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La deuxième guerre mondiale et l’alliance contre la révolution

samedi 23 juin 2007, par Robert Paris

Les "alliés" à la conférence de Potsdam

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Le bombardement de la ville allemande de Dresde par les "Alliés" anglo-américains

BOMBARDEMENTS MASSIFS

Pour éviter une vague révolutionnaire à la fin de la guerre mondiale, il fallait écraser par avance le prolétariat. Il ne s’agissait pas de casser un potentiel industriel ou militaire, mais de détruire une classe dangereuse et d’annihiler toute réaction de sa part. Il s’agissait de détruire la population civile de quartiers pauvres capables de devenir des centres de la révolte. « Une des plus fortes et des plus tragiques illustrations de cette théorie fut la destruction de Dresde le 13 février 1945. Il n’y avait à Dresde aucune usine comparable à celles d’Essen ou de Hambourg, son importance stratégique était à peu près nulle, sa population était alourdie de milliers de prisonniers de guerre et de réfugiés de l’Est : aux 630 000 résidents permanents s’ajoutaient 26 620 prisonniers de guerre et plus de 500 000 réfugiés. (…) La destruction de Dresde par des bombes incendiaires causa ainsi plus de morts que ne devait en causer les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki.

Selon l’analyse effectuée par l’United States Strategic Bombing Survey, le bombardement stratégique de 61 villes allemandes de 100 000 habitants ou plus, sur lesquelles furent jetées 500 000 tonnes de bombes (dont 80% par des bombardements britanniques de nuit) se montra efficace. 3 600 000 habitations (70% du total) furent détruites, 500 000 civils furent tués, 7 500 000 sinistrés. Il n’est pas possible de préciser le nombre des tués au cours des bombardements des villes et celui des tués au cours des bombardements des autres objectifs mais il est sûr que l’effet sur la production industrielle fut faible. (…) Les bombardements stratégiques n’ont pas provoqué la défaite de l’Allemagne."

Extraits de « 1945, la mémoire du siècle » de Claude Delmas

La deuxième guerre mondiale a opposé, durant six ans, toutes les forces militaires de deux camps internationaux, sur un immense territoire. Tout a été fait, politiquement, pour laisser croire que les deux camps belligérants se battaient pour des grands principes concernant les peuples et leur avenir et non pour la domination impérialiste, contre le fascisme et pour la démocratie en ce qui concerne les Alliés (URSS, USA et Angleterre principalement), pour l’Allemagne et l’Europe (Allemagne nazie), pour l’Asie (Japon). En fait, Staline avait déjà démontré juste avant, par son alliance avec Hitler, qu’il n’avait fondamentalement rien contre le fascisme. Il l’avait surtout pleinement démontré en Russie même par l’écrasement de toute forme d’organisation indépendante du prolétariat. Il l’avait également manifesté avec violence lors de la révolution espagnole [1]. C’est cette haine de la classe ouvrière qui a représenté la base fondamentale de l’alliance entre la bureaucratie contre-révolutionnaire de l’URSS et Allemagne (pacte Staline/Hitler), comme elle allait représenter la base de l’alliance avec les USA et l’Angleterre. Le monde capitaliste, à l’époque de Lénine et de la révolution vivante, n’envisageait nullement des relations internationales avec l’URSS. Le 10 avril 1920, alors que la révolution russe était encore bien vivante, le secrétaire d’Etat américain Bainbridge Colby déclarait : « Nous ne pouvons reconnaître un gouvernement qui est déterminé et voué à conspirer contre nos institutions, ni entretenir des relations officielles avec lui, ni recevoir amicalement ses agents. » Bien entendu, avec la dictature stalinienne des années quarante, une telle remarque n’avait plus cours. L’inverse était également vrai : les dirigeants de la bureaucratie russe ne se refusaient nullement à une entente avec les puissances impérialistes, comme ils l’avaient montré avec la France en 1935 et ensuite avec l’Allemagne nazie. En octobre 1939, Molotov, qui avait été chargé le 23 août 1939 de signer l’accord de dépeçage de la Pologne avec les nazis, déclarait : « Nous nous sommes constamment efforcés d’améliorer nos relations avec l’Allemagne. » Il faudra attendre l’attaque militaire de l’URSS par Hitler pour que Staline prétende se soucier de « combattre le fascisme » et se tourne vers les autres puissances qu’il cessera dès lors de qualifier d’impérialismes pour les qualifier de « démocraties », suivi en cela par tout le mouvement stalinien international ! Il en ca de même du camp allié : les USA n’avaient nullement dans l’idée une alliance de principe avec l’URSS contre le fascisme [2]. La préoccupation des grandes puissances alliées, avant, pendant et après la guerre n’était pas seulement leurs adversaires impérialistes (Allemagne et Japon), mais un adversaire beaucoup plus dangereux à leurs yeux : le prolétariat. Ainsi, tant que le fascisme allemand s’en prenait au prolétariat le plus menaçant d’Europe pour l’ensemble des bourgeoisies du monde : le prolétariat allemand, aucune de ces bourgeoisies « dites démocratiques » n’aura la moindre velléité [3] de s’en prendre à l’Etat allemand. Et les faux naïfs feront semblant de s’étonner de l’ « aveuglement des puissances comme la France et l’Angleterre devant les buts de guerre de Hitler et le réarmement allemand ». C’était oublier que, si ces puissances pouvaient théoriquement s’attaquer militairement à l’Allemagne entre 1933 et 1939 parce que le pays n’avait pas encore une armement suffisant pour se défendre, c’était risquer de provoquer le prolétariat allemand, risque qui paraissait à la bourgeoisie beaucoup plus dangereux. Et tout au long c’est seulement ce type de raisonnement qui va prévaloir. C’est pour cela qu’ils vont laisser Franco triompher en Espagne, aidé par Hitler et Mussolini. La révolution espagnole, les impérialistes anglo-français se sont bien gardés de l’aider, même face à l’Allemagne nazie, déjà menaçante en 1936. Cette fois, il ne s’agissait plus seulement d’un risque potentiel mais d’une véritable révolution prolétarienne vivante, avec, en plus, des risques de contagion avec l’ébullition ouvrière en France et même avec une agitation internationale, notamment dans les colonies.

Pas question non plus pour les « alliés démocratiques » de s’opposer à l’occupation par l’Allemagne d’une partie de l’Europe, avec son cortège d’horreurs. Le fascisme était le cadet de leurs soucis. Ce qui les arrêtait pour attaquer l’Allemagne n’était pas, comme ils l’ont prétendu, d’éviter la guerre mondiale, mais d’éviter un risque de soulèvement dans les pays de l’est. Et d’abord en Autriche où la classe ouvrière était menaçante. Même la fausse lutte menée par les sociaux démocrates et syndicalistes de Vienne montrait un prolétariat puissant qu’il valait mieux laisser le nazisme écraser. Puis dans les autres pays de l’est, eux aussi dangereusement déstabilisés, des pays pauvres et gouvernés par des régimes impopulaires et anti-ouvriers. Mieux vaut Hitler que le prolétariat a été le raisonnement de la bourgeoisie allemande, mais aussi celle des autres bourgeoisies. Bien des historiens se sont évertués à expliquer qu’il y avait eu, par exemple du côté des bourgeoisies française, anglaise ou américaine, un espèce d’aveuglement du pacifisme (aveuglement qui aurait duré de 1933 jusqu’en 1941, soit huit ans, en ce qui concerne les USA) ! Et dans leur lutte contre Hitler, les grandes puissances se sont bien gardées de se servir de tout ce qui aurait permis de mobiliser les populations contre lui. Par exemple elles se sont refusées à mobiliser les populations juives d’Europe de l’est en leur faisant savoir le risque mortel qui les menaçait et les appelant à se défendre. Elles ne se sont pas plus appuyées sur les populations d’Asie opprimées violemment par l’impérialisme japonais ni ne les ont appelé à se soulever contre l’occupant. S’appuyer sur les peuples et risquer de soulever en même temps que les sentiments nationaux révolutionnaires le prolétariat leur était impossible ! C’était même leur principale crainte et elle entrait en permanence dans leurs calculs, tout autant d’ailleurs que lors de la première guerre mondiale. Justement parce que ces peuples subissant une féroce oppression nationale et sociale étaient en révolte et risquaient par leur explosion de menacer la domination impérialiste sur le monde, il leur était interdit de s’adresser à eux pour les mobiliser. Le risque s’était même aggravé. Contrairement à la première guerre mondiale, l’Angleterre ne pouvait avoir le soutien des nationalistes indiens par exemple car, pour les anglais il n’était plus question pour eux ne serait-ce que de jouer du nationalisme indien, tant l’oppression nationale était devenue une question explosive pour les masses qu’il fallait sans cesse réprimer. Ces puissances impérialistes n’ont pu s’appuyer que sur d’autres ennemis du prolétariat et le principal d’entre eux : la bureaucratie russe s’est allié tantôt avec les uns tantôt avec les autres ...

Durant la deuxième guerre mondiale, alors que les organisations réformistes, staliniennes et bien des révolutionnaires n’envisageaient que le soutien au camp impérialiste dit « démocratique », de « la résistance » ou « anti-impérialiste », la perspective que développait un dirigeant trotskyste révolutionnaire comme Barta était celle de la révolution prolétarienne (l’ennemi principal est dans ton propre pays). Il s’appuyait sur l’expérience de la première guerre mondiale qui s’était achevé non seulement par la révolution russe, mais par une vague révolutionnaire internationale qui a manqué de renverser l’ordre impérialiste en Europe. La participation de la bureaucratie russe à l’un des camps impérialiste ne changeait pas la nature de celui-ci. La guerre de la Russie aux côtés du fascisme allemand ne donnait pas un autre caractère aux interventions du fascisme allemand. Les alliances de la bureaucratie blanche. Inversement, les alliances de l’URSS avec les impérialismes ne changeaient pas d’avantage les buts de guerre Le 28 mars 1939, le ministre anglais Chamberlain déclarait : « Il est essentiel, s’il doit y avoir une guerre, d’essayer d’y impliquer l’URSS, car autrement, à la fin de la guerre, l’URSS avec son armée intacte, et l’Angleterre et l’Allemagne en ruines domineront l’Europe. ,

Dès février 1943, c’est clairement contre la classe ouvrière et son danger révolutionnaire que se fait aussi l’alliance URSS / USA. Dès lors, les USA et les pays alliés manifestent un amour du régime stalinien (pourtant au plus haut de ses crimes sanguinaires) qui étonne quand on les relit, avec la distance des ans : Il s’enthousiasmait à l’idée d’établir des liens d’étroite amitié avec la Russie soviétique et s’en fait une idée quasi mystique. » écrit à l’automne 1943 Robert Murphy sur le secrétaire d’Etat Cordell Hull (cité par André Fontaine dans « Histoire de la guerre froide »). Mac Arthur, qui allait être l’un des fers de lance de l’anticommunisme de la période suivante de « guerre froide » déclarait en 1943 : « Tous les espoirs reposent à l’ombre des drapeaux glorieux de la vaillante armée russe » … La haine du courant communiste international que manifestait la bureaucratie russe était un sérieux gage de succès. N’avait-elle pas exterminé l’un après l’autre les dirigeants communistes allemands : « Staline jugeant le parti allemand contaminé par les idées luxembourgistes, l’avait purement et simplement supprimé. Physiquement supprimé. Au début de 1938, tous les militants réfugiés en URSS avaient été fusillés ou déportés. (…) les communistes demeurés en Pologne avaient été avertis que toute tentative de reconstitution de leur mouvement serait considérée comme une provocation. » Les négociations avec Staline sont marquées par des accords, particulièrement en novembre 1943 par les accords de Téhéran, en février 1945 par les accords de Yalta et en juillet 1945 par les accords de Potsdam qui consistent à se partager les pays pour écraser policièrement la classe ouvrière. Dans ses « Mémoires de guerre », De Gaulle dit : « Au club des grands, il y a autant d’égoïsmes sacrés que de membres inscrits. » Revenant des négociations de Yalta, Churchill déclarait aux Communes : « L’impression que je rapporte de Crimée, c’est que le maréchal Staline et les dirigeants soviétiques désirent vivre dans une amitié et une égalité honorables avec les démocraties occidentales. Je crois aussi qu’ils n’ont qu’une parole. » « Tous les doutes que l’on pouvait avoir sur la possibilité pour les Trois Grands de coopérer dans la paix comme dans la guerre ont été balayés à jamais. » clamait la revue « Times magazine ». Les grandes puissances s’entendent bien entendu pour battre l’Allemagne et le Japon mais elles continuent de s’entendre après la victoire parce qu’elles le font d’abord sur le dos d’une troisième puissance : la classe ouvrière. Et elles ne se sont pas trompées il y avait vraiment danger révolutionnaire. L’impérialisme a mis des moyens pour aider la bureaucratie russe. En 1939, Churchill déclarait à Staline : « Nous ferons tout pour vous aider, tout ce que le temps, la géographie et l’accroissement de nos réserves nous permettront. » C’est environ onze milliards de dollars qui ont été fournis à la Russie pour tenir face aux Allemands. Lors des accords de Téhéran, Staline déclarait à Roosevelt : « Sans les livraisons américaines, nous aurions perdu la guerre. »

Si c’est la Russie qui bat l’Allemagne en 1943 à Stalingrad, puis, en février 1945, qui bouscule les armées allemandes et qui envahit l’est de l’Europe, c’est non seulement avec l’accord, mais avec une aide massive en argent, fournitures et armement de l’Angleterre et des USA. Il est bien clair, alors, que pour l’impérialisme la défaite de l’URSS n’est plus un objectif. Et non seulement l’impérialisme ne craint nullement un quelconque « expansionnisme russe » mais elle y pousse, contraignant notamment l’URSS à intervenir en Asie pour signer la capitulation du Japon dans une moitié de l’Asie. Staline rechigne même à le faire et résiste pendant plusieurs mois, en profitant pour réclamer plus d’aides en argent et fournitures militaires ! Les USA prévoient à ce moment le partage entre pouvoirs russes et américains du Japon, de la Chine, de la Corée, du Vietnam ... ! Et ce n’est pas les russes qui les y ont poussé. Il faut noter qu’à ce stade, ce sont les américains qui arment les armées de Mao Tse Toung comme celles de Tito. Au point même que ce sont les Américains qui ont poussé Staline à occuper la moitié de l’Asie.

En mai 1943, Staline dissous le Komintern. La mythologie du communisme de Staline qui viserait à battre le capitalisme est effacée. Partout dans le monde, les partis communistes pactisent avec la bourgeoisie, participent aux gouvernements et les aident à ramener l’ordre, de l’Europe à l’Asie et du Moyen Orient aux Amériques.

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Le bombardement de la ville allemande de Dresde par les "Alliés" anglo-américains

BOMBARDEMENTS MASSIFS

Pour éviter une vague révolutionnaire à la fin de la guerre mondiale, il fallait écraser par avance le prolétariat. Il ne s’agissait pas de casser un potentiel industriel ou militaire, mais de détruire une classe dangereuse et d’annihiler toute réaction de sa part. Il s’agissait de détruire la population civile de quartiers pauvres capables de devenir des centres de la révolte. « Une des plus fortes et des plus tragiques illustrations de cette théorie fut la destruction de Dresde le 13 février 1945. Il n’y avait à Dresde aucune usine comparable à celles d’Essen ou de Hambourg, son importance stratégique était à peu près nulle, sa population était alourdie de milliers de prisonniers de guerre et de réfugiés de l’Est : aux 630 000 résidents permanents s’ajoutaient 26 620 prisonniers de guerre et plus de 500 000 réfugiés. (…) La destruction de Dresde par des bombes incendiaires causa ainsi plus de morts que ne devait en causer les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki.

Selon l’analyse effectuée par l’United States Strategic Bombing Survey, le bombardement stratégique de 61 villes allemandes de 100 000 habitants ou plus, sur lesquelles furent jetées 500 000 tonnes de bombes (dont 80% par des bombardements britanniques de nuit) se montra efficace. 3 600 000 habitations (70% du total) furent détruites, 500 000 civils furent tués, 7 500 000 sinistrés. Il n’est pas possible de préciser le nombre des tués au cours des bombardements des villes et celui des tués au cours des bombardements des autres objectifs mais il est sûr que l’effet sur la production industrielle fut faible. (…) Les bombardements stratégiques n’ont pas provoqué la défaite de l’Allemagne."

Extraits de « 1945, la mémoire du siècle » de Claude Delmas

La deuxième guerre mondiale a opposé, durant six ans, toutes les forces militaires de deux camps internationaux, sur un immense territoire. Tout a été fait, politiquement, pour laisser croire que les deux camps belligérants se battaient pour des grands principes concernant les peuples et leur avenir et non pour la domination impérialiste, contre le fascisme et pour la démocratie en ce qui concerne les Alliés (URSS, USA et Angleterre pincipalement), pour l’Allemagne et l’Europe (Allemagne nazie), pour l’Asie (Japon). En fait, Staline avait déjà démontré juste avant, par son alliance avec Hitler, qu’il n’avait fondamentalement rien contre le fascisme. Il l’avait surtout pleinement démontré en Russie même par l’écrasement de toute forme d’organisation indépendante du prolétariat. Il l’avait également manifesté avec violence lors de la révolution espagnole [1]. C’est cette haine de la classe ouvrière qui a représenté la base fondamentale de l’alliance entre la bureaucratie contre-révolutionnaire de l’URSS et Allemagne (pacte Staline/Hitler), comme elle allait représenter la base de l’alliance avec les USA et l’Angleterre. Le monde capitaliste, à l’époque de Lénine et de la révolution vivante, n’envisageait nullement des relations internationales avec l’URSS. Le 10 avril 1920, alors que la révolution russe était encore bien vivante, le secrétaire d’Etat américain Bainbridge Colby déclarait : « Nous ne pouvons reconnaître un gouvernement qui est déterminé et voué à conspirer contre nos institutions, ni entretenir des relations officielles avec lui, ni recevoir amicalement ses agents. » Bien enttendu, avec la dictature stalinienne des années quarante, une telle remarque n’avait plus cours. L’inverse était également vrai : les dirigeants de la bureaucratie russe ne se refusaient nullement à une entente avec les puissances impérialistes, comme ils l’avaient montré avec la France en 1935 et ensuite avec l’Allemagne nazie. En octobre 1939, Molotov, qui avait été chargé le 23 août 1939 de signer l’accord de dépeçage de la Pologne avec les nazis, déclarait : « Nous nous sommes constamment effforcés d’améliorer nos relations avec l’Allemagne. » Il faudra attendre l’attaque militaire de l’URSS par Hitler pour que Staline prétende se soucier de « combattre le fascisme » et se tourne vers les autres puissances qu’il cessera dès lors de qualifier d’impérialismes pour les qualifier de « démocraties », suivi en cela par tout le mouvement stalinien international ! Il en ca de même du camp allié : les USA n’avaient nullement dans l’idée une alliance de principe avec l’URSS contre le fascisme [2]. La préoccupation des grandes puissances alliées, avant, pendant et après la guerre n’était pas seulement leurs adversaires impérialistes (Allemagne et Japon), mais un adversaire beaucoup plus dangereux à leurs yeux : le prolétariat. Ainsi, tant que le fascisme allemand s’en prenait au prolétariat le plus menaçant d’Europe pour l’ensemble des bourgeoisies du monde : le prolétariat allemand, aucune de ces bourgeoisies « dites démocratiques » n’aura la moindre velléité [3] de s’en prendre à l’Etat allemand. Et les faux naïfs feront semblant de s’étonner de l’ « aveuglement des puissances comme la France et l’Angleterre devant les buts de guerre de Hitler et le réarmement allemand ». C’était oublier que, si ces puissances pouvaient théoriquement s’attaquer militairement à l’Allemagne entre 1933 et 1939 parce que le pays n’avait pas encore une armement suffisant pour se défendre, c’était risquer de provoquer le prolétariat allemand, risque qui paraissait à la bourgeoisie beaucoup plus dangereux. Et tout au long c’est seulement ce type de raisonnement qui va prévaloir. C’est pour cela qu’ils vont laisser Franco triompher en Espagne, aidé par Hitler et Mussolini. La révolution espagnole, les impérialistes anglo-français se sont bien gardés de l’aider, même face à l’Allemagne nazie, déjà menaçante en 1936. Cette fois, il ne s’agissait plus seulement d’un risque potentiel mais d’une véritable révolution prolétarienne vivante, avec, en plus, des risques de contagion avec l’ébullition ouvrière en France et même avec une agitation internationale, notamment dans les colonies.

Pas question non plus pour les « alliés démocratiques » de s’opposer à l’occupation par l’Allemagne d’une partie de l’Europe, avec son cortège d’horreurs. Le fascisme était le cadet de leurs soucis. Ce qui les arrêtait pour attaquer l’Allemagne n’était pas, comme ils l’ont prétendu, d’éviter la guerre mondiale, mais d’éviter un risque de soulèvement dans les pays de l’est. Et d’abord en Autriche où la classe ouvrière était menaçante. Même la fausse lutte menée par les sociaux démocrates et syndicalistes de Vienne montrait un prolétariat puissant qu’il valait mieux laisser le nazisme écraser. Puis dans les autres pays de l’est, eux aussi dangereusement déstabilisés, des pays pauvres et gouvernés par des régimes impopulaires et anti-ouvriers. Mieux vaut Hitler que le prolétariat a été le raisonnement de la bourgeoisie allemande, mais aussi celle des autres bourgeoisies. Bien des historiens se sont évertués à expliquer qu’il y avait eu, par exemple du côté des bourgeoisies française, anglaise ou américaine, un espèce d’aveuglement du pacifisme (aveuglement qui aurait duré de 1933 jusqu’en 1941, soit huit ans, en ce qui concerne les USA) ! Et dans leur lutte contre Hitler, les grandes puissances se sont bien gardées de se servir de tout ce qui aurait permis de mobiliser les populations contre lui. Par exemple elles se sont refusées à mobiliser les populations juives d’Europe de l’est en leur faisant savoir le risque mortel qui les menaçait et les appelant à se défendre. Elles ne se sont pas plus appuyées sur les populations d’Asie opprimées violemment par l’impérialisme japonais ni ne les ont appelé à se soulever contre l’occupant. S’appuyer sur les peuples et risquer de soulever en même temps que les sentiments nationaux révolutionnaires le prolétariat leur était impossible ! C’était même leur principale crainte et elle entrait en permanence dans leurs calculs, tout autant d’ailleurs que lors de la première guerre mondiale. Justement parce que ces peuples subissant une féroce oppression nationale et sociale étaient en révolte et risquaient par leur explosion de menacer la domination impérialiste sur le monde, il leur était interdit de s’adresser à eux pour les mobiliser. Le risque s’était même aggravé. Contrairement à la première guerre mondiale, l’Angleterre ne pouvait avoir le soutien des nationalistes indiens par exemple car, pour les anglais il n’était plus question pour eux ne serait-ce que de jouer du nationalisme indien, tant l’oppression nationale était devenue une question explosive pour les masses qu’il fallait sans cesse réprimer. Ces puissances impérialistes n’ont pu s’appuyer que sur d’autres ennemis du prolétariat et le principal d’entre eux : la bureaucratie russe s’est allié tantôt avec les uns tantôt avec les autres ...

Durant la deuxième guerre mondiale, alors que les organisations réformistes, staliniennes et bien des révolutionnaires n’envisageaient que le soutien au camp impérialiste dit « démocratique », de « la résistance » ou « anti-impérialiste », la perspective que développait un dirigeant trotskyste révolutionnaire comme Barta était celle de la révolution prolétarienne (l’ennemi principal est dans ton propre pays). Il s’appuyait sur l’expérience de la première guerre mondiale qui s’était achevé non seulement par la révolution russe, mais par une vague révolutionnaire internationale qui a manqué de renverser l’ordre impérialiste en Europe. La participation de la bureaucratie russe à l’un des camps impérialiste ne changeait pas la nature de celui-ci. La guerre de la Russie aux côtés du fascismse allemand ne donnait pas un autre caractère aux interventions du fascisme allemand. Les alliances de la bureaucrati blanche. Inversement, les alliances de l’URSS avec les impérialismes ne changeaient pas d’avantage les buts de guerre Le 28 mars 1939, le ministre anglais Chamberlain déclarait : « Il est essentile, s’il doit y avoir une guerre, d’essayer d’y impliquer l’ARSS, car autrement, à la fin de la guerre, l’URSS avec son armée intacte, et l’Angleterre et l’Allemagne en ruines domineront l’Europe. ,

Dès février 1943, c’est clairement contre la classe ouvrière et son danger révolutionnaire que se fait aussi l’alliance URSS / USA. Dès lors, les USA et les pays alliés manifestent un amour du régime stalinien (pourtant au plus haut de ses crimes sanguinaires) qui étonne quand on les relit, avec la distance des ans : Il s’enthousiasmait à l’idée d’établir des liens d’étroite amitié avec la Russie soviétique et s’en fait une idée quasi mystique. » écrit à l’automne 1943 Robert Murphy sur le secrétaire d’Etat Cordell Hull (cité par André Fontaine dans « Histoire de la guerre froide »). Mac Arthur, qui allait être l’un des fers de lance de l’anticommunisme de la période suivante de « guerre froide » déclarait en 1943 : « Tous les espoirs reposent à l’ombre des drapeaux glorieux de la vaillante armée russe » … La haine du courant communiste international que manifestait la bureaucratie russe était un sérieux gage de succès. N’avait-elle pas exterminé l’un après l’autre les dirigeants communistes allemands : « Staline jugeant le parti allemand contaminé par les idées luxembourgistes, l’avait purement et simplement supprimé. Physiquement supprimé. Au début de 1938, tous les militants réfugiés en URSS avaient été fusillés ou déportés. (…) les communistes demeurés en Pologne avaient été avertis que toute tentative de reconstitution de leur mouvement serait considérée comme une provocation. » Les négociations avec Staline sont marquées par des accords, particulièrement en novembre 1943 par les accords de Téhéran, en février 1945 par les accords de Yalta et en juillet 1945 par les accords de Potsdam qui consistent à se partager les pays pour écraser policièrement la classe ouvrière. Dans ses « Mémoires de guerre », De Gaulle dit : « Au club des grands, il y a autant d’égoïsmes sacrés que de membres inscits. » Revenant des négociations de Yalta, Churchill déclarait aux Communes : « L’impression que je rapporte de Crimée, c’est que le maréchal Staline et les dirigeants soviétiques désirent vivre dans une amitié et une égalité honorables avec les démocraties occidentales. Je crois aussi qu’ils n’ont qu’une parole. » « Tous les doutes que l’on pouvait avoir sur la possibilité pour les Trois Grands de coopérer dans la paix comme dans la guerre ont été balayés à jamais. » clamait la revue « Times magazine ». Les grandes puissances s’entendent bien entendu pour battre l’Allemagne et le Japon mais elles continuent de s’entendre après la victoire parce qu’elles le font d’abord sur le dos d’une troisième puissance : la classe ouvrière. Et elles ne se sont pas trompées il y avait vraiment danger révolutionnaire. L’impérialisme a mis des moyens pour aider la bureaucratie russe. En 1939, Churchill déclarait à Staline : « Nous ferons tout pour vous aider, tout ce que le temps, la géographie et l’accroissement de nos réserves nous permettront. » C’est environ onze milliards de dollars qui ont été fournis à la Russie pour tenir face aux Allemands. Lors des accords de Téhéran, Staline déclarait à Roosevelt : « Sans les livraisons américaines, nous aurions perdu la guerre. »

Si c’est la Russie qui bat l’Allemagne en 1943 à Stalingrad, puis, en février 1945, qui bouscule les armées allemandes et qui envahit l’est de l’Europe, c’est non seulement avec l’accord, mais avec une aide massive en argent, fournitures et armement de l’Angleterre et des USA. Il est bien clair, alors, que pour l’impérialisme la défaite de l’URSS n’est plus un objectif. Et non seulement l’impérialisme ne craint nullement un quelconque « expansionnisme russe » mais elle y pousse, contraignant notamment l’URSS à intervenir en Asie pour signer la capitulation du Japon dans une moitié de l’Asie. Staline rechigne même à le faire et résiste pendant plusieurs mois, en profitant pour réclamer plus d’aides en argent et fournitures militaires ! Les USA prévoient à ce moment le partage entre pouvoirs russes et américains du Japon, de la Chine, de la Corée, du Vietnam ... ! Et ce n’est pas les russes qui les y ont poussé. Il faut noter qu’à ce stade, ce sont les américains qui arment les armées de Mao Tse Toung comme celles de Tito. Au point même que ce sont les Américains qui ont poussé Staline à occuper la moitié de l’Asie.

En mai 1943, Staline dissous le Komintern. La mythologie du communisme de Staline qui viserait à battre le capitalisme est effacée. Partout dans le monde, les partis communistes pactisent avec la bourgeoisie, participent aux gouvernements et les aident à ramener l’ordre, de l’Europe à l’Asie et du Moyen Orient aux Amériques.

Documents de Trotsky sur la guerre mondiale impérialiste

La guerre et la IVe Internationale

Léon Trotsky

(10 juin 1934)

La catastrophique crise commerciale, industrielle, agraire et financière, la rupture des liens économiques, le déclin des forces productives de l’humanité, l’insupportable aggravation des contradictions de classe et des contradictions nationales marquent le crépuscule du capitalisme et confirment pleinement la caractérisation par Lénine de notre époque comme celle des guerres et des révolutions.
La guerre de 1914-1918 a officiellement inauguré une nouvelle époque. Jusqu’à maintenant, les événements politiques les plus importants ont été la conquête du pouvoir par le prolétariat russe en 1917 et l’écrasement du prolétariat allemand en 1933. Les terribles souffrances de tous les peuples dans toutes les parties du monde, et même les dangers plus terribles encore que demain leur réserve, proviennent de ce que la révolution de 1917 ne s’est pas victorieusement développée à l’échelle européenne et mondiale.
A l’intérieur de chaque pays, l’impasse historique du capitalisme s’exprime dans le chômage chronique, la baisse du niveau de vie des ouvriers, la ruine de la petite bourgeoisie urbaine et de la paysannerie, la décomposition et le déclin de l’Etat parlementaire, dans l’empoisonnement monstrueux du peuple par une démagogie « sociale » et « nationale » face à la liquidation dans la réalité des réformes sociales, la mise à l’écart et le remplacement des vieux partis dirigeants par un appareil militaro-policier nu (le bonapartisme du déclin capitaliste), dans les progrès du fascisme, son arrivée au pouvoir et l’écrasement de toutes les organisations prolétariennes sous sa botte.
Sur l’arène mondiale, les mêmes processus sont en train de nettoyer les derniers restes de stabilité dans les relations internationales, plaçant sur la lame du couteau tous les conflits entre Etats, exposant la futilité des tendances pacifistes, déclenchant la croissance des armements à un niveau technique supérieur et conduisant ainsi à une nouvelle guerre impérialiste dont le fascisme est l’artificier et l’organisateur le plus consistant.
De l’autre côté, le fait qu’apparaisse la nature profondément réactionnaire, putréfiée et pillarde du capitalisme moderne, la destruction de la démocratie, du réformisme et du pacifisme, le besoin ardent et brûlant pour le prolétariat d’échapper au désastre imminent mettent à l’ordre du jour la révolution internationale avec une force renouvelée. Seul le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat insurgé peut sauver l’humanité d’un nouveau massacre dévastateur des peuples.

Les préparatifs d’une nouvelle guerre mondiale

1. Les mêmes causes, inséparables du capitalisme moderne, qui ont provoqué la dernière guerre impérialiste, ont maintenant atteint un degré de tension infiniment supérieur à ce qu’elles étaient en 1914. La crainte des conséquences d’une nouvelle guerre est l’unique facteur qui entrave la volonté des impérialistes. Mais l’efficacité de ce frein a des limites. Le poids des contradictions internes pousse un pays après l’autre dans la voie du fascisme, lequel, à son tour, ne peut se maintenir au pouvoir qu’en préparant des explosions internationales. Tous les gouvernements ont peur de la guerre. Mais aucun n’est libre de son choix. Sans une révolution prolétarienne, une nouvelle guerre mondiale est inévitable.
2. L’Europe, champ de bataille de la plus grande des guerres, poursuit sans arrêt son déclin, où la poussent tant vainqueurs que vaincus. La S.D.N., qui, selon son programme officiel, devait « organiser la paix », et qui était en réalité conçue pour perpétuer le système de Versailles, neutraliser l’hégémonie des Etats-Unis et constituer un bastion contre l’Orient rouge, n’a pu surmonter le choc des contradictions impérialistes. Seuls les plus cyniques des social-patriotes —les Henderson, Vandervelde, Jouhaux [4] a épuisé cette question en avril 1915 lorsqu’elle écrivit : « Ou bien la lutte de classes est également l’impérieuse loi de l’existence du prolétariat en temps de guerre [...] ou bien elle est, en temps de paix, un crime contre les intérêts nationaux et la sécurité de la patrie. » L’idée des « intérêts nationaux » et de la « sécurité de la patrie », le fascisme en fait des fers pour enchaîner pieds et poings le prolétariat.
27. La social-démocratie allemande a soutenu la politique extérieure de Hitler, jusqu’à ce que Hitler la chasse. Le remplacement définitif de la démocratie par le fascisme a montré que la social-démocratie ne demeure patriote que tant que le régime politique lui assure profits et privilèges. Dans l’émigration, les anciens patriotes des Hohenzollern [5] , la IIIe Internationale a perdu toutes ses positions dans le mouvement syndical et s’est coupée de l’accès à la jeunesse travailleuse. Parler dans ces conditions de lutte contre la guerre équivaut à souffler des bulles de savon. Il ne faut se faire aucune illusion : au cas d’une attaque impérialiste contre l’U.R.S.S., la IIIe Internationale se montrera un zéro complet.

Le pacifisme « révolutionnaire » et la guerre

52. En tant que courant indépendant, le pacifisme petit-bourgeois « de gauche » part des prémisses qu’il serait possible d’assurer la paix par des moyens particuliers, spéciaux, extérieurs à la lutte de classe du prolétariat, à la révolution socialiste. Par des articles et discours, les pacifistes s’efforcent d’inculquer la « haine de la guerre », soutiennent les objecteurs de conscience, prêchent boycottage et grève générale —ou plutôt le mythe de la grève générale— contre la guerre. Les plus « révolutionnaires » des pacifistes ne sont même pas opposés parfois à parler d’insurrection contre la guerre. Mais tous en général, et chacun en particulier, n’ont aucune idée du lien indissoluble qui relie l’insurrection à la lutte de classes et à la politique du parti révolutionnaire. Pour eux, l’insurrection ne constitue qu’une menace contre la classe dirigeante, non l’affaire d’un effort lent et continu.
Exploitant l’attachement naturel des masses pour la paix et le dévoyant, les pacifistes petits-bourgeois se transforment ainsi, en définitive, en soutiens inconscients de l’impérialisme. En cas de guerre, l’écrasante majorité des « alliés » pacifistes se retrouvera dans le camp de la bourgeoisie et utilisera l’autorité que la IIIe Internationale leur a conférée par son tapage publicitaire en désorientant l’avant-garde par le patriotisme.
53. Le congrès d’Amsterdam contre la guerre [6] , comme le congrès de Paris contre le fascisme [7] considèrent que c’est leur mérite particulier que de combiner toutes sortes de « lutte » contre la guerre : protestations humanitaires, refus individuel de servir dans l’armée, éducation de l’« opinion publique », grève générale et même insurrection. Les méthodes qui, dans la vie, sont en contradiction irréconciliable, et qui, en pratique, ne peuvent que s’opposer les unes aux autres, sont présentées comme des éléments d’un tout harmonieux. Les socialistes révolutionnaires russes[ 25] qui prêchaient une « tactique synthétique » dans la lutte contre le tsarisme —alliance avec les libéraux, terreur individuelle et lutte de masse— étaient des gens sérieux en comparaison des inspirateurs du bloc d’Amsterdam. Mais les ouvriers se souviendront que le bolchevisme fut construit dans la lutte contre l’éclectisme populiste !

