazis (100 sièges pour le KPD, 121 sièges pour le SPD et 196 sièges pour les nazis).

Le social-démocrate Léon Blum reflète le point de vue des milieux dirigeants de la social-démocratie :

« La social-démocratie a eu Hitler. »

Le Populaire du 8 novembre :

« Hitler est désormais exclu du pouvoir ; il est même exclu si je puis dire, de l’espérance du pouvoir. »

Le lendemain, le même journal « socialiste » proclame :

« La défaite de Hitler est la victoire du SPD. »

Les partis de gauche également ont sous-estimé jusqu’à la fin le danger que représentaient Hitler et les nazis. On peut lire dans l’éditorial de l’organe du parti social-démocrate au début de janvier 1933 un article intitulé "L’ascension et la chute de Hitler ". Un autre quotidien allemand, le Berliner Tagesblatt, écrivait dans sa chronique du 1er janvier 1933 : " Lorsqu’on voudra parler de Hitler à nos petits enfants, on ne parviendra même plus à se souvenir de son nom ! "

Le 1er décembre, le chancelier Von Papen et est remplacé par son ministre des armées Von Schleicher, lui aussi nommé par le président Hindenburg, qui a contribué à le faire partir. Von Schleicher a notamment fait valoir que l’armée est désormais le seul bouclier de l’Etat face à la menace de la révolution sociale.

C’est à ce moment que l’essentiel du patronat allemand commence sérieusement à envisager les troupes brunes comme moyen sérieux d’éviter la révolution prolétarienne… Ils se réunissent avec Hitler, lui font prendre des engagements et surtout celui de dissoudre les troupes brunes dès que la menace prolétarienne sera éradiquée.

Bien entendu, pendant cette période d’indécision, le SPD fait tout pour que les capitalistes n’aient aucune crainte que la social-démocratie enclenche une quelconque lutte sociale ou politique. C’est le seul « moyen » que ces « socialistes » se donnent pour rassurer les patrons et les convaincre que l’appui des nazis n’est pas nécessaire pour mater les travailleurs ! Par contre, cela convainc aussi les patrons que les nazis n’auront pas trop de mal à terroriser les travailleurs puisque le principal « parti ouvrier » annonce d’avance qu’il ne réagira pas.

L’intervention financière du grand capital était dès lors déterminante. Si elle était seulement différée, le parti nazi était en faillite : rien que pour payer les SA, il lui fallait dix millions de marks par mois et les campagnes électorales coûtaient extrêmement cher. Le 11 novembre, Goebbels notait : « la situation financière du mouvement à Berlin est désespérée. Rien que des dettes. » Puis Goebbels notait le 16 janvier : « La situation financière s’est, du jour au lendemain, radicalement améliorée. » Le Chicago Daily Tribune en donnait l’explication : « Les industriels ont accepté de tirer le parti d’Hitler de ses difficultés financières. » Le pacte de sauvetage du capitalisme était conclu avec le diable ! Sous prétexte de démocratisme et de légalisme, cachant à peine une haine solide pour la révolution sociale, pas moindre que celle des capitalistes eux-mêmes, celle des nazis et celle des staliniens, la social-démocratie s’en remettait au choix des capitalistes et ceux-ci avaient choisi !

Officiellement, les sociaux-démocrates s’en remettaient aux élections et celles-ci semblaient leur donner raison : le 15 janvier, les élections de l’Etat de Lippe donnaient autant de gains à la social-démocratie qu’aux nazis.

Le 26 janvier, von Papen s’entretient avec Hitler sur la formation d’un nouveau gouvernement. Le 28 janvier, von Schleicher démissionne de son poste de chancelier. Hitler est nommé chancelier du Reich.

Léon Trotsky, dans « Bourgeoisie, petite bourgeoisie et prolétariat » :

« A l’époque de la montée, de la croissance et de l’épanouissement du capitalisme, la petite bourgeoisie, malgré de violentes explosions de mécontentement, restait avec une relative docilité dans l’attelage capitaliste. C’était d’ailleurs la seule chose qu’elle avait à faire. Mais dans les conditions du capitalisme pourrissant, dans une situation économique sans issue, la petite bourgeoisie aspire, tente et essaie de s’arracher à la tutelle des anciens maîtres et dirigeants de la société. Elle est tout à fait susceptible de lier son sort à celui du prolétariat. Pour cela, une seule chose est nécessaire : il faut que la petite bourgeoisie soit persuadée de la capacité du prolétariat à engager la société sur une voie nouvelle. Le prolétariat ne peut lui inspirer une telle confiance que par sa force, son assurance dans l’action, une offensive hardie contre l’ennemi et le succès de sa politique révolutionnaire.