La petite bourgeoisie et la guerre

55. Les paysans et les couches inférieures de la population urbaine, pour qui la guerre n’est pas moins désastreuse que pour le prolétariat, peuvent se rapprocher de lui dans la lutte contre la guerre. De façon générale, c’est seulement ainsi que la guerre peut être empêchée par l’insurrection. Mais, moins encore que les ouvriers, les paysans ne se laisseront pas entraîner sur la voie de la révolution par des abstractions, des schémas tout faits et des ordres. Les épigones du léninisme, qui ont réalisé dans l’I.C. un retournement complet en 1923-1924 sous le mot d’ordre de « Vers la paysannerie », ont révélé leur complète inaptitude à attirer au drapeau du communisme non seulement les paysans, mais même les ouvriers agricoles. L’Internationale paysanne [8] a rendu l’âme discrètement, sans même avoir d’oraison funèbre. La « conquête » de la paysannerie, proclamée à si grand fracas, s’est révélée dans tous les cas éphémère, sinon imaginaire. C’est précisément dans le domaine de la politique paysanne que la faillite de la IIIe Internationale a revêtu un caractère particulièrement net, bien qu’elle ait été la conséquence inévitable de la rupture entre l’I.C. et le prolétariat.
La paysannerie ne s’engagera sur la route de la lutte révolutionnaire contre la guerre que lorsqu’elle se sera convaincue dans la pratique de la capacité des ouvriers à la diriger. La clé de la victoire se trouve donc dans les ateliers et dans les usines. Le prolétariat révolutionnaire doit devenir une force réelle avant la paysannerie, et les petites gens des villes serreront leurs rangs autour de lui.
56. La petite bourgeoisie des villes et des villages n’est pas homogène. Le prolétariat ne peut attirer à lui que ses couches inférieures : les paysans les plus pauvres, les semi-prolétaires, les fonctionnaires subalternes, les colporteurs, le peuple opprimé et dispersé qui est privé, de par ses conditions d’existence, de la possibilité de mener une lutte indépendante. Sur cette large couche de la petite bourgeoisie s’élèvent des dirigeants qui tendent vers la bourgeoisie grande et moyenne et deviennent des carriéristes politiques de type démocratique et pacifiste, ou fasciste. Quand ils sont dans l’opposition, ces messieurs ont recours à la démagogie la plus débridée, parce qu’elle est le plus sûr moyen de se faire payer à leur plus juste prix par la grande bourgeoisie.
La crise de la IIIe Internationale consiste en ce qu’elle a substitué à la lutte pour l’influence révolutionnaire sur la petite bourgeoisie véritable, c’est-à-dire ses masses plébéiennes, des blocs spectaculaires avec ses dirigeants faussement pacifistes. Au lieu de les discréditer, elle les renforce par le prestige de la révolution d’Octobre, et fait des couches inférieures opprimées de la petite bourgeoisie les victimes politiques de leurs dirigeants traîtres.
57. La voie révolutionnaire vers la paysannerie passe par la classe ouvrière. Pour gagner la confiance du village, il faut que les ouvriers avancés eux-mêmes reprennent confiance dans le drapeau de la révolution prolétarienne. Ce ne peut être obtenu que par une politique juste de façon générale, une politique juste contre la guerre, en particulier.

« Défaitisme » et guerre impérialiste

58. Dans les cas où il s’agit d’un conflit entre pays capitalistes, le prolétariat de l’un quelconque de ces pays refuse catégoriquement de sacrifier ses intérêts historiques, lesquels, en dernière analyse, coïncident avec ceux de la nation et de l’humanité, pour le compte de la victoire militaire de la bourgeoisie. La formule de Lénine selon laquelle « la défaite est le moindre mal » ne signifie pas que la défaite d’un pays donné est un moindre mal que celle du pays ennemi, mais qu’une défaite militaire résultant du développement du mouvement révolutionnaire est infiniment plus bénéfique pour le prolétariat et le peuple tout entier qu’une victoire militaire assurée par la « paix civile » [9]. Karl Liebknecht a donné une formule, qui n’a pas été dépassée, de la politique prolétarienne en temps de guerre : « L’ennemi est dans notre propre pays » [10] . La révolution prolétarienne victorieuse non seulement guérira les plaies causées par la défaite, mais créera également la garantie ultime contre les guerres et les défaites à venir. Cette attitude dialectique à l’égard de la guerre est l’élément le plus important de la formation révolutionnaire, et donc, également, de la lutte contre la guerre.
59. La transformation de la guerre impérialiste en guerre civile constitue la tâche stratégique générale à laquelle devrait être subordonné l’ensemble du travail d’un parti prolétarien pendant la guerre. Les conséquences de la guerre franco-prussienne de 1870-71, aussi bien que celles de la boucherie impérialiste de 14-18 (Commune de Paris, révolution de février et d’Octobre en Russie, révolutions en Allemagne et Autriche-Hongrie, insurrection dans plusieurs pays en guerre), attestent de façon irréfutable qu’une guerre moderne entre des nations capitalistes porte en elle une guerre de classes à l’intérieur de chaque nation et que la tâche d’un parti révolutionnaire consiste à préparer dans le cours de cette dernière guerre la victoire du prolétariat.
60. L’expérience des années 1914-1918 démontre en même temps que le mot d’ordre de paix n’est nullement en contradiction avec la formule stratégique du « défaitisme ». Au contraire, il développe une terrible force révolutionnaire, surtout dans le cas d’une guerre prolongée. Le mot d’ordre de paix n’a un caractère pacifiste, c’est-à-dire semi-rampant, engourdissant, débilitant, que lorsque ce sont des politiciens, démocrates et autres, qui jouent avec, quand les prêtres font des prières pour une fin rapide de la boucherie, quand les « amoureux de l’humanité », et parmi eux également des social-patriotes, adjurent en pleurant les gouvernements de conclure rapidement la paix sur la « base de la justice ». Mais le mot d’ordre de paix n’a rien de commun avec le pacifisme quand il émane des quartiers ouvriers et des tranchées où il se mêle à celui de la fraternisation entre soldats des armées ennemies, unissant les opprimés contre les oppresseurs. La lutte révolutionnaire pour la paix, prenant des formes toujours plus larges et plus courageuses, est le plus sûr moyen de « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ».
La guerre, le fascisme et l’armement du prolétariat
61. La guerre a besoin de la « paix civile ». Dans les conditions actuelles, la bourgeoisie ne peut l’obtenir qu’au moyen du fascisme. De sorte que le fascisme est devenu le facteur politique le plus important de la guerre. La lutte contre la guerre suppose la lutte contre le fascisme. Tout programme révolutionnaire de lutte contre la guerre (« défaitisme », « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile », etc.) devient une phrase creuse si l’avant-garde prolétarienne se montre incapable de repousser victorieusement le fascisme.
Exiger
de l’Etat bourgeois le désarmement des bandes fascistes, comme le font les staliniens, signifie s’engager sur la même voie que la social-démocratie allemande et l’austro-marxisme [11]. C’étaient précisément Wels et Otto Bauer qui exigeaient de l’Etat qu’il désarme les nazis et garantisse ainsi la paix intérieure. Le gouvernement « démocratique » peut, il est vrai —quand il y a avantage—, désarmer des groupes fascistes isolés, mais seulement afin de pouvoir, avec une rigueur d’autant plus grande, désarmer les ouvriers et les empêcher de s’armer. Demain, même, l’Etat bourgeois donnera aux fascistes, hier désarmés, la possibilité de s’armer deux fois plus, et de tourner leurs armes contre le prolétariat désarmé. S’adresser à l’Etat, c’est-à-dire au capital, et exiger de lui qu’il désarme les fascistes, c’est semer les pires illusions démocratiques, endormir la vigilance du prolétariat, démoraliser sa volonté.
62. La politique révolutionnaire juste consiste, en partant du fait de l’armement des bandes fascistes, à créer, dans un but d’autodéfense, des détachements ouvriers armés, et à appeler inlassablement les ouvriers à s’armer. C’est là que réside le centre de gravité de toute la situation politique actuelle. Les social-démocrates, même les plus à gauche, c’est-à-dire ceux qui sont prêts à répéter les lieux communs sur la révolution et la dictature du prolétariat, ou bien éludent soigneusement la question de l’armement des ouvriers, ou bien déclarent carrément que cette tâche est « chimérique », « aventuriste », « romantique », etc. Ils proposent, au lieu ( !) de l’armement du prolétariat, la propagande parmi les soldats, propagande qu’ils ne mènent pas en réalité et qu’ils sont incapables de mener. L’appel creux au travail dans l’armée n’est nécessaire aux opportunistes que pour enterrer la question de l’armement des ouvriers.
63. La lutte pour l’armée est incontestablement la partie la plus importante de la lutte pour le pouvoir. Un travail constant, au prix de gros sacrifices, parmi les soldats, est le devoir révolutionnaire de tout parti authentiquement prolétarien. Il ne peut être réalisé avec la certitude du succès que si la politique générale du parti est juste, en particulier et surtout dans la jeunesse. Le programme agraire du parti, et, de façon générale, le système des revendications de transition touchant les intérêts fondamentaux des masses petites-bourgeoises et leur offrant une perspective de salut, a une importance énorme pour le succès du travail dans l’armée de ceux des pays qui ont une population paysanne importante.
64. Il serait pourtant puéril de penser qu’on peut, par la seule propagande, conquérir toute l’armée et, par là, rendre de façon générale la révolution inutile. L’armée est hétéroclite, et ses éléments disparates sont soudés les uns aux autres dans le cercle de fer de la discipline. La propagande peut constituer dans l’armée des cellules révolutionnaires, préparer chez les soldats un état d’esprit sympathisant. Donner davantage, la propagande et l’agitation ne le peuvent pas. Compter sur l’armée pour qu’elle défende, de sa propre initiative, les organisations ouvrières contre le fascisme, c’est remplacer les rudes leçons de l’histoire par de douces illusions. L’armée, dans sa partie décisive, ne peut passer du côté du prolétariat pendant la révolution que si le prolétariat lui-même fait preuve en face de l’armée, de sa disposition réelle et de sa capacité à lutter pour le pouvoir jusqu’à la dernière goutte de son sang. Une telle lutte suppose nécessairement l’armement du prolétariat.
65. Le but de la bourgeoisie est d’empêcher le prolétariat de conquérir l’armée. Le fascisme accomplit cette tâche, non sans succès, au moyen de ses détachements armés. La tâche immédiate du prolétariat, celle qui est à l’ordre du jour, consiste à défendre ses organisations contre les bandes fascistes. Celui qui soutient que les ouvriers n’ont pas de possibilités de s’armer, proclame par là même qu’ils sont sans défense contre le fascisme. Il est inutile alors de parler du socialisme, de la révolution prolétarienne, de la lutte contre la guerre. Il faut déchirer alors le programme communiste, et mettre une croix sur le marxisme.
66. Ce n’est pas un révolutionnaire, mais un parasite impuissant, qui capitulera demain devant le fascisme et la guerre, celui qui peut passer sous silence la tâche de l’armement des ouvriers. La tâche de l’armement en elle-même, comme en témoigne l’histoire, est parfaitement soluble. Si les ouvriers ont vraiment compris qu’il y va de leur vie, ils trouveront des armes. Leur expliquer la situation politique sans rien leur cacher, sans rien atténuer, en bannissant tout mensonge consolant, est le premier devoir du Parti révolutionnaire. Comment se défendre en effet contre un ennemi mortel, si l’on n’oppose pas à chaque couteau fasciste deux couteaux, et à chaque revolver deux revolvers ? Il n’existe pas et il ne peut pas exister d’autre réponse.
67. Où prendre les armes ? D’abord aux fascistes eux-mêmes. Le désarmement des fascistes est un mot d’ordre honteux lorsqu’il s’adresse à la police bourgeoise, mais un mot d’ordre excellent quand il s’adresse aux ouvriers révolutionnaires. Mais les arsenaux fascistes ne sont pas l’unique source. Le prolétariat a, pour s’armer, des centaines et des milliers de canaux. Car il ne faut pas oublier que ce sont précisément les ouvriers —et eux seuls— qui produisent de leurs propres mains tous les types d’armes. Il faut seulement que l’avant-garde prolétarienne comprenne clairement qu’on ne peut pas se soustraire à la tâche de l’autodéfense. Un parti révolutionnaire doit prendre l’initiative d’armer des détachements de combat ouvriers. Et, pour cela, il doit d’abord s’épurer lui-même de toute espèce de scepticisme, d’indécision et de raisonnement pacifiste dans les questions de l’armement des ouvriers.
68. Le mot d’ordre de la milice ouvrière, ou de détachements d’autodéfense, n’a une signification révolutionnaire qu’autant qu’il s’agit d’une milice armée. Autrement la milice se réduirait aux spectacles, aux parades, et par conséquent ne serait qu’un leurre. Il va de soi que l’armement sera au début très primitif. Les premiers détachements ouvriers d’autodéfense ne disposeront ni d’obusiers, ni de tanks, ni d’avions. Pourtant, le 6 février, à Paris, au coeur d’une grande puissance militaire, des bandes armées de revolvers et de lames de rasoir fixées sur des cannes ont failli s’emparer du Palais-Bourbon et ont provoqué la chute du gouvernement [12]. Demain, des bandes semblables peuvent saccager les rédactions des journaux ouvriers ou les locaux des syndicats. La force du prolétariat réside dans son nombre. Même l’arme la plus primitive, dans les mains des masses, peut accomplir des miracles. Dans des conditions favorables, elle peut ouvrir la voie à des armes plus perfectionnées.
69. Le mot d’ordre d’un front unique dégénère en phrases centristes quand il n’est pas, dans les conditions actuelles, complété par une propagande et une application pratique des méthodes définies de lutte contre le fascisme. Le front unique est nécessaire d’abord pour la création de comités locaux de défense. On a besoin du comité de défense pour construire et unifier les détachements de milice ouvrière. Ces détachements doivent, dès le début, chercher et trouver des armes. Des détachements d’autodéfense ne constituent qu’une étape dans la question de l’armement du prolétariat. De façon générale, la révolution ne connaît pas d’autre voie.
La politique révolutionnaire contre la guerre
70. La première condition du succès, c’est l’éducation des cadres du parti dans une juste compréhension de toutes les conditions de la guerre impérialiste et de tous les processus politiques qui l’accompagnent. Malheur au parti qui, dans cette question brûlante, se borne à des phrases générales et à des mots d’ordre abstraits ! Les événements sanglants l’abattront complètement et l’écraseront.
71. Pour un parti révolutionnaire, le moment même de la déclaration de guerre est particulièrement critique. La presse bourgeoise et social-patriote, unie à la radio et au cinéma, déversera sur les travailleurs des torrents de poison chauvin. Même le parti le plus révolutionnaire et le mieux trempé ne pourra pas, à ce moment-là, résister tout entier. L’histoire actuelle, falsifiée de bout en bout, du parti bolchevique ne sert pas à préparer réellement les ouvriers à cette épreuve, mais à les endormir par un schéma idéal et fictif. Bien qu’aucun effort d’imagination n’ait pu faire prendre la Russie tsariste pour une démocratie, une nation civilisatrice ou un pays sur la défensive, la fraction bolchevique de la Douma, avec la fraction menchevique, lança au début de la guerre une déclaration social-patriotique teintée d’un internationalisme pacifiste à l’eau de rose. Il est vrai qu’elle prit, peu après, une position plus révolutionnaire, mais, lors de son procès, tous les députés accusés, y compris leur inspirateur sur le plan théorique, Kamenev, à l’exception du seul Mouranov [13] se délimitèrent nettement de la théorie défaitiste de Lénine. Au début, le travail illégal du parti cessa presque totalement. Ce n’est que petit à petit que l’on commença à diffuser des tracts révolutionnaires qui regroupèrent les ouvriers sous le drapeau de l’internationalisme sans toutefois lancer de mots d’ordre défaitistes.
Les deux premières années de la guerre sapèrent vigoureusement le patriotisme des masses et poussèrent le parti à gauche. Mais la révolution de février, qui avait fait de la Russie une « démocratie », donna naissance à une nouvelle et puissante vague de patriotisme « révolutionnaire ». L’écrasante majorité des dirigeants du parti bolchevique n’y résistèrent pas à l’époque. En mars 1917, Staline et Kamenev donnèrent à l’organe central du parti une orientation social-patriote [14]. Il fallut les protestations des révolutionnaires les plus fermes, surtout dans les quartiers avancés de Petrograd, et l’arrivée de Lénine, ainsi que sa lutte implacable contre le social-patriotisme, pour que le parti mène en avant son front internationaliste [15].
73. Il faut suivre de près la préparation patriotique de chair à canon en train de s’effectuer : les feintes diplomatiques qui visent à rejeter la responsabilité sur l’autre camp, les formules traîtresses des social-patriotes avoués ou masqués en train de se préparer un pont pour passer du pacifisme au militarisme, les mots d’ordre creux des dirigeants « communistes » qui seront aussi éperdus le premier jour de la guerre que l’étaient les « dirigeants » allemands la nuit de l’incendie du Reichstag [16].
74. Il faut réunir avec soin les coupures les plus caractéristiques des articles et discours officiels du gouvernement et de l’Opposition, les comparer à l’expérience de la première guerre mondiale, prévoir la direction que va prendre le travail pour abuser le peuple, renforcer ensuite ces prédictions en accumulant les faits, enseigner à l’avant-garde prolétarienne à s’orienter elle-même de façon indépendante pour n’être pas surprise.
75. Une agitation renforcée contre l’impérialisme et le militarisme ne doit pas partir de formules abstraites, mais de faits concrets, qui frappent les masses. Il faut dénoncer sans relâche le budget militaire public, mais aussi les formes masquées du militarisme, sans jamais laisser passer sans protester les manoeuvres, les fournitures militaires, les commandes, etc.
76. Pour gagner la confiance de la jeunesse, il faut non seulement déclarer une guerre à mort à la social-démocratie moralement corruptrice et à la misérable bureaucratie de la IIIe Internationale, mais aussi créer réellement une organisation internationale basée sur la pensée critique et l’initiative révolutionnaire (comités de défense contre le fascisme, détachements de combattants rouges, milice ouvrière, lutte pour l’armement du prolétariat).
77. Pour conquérir des positions révolutionnaires dans les syndicats et autres organisations de masse, il faut rompre sans merci avec l’ultimatisme bureaucratique, prendre les travailleurs là où ils sont et comme ils sont, et les conduire en avant, des tâches partielles aux tâches générales, de la défense à l’attaque, des préjugés patriotiques au renversement de l’Etat bourgeois.
Puisque les directions de la bureaucratie syndicale dans la majorité des pays constituent essentiellement une fraction officieuse de la police capitaliste, un révolutionnaire doit savoir les combattre de façon irréconciliable, en combinant l’activité légale et illégale, le courage du combattant et la prudence du conspirateur.
C’est seulement par la combinaison de ces méthodes que nous pouvons réussir à gagner la classe ouvrière, et, en premier lieu, la jeunesse, au drapeau révolutionnaire, nous frayer un chemin vers les casernes capitalistes et soulever tous les opprimés.
78. La lutte contre la guerre ne peut prendre un caractère authentiquement large, de masse, que si les ouvrières et les paysannes y prennent part. La dégénérescence bourgeoise de la social-démocratie comme la détérioration bureaucratique de la IIIe Internationale ont porté le coup le plus dur aux couches les plus opprimées et privées de leurs droits du prolétariat, c’est-à-dire avant tout les femmes travailleuses. Les éveiller, gagner leur confiance, leur montrer la véritable route, signifie mobiliser contre l’impérialisme les passions révolutionnaires de la fraction de l’humanité la plus foulée aux pieds.
Le travail antimilitariste parmi les femmes doit en particulier assurer le remplacement des hommes mobilisés par des femmes travailleuses révolutionnaires auxquelles reviendra inévitablement, en cas de guerre, une grande partie du travail du parti et du syndicat.
79. Si le prolétariat se révèle impuissant à empêcher la guerre au moyen de la révolution —et elle est l’unique moyen d’empêcher la guerre—, les travailleurs, avec le peuple entier, devront participer à l’armée et à la guerre. Les mots d’ordre individualistes et anarchistes d’objection de conscience, résistance passive, désertion, sabotage, sont radicalement opposés aux méthodes de la révolution prolétarienne. Mais, de même que, dans les usines, l’ouvrier avancé se sent un esclave du capital et se prépare à sa libération, de même, dans l’armée capitaliste, il a conscience d’être l’esclave de l’impérialisme. Contraint aujourd’hui de donner ses muscles, voire sa vie, il ne donne pas sa conscience révolutionnaire. Il demeure un combattant, apprend à manier les armes, explique, même dans les tranchées, la signification de classe de la guerre, regroupe autour de lui les mécontents, les réunit dans des cellules, transmet les idées et les mots d’ordre du parti, suit attentivement les changements d’état d’esprit des masses, le reflux de la vague patriotique, la montée de l’indignation et, au moment critique, appelle les soldats à soutenir les ouvriers.
La IVe Internationale et la guerre
80. La lutte contre la guerre présuppose un instrument révolutionnaire de lutte, c’est-à-dire un parti. Il n’en existe pas, ni à l’échelle nationale, ni à l’échelle internationale. Un parti révolutionnaire doit être construit sur la base de toute l’expérience du passé, y compris celles de la IIe et de la IIIe Internationales. Renoncer à une lutte ouverte et directe pour la nouvelle Internationale signifie soutenir, consciemment ou non, les deux Internationales existantes, dont l’une soutiendra la guerre, l’autre n’étant capable que de désorganiser et d’affaiblir l’avant-garde prolétarienne.
81. Il est vrai qu’un bon nombre de révolutionnaires honnêtes restent dans les rangs des prétendus partis communistes. Leur attachement persistant à la IIIe Internationale doit, dans de nombreux cas, être expliqué par une dévotion révolutionnaire fourvoyée. Ils ne peuvent être attirés vers le drapeau de la IVe Internationale par des concessions, en s’adaptant aux préjugés qu’on leur a inoculés, mais au contraire en démasquant systématiquement le rôle fatal du stalinisme (centrisme bureaucratique) sur le plan international. Aussi faut-il poser les questions de la guerre avec une clarté et une intransigeance particulières.
82. En même temps, il faut suivre attentivement la lutte interne dans le camp réformiste et attirer à temps les groupes socialistes de gauche, qui se développent vers la révolution, vers une lutte contre la guerre [17]. Le meilleur critère des tendances d’une organisation donnée est son attitude pratique, dans l’action, vis-à-vis de la défense nationale et des colonies, surtout quand la bourgeoisie du pays en question possède des esclaves coloniaux. Seule une rupture authentique et complète avec l’opinion publique officielle sur la question la plus brûlante de la « défense de la patrie » signifie un tournant, ou du moins le début d’un tournant, de positions bourgeoises vers des positions prolétariennes. Il faut aborder les organisations de gauche de ce type avec une critique amicale de toutes les indécisions dans leur politique et l’élaboration en commun de toutes les questions théoriques et pratiques concernant la guerre.
83. Il ne manque pas dans le mouvement ouvrier de politiciens pour reconnaître, au moins en paroles, la faillite de la IIe et de la IIIe Internationales, mais pour considérer en même temps que « ce n’est pas le "moment" de commencer la construction d’une nouvelle Internationale » [18]. Une telle position est caractéristique non d’un marxiste révolutionnaire, mais d’un stalinien déçu ou d’un réformiste désappointé. La lutte révolutionnaire ne souffre pas d’interruption. Les conditions peuvent parfaitement ne pas lui être favorables aujourd’hui, mais un révolutionnaire qui ne peut pas nager contre le courant n’est pas un révolutionnaire. Dire que ce n’est pas « le moment » de construire une nouvelle Internationale revient à déclarer que ce n’est pas le moment de la lutte des classes, et, en particulier, de la lutte contre la guerre. A l’époque actuelle, la politique prolétarienne ne peut pas ne pas se fixer des tâches internationales. Les tâches internationales ne peuvent qu’exiger que soient soudés ensemble des cadres internationaux. Ce travail ne saurait être différé, même d’un seul jour, sans capituler devant l’impérialisme.
84. Bien sûr, personne ne peut exactement prévoir quand la guerre éclatera, ni à quelle étape se trouvera alors la construction des nouveaux partis et de la nouvelle Internationale. Nous devons faire tout notre possible pour que les préparatifs pour la révolution prolétarienne avancent plus vite que ceux d’une nouvelle guerre. Il est très possible cependant que, cette fois aussi, l’impérialisme prenne de vitesse la révolution. Mais même une telle route, qui laisse prévoir des sacrifices et d’immenses souffrances, ne nous relève en aucun cas de notre devoir de construire la nouvelle Internationale tout de suite. La transformation de la guerre impérialiste en révolution prolétarienne ira d’autant plus vite que nos préparatifs seront plus avancés et nos cadres révolutionnaires plus fermes au début de la guerre, qu’ils auront mené de façon plus systématique leur travail dans tous les pays belligérants, et qu’ils baseront plus fermement leur action sur des principes stratégiques corrects de tactique et d’organisation.
Au premier coup, la guerre impérialiste brisera les reins décrépis de la IIe Internationale et fera voler en pièces ses sections nationales. Elle révélera totalement le vide et l’impuissance de la IIIe Internationale. Mais elle n’épargnera pas non plus tous ces groupes centristes indécis qui esquivent le problème de l’Internationale, cherchent des racines purement nationales, ne mènent aucune question jusqu’à sa conclusion, manquent de perspectives et se nourrissent temporairement de l’agitation et de la confusion de la classe ouvrière.
Même si, au début d’une nouvelle guerre, les révolutionnaires authentiques devaient se retrouver en minorité infime, nous ne pouvons un seul instant douter que, cette fois, le passage des masses sur le chemin de la révolution se produirait plus rapidement, de façon plus décisive et plus acharnée, que pendant la première guerre impérialiste. Une nouvelle vague d’insurrections peut et doit vaincre dans tout le monde capitaliste.
Il est en tout cas indiscutable qu’à notre époque seule l’organisation qui se fonde sur des principes internationaux et entre dans les rangs du parti mondial du prolétariat peut plonger ses racines dans le sol national. La lutte contre la guerre signifie maintenant la lutte pour la IVe Internationale ! » [19] Le 14 octobre 1933, en annonçant le retrait de l’Allemagne de la S.D.N., Hitler avait proposé dans un grand discours une limitation des armements, tout en annonçant qu’au cas où un accord ne serait pas conclu l’Allemagne porterait de 100 000 à 300 000 les effectifs de son armée et créerait une force aérienne. Depuis, les informations s’accumulaient sur le réarmement allemand.
[20] Rosa Luxembourg (1871-1919), née en Pologne, avait milité dans son pays, puis en Suisse et enfin en Allemagne où elle était le chef de file de la gauche du parti social-démocrate allemand. Dès août 1914, elle tenta d’organiser la résistance à la politique d’union sacrée. Le texte cité est extrait de son article sur « La reconstruction de l’Internationale » paru dans le numéro 1 de la revue Die Internationale en mars 1915.
[21] Dans son Staline, Trotsky cite l’intervention de Staline à la conférence du parti bolchevique en mars 1917 pour la réunification formelle entre bolcheviks et mencheviks.
[22] L’incendie du Reichstag, dans la nuit du 26 au 27 février 1933, avait vraisemblablement été allumé par les nazis eux-mêmes. On sait qu’il servit de prétexte à la mise hors la loi du K.P.D. auquel le gouvernement l’attribua aussitôt, prétendant qu’il s’agissait d’un signal... pour le soulèvement armé ! Les récits des réfugiés communistes confirmaient tous le profond désarroi des dirigeants du parti communiste au cours de cette nuit historique, et leur impuissance devant le sort prévisible qu’ils n’avaient pas prévu et qui les frappait pourtant.
[23] La décision de l’Opposition de gauche internationale de ne plus se considérer comme une « fraction » de l’I.C. s’était accompagnée en juillet 1933 d’un tournant vers les « organisations socialistes de gauche », dont deux, le S.A.P. et l’O.S.P., avaient signé la déclaration des quatre.
[24], une de leurs partisans comme ministre dans le gouvernement fantoche des pro-japonais et Huynh Van Phuong comme directeur de la Sûreté japonaise. Ils dépêchèrent Ta Thu Thau, leur chef de file, à Hué pour occuper la place de conseiller du gouvernement de Tran Truong Kim, avec l’espoir qu’après le renversement de celui-ci, Thau remplacerait Kim et s’installerait au pouvoir. En un mot, à partir de mars 1945, et plus précisément après le coup de force des Japonais renversant les Français, se constituèrent autour des Japonais les couches de gens, des sectes religieuses pro-japonaises, avec le soutien des trotskystes. (…) Le 11 septembre 1945, les soldats anglais et indiens arrivèrent au Sud Vietnam. Ils libérèrent aussitôt 7000 Français emprisonnés lors du coup de force du 8 mars 1945 et leur distribuèrent des armes prises aux Japonais. En plus, ils aidèrent les Français à réorganiser leur appareil administrtatif, des fonctionnaires dont le rôle consistait à mener des activités de division et de provocation. Ce fut l’occasion pour les trostskystes de commettre des actes de destuctions. Ils avancèrent les mots d’ordre ultra-gauchistes tels que « détruire les ennemis français », « distribuer la terre aux paysans ». Notre service de sûreté intercepta à Tan Binh un document dans lequel ils envisageaient le renversement de notre pouvoir. Dans la réalité, ils collaborèrent avec les réactionnaires des sectes religieuses, cherchant à amadouer et à organiser nos compatriotes, venant des provinces, en unités de combat armées. (…)
« Répression contre les trostskystes réctionnaires
« Après notre prise de pouvoir, les trotskystes ont publié un journal ayant pour titre Doc Lap (Indépendance) tendant à saborder notre politique. Ils demandèrent la confiscation de toutes les rizières et terres pour qu’elles soient partagées entre les paysans. Nous avons décidé de saisir le journal Doc Lap, de démasuqer les saboteurs devant le peuple ; en même temps, nous avons donné l’ordre d’arrêter les chefs de la bande trotskyste qui s’étaient cachés à Di An, Thu Duc (à 18 kilomètres au nord de Saïgon) ; parmi eux Nguyen Van So, Phan Van Hun, Phan Van Chanh, Tran Van Thach, etc… (…) En démasquant les Japonais, nous avons démasqué en même temps les réactionnaires caodaïstes pro-japonais qui cherchèrent à embrigader la population (…) Nous avons démasqué également les trostskystes, espions des Japonais. (…) Les trotskystes ont été dirigés par Tran Van Thach, Ho Huu Tuong, Nguyen Van So. Pendant la période où ils étaient placés sous le régime de surveillance par les Français à Can Tho, ils orientèrent leurs activités en direction des intellectuels et des fonctionnaires. Mais leur influence fut minime. Après le coup de force des Japonais, ils menèrent la propagande pour le soutien de Tran Truong Kim, militèrent pour le retour au trône du prince Cuong Dé, et se prononcèrent contre le Viet Minh et les communistes. Ils s’allièrent à la secte religieuse Hoa Hao pour lutter contre la révolution. »

Conclusion

La lutte de libération nationale du Vietnam a été la plus longue et la plus douloureuse de tous les combats contre l’oppressio nationale. Une des raisons en est que l’impérialisme ne se battait pas seulement pour conquérir ou reconquérir une petite langue de terre sans grandes richesses et, même, sans situation si stratégique que cela, au regard des efforts en hommes, en argent et en matériel. Se jouait au Vietnam toute l’image aux yeux du monde entier du colonialisme français et de l’impérialisme américain. En face, on trouvait toute la détermination d’un petit peuple qui, ayant vu qu’un peuple jaune n’était pas fatalement un peuple d’esclaves et qu’un pays occidental n’était pas toujours le vainqueur, ne supportait plus d’être traité comme du bétail. Cependant, ce combat avait pris une tournure sociale à ses débuts en 1945. Il avait été mené par le prolétariat des villes insurgé, se constituant en comités autonomes, donc des soviets, un double pouvoir ou du moins son embryon, Cette capacité révolutionnaire du prolétariat en Asie n’avait pas concerné que le Vietnam. C’est grâce à une allliance de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie et des impérialismes que la révolution a été en partie détounée, en partie battue en 1945. Les nationalistes, sous couvert de communisme, ont monopolisé le pouvoir, assassiné les membres des comités et livré la révolution au colonialisme.
Le colonialisme français a voulu faire du Vietnam une démonstration de sa force retrouvée. L’impérialisme anglais vouliat y démontrer son alliance avec la France. La bourgeoisie vietnamienne voulait se débarrasser de son pire ennemi : le prolétariat vietnamien.

Corée

En Corée les alliés avaient décidé d’un système d’occupation apparemment absurde et qui allait donner lieu au pire affrontement de la guerre froide en 1950 mais qui, en cette fin de guerre mondiale, correspondait aux différentes zones dans cette région. En effet la péninsule coréenne était divisée en deux, une partie sous occupation russe et une autre sous occupation américaine, les deux étant séparées par le 38ème parallèle. En fait en disant cela on oublie lune grande part du problème, on attribuait à la Chine la partie de la Corée continentale, le Kan Do, prise lors des conquêtes militaires et cela allait s’avérer très important par la suite.
Au départ cette division discutée lors des conférences de Téhéran en 1943 et Yalta en 1945 devait être provisoire. Les premiers arrivés sur place sont les russes au nord le 24 août 1945. Puis les USA arrivent un mois plus tard au sud en septembre 45. Des deux côtés tout est programmé et aucun des deux camps n’a l’intention de demander à la population de décider. Les russes ont dans leurs bagages Kim Il Sung qu’ils comptent imposer comme dirigeant sous l’étiquette parti communiste. Pourtant il existe en Corée un parti communiste clandestin dont Kim n’est pas le dirigeant mais c’est l’homme des russes et dans l’ambiance d’effervescence sociale les russes s’en méfient comme ils se méfient de tous les militants démocrates ou syndicalistes qui vont très vite peupler leurs prisons. Pour se débarrasser du réel parti communiste coréen, les russes vont avoir de grandes difficultés car il faut s’en débarrasser à la fois au nord et au sud. Au nord cela se fera sous l’occupation militaire russe, les anciens dirigeants iront en prison ainsi qu’au fur et à mesure tous les opposants à Kim Il Sung. Au sud, ce sera beaucoup plus difficile d’autant que traditionnellement la direction du parti communiste résidait au sud à Séoul et que le parti va rester un seul parti malgré la division du pays.
Des deux côtés, il y a la même situation catastrophique pour la population qui se traduit tout de suite par une explosion sociale La misère des travailleurs est catastrophique. Le nombre des morts est considérable. Et, en plus la population sort de nombreuses années d’occupation japonaise où ils ont souffert atrocement. Ce n’est pas pour accepter facilement une autre occupation militaire. Enfin, très vite le problème du partage du pays en deux qui semble être du provisoire qui dure va devenir un problème politique de premier ordre, empêchant les deux pouvoirs de se stabiliser et de gagner du crédit. En effet, sur ordre de Staline, Kim Il Sung au nord va défendre la division du pays de la même manière qu’au sud le fantoche des américains Syngman Rhee, un dictateur d’extrême-droite corrompu et ultra-violent. Des deux côtés, la classe ouvrière va s’opposer à cette division et en particulier les syndicats d’origine plutôt anarcho-syndicalistes avec des militants d’extrême gauche et qui ne sont pas encore contrôlés par le parti communiste. La pression est telle au sud que le parti communiste sud coréen prend son indépendance politique de la direction du nord en août 46. Mais en même temps il le fait sur des bases tout ce qu’il y a de moins révolutionnaire, du moins dans un sens prolétarien. La thèse d’août qui souligne cette indépendance politique à la fois n’accepte plus la division du pays mais affirme qu’il faut mener une révolution bourgeoise en vue de la réunification, révolution qui aura pour base les campagnes et non les villes. Et cela signifie aussi que le PC du sud appelle les ouvriers et les paysans à rejoindre les montagnes pour y organiser la guérilla. Le syndicat des ouvriers du sud va s’opposer violemment à ces propositions. En effet, les travailleurs sont très loin de se sentir impuissants dans leurs luttes dans les usines au point d’aller se retrancher dans les montagnes. La thèse du caractère bourgeois de la révolution n’est pas mieux acceptée.
En fait, dans les usines c’est à une offensive ouvrière que l’on assiste en Corée du sud. L’insurrection ouvrière part de deux villes : Taekou, grande ville du sud est et Busan le grand port du sud. C’est un soulèvement spontané qui débute par une grève des cheminots et qui se termine par de véritables affrontements armés, les travailleurs s’étant organisés en milice ouvrière. Partout des comités de grève sont mis en place et la grève s’étend à de nombreuses autres villes. La réaction des troupes américaines est très violente. La répression s’étend à tout le pays contre les syndicats et les militants radicaux. Le PC du sud qui n’était pour rien dans le mouvement est interdit. La dictature de Syngman Rhee devient féroce. Des opposants politiques et des dirigeants syndicalistes sont assassinés comme le leader anarcho-syndicaliste.
Kim Ku et le dirigeant social-démocrate Yo Un Hyong. Le Parti communiste a été contraint de passer dans la clandestinité totale. La direction politique du PC du nord en profite pour réussir pour la première fois à établir sa domination sur l’ensemble du parti communiste.
En 1946-47, loin de se stabiliser, le régime de Corée du sud est attaqué sur tous les fronts : mutineries militaires, insurrections paysannes, mouvements politiques dans les villes contre le régime de Syngman Rhee et mouvements sociaux. Le pouvoir central de Séoul est tellement affaibli qu’il est contraint de laisser les paysans occuper toute une région dite libérée. Le PC du sud décide de s’investir dans cette révolution paysanne et il appelle à nouveau les ouvriers à le suivre. La plupart des ouvriers et des militants intellectuels qui vont suivre cet appel sont massacrés avant même qu’ils aient pu rejoindre la région ni s’armer. Le PC du sud va quand même prendre la direction politique de ces paysans insurgés. Il leur conseille de quitter les terres agricoles pour rejoindre les montagnes et effectivement cette guérilla va tenir là jusqu’à la guerre de Corée en 1950, où elle fera sa jonction avec l’armée nord coréenne. Paradoxalement c’est cela qui lui sera fatal car le régime de Corée du nord n’avait nullement envie de soutenir les paysans du sud et va les abandonner en cessant de les armer dès l’offensive américaine.

Chine

La « révolution » maoïste est l’une de celles qui a produit le plus de mythes mensongers pour couvrir d’un voile « révolutionnaire » et « communiste » des politiques qui étaient tout le contraire de cela. On a même longtemps présenté la Chine comme plus communiste, plus anti-impérialiste et plus révolutionnaire que la Russie de Staline, et même de Lénine. Selon cette légende, Mao serait arrivé au pouvoir à la tête d’une révolution paysanne. Il aurait construit un pouvoir des ouvriers et des paysans, du type soviétique comme en octobre 1917 en Russie. Il aurait rompu avec l’impérialisme. Il aurait aidé la révolution mondiale, en restant révolutionnaire, contrairement au « révisionnisme » russe. La révolution culturelle marquerait le caractère de « révolution permanente » du régime chinois, sa capacité à s’attaquer aux idéologoqies réactionnaires et la jeunesse des idées révolutionnaires en Chine. Voilà quelques uns des mensonges qui courent sur le pouvoir chinois.

La Révolution chinoise de 1949
Nous allons essayer de rétablir une réalité qui n’a pas grand-chose à voir avec les affirmations précédentes. Ce qui a donné ses forces armées à Mao, ce n’est pas la lutte des classes, ni la révolution sociale, mais la lutte de défense nationale contre le Japon. Il a ainsi pu construire sa fameuse « huitième armée de route » intégrée à l’ensemble des forces armées chinoises, aux côtés de Tchang Kaï Chek, et aux côtés des USA. C’est cette armée, une fois la défaite japonaise acquise, qui lui a permis de prendre le pouvoir. Même s’il a eu un recrutement dans les campagnes, l’armée de Mao est tout sauf une organisation fondée sur une lutte radicale de la paysannerie. Mao a gouverné des régions paysannes comme un chef d’armée qui s’entend bien avec les paysans, mais qui s’accommode avec les possédants locaux, propriétaires fonciers, banquiers, commerçants et usuriers. Dans ces zones dites libérées, il n’appliquait pas un programme social radical, se contentait de baisser les impôts. Il n’a pas appliqué un programme radical de distribution de terres aux paysans pauvres. Mao n’est même pas un chef de révolte paysanne, comme la Chine en a connu dans le passé. Quant à la révolution paysanne, quand elle a éclaté – nullement à l’initiative de Mao – il a longuement hésité à prendre son parti, et, même après cette décision, il a toujours refusé d’armer les paysans. Y compris durant l’offensive contre le régime de Tchang Kaï Chek, il déclarait que « Les paysans qui nous rejoignent peuvent nous apporter à manger, pousser nos chariots, ou s’occuper des soins des blessés. En aucun cas, ils ne doivent être armés. » En ce sens, son armée et son appareil d’Etat sont des instruments classiques de pouvoir et non des organes révolutionnaires. Son parti est un organe politique de pouvoir et, avant même la prise de pouvoir, un parti unique. Il n’est pas question de remettre en question cette direction dictatoriale. Mao n’a pas un seul instant envisagé d’organiser les travailleurs de villes au cours de sa « révolution », même pas au moment de la prise de pouvoir dans les villes. Dans les villes, il a, par contre, pris contact avec les bourgeois, petits et grands, et les intellectuels, auxquels il donnera des places dans le pouvoir. Il a également recyclé l’essentiel du pouvoir de Tchang Kaï Chek, notamment ses chefs militaires, même ceux ralliés de la dernière seconde. Il est encore moins, malgré le titre de communiste dont il pare son parti, un dirigeant du prolétariat chinois. A partir de 1927, il avait quitté ce prolétariat et ne l’a jamais retrouvé. La lettre aux militants trotskystes qu’écrit Trotsky explique que, si l’armée de Mao prend le pouvoir, elle interviendra contre le prolétariat. La politique de Mao n’est pas communiste, ne vise pas au pouvoir du prolétariat, n’a nullement renoué avec Marx ni rompu définitivement avec l’impérialisme et le capitalisme, comme le rappelle son idylle actuelle. Le terme le plus juste sur son régime est celui de bonapartisme bourgeois. Le bonapartisme signifie une dictature militaire qui est populaire et dont l’apparence de force provient de l’équilibre entre deux forces réelles. Ici ces forces sont, d’un côté la bourgeoisie impérialiste et de l’autre le prolétariat.

Document :
Léon Trotsky
LA GUERRE DES PAYSANS EN CHINE ET LE PROLÉTARIAT
(Letttre aux Bolcheviks-léninistes chinois)
22 septembre 1932

« Après une longue interruption, nous avons enfin reçu votre lettre du 15 juin. Il est superflu de vous dire combien nous nous félicitons de la résurrection de l’Opposition de Gauche chinoise, après la désorganisation apportée dans ses rangs par les persécutions policières.
Pour autant que l’on puisse juger d’ici avec nos informations tout à fait insuffisantes, la position exprimée dans votre lettre concorde avec la nôtre. L’attitude intransigeante envers les opinions démocratiques vulgaires des staliniens sur le mouvement paysan, ne peut évidemment rien avoir de commun avec une attitude passive et inattentionnée envers le mouvement paysan lui-même. Le manifeste de l’Opposition de Gauche internationale publié il y a deux ans (Sur les perspectives et les tâches de la révolution chinoise), appréciant le mouvement paysan des provinces du sud de la Chine, disait : "La révolution chinoise trahie, détruite, exsangue, montre qu’elle est vivante. Espérons que le temps n’est plus loin où elle lèvera de nouveau sa tête prolétarienne." Et plus loin : "La large crue du soulèvement paysan peut incontestablement donner une impulsion à l’animation de la lutte politique dans les centres industriels. Nous comptons fermement là-dessus."
Votre lettre montre que, sous l’influence de la crise et de l’intervention japonaise, la lutte des ouvriers des villes renaît sur le fond de la guerre paysanne. Dans notre manifeste nous écrivions sur ce fait, avec toute la prudence nécessaire : " Personne ne peut prédire d’avance si les foyers des soulèvements paysans se maintiendront sans interruption pendant toute la période prolongée dont l’avant-garde prolétarienne aurait besoin pour se renforcer, pour engager dans la bataille la classe ouvrière, et accorder sa lutte pour le pouvoir avec les offensives paysannes généralisées contre ses ennemis les plus immédiats. "
Actuellement, il semble que l’on puisse exprimer avec quelque certitude l’espoir qu’avec une juste politique on réussisse à lier le mouvement ouvrier, et d’une façon générale, le mouvement des villes, avec la guerre paysanne. Cela serait le commencement de la troisième révolution chinoise. Mais pour l’instant, ce n’est là qu’un espoir, et non une certitude. Le principal travail reste à accomplir dans l’avenir.
Dans cette lettre je ne voudrais poser qu’un seul problème, en tout cas celui qui me semble avoir de beaucoup la plus grande importance et être le plus brûlant. Je vous rappelle encore une fois que les informations dont je dispose sont absolument insuffisantes, occasionnelles et fragmentaires. C’est avec plaisir que j’accueillerais toute information complémentaire et toute rectification.
Le mouvement paysan a créé son armée, a conquis un grand territoire, et l’a couvert de ses institutions. Au cas de nouveaux succès, – et nous souhaitons évidemment ces succès – le mouvement se heurtera aux centres citadins et industriels, et par là-même, se trouvera face à face avec la classe ouvrière. Comment se passera cette rencontre ? Sera-t-elle assurée d’un caractère pacifique et amical ?
Cette question peut sembler à première vue superflue. A la tête du mouvement paysan se trouvent des communistes ou des sympathisants ; n’est-il donc pas évident que les ouvriers et les paysans doivent, lorsqu’ils se rencontreront, s’unifier sous le drapeau du communisme ?
Malheureusement, le problème n’est pas si simple. Je m’appuierai sur l’expérience de la Russie. Durant les années de la guerre civile, la paysannerie, dans différentes régions, créait ses propres troupes de partisans, et parfois même, naissaient des armées entières. Quelques-uns de ces corps d’armée se considéraient comme bolcheviks et étaient souvent dirigés par des ouvriers. D’autres restaient sans parti et avaient à leur tête le plus souvent d’anciens sous-officiers paysans. Il y avait aussi l’armée " anarchiste " sous le commandement de Makhno. Tant que les armées de partisans agissaient sur le revers de l’armée blanche, elles servaient la cause de la révolution. Certaines d’entre elles se remarquaient par un héroïsme et une ténacité particulière. Mais, dans les villes, ces armées entraient souvent en conflit avec les ouvriers et avec les organisations locales du parti. Les conflits naissaient aussi lors de la rencontre des partisans et de l’armée rouge régulière, et dans certains cas, cela prenait un caractère aigu et morbide.
La rude expérience de la guerre civile nous a démontré la nécessité dé désarmer les corps d’armée des paysans dès que l’armée rouge assumait le pouvoir dans une région débarrassée des gardes blancs. Les meilleurs éléments, les plus conscients et les plus disciplinés, s’intégraient dans les rangs de l’armée rouge. Mais la plus grande partie des partisans tentait de conserver une existence indépendante, et entrait souvent en lutte armée directe avec le pouvoir soviétique. Il en fut ainsi avec l’armée " anarchiste ", indirectement koulak par son esprit, de Makhno, mais pas seulement avec elle. De nombreux corps paysans, luttant fermement contre la restauration des propriétaires fonciers, se transformaient après la victoire en une arme de la contre-révolution. Les conflits armés entre les paysans et les ouvriers, quelle qu’en soit l’origine dans les cas particuliers, que ce soit la provocation consciente des gardes blancs, le manque de tact des communistes, ou le concours malheureux dés circonstances, avaient à leur base la même cause sociale : la situation de classe et l’éducation différenciée des ouvriers et des paysans. L’ouvrier aborde les problèmes sous l’angle socialiste ; le paysan sous l’angle petit-bourgeois. L’ouvrier tente de socialiser la propriété qu’il a reprise à ses exploiteurs ; le paysan, tente, lui, de la partager. L’ouvrier veut faire servir les châteaux et les parcs dans l’intérêt général ; le paysan, pour peu qu’il ne puisse les partager, est enclin à brûler les châteaux et à déboiser les parcs. L’ouvrier fait effort pour résoudre les problèmes à l’échelle étatique, et selon un plan ; mais le paysan aborde tous les problèmes à l’échelle locale, et se conduit d’une façon hostile envers le plan du centre, etc...
Il est évident que le paysan peut lui aussi s’élever jusqu’à un point de vue socialiste. Sous le régime prolétarien, une masse de plus en plus grande de paysans se rééduque dans l’esprit socialiste. Mais cela exige du temps, – des années, et même des décades. Si l’on n’envisage que la première étape de la révolution, alors les contradictions entre le socialisme prolétarien et l’individualisme paysan prennent souvent un caractère aigu.
Mais ce sont des communistes qui se trouvent à la tête des armées rouges chinoises. Cela n’exclut-il pas les conflits entre les corps paysans et les organisations ouvrières ? Non cela ne les exclut pas. Le fait que des communistes se trouve individuellement à la tête des armées paysannes ne change en rien le caractère social de ces dernières, même si la direction communiste a une bonne trempe prolétarienne. Mais comment la situation se présente-t-elle en Chine ? Parmi les dirigeants communistes des corps de partisans rouges, il y a, sans aucun doute, pas mal d’intellectuels ou de semi-intellectuels déclassés qui ne sont pas passés par la sérieuse école de la lutte prolétarienne. Durant deux ou trois ans, ils vivent la vie des commandants et des commissaires de partisans. Ils commandent, ils conquièrent des territoires, etc... Ils s’imprègnent de l’esprit du milieu environnant. La plus grande partie des communistes du rang dans les corps de partisans rouges se compose de toute évidence de paysans qui, très honnêtement et sincèrement, se prennent pour des communistes, mais qui sont des révolutionnaires "paupérisés" ou des petits propriétaires révolutionnaires. Celui qui, en politique, juge selon les étiquettes et les dénominations, et non selon les faits sociaux, est perdu. Surtout lorsqu’il s’agit d’une politique qui se fait l’arme à la main. Le véritable parti communiste est l’organisation de l’avant-garde prolétarienne. En outre, la classe ouvrière de Chine se trouve depuis quatre ans dans une situation dispersée et asservie, et c’est seulement maintenant qu’apparaissent les symptômes d’une renaissance. Lorsque le Parti communiste, fermement appuyé sur le prolétariat des villes, essaye de commander l’armée paysanne par une direction ouvrière, c’est une chose. C’est tout autre chose lorsque quelques milliers, ou même quelques dizaines de milliers de révolutionnaires qui dirigent la guerre paysanne, sont ou se déclarent communistes, sans avoir aucun appui sérieux dans le prolétariat. Or, telle est avant tout la situation en Chine. Cela accroît dans une grande mesure le danger des conflits possibles entre les ouvriers et les paysans armés. Dans tous les cas, les provocateurs bourgeois ne manqueront pas.
En Russie, à l’époque de la guerre civile, le prolétariat était au pouvoir dans la plus grande partie du pays. La direction de la lutte appartenait à un parti fermement trempé, et malgré cela, les corps de paysans, qui étaient incomparablement plus faibles que l’armée rouge, entraient souvent en conflit avec elle lorsque celle-ci avançait victorieusement sur le territoire des partisans paysans.
En Chine, la situation absolument désavantageuse des ouvriers est visible.
Dans les principaux centres de la Chine, le pouvoir appartient aux militaristes bourgeois. Dans d’autres districts, aux dirigeants des paysans armés. Le prolétariat, lui, n’a de pouvoir nulle part. Les syndicats sont faibles, et l’influence du parti parmi les ouvriers infime. Les corps des partisans paysans qui ont la pleine conscience de la victoire acquise sont couverts par l’I.C. Ils se nomment " l’armée rouge ", c’est-à-dire qu’ils s’identifient ainsi avec le pouvoir soviétique armé.
On voit que les éléments dirigeants de la paysannerie révolutionnaire de Chine s’attribuent par avance une valeur politique et morale qui, en réalité, appartient aux ouvriers chinois.
Ne peut-il pas en résulter que toutes ces valeurs se retourneront à un moment donné contre les ouvriers ?
Il est évident que les paysans pauvres qui constituent la majorité en Chine, pour peu qu’ils réfléchissent politiquement, et ceux-là sont une infime minorité, désirent sincèrement et ardemment l’union et l’amitié avec les ouvriers. Mais la paysannerie, même armée, est incapable de mener une politique indépendante.
Occupant dans les circonstances actuelles une situation indéterminée et instable, la paysannerie peut au moment décisif, aller soit vers le prolétariat, soit vers la bourgeoisie. La paysannerie ne trouve pas facilement la voie vers le prolétariat, et elle ne la trouve qu’après une série d’erreurs et de défaites. Le pont entre la paysannerie et la bourgeoisie est constitué par la moyenne bourgeoisie citadine, principalement par les intellectuels qui interviennent sous le drapeau du socialisme, et même du communisme.
Les cercles dirigeants de l’armée rouge chinoise ont, sans aucun doute, réussi à se créer une psychologie de commandement. En l’absence d’un fort parti révolutionnaire et d’organisations de masses prolétariennes, il ne peut y avoir en fait de contrôle sur les cercles dirigeants. Les commandants et les commissaires apparaissent comme les maîtres incontestés de la situation et, en entrant dans les villes, ils seront avant tout enclins à regarder les ouvriers de haut en bas. Les revendications des ouvriers leur sembleront souvent inopportunes et mal venues. Il ne faut pas oublier aussi des " futilités ", comme celle-ci : dans les villes, l’Etat-major et toute l’organisation de l’armée ne s’installent pas dans les taudis prolétariens, mais au contraire, dans les meilleurs édifices de la ville, dans les maisons, et les appartements des bourgeois. C’est une raison qui peut pousser le sommet de l’armée paysanne à se considérer comme une partie de la classe " cultivée et instruite ", et non comme le prolétariat.
Ainsi, en Chine, des causes et des motifs d’une conflagration entre l’armée paysanne par son contenu et petite-bourgeoise par sa direction – et les ouvriers, existent. Et même toute la situation augmente considérablement les possibilités et même l’inévitabilité de tels conflits. Par là même, les chances du prolétariat se présentent dès le début moins favorablement qu’en Russie.
Du point de vue théorique et politique, le danger s’accroît d’autant plus que la bureaucratie stalinienne recouvre cette situation pleine de contradictions, par le mot d’ordre de la " dictature démocratique des ouvriers et des paysans ". Peut-on trouver un piège plus agréable extérieurement, plus perfide en son essence ? Les épigones réfléchissent non pas avec une compréhension sociale, mais avec des phrases toutes faites : le formalisme est le trait fondamental de la bureaucratie.
Les populistes (narodniki) russes reprochaient parfois aux marxistes russes leur ignorance de la paysannerie, leur aveuglement sur le travail à faire à la campagne, etc... A quoi les marxistes répondaient : " Nous soulevons et organisons les ouvriers du rang, et grâce à eux, nous soulèverons la paysannerie. Telle est la seule voie du parti prolétarien. "
Dans les années 1925-1927 de la révolution, les staliniens ont soumis directement et sans recours les intérêts des paysans à ceux de la bourgeoisie nationale. Dans les années de la contre-révolution, ils sont passés du prolétariat à la paysannerie, et ainsi, ont pris sur eux le rôle qu’assumaient chez nous les socialistes-révolutionnaires au temps où ils étaient un parti révolutionnaire. Si, durant ces dernières années, le Parti communiste chinois avait concentré son effort dans les villes, dans les centres industriels, dans les chemins de fer, s’il avait soutenu les syndicats, fréquenté les clubs de culture et les cercles, si, sans se séparer des ouvriers, il leur avait appris ce qui se passait au village, – la situation du prolétariat dans le rapport général des forces serait aujourd’hui beaucoup plus favorable. En fait, le parti s’est séparé de sa propre classe.
Justement pour cela, il peut porter en fin de compte un préjudice à la paysannerie, car, si le prolétariat est et reste dans l’avenir à l’écart, sans organisation et sans direction, alors la guerre paysanne, même en plein succès, s’enlisera.
Dans la vieille Chine, chaque victoire de la révolution paysanne se terminait par la création d’une nouvelle dynastie, avec, en outre, de nouveaux grands propriétaires. Le mouvement aboutissait à un cercle vicieux. Dans la situation actuelle, la guerre paysanne, par elle-même sans une direction immédiate de l’avant-garde prolétarienne, ne peut que donner le pouvoir à une nouvelle clique de la bourgeoisie, à un quelconque Kuomintang de " gauche ", à un "troisième parti ", qui en pratique se différencieront très peu du Kuomintang de Tchang-Kai-Chek. Et cela signifierait une nouvelle défaite des ouvriers due à l’arme de la " dictature démocratique ".
Quelles conclusions peut-on tirer de là ? La première conclusion est qu’il faut fermement et ouvertement regarder les faits en face. Le mouvement paysan est un grand facteur révolutionnaire dans la mesure où il est dirigé contre les gros propriétaires fonciers, les militaristes, les geôliers et les usuriers. Mais dans le mouvement paysan lui-même, il y a une très forte tendance réactionnaire et de propriétaires. Et à un certain stade la paysannerie peut se retourner contre les ouvriers, en ayant en outre les armes à la main. Celui qui oublie la double origine de la paysannerie n’est pas un marxiste. Il faut apprendre aux ouvriers du rang à différencier par des connaissances et des recherches " communistes " les processus sociaux réels.
Il faut suivre avec soin les opérations de l’armée rouge ", éclairer systématiquement aux yeux des ouvriers la marche, la signification et les perspectives de la guerre paysanne, et lier les revendications actuelles et les problèmes du prolétariat avec le mot d’ordre de la libération de la paysannerie.
Sur la base de vos propres investigations, de rapports et autres documents, il faut étudier avec ténacité la vie intérieure des armées paysannes et des corps d’armées dans les régions occupées par elle, dévoiler sur des faits concrets les tendances de classe contradictoires, et montrer clairement aux ouvriers quelles sont les tendances que nous soutenons, et quelles sont celles que nous combattons.
Il faut veiller avec attention à la coordination entre l’armée rouge et les ouvriers des petites localités sans perdre de vue même les plus petites discordances entre eux. Dans le cadre des conflits de villes et de rayons isolés, même très aigus, ces discordances peuvent sembler des épisodes locaux, mais, dans un développement ultérieur des événements, les conflits de classe peuvent s’étendre à l’échelle nationale, et mener la révolution à la catastrophe, c’est-à-dire jusqu’à une nouvelle destruction des ouvriers par les paysans armés trompés par la bourgeoisie. L’histoire de la révolution est pleine d’exemples semblables.
Dans la mesure où les ouvriers comprendront plus clairement la dialectique vivante des relations de classe entre le prolétariat, la paysannerie et la bourgeoisie, plus ils rechercheront sans hésitations des liaisons avec les couches paysannes les plus proches, et plus ils se dresseront ardemment contre les provocateurs contre-révolutionnaires, tant dans le cadre des armées paysannes elles-mêmes, que dans les villes.
Il faut créer des unions syndicales, des cellules du parti, éduquer des ouvriers du rang, unifier l’avant-garde prolétarienne et l’entraîner dans la lutte.
Il faut s’adresser à tous les membres du parti officiel par des appels, et des demandes d’éclaircissements. Il est vraisemblable que les ouvriers communistes liés à la fraction stalinienne ne nous comprendront pas immédiatement. Les bureaucrates hurleront sur notre " sous-estimation " de la paysannerie, et même, s’il vous plaît, sur notre " hostilité " envers la paysannerie (Tchernov accusait toujours Lénine d’hostilité envers la paysannerie). Il est évident que de tels cris n’émouvront pas les bolcheviks-léninistes. Lorsqu’avant avril 1927 nous donnions les avertissements nécessaires contre le coup d’Etat inévitable de Tchang-Kaï-Chek, les staliniens nous accusaient d’hostilité envers la révolution nationale chinoise. Les événements ont démontré qui a eu raison. Les événements apporteront de nouveau leur vérification. L’opposition de gauche peut apparaître trop faible pour impulser dans l’étape présente une direction aux événements dans l’intérêt du prolétariat. Mais elle est suffisamment forte dès maintenant pour montrer aux ouvriers la voie juste et, s’appuyant sur le développement ultérieur de la lutte de classes, pour démontrer aux yeux des ouvriers sa justesse et sa perspicacité politique. Ce n’est qu’ainsi que le parti révolutionnaire peut conquérir la confiance, croître, se fortifier, et se mettre à la tête des masses populaires.
Prinkipo, 22 septembre 1932.

P. S . Pour donner le plus de clarté possible à ma pensée, je noterai la variante théorique suivante, qui est fort plausible.
Supposons que l’Opposition de Gauche développe dans le plus prochain avenir un travail énorme et plein de succès au sein du prolétariat industriel et acquière en son sein une influence capitale. Le parti communiste officiel continue, pendant ce temps, à limiter toutes ses forces à "l’armée rouge" et aux rayons paysans. Arrive le moment où les troupes paysannes entrent dans les centres industriels et se heurtent aux ouvriers. Il n’est pas difficile de prévoir qu’ils opposeront hostilement l’armée paysanne aux " contre-révolutionnaires trotskystes ". En d’autres termes, ils se mettront à surexciter les paysans armés contre les ouvriers du rang. C’est ainsi qu’ont agi les S. R. russes et les mencheviks en 1917 ; ayant perdu les ouvriers, ils luttèrent de toutes leurs forces pour conserver leur appui unitaire, et envoyèrent les casernes contre les usines, le paysan armé contre l’ouvrier bolchevik. Kerenski, Tseretelli, Dan, baptisaient les bolcheviks si ce n’est du nom de " contre-révolutionnaire ", tout au moins " d’agents involontaires " ou " d’aides inconscients " de la contre-révolution. Les staliniens s’embarrassent moins que quiconque de la terminologie politique. Mais les tendances sont identiques : une orientation hostile des paysans et en général des éléments petits-bourgeois contre les détachements du rang de la classe ouvrière.
Le centrisme bureaucratique, en tant que centrisme ne peut avoir une base de classe indépendante. Mais dans sa lutte contre les bolcheviks-léninistes, il est contraint de rechercher un appui à droite, c’est-à-dire dans la paysannerie et la petite-bourgeoisie, les opposant au prolétariat. La lutte des deux fractions communistes, les staliniens et les bolcheviks-léninistes renferme ainsi en son sein, des tendances à se transformer en une lutte de classe. Le développement révolutionnaire en Chine peut développer ces tendances jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la guerre civile entre les dirigeants de l’armée paysanne et l’avant-garde prolétarienne sous la direction des léninistes.
Si un tel conflit, par la faute des staliniens, survenait, cela signifierait que l’Opposition de Gauche et la fraction stalinienne cesseraient d’être des fractions communistes mais seraient devenues des partis politiques hostiles l’un à l’autre, ayant une base de classe différente.
Une telle perspective est-elle inévitable ? Non, je ne le pense aucunement. Dans la fraction stalinienne (P.C. chinois officiel), il y a non seulement des paysans, c’est-à-dire des petits-bourgeois mais aussi des tendances prolétariennes. Il est de toute première importance pour l’Opposition de Gauche de rechercher un rapprochement avec l’aile prolétarienne des staliniens, de lui développer les appréciations marxistes sur les " armées rouges " et en général sur la relation entre le prolétariat et la paysannerie.
Gardant son indépendance politique, l’avant-garde prolétarienne doit être inévitablement prête à réaliser l’unité d’action avec la démocratie révolutionnaire. Si nous ne sommes pas d’accord pour identifier les corps armés des paysans avec l’armée rouge, comme la force armée du prolétariat, si nous ne sommes pas enclins à fermer les yeux sur le fait que l’on couvre le drapeau communiste par le mouvement paysan d’un contenu petit-bourgeois, par contre, nous nous rendons parfaitement compte de la signification, de l’importance énorme du caractère démocratique-révolutionnaire des guerres de paysans, nous apprenons aux ouvriers à comprendre cette signification et nous sommes prêts à faire tout ce qui est en notre pouvoir, pour aboutir avec les organisations paysannes à un accord militaire nécessaire.
Notre tâche consiste, en conséquence, non seulement à empêcher tout commandement militaire et politique sur le prolétariat de la part de la démocratie petite-bourgeoise, s’appuyant sur les paysans armés, mais aussi à préparer et assurer la direction prolétarienne sur le mouvement paysan et, en particulier sur son "armée rouge".
Plus nette sera pour les bolcheviks-léninistes la compréhension de la situation politique et des tâches qui en découlent ; plus sera couvert de succès l’élargissement de leur base dans le prolétariat ; plus sera tenace la manière dont ils pratiqueront la politique du front unique envers le parti officiel et le mouvement paysan dirigé par lui, d’autant mieux ils réussiront à préserver la révolution du heurt plein de danger entre la paysannerie et le prolétariat ; non seulement ils assureront l’unité d’action nécessaire entre deux classes révolutionnaires, mais aussi ils transformeront leur front unique en un pas historique vers la dictature du prolétariat. »
Léon Trotsky
Prinkipo, 26 septembre 1932.

Loin d’être une force combattue par l’impérialisme, l’armée de Mao a représenté pour les Américains une force combattante à soutenir pendant la guerre contre les japonais ; Ils l’ont armé et soutenu. Ils ont fait pression sur Tchang Kaï Chek pour qu’il collabore avec Mao. Ce dernier a accepté mais, dès la fin de la guerre, Tchang a pensé être capable d’écraser Mao avec l’aide américaine. C’était compter sans la vague révolutionnaire qui parcourt alors les campagnes, un mouvement spontané qu’après une hésitation Mao décide d’accompagner.

Document :
« La "Révolution" de Mao Tse-Toung »
« Rapport sur le stalinisme chinois »
écrit par Hsieh Yueh
1948 Paru dans la revue "Fourth International" (New-York), décembre 1949, avec l’introduction suivante : « Le texte suivant est un résumé d’un article paru dans le premier numéro du magazine "Fourth International" (publié à Hong Kong), organe du Parti Communiste Révolutionnaire, section chinoise de la IVème Internationale. L’auteur est un des principaux leaders du trotskisme chinois et un des pionniers du mouvement communiste en extrême orient. Bien qu’ayant été écrit il y a huit mois, le 15 avril 1948, l’article rapporte des faits et des tendances dans le soi-disant mouvement communiste chinois qui ont été jusqu’à maintenant ignorés à l’ouest. »