Mais, malheur si le parti révolutionnaire ne se montre pas à la hauteur de la situation ! La lutte quotidienne du prolétariat accentue l’instabilité de la société bourgeoise. Les grèves et les troubles politiques détériorent la situation économique du pays. La petite bourgeoisie pourrait se résigner provisoirement à des privations croissantes, si son expérience lui prouvait que le prolétariat est capable de l’arracher à sa situation présente, pour la mener sur une voie nouvelle. Mais si le parti révolutionnaire, malgré la constante aggravation de la lutte des classes, s’avère toujours incapable de rassembler autour de lui le prolétariat, s’agite vainement, sème la confusion et se contredit lui-même, la petite bourgeoisie perd alors patience et commence à voir dans les ouvriers le responsable de ses propres malheurs. Tous les partis de la bourgeoisie, y compris la social-démocratie, s’efforcent de l’en persuader. Et lorsque la crise revêt une gravité insupportable, un parti se met en avant, avec le but déclaré de chauffer à blanc la petite bourgeoisie et de diriger sa haine et son désespoir contre le prolétariat. En Allemagne, cette fonction historique est remplie par le national-socialisme, large courant dont l’idéologie se forme à partir de toutes les exhalaisons putrides de la société bourgeoise en décomposition.
La responsabilité politique fondamentale de la croissance du fascisme retombe, évidemment, sur la social-démocratie. Depuis la guerre impérialiste, la politique de ce parti a consisté à effacer de la conscience du prolétariat l’idée d’une politique indépendante, à le convaincre du caractère éternel du capitalisme et à le mettre à genoux devant la bourgeoisie en décomposition. La petite bourgeoisie peut se ranger du côté des ouvriers si elle voit en eux un nouveau maître.

La social-démocratie apprend à l’ouvrier à se comporter comme un laquais. La petite bourgeoisie ne suivra pas un laquais. La politique du réformisme enlève au prolétariat toute possibilité de diriger les masses plébéiennes de la petite bourgeoisie et, par là même, transforme ces dernières en chair à canon du fascisme. »

Léon Trotsky en février 1933 dans « Devant la décision » :

« La social-démocratie vote pour le régime capitaliste, quand la bourgeoisie l’associe au pouvoir. La social-démocratie tolère n’importe quel gouvernement bourgeois, qui tolère la social-démocratie. Même complètement écartée du pouvoir, la social-démocratie continue à soutenir la société bourgeoise, en recommandant aux ouvriers de ménager leurs forces pour des combats, auxquels elle n’est jamais prête à appeler. En paralysant l’énergie révolutionnaire du prolétariat, la social-démocratie donne la possibilité à la société bourgeoise de vivre, alors qu’elle n’a déjà plus la force de vivre, et fait par là même du fascisme une nécessité politique. L’appel d’Hitler au pouvoir émane du feld-maréchal des Hohenzollern, élu grâce aux voix des ouvriers sociaux-démocrates ! La chaîne politique qui mène de Wels à Hitler, a un caractère personnel tout à fait évident. »

Un récit par un intellectuel social-démocrate : « Une jeunesse allemande » de Golo Mann

« Gustav Streseman mourut au début d’octobre 1929 : c’était de toute évidence pour la République une irremplaçable perte. Trois semaines plus tard, c’était le krach de la bourse de New York… Dans le train, un vieil et digne homme d’affaires s’entretenait avec la dame assise en face de lui et il répéta à plusieurs reprises : « Nous allons vivre des temps très durs. » Effectivement. Et je suis sûr que cette prévision répétée des centaines de milliers de fois accéléra et aggrava le cours des choses. Il en va des crises économiques un peu comme de la guerre : dès lors que le monde des affaires est persuadé qu’ « elles arrivent » et se comporte en conséquence, elles enflent d’elles-mêmes. La crise commença aux Etats-Unis pour gagner en quelques semaines une Europe tout à fait indépendante sur le plan politique, mais déjà économiquement dépendante de l’Amérique du Nord prétendument « isolée ». Cela valait pour l’Allemagne, le pays le plus pauvre en capitaux et le plus tributaire du crédit, pus que pour toute autre nation et de loin. Mais le pessimisme profond et général qui se répandit comme une traînée de poudre à cette occasion joua également un rôle.