15 avril 1948
« La victoire militaire du stalinisme en Chine a fait croire à certains que les pays arriérés fournissent un sol fertile au développement du stalinisme. C’est un raisonnement empirique. Il est vrai que les pays coloniaux sont composés dans leur majorité de petits bourgeois et d’éléments paysans, mais cette seule condition n’est pas suffisante pour garantir le succès des staliniens. La petite bourgeoisie n’est pas isolée du reste de la société. En dépit de son importance numérique dans certains pays, elle ne peut jouer un rôle indépendant à l’époque du déclin capitaliste. Elle doit prendre position dans le combat qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie en faveur de l’une de ces deux classes. Les staliniens chinois ne peuvent être victorieux en s’appuyant uniquement sur la petite bourgeoisie, une classe qui est incapable de résister à la pression des capitalistes. Cela est d’autant plus vrai que le prolétariat a été écrasé et le mouvement paysan isolé. Ainsi l’insurrection paysanne dans la province du Kiangsi en 1927-37 a été vaincue par le blocus capitaliste.
Le stalinisme a pu remporter de grandes victoires en Chine parce que la paralysie du prolétariat s’est accompagnée d’un effondrement du capitalisme. La guerre de 1935-1947 a affaibli les bases matérielles de la puissance capitaliste. Les masses, même celles qui soutiennent normalement la bourgeoisie, se sont retournées contre elle. Mais les mêmes conditions historiques qui ont favorisé la croissance du stalinisme, créent également des difficultés pour lui lorsque ses armées s’approchent des grandes villes. Le problème pour le stalinisme est alors de s’allier lui-même au prolétariat ou aux capitalistes. Les faits prouvent qu’il a préféré s’allier à la bourgeoise plutôt qu’au prolétariat.
Le facteur principal des succès militaires du stalinisme fut la réforme agraire d’octobre 1947. Pendant la guerre sino-japonaise, les staliniens ont abandonné la réforme agraire et se sont contentés de réduire les loyers revenant aux propriétaires. Après la guerre, le PC fut vaincu par le Kuomintang pour le contrôle des zones libérées. Les leaders staliniens reconnaissaient eux-mêmes que les paysans n’étaient pas satisfaits de leur politique réformiste et réclamaient des terres. Lors de la réunion du Comité Central du 4 mai 1946, le PC décida d’effectuer un tournant vers la réforme agraire afin de gagner le soutien de la paysannerie dans la guerre contre Tchang Kai-chek.
Pourtant, les effets de cette réforme dans les zones initialement contrôlées par les staliniens furent limités. Les propriétaires reçurent leur part dans la distribution de terre et cette part fut souvent plus importante que celle reçue par les paysans. Les paysans riches conservèrent toutes leurs terres. Mais même cette réforme limitée dut faire face à l’opposition des propriétaires fonciers qui avaient pénétré dans les rangs du PC chinois.
La "lettre ouverte aux membres du parti" publiée en janvier 1948 par le Comité Central de la région Shansi-Shantung-Honan déclarait : "Les directives actuelles du Parti visent une fraction du parti qui est composée de propriétaires et de paysans riches qui préservent les biens de leur famille et de leurs amis." Et le stalinien Nieh Yung-jin, dans son texte sur "le Renouvellement de nos Rangs", admet que "ces éléments (les propriétaires et les paysans riches) occupent la plupart des postes dans notre parti." Il va même jusqu’à déclarer que, "vue à la lumière de la réforme agraire, notre politique apparaît comme reflétant les vues des propriétaires et des paysans riches."
De plus, ces documents donnent une description très concrète de l’attitude de ces propriétaires membres du PC chinois. Ces éléments furent les principaux opposants à la réforme agraire mais quand elle eut lieu, ils cherchèrent à en obtenir le maximum d’avantages. Ils se conduisirent "toujours avec la plus grande avidité", utilisant même les forces armées pour se réserver les meilleures terres, la plupart des vivres, des outils, des maisons et des vêtements, etc. Ces éléments sont déjà devenus "un groupe opposé au peuple", opposé aux paysans pauvres et dépourvus de terres. Le document cité ajoute : "Les paysans pauvres et sans terres sont aujourd’hui dans une situation pire que jamais car ils n’ont pas assez de terre à cultiver, pas assez de maison, pas assez de vêtements. Ils n’ont même pas le droit de parler dans les comités de village. Exploités auparavant par les propriétaires, les paysans pauvres et sans terre sont maintenant exploités par ces mauvais membres du Parti."
Sous la pression de cette crise interne dans ses rangs comme du tournant à gauche de la politique extérieure du Kremlin, le PC effectua alors un nouveau tournant avec la publication le 10 octobre 1947 du "Programme de Réforme Agraire." Il s’agissait d’un appel aux masses pour compléter la réforme agraire. Mais le caractère limité de cette "orientation vers les masses" apparaissait non seulement dans le fait que la réforme agraire n’a rien changé du droit d’acheter et de vendre la terre confisquée aux propriétaires - ce qui favorisait une nouvelle concentration de terre entre les mains des paysans riches - mais aussi parce qu’elle autorisait expressément le libre transfert de capital aux entreprises industrielles et commerciales. Il apparut plus tard que la réforme elle-même s’arrêta rapidement.
La bureaucratie fut effrayée par le développement de la lutte des masses. "Les masses combattent automatiquement les mauvais membres du parti. Dans certaines régions, les membres du Parti sont arrêtés et battus par le peuple." Telle est la plainte de Liou Chao-chi dans "Leçons de la Réforme Agraire dans le Pinshang." Dans un autre document important, le Comité Central du district de Shansi-Hopei-Shantung-Honan résume ainsi le conflit entre les paysans et la ligne politique du PC :
1) Dans le but d’obtenir davantage de terres, les paysans donnent de fausses informations sur la taille des terres des propriétaires.
2) Après le partage, ils n’admettent pas que les propriétaires obtiennent davantage de terres qu’eux-mêmes.
3) Ils veulent confisquer les usines et les entreprises des propriétaires et des paysans riches.
Cela démontre clairement le conflit entre les tendances révolutionnaires des masses qui veulent exproprier complètement les classes possédantes et la tendance bureaucratique et conservatrice du PC qui, en pratique, protège les positions de ces classes. La bureaucratie accuse invariablement les masses d’"être trop à gauche" ou d’"aventurisme de gauche" afin de limiter leurs actions qui menacent la ligne stalinienne et ses alliés bourgeois.
Il fallut bientôt stopper toutes les actions des masses. Le 24 août 1948, la New China News Agency (New China press service) publia le texte d’un article du West Honan Daily News qui annonçait officiellement que la réforme agraire devait être arrêtée et que les paysans devraient se satisfaire d’une réduction des loyers, des impôts et des intérêts aux usuriers.
Ainsi, la réforme agraire qui débuta le 4 mai 1946 dans les régions antérieurement occupées par les staliniens fut interrompue en août 1948 dans les régions qu’ils occupaient depuis peu. Un document officiel du PC chinois du 22 février indique que dans les régions libérées depuis longtemps ou plus récemment, la réforme qui s’était achevée par différentes mesures avait conduit à la constitution de trois zones distinctes :
Dans la première, une petite fraction de propriétaires et de paysans riches avait acquis les terres les meilleures et les plus grandes. Dans cette zone, les paysans riches et moyens constitueraient 50 à 80 % de la population des villages et posséderaient en moyenne deux fois plus de terres que les paysans pauvres. Le Comité Central du PC chinois dit que la distribution des terres dans cette zone est terminée.
Dans la seconde zone, les paysans riches et les vieux propriétaires disposent relativement de plus de terres que dans la zone précédemment décrite. La plupart d’entre eux, selon le CC du PC, ont de meilleures et de plus grandes propriétés que les paysans pauvres et il en est de même pour les membres du Parti. Les paysans pauvres et sans terre comptent 50 à 70 % de la population villageoise et "pour la plupart d’entre eux, la vie n’a pas beaucoup changé". Ici, la distribution des terres a eu lieu, mais dans une forme incomplète.
Enfin, une troisième zone n’a connu aucune distribution de terres et les propriétaires et les paysans riches disposent de la plus grande partie de la terre alors que les paysans pauvres n’ont rien reçu. Cela provient aussi d’une information officielle du CC du PC chinois.
Il apparaît de toute évidence que la "cupidité" des propriétaires et des paysans riches, qu’ils soient ou non membres du PC, a eu les mains libres dans cette réforme et que la plupart de ceux à qui des terres ont été confisquées s’enrichissent déjà à nouveau. Les "paysans moyens" dont parle le CC dans la première zone, comprennent de nombreux exploiteurs et propriétaires fonciers.
Les soi-disant régions libérées comprennent tout le territoire situé au nord du Hoang-Ho (Fleuve Jaune). La réforme agraire était et est encore appliquée dans cette région de manière variable. Nous sommes en présence ici d’une politique typiquement stalinienne. Pour résister à la pression de la bourgeoisie, les staliniens sont forcés de s’appuyer sur les masses. Mais quand le mouvement des masses risque d’entraîner un bouleversement social, la bureaucratie stalinienne tente de canaliser ces actions et, dans sa frayeur, effectue un virage à droite, négocie avec la bourgeoisie et ordonne l’arrêt du mouvement populaire.
Politique industrielle et commerciale
Le principal frein de la réforme agraire est la politique nommée "protection de l’industrie et du commerce". Elle autorise le libre transfert des capitaux des paysans riches aux entreprises industrielles et commerciales même dans les villages et les petites villes des zones libérées. Les usines et les mines antérieurement nationalisées dans les premiers districts occupés sont peu à peu remises aux capitalistes privés. Liu Ning-i le montre clairement dans son texte sur "La politique Industrielle dans les Régions Libérées" où il écrit : "Le gouvernement veut renforcer les différents secteurs d’industrie lourde et légère. Pour cela, tout le monde, y compris les grands capitalistes, doit être mobilisé en utilisant toutes les forces et grâce à une coopération totale."
Pour contribuer au développement industriel et commercial, le PC chinois a mis en oeuvre une politique fiscale stimulant l’initiative privée à la place de la politique fiscale du Kuomintang qui étouffe l’entrepreneur. Mais le miracle de la construction rapide d’une industrie lourde dans les régions arriérés et agricoles ne s’est pas produit. La plupart des entreprises industrielles et commerciales de cette région sont de type artisanal. Il y a de petites machines. La composition organique du capital est donc très basse. Mais la propagande du PC chinois proclame que la tâche principale sur le terrain de l’industrie et du commerce est (selon Lui Ning-i) "de développer les forces productives et de réduire les coûts de production." Plus la composition organique est basse, Plus la part du capital variable, celle des salaires est importante dans la détermination du coût de production. Par conséquent, la politique industrielle et commerciale du PC chinois implique en premier lieu une baisse des salaires réels, l’allongement de la journée de travail et la surexploitation de la force de travail par la méthode bien connue du travail aux pièces.
Le PC chinois a introduit ces méthodes d’exploitation dans toutes les zones libérées. Voilà ce qu’il en est de la "politique salariale" dont il est si fier. Les documents du PC chinois parlent ouvertement de "salaires trop élevés". La journée de travail a été allongée jusqu’à 10 et même 12 heures. Non seulement le système du travail aux pièces a été introduit mais les staliniens ont tenté de le justifier sur le plan théorique. Ils expliquent que "dans le système du paiement aux pièces, les ouvriers obtiennent des salaires plus élevés si ils augmentent la production ; ils augmenteront donc la production pour obtenir des salaires plus élevés : c’est une conception très raisonnable et progressive de la rémunération du travail manuel." (Chang Per-la, "Politique du Travail et de l’Impôt dans le Développement Industriel")
Quand l’armée du PC chinois entra dans les grandes villes, elle protégea toutes les entreprises privées, chinoises ou étrangères. Seul le vieux "capital bureaucratique", c’est à dire les entreprises directement contrôlées par le gouvernement du Kuomintang, furent touchées ; même dans ce cas, les investissements des capitalistes privés dans ces "entreprises bureaucratiques" restèrent intacts. Ainsi, la politique des staliniens dans les villes est le prolongement de leur politique dans les campagnes. Et tout comme les staliniens sacrifient les intérêts des ouvriers et des paysans pauvres sous la pression de la bourgeoisie nationale, ils prendront des mesures similaires sous la pression de l’impérialisme.
Le transfert du pouvoir
Après avoir examiné les faits économiques, venons-en à la situation politique. Avant la réforme agraire dans les régions primitivement occupées, le pouvoir était déjà passé entre les mains des paysans riches et des propriétaires sans que les paysans pauvres puissent se faire entendre dans le Parti ou dans leurs organisations. Après le début de la réforme agraire, le PC chinois commença à créer des Comités de Paysans Pauvres afin d’obtenir un soutien populaire de masse à leur politique. Ces Comités groupèrent les pauvres des campagnes et permirent d’accélérer la réalisation de la réforme agraire. Les Comités de Paysans Pauvres ont donné naissance au Congrès des délégations paysannes. Au moment de leur formation, les Comités de Paysans Pauvres remplissaient toujours le rôle de véritables soviets paysans : ils confisquaient les terres des propriétaires fonciers et levaient les impôts.
Le Congrès des Délégations Paysannes remplaça les Comités de Paysans Pauvres par des Comités Paysans auxquels les paysans riches et exploiteurs appartenaient également. En fait, les documents du PC chinois se plaignent de ce que "certains de ces Comités Paysans ne comprennent même pas les paysans moyens." Il faut noter que le PC chinois ne différencie pas scientifiquement les différentes couches de la paysannerie et considère souvent les paysans riches comme des "paysans moyens". De plus, le parti est toujours constitué par des éléments riches et même souvent exploiteurs. Cela explique les plaintes constantes de la bureaucratie au sujet des paysans pauvres qui "veulent toujours tout contrôler", qui "violent la propriété des paysans moyens".
Au sujet de l’achèvement de la réforme agraire, la bureaucratie insiste particulièrement sur la dissolution des Comités de Paysans Pauvres ; tout au plus autorise-t-elle une"commission des paysans pauvres" à l’intérieur des Comités Paysans. Pour leur part, les Comités Paysans furent uniquement constitués dans un but économique. La bureaucratie a tout fait pour les empêcher de devenir une autorité politique Ce pouvoir devait passer du Congrès des Délégations Paysannes au Congrès des, Délégués du Peuple de village qui devaient devenir l’autorité politique dans le village. Il est dit expressément que ce Congrès de Village des Délégués du Peuple "réunirait toutes les classes démocratiques, c’est à dire les ouvriers, les paysans, les artisans, les professions libérales, les intellectuels, les entrepreneurs et les propriétaires éclairés." (Discours de Mao Tsé-toung au Congrès du PC du Shansi-Shuiyun) C’est donc un organe de pouvoir basé sur la collaboration de classes et qui remplace l’autorité des paysans pauvres.
Les chefs de l’"armée de libération" font preuve du même esprit conservateur et réactionnaire quand ils pénètrent dans les grandes villes. Cherchant à réconcilier les factions de l’ancien gouvernement Kuomintang, les staliniens ont considéré la "paix de Peiping" comme un modèle pour le transfert du pouvoir. Aussi ils ont démontré que ce qui comptait pour eux était seulement de gagner la confiance de la bourgeoisie Kuomintang et non celle de la classe ouvrière qui aurait détruit l’appareil d’état bourgeois dans les villes. Le PC chinois a également maintenu les moyens de répression dans les villes parmi lesquels l’infâme principe de la responsabilité collective. (Si la police ne peut trouver un "fauteur de troubles", elle peut arrêter un membre de sa famille ou un otage). Les staliniens ont aboli le droit de grève et institué l’arbitrage obligatoire. Tout comme le pouvoir des paysans pauvres fut supprimé dans l’intérêt de la collaboration de classe, les premiers efforts des ouvriers pour créer une organisation indépendante dans les villes furent étouffés par la bureaucratie.
Les syndicats ont traditionnellement servi au mouvement ouvrier d’école de la lutte de classe. Les staliniens chinois ont transformé cette formule. Pour eux, le syndicat est devenu "une école de production qui encourage les caractères productifs et positifs du prolétariat." Le devoir de défendre les intérêts des ouvriers est appelé "aventurisme gauchiste."
Dans les entreprises privées, les capitalistes ont conservé un pouvoir illimité. Dans les entreprises nationalisées - appartenant auparavant au "capital bureaucratique" - le pouvoir appartient à un comité de contrôle dont le directeur de l’usine est le président et comprenant des représentants des anciens propriétaires, des représentants de la maîtrise et des représentants des ouvriers. Mais les ouvriers disposent seulement de voix consultatives, le directeur ayant le dernier mot pour toutes les décisions.
La conséquence de cette politique anti-ouvrière, comme l’admit récemment le North East Daily News, est que "les membres du parti travaillant dans les usines abandonnent le point de vue des masses et croient que le directeur prend toutes les décisions importantes sans demander l’avis du parti et du syndicats et que le comité de contrôle est superflu." Le journal poursuit : "Il ne sera pas possible de maintenir longtemps l’attitude positive des ouvriers si nous ne les protégeons pas par des méthodes de gestion démocratique. A côté du directeur, des ingénieurs et de la maîtrise, les comités de contrôle doivent comprendre une majorité d’ouvriers, Ces ouvriers seraient élus par les syndicats ou par le Congrès des délégués Ouvriers" (Le 16 mars 1949, la New China News Agency rapporte de Mukden un article de la North East Daily News intitulé : "La démocratisation de la gestion des entreprises est une importante mesure pour augmenter la production.")
Cette citation indique que les Comités de Contrôle dans les usines nationalisées n’existent même pas dans toutes les régions primitivement occupées par les staliniens. Quand ils existent, ce sont des organes purement administratifs séparés de la classe ouvrière et qui sont devenus en fait des organes au service des directeurs. Mais quand le Congrès des Délégués ouvriers existe, il sert de corps consultatif comme les syndicats.
Le caractère du "Pouvoir du Peuple".
L’analyse faite plus haut nous procure un matériel important sur le caractère du soi-disant "pouvoir populaire" du PC chinois et son évolution future. La progression des armées a partir de la campagne vers les villes industrielles a fait passer le PC d’un pouvoir régional instable avec une base agricole isolée à un pouvoir reposant sur une base relativement stable et urbaine. Cette transformation s’est accompagnée d’une politique de collaboration de classe. Au fur et à mesure que le PC chinois s’est emparé du pouvoir national, il s’est éloigné des ouvriers et des paysans pauvres et il a cédé à la pression de la bourgeoisie. Mao Tsé-toung prétend que son pouvoir sera "une dictature populaire démocratique conduite par le prolétariat allié à la paysannerie". Mais en expliquant quelles classes forment la base de son pouvoir, il déclare franchement qu’il s’agit "des ouvriers, des paysans, des artisans indépendants, des professions libérales, des intellectuels, des capitalistes "libres" et des propriétaires "éclairés" qui ont rompu avec leur classe". Nous, marxistes, ne nous trompons pas sur cette formule ; nous comprenons que ce n’est rien d’autre qu’un pouvoir bourgeois embelli.
Aujourd’hui, alors que les armées du PC chinois s’emparent des grandes villes, ce pouvoir est encore en pleine évolution et se déplace des campagnes vers les villes. La victoire du PC chinois n’a pu être acquise sans le soutien armé de la paysannerie qui résulte d’un compromis entre ces armées et la bourgeoisie. Nous pouvons nous rendre compte pourtant, en fonction de son attitude conservatrice envers la classe ouvrière et les paysans pauvres et de sa peur des actions de masse, que le PC s’oriente vers une dictature militaire. Presque toutes les villes ont été placées sous contrôle militaire direct. Les bureaucrates se dégagent tellement des organisations de masse qu’ils sont obligés de s’appuyer directement sur l’armée, la police et les services secrets. Bien sur, ce processus est encore loin d’être achevé. Il en est seulement à son début mais son futur développement peut déjà être discerné.
Les perspectives du stalinisme chinois
L’évolution de la Chine a d’importantes conséquences :
1. Dans les campagnes :
a) Dans les "régions anciennement ou plus récemment libérées" où la réforme agraire a été effectuée ou est en voie d’achèvement, les nouveaux paysans riches et propriétaires, parmi lesquels se trouvent des membres du parti qui ont acquis de nombreux privilèges, constituent les principaux éléments dans le Congés de village des Délégués du Peuple alors que les comités paysans, lorsqu’ils avaient un pouvoir réel, ont été subordonnés à des "gouvernements de coalition" à l’échelon du village. Les paysans pauvres, éternelles victimes, sont mécontents du pouvoir exercé par les membres locaux du parti et des paysans riches qui proviennent d’une nouvelle différenciation.
b) La réforme agraire a été stoppée dans les régions "récemment libérées". Les anciens paysans riches et propriétaires sont considérés comme la composante principale dans la formation du "gouvernement de coalition". Les paysans pauvres, incapables de satisfaire leurs besoins, continueront comme auparavant la lutte de classe en introduisant des oppositions dans les rangs du mouvement stalinien lui-même.
2. Dans les villes :
Ces différenciations et ces contradictions conduisent à la formation de nombreuses tendances oppositionnelles au sein du mouvement stalinien mais celles-ci sont encore régionales, isolées, individualistes et souvent de type paysan. Elles sont condamnées et réprimées comme manifestations d’"aventurisme gauchiste" et de "trotskysme". Un grand nombre d’ouvriers rejoindront le PC après l’entrée des armées staliniennes dans les villes mais la politique anti-ouvrière de la bureaucratie fera naître un mécontentement parmi le prolétariat. Leur résistance aggravera la lutte de classe dans les rangs des staliniens eux-mêmes. Les ouvriers éduqués tenteront de former des groupes d’opposition politique. Cela marquera le début de l’effondrement du stalinisme en Chine.
3. A l’échelle nationale :
Le PC chinois s’oriente vers un pouvoir basé sur la collaboration de classe. Il exercera le pouvoir en maintenant les anciennes bases sociales de la Chine et se trouvera face à face avec les anciennes difficultés. Pour les résoudre sur le plan économique comme sur le plan politique, la bureaucratie ne pourra se contenter de petites réformes partielles (comme le sacrifice du "capital bureaucratique" et d’une partie des intérêts des landlords). Elle ne recevra aucune aide substantielle du Kremlin. La réputation du Kremlin est déjà mauvaise dans la population chinoise : il demande des services pour lesquels il ne donne rien en échange. La seule voie ouverte au PC chinois est l’utilisation de la bourgeoisie nationale pour mendier l’assistance de l’impérialisme. Etant moins capable de résister à la pression impérialiste que Tito, Mao Tsé-toung entrera plus rapidement en conflit avec l’ "internationalisme" de Staline (lisez : le nationalisme grand-russien). (…) »


Les partis communistes ramènent l’ordre en Europe

Dans d’autres pays occidentaux, l’après-guerre ne fut pas facile pour l’impérialisme et aurait été grosse de situations dangereuses pour lui sans la politique des dirigeants du mouvement ouvrier staliniens, en particulier en Grèce où la résistance communiste chercha à pactiser avec la résistance de droite et ne recueillit comme fruit de cette politique qu’une guerre civile violente qui dura des années contre les troupes anglaises puis américaines et dans laquelle le parti communiste eut toujours une politique criminelle même si les militants ont combattu courageusement. Churchill donnait comme consigne au commandement britannique des forces armées occupant la Grèce : « N’hésitez pas à ouvrir le feu sur tout homme armé qui, à Athènes, s’attaque à l’autorité britannique ou à l’autorité grecque avec laquelle nous travaillons. N’hésitez pas à agir comme si vous vous trouviez dans une ville conquise où se développe une rébellion locale. » Il y a eu des mouvements de grève des travailleurs dans la plupart des pays occidentaux, comme, en novembre 1943, la grève de 40.000 ouvriers dans Turin occupé par les troupes allemandes, les grèves de décembre 1943 à Milan et à Gènes, la grève d’un million et demi de travailleurs dans toute l’Italie en mars 1944, les grèves des travailleurs anglais en avril 1944, la grève générale de Copenhague de juillet 1944 et également en Belgique et en France. Il y eut des incidents moins graves en Belgique avec des résistants qui refusaient de rendre leurs armes mais en Belgique comme en France il y eut une situation sociale explosive de 1945 à 48 avec des grèves dures. Le PCF au gouvernement joua le même rôle qu’en Italie de briseur de grève. A peine de retour d’URSS, Togliatti déclare que le PCI apporte son soutien au gouvernement du roi et de Badoglio : « un gouvernement fort qui a été capable d’organiser l’effort de guerre. » Le pacte entre la bureaucratie russe et l’impérialisme, contre la révolution prolétarienne, s’applique en Europe comme dans le monde entier.

Le PCF en est un éclatant exemple. L’effondrement du vychisme entraîne un vide du pouvoir dans bien des endroits. Le rôle du PCF va être d’occuper ce vide et de le faire occuper par ses alliés, c’est-à-dire assentiellement De Gaulle. C’est essentiellement une action contre la classe ouvrière et les risques qu’elle représentait pour l’ordre social dans cette période de destabilisation, de discrédit des classes dirigeantes et de misère accrue. Citons l’ancien ministre stalinien André Marty, dans son ouvrage « L’affaire Marty » :
« Le 27 octobre 1944, Duclos déclarait dans son rapport à l’Assemblée des régions parisiennes du Parti communiste : « La milice patriotique doit rester la gardienne vigilante de l’ordre républicain en même temps qu’elle doit s’occuper activement de l’éducation militaire des masses populaires (…) Elle doit, dans chaque localité, englober des milliers et des milliers de soldats-citoyens dévoués au bien public. La garde républicaine placée sous l’autorité du Comité national de la Libération et de la municipalité, pourvue d’un armement et dotée d’un stock d’armes et de munitions, doit constituer dans chaque localité l’élément de sauvegarde des institutions républicaines. » (…) Thorez peu après son arrivée, le 2 septembre 1944, déclarait : « Un seul Etat, une seule police, une seule armée. » Cela voulait dire suppression des comités de libération, transformation des comités d’usine (ou comités de gestion) en comités d’entreprise (ou de collaboration de classe). (…) Dans cette même période, lorsqu’une grève éclatait, on s’efforçait de l’arrêter parce que « gênant les ministres communistes au gouvernement ». Il est bien évident, cependant, que la majorité de ces grèves, comme celles de la SNCF, celle du métro, surgissaient du mécontentement des ouvriers devant la situation qui leur était faite. Il aurait fallu s’appuyer sur elles pour faire céder le gouvernement dont l’orientation devenait de plus en plus réactionnaire. (…) La participation ministérielle fut le prétexte à freiner continuellement l’action des masses populaires. (…) Cependant, l’occasion était unique en 1944-46 pour que la classe ouvrière s’assure des positions décisives en vue d’aller de l’avant. C’est le contraire qui fut fait. »

Pour les colonies françaises, la politique du PCF au pouvoir consiste à aider au rétablissement de l’empire colonial français. Comme en témoignent, par exemple, ces extraits du « Programme d’action gouvernementale » présenté par le PCF (édité par les Cahiers du communisme de novembre 1946) :
« Mais on commettrait une lourde erreur en ne discernant pas, parmi les puissances capitalistes, celles qui, les plus avancées dans la voie de la démocratie, permettront aux peuples coloniaux d’aller, dans les conditions les plus favorables, vers la liberté et le progrès. (…) La question de la reconnaissance du droit à la séparation ne doit pas être confondue avec l’utilité de la séparation dans de telles conditions (…) et cela se comprend puisque le mouvement national est intimement lié au mouvement démocratique en général. (…) A l’heure actuelle, face aux visées impérialistes, l’intérêt commun des peuples d’Outre-mer et du peuple français sont de rester unis. (…) Toute tentative de sortie de l’Union française ne pourrait qu’amener, avec une pseudo-indépendance, illusoire et momentanée, le renforcement de l’impérialisme. »

Dans les pays colonisés

Passons maintenant aux insurrections qui vont se dérouler à la fin de la guerre mondiale chez les peuples colonisés. La guerre a déstabilisé la domination impérialiste. Et là plus encore que pendant la première guerre mondiale. Ces impérialismes ont parfaitement conscience du danger et chacun essaie d’y répondre à sa manière.
L’impérialisme français essaie de se battre pour garder leurs colonies et éviter de céder même aux nationalistes modérés du coup ils déclenchent des insurrections populaires. Les américains s’imposent au sud de la Corée et déclenchent eux aussi des insurrections.

Madagascar

En mars 1947, c’est l’insurrection de Madagascar. La France va mettre cinq mois à l’écraser, malgré la violence de la répression. En juin et en décembre 1946, des signes avant-coureurs de la grande révolte ont été émis. Ces premières révoltes sont durement réprimées. Ces étincelles vont allumer un grand incendie. Dans la nuit du 29 au 30 mars 1947, toute la partie Est de l’île se soulève, contre la misère, contre les exactions des Européens et du pouvoir colonial. C’est une explosion spontanée. Cela se voit notamment au fait que, sans armes, l’insurrection le restera jusqu’à la fin de l’année 1948. Les plus pauvres, les plus opprimés se mobilisent, n’ont plus peur de la répression, ne reviendront plus en arrière. La réaction coloniale est violente et débute, dès le 4 avril, avec la proclamation de l’état de siège dans dix districts. Le 31 mars, c’est un camp militaire français qui est attaqué par plusieurs centaines d’hommes seulement armés de sagaies et de coupe-coupes. C’est la guerre côté français : infanterie, parachutistes et aviations attaquent les civils désarmés et font déjà un carnage. Le 30 avril, un camp militaire, celui de Moramanga, est attaqué. Les révoltés libèrent cent cinquante prisonniers. Les Européens, survoltés, organisent une véritable milice de tueurs et le carnage commence. Les exactions et l’arrivée de renforts militaires n’y suffisent pas. Ce n’est qu’en juillet que le colonialisme commencera à prétendre qu’il est désormais à l’offensive. Il faudra toute l’année 1948 au colonialisme français pour en finir avec les rebelles. Le 7 décembre 1948, Mr De Chevigné, Haut commissaire de France à Madagascar, déclare : « Le dernier foyer rebelle a été occupé. » Bilan : l’île est ravagée et il y a eu bien plus que les 80.000 morts reconnus officiellement, sans compter les blessés, les personnes arrêtées, les torturés.
Tout au long des événements, les principales organisations malgaches comme françaises n’ont pas pris le parti des insurgés. Le Parti communiste français ne risquait pas de le faire puisqu’il participait au pouvoir colonial français qui écrasait la révolte. En juin 1947, au onzième congrès du PCF à Strasbourg, Maurice Thorez conclue : « A Madagascar, comme dans d’autres parties de l’Union Française, certaines puissances étrangères ne se privent pas d’intriguer contre notre pays. » L’empire colonial français, hypocritement appelé « Union française », est défendu par le PCF. Dans les « Cahiers du communisme » d’avril 1945, on peut lire : « A l’heure présente, la séparation des peuples coloniaux avec la France irait à l’encontre des intérêts de ces populations. » Quant à François Mitterrand, il déclarait le 6 avril 1951, alors que des milliers de Malgaches pourrissaient dans les geôles de la France : « Je me déclare solidaire de celui de mes prédécesseurs sous l’autorité duquel se trouvait M de Chevigné quand il était haut commissaire. Les statistiques manquent de précision mais il semble que le nombre de victimes n’ait pas dépassé 15.000. C’est beaucoup trop encore, mais à qui la faute si ce n’est aux instigateurs et aux chefs de la rébellion. »
A Madagascar, l’attitude des organisations de gauche ne vaut pas mieux. Le 8 avril, ils envoient à Ramadier, président du Conseil, le télégramme suivant : « Les comités et groupes suivants, France combattante, Union rationaliste, CGT, Ligue des droits de l’homme, Groupes d’études communistes, Fédération socialiste, soucieux de traduire l’opinion de tous les Français et Malgaches unis dans un sincère désir de construire une véritable Union française, profondément indignés des troubles actuels, s’inclinent devant les victimes, condamnent toute la réaction factieuse, approuvent les mesures prises par l’autorité civile et lui font confiance pour rétablir l’ordre dans la légalité démocratique et poursuivre l’œuvre constructive vers une véritable union. » L’opposition démocratique malgache, elle, avait été accusée d’avoir organisé la révolte, accusation totalement infondée en ce qui concerne sa direction. Les dirigeants du M.D.R.M (Mouvement démocratique de rénovation malgache) n’étaient nullement politiquement de taille à vouloir une insurrection contre le colonialisme français. Il s’agissait tout au plus de politiciens libéraux. Mais il fallait bien que le pouvoir trouve des coupables ayant manipulé les masses malgaches. Dès le lendemain de l’insurrection des 29-30 mars, ses dirigeants sont arrêtés et torturés. Le MDRM avait déclaré : « Les événements du 30 mars apparaissent comme le fait d’éléments ou de groupes isolés de la population ayant agi spontanément sous la pression des souffrances endurées et des persécutions subies. » M de Coppet, Haut commissaire à Madagascar, déclare : « Le M.D.R.M est le responsable des troubles à Madagascar. La preuve de la préméditation des crimes est établie, c’est là un coup préparé minutieusement et de longue date. » Le 26 mars, le M.D.R.M collait une affiche appelant les populations au calme. Pourtant, le 7 mai, déjà 13.000 militants de ce parti sont arrêtés et torturés et les députés sont inculpés de crime et d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Il en résultera dix condamnations à mort et trois aux travaux forcés à perpétuité, qui se rajoutent à plus de cent mille morts. Même après l’indépendance, la mainmise de l’impérialisme français se maintiendra, notamment avec la mise en place de la dictature de Tsiranana.

Documents :

Grégoire Madjarian rapporte dans « La question coloniale et la politique du Parti communiste français » : « Madagascar, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, était exsangue ; sa population accablée de misère, au bord de la révolte. Les colonialistes ne se maintenaient qu’en exerçant une répression inouïe. (…) Les spectacle de l’effondrement des forces vichystes devant les armées britanniques en 1942 avait renforcé l’idée que la France était affaiblie et que le moment était venu de s’organiser pour hâter la libération de la patrie. Des sociétés secrètes s’étaient données pour objet un vaste soulèvement pour restaurer la souveraineté nationale. Jina et Panama, créées la première en 1941, la seconde en 1943. (…) Le MDRM (Mouvement démocratique pour la rénovation malgache) (…) pensait acquérir l’indépendance par voie légale et pacifique. L’indépendance elle-même était conçue dans le cadre de l’Union française et du maintien des intérêts économiques de la France. (…)
A partir de 1946, des manifestations populaires, souvent très violentes, se multiplièrent dans différentes villes de l’île contre l’arbitraire colonial. (…) Le 19 mai arrivait à Tananarive le nouveau haut commissaire, le socialiste de Coppet, déjà en fonction avant 1940. L’envoi de ce gouverneur d’avant-guerre cristallisa le mécontentement envers la métropole coloniale. (…) De Coppet était accueilli aux cris de « Vive l’indépendance ! ». De nombreuses bagarres éclataient contre les forces de police et les colons venus protéger le cortège officiel. Elles se transformèrent rapidement en émeutes. (…)
A Paris, à la suite de la pression des états généraux de la colonisation française, les parlementaires – dont ceux du PCF – votaient et faisaient approuver la constitution colonialiste de la quatrième république. L’assimilation était la règle : Madagascar était intégrée d’office, en tant que territoire d’outre-mer, dans la République française « une et indivisible » ; les Malgaches étaient désormais « citoyens français ». (…)
A la fin de l’année 1946, de grandes grèves dans les chemins de fer et les travaux publics paralysèrent les transports pendant près d’une semaine. Les dockers de Majunga et Tamatave arrêtèrent le travail, réclamant un salaire journalier de 65 francs ; on leu accorda 18 à 20 francs. Dès le 18 mai 1946, les planteurs de la côte pressentaient les événements : « (…) Rien ne permet de déterminer quand débutera la révolte, ni sous quelle forme, ni quelles seront les premières victimes. Mais elle doit logiquement éclater. » (cité par Bénazet dans « L’Afrique française en danger »). En janvier 1947,le président du Syndicat des planteurs, Ruheman écrit : « Le danger est grand et peut-être proche. En brousse, la transformation des esprits depuis moins d’un an est ahurissante. (…) Madagascar va devenir avant peu une autre Indochine. » (…) Depuis la mi-46, l’administration coloniale règne par la force et les prisons de Madagascar sont combles, les méthodes policières utilisées sans mesure. A plusieurs milliers de kilomètres de l’île, le bombardement de Haïphong, en décembre 1946, était le produit de la même réaction coloniale. L’objectif politique poursuivi dépassait le cadre du Vietnam. L’impérialisme français voulait donner un exemple de sa puissance retrouvée. Mais au bombardement de Haïphong répondit l’insurrection de Hanoï. (…) Dans la nuit du 29 au 30 mars 1947, réplique grandiose aux provocations coloniales et d’une ampleur insoupçonnable, une immense flambée de révolte et de colère embrasait toute la partie Est de l’île, affolant la poignée d’Européens imbus de leur supériorité, installés dans leur domination. A 80 kilomètres de Tananarive, le camp militaire de Moramanga, où étaient entraînée la « brigade française d’extrême-orient » était attaqué par deux mille hommes simplement armés de sagaies, qui tuaient une partie de la garnison, s’emparaient des armes, mettaient le feu à la poudrière. A la même heure, en différents points de l’île, des fermes de gros colons étaient détruites, les voies ferrées et les lignes électriques coupées dans trois districts, des bases aériennes assaillies. Plusieurs villages tombaient entièrement entre les mains des insurgés à l’armement toujours rudimentaire : sagaies, haches, coupe-coupes et les seuls fusils pris dans les postes occupés. L’insurrection s’en prenait à tout ce qui concernait la puissance militaire de la France et l’exploitation coloniale. Le 30, les insurgés étaient maîtres d’un sixième de l’île. Ils déployaient partout l’ancien drapeau blanc et rouge, en appelaient à la fraternité malgache.
L’insurrection revêt deux formes militaires : coups de main éclair réalisés par des éléments de la petite bourgeoisie urbaine et soulèvement paysan. Trois traits caractérisent le soulèvement : sa coordination (le déclenchement simultané des attaques la même nuit en est la preuve) ; son absence de commandement central ; enfin sa mauvaise organisation. Il ne réussit que dans de rares cas à s’emparer des armes ; il avorte en plusieurs endroits ; il ne parvient pas à s’étendre au-delà de la zone conquise dès le début. (…) Cependant, malgré les forces déployées, la révolte ne s’éteignait pas. Nouvelles attaques de garnisons les 7, 8 et 9 avril ; le 26, insurrection à Tananarive. Dans la nuit du 30 avril, les insurgés assaillent à nouveau le camp militaire de Maramanga et libèrent cent cinquante prisonniers. La réaction coloniale affirmait qu’il s’agissait d’ »un coup très dur porté à son prestige », se retournait contre la métropole et son représentant de Coppet, demandant des renforts et l’emploi de tous les moyens pour anéantir « ces bandits à abattre ». les colons s’organisaient en groupes d’autodéfense et exécutaient des otages malgaches.
Début août, des renforts importants arrivaient dans l’île : Légion étrangère, Nord-Africains et tirailleurs sénégalais principalement. Suivit ce qui deviendra le scénario classique des campagnes coloniales de la quatrième république : quadrillage du territoire par les paras, ratissage, terreur sur les populations, exécutions sommaires. Les forces de répression fusillent, pillent, incendient les villages. (…)
La répression n’épargna pas le MDRM, qui en fut une des cibles privilégiées ; il faut expliquer pourquoi. Le jeu politique du Mouvement consistait à conquérir par les voies légales tracées par la Constitution les postes administratifs et parlementaires. Dans cette voie, il avait obtenu des succès – qui n’étaient pas de nature à changer son orientation : il possédait tous les parlementaires malgaches et dominait presque toutes les assemblées locales. Le MDRM n’avait cessé d’inviter les Malgaches à l’ordre et au travail. Le 3 juillet 1946, avant de rejoindre le Palais-Bourbon, les députés du Mouvement avaient adressé à la population de l’île un message radiodiffusé : « Chers compatriotes. Avant notre départ de Madagascar, notre chère patrie, nous tenons à vous adresser cet appel : restez calmes, évitez les troubles, parce que le désordre n’engendre jamais aucun bienfait. Rien ne s’accomplira sans la tranquillité et la paix. » En mars 1947, encore, le MDRM avait lancé des appels au calme ; le 30, dans une proclamation à la population, ses députés réprouvaient de la façon la plus formelle l’insurrection, ramenée à des « crimes », des « actes de barbarie et de violence ». Néanmoins, le même jour, Radio-Tananrive attribuait au MDRM la responsabilité du soulèvement. (…) Début avril 1947, 3.000 membres du MDRM étaient incarcérés, interrogés, torturés – dont les deux députés Ravoahangy et Rabénananjara (Raseta se trouvait à Paris lors de l’insurrection). (…)
Dans la métropole, les dirigeants du mouvement ouvrier ne manifestent visiblement aucune sympathie vis-à-vis des insurgés, mais prononcent au contraire une condamnation sans appel. L’une des plus sanglantes intervention militaire de l’impérialisme français commence sous un gouvernement à direction socialiste, auquel, jusqu’au 5 mai, participe largement le PCF. Ce dernier occupe, entre autres, le ministère de la Défense nationale (François Billoux). (…) Le Parti communiste, remarquait Le Monde du 18 avril, n’avait (….) Manifesté aucune opposition catégorique à l’envoi de renforts comme à la répression des émeutes. » (…)
Tandis que Madagascar n’arrivait plus à enterrer ses morts, le chef du groupe parlementaire PCF invoquait le « courant de liberté » que représentait l’impérialisme français, appelait à l’union sacrée pour défendre les droits de son pays à opprimer d’autres peuples : « Je le dis, et c’est là note sentiment profond : la France a des positions dans le monde, tous les Français et j’ajoute tous les peuples associés, nous avons intérêt que la France puisse maintenir ses positions. Mais nous serions bien aveugles si nous ne tenions pas compte de ce fait important, à savoir que les positions françaises dans le monde sont terriblement convoitées. » (débat au parlement le 9 mai 1947)

Dans « L’insurrection malgache de 1947 » de Jacques Tronchon :

Sur la cause de la révolte, cete ouvrage cite Marcel de Coppet, Haut-commissaire de la République française à Madagascar au moment des événements, organisateur de la répression violente et barbare et nullement suspect de sympathie pour le colonisé malgache révolté :
« Il faut avoir le courage de reconnaître qu’à Madagascar la juste mesure a été dépassée. (….) Toutes les réquisitions des travailleurs, pratiquées sur une grande échelle, souvent au détriment des cultures vivrières les plus indispensables aux autochtones, n’étaient pas justifiées par l’effort de guerre. Quant aux prestations, elles peridrent leur caractère d’impôt en nature, pour s’apparenter à nouveau à la corvée. » (3 mars 1949)

De Coppet explique en février 1947 dans sa Conférence des Hauts-commissaires :
« Quand survint l’armistice (signé par Pétain avec le vainqueur allemand), les Hova exploitèrent au mieux la défaite française : la France pouvait donc être battue ; bien mieux, elle pouvait même se résigner à la défaite ; elle manquait à la fois de force matérielle et de force d’âme. Plus n’était besoin de la craindre. En 1943, au lendemain de la campagne anglaise (victorieuse contre les Allemands) (…) Madagascar fut placée sous l’égide de la France combattante. La situation économique était alors sérieuse. On pensa pouvoir y remédier en « stimulant la production ». Pour ce faire, on doubla tout simplement la durée des prestations, on aggrava, de façon non moins illégale, les peines disciplinaires et on réquisitionna partout la main d’œuvre pour la mettre à la disposition, non seulement des services publics mais aussi des entreprises privées. Ce fut une très grave erreur. La production ne s’en accrut guère et, il faut avoir le courage de le dire, Madagascar regretta Vichy. C’est de ce moment, d’ailleurs, (en juin 1946) que date l’explosion généralisée d’un mécontentement qui devait aller en s’amplifiant. (…) La popualtion urbaine d’enhardit. (…) Tout est prétexte au désordre des rues : l’arrivée d’un train, une foire, un marché, un enterrement. (…) Cette période d’agitation, au cours de laquelle des grèves sont déclenchées à Tamatave et Majunga, ne s’étend pas au-delà du 23 juin 1946, date de la dernière échauffourée à Tananarive ou ailleurs. Pour metttre un terme à toute cette agitation, j’ai simplement appliqué la loi mais je l’ai appliquée dans toute sa rigueur (…) Certes la température a baissé, mais le mal subsiste (…) »

Sur l’historique de l’insurrection, De Coppet écrit :
« L’éclatement de l’insurrection, dans la nuit du samedi 29 au dimanche 30 mars 1947, n’est pas une réelle surprise. Plusieurs événements survenus cette nuit-là sur différents points du territoire malgache, comprennent qu’ils marquent le début du soulèvement contre l’occupation française. A plus forte raison, les autorités coloniales, informées précisément de la date. Dès la fin novembre 1946, celles-ci se trouvent sur le qui-vive. A plusieurs reprises, des forces de l’ordre sont sévèrement molestées par la population. Le 29 novembre 1946, entre Ifanadiana et Androrangavola, le 31 janvier à Marolambo, l’incident tourne à l’émeute. (…) Quant aux leaders du MDRM, ils mutiplient depuis longtemps les mises en garde officielles pour détourner les militants du parti de toute action violente. (…) Un télégramme (du Bureau politique du MDRM de Madagascar du 29 mars 1947) est approuvé à l’unanimité : « prière de diffuser et afficher. Ordre impératif est donné à toutes sections, à tous membres du MDRM de garder calme et sang-froid absolus devant manœuvres et provocations toutes natures destinées à susciter des troubles au sein de la population malgache et à saboter la politique pacifique du MDRM. Diffusez et accusez réception. » (…)
Le premier foyer de l’insurrection se déclare vers 22 heures dans le district de Manakara, plus précisément dans un triangle dont les points seraient Ambila, Sahasinaka et Ampasimanjeva. Le premier objectif des insurgés est de s’attaquer aux garnisons militaires, aux postes de gendarmerie, tant pour récupérer des armes que pour neutraliser la réaction de leurs adversaires. Certains commandos prennent d’assaut les concessions européennes et les bâtiments administratifs. (…) L’insurrection est désamorcée partout où l’occupant se trouve sur le pied de guerre. A Tananarive en particulier, le coup de main est décommandé au dernier moment, et la circulation de plusieurs convois militaires dans les rues de la ville au soir du 29 mars a pu provoquer en partie cette ultime défection. (…) Au matin du 30 mars, il est évident que les conjurés n’ont pas atteint leur but, celui d’ » un soulèvement de tous, partout et à la même heure. » Pourtant, cet échec initial n’empêche pas l’insurrection de s’étendre rapidement à partir de ses foyers des districts de Manakara et de Moramanga. Les troupes qui ont attaqué le camp de Tristani se replient le long de la voie ferrée du M.L.A, en dévastant les concessions des colons européens ou malgaches francophiles. La plupart sont massacrés. (…) Au bout de quelques jours, l’insurrection a gagné l’ensemble de la côte est, puisque Mananjary, Tamatave, Fénérive, Antalaha, Andapa, Sambava et Vohémar sont à leur tour plus ou moins menacées. (…) Dans toutes régions contrôlées par les insurgés, un gouvernement malagasy s’organise, sous l’autorité plus ou moins directe de Victorien Razafindrabe au nord, et de Michel Radaoroson (dit Rakotozaly) au sud. (…) Jusqu’en juillet 1947, l’insurrection ne cesse de s’étendre. Il s’agit de contrôler les secteurs les plus vastes possible, et de mobiliser les populations paysannes en vue de « l’attaque décisive » sur les grands centres. Des combats sont livrés jusque dans les banlieues de Tananarive, Fianarantsoa et Tamatave. L’occupant redoute très fortement que l’insurrection gagne l’ensemble des régions centrales et déferle ensuite sur les régions occidentales. (…)
Les leaders du MRDM se désolidarisent, dès qu’ils en ont eu connaissance, du mouvement de violence inauguré sur la côte est, fidèle en cela à leur appel au calme du 27 mars. (…) Ils sollicitent la possibilité de faire afficher dans tout Madagascar, ou au besoin de radiodiffuser, une « proclamantion » désavouant l’insurrection de manière catégorique : « Nous réprouvons de la façon la plus formelle ces actes de barbarie et de violence et nous espérons que la justice fera jaillir toute la vérité et déterminera la responsabilité de ces crimes. » (…)
Depuis le 1er avril, la Justice a ouvert une vaste instruction judiciaire sous l’inculpation de complot contre la sûreté de l’Etat et ordonné l’arrestation des militants MDRM les plus influents. Aussitôt une répression policière implacable s’abat sur tout Madagascar : c’est à la vérité tous les militants du parti qui sont traqués quel que soit leur rang. Les inculpés sont entassés sans ménagement dans des prisons trop exigües, quand ce n’est pas dans de véritables camps de concentration « aménagés » à la hâte. Dans de telles conditions, la situation des détenus est intolérable. Les sévices de toutes sortes et les tortures subies au cours des interrogatoires de l’instruction viennent ajouter à leurs souffrances physiques et morales. (…)
Contrairement aux prévisions initiales des autorités françaises, la répression militaire de l’insurrection malgache se révèle longue et coûteuse. Revenu de son optimisme du mois de juin, le général Pellet écrit dans un rapport en septembre 1947 : « Il serait prématuré d’émettre dès maintenant une opinion sur l’avenir de la rébellion. (…) Pourtant tous les moyens sont mis en œuvre pour en venir à bout. La tête des chefs insurgés est mise à prix. Des tribunaux d’exception se forment pour procéder à des exécutions exemplaires autour desquelles il est fait grand tapage. Des inculpés soumis à la torture puis corrompus sont envoyés auprès des insurgés comme agents de renseignement. » (…)
Dans les districts en état de siège, le sort des populations civiles peut devenir dramatique. (…) Le chef de district d’Ambatondrazaka fait procéder à des arrestations massives. Le 5 mai, avant l’aube, 16 otages sont transférés à la gare et enfermés dans trois wagons plombés, affectés d’ordinaire au transport des bestiaux. (…) Vers minuit, les militaires de garde reçoivent l’ordre de faire feu sur le train. (…) les 71 resacapés de cette tuerie sont transférés à la prison. (…) Ils en sont extirpés définitivement le jeudi 8 mai dans l’après-midi pour être conduits devant le peloton d’execution. (…) C’est « l’affaire du train de Moramanga ».

Afrique noire

En 1947, a lieu également la grande grève des cheminots dans toute l’Afrique française. Un des mensonges les plus couramment diffusés concernant l’indépendance de l’Afrique coloniale française est qu’elle aurait été octroyée sans lutte. En fait, la lutte s’y est développée à la fin de la guerre mondiale avec un développement notamment de grandes luttes ouvrières, comme du côté colonial anglais. Puis, il y a eu des mouvements nationalistes notamment à Madagascar, au Cameroun ou au Congo (futur Zaïre). En même temps, se développait le mouvement Mau-Mau au Kenya qui prenait le tour d’une guerre civile en 1955. C’est tout le continent africain qui était concerné par la lutte d’indépendance mais aussi par le développement de la lute et de l’organisation de la classe ouvrière. Là aussi, contrairement à une image mensongère, il y a une classe ouvrière à l’époque en Afrique et elle a déjà tout un passé de luttes. La guerre mondiale et l’après-guerre n’ont fait qu’accroître l’exploitation des peuples colonisés. Mais ils leur ont dévoilé les richesses de l’impérialisme et les guerres entre impérialismes ont montré aussi la possibilité de le battre. C’est ce qui a incité en 1944, à Brazzaville, De Gaulle à parler de liberté des peuples d’Afrique. La réalité était tout autre et on le voyait déjà dans le contenu de ces déclarations. La conférence de Brazzaville écrivait en préalable : « Les faits de l’œuvre de la civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’empire. La constitution même lointaine de self gouvernement est à écarter. » Le programme général confirme : « On veut que le pouvoir politique de la France s’exerce avec précision et rigueur sur toutes le terres de son empire. » La réalité coloniale durant et à la fin de la guerre en dit encore plus long. Toute la thèse de la « France libre » est là dedans de la droite au parti communiste. Ce dernier reproche au Maréchal Pétain de « ne pas s’être opposé à la pénétration japonaise en Indochine, la grande colonie française de l’extrême orient (…) et de vouloir livrer la Syrie aux Allemands. » N’oublions pas qu’à la fin de la guerre, c’est le PCF qui poussera les résistants à s’engager dans le corps expéditionnaire en Indochine, que c’est le ministre « communiste » Tillon qui commandera les forces armées aériennes françaises quand celles-ci bombardaient l’Algérie à Sétif en 1945. La guerre n’a pas changé la nature de l’impérialisme français côté vychiste comme côté gaulliste. L’essentiel des colonies est vite passé côté « France libre » mais le colonisé y est toujours un esclave dont la vie ne compte pas. Le Tchad, passé très rapidement dans le camp de la « France libre » de De Gaulle, ou camp de l’impérialisme anglo-américain, est une colonie qui exploite et opprime affreusement ses populations. L’exploitation y est même accrue à l’après-guerre, reconstruction du capital français oblige. Le massacre de Madagascar comme celui de Sétif en Algérie, les émeutes du Maroc violemment réprimées, la répression du Kenya comme celle du Vietnam, montrent pleinement que les impérialismes n’étaient ni plus pacifiques, ni plus démocratiques, après la guerre qu’avant, malgré la nécessité après la guerre de reconstituer les illusions et les faux espoirs des peuples.

Dès 1945, la répression coloniale française fait rage en Afrique. Elle prend un tour violent à Douala, au Cameroun. Dans cette ville, c’est un soulèvement spontané de la classe ouvrière qui menace de débuter une véritable insurrection anticoloniale. Elle est écrasée dans le sang le 24 septembre 1945. Au début des événements, la grève des journaliers du chemin de fer pour laquelle le quartier populaire de Bou-Béri a pris fait et cause. C’est toute une population pauvre qui s’est mobilisée, armée seulement de bâtons, et a envahi le quartier de New Bell. Les Blancs réagissent à l’arme à feu, faisant immédiatement 80 morts et lançant une chasse à l’homme contre les militants ouvriers. Les chemins de fer sont un des hauts lieux de la classe ouvrière et, partout, ils sont le point central de la mobilisation. On a déjà cité la grève de 1947 de chemin de fer, grève qui s’est étendue du Sénégal à la Côte d’Ivoire. On peut également citer la grève qui oppose les cheminots, et avec eux tous les travailleurs, aux Blancs armés de Matadi à Léopoldville, ou encore le soulèvement ouvrier au Kenya en 1947, dans le centre ferroviaire de Mombasa où, pendant onze jours, dockers et cheminots dirigent toute la classe ouvrière, domestiques compris, et font la loi dans la ville. En 1945-46, au Congo-Zaïre, ont lieu des mouvements de grève des lignes de chemins de fer accompagnés de révoltes urbaines. En 1946, c’est la grève de Dakar, en 1949 la grève des mines de charbon du Nigeria, les émeutes en Côte d’Ivoire en 1947 et 48. Et encore, en 1950, c’était à Nairobi qu’avait lieu la grève générale. Enfin, en 1956, en Côte d’ivoire et au Nigeria, de nouveaux soulèvements de la classe ouvrière réprimés férocement, par des fusillades et des arrestations.

Le rôle dirigeant, le caractère central, de la classe ouvrière dans la contestation de la domination coloniale à la fin de la guerre, est évident. Et d’autant plus qu’il convient de rappeler que les « élites » africaines comme Houphouët Boigny ou Senghor ne sont pas du côté des grévistes ni des émeutiers. Des leaders syndicalistes apparaissent et jouent un rôle dirigeant dans les luttes sociales et politiques. Par contre, les petites bourgeoisies et bourgeoisies nationales ont des leaders qui ne revendiquent généralement même pas l’indépendance et ne prennent pas la tête des luttes. Là où des soulèvements des masses pauvres des campagnes explosent, comme en Algérie, à Madagascar, au Kenya, ou au Congo, elles sont amenées à les accompagner mais ne leur offrent aucune perspective. La radicalité des luttes sera plus due à la violence de la répression coloniale qu’à la radicalité des leaders de la petite bourgeoisie. Les dirigeants staliniens sont en pleine phase « démocratique », d’ « alliance anti-fasciste » avec leur colonialisme au nom de l’alliance de l’URSS avec l’impérialisme. Les dirigeants petits bourgeois en restent aux espoirs suscités par les discours de De Gaulle à Brazzaville. Les petites bourgeoisies nationalistes craignent de perdre cette perspective d’être appelées à gouverner en prenant partie pour les masses populaires. Les dirigeants nationalistes sont des modérés qui jouent le jeu électoral. Les Partis communistes obéissent à la politique de Moscou d’alliance contre-révolutionnaire avec l’impérialisme ce qui les empêche même d’être anti-colonialistes. Le PCF reprend la politique de la bourgeoisie et du colonialisme français, intitulée « Union française », qui consiste à maintenir à tout prix l’essentiel de son empire colonial malgré la défaite du régime de Pétain allié à Hitler. Les partis communistes des colonies s’alignaient. Le Parti communiste algérien prétendait rester dans le cadre de l’alliance avec la France au nom de l’antifascisme, allant jusqu’à traiter les émeutiers de 1945 de fascistes. La Parti communiste tunisien condamnait en bloc toute agitation nationaliste. La CGT tunisienne perdait ainsi son influence sur le prolétariat tunisien au profit de l’UGTT de Ferhat Hached.

Algérie

Document :
Extraits de « La question coloniale et la politique du Parti communiste français (1944-47) »
de Grégoire Madjarian :
« Le 8 mai 1945, dans toute l’Algérie, devait être célébré l’armistice. Des cérémonies officielles avaient été prévues. Un mot d’ordre clandestin du PPA avait circulé : « Le jour de la victoire, manifestons pour exiger, après le sacrifice et la conduite héroïque des Algériens dans l’armée française, un peu de démocratie et de justice ! » Une fraction légaliste des Amis du Manifeste, croyant éviter ainsi l’intervention policière, envoya une délégation demander au gouverneur général l’autorisation de s’exprimer. Les délégués ne sortirent pas de la résidence générale : ils avaient été arrêtés et les autorités prévenues.
Le jour de l’armistice, eurent lieu dans plusieurs villes des manifestations d’ampleur et de forme diverses. A Bône et Didjelli, les manifestations se joignirent au cortège officiel et déployèrent leurs propres banderoles. Des défilés analogues furent organisés à Batna, Biskra, Kenchela, Blida, Berrouaghia et Bel-Abbès. A Saïda, la mairie fut incendiée. A Alger, les fidèles n’assistèrent pas à la cérémonie officielle de la Grande Mosquée. Les incidents les plus graves eurent lieu à Sétif et Guelma.
A Guelma, peu de musulmans avaient assisté aux cérémonies officielles : les comité des AML organisait sa propre manifestation avec des mots d’ordre tels que « Vive la démocratie ! », « A bas l’impérialisme ! », « Vive l’Algérie indépendante ! ». la police tira sur la foule.
A Sétif, un cortège de quinze mille personnes se dirigeait vers le monument aux morts afin d’y déposer une gerbe, arborant pour la première fois le drapeau algérien vert et blanc. Les manifestants brandissaient des pancartes et des banderoles : « Démocratie pour tous ! », « Libérez Messali ! », « Libérez nos leaders emprisonnés ! », « Vive la victoire alliée ! », « Vive l’Algérie indépendante ! », « A bas le colonialisme ! », « Pour une Constituante algérienne souveraine ! ». La police ouvrit le feu à la suite d’un ordre du sous-préfet de retirer pancartes et banderoles.
Ces manifestations furent le point de départ d’un soulèvement qui s’étendit à la Kabylie des Babords, se propagea dans une grande partie de la région du Constantinois. Des messagers allaient dans les campagnes, les villages les plus reculés, pour faire le récit des manifestations de Sétif et Guelma et de leur répression. Les responsables locaux des AML organisaient leurs militants et dirigeaient des attaques contre les bâtiments de l’autorité française : la mairie, la poste, la recette des contributions, la gendarmerie.
Les centres de Aïn-Abessa, Sillègue, le bordj Taktount Bouga (La Fayette), ainsi que Kerrata furent encerclés. Les centres de Béni Aziz (Chevreuil) assiégé aux cris de « Djihad ! Dkihad ! » fut entièrement incendié.
Des groupes armés venus des douars voisins assaillirent Guelma, le 9 mai, pour venger leurs morts, et le car de Bougie à Sétif fut attaqué. Le 10 mai, le village d’Aokas (commune morte d’oued Marsa), la gendarmerie de Tesara, le bordj et la poste de Fedj M’zala furent encerclés. Dans la région d’oued Marsa, les communications téléphoniques furent coupées, des gardes forestiers tués.
Dans la région des Babors, au nord de Sétif, l’émeute prit « l’allure d’une véritable dissidence » d’après le rapport du général de gendarmerie. Les troupes étaient « accueillies dans certains douars à coups de fusils et même d’armes automatiques ». Des rassemblements d’hommes armés étaient signalés à El Arrouche, Azzaba, oued Amizour, Smendou, Chelghoun-Laïd, El Milia, ouest-Zénati. Entre Tizi-Ouzou et Thénia, les fils téléphoniques furent coupés. Des dépôts d’armes clandestins furent signalés à Tébessa.
Des bruits circulaient à propos d’un soulèvement général, bruits qui n’étaient, nous le verrons plus loin, pas sans fondement. Plusieurs groupes armés de paysans s’attaquèrent aux villages et aux centres de colonisation. Fermes, colons, représetants de l’ordre colonial furent les cibles de la révolte.
A propos des événements de mai 1945 et afin de dégager leur signification, il est nécessaire de poser plusieurs questions distinctes : de quel ordre sont les facteurs qui ont déterminé le soulèvement du Constantinois, quelles sont les causes immédiates du déclenchement de l’insurrection, y a-t-il eu préparation d’une insurrection, y a-t-il eu volonté insurrectionnelle ?
A l’époque, à côté de la thèse d’un complot fasciste qui fut, nous le verrons plus loin, la principale thèse officielle et qui ne repose sur aucun fondement, vint s’adjoindre celle d’une révolte de la faim. Bien que la situation des musulmans, et en particulier celle des fellahs, fût dramatique, de nombreux éléments contredisent cette dernière thèse. Pendant les événements, « Le Monde » remarquait : « Au cours de ces journées sanglantes, ni les silos remplis de blé ni les entrepôts de denrées ne furent pillés. « En 1948, Bénazet écrivait : « Non seulement les manifestants des cortèges n’ont jamais poussé des clameurs ou arboré des pancartes contre le ravitaillement » mais les silos de la région « remplis de grains et laissés sans protection, ne souffrirent nulle atteinte. » (…)
Sur le déclenchement des événements, l’analyse de Mohamed Boudiaf et le témoignage qu’il a recueilli, attribuant un rôle déterminant aux provocations policières, semblent faire le point sur cette question : « L’effervescence populaire était à son comble, les autorités coloniales, décidées à reprendre la situation en mains, cherchaient l’occasion de frapper un grand coup (..) J’ai eu plus tard l’occasion d’en parler avec le responsable du parti (le PPA) de Sétif, Maïza, il n’avait aucune directive et ne savait quoi répondre aux militants qui vinrent lui en demander après le début des incidents dans la région. Ce sont les provocations qui ont mis le feu aux poudres. Le scénario fut le même un peu partout. Dès que les drapeaux étaient sortis, la police tirait sur le porteur. La foule réagissait. » (El Jarida – novembre-décembre 1974)
(…) Par contre, après le 8 mai, des responsables du Constantinois demandèrent aux dirigeants du PPA d’appeler à l’insurrection générale pour soulager les populations de la région qui supportaient, seules, le poids de la répression, mais celle-ci n’eut pas lieu, à cause notamment des tergiversations de la direction du PPA. (…) Il apparaît, comme l’écrit Mahfoud Kaddache dans « Il y a trente ans », que « les événements de Sétif et Guelma furent considérés comme le signal de la révolution, de la guerre libératrice. » Ainsi, les heurts et les fusillades qui se produisirent dans les deux villes en question – et ce dernier élément seul permet de comprendre l’embrasement du Constantinois – ne trouvèrent un écho que parce qu’il existait une volonté insurrectionnelle dans les masses.
Dirigée par le général Duval, la répression du soulèvement du Constantinois fut d’une sauvagerie indescriptible. (…) dans un message à l’ONU, Messali Hadj dira des événements du Constantinois qu’ils « ont coûté plus de quarante mille victimes au peuple algérien. » (…)
Comment ces massacres furent-ils justifiés par les autorités et acceptés par l’opinion de la métropole ? (…) la version officielle du gouvernement de l’Algérie, version qui fut également celle des trois partis politiques au pouvoir sous la tête gaulliste (MRP, SFIO et PCF) était la suivante : le soulèvement du Constantinois était un « complot fasciste » accompli par des « agents hitlériens ». L’armée n’était dépêchée que pour « poursuivre l’action patriotique de nettoyage ». (…)
Le 11 mai, « L’Humanité » relatait les événements du 8 en rapportant la déclaration du gouvernement général : « Des éléments troubles d’inspiration hitlérienne se sont livrés à Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait la capitulation hitlérienne. La police, aidée de l’armée, maintient l’ordre. » En publiant sans réserves ces propos sous le titre : « A Sétif, attentat fasciste le jour de la victoire », le quotidien du PCF accréditait la version de l’administration coloniale. (…)
(Le 12 mai,) le Comité central du PCF, prenant une position sans nuances, recommandait explicitement une répression rapide et impitoyable. Il publiait immédiatement la révolution suivante : « Il faut tout de suite châtier impitoyablement et rapidement les organisateurs de la révolte et les hommes de main qui ont dirigé l’émeute. » (…)
Sur une distance de 150 kilomètres, de Sétif à la mer, la loi martiale fut proclamée. La troupe reçut l’ordre de tirer sans sommation. « sur le burnous ». Tout arabe ne portant pas le brassard réglementaire était abattu (témoignage de Charles-André Julien dans « L’Afrique du Nord »). Les légionnaires furent autorisés à massacrer toute la population arabe de Sétif et même ailleurs, où aucune manifestation n’avait eu lieu.
A Villard, pendant deux jours, une batterie de 75 bombarda les douars environnants. A Saint-Armand, les soldats eurent pour mission de raser tous les villages se trouvant à 15 kilomètres des centres de colonisation. Périgotville et Chevreuil furent entièrement détruits.
L’aviation bombardait et mitraillait à l’intérieur, tandis que les navires de guerre canonnaient des villages côtiers. D’après ce que reconnut le général Weiss, il y eut, en quinze jours, vingt actions aériennes contre la population. Les avions détruisirent 44 mechtas (groupe de maisons pouvant aller de 50 à 1000 habitants). La marine intervint devant Bougie et à Djijeli. Le croiseur Dugay-Trouin, venu de Bône, fut employé au bombardement des environs de Kerrata. Le douar Tararest fut rasé. Des douars entiers disparurent. (…)
A Guelma, la réaction viscérale de la population européenne, sous l’initiative du sous-préfet, mena à l’organisation d’une milice. Le comité de vigilance, qui recrutait et contrôlait la milice, comportait une forte majorité de combattants de la « France combattante », y compris deux responsables du Parti communiste algérien, ainsi que le secrétaire de l’Union locale de la CGT. Dans ce qui fut l’une des opérations de représailles les plus meurtrières de mai 1945, les miliciens massacrèrent entre 500 et 700 « musulmans ». (…)
Le mouvement syndical de la métropole, par l’intermédiaire de son principal représentant, la CGT, adopte des positions voisines du PCF (…) afin de « souligner l’action courageuse et magnifique des organisations syndicales d’Algérie pour empêcher que le mouvement ne s’étende à d’autres régions. »

Si la situation était révolutionnaire en Algérie à la fin de la deuxième guerre mondiale, en Algérie comme sur une bonne partie de la planète, l’inexistence de partis révolutionnaires était aussi très générale et détruisait l’essentiel des possibilités de la situation. La révolte a éclaté en 1945 en Algérie, alors que les travailleurs et les masses populaires ne disposent d’aucune organisation favorable à une révolution sociale renversant le colonialisme. Le plus important parti dans les masses populaires, algériennes comme pied-noires, est le Parti Communiste Algérien. Alors que le Parti Communiste Français, qui participe au gouvernement, soutient le colonialisme [25] et participe [26] à la répression de la révolte, le PCA déclare : « Frères musulmans, le peuple de France lutte contre tes ennemis : le fascisme et les trusts qui oppriment l’Algérie en même temps qu’ils trahissent la France (…) dans cette lutte, une France nouvelle se crée, qui n’aura rien de commun avec celle d’hier. (…) Ton intérêt propre est donc d’aider cette France nouvelle à se créer, à se forger, car c’est le chemin de salut pour toi. » (extrait de « Le PCA au service de la population d’Algérie », rapport de Amar Ouzegane à la conférence centrale du PCA à Alger le 23 septembre 1944). Il va dénoncer la lutte d’indépendance comme « fasciste ». Le PPA, parti nationaliste de Messali Hadj, qui avait des origines communistes (L’Etoile Nord-africaine), choisit tactiquement de jouer le jeu des élections dans le cadre colonial, comme l’avait fait l’Association du Manifeste et de la Liberté de Ferhat Abbas. Même sa frange paramilitaire, l’Organisation Spéciale, dirigée par Ben Bella et Aït Ahmed, plus portée sur l’action directe comme le montrera son évolution en FLN, affirme qu’il ne fallait pas faire la révolution sociale, pas de soulèvement en masse, en 1945. Le rapport de l’OS en 1947 sur l’analyse des événements de 1945 dans le Constantinois et dans toute l’Algérie, dont voici quelques extraits, est édifiant sur le caractère contre-révolutionnaire de la petite bourgeoisie nationaliste radicale :

Rapport de l’Organisation Spéciale (formation paramilitaire clandestine du PPA) pour le Comité Central élargi de décembre 1948 du Parti du peuple algérien PPA-MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) et adopté par celui-ci :

« Nous nous proclamons un parti révolutionnaire. Le mot révolutionnaire est dans les propos de nos militants et de nos responsables. Notre vocabulaire est dominé par des formules à l’emporte-pièce, extrémistes, magiques telles que « le problème algérien est un problème de force », « nous sommes pour l’action, contre les discours » ; en attendant, nous ne cessons de discourir. (…) Aujourd’hui que l’électoralisme a fait faillite, le regard doit se porter résolument vers les véritables objectifs. Notre but est de mobiliser toutes les couches de la population algérienne, d’entraîner même les « mécontents », les « hésitants », même ceux qui sont contre les « inégalités choquantes ».
« Des idées fumeuses, voire saugrenues, bouchent notre conscience. En parlant de soulèvement, certains y voient une forme d’insurrection « généralisée », à l’exemple de celle de 1871, étendue à l’ensemble du territoire national. (…) Le but de ce rapport est de préciser la donnée principale de la révolution : la ou les formes de lutte que doit revêtir la lutte de libération. »
« Quelle forme prendra la lutte de libération ? La lutte de libération ne sera pas un soulèvement en masse. L’idée de soulèvement en masse est en effet courante. L’homme de la rue pense que le peuple algérien peut facilement détruire le colonialisme grâce à une supériorité numérique : dix contre un. Il suffira de généraliser à l’Algérie entière un soulèvement populaire. (…) En réalité, l’idée de « soulèvement en masse » se fonde sur des souvenirs historiques, au niveau de l’opinion populaire. Les paysans n’oublient pas la grande insurrection de 1871. De père en fils ils ont hérité le regret viscéral que cette insurrection fut circonscrite à la Kabylie, à quelques régions de l’Algérois et du Constantinois. Ils peuvent croire que cette insurrection aurait réussi si elle avait éclaté partout. Il faut préciser tout de suite que cette conception n’est pas partagée par les populations de Kherrata qui ont connu le massacre de mai 1945, ni par celles de Kabylie qui depuis cette date connaissent les répressions les plus dures. Les événements qui ont suivi « l’Ordre du 23 mai 1945 » indiquent à quelles aventures tragiques peuvent conduire des idées archaïques. (…) L’insurrection de 1871 a échoué, moins parce qu’elle était géographiquement limitée qu’en raison de son caractère spontané, improvisé et des conceptions militaires erronées de ses dirigeants. (…) Le soulèvement en masse est une forme de lutte anachronique. La notion de supériorité de la multitude, nous en avons fait l’expérience, a déjà bouché la conscience que devait avoir nos dirigeants des bouleversements engendrés par l’armement moderne dans l’art de se battre pour se libérer. Aux yeux des militants qui ont éprouvé directement les conséquences de « l’Ordre et du Contre-Ordre d’insurrection », l’histoire du « cheval blanc » et du drapeau vert » est plus qu’une anecdote humoristique. (Note : le PPA a donné un ordre d’insurrection, puis l’a décommandé, mais le contrordre serait arrivé trop tard en Kabylie et à Saïda). (…) L’expérience du soulèvement avorté du 23 mai 1945 est plus proche de nous que l’échec de la révolution de 1905, ou la débâcle des patriotes irlandais lors de l’insurrection de Pâques 1916 et du terrorisme qui l’a suivit. De plus, c’est notre propre expérience ; elle a profondément marqué les militants qui l’ont vécue et qui en ont tiré les leçons pour eux-mêmes et pour le parti. En été 1945, le district de la Grande Kabylie reçoit l’ordre d’abattre les candidats aux élections cantonales. Les responsables du district refusent d’exécuter cet ordre. (…) Nous pouvons tuer et prendre le maquis, si le parti a prévu la djihad comme étape suivante. (…) La forme de lutte individuelle conduit à nous mettre en position de moindre efficacité et de moindre résistance. (…) par contre, le terrorisme sous sa forme défensive ou d’appoint, c’est-à-dire le contre-terrorisme, peut jouer un rôle dans le cadre de la guerre populaire, comme en Indochine. (…) La guerre est un instrument de la politique. Les formes du combat libérateur doivent se mesurer à l’aune de la politique. (…) La lutte de libération sera une véritable guerre révolutionnaire. (…) La lutte de libération de l’humanité algérienne sera donc une guerre. Elle assumera les proportions d’un conflit avec la puissance coloniale avec tout son potentiel militaire, économique et diplomatique, donc politique. (…) Aussi la guerre révolutionnaire est la seule forme de lutte adéquate aux conditions qui prévalent dans notre pays. C’est la guerre populaire. Il importe de préciser que nous n’entendons pas par là les levées en masse. Par guerre populaire, nous entendons guerre des partisans menée par les avant-gardes militairement organisées et solidement encadrées. (…) Et d’abord posons-nous la question : quels sont les principes directeurs qu’il faut réunir pour assurer la victoire de cette guerre de libération ? Sur quels éléments doit se baser notre stratégie pour être victorieuse ? (…) Les principes directeurs de notre stratégie sont l’avantage du terrain, la guérilla comme forme de guerre principale, la défense stratégique et non l’offensive, la formation de bases stratégiques (…). Le principe directeur se rapportant à l’unité d’action avec le Maroc et la Tunisie se situe à la charnière des problèmes de stratégie intérieure et de stratégie extérieure. Nous préférons les situer à cette frontière. (…) Cependant, l’Algérie se condamnerait à perdre d’avantage, c’est-à-dire tous les autres atouts, si elle faisait une condition sine qua non d’un dispositif maghrébin préalable. (…)
« Les thèses assimilationnistes sont bel et bien enterrées. Même le Parti communiste algérien semble se soumettre devant le puissant courant qui porte nos masses vers la libération. Il court derrière le peuple dont il prétend être l’avant-garde. Il va jusqu’à sacrifier comme bouc émissaire, Amar Ouzegane, son secrétaire général (note : il est présenté comme responsable du soutien du PCA au massacre colonialiste français de Sétif et du Constantinois, décision du PCA et du PCF, qui résulte de la participation du PCF au gouvernement français et de l’alliance contre-révolutionnaire du stalinisme et de l’impérialisme à la fin de la guerre). (…) Cependant, depuis le truquage éhonté des élections d’avril dernier, au vu de la répression qui a précédé et suivi ces truquages, le peuple algérien dans son ensemble a découvert le caractère dérisoire et vain du réformisme, basé sur la légalité coloniale. (…) le patriotisme rural a triomphé dans l’opinion avec la dureté qui caractérise l’oppression subie par les masses rurales : « Ne nous appelez plus aux urnes, donnez nous des armes ». (…) Ici apparaissent les dangereuses faiblesses de l’Organisation Spéciale OS. Nous manquons d’armes et d’argent. (…) Le problème de l’armement doit être le souci majeur du parti.
(…) Un appareil émetteur-récepteur nous a coûté 100.000 francs, l’équivalent du budget de fonctionnement mensuel alloué à l’organisation. Aucun sou n’a été consacré par le parti à l’achat d’armements. (…) Nous disposons aujourd’hui de trois organisations toutes structurées à l’échelle nationale. Il y a le MTLD, appareil légal et public. Il y a l’OS, organisation paramilitaire, ultra clandestine. Il y a le PPA, appareil semi clandestin ou prétendu tel. Ces trois structures correspondent au schéma décidé par le Congrès de 1947. (…) Dans des localités, les responsables de l’OS sont à la fois dirigeants des sections locales du MTLD, du PPA et conseillers municipaux. N’ayant pu être remplacés à leurs « fonctions » légales ou semi légales, ces responsables n’ont pas pu se conformer aux directives de l’état-major de l’OS qui leur « fait obligation de se faire oublier » des autorités … des polices et des masses. »
« Puisqu’on nous parle souvent de « plan de sécurité », il n’en existe pas d’autre que le maquis. Les militants sont aujourd’hui connus de toute façon. Ils ne peuvent pas échapper aux coups de filet par « la simple vigilance ». Ils doivent pouvoir continuer leurs activités au sein des masses en s’intégrant clandestinement à elles. « 
« Perspectives
« Cette guerre de libération mettra aux prises, nous n’aurons de cesse de le rappeler, une puissance mondiale à une nation désarmée qui de surcroît a été soumise à une politique de dépersonnalisation et d’asservissement pendant plus d’un siècle. (…) La guerre populaire de libération nous donne des atouts. D’abord la force morale d’une cause juste (…) Les vertus guerrières de notre peuple, le mépris du danger, la force de caractère et d’esprit, la persévérance trouveront dans l’Islam bien exploité un élément de mobilisation et de soutien dans les vicissitudes, les revers, le deuil et les « hasards » de la guerre. Ensuite, l’Algérie c’est notre pays. Le peuple algérien connaît ses moindres recoins. Il fait corps avec le relief. La guerre de partisans, avec ses fonctions de commandos dans les villes, ses actions de sabotage généralisées, nous permettra de tirer le maximum de ces atouts, c’est-à-dire de durer et d’atteindre les objectifs de la défense stratégique. (….) Il s’agit de combler nos lacunes et de travailler en profondeur nos masses rurales. Le patriotisme révolutionnaire est dans les campagnes ; la paysannerie pauvre, la paysannerie des khammes, les petits paysans constitueront l’élément moteur de la guerre de libération. Leur tempérament, l’amour patriotique qui s’aiguise dans le nif (note : sentiment de l’honneur) et la « convoitise de la gloire « , leur dévouement fanatique, gage de fermeté et d’obstination, toutes qualités et force d’âme qui les ont rendu jadis et les rendront encore maîtres dans l’art de la guérilla. (…) la nature même chez nous de l’oppression coloniale de même que la répression sous toutes ses formes, économique, policière, terroriste, administrative, ont atteint des paliers exaspérants. D’où la véhémence du mécontentement général. Aujourd’hui, la conscience révolutionnaire consiste à exploiter l’impasse légaliste et les fiascos réformistes afin de familiariser les masses avec l’idée d’une véritable guerre et faire ainsi du recours à la violence non pas un geste de désespoir, de colère et de révolte, mais un geste révolutionnaire qui doit mener à la victoire. (…)
« Le mot d’ordre « La terre à ceux qui la libèrent » qui correspond aux aspirations de nos masses rurales aura un effet multiplicateur, c’est-à-dire durablement mobilisateur. Le slogan quémandeur « La terre à ceux qui la travaillent » est sans effet (…) Il importe de bétonner notre implantation rurale. Il faudra tirer avantage de l’influence des notabilités acquises au mouvement pour structurer les paysans.
« Nous voulons trois choses : des armes ! encore des armes ! toujours des armes !
La stratégie du harcèlement qui suppose des séries de petites attaques ne peut remplir son objet sans armes individuelles, pistolets mitrailleurs, fusils mitrailleurs, mitrailleuses légères, grenades offensives, grenades anti-chars. La stratégie de désorganisation de l’infrastructure coloniale, de dislocation économique et de destruction des voies de communication, suppose également les techniques d’explosifs les plus appropriées. Il est indispensable d’avoir dans chaque région des stocks de guerre. (…) Malgré les sacrifices des masses et la générosité des militants, le parti ne pourra au mieux que se procurer les ressources de subsistance à l’intérieur du pays. C’est à l’extérieur que nous devons nous approvisionner. (…) Une équipe doit être chargée de trouver les armes et les finances qu’exige la conjoncture. (…) Certains nous consentiraient un emprunt par solidarité sentimentale, anti-coloniale ou par communion de lutte contre l’impérialisme ; l’intérêt, le calcul n’y est peut-être pas totalement absent. Ils pourraient escompter des avantages politiques à plus ou moins long terme. »
« La proclamation de l’indépendance du Viet Minh, la guerre de libération qui se déroule au Tonkin, la résistance de l’Indonésie, les événements de Madagascar, le revirement anglo-saxon en faveur de l’indépendance libanaise et syrienne, autant de faits qui illustrent la puissance du phénomène anti-colonial. (…) Cette force « émancipatrice » est vitale du point de vue strictement militaire, par la dispersion de la puissance et des efforts du colonialisme et l’affaiblissement de son potentiel économique. (…)
« Nul doute que la résistance du Maghreb sensibilisera les musulmans au plus haut point. L’Islam est un facteur mobilisateur sur le plan moral et affectif. Il peut et doit apporter une contribution décisive dans la lutte de libération des peuples coloniaux. Aucun élément constitutif de cette force vitale ne doit être négligé, pour user et détruire la force vitale du colonialisme. »
« Depuis quelques mois, la guerre froide sévit. L’Algérie, le Maghreb, est dans la zone d’influence occidentale. Jamais les USA ne permettront qu’il passe du côté de l’Est. Gardons-nous d’apriorismes idéologiques et de slogans sentimentaux créés en dehors de l’espace et du temps. L’efficience révolutionnaire commande le séreux et la prudence dans le verbe. »
Rapport, rédigé en 1948 par Aït Ahmed et Ben Bella, dirigeants de l’OS, et adopté par Messali Hadj et le PPA, avant d’être appliqué comme stratégie par le FLN, issu de l’OS.