Heidelberg était une ville intéressante du point de vue politique, habitée en majorité par des professeurs, des étudiants et des petits bourgeois vivant essentiellement eux aussi de l’université : commerçants, artisans, logeuses, employés de services divers, un peu de tourisme. Il y avait aussi des usines, mais moins que dans les grandes villes. Sur une société composée de la sorte, les effets de la crise étaient rapides et profonds ; les salaires étaient de plus en plus réduits et ce que les pères donnaient à leurs fils étudiants suivait la même courbe. Un terrain idéal pour la propagande nazie qui commençait alors à grande échelle… Au sein de l’Association générale des étudiants, les nazis avaient la majorité depuis 1930. Le proverbe anglais suivant lequel rien ne rapporte plus que le succès se vérifiait admirablement : le nombre d’adhérents augmentait de mois en mois, de jour en jour, à un rythme de plus en plus accéléré. Le fait que ses agents, agressifs, rusés, brutaux, fussent toujours dans l’ombre du seul et unique, qu’il les tînt toujours en main et les éblouit tous de son talent rhétorique, donnait au « mouvement » sa force d’attraction, sans égale dans l’histoire de l’Allemagne…

En mars 1930, le gouvernement de la grande coalition, avec à sa tête le social-démocrate Müller, finit par s’effondrer après de longs conflits péniblement surmontés entre les deux ailes. A sa place s’instaura un cabinet qui se situait au-dessus ou prétendument en dehors de tous les partis, présidé par Henrich Brüning, qui était près le cas échéant à gouverner en s’appuyant sur la droite du Président du Reich, contre le Parlement ou sans le Parlement.

Je me souviens encore du discours que le président du groupe SPD, Breitscheid, tint au Reichstag pour accueillir le nouveau gouvernement : le rôle d’opposant ne lui faisait pas peur, il avait toujours été profitable à son parti. Même dans l’opposition, son parti, patriote comme il l’était, avait souvent dû soutenir un gouvernement minoritaire sans exercer pour autant d’influence sur lui.

Breitscheid ne se doutait pas qu’il s’agissait là d’une tout autre affaire, que ce premier « gouvernement présidentiel » marquerait le commencement de la fin pour la République…

Brüning, « homme d’honneur », « technicien compétent », était résolu à remettre en équilibre le budget du Reich aux dépens de tous, travailleurs et chômeurs, contribuables et pauvres, résolu à assainir l’économie par un régime draconien, après quoi il y aurait forcément une nouvelle croissance. Tout cela paraissait parfaitement exact… selon les théories classiques…

Brüning ayant dissous le Reichstag qui ne voulait pas approuver son programme d’économies, de nouvelles élections furent prévues pour septembre. Entre-temps,, il mit son programme en œuvre à l’aide des décrets-lois présidentiels…

Les élections de septembre 1930 : succès des nazis, passant de douze sièges à cent sept, bien plus que Brüning et même Hitler lui-même n’en avaient prévu…

Ce fut peu après ces élections de septembre que je m’inscrivis à la section socialiste, ayant le sentiment que désormais il fallait faire quelque chose. Mais quoi ?... Je fis par exemple une conférence sur le nationalisme où j’établissais la distinction entre ce que l’on appellerait plus tard le « nationalisme sain », qui allait de soi, reposait sur la langue et tout ce qui s’y rapportait, et l’autre nationalisme, agressif, hystérique et creux…

Je voyais trainer souvent deux adolescents que l’on ne pouvait dire chômeurs car ils n’avaient vraisemblablement jamais travaillé. Un jour, ils disparurent. Je les revis plus tard en ville, sous l’uniforme des chemises brunes. Ils avaient donc quelque chose à manger tous les midis, et on leur confiait sans doute aussi quelque petite mission, ou pseudo-mission, qui conférait à leur vie un peu de dignité. Ce cas n’était de toute évidence qu’un parmi des centaines dans la ville, parmi des millions dans tout le Reich.

Je me rendais bien compte qu’en l’occurrence il fallait que l’Etat intervînt ; l’une des idées qui venaient à l’esprit, et je n’étais pas le seul, était celle d’un service volontaire du travail…

Avec les dispositions meurtrières de Brüning, le nombre de chômeurs augmenta encore ; fin 1931, ils étaient cinq millions et demi, ce qui ne fit aussi qu’augmenter le nombre de ceux qui avaient des raisons de trembler pour leur place…

Je continuais à prendre Hitler pour un vulgaire crieur de rue qui travaillait consciemment ou inconsciemment au profit de la réaction… Les sociaux-démocrates, alliés au Centre catholique, gouvernaient toujours en Prusse. Mais que signifiait en l’occurrence « gouverner » ? La Prusse constituait certes les trois cinquièmes du Reich, du point de vue de la superficie et du nombre d’habitants, mais ce n’était plus depuis longtemps un véritable Etat, moins encore par exemple que la Bavière. Ce n’était qu’un grand ensemble d’unités administratives, avec une faible administration au sommet qui n’avait d’influence réelle que sur l’éducation et la recherche et tout au plus la justice. Le destin de la nation, tant sur le plan économique que sur celui de la politique extérieure, était déterminé par le gouvernement du Reich et les forces plus ou moins obscures dont il dépendait. Le gouvernement prussien devait faire appliquer des lois qu’il n’avait pas promulguées, il devait maintenir à grands frais un ordre que les masses exécraient de plus en plus, et ce parfois contre la volonté de ses propres représentants : c’est ainsi par exemple que le ministre de l’Intérieur prussien avait dû interdire les anciens chants révolutionnaires de son propre parti. Même rétrospectivement, je reste persuadé qu’un grand parti d’opposition inventif aurait mieux valu que cette situation incroyablement pénible et contradictoire consistant à aider à maintenir un système sur lequel on n’avait pas la moindre influence…

L’Allemagne n’a pas connu d’année politique plus chargée que l’année 1932, où tout était sur le fil du rasoir, de telle sorte toutefois que la décision resta jusqu’au dernier moment incertaine. Ce n’était pas la guerre civile, ni cette année-là ni les années suivantes, jamais du reste dans l’histoire moderne de l’Allemagne, mais il y avait une sorte de guerre larvée qui s’enflammait de temps en temps, à l’occasion des élections, ou même sans cela, mais il y eut bien assez de campagnes électorales. Très précisément cette année-là, où la constitution de 1919 fut définitivement abandonnée, la population fut appelée aux urnes cinq fois et chaque fois elle répondit à cet appel poussée par une avalanche jamais vue de propagande creuse : les deux tours de l’élection présidentielle, en mars-avril, deux fois les élections au Reichstag en juillet et en novembre, alors que le Reichstag n’avait plus rien à faire, et puis les élections au Landtag de Prusse qui forcèrent encore trois cinquièmes de la population à une autodétermination qui ne déterminait plus rien ; sans compter les élections au Landtag de Bavière, au Wurtemberg, dans la province d’Anhalt et à Hambourg…

Un jour de la fin mai, j’entendis notre gouvernante dire : « Brüning a abdiqué »… Le chancelier ne pouvait pas être renvoyé par le président, ou il ne le pouvait que dans la mesure où le lieutenant Brüning voulait bien concéder ce droit au maréchal von Hindenburg. Il disparut et avec lui disparurent les derniers restes de la démocratie parlementaire, car il avait quand même été toléré pendant deux ans par une majorité qui aurait mieux fait, toutefois, d’agir que de se contenter de tolérer…

Les nazis allaient tolérer von Papen de la même manière que le SPD avait toléré Brüning ; l’interdiction des SA par Brüning fut levée de sorte que les meurtres purent recommencer joyeusement de toutes parts… Les dupes étaient cette fois le Centre et la gauche modérée. Quelques semaines auparavant encore, ces derniers avaient réussi à faire réussir la réélection de Hondenburg et ce vieux monsieur ne leur pardonnait pas d’avoir été élu par la gauche alors qu’il aurait voulu l’être par la droite…

Pour montrer à la face du monde, mais surtout à Adolf Hitler qui piétinait aux portes du pouvoir, la puissance de sa propre position, von Papen fit dissoudre en juillet le gouvernement social-démocrate de Prusse : cet acte fut encore couvert par un décret de Hindenburg. Et le ministre de l’Intérieur prussien, Severing – alors que nous, sociaux-démocrates, espérions pouvoir compter sur sa police que nous prétendions au moins aussi puissante que la Reichswehr (l’armée allemande) et politiquement fiable -, « le sympathique, fidèle et courageux » Severing ne se défendit pas, il demanda seulement que cela lui fut imposé par un recours à la violence : un Prussien ne cédait pas de son plein gré ! On lui fit ce plaisir en proclamant à Berlin l’état d’urgence. Sur quoi, je m’en souviens, Severing nous annonça que dans ces conditions, « il n’avait pas pu faire de putsch ».