Kenya

Au Kenya, l’affrontement, qui va être impitoyable entre le peuple kenyan et le colonialisme anglais (rompant la prétention de ce colonialisme d’avoir pris en compte pacifiquement le passage à l’indépendance, comme en Inde et au Ghana), sera le fait exclusif de la révolte d’un côté et des forces coloniales de l’autre. Des leaders petits bourgeois, comme Jomo Kenyatta, vont faire maintes fois des offres de services au colonialisme anglais en se présentant comme un autre N’Krumah, mais sans succès. Son parti, le Kenyan African Union, est pacifiste, c’est-à-dire contre la violence révolutionnaire des masses africaines – la violence du colonialisme, il n’y peut rien bien sûr -. Il réclame seulement l’élargissement de la participation des Africains à un conseil qui n’a aucun pouvoir. Le KAU a une influence réformiste sur les syndicats qu’il entraîne dans son réformisme et la classe ouvrière ne jouera qu’un petit rôle dans la lutte. C’est le colonialisme anglais qui radicalisme la situation en affirmant, contre l’évidence, que le mouvement populaire des campagnes, le Mau-Mau, serait manipulé par le KAU. Ce mouvement de révolte a éclaté en 1952, parmi le peuple Kikuyu exaspéré par les exactions des Blancs qui volent les terres, le Kenya étant considéré par les Anglais comme une colonie de peuplement comme l’Afrique du sud et les propriétaires Blancs, 1% de la population, possèdent 25% des terres. Elle se traduit par des attaques physiques individuelles de colons blancs dans leurs fermes. Le colonialisme anglais le présente comme une lutte de sauvages barbares, et décide, en juin 1953, de déclencher une guerre d’extermination contre l’ensemble du peuple kikuyu. C’est la chasse à l’homme contre des paysans quasi complètement désarmés. 50.000 soldats britanniques et rhodésiens réalisent l’une des plus sanglantes répressions coloniales. Hommes, femmes et enfants sont déchiquetés par les bombardements des villages. Le pays tout entier est ratissé par l’armée. Ceux qui résistent sont abattus.

Cameroun

Au Cameroun, c’est la classe ouvrière qui commencé la lutte en 1955, comme on l’a rappelé, à Douala, à Yaoundé et dans d’autres villes de moindre importance. C’est ce qui va amener les dirigeants nationalistes comme Ruben Nyobe, ancien syndicaliste, à se radicaliser. L’organisation de Ruben, l’UPC, n’est pourtant pas si radicale. Au début, elle se contente d’organiser des manifestations non violentes. La répression ne va pas lui donner le choix. Pour le pouvoir français, il n’est pas question d’accepter le moindre compromis, car l’UPC est « communiste ». En 1955, la répression de Roland Pré, gouverneur du Cameroun, fait 5000 morts. L’UPC n’a pas choisi tout de suite la lutte armée. Très clairement, Um Nyobé, tout stalinien qu’il était, ne proposait pas la révolution, ni la lutte radicale. Il ne s’en cachait pas, déclarant : « Nous offrons des garanties qui prouvent non seulement notre détermination d’œuvrer pour sortir le Cameroun de l’impasse, mais aussi de travailler de concert avec le gouvernement français (…) ». Ce qui montre le mieux les limites sociales et politiques des nationalistes de l’UPC, c’est leur volonté de laisser la classe ouvrière en dehors du combat. L’UPC mobilise trois régions : Bassa, Bamiléké et la Sanaaga. Les travailleurs de Douala qui ont pourtant maintes et maintes fois montré leur combativité sont laissés en dehors par l’UPC. Nyobé a tourné le dos à la classe ouvrière, d’où il vient. Désormais, il est un dirigeant de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie camerounaises. Il s’adresse à eux ainsi qu’aux chefs traditionnels.

Au Moyen Orient

Iran

En Iran, dès 1944, ce sont les ouvriers qui ont donné le coup d’envoi de la lutte. Début 1944, c’est le soulèvement des ouvriers d’Ispahan qui donnent l ‘assaut aux réserves de grains des propriétaires, mouvement suivi de la grève générale dans toute la ville. Mais, c’est le 14 juillet 1946 que débute un grand mouvement des travailleurs d’Iran. La grève éclate dans le Khouzestan, fief de l’impérialisme britannique. Partie des travailleurs du pétrole sur des revendications économiques, elle concerne vite jusqu’à 60 000 travailleurs et dure quatre jours pendant lesquels ont lieu de combats de rue. Contre les travailleurs il y aura non seulement toutes les forces coloniales et bourgeoises, l’armée qui fait 46 morts, mais même le parti communiste Toudeh qui cherche à entreprendre une médiation pour arrêter la lutte. La centrale syndicale comme le Toudeh font tout pour que la grève ne s’étende pas et, en guise de remerciements, le Toudeh obtient trois postes de ministres en août. Ils seront renvoyés en octobre dès que la bourgeoisie aura repris des forces. Le pouvoir lance alors une attaque contre les travailleurs, licencie partout les syndicalistes, les arrête et les déporte par centaines. Le parti communiste Toudeh tout au long avait suivi la politique de Staline qui défendait ses propres relations et ses intérêts économiques face à la bourgeoisie iranienne.

Le Toudeh avait profité de l’occupation militaire russe pour constituer un gouvernement autonome en Azerbaïdjan et au Kurdistan mais en 1946 la politique d’alliance avec les impérialismes anglo-américain est plus importante pour Staline et il les abandonne en retirant ses troupes d’Iran en 1946. Les intérêts diplomatiques du Kremlin ne coïncident pas avec les intérêts nationaux des partis communistes et encore moins avec l’intérêt des peuples.

Des troubles politiques et sociaux ont agité l’Egypte, la Palestine, la Transjordanie, la Syrie, l’Irak et le Liban. Si l’impérialisme anglais et américain ont accepté de donner un Etat au peuple juif de Palestine c’est uniquement parce qu’ils se sentaient menacés par la révolte des peuples arabes à cette époque. Ces pays ont connu des journées populaires insurrectionnelles ont obtenu rapidement leur indépendance mais grâce à l’Etat d’Israël d’un côté et aux dirigeants nationalistes bourgeois de l’autre, ils sont parvenus à polariser la révolte des peuples et des classes ouvrières sur la lutte contre Israël.

Liban-Syrie

C’est dès 1943, que la « France libre » de De Gaulle obtient des engagement des Anglais en Syrie et au Liban. Ceux-ci sont reconnus parties de l’Empire français le 25 juillet 1941 : « l’Angleterre s’engage à respecter la position de la France en Syrie et au Liban. » (accord De Gaulle-Litteleton)
A l’été 1943, les élections donnent la victoire aux nationalistes arabes et le gouvernement libanais officialise la reconnaissance de la langue arabe comme seule langue nationale, du drapeau libanais et d’une nouvelle constitution. Le Délégué général français au Liban, Jean Heleu, suspend la Constitution et fait arrêter le président de la République libanaise, Bechara el Khoury et plusieurs ministres.
La situation devient immédiatement insurrectionnelle en Syrie-Liban et la France n’a nullement les forces pour s’imposer. Des émeutes éclatent à Tripoli, Saïda et Beyrouth, faisant des morts et des blessés. Le 21 novembre 1943, De Gaulle était contraint de rétablir le gouvernement libanais dans ses fonctions et de renoncer à sa tutelle. Dès qu’il le pourrait, De Gaulle, qui avait maintenu les troupes françaises sur place pour « maintenir l’ordre », allait renier cette parole et obtenir pour cela le soutien des partis socialiste et communiste français ! Le 6 octobre 1944, le ministre des affaires étrangères, Bidault, avec le soutien de la gauche et de la droite du gouvernement d’union nationale de De Gaulle, repoussait les revendications des gouvernements syriens et libanais d’un départ des troupes françaises. Le 6 mai 1945, un nouveau contingent de l’armée française composé de « Sénégalais » débarquait en Syrie. Le 8 mai, le jour de la reddition allemande, en pleine insurrection algérienne, avait lieu le coup de force de l’armée française en Syrie et au Liban. Le même jour, à Alep, Homs, Hama et Damas (Syrie), des insurgés s’attaquaient aux garnisons françaises (23.000 soldats). En pleine « négociations » avec les autorités syrienne et libanaise, les renforts militaires continuaient d’arriver, susciter de nouvelles révoltes. Les émeutes étaient durement réprimées. Le 26, les forces françaises canonnaient Homs et Hama, bombardaient Damas le 29, faisant 480 morts. Le PCF condamnait les émeutes syro-libanaises, les attribuant « à des doriotistes ». L’Humanité du 30 mai 1945 écrit : « Ces désordres ont été organisés par des agents doriotistes du PPF en Syrie qui ne cherchent qu’à nuire à l’entente des peuples de France, de Syrie et du Liban. » L’Humanité du 31 mai écrivait : « Des éléments doriotistes, agissant dans divers milieux et de divers côtés, ont joué un rôle particulièrement important dans ces regrettables événements. » Les troupes spéciales de la France en Syrie-Liban, recrutées sur place, s’avéraient très peu sures et commençaient à se mutiner et la poursuite de l’insurrection contraignaient la France à les rétrocéder aux gouvernements syrien et libanais. Finalement incapable de se maintenir dans ces deux ex-protectorats, la France signait un accord avec l’Angleterre fin décembre 1945 : le partage des colonies était décidé, la France ne se maintenant qu’au Liban. En protestation contre ce partage de brigands, la grève générale était déclenchée à Beyrouth et à Damas en janvier 1946. Devant l’explosion de la révolte populaire et ouvrière, France et Angleterre décidaient tous deux d’évacuer le Levant : le 30 juin pour l’Angleterre et le 31 août pour la France.

Aux USA et en Amérique latine

USA

L’alliance USA/URSS se traduit par la participation à la propagande de l’Etat des militants du parti communiste et leur abandon de toute défense de la classe ouvrière et des opprimés, comme les Noirs. En 1942, le CORE (Congrès pour l’égalité raciale) organisait son premier sit-in à Chicago et envoyait les premiers « marcheurs de la liberté » dans le sud en avril 1947. Il faut dire que les confrontations entre les Noirs et les bandes racistes se sont aggravées. En 1943, en pleine guerre, une émeute raciste éclate à Mobile dans l’Alabama et une autre à Detroit dans le Michigan. Alors que le mouvement noir a monté pendant la guerre et s’est tourné massivement vers le Parti stalinien, celui-ci lâche les Noirs comme il a lâché les travailleurs, pour être intégré par l’Etat. C’est bel et bien une alliance anticommuniste et anti-ouvrière auxquels se sont prêtés les staliniens. Howard Fast raconte comment, alors qu’il était connu comme proche du PC, il était le présentateur des informations radiodiffusées. Cette alliance n’est nullement synonyme d’un affaiblissement des attaques contre la classe ouvrière qui suscitent de nombreuses réactions. Aux USA, dès 1945, il apparaît ce que l’on va appeler « un mouvement de la base » dans les syndicats pour remettre en cause les dirigeants syndicaux qui ont concédé de nombreuses dérogations aux droits des travailleurs sous prétexte de l’effort de guerre. La guerre avait permis à ces dirigeants de justifier la paix sociale, la renonciation à l’arme de la grève, et avec elle la baisse des salaires, l’augmentation des salaires et bien d’autres régressions. En juillet 1945, c’est le retour de bâton pour les dirigeants syndicaux qui sont remis en question dans toutes les assemblées.

Le 27 septembre, commença une grève générale des salariés du pétrole. Truman brisa leur grève en faisant saisir les raffineries mais ils réussirent à populariser dans tout le pays le mot d’ordre d’augmentation de 30% des salaires. Le 21 novembre ce sont 225 000 travailleurs de General Motors de 96 usines différentes qui démarraient la grève pour les salaires. Quand le trust automobile avait refusé toute augmentation en justifiant qu’il ne le pouvait pas financièrement, les travailleurs avaient réclamé l’ouverture des livres de compte et le contrôle des travailleurs. Le mouvement est suivi et soutenu de l’ensemble de la classe ouvrière américaine. Les travailleurs de l’acier, de l’industrie électrotechnique et de la viande se joignirent aux travailleurs de l’automobile. On était bien loin des anciennes divisions catégorielles et sectorielles. Un historien bourgeois Irwing Hove reconnaissait que « pour la première fois la classe ouvrière américaine mettait en cause le droit de propriété du capital et menaçait même le pouvoir de classe ». Le dirigeant du mouvement à General Motors était un dirigeant syndical Walter Reuther. Il décida de ne pas appeler les autres ouvriers de l’automobile à rejoindre la grève en le justifiant pas la nécessité d’isoler le patron de GM. Les syndicalistes de l’acier acceptèrent d’appeler séparément à la reprise du travail contre une petite augmentation des salaires. Les staliniens qui dirigeaient le mouvement dans l’électrotechnique et l’industrie de la viande en firent autant. Les syndicalistes de Chrysler et Ford s’entendirent avec leur patron pour ne pas entrer en grève en échange d’une petite augmentation de salaires. Finalement, le 13 mars, les travailleurs de General Motors qui n’avaient pas faibli obtinrent la moitié des 30% d’augmentation qu’ils revendiquaient. Même si c’était loin d’être une défaite, la mobilisation d e plus de deux millions de travailleurs était porteuse d’un combat d’une toute autre ampleur mais qu’aucune direction syndicale ne voulait organiser. On le vit également au fait qu’à peine ces secteurs avaient repris le travail, les cheminots entraient en grève. Cela faisait cinquante que l’on n’avait pas vu cela : mécaniciens et employés ensemble en grève pour 30% d’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail. Les dirigeants syndicaux qui n’avaient accepté de lancer la grève que sous forte pression de la base la trahirent en acceptant d’appeler à la reprise pour une petite augmentation. Et en mars 46 c’étaient cette fois 400 000 mineurs qui cessaient le travail. Truman envoya les troupes fédérales contre les districts miniers mais ce fut vain et les mineurs furent victorieux. Les dirigeants syndicaux n’avaient fait que surfer sur les grèves et en limiter la portée. Le patronat et l’Etat pouvaient maintenant s’attaquer au mouvement ouvrier ce qui fut fait avec la loi Taft Hartley le 23 juin 1947.C’était une attaque en règle contre les travailleurs, avec limitation du droit de grève et du droit syndical. La riposte syndicale fut extrêmement faible. C’était le signal d’un énorme recul pour la classe ouvrière américaine.

Aux USA il y eut donc d’importants mouvements sociaux et les travailleurs firent céder patronat et gouvernement sur bien des points. Mais c’est surtout le mouvement des noirs qui a été lancé avec la guerre mondiale bien que les militants communistes l’aient lâché lors de leur politique de soutien à l’impérialisme sous prétexte d’anti-fascisme.(lire notamment "Faim de liberté" de Richard Wright) Dès 1940, le mouvement noir pour l’égalité des droits (dont nous aurons l’occasion de parler des suites) bien que lâché par le Parti Communiste se développe aux USA. En 1943, des émeutes éclatent à Harlem. Les grèves ont également permis aux travailleurs de gagner plusieurs fois dans une période où l’industrie de guerre était florissante. A la fin de la guerre mondiale, les anciens soldats ont donné aussi un grand nombre de militants au mouvement noir.

Amérique latine

Dans certains pays, la montée du mécontentement et la contestation des régimes autoritaires se traduit par une alliance avec les partis de gauche et les syndicats, au travers d’un bonapartisme « de gauche », comme avec Peron en Argentine, suite à un mouvement ouvrier de masse le 17 octobre 1945. Dans d’autres, c’est la répression féroce qui est organisée, comme au Paraguay, où en 1945 Morinigo dissout les syndicats qui avaient prospéré depuis les années trente et, en 1947, la répression d’un mouvement de lutte est impitoyable. L’alliance du parti stalinien et de l’impérialisme à l’échelle mondiale se traduit, là aussi, par une entente contre la classe ouvrière. En Haïti, face à une contestation populaire montante, le PCH, parti stalinien haïtien, s’autodissous pour ne pas gêner le nouveau président Dumarsais Estimé, qui présente une démagogie noire anti-métisses. L’année 1946 est celle l’effervescence générale et une année de grève (marins, électriciens, cheminots et ouvriers agricoles, notamment). Un tiers des travailleurs d’Haïti adhèrent brutalement aux syndicats. Cependant, les leaders populaires ne sont pas des dirigeants ouvriers. Ce sont des leaders bourgeois : Fignolé, Déjoie et … Duvalier !

… A suivre ….

Notes :

[1] La Pravda écrit alors : « En Catalogne, l’élimination des trotstkystes et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé ; elle sera conduite avec la même énergie qu’en URSS. »

[2] « En 1941, dans une interview au New York Times, Roosevelt n’avait pas hésité à déclarer : « Si nous voyons que l’Allemagne est en train de gagner la guerre, nous devons aider la Russie. Si nous voyons que la Russie est en train de gagner, nous devons aider l’Allemagne et ainsi les laisser se tuer le plus possible. » Cité par André Fontaine dans « Histoire de la guerre froide ».

[3] Lord Halifax, président du Conseil anglais, déclarait en novembre 1937 au Führer : « En empêchant le communisme dans votre pays, vous avez interdit son expansion à l’Ouest. » (cité par André Fontaine dans « Histoire de la guerre froide »)