En fait, il n’était pas question de faire soi-même un putsch, mais au contraire de se défendre contre un coup d’Etat entrepris par le gouvernement du Reich. Spectacle pitoyable, qui n’avait même plus rien d’étonnant ! On venait de dissoudre quelque chose qui n’avait déjà plus qu’une apparence de réalité.

Le ministre-président Braun (président social-démocrate de Prusse) se trouvait alors en Suisse, malade à la suite de tous ces vains efforts. Au cours du procès devant la cour d’Etat, le représentant du gouvernement dissous lut une lettree privée de Braun qui fut ensuite publiée. Il demandait en quoi il avait manqué à ses devoirs à l’égard du Reich. Combien de fois n’avait-il pas sacrifié les intérêts de son parti à l’unité du Reich !...

Otto Braun mène le tragique cortège de ces vieux sociaux-démocrates allemands, à qui la bourgeoisie devait une effroyable reconnaissance parce qu’ils l’avaient sauvée en 1919… (M et R : n’oubliez pas que c’est un social-démocrate qui écrit !!!)

La campagne électorale de juillet fut la plus désolante que nous eussions jamais connue : on voyait partout des affiches nazies : « Deux millions volés les ministres rouges en Prusse »… Le nombre de voix nazies doubla encore une fois, de sorte qu’ils arrivaient à 38% ; les communistes avaient également progressé, une chance de plus pour Hitler car, dans la mesure où ils faisaient peur aux bourgeois, ils ne pouvaient que le servir.

Les deux piliers de la République, si tant est qu’on pût encore parler de république, Centre et SPD, ainsi que le parti équivalent du centre en Bavière, se maintenaient. La participation avait atteint les 83%, cette passion politique, manifestée sinon par des actes de guerre civile du moins par des votes, contrastait étrangement avec le fait que la force des fractions restait pour l’heure sans importance au Reichstag. Car M. von Papen et les siens étaient résolus dès le départ à ne pas s’appuyer sur une majorité parlementaire mais à gouverner exclusivement avec les décrets de Hindenburg jusqu’à ce que le parti nazi, affaibli, et le dos au mur, se vit contraint à une collaboration positive…

Le parti de Hitler traversait depuis l’automne une grave crise : énormes dettes, pertes de voix, disputes au sein de la direction. Le second, Gregor Strasser, s’élevait contre la politique de Hitler et réclamait une orientation plus positive, plus proche des travailleurs. Pour finir, il démissionna de ses charges au sein du parti. L’idée de von Schleicher était de gouverner un moment sans le Reichstag, où il n’apparaissait pas, lisant ses déclarations à la radio, de diviser le parti nazi et de se rallier les syndicats, aussi bien chrétiens que « libres » ou socialistes…

Je lis dans mon cahier :

16 octobre – « Brochure de Trotski sur la question du Front uni – c’est le seul écrivain socialiste aussi génial que Marx. Même force percutante de l’expression, acuité et intelligence aigue, impitoyable, orgueil, méchanceté, mépris des adversaires et des voisins à critiquer, même appréciation sans merci et sans pitié des différents facteurs à la lumière de la lutte des classes, au mépris de tout élément personnel… A Prinkipo, un trou, plus exactement je crois même une île, près de Constantinople, Trotski est l’adversaire de l’ensemble du monde capitaliste et en même temps du clan communiste (stalinien) – il n’y en aura pas deux comme lui… »

Je suis frappé, relisant mes notes plus d’un demi-siècle plus tard, d’avoir été alors plus à gauche que je ne l’ai cru par la suite… J’ai cru moi aussi pendant quelques années à « la révolution », sans du reste me représenter concrètement la forme qu’elle pourrait ou devrait prendre…

Toutefois dans ces notes, mes commentaires sur Trotski, même s’ils ne sont pas exempts de toute critique, sont plus approbateurs qu’hostiles. Et ce n’était pas de la comédie, ce que j’écrivais était exclusivement à mon propre usage…

Nous apprîmes dans le courant du mois de janvier que le chancelier von Schleicher n’était pas en bonne position. Il n’obtenait pas la base semi-démocratique qu’il recherchait, non pas comme Brüning au sein des partis qui l’auraient toléré, mais dans les syndicats et chez certains personnages populaires du parti nazi, en premier lieu Gregor Strasser. La scission espérée ne s’était pas produite au sein de la NSDAP. Strasser lui-même disparut sans un mot pour prendre la direction d’une firme de chimie. Mais nous apprîmes seulement bien plus tard que les dirigeants des syndicats sociaux-démocrates auraient été prêts à soutenir Schleicher, même s’il gouvernait un certain temps sans le Parlement…

Le 7 janvier, Hitler et von Papen se rencontrèrent chez un banquier de Cologne, von Schroeder ; cette entrevue secrète fut vite divulguée à la presse, on en publia même une photographie… Voilà à peu près tout ce que nous savions ; et tout nous semblait possible, au parti social-démocrate, sauf la nomination de Hitler…

Je considérai tout cela comme de la triche : les tractations, le défilé aux flambeaux de Berlin, au soir du 30 janvier, la déclaration « l’Allemagne s’éveille », la « levée de la nation » grâce au nouveau chancelier.

Dire qu’Adolf Hitler a conquis le pouvoir ou a mené une bataille pour y parvenir, comme le prétend la légende populaire et comme ont voulu l’accréditer les porteurs de flambeaux, c’est un mensonge historique…

Nous croyions encore, dans le courant de la semaine suivante, que le vieux nationalisme conservateur avait l’essentiel du pouvoir avec huit ministres pour seulement trois aux nazis… Et le chancelier ne pourrait être reçu par le président qu’en présence du vice-chancelier, il ne pourrait tenter de faire signer que ce qui agréerait aussi à von Papen. Les choses étaient encore plus claires dans le grand Etat de Prusse, pensions-nous au parti social-démocrate, désormais, le vice-chancelier von Papen y était « commissaire du Reich », et les ministres, par exemple Göring, ministre de l’Intérieur, ne faisaient que recevoir ses ordres. C’est tout au moins ce qui était écrit. Et nous le croyions… Dans le courant du mois de février, il se révéla bien que l’homme fort en Prusse était Hermann Göring et en aucune façon le vice-chancelier…

On n’avait toujours pas compris ce qui était en train de se passer, et je prétends pas avoir été plus intelligent que les autres. Certes, quelques décrets de Göring, certains discours auraient dû dès lors nous faire redouter le pire. Par exemple, le 17 février, il déclara qu’il attendait de la police qu’elle travaillât dans « la plus amicale collaboration » avec les ligues nationales, - SA, SS, Stahlelm. En revanche, il fallait s’opposer par tous les moyens à l’action des organisations hostiles à l’Etat…

Le Reichstag brûla dans la nuit du 27 au 28 février. Le lendemain était publié le « Décret du président du Reich pour la protection du peuple et de l’Etat » qui, tel qu’il serait utilisé, abolissait tous les droits civiques et fit plus pour l’établissement de la dictature de Hitler que la loi des pleins pouvoirs trois semaines plus tard…

Que dans un pareil climat de terreur, avec une si habile et si puissante intoxication des masses, les élections du 5 mars aient assuré certes aux nazis une forte progression, mais pas encore la majorité absolue, et tout juste une majorité étroite avec leurs alliés toujours aussi aveugles, peut paraître étonnant ; mais cela ne changea plus rien…

Le ministre-président de Bavière, Held, conservateur bon teint, clérical, nationaliste, mais aussi bon Bavarois et partisan assuré de l’Etat légal, déclarait :

« Même la social-démocratie a apporté à l’Etat une aide non négligeable. Je le dis, moi qui ai toujours refusé d’entrer dans une coalition avec les sociaux-démocrates. Je le dis parce que c’est la vérité. »

(…)

Les sociaux-démocrates, tout à fait raisonnables, représentaient depuis 1912 la fraction la plus forte du Reichstag ; ce dernier n’était pas tout puissant, mais sans lui rien ne pouvait se faire. Si leurs chefs avaient été aussi courageux et intelligents qu’ils étaient honnêtes (à l’égard de la bourgeoisie et de l’Etat)… cela aurait fait quelque différence… Le parti le plus puissant de ceux qui soutenaient la République (le SPD) était totalement dénué du sens du pouvoir. Ses plus éminents représentants étaient des administrateurs intègres et travailleurs, rien de moins et rien de plus…

Il y a bien des causes à la chute de la République en Allemagne… Quand on rencontre, après coup, les hommes qui occupaient les positions de pouvoir décisives aux moments décisifs (les chefs sociaux-démocrates notamment), on n’a plus de raisons de chercher les causes de cet effondrement. »

Golo Mann, « Une jeunesse allemande »

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