[4] 1]En réalité, la S.D.N. est devenue une pièce secondaire sur l’échiquier des combinaisons impérialistes. L’essentiel du travail diplomatique, réalisé maintenant dans le dos de Genève [2] consiste en la recherche d’alliances militaires, c’est-à-dire la préparation fiévreuse d’un nouveau massacre. Parallèlement, les armements augmentent, un mouvement auquel l’Allemagne fasciste a donné une impulsion nouvelle, gigantesque [[3]
3. L’effondrement de la S.D.N. est indissolublement lié au début de celui de l’hégémonie française sur le continent européen. La puissance démographique et économique de la France s’est révélée, comme on pouvait s’y attendre, trop étroite comme base du système de Versailles. L’impérialisme français, armé jusqu’aux dents, et n’ayant un caractère défensif en apparence que dans la mesure où il est contraint de défendre par des accords légitimés les fruits de ses vols et de ses pillages, demeure essentiellement l’un des facteurs les plus importants d’une nouvelle guerre.
Sous le poids de contradictions insurmontables et des conséquences de sa défaite, le capitalisme allemand a été obligé de déchirer le corset du pacifisme démocratique, et il constitue maintenant la principale menace pour le système de Versailles. Les combinaisons entre Etats, sur le continent européen, suivent encore pour l’essentiel la ligne entre vainqueurs et vaincus. L’Italie tient la place d’un intermédiaire traître, prêt à vendre son amitié au plus fort, au moment décisif, comme elle l’a fait pendant la dernière guerre. L’Angleterre essaie de préserver son « indépendance » —qui n’est plus que l’ombre de son « splendide isolement » d’autrefois— dans l’espoir d’utiliser les antagonismes en Europe et les contradictions entre Europe et Amérique, les conflits qui s’annoncent en Extrême-Orient. Mais l’Angleterre dominatrice a moins de succès encore dans ses desseins. Terrifiée par la désintégration de son empire, par le mouvement révolutionnaire en Inde, l’instabilité de ses positions en Chine, la bourgeoisie britannique dissimule derrière la révoltante hypocrisie de MacDonald [[4] et Henderson sa politique cupide et lâche d’attentisme et de manoeuvres qui constitue à son tour l’une des principales sources de l’instabilité générale d’aujourd’hui et des catastrophes de demain.
4. La guerre et l’après-guerre ont profondément modifié la situation intérieure et internationale des Etats-Unis. La gigantesque supériorité économique des Etats-Unis sur l’Europe, et par conséquent sur le monde, a permis à la bourgeoisie des Etats-Unis d’apparaître pendant le premier après-guerre comme un « conciliateur » impartial, défenseur de la « liberté des mers » et de la « porte ouverte ». La crise de l’industrie et des affaires a cependant révélé avec une force terrifiante les perturbations de l’ancien équilibre mondial qui avait trouvé un soutien suffisant dans son marché intérieur. Cette voie est complètement épuisée.
Bien entendu, la supériorité économique des Etats-Unis n’a pas disparu ; au contraire, elle a même grandi potentiellement du fait
de la désintégration accentuée de l’Europe. Mais les vieilles formes par lesquelles se manifestait sa supériorité —technique industrielle, balance commerciale, stabilité du dollar, endettement de l’Europe— ont perdu leur actualité ; son avance technique n’est plus utilisée, sa balance commerciale est défavorable, le dollar baisse, les dettes ne sont pas payées. La supériorité des Etats-Unis doit s’exprimer dans des formes nouvelles dont la voie ne peut être ouverte que par la guerre.
Le mot d’ordre de la « porte ouverte » en Chine se révèle impuissant face à quelques divisions japonaises. Washington mène sa politique en Extrême-Orient de façon à pouvoir provoquer au moment le plus propice un conflit armé entre l’U.R.S.S. et le Japon, afin d’affaiblir l’un et l’autre et d’élaborer son plan stratégique ultérieur en fonction de l’issue de cette guerre. Tout en poursuivant par inertie la discussion sur la libération des Philippines[ [5], les impérialistes américains sont en réalité en train de se préparer une base militaire en Chine afin de pouvoir à l’étape suivante, dans le cas d’un conflit avec la Grande-Bretagne, poser la question de la « libération » de l’Inde. Le capitalisme des Etats-Unis se heurte aux mêmes problèmes qui ont poussé l’Allemagne en 1914 sur le chemin de la guerre. Le monde est partagé ? Il faut refaire le partage. Pour l’Allemagne, il s’agit d’« organiser » l’Europe. Les Etats-Unis doivent « organiser » le monde. L’histoire est en train de confronter l’humanité à l’éruption volcanique de l’impérialisme américain.
5. Le capitalisme tardif du Japon, nourri des sucs de l’arriération, de la pauvreté et de la barbarie, est conduit par des ulcères et des abcès internes insupportables sur la voie du pillage et de la piraterie continuels. L’absence de base industrielle propre et l’extrême précarité de tout son système social font du capitalisme japonais le plus agressif et le plus débridé. L’avenir montrera cependant que, derrière cette agressivité cupide, il n’y a que peu de force réelle. Le Japon peut être le dernier à donner le signal de la guerre ; mais, de ce Japon féodal, déchiré par toutes les contradictions qui étreignaient la Russie tsariste, peut monter, plus tôt qu’ailleurs, l’appel de la révolution.
6. Il serait cependant trop aventureux de prédire avec précision quand et où sera tiré le premier coup. Sous l’influence du traité soviéto-américain [[6] et de ses propres difficultés internes, le Japon peut battre en retraite pour un temps. Mais les mêmes circonstances peuvent au contraire obliger la camarilla japonaise à se hâter de frapper quand il est temps encore. Le gouvernement français se résoudra-t-il à une guerre « préventive » et cette guerre ne se transformera-t-elle pas, avec l’aide de l’Italie, en mêlée générale ? Ou, au contraire, tout en gagnant du temps et en manoeuvrant, la France, sous la pression de l’Angleterre, ne s’engagera-t-elle pas dans un accord avec Hitler, lui ouvrant la route d’une attaque à l’Est ?
La péninsule des Balkans ne sera-t-elle pas une fois de plus l’instigatrice de la guerre ? Ou bien l’initiative en sera-t-elle prise cette fois par les pays danubiens ? La multitude des facteurs et l’enchevêtrement des forces en conflit empêchent de faire un pronostic concret. Mais la tendance générale est claire : la période d’après-guerre a simplement été transformée en intervalle entre deux guerres, un intervalle qui s’évanouit sous nos yeux. Le capitalisme planifié corporatif ou d’Etat qui va la main dans la main avec l’Etat autoritaire, bonapartiste ou fasciste, demeure une utopie et un mensonge dans la mesure où il s’assigne officiellement la tâche d’une économie nationale harmonieuse sur la base de la propriété privée. Mais il est une réalité menaçante dans la mesure où il concentre toutes les forces économiques de la nation pour la préparation d’une nouvelle guerre. Le travail avance aujourd’hui à toute vitesse. Une nouvelle guerre mondiale frappe à la porte. Elle sera plus cruelle et plus destructive que la précédente. Ce fait même fait de l’attitude vis-à-vis de la guerre qui vient la question clé de la politique prolétarienne.
L’U.R.S.S. et la guerre impérialiste
7. A une échelle historique, l’antagonisme entre l’impérialisme mondial et l’Union soviétique est infiniment plus profond que les antagonismes qui opposent les uns aux autres les pays capitalistes. Mais la contradiction de classe entre l’Etat ouvrier et les Etats capitalistes a une acuité qui varie en fonction de l’évolution de l’Etat ouvrier et des changements de la situation mondiale.
Le développement monstrueux de la bureaucratie soviétique et les difficiles conditions d’existence des masses travailleuses ont terriblement dégradé le pouvoir d’attraction de l’U.R.S.S. vis-à-vis de la classe ouvrière mondiale. Les lourdes défaites de l’I.C. et de la politique extérieure nationale pacifiste du gouvernement soviétique n’ont pu, à leur tour, que diminuer les appréhensions de la bourgeoisie mondiale. Finalement, la nouvelle aggravation des contradictions internes du monde capitaliste oblige les gouvernements d’Europe et d’Amérique à aborder l’U.R.S.S. à cette étape, non du point de vue de la question principale, capitalisme ou socialisme, mais de celui du rôle conjoncturel de l’Etat soviétique dans la lutte entre les puissances impérialistes. Les pactes de non-agression [[7] , la reconnaissance de l’U.R.S.S. par le gouvernement de Washington, etc., sont les manifestations de cette situation internationale. Les efforts persistants de Hitler pour légaliser le réarmement allemand en soulignant le « danger à l’Est » ne rencontrent encore aucun écho, surtout de la France et de ses satellites, précisément parce que le danger révolutionnaire que constitue le communisme a perdu son acuité, en dépit de la terrible crise. Les succès diplomatiques de l’Union soviétique sont à attribuer, au moins dans une large mesure, à l’extrême affaiblissement de la révolution internationale.
8. Ce serait pourtant une erreur fatale de considérer qu’une intervention armée contre l’Union soviétique est entièrement exclue de l’ordre du jour. Si les relations conjoncturelles sont moins tendues, les contradictions entre les systèmes sociaux subsistent pleinement. Le déclin continu du capitalisme conduira les gouvernements bourgeois à de grandes décisions. Toute guerre importante —quels qu’en soient les motifs initiaux— posera carrément la question de l’intervention militaire contre l’U.R.S.S., pour infuser du sang frais dans les veines sclérotiques du capitalisme.
L’incontestable et profonde dégénérescence bureaucratique de l’Etat soviétique de même que le caractère national-conservateur de sa politique extérieure ne modifient pas la nature sociale de l’Union soviétique en tant que premier Etat ouvrier. Toutes sortes de théories démocratiques, idéalistes, ultra-gauchistes et anarchistes, ignorant le caractère des rapports de propriété soviétiques, socialiste dans ses tendances, niant ou ergotant à propos de la contradiction de classe entre l’U.R.S.S. et les Etats bourgeois, aboutiraient inéluctablement, surtout en cas de guerre, à des illusions politiques contre-révolutionnaires.
La défense de l’Union soviétique contre les coups des ennemis capitalistes, indépendamment des origines et des causes immédiates du conflit, est le devoir élémentaire et impératif de toute organisation ouvrière honnête.
La « défense nationale »
9. L’Etat national créé par le capitalisme dans sa lutte contre le régionalisme médiéval est devenu l’arme classique du capitalisme. Mais, à peine né, il devient un frein au développement économique et culturel. La contradiction entre les forces productives et le cadre de l’Etat national, en conjonction avec la contradiction principale —entre les forces productives et la propriété privée des moyens de production—, a fait de la crise du capitalisme celle du système social mondial.
10. Si les frontières des Etats pouvaient être effacées d’un seul coup, les forces productives, même sous le capitalisme, pourraient continuer à s’élever pendant un certain temps —au prix, il est vrai, d’innombrables sacrifices— à un niveau supérieur. Avec l’abolition de la propriété privée des moyens de production, les forces productives peuvent, comme le montre l’expérience de l’U.R.S.S., atteindre un niveau plus élevé même dans le cadre d’un seul Etat. Mais seule l’abolition de la propriété privée, avec celle des frontières d’Etat entre nations, peut créer les conditions d’un système économique nouveau, la société socialiste.
11. La défense de l’Etat national, d’abord dans l’Europe balkanisée —le berceau de l’Etat national—, est au plein sens du terme une tâche réactionnaire. L’Etat national, avec ses frontières, ses passeports, son système monétaire, ses douanes, ses douaniers, est devenu un obstacle terrible au développement économique et culturel de l’humanité. La tâche du prolétariat n’est pas de défendre l’Etat national, mais de le liquider complètement et définitivement.
12. Si l’Etat national actuel représentait un facteur progressiste, il faudrait le défendre indépendamment de sa forme politique, et, bien entendu, sans s’occuper de savoir qui « a commencé » la guerre. Il est absurde d’obscurcir la question de la fonction historique d’un Etat national par celle de la « culpabilité » d’un gouvernement donné. Doit-on refuser de sauver une maison d’habitation parce que le feu y a pris du fait de l’insouciance, voire de la malveillance de son propriétaire ? Mais il s’agit précisément ici d’une maison donnée, construite non pour la vie, mais pour la mort. Pour que les peuples puissent vivre, il faut raser jusqu’à ses fondations la structure de l’Etat national.
13. Un « socialiste » qui prêche la défense nationale est un petit-bourgeois réactionnaire au service du capitalisme en déclin. Ne pas se lier en temps de guerre à l’Etat national, suivre la carte, non de la guerre, mais de la lutte des classes, n’est possible que pour un parti qui a déjà déclaré une guerre inexpiable à l’Etat national en temps de paix. C’est seulement en réalisant pleinement le rôle objectivement réactionnaire de l’Etat impérialiste que l’avant-garde prolétarienne s’immunise contre toutes les sortes de social-patriotisme. Cela signifie qu’une rupture réelle avec l’idéologie et la politique de « défense nationale » n’est possible que du point de vue de la révolution prolétarienne internationale.
La question nationale et la guerre impérialiste
14. La classe ouvrière n’est pas indifférente à sa nation. Au contraire, c’est parce que l’histoire place entre ses mains le destin de la nation que la classe ouvrière refuse de confier à l’impérialisme la tâche de la liberté et de l’indépendance nationale vis-à-vis de l’impérialisme, lequel ne « sauve » la nation que pour la soumettre le lendemain à de nouveaux dangers pour les intérêts d’une minorité insignifiante d’exploiteurs.
15. Ayant utilisé la nation pour son développement, le capitalisme n’a nulle part, dans aucune région du monde, pleinement résolu le problème national. Les frontières de l’Europe de Versailles sont taillées dans la chair des nations. L’idée de retailler l’Europe capitaliste pour faire coïncider les limites des Etats avec celles des nations est la plus pure des utopies. Aucun gouvernement ne cédera un pouce de son territoire face à des moyens pacifiques. Une nouvelle guerre taillerait de nouveau l’Europe conformément à la carte de la guerre, et non aux limites des nations. La tâche d’autodétermination nationale complète et de coopération pacifique de tous les peuples d’Europe ne peut être résolue que sur la base de l’unification économique de l’Europe, débarrassée de la tutelle de la bourgeoisie. Le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe n’est pas seulement celui du salut des peuples balkaniques et danubiens, mais aussi de celui des peuples allemand et français.
16. Une place particulièrement importante revient à la question des pays coloniaux et semi-coloniaux d’Orient qui combattent pour un Etat national indépendant. Leur lutte est incontestablement progressiste : arrachant les peuples arriérés à l’asiatisme, au régionalisme, à la soumission à l’étranger, ils portent des coups sévères aux Etats impérialistes. Mais il faut avant tout comprendre clairement que les révolutions tardives d’Asie et d’Afrique sont incapables d’ouvrir une nouvelle étape de renaissance de l’Etat national. La libération des colonies sera simplement un épisode gigantesque de la révolution socialiste mondiale, exactement comme le soulèvement démocratique tardif en Russie —qui était elle aussi un pays semi-colonial— ne constitua que la préface de la révolution socialiste.
17. En Amérique du Sud, où un capitalisme tardif et déjà décadent connaît les conditions d’une existence semi-féodale, c’est-à-dire semi-servile, les antagonismes mondiaux créent une lutte aiguë entre cliques compradores, des soulèvements continuels à l’intérieur des Etats, et des conflits armés entre Etats. La bourgeoisie américaine, qui a été capable, pendant sa montée historique, d’unir en une seule fédération la moitié nord du continent américain, utilise maintenant toute la puissance qu’elle en a retirée pour diviser, affaiblir, réduire en esclavage la moitié sud. L’Amérique centrale et l’Amérique du Sud ne pourront s’arracher à l’arriération et à l’esclavage qu’en unissant leurs Etats dans une fédération puissante. Mais ce n’est pas la tardive bourgeoisie sud-américaine, agence vénale de l’impérialisme étranger, qui sera appelée à résoudre cette tâche, mais le jeune prolétariat sud-américain, dirigeant choisi par les masses opprimées. Le mot d’ordre, dans la lutte contre la violence et les intrigues de l’impérialisme mondial et contre la sanglante besogne des cliques indigènes compradores, est donc : Etats-Unis soviétiques d’Amérique centrale et du Sud.
Le problème national se confond partout avec le problème social. Seule la conquête du pouvoir par le prolétariat mondial peut assurer une liberté de développement réelle et durable à toutes les nations de notre planète.
La défense de la démocratie
18. Le mensonge de la défense nationale se couvre, dans tous les cas où c’est possible, du mensonge complémentaire de la défense de la démocratie. Si les marxistes, même maintenant, à l’époque de l’impérialisme, n’identifient pas la démocratie au fascisme et sont prêts, à n’importe quel moment, à opposer une résistance au fascisme qui attaque la démocratie, le prolétariat ne doit-il pas, en temps de guerre également, soutenir les gouvernements démocratiques contre les gouvernements fascistes ?
Sophisme grossier ! Nous défendons la démocratie contre le fascisme au moyen des organisations et par les méthodes du prolétariat. Contrairement à la social-démocratie, nous ne donnons pas mandat pour cette défense à l’Etat de la bourgeoisie (« Staat, greif zu ! »). Mais si nous demeurons irréductiblement opposés au gouvernement le plus démocratique en temps de paix, pouvons-nous prendre sur nous, ne fût-ce qu’une ombre de responsabilité pour lui, en temps de guerre, quand toutes les abjections et tous les crimes du capitalisme revêtent la forme la plus brutale et la plus sanglante ?
19. Une guerre moderne entre de grandes puissances signifie non pas un conflit entre démocratie et fascisme, mais une lutte entre deux impérialismes pour un nouveau partage du monde. En outre, la guerre doit inévitablement revêtir un caractère international, et l’on trouvera dans l’un et l’autre camp aussi bien des Etats fascistes (semi-fascistes, bonapartistes, etc.) que des Etats « démocratiques ». La forme républicaine de l’impérialisme français ne l’empêchait pas en temps de paix de s’appuyer sur la dictature militaro-bourgeoise en Pologne, en Yougoslavie et en Roumanie, et elle ne l’empêchera pas en cas de besoin de restaurer la monarchie austro-hongroise pour en faire une barrière contre la réunion de l’Autriche à l’Allemagne. Enfin, en France même, la démocratie parlementaire, déjà passablement affaiblie aujourd’hui, serait sans doute l’une des premières victimes de la guerre, si elle n’était renversée avant.
20. La bourgeoisie de plusieurs pays civilisés a déjà montré et continue de montrer qu’en cas de danger intérieur elle remplacera sans hésiter la forme parlementaire de sa domination par la forme autoritaire, dictatoriale, bonapartiste ou fasciste. Elle réalisera un tel changement d’autant plus vite et d’autant plus résolument pendant la guerre, quand ses intérêts fondamentaux de classe seront dix fois plus menacés par les dangers extérieurs et intérieurs. Dans ces conditions, le soutien par le parti ouvrier de « son » impérialisme national pour sa fragile coque démocratique signifierait le renoncement à une politique indépendante et la démoralisation chauvine des ouvriers, c’est-à-dire la destruction de la seule force capable de sauver l’humanité de la guerre.
21. « La lutte pour la démocratie » en temps de guerre signifiera avant tout la lutte pour la sauvegarde de la presse et des organisations ouvrières contre les déchaînements de la censure et des autorités militaires. Sur le terrain de ces tâches, l’avant-garde révolutionnaire recherchera le front unique avec les autres organisations ouvrières —contre son propre gouvernement démocratique— mais en aucun cas ne recherchera l’union avec son gouvernement contre le pays ennemi.
22. Une guerre impérialiste se situe au-dessus de la question de la forme du pouvoir étatique du capital. Elle pose devant toute bourgeoisie nationale la question du sort du capitalisme national et devant les bourgeoisies de tous les pays la question du sort du capitalisme en général. C’est seulement ainsi que le prolétariat doit lui aussi poser la question : capitalisme ou socialisme, triomphe de l’un des camps impérialistes ou révolution prolétarienne ?
La défense des petits Etats neutres
23. Le concept de défense nationale, surtout quand il coïncide avec l’idée de la défense de la démocratie, peut très facilement abuser des ouvriers des pays petits et neutres —Suisse, partiellement Belgique ou pays scandinaves— lesquels, étant incapables de s’engager dans une politique indépendante de conquêtes, ont placé la défense de leurs frontières nationales à la hauteur d’un dogme absolu. Mais, précisément, l’exemple de la Belgique nous montre comment la neutralité formelle est remplacée par un système de pactes impérialistes, et comment, inévitablement, la guerre de « défense nationale » mène à une paix annexionniste. Le caractère de la guerre n’est pas déterminé par l’épisode initial pris en lui-même (« violation de la neutralité », « invasion », etc.) mais par les forces motrices de la guerre, son développement et les conséquences qu’il entraîne finalement.
24. On peut accepter sans discussion l’idée que la bourgeoisie suisse ne prendra pas l’initiative d’une guerre. En ce sens, elle a formellement plus de droit qu’une autre bourgeoisie à parler de sa position défensive. Mais, à partir du moment où la Suisse peut se trouver engagée dans une guerre par le cours des événements, elle entrera dans le conflit des puissances mondiales à la poursuite de buts également impérialistes. Si sa neutralité était violée, la bourgeoisie suisse s’allierait au plus fort des deux qui l’attaqueraient sans se préoccuper de savoir qui aurait la plus grande responsabilité dans la violation de sa neutralité, ni dans lequel des deux camps il y aurait le plus de « démocratie ». Ainsi, pendant la dernière guerre, la Belgique, alliée du tsarisme, n’a pas le moins du monde quitté le camp des Alliés quand, au cours de la guerre, ces derniers ont jugé bon de violer la neutralité de la Grèce.
Seul un triste petit-bourgeois sans espoir, sorti d’un misérable village suisse comme Robert Grimm [[8], peut sérieusement penser que la guerre mondiale dans laquelle il est entraîné se mène pour la défense de l’indépendance de la Suisse. De même que la dernière guerre a balayé la neutralité de la Belgique, de même la nouvelle ne laissera pas trace de l’indépendance suisse. Qu’après la guerre, la Suisse retrouve son unité d’Etat, même son indépendance, ou qu’elle soit divisée entre la France, l’Allemagne et l’Italie, dépend de facteurs européens et mondiaux parmi lesquels la « défense nationale » de la Suisse sera secondaire.
Nous voyons donc que, pour la Suisse également, laquelle n’a pas de colonies, et où l’idée de défense nationale apparaît sous sa forme la plus pure, les lois de l’impérialisme ne souffrent pas d’exception. A l’exigence de la bourgeoisie suisse, « Ralliez la politique de défense nationale », le prolétariat suisse doit répliquer par une politique de défense de classe qui lui permette de passer ensuite à l’offensive révolutionnaire.
La IIe Internationale et la guerre
25. L’exigence de la défense nationale découle du dogme selon lequel la solidarité nationale serait au-dessus de la lutte des classes. En fait, aucune classe possédante n’a jamais reconnu la défense de la patrie en tant que telle, c’est-à-dire dans toutes les conditions : elle a seulement couvert par cette formule la défense de sa propre situation privilégiée dans cette patrie. Les classes dominantes qui ont été renversées sont toujours devenues « défaitistes », c’est-à-dire qu’elles ont toujours été prêtes à restaurer leurs privilèges à l’aide des armes étrangères [[9]
Les classes opprimées qui n’ont pas conscience de leurs intérêts et ont l’habitude des sacrifices, prennent le mot d’ordre de « défense nationale » pour argent comptant, c’est-à-dire comme un devoir absolu, au-dessus des classes. Le crime historique majeur des partis de la IIe Internationale est de nourrir et de renforcer les habitudes serviles et les traditions d’opprimés, neutralisant leur indignation révolutionnaire et faussant la conscience de classe par des idées patriotiques.
Si le prolétariat européen n’a pas renversé la bourgeoisie à la fin de la grande guerre, si l’humanité se débat aujourd’hui dans les tourments de la crise, si une nouvelle guerre menace de faire de villes et villages des monceaux de ruines, la responsabilité principale de ces crimes et de ces désastres incombe à la IIe Internationale.
26. La politique du social-patriotisme fait que les masses sont désarmées devant le fascisme. Si, en temps de guerre, il faut rejeter la lutte de classes au nom des intérêts de la nation, alors il faut aussi abjurer le « marxisme » en temps de crise économique grave, qui ne menace pas moins la nation que ne le fait la guerre. Rosa Luxemburg 10 retournent leur veste d’un seul coup et sont prêts à saluer une guerre préventive de la bourgeoisie française contre Hitler. La IIe Internationale a amnistié sans la moindre difficulté Wels et Cie [[12] qui, dès demain, si la bourgeoisie allemande leur fait signe, redeviendront des patriotes ardents.
28. Les socialistes français, belges, etc., ont répondu aux événements d’Allemagne par une alliance ouverte avec leur propre bourgeoisie sur la question de la « défense nationale ». La social-démocratie française et les syndicats réformistes parlent dans leurs congrès de l’inhumanité des guerres en général, entendant par là surtout une guerre de revanche de la part de l’Allemagne.
Les partis qui soutiennent les brutalités du brigandage colonial, où il s’agit seulement d’arracher de nouveaux profits, soutiendront les yeux fermés tout gouvernement national dans une grande guerre où il s’agira du sort de la république bourgeoise elle-même.
29. L’incompatibilité de la politique social-démocrate avec les intérêts historiques du prolétariat est incomparablement plus profonde et plus aiguë aujourd’hui qu’à la veille de la guerre impérialiste. La lutte contre les préjugés patriotiques des masses signifie avant tout une lutte sans merci contre la IIe Internationale en tant qu’organisation, programme, drapeau.
Le centrisme et la guerre
30. La première guerre impérialiste avait complètement dissous la IIe Internationale en tant que parti révolutionnaire, et créé ainsi la nécessité, comme la possibilité, de fonder la IIIe Internationale. Mais la « révolution » républicaine en Allemagne et en Autriche-Hongrie [[13], la démocratisation du droit de vote dans nombre de pays, les concessions de la bourgeoisie européenne, effrayée, dans le domaine de la législation sociale au cours des premières années de l’après-guerre —tout cela, en conjonction avec la désastreuse politique des épigones du léninisme, a donné à la IIe Internationale un répit considérable, non plus en tant que parti révolutionnaire, mais en tant que parti ouvrier conservateur-libéral de réformes pacifiques. Très vite, cependant —et finalement avec l’explosion de la dernière crise—, toutes les possibilités dans la voie des réformes se révélèrent épuisées. La bourgeoisie passait à la contre-attaque. Traîtreusement, la social-démocratie abandonnait un acquis après l’autre. Toutes les sortes de réformisme —socialisme municipal, parlementaire, syndical, coopératif— ont subi dans les dernières années faillites et catastrophes irréparables. Le résultat est que la préparation d’une nouvelle guerre trouve la IIe Internationale la nuque brisée. Les partis social-démocrates traversent un intense processus de décoloration. Le réformisme consistant revêt des couleurs nouvelles : il se tait ou il fait scission. A sa place, différentes nuances de centrisme, sous la forme de nombreuses fractions dans les vieux partis, ou d’organisations indépendantes.
31. Sur la question de la défense de la patrie, les réformistes masqués et les centristes de droite (Léon Blum, H. De Man, Robert Grimm, Martin Tranmael, Otto Bauer [[14] ont de plus en plus recours aux formules diplomatiques confuses et conditionnelles, calculées en même temps pour apaiser la bourgeoisie et duper les travailleurs. Ils proposent des « plans » économiques et une série de revendications sociales, promettant de défendre la patrie contre le « fascisme » étranger, dans la mesure où la bourgeoisie nationale soutiendra leur programme. Leur objectif, en posant ainsi la question, est d’obscurcir la question du caractère de classe de l’Etat en esquivant le problème de la conquête du pouvoir, et, sous le couvert d’un plan « socialiste », d’entraîner le prolétariat dans la défense de la patrie capitaliste.
32. Les centristes de gauche, qui se caractérisent à leur tour par leurs nombreuses nuances (S.A.P. d’Allemagne, O.S.P. de Hollande,
I.L.P. d’Angleterre, les groupes Zyromski, Pivert [[15] et autres en France), en arrivent en paroles à refuser la défense nationale. Mais ils ne tirent pas les conclusions pratiques de ce refus. La plus grande partie de leur internationalisme, sinon ses neuf dixièmes, garde un caractère platonique. Ils ont peur de rompre avec les centristes de droite ; au nom de la lutte contre le « sectarisme », ils luttent contre le marxisme, refusent de combattre pour une Internationale révolutionnaire et restent dans la IIe, à la tête de laquelle se trouve le laquais du roi, Vandervelde. Exprimant à certains moments la poussée à gauche des masses, les centristes, en dernière analyse, freinent le regroupement révolutionnaire à l’intérieur du prolétariat et freinent par conséquent la lutte contre la guerre.
33. Par son essence même, le centrisme signifie absence d’enthousiasme et hésitation. Mais, moins que tout autre, le problème de la guerre est favorable à une politique d’hésitations. Pour les masses, le centrisme n’est toujours qu’une étape transitoire. Le danger croissant de guerre ne fera qu’accentuer la différenciation au sein des groupes centristes qui dominent aujourd’hui le mouvement ouvrier. L’avant-garde prolétarienne sera d’autant mieux armée pour la lutte contre la guerre qu’elle se sera plus tôt et plus complètement libérée de la toile d’araignée du centrisme. Il est absolument nécessaire, pour l’emporter dans cette voie, de poser clairement et sans concession toutes les questions liées à la guerre.
La diplomatie soviétique et la révolution internationale
34. Après la conquête du pouvoir, le prolétariat lui-même passe sur la position de la « défense de la patrie ». Mais, à partir de là, cette formule prend un contenu entièrement nouveau. L’Etat ouvrier isolé n’est pas une entité qui se suffit à elle-même, mais seulement un terrain d’exercice pour la révolution mondiale. En défendant l’U.R.S.S., le prolétariat ne défend pas des frontières nationales, mais une dictature socialiste temporairement bornée par des frontières nationales. C’est seulement la compréhension profonde que la révolution prolétarienne ne peut être achevée à l’intérieur d’un cadre national, que, sans la victoire du prolétariat dans les pays avancés, tous les succès de la construction socialiste en U.R.S.S. sont voués à l’échec, qu’en dehors de la révolution internationale il n’est de salut pour aucun pays au monde, que la société socialiste ne peut être construite que sur la base d’une coopération internationale —ce sont seulement des convictions solidement ancrées dans le sang et la moelle qui peuvent créer une base sûre pour une politique prolétarienne révolutionnaire en cas de guerre.
35. La politique étrangère des Soviets, découlant de la théorie du socialisme dans un seul pays, c’est-à-dire ignorant en fait les problèmes de la révolution internationale, repose sur une double base : le désarmement général et la condamnation de l’agression. Que le gouvernement soviétique, à la recherche de garanties diplomatiques, ait dû recourir à une présentation formelle des problèmes de la guerre et de la paix, cela provient des conditions de l’encerclement capitaliste. Mais ces méthodes d’adaptation à l’ennemi, imposées par la faiblesse de la révolution internationale, et, dans une large mesure, par les fautes antérieures du gouvernement soviétique lui-même, ne peuvent en aucune façon être érigées à la hauteur d’un système universel. Mais les actes et les discours de la diplomatie soviétique, qui ont beaucoup transgressé les limites des compromis pratiques inévitables et admissibles, ont été érigés en base inviolable et sacrée de la politique internationale de la IIIe Internationale, et sont devenus la source des illusions pacifistes et des bévues social-patriotiques les plus flagrantes.
36. Le désarmement n’est pas un moyen contre la guerre, puisque —ainsi que l’a montré l’expérience même de l’Allemagne— le désarmement épisodique n’est qu’une étape sur la route d’un nouveau réarmement. La possibilité d’un réarmement nouveau et très rapide est inhérente à la technique industrielle moderne. Le désarmement « général », même s’il pouvait être réalisé, signifierait seulement le renforcement de la supériorité des pays industriels les plus puissants. Un « désarmement de 50% » n’est pas la voie du désarmement complet, mais celle du réarmement total à 100%. Présenter le désarmement comme « le seul moyen d’empêcher la guerre », c’est égarer les ouvriers au profit d’un front commun avec les pacifistes petits-bourgeois.
37. Nous ne pouvons un seul instant discuter le droit du gouvernement soviétique de définir avec la plus grande précision le terme d’agression dans tout accord avec les impérialistes. Mais, tenter de transformer cette formule conditionnelle légaliste en un régulateur suprême des rapports internationaux, c’est substituer des critères conservateurs aux critères révolutionnaires, réduire la politique internationale du prolétariat à la défense des annexions existantes et des frontières tracées par la force.
38. Nous ne sommes pas des pacifistes. Nous considérons une guerre révolutionnaire comme un des moyens de la politique prolétarienne au même titre qu’une insurrection. Notre attitude vis-à-vis de la guerre n’est pas déterminée par la formule légaliste de l’« agression », mais par la question de savoir quelle classe fait la guerre, pour quels objectifs. Dans le conflit entre Etats, comme dans la lutte de classes, « défense » et « agression » ne sont que des questions relevant de la pratique, non d’une forme juridique ou éthique. Le seul critère de l’agression fournit une base pour soutenir la politique social-patriotique de MM. Léon Blum, Vandervelde et autres, lesquels, grâce à Versailles, ont la possibilité de défendre un butin impérialiste tout en ayant l’air de défendre la paix.
39. La célèbre formule de Staline : « Nous ne voulons pas un pouce de sol étranger, mais nous n’abandonnerons pas un pouce du nôtre », représente un programme conservateur pour le maintien du statu quo en contradiction radicale avec la nature agressive de la révolution prolétarienne. L’idéologie du socialisme dans un seul pays conduit inévitablement à embrouiller la question du rôle réactionnaire de l’Etat national, à la conciliation avec lui, à son idéalisation, à la réduction de l’importance de l’internationalisme révolutionnaire.
40. Les dirigeants de la IIIe Internationale justifient la politique de la diplomatie soviétique en expliquant que l’Etat ouvrier doit utiliser les contradictions à l’intérieur du camp de l’impérialisme. Cette affirmation, incontestable en elle-même, a cependant besoin d’être concrétisée.
La politique extérieure de toute classe est la continuation et le développement de sa politique intérieure. Si le prolétariat au pouvoir doit discerner et utiliser les contradictions dans le camp de ses ennemis extérieurs, le prolétariat qui lutte pour le pouvoir doit savoir discerner et utiliser les contradictions dans le camp de ses ennemis de l’intérieur. Le fait que la IIIe Internationale se soit révélée absolument incapable de comprendre et d’utiliser les contradictions entre la politique réformiste et le fascisme a directement conduit à la plus grande défaite du prolétariat et l’a confronté au danger d’une nouvelle guerre.
D’un autre côté, les contradictions entre les gouvernements impérialistes ne doivent pas être utilisées d’un autre point de vue que celui de la révolution internationale. La défense de l’U.R.S.S. n’est concevable que si l’avant-garde prolétarienne internationale est indépendante de la politique de la diplomatie soviétique ; que si elle jouit d’une totale liberté de dévoiler ses méthodes nationalistes conservatrices dirigées contre les intérêts de la révolution internationale, et, ainsi, du coup, contre ceux de l’Union soviétique.
L’U.R.S.S. et les combinaisons impérialistes
41. Le gouvernement soviétique est en train de changer d’attitude à l’égard de la S.D.N. [[16] . La IIIe Internationale, comme d’habitude, répète servilement les mots et les gestes de la diplomatie soviétique. Toutes sortes d’« ultra-gauches » prennent avantage de ce tournant pour reléguer une fois de plus l’Union soviétique parmi les Etats bourgeois. La social-démocratie, en fonction de ses considérations nationales propres, interprète la « réconciliation » de l’U.R.S.S. avec la S.D.N. comme une preuve du caractère bourgeois nationaliste de la politique de Moscou, ou, au contraire, comme la réhabilitation de la S.D.N. et, en général, de toute l’idéologie pacifiste. Dans cette question également, le point de vue marxiste n’a rien de commun avec l’une quelconque de ces appréciations de petits-bourgeois.
Notre attitude de principe vis-à-vis de la S.D.N. ne diffère pas de notre attitude vis-à-vis de chaque Etat impérialiste en particulier, qu’il en soit membre ou non. Les manoeuvres de l’Etat soviétique entre les gouvernements impérialistes antagonistes supposent également une politique de manoeuvres avec la S.D.N. Tant que le Japon et l’Allemagne en étaient membres, elle menaçait de devenir une arène pour un accord aux dépens de l’U.R.S.S. entre les plus importants des brigands impérialistes. Après le départ de la S.D.N. des plus immédiats et pires ennemis de l’Union soviétique, l’Allemagne et le Japon, elle s’est partiellement modifiée, pour devenir un bloc des alliés et vassaux de l’impérialisme français et partiellement un champ de bataille entre la France, l’Angleterre et l’Italie. Telle ou telle combinaison avec la S.D.N. peut être imposée à l’Union soviétique qui navigue entre deux blocs impérialistes qui lui sont par essence également hostiles.
42. Tout en se rendant compte avec réalisme de la situation existante, l’avant-garde prolétarienne doit en même temps mettre au premier plan les considérations suivantes :
a) La nécessité pour l’U.R.S.S., seize ans et plus après la révolution d’Octobre, de rechercher un rapprochement avec la S.D.N. et de le couvrir de formules pacifistes abstraites est le résultat de l’extrême affaiblissement de la révolution prolétarienne internationale, et, par là, de la position internationale de l’U. R. S. S.
b) Les formulations pacifistes abstraites de la diplomatie soviétique, les compliments qu’elle adresse à la S.D.N. n’ont rien de commun avec la politique du parti prolétarien international, qui refuse d’endosser leurs responsabilités, et, au contraire, dénonce leur vide et leur hypocrisie afin de mieux mobiliser le prolétariat sur la base d’une claire compréhension des forces et antagonismes réels.
43. Dans la situation existante, une alliance de l’U.R.S.S. avec un Etat impérialiste ou un bloc impérialiste contre un autre, en cas de guerre, ne doit pas être considérée comme exclue. Sous la pression des circonstances, une alliance temporaire de ce type peut devenir une nécessité de fer, sans cesser pour autant, cependant, de constituer un danger grave, tant pour l’U.R.S.S. que pour la révolution mondiale.
Le prolétariat international ne refusera pas de défendre l’U.R.S.S. si cette dernière se trouve obligée de s’allier militairement à des impérialismes contre d’autres. Mais, dans ce cas, plus encore, le prolétariat international doit sauvegarder son indépendance politique totale vis-à-vis de la diplomatie soviétique, et ainsi, de même, vis-à-vis de la bureaucratie de la IIIe Internationale.
44. Demeurant le défenseur déterminé et dévoué de l’Etat ouvrier dans sa lutte contre l’impérialisme, le prolétariat international ne deviendra cependant pas un allié des alliés impérialistes de l’U.R.S.S. Le prolétariat d’un pays capitaliste qui se trouve l’allié de l’U.R.S.S. doit conserver pleinement et complètement son irréductible hostilité au gouvernement impérialiste de son propre pays. En ce sens, sa politique ne sera pas différente de celle d’un prolétariat dans un pays qui combat l’U.R.S.S. Seulement, dans la nature des actions pratiques, il peut apparaître, en fonction des conditions concrètes de la guerre, des différences considérables. Par exemple, il serait absurde et criminel, en cas de guerre entre l’U.R.S.S. et le Japon, que le prolétariat américain sabote l’envoi de munitions américaines à l’U.R.S.S. Mais le prolétariat d’un pays combattant l’U.R.S.S. devrait absolument recourir à de telles actions : grèves, sabotages, etc.
45. Une opposition prolétarienne intransigeante à l’allié impérialiste de l’U.R.S.S. doit se développer d’une part sur la base d’une politique internationale de classe, de l’autre sur la base des objectifs impérialistes du gouvernement en question, le caractère traître de cette « alliance », ses spéculations à propos de la restauration du capitalisme en U.R.S.S., etc. La politique d’un parti prolétarien, dans un pays impérialiste « allié », comme dans un pays impérialiste ennemi, devrait donc être orientée vers le renversement révolutionnaire de la bourgeoisie et la prise du pouvoir. C’est seulement dans cette voie que pourra être réalisée une alliance véritable avec l’U.R.S.S., et que le premier Etat ouvrier pourra être sauvé du désastre.
46. A l’intérieur de l’U.R.S.S., la guerre contre l’intervention impérialiste provoquera sans aucun doute une véritable explosion d’authentique enthousiasme au combat. Toutes les contradictions et tous les antagonismes sembleront surmontés, ou, du moins, relégués au second plan. Les jeunes générations d’ouvriers et de paysans qui sont sorties de la révolution se révéleront sur le champ de bataille comme une colossale force dynamique. L’industrie centralisée, en dépit de ses lacunes et de ses défauts, révélera sa supériorité pour faire face aux besoins de la guerre. Le gouvernement de l’U.R.S.S. a sans aucun doute constitué des réserves considérables de ravitaillement qui seront suffisantes pour les débuts de la guerre.
Les états-majors des Etats impérialistes réalisent clairement qu’ils auront à affronter dans l’Armée rouge un adversaire puissant avec lequel la lutte exigera beaucoup de temps et une tension terrifiante des forces.
47. Mais, précisément, la longueur de la guerre révélera inévitablement les contradictions entre l’économie de transition de l’U.R.S.S. et sa planification bureaucratique. Les nouvelles entreprises géantes peuvent, dans bien des cas, s’avérer n’être que du capital mort. Sous l’influence des besoins aigus du gouvernement en produits de première nécessité, les tendances individualistes de l’économie paysanne se renforceront considérablement, et les forces centrifuges grandiront au fil des mois au sein des kolkhozes.
Le gouvernement d’une bureaucratie incontrôlée se transformera en dictature de guerre. L’absence d’un parti vivant, en tant que contrôle politique et régulateur, conduira à une accumulation extrême des contradictions. Dans l’atmosphère brûlante de la guerre, on peut s’attendre à des tournants brutaux vers des principes individualistes en agriculture et dans l’industrie artisanale, vers des essais pour attirer le capital étranger et « allié », des brèches dans le monopole du commerce extérieur, l’affaiblissement du contrôle gouvernemental sur les trusts, l’aggravation de la compétition entre eux, des conflits entre eux et les travailleurs, etc. Dans la sphère politique, ce processus peut signifier l’achèvement du bonapartisme avec les changements correspondants —ou quelques-uns d’entre eux— dans les rapports de propriété. En d’autres termes, dans le cas d’une guerre longue, le prolétariat mondial restant passif, les contradictions sociales internes en U.R.S.S. non seulement peuvent conduire, mais également conduiraient à une contre-révolution bourgeoise-bonapartiste.
48. Les conclusions politiques qui en découlent sont évidentes :
a) Seule la révolution prolétarienne en Occident peut sauver l’U.R.S.S. en tant qu’Etat ouvrier dans le cas d’une guerre prolongée.
b) La préparation d’une révolution prolétarienne dans des pays « amis », « alliés », aussi bien qu’ennemis, n’est concevable qu’avec l’indépendance complète de l’avant-garde prolétarienne mondiale vis-à-vis de la bureaucratie soviétique.
c) Le soutien inconditionnel de l’U.R.S.S. contre les armées impérialistes doit aller de pair avec la critique marxiste révolutionnaire de la guerre et de la politique diplomatique du gouvernement soviétique, et avec la formation, à l’intérieur de l’U.R.S.S., d’un parti révolutionnaire authentique de bolcheviks-léninistes.
La IIIe Internationale et la guerre
49. Ayant abandonné une ligne principielle sur la question de la guerre, la IIIe Internationale balance entre le défaitisme et le social-patriotisme. En Allemagne, la lutte contre le fascisme a été transformée en une concurrence de marché sur une base nationaliste [[17]
. Le mot d’ordre de « libération nationale », avancé à côté de celui de « libération sociale », déforme gravement la perspective révolutionnaire et ne laisse pas de place au défaitisme. Sur la question de la Sarre, le P.C. a commencé par une servilité obséquieuse vis-à-vis de l’idéologie du national-socialisme et ne s’en est détaché qu’à la suite d’éclatements internes

[18] .
Quel mot d’ordre la section allemande de la IIIe Internationale avancera-t-elle en cas de guerre ? « La défaite de Hitler est le moindre mal » ? Mais si le mot d’ordre de « libération nationale » était juste sous les « fascistes » Müller et Brüning [[19], comment ne pourrait-il plus l’être sous Hitler ? Ou bien les mots d’ordre nationalistes ne sont-ils bons qu’en temps de paix et non en temps de guerre ? Réellement, les épigones du léninisme ont tout fait, jusqu’au bout, pour s’égarer eux-mêmes et pour égarer la classe ouvrière.
50. L’impuissance de la IIIe Internationale sur le plan révolutionnaire est le résultat direct de cette fatale politique. Après la catastrophe allemande, l’insignifiance politique des soi-disant partis communistes s’est révélée dans tous les pays où ils avaient quelque épreuve à subir. La section française, qui s’est montrée absolument incapable de soulever même quelques dizaines de milliers d’ouvriers contre le pillage colonial en Afrique, révélera sans aucun doute avec plus d’éclat encore sa faillite à l’heure du prétendu danger national.
51. La lutte contre la guerre, impensable sans la mobilisation révolutionnaire des larges masses travailleuses des villes et des villages, exige en même temps une influence directe dans l’armée et la marine, d’une part, les transports, de l’autre. Mais il est impossible d’influencer les soldats sans influencer la jeunesse ouvrière et paysanne. L’influence dans le domaine des transports présuppose un solide bastion dans les syndicats. Alors que, pendant ce temps, avec l’aide de l’Internationale syndicale rouge
[6] , organisés par la IIIe Internationale, sont des exemples classiques de la substitution à la lutte de classe révolutionnaire de la politique petite-bourgeoise des manifestations, des parades tapageuses, des villages à la Potemkine [[23] . Au lendemain de ces protestations criardes contre la guerre en général, ces éléments hétéroclites artificiellement rassemblés par des manipulations de coulisses s’éparpilleront dans toutes les directions et ne lèveront pas le petit doigt contre une guerre donnée.
54. La substitution au front unique prolétarien, c’est-à-dire à l’accord de combat des organisations ouvrières, d’un bloc de la bureaucratie communiste et des petits-bourgeois pacifistes —parmi lesquels, pour un confusionniste honnête, se trouvent des dizaines de carriéristes— conduit à un éclectisme complet dans les questions de tactique. Les congrès Barbusse-Münzenberg

[13] 31. Sur cette base se réalisèrent un rapprochement, et, dans la majorité des villes, même une fusion des organisations mencheviques et bolcheviques C’est ainsi que les choses se sont passées avec le parti révolutionnaire le meilleur, le plus révolutionnaire et le mieux trempé !
72. L’étude de l’expérience historique du bolchevisme a une importance inestimable pour l’éducation de l’avant-garde ouvrière : elle leur montre la force terrifiante de l’opinion publique bourgeoise qu’ils auront à surmonter, et leur enseigne en même temps à ne pas se décourager, à ne pas déposer les armes, à ne pas perdre courage en dépit d’un isolement total au début de la guerre.
Il faut étudier non moins soigneusement la lutte des regroupements politiques à l’intérieur du prolétariat dans les autres pays, aussi bien belligérants que neutres. L’expérience de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht en Allemagne a une signification particulière dans la mesure où les événements y suivirent un cours différent de celui de la Russie, mais menèrent en dernière analyse à la même conclusion : il faut apprendre à aller à contre-courant[
[16] 36-
[17] 37-
[18] 38

Léon Trotsky
Notes
[1]Arthur Henderson (1863-1935) avait été le premier secrétaire du Labour Party, dont il avait dirigé après la guerre la réorganisation. Primitivement libéral, il s’était affilié, pour devenir membre du Labour Party, à la très modérée « Société fabienne ». Il était le chef de l’aile droite de son parti. Emile Vandervelde (1866-1938), alors président de la IIe Internationale et chef du parti ouvrier belge, avait été plusieurs fois ministre, et d’abord en 1914, dans des gouvernements d’union nationale. Léon Jouhaux (1879-1954), ancien syndicaliste révolutionnaire, secrétaire général de la C.G.T. française en 1914, s’était rallié à l’union sacrée au premier jour de la guerre. Après cette dernière, il avait riposté par la scission à la montée des révolutionnaires dans son organisation.
[[2]/« Genève » désigne ici la Société des nations (S.D.N.) qui avait son siège dans cette ville suisse.
James Ramsay MacDonald (1866-1937) avait été l’un des fondateurs de l’I.L.P., puis le principal dirigeant du Labour Party. Pacifiste en 14-18, il avait été à deux reprises premier ministre après la guerre avec le soutien du parti libéral. En 1931, il avait choisi, contre son propre parti, d’appliquer le programme économique des banques et du parti conservateur. Désavoué et exclu, il avait dissous les Communes, et, représentant d’un groupuscule de « socialistes nationaux », dirigeait un gouvernement d’« union nationale » appuyé sur les conservateurs.
[[5]
Les pourparlers traînaient en longueur, mais allaient quelques semaines plus tard aboutir à la création du « Commonwealth des Philippines ».
[6] Il s’agit de l’accord du 16 novembre 1933 conclu au terme du voyage de Litvinov, commissaire du peuple aux affaires étrangères d’U.R.S.S., à Washington.
[7] L’U.R.S.S. avait signé le 2 septembre 1933 un traité de non-agression avec l’Italie, et en 1932 avec la Pologne.
[8] Robert Grimm (1881-1958), dirigeant du P.S. suisse, pacifiste-centriste pendant la guerre, avait été l’un des animateurs de l’U.P.S. (Internationale 2 1/2) avant de revenir en 1923 avec son parti à la IIe internationale.
[9] L’exemple le plus classique du « défaitisme » des classes dirigeantes expropriées est évidemment celui des nobles français émigrés qui tentèrent pendant la révolution et l’Empire de revenir en France « dans les fourgons de l’ennemi ». Mais on est également frappé du nombre de Russes blancs qui devaient combattre, à partir de 1941, dans les rangs des unités « russes » de l’armée allemande —parmi eux le général Turkul qui avait entrepris au début des années trente d’assassiner Trotsky.
<span class="base64" title=’WzxhIGhyZWY9IiNuaDIxIiBuYW1lPSJuYjIxIiBjbGFzcz0ic3BpcF9ub3RlIiB0aXRsZT0iTm90ZXMgMjEiPjIxPC9hPl0g’ ></span>11" class="spip_out">10 La dynastie des Hohenzollern régna d’abord sur la Prusse, puis sur l’Empire allemand à partir de 1871, jusqu’à l’abdication de Guillaume II en novembre 1918. Les social-démocrates allemands avaient préconisé et pratiqué l’union sacrée pour la défense de l’Empire des Hohenzollern depuis 1914.
[12] Otto Wels (1873-1939) avait été l’un des chefs de file de l’aile social-chauvine du parti social-démocrate allemand, puis son « homme fort » contre la révolution de 1918-19 à Berlin.
Les socialistes français et belges l’avaient pour ainsi dire « amnistié » de ses attaques contre la Belgique et la France lorsqu’ils s’étaient prononcés après la guerre pour le rétablissement de la IIe Internationale.
[13] Allusion au fait que la révolution allemande de novembre 1918 avait abouti à la chute de l’empire et à la république dont la Constitution devait être élaborée en 1919 à Weimar ; de même, la révolution de 1918 amena la chute de la dynastie des Habsbourg en Autriche-Hongrie et la naissance d’un certain nombre de républiques nationales.
[14] Trotsky énumère ici des hommes divers mais d’accord sur l’essentiel. Léon Blum (1872-1950) était depuis la scission de Tours le maître à penser du parti socialiste S.F.I.O. et l’éditorialiste du Populaire. Hendrik De Man (1885-1953) avait élaboré le « Plan du Travail » qui avait été adopté en décembre 1933 par le congrès du parti ouvrier belge. Martin Tranmael (1879-1967), ancien syndicaliste révolutionnaire, dirigeant du parti ouvrier norvégien (D.N.A.) depuis 1918, l’avait conduit à la IIIe Internationale en 1919 et la lui avait fait quitter en 1923 ; il était en train de préparer son retour à la IIIe Internationale. Otto Bauer (1881-1938) était le dirigeant et principal théoricien du parti social-démocrate autrichien, et symbolisait l’« austro-marxisme ».
[15] Le S.A.P., formé en 1931 à la suite d’une scission à gauche dans le parti social-démocrate allemand, était dirigé depuis janvier 1933 par d’anciens communistes de l’opposition de « droite » (brandlérienne), notamment Jakob Walcher. L’O.S.P. s’était formé en 1932 à la suite de la scission de l’aile gauche du parti social-démocrate hollandais, dirigée par J. De Kadt et P.J. Schmidt. Ces deux partis avaient signé en août 1933, avec le R.S.P. et l’Opposition de gauche, la « déclaration des quatre sur la nécessité et les principes de la nouvelle Internationale ». Mais ils avaient ensuite refusé de s’engager dans la construction de la IVe Internationale et étaient demeurés membres du regroupement international de l’I.A.G. que dirigeait le « bureau de Londres », et dont faisait également partie l’Independent Labour Party (I.L.P.) britannique. Jean Zyromski et Marceau Pivert étaient les dirigeants de la gauche socialiste qui venait d’apparaître. Jean Zyromski (1890-1975), employé à la préfecture de Paris, était le principal dirigeant de la tendance de gauche La Bataille socialiste, et secrétaire de la fédération S.F.I.O. de la Seine. Marceau Pivert (1895-1958), professeur, était l’autre animateur de cette tendance et secrétaire adjoint de la fédération. Ces deux hommes —entre lesquels on ne pouvait encore déceler aucune divergence de taille— avaient joué un rôle important dans la marche vers l’unité d’action entre P.C. et S.F.I.O. du fait de leurs positions politiques et de leurs fonctions.
[16] La question de l’entrée de l’U.R.S.S. dans la S.D.N. était virtuellement posée par le début de son rapprochement avec la France, marqué par les voyages à Moscou des radicaux Herriot et Pierre Cot en 1933. Litvinov avait démenti en décembre 1933 les rumeurs en ce sens mais, en mars 1934, le gouvernement soviétique avait sondé sur ce point Londres et Paris. Le ministre Barthou avait formellement suggéré à Litvinov l’entrée de l’U.R.S.S. à la S.D.N. La question allait être réglée positivement par l’admission de l’U.R.S.S. le 10 septembre suivant.
[17] Pendant la période de montée du nazisme, la propagande communiste avait repris à son compte quelques-uns des thèmes du parti nazi, et notamment des expressions comme « révolution populaire » et « libération nationale », se livrant à une sorte de surenchère sur le terrain même des nazis.
[18] Jusqu’en août 1933, le K.P.D. avait défendu le mot d’ordre du rattachement de la Sarre à l’Allemagne où les nazis étaient pourtant au pouvoir depuis janvier. En août, il avait lancé le mot d’ordre de « Sarre rouge dans une Allemagne des conseils », peu explicite quant à l’attitude à adopter lors du plébiscite prévu. Un militant de l’Opposition de gauche, Karl Gröhl, dit Karl Friedberg (né en 1896), raconte dans ses mémoires (Karl Retzlaw, Spartakus, pp. 328 sq) qu’on enregistra alors plus de 800 démissions du parti en Sarre. Il prit l’initiative d’une lettre ouverte de protestation qui obligea le parti à effectuer un tournant.
[19] Hermann Müller-Franken (1876-1931), dirigeant social-démocrate allemand, avait été chancelier à la tête d’un gouvernement de « grande coalition » (social-démocrates, centre catholique, partis démocrate et populaire, représentants de la grande bourgeoisie) de 1928 à mars 1930. Il avait été remplacé par Heinrich Brüning (1885-1970), ancien syndicaliste chrétien, leader du centre catholique, qui avait mené jusqu’en 1932 une politique d’austérité et de déflation. Le K.P.D. avait qualifié ces deux gouvernements de « fascistes ».
[20] L’Internationale syndicale rouge ou Profintern avait été fondée en 1921 face à la fédération syndicale internationale d’Amsterdam. Depuis le début de la « troisième période », elle était l’un des éléments capitaux dans la politique de l’I.C. de scission des syndicats de masse et de constitution de « syndicats rouges » généralement très minoritaires.
[21] Le congrès d’Amsterdam contre la guerre avait eu lieu en juin 1932.
[22] Le congrès de Paris contre le fascisme avait eu lieu à la salle Pleyel en juin 1933.
[23] Grigori M. Potemkine (1739-1791) était favori et ministre de l’impératrice Catherine II. En 1778, lors de la visite de l’impératrice en Crimée, il avait fait construire de faux villages pour lui donner l’impression de la prospérité.
[24] Le romancier pacifiste, biographe de Jésus et de Staline, Henri Barbusse (1873-1935) était la figure de proue des congrès internationaux qu’organisait pour le compte de l’I.C. l’Allemand Willy Münzenberg (1889-1940), ancien dirigeant des jeunesses, puis du secours international et dirigeant du « trust » de la presse et du cinéma qu’on appelait de son nom. Il avait organisé les deux congrès (Amsterdam et Paris) et donné vie au « mouvement Amsterdam-Pleyel ».
[25] Le parti socialiste révolutionnaire russe, dans la tradition et la ligne politique du populisme (narodniki), avait été fondé en 1902.
[26] L’internationale paysanne, ou Krestintern, avait été fondée en octobre 1923. Elle avait remporté un succès en juin 1924 avec l’adhésion du parti paysan croate de Stefan Radic et disparu sans phrases dès 1925.
[27] La formule de la « paix civile » avait été adoptée comme synonyme de « trêve politique et sociale » dans l’« union sacrée » avec l’entrée en guerre de l’Allemagne en août 1914 par le parti social-démocrate et les syndicats.
[28] Karl Liebknecht, (1871-1919), fils d’un des fondateurs du parti social-démocrate allemand, Wilhelm Liebknecht, avocat, ancien dirigeant des jeunesses et député au Reichstag, après s’être incliné par discipline devant la politique d’union sacrée en août 1914 en votant les crédits de guerre, avait décidé de violer cette discipline et de voter contre ces crédits en décembre de la même année. Cette initiative avait ouvert à long terme la perspective de la scission du parti social-démocrate : Liebknecht avait été en janvier 1919 l’un des pères du jeune parti communiste. Organisateur des jeunesses et de l’action antimilitariste, il était un des symboles du courant révolutionnaire dans le parti avant 1914 et fut avec Rosa Luxemburg l’un des organisateurs de l’opposition à la guerre et à l’union sacrée dès août 1914. C’est en mai 1915 qu’il avait rédigé le tract célèbre dont le titre était : « Der Hauptfeind steht im eigenen Land » (L’ennemi principal est dans notre propre pays).
[29] Les partis social-démocrates d’Autriche et d’Allemagne avaient tous deux défendu la ligne de l’appel aux autorités de l’Etat contre l’action des bandes armées fascistes, et avaient l’un et l’autre été abattus par la conjonction de ces bandes et de l’Etat.
[30] Dans la soirée du 6 février 1934, c’est place de la Concorde à Paris, en face du Palais-Bourbon, que s’étaient produits les accrochages les plus sévères entre forces de l’ordre et manifestants rassemblés à l’appel de l’extrême droite —les « ligues »— et des organisations d’anciens combattants, y compris l’A.R.A.C., dirigée par le P.C.
[31] Matvei K. Mouranov (1873-1959), bolchevik depuis 1903, était en 1914 député à la Douma. Lev B. Rosenfeld, dit Kamenev (1883-1936), militant depuis 1901, beau-frère de Trotsky, dirigeait, en 1914, la fraction parlementaire et la Pravda.
[32] Le 15 mars 1917, la Pravda, qui venait d’être reprise en main par Staline et Kamenev, de retour de déportation, écrivait : « Tout "défaitisme", ou, plus exactement, ce qu’une presse peu délicate, sous la surveillance de la censure tsariste, stigmatisait de ce nom, est mort au moment où, dans les rues de Petrograd, s’est montré le premier régiment révolutionnaire. »
<span class="base64" title=’WzxhIGhyZWY9IiNuaDIyIiBuYW1lPSJuYjIyIiBjbGFzcz0ic3BpcF9ub3RlIiB0aXRsZT0iTm90ZXMgMjIiPjIyPC9hPl0g’ ></span>34" class="spip_out">33 Allusion à la dure bataille politique livrée par Lénine pour faire adopter dans le parti ses fameuses thèses d’avril, qui allaient précisément contre la ligne menée sous l’impulsion de Staline et Kamenev.
[35] C’est l’opposition de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht qui fut le premier signe de la résistance à l’union sacrée et rassembla les premiers éléments qui devaient aboutir, quatre années et demie plus tard, à la naissance du parti communiste d’Allemagne.
<span class="base64" title=’WzxhIGhyZWY9IiNuaDI0IiBuYW1lPSJuYjI0IiBjbGFzcz0ic3BpcF9ub3RlIiB0aXRsZT0iTm90ZXMgMjQiPjI0PC9hPl0g’ ></span>38" class="spip_out">36 37->http://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1934/06/34061000.htm] C’étaient là ce que disaient précisément les dirigeants de l’O.S.P. et du S.A.P. qui, après avoir signé en août 1933 la déclaration des quatre, avaient ensuite refusé de s’avancer plus loin dans la voie de la construction de la nouvelle Internationale.
[39] Selon le témoignage de Bauer et de Leonetti, la dernière partie de ce texte avait fait l’objet d’une âpre polémique dont nous n’avons pas retrouvé de trace écrite directe. Bauer reprochait à Trotsky de prendre trop de distance vis-à-vis de la position du « défaitisme révolutionnaire », au nom de la « défense de l’U.R.S.S. ». Selon Bauer et Leonetti, Trotsky aurait finalement fait les concessions nécessaires. On rencontre un écho de ce débat dans une lettre de Bauer qui a été retrouvée dans les archives d’Abern (Bibliothèque d’Histoire sociale, New York) et qui date de septembre 1934. »

La Révolution trahie
Léon Trotsky

(…)
LA POLITIQUE ETRANGERE ET L’ARMEE
DE LA REVOLUTION MONDIALE AU "STATU QUO"

La politique étrangère est toujours et partout la continuation de la politique intérieure, car elle est celle de la même classe dominante et poursuit les mêmes fins. La dégénérescence de la caste dirigeante de l’U.R.S.S. ne pouvait manquer de s’accompagner d’une modification correspondante des fins et des méthodes de la diplomatie soviétique. La "théorie" du socialisme dans un seul pays, pour la première fois énoncée au cours de l’automne 1924, signifiait le désir de délivrer la politique étrangère des Soviets du programme de la révolution internationale. La bureaucratie n’envisagea pourtant pas la rupture de ses relations avec l’Internationale communiste, car celle-ci se fût inévitablement transformée en une organisation d’opposition internationale, d’où des conséquences assez fâcheuses pour le rapport des forces en U.R.S.S. Au contraire, moins la politique du Kremlin s’inspirait de l’ancien internationalisme et plus fortement les dirigeants se cramponnaient au gouvernail de la IIIe Internationale. Sous son appellation d’autrefois, il fallait que l’Internationale communiste servit à de nouvelles fins. Celles-ci exigeaient des hommes nouveaux. A partir de 1923, l’histoire de l’Internationale communiste est celle du renouvellement de son état-major moscovite et des états-majors de ses sections nationales par des révolutions de palais, des épurations commandées, des exclusions, etc. A l’heure présente l’Internationale communiste n’est plus qu’un appareil parfaitement docile, prêt à tous les zigzags, au service de la politique étrangère soviétique [1].
La bureaucratie n’a pas seulement rompu avec le passé, elle a aussi perdu la faculté d’en comprendre les leçons capitales. La principale est que le pouvoir des Soviets n’eût pas tenu douze mois sans l’appui immédiat du prolétariat mondial, européen d’abord, et sans le mouvement révolutionnaire des peuples des colonies. Le militarisme austro-allemand ne put pousser à fond son offensive contre la Russie des Soviets parce qu’il sentait sur sa nuque l’haleine brûlante de la révolution. Les révolutions d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie annulèrent au bout de neuf mois le traité de Brest-Litovsk. Les mutineries de la flotte de la mer Noire, en avril 1919, contraignirent le gouvernement de la IIIe République à renoncer à l’extension des opérations dans le sud du pays soviétique. C’est sous la pression directe des ouvriers britanniques que le gouvernement anglais évacua le nord en septembre 1919. Après la retraite des armées rouges sous Varsovie, en 1920, seule une puissante vague de protestations révolutionnaires empêcha l’Entente de venir en aide à la Pologne pour infliger aux Soviets une défaite décisive. Lord Curzon, quand il adressa en 1923 son ultimatum à Moscou, eut les mains liées par la résistance des organisations ouvrières d’Angleterre. Ces épisodes saisissants ne sont pas isolés ; ils caractérisent la première période, la plus difficile, de l’existence des Soviets. Bien que la révolution n’ait vaincu nulle part ailleurs qu’en Russie, les espérances fondées sur elle n’ont pas été vaines.
Le gouvernement des Soviets signa dès lors divers traités avec des Etats bourgeois : le traité de Brest-Litovsk en mars 1918 ; le traité avec l’Estonie en février 1920 ; le traité de Riga avec la Pologne en octobre 1920 ; le traité de Rapallo avec l’Allemagne en avril 1922 et d’autres accords diplomatiques moins importants. Il ne vint cependant jamais à l’idée du gouvernement de Moscou ni d’aucun de ses membres de présenter comme des "amis de la paix" leurs partenaires bourgeois ou, à plus forte raison, d’inviter les partis communistes d’Allemagne, d’Estonie ou de Pologne à soutenir de leurs votes les gouvernements bourgeois signataires de ces traités. Or cette question a précisément une importance décisive pour l’éducation révolutionnaire des masses. Les Soviets ne pouvaient pas ne pas signer la paix de Brest-Litovsk de même que des grévistes à bout de forces ne peuvent pas repousser les conditions les plus dures du patronat ; mais l’approbation de ce traité par la social-démocratie allemande, sous la forme hypocrite de l’abstention au vote, fut flétrie par les bolcheviks comme un soutien aux forbans et à leur violence. Bien que le traité de Rapallo ait été, quatre ans plus tard, conclu sur les bases d’une égalité formelle des parties contractantes, le parti communiste allemand, s’il avait songé, à cette occasion, à exprimer sa confiance à la diplomatie de son pays, eût été aussitôt exclu de l’Internationale. L’idée maîtresse de la politique étrangère des Soviets était que les accords commerciaux, diplomatiques, militaires, de l’Etat soviétique avec les impérialistes, accords inévitables, ne devaient en aucun cas freiner ou affaiblir l’action du prolétariat des pays capitalistes intéressés, le salut de l’Etat ouvrier ne pouvant en définitive être assuré que par le développement de la révolution mondiale. Quand Tchitchérine proposa, pendant la préparation de la conférence de Gênes, d’apporter, pour satisfaire "l’opinion publique" américaine, des modifications "démocratiques" à la constitution soviétique, Lénine insista dans une lettre officielle du 23 janvier 1922 sur la nécessité d’envoyer sans délai Tchitchérine se reposer dans un sanatorium. Si quelqu’un s’était permis en ce temps-là de proposer de payer les bonnes dispositions de l’impérialisme d’une adhésion, soit dit à titre d’exemple, au pacte vide et faux qu’est le pacte Kellog, ou d’une atténuation de l’action de l’Internationale communiste, Lénine n’eût pas manqué de proposer l’envoi de ce novateur dans une maison de fous — et n’eût certainement pas rencontré d’objections au bureau politique. Les dirigeants, à cette époque, se montraient particulièrement intraitables en ce qui concernait les illusions pacifistes de toutes sortes, la Société des Nations, la sécurité collective, l’arbitrage, le désarmement, etc., n’y voyant que les moyens d’endormir la vigilance des masses ouvrières pour mieux les surprendre au moment où éclaterait la nouvelle guerre. Le programme du parti, élaboré par Lénine et adopté par le congrès de 1919, contient sur ce sujet le passage suivant, dépourvu de toute équivoque : "La pression grandissante du prolétariat et surtout ses victoires dans certains pays accroissent la résistance des exploiteurs et les amènent à de nouvelles formes d’associations capitalistes internationales (la Société des Nations, etc.) qui, organisant à l’échelle mondiale l’exploitation systématique des peuples du globe, cherchent avant tout à réprimer le mouvement révolutionnaire des prolétaires de tous les pays. Tout cela entraîne inévitablement des guerres civiles au sein de divers Etats, coïncidant avec les guerres révolutionnaires des pays prolétariens qui se défendent et des peuples opprimés soulevés contre les puissances impérialistes. Dans ces conditions, les mots d’ordre du pacifisme, tels que le désarmement international en régime capitaliste, les tribunaux d’arbitrage, etc., ne relèvent pas seulement de l’utopisme réactionnaire, mais constituent encore à l’égard des travailleurs une duperie manifeste tendant à les désarmer et à les détourner de la tâche de désarmer les exploiteurs." Ces lignes du programme bolchevique formulent par anticipation un jugement impitoyable sur la politique étrangère de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, la politique de l’Internationale communiste et celle de tous leurs "amis" pacifistes dans toutes les parties du monde...
Après la période d’intervention et de blocus, la pression économique et militaire du monde capitaliste sur l’Union soviétique fut, il est vrai, beaucoup moins forte qu’on n’avait pu le craindre. L’Europe vivait encore sous le signe de la guerre passée et non sous celui de la guerre prochaine. Survint ensuite une crise économique mondiale d’une extrême gravité qui plongea les classes dirigeantes du monde entier dans la prostration. Cette situation permit à l’U.R.S.S. de s’infliger impunément les épreuves du premier plan quinquennal, le pays redevenant la proie de la guerre civile, de la famine et des épidémies. Les premières années du deuxième plan quinquennal, apportant une amélioration évidente de la situation intérieure, coïncidèrent avec le début d’une atténuation de la crise dans les pays capitalistes, avec un afflux d’espérances, de convoitises, d’impatience et enfin avec la reprise des armements. Le danger d’une agression combinée contre l’U.R.S.S. n’est à nos yeux un danger concret que parce que le pays des Soviets est encore isolé ; parce que "la sixième partie du monde" est pour une grande part de ses territoires le royaume de la barbarie primitive ; parce que le rendement du travail y est encore, en dépit de la nationalisation des moyens de production, beaucoup plus bas que dans les pays capitalistes ; enfin parce que — et c’est en ce moment le fait capital — les principaux contingents du prolétariat mondial sont défaits, manquent d’assurance et de direction sûre. Ainsi la révolution d’Octobre, que ses chefs considéraient comme le début de la révolution mondiale, mais qui, par la force des choses, est temporairement devenue un facteur en soi, révèle dans cette phase nouvelle de l’histoire à quel point elle dépend du développement international. Il devient de nouveau évident que la question historique "qui l’emportera ?" ne peut pas être tranchée dans des limites nationales ; que les succès ou les insuccès de l’intérieur ne font que préparer les conditions plus ou moins favorables d’une solution internationale du problème.
La bureaucratie soviétique, rendons-lui cette justice, a acquis une vaste expérience dans le maniement des masses humaines, qu’il s’agisse de les endormir, de les diviser, de les affaiblir ou tout bonnement de les tromper afin d’exercer sur elles un pouvoir absolu. Mais, précisément pour cette raison, elle a perdu toute possibilité de leur donner une éducation révolutionnaire. Ayant étouffé la spontanéité de l’initiative des masses populaires dans son propre pays, elle ne peut pas susciter dans le monde la pensée critique et l’audace révolutionnaire. Elle apprécie d’ailleurs infiniment plus, en tant que formation dirigeante et privilégiée, l’aide et l’amitié des radicaux bourgeois, des parlementaires réformistes, des bureaucrates syndicaux d’Occident que celle des ouvriers séparés d’elle par un abîme. Ce n’est pas le lieu de faire l’histoire du déclin et de la dégénérescence de la IIIe Internationale, sujet auquel l’auteur a consacré plusieurs études spéciales traduites dans presque toutes les langues des pays civilisés. Le fait est qu’en sa qualité de dirigeante de l’Internationale communiste, la bureaucratie soviétique, ignorante et irresponsable, conservatrice et imbue d’un esprit national très borné, n’a valu au mouvement ouvrier du monde que des calamités. Comme par une sorte de rançon historique, la situation internationale de l’U.R.S.S. à l’heure actuelle est bien moins déterminée par les conséquences des succès de l’édification du socialisme dans un pays isolé que par celles des défaites du prolétariat mondial. Il suffit de rappeler que la débâcle de la Révolution chinoise en 1925-27, qui délia les mains au militarisme japonais en Extrême-Orient, et la débâcle du prolétariat allemand qui a conduit au triomphe d’Hitler et à la frénésie des armements du IIIe Reich, sont pareillement les fruits de la politique de l’Internationale communiste.
Ayant trahi la révolution mondiale, mais s’estimant trahie par elle, la bureaucratie thermidorienne s’assigne pour objectif principal de "neutraliser" la bourgeoisie. Elle doit, à cette fin, se donner l’apparence modérée et solide d’une véritable gardienne de l’ordre. Mais pour le paraître durablement, il faut à la longue le devenir. L’évolution organique des milieux dirigeants y a pourvu. Reculant ainsi peu à peu devant les conséquences de ses propres fautes, la bureaucratie a fini par concevoir, pour assurer la sécurité de l’U.R.S.S., l’intégration de celle-ci dans le système du statu quo de l’Europe occidentale. Quoi de meilleur qu’un pacte perpétuel de non-agression entre le socialisme et le capitalisme ? La formule actuelle de la politique étrangère officielle, largement publiée par la diplomatie soviétique, à laquelle il est bien permis de parler le langage conventionnel de la carrière, et aussi par l’Internationale communiste, qui devrait, semble-t-il, s’exprimer dans la langue de la révolution, dit : "Nous ne voulons pas un pouce de territoire étranger, mais nous n’en céderons pas un du nôtre." Comme s’il s’agissait de simples conflits territoriaux et non de la lutte mondiale de deux systèmes inconciliables !
Quand l’U.R.S.S. a cru sage de céder au Japon le chemin de fer de la Chine orientale, cet acte de faiblesse préparé par la défaite de la Révolution chinoise a été loué comme une manifestation de force et d’assurance au service de la paix. Livrant en réalité à l’ennemi une voie stratégique extrémement importante, le gouvernement soviétique facilitait au Japon ses conquêtes ultérieures dans le nord de la Chine et ses attentats contre la Mongolie. Le sacrifice obligé ne signifiait pas une neutralisation du danger, mais, au mieux, un bref répit ; et il excitait au plus haut point les appétits de la camarilla militaire de Tokio.
La question de la Mongolie est celle des positions stratégiques avancées du Japon dans la guerre contre l’U.R.S.S. Le gouvernement soviétique s’est vu contraint de déclarer cette fois qu’il répondrait par la guerre à l’invasion de la Mongolie. Or il ne s’agit pas ici de la défense de "notre territoire" : la Mongolie est un Etat indépendant. La défense passive des frontières soviétiques paraissait suffisante quand personne ne les menaçait sérieusement. La véritable défense de l’U.R.S.S. consiste à affaiblir les positions de l’impérialisme et à affermir les positions du prolétariat et des peuples coloniaux dans le monde entier. Un rapport désavantageux des forces peut nous amener à céder bien des pouces de territoire, comme c’est arrivé au moment de la paix de Brest-Litovsk, puis à la signature de la paix de Riga et enfin lors de la cession du chemin de fer de la Chine orientale. La lutte pour la modification favorable du rapport des forces mondiales impose à l’Etat ouvrier le devoir constant de venir en aide aux mouvements émancipateurs des autres pays, tâche essentielle qui est justement inconciliable avec la politique conservatrice du statu quo.
LA SOCIETE DES NATIONS ET L’INTERNATIONALE COMMUNISTE

Dû à la victoire du national-socialisme, le rapprochement avec la France, devenu bientôt un accord militaire, assure à la France, gardienne principale du statu quo, beaucoup plus d’avantages qu’à l’U.R.S.S. Le concours militaire de l’U.R.S.S. à la France est, d’après le pacte, promis sans conditions ; au contraire, le concours de la France à l’U.R.S.S. est conditionné par le consentement préalable de l’Angleterre et de l’Italie, ce qui ouvre un champ illimité aux machinations contre l’U.R.S.S. Les événements ont montré, à l’occasion de l’entrée des troupes hitlériennes dans la zone rhénane, que Moscou pouvait en faisant preuve de plus de fermeté, obtenir de la France des garanties bien plus sérieuses, si tant est que les traités puissent constituer des garanties à une époque de tournants brusques, de crises diplomatiques permanentes, de rapprochements et de ruptures. Mais ce n’est pas la première fois qu’on voit la diplomatie soviétique se montrer infiniment plus ferme dans la lutte contre les ouvriers de son propre pays que dans les négociations avec les diplomates bourgeois.
L’argument selon lequel le secours de l’U.R.S.S. à la France serait peu efficace faute d’une frontière commune entre l’U.R.S.S. et le Reich ne peut pas être pris au sérieux. En cas d’agression allemande contre l’U.R.S.S., l’agresseur trouvera évidemment la frontière indispensable. En cas d’agression allemande contre l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la France, la Pologne ne pourra pas rester neutre un seul jour : si elle remplit envers la France ses obligations d’alliée, elle ouvrira immédiatement ses frontières à l’armée rouge ; si, au contraire, elle déchire le traité d’alliance, elle devient l’auxiliaire de l’Allemagne, et l’U.R.S.S. découvre sans peine la "frontière commune". Les "frontières" maritimes et aériennes joueront d’ailleurs dans la guerre future un rôle tout aussi grand que les frontières terrestres.
L’entrée de l’U.R.S.S. dans la Société des Nations, présentée au pays, à l’aide d’une propagande digne de Goebbels, comme le triomphe du socialisme et le résultat de la "pression" du prolétariat mondial, n’est devenue acceptable pour la bourgeoisie que par suite de l’extrême affaiblissement du danger révolutionnaire et n’a pas été une victoire de l’U.R.S.S. mais une capitulation de la bureaucratie thermidorienne devant l’institution de Genève, profondément compromise, et qui, d’après le programme bolchevique que nous connaissons déjà, "consacre ses efforts immédiats à réprimer les mouvements révolutionnaires ". Qu’est-ce donc qui a changé si radicalement depuis le jour où fut adoptée la charte du bolchevisme ? La nature de la Société des Nations ? La fonction du pacifisme dans la société capitaliste ? Ou la politique des Soviets ? Poser la question, c’est y répondre.
L’expérience a promptement montré que la participation à la Société des Nations n’ajoutait rien aux avantages pratiques qui pouvaient être assurés par des accords séparés avec les Etats bourgeois, mais imposait par contre des restrictions et des obligations méticuleusement remplies par l’U.R.S.S. dans l’intérêt de son récent prestige conservateur. La nécessité d’adapter sa politique à celle de la France et de ses alliés a imposé à l’U.R.S.S. une attitude des plus équivoques dans le conflit italo-abyssin. Tandis que Litvinov, qui n’était à Genève que l’ombre de Laval, exprimait sa gratitude aux diplomates français et anglais pour leurs efforts "en faveur de la paix", si heureusement couronnés par la conquête de l’Abyssinie, le pétrole du Caucase continuait à ravitailler la flotte italienne. On peut comprendre que le gouvernement de Moscou ait évité de rompre ouvertement un contrat commercial ; mais les syndicats soviétiques n’étaient nullement tenus de compter avec les obligations du commissariat du commerce extérieur. De fait, la cessation de l’exportation du pétrole soviétique en Italie, par décision des syndicats soviétiques, eût certainement été le point de départ d’un mouvement international de boycottage beaucoup plus efficace que les perfides "sanctions" mesurées à l’avance par les diplomates et les juristes d’accord avec Mussolini. Et si les syndicats soviétiques, qui en 1920 recueillaient ouvertement des fonds, par millions de roubles, pour soutenir la grève des mineurs britanniques, n’ont absolument rien fait cette fois-ci, c’est que la bureaucratie dirigeante leur a interdit toute initiative de ce genre, principalement par complaisance envers la France. Mais, dans la guerre qui vient, aucune alliance militaire ne compensera pour l’U.R.S.S. la perte de la confiance des peuples des colonies et des masses laborieuses en général.
Est-il possible qu’on ne le comprenne pas au Kremlin ? "Le but essentiel du fascisme allemand, nous répond l’organe officieux de Moscou, était d’isoler l’U.R.S.S... Eh bien ? l’U.R.S.S. a aujourd’hui dans le monde plus d’amis que jamais." (Izvestia, 17 septembre 1935.) Le prolétariat italien est sous le talon du fascisme ; la Révolution chinoise est vaincue ; le prolétariat allemand est si profondément défait que les plébiscites hitlériens ne rencontrent de sa part aucune résistance ; le prolétariat d’Autriche a pieds et poings liés ; les partis révolutionnaires des Balkans sont hors la loi ; en France et en Espagne les ouvriers se sont mis à la remorque de la bourgeoisie radicale. Mais le gouvernement des Soviets a, depuis son entrée dans la Société des Nations, "plus d’amis que jamais dans le monde" ! Cette vantardise, fantastique à première vue, cesse d’être une vantardise si on la rapporte, non plus à l’Etat ouvrier, mais à ses dirigeants. Car ce sont justement les cruelles défaites du prolétariat mondial qui ont permis à la bureaucratie soviétique d’usurper le pouvoir dans son propre pays et d’obtenir plus ou moins les bonnes grâces de l’"opinion publique" des pays capitalistes. Moins l’Internationale communiste est capable de menacer les positions du capital et plus le gouvernement du Kremlin paraît solvable aux bourgeoisies française, tchécoslovaque et autres. La force de la bureaucratie, à l’intérieur et à l’extérieur, est ainsi en proportion inverse de celle de l’U.R.S.S., Etat socialiste et base de la révolution prolétarienne. Mais ce n’est encore là que l’avers de la médaille ; et il y a un revers.
Lloyd George, dont les variations et les manifestations sensationnelles ne sont pas dépourvues d’éclairs de perspicacité, mettait en garde, en novembre 1934, la Chambre des communes contre une condamnation de l’Allemagne fasciste appelée à devenir le plus sûr rempart de l’Europe en face du communisme. "Nous la saluerons un jour comme une amie !" Paroles significatives ! Les éloges mi-protecteurs, mi-ironiques décernés par la bourgeoisie mondiale au Kremlin ne garantissent pas le moins du monde la paix et n’entraînent même pas une atténuation du danger de guerre. L’évolution de la bureaucratie soviétique intéresse surtout la bourgeoisie mondiale sous l’angle de la modification des formes de la propriété. Napoléon Ier, bien qu’il eût radicalement rompu avec les traditions du jacobinisme, pris la couronne et restauré la religion catholique, demeura un objet de haine pour toute l’Europe dirigeante semi-féodale parce qu’il continuait à défendre la nouvelle propriété issue de la révolution. Tant que le monopole du commerce extérieur n’est pas aboli, tant que les droits du capital ne sont pas rétablis, l’U.R.S.S., malgré tous les mérites de ses gouvernants, reste aux yeux de la bourgeoisie du monde entier un ennemi irréconciliable et le national-socialisme allemand un ami sinon d’aujourd’hui, du moins de demain. Lors des négociations entre Barthou et Laval et Moscou, la grande bourgeoisie française se refusa obstinément à jouer la carte soviétique malgré la gravité du péril hitlérien et la brusque conversion du parti communiste français au patriotisme. Après la signature du pacte franco-soviétique, Laval fut accusé à gauche d’avoir, en agitant à Berlin le spectre de Moscou, recherché en réalité un rapprochement avec Berlin et Rome contre Moscou. Ces appréciations anticipent peut-être quelque peu sur les événements sans être toutefois en contradiction avec leur cours normal.
Quelque opinion qu’on puisse avoir des avantages et des inconvénients du pacte franco-soviétique, nul politique révolutionnaire sérieux ne contestera à l’Etat soviétique le droit de rechercher un appui complémentaire dans des accords momentanés avec tel ou tel impérialisme. Il importe seulement d’indiquer aux masses avec netteté et franchise la place que tient un accord tactique, partiel, de ce genre dans le système d’ensemble des forces historiques. Point n’est besoin, en particulier, pour mettre à profit l’antagonisme entre la France et l’Allemagne, d’idéaliser l’allié bourgeois ou la combinaison impérialiste momentanément camouflée par la Société des Nations. Or, la diplomatie soviétique, suivie en cela par la IIIe Internationale, transforme systématiquement les alliés épisodiques de Moscou en "amis de la paix", trompe les ouvriers en parlant de "sécurité collective" et de "désarmement" et devient dès lors une filiale politique des impérialistes au sein des masses ouvrières.
La mémorable interview donnée par Staline au président de la Scripps-Howard Newspapers, M. Roy Howard, le 1er mars 1935, constitue un document inappréciable caractérisant l’aveuglement bureaucratique dans les grandes questions de la politique mondiale et l’hypocrisie des relations entre les chefs de l’U.R.S.S. et le mouvement ouvrier mondial. A la question : "La guerre est-elle inévitable ?" Staline répond : "Je considère que les positions des amis de la paix s’affermissent ; ils peuvent travailler au grand jour, ils sont soutenus par l’opinion publique, ils disposent de moyens tels que la Société des Nations." Pas le moindre sens des réalités dans ces mots ! Les Etats bourgeois ne se divisent nullement en "amis" et "ennemis" de la paix ; d’autant moins qu’il n’y a pas de "paix" en soi. Chaque pays impérialiste est intéressé au maintien de sa paix et l’est d’autant plus que cette paix est plus lourde à ses adversaires. La formule commune à Staline, Baldwin, Léon Blum et autres : "La paix serait vraiment assurée si tous les Etats se groupaient dans la Société des Nations pour la défendre", signifie seulement que la paix serait assurée s’il n’y avait pas de raison d’y porter atteinte. L’idée est sans doute juste, mais peu substantielle. Les grandes puissances restées à l’écart de la Société des Nations préfèrent visiblement leur liberté de mouvement à cette abstraction "la paix". Pourquoi ont-elles besoin de leur liberté de mouvement ? C’est ce qu’elles montreront le temps venu. Les Etats qui se retirent de la Société des Nations, comme le Japon et l’Allemagne, ou "s’en écartent" momentanément, comme l’Italie, ont aussi pour cela des raisons suffisantes. Leur rupture avec la Societé des Nations ne fait que modifier la forme diplomatique des antagonismes existants sans leur porter atteinte fondamentalement et sans toucher à la nature même de la Société des Nations. Les justes, qui vont jurant fidélité inébranlable à la Société des Nations, entendent tirer résolument parti de celle-ci pour le maintien de leur paix. Mais il n’y a pas d’accord entre eux. L’Angleterre est parfaitement disposée à prolonger la paix en sacrifiant les intérêts de la France en Europe ou en Afrique. La France est disposée à sacrifier la sécurité des communications maritimes de l’Empire britannique pour obtenir l’appui de l’Italie. Pour défendre ses propres intérêts, chaque puissance est néanmoins prête à recourir à la guerre, à une guerre qui serait naturellement la plus juste des guerres. Les petits Etats enfin, qui, faute de mieux, cherchent un abri sous le toit de la Société des Nations, se trouveront finalement non du côté de la paix, mais du côté du groupement le plus fort dans la guerre.
La Société des Nations défend le statu quo ; ce n’est pas l’organisation de la "paix", mais celle de la violence impérialiste de la minorité contre l’immense majorité de l’humanité. Cet "ordre" ne peut être maintenu que par des guerres incessantes, petites et grandes, aujourd’hui aux colonies, demain entre les métropoles. La fidélité impérialiste au statu quo n’a qu’un caractère conventionnel, temporaire et limité. L’Italie se prononçait hier pour le statu quo en Europe, mais pas en Afrique ; quelle sera demain sa politique en Europe, nul ne le sait. Mais la modification des frontières en Afrique a déjà sa répercussion en Europe. Hitler ne s’est permis de faire entrer ses troupes dans la zone rhénane que parce que Mussolini envahissait l’Ethiopie. Il serait malaisé de compter l’Italie parmi les "amis" de la paix. La France, cependant, tient bien davantage à l’amitié italienne qu’à l’amitié soviétique. L’Angleterre, de son côté, recherche l’amitié de l’Allemagne. Les groupements changent, les appétits subsistent. La tâche des partisans du statu quo consiste en réalité à trouver dans la Société des Nations la combinaison de forces la plus favorable et le camouflage le plus commode pour la préparation de la prochaine guerre. Qui la commencera et quand, cela dépendra de circonstances secondaires, mais il faudra bien que quelqu’un commence, car le statu quo n’est qu’une vaste poudrière.
Le programme du "désarmement" n’est qu’une fiction des plus néfastes tant que subsistent les antagonismes impérialistes. Même s’il se trouvait réalisé par des conventions — hypothèse vraiment fantastique ! — ce ne serait pas un empêchement à la guerre. Ce n’est pas parce qu’ils ont des armes que les impérialistes font la guerre ; ils forgent au contraire des armes quand ils ont besoin de faire la guerre. La technique moderne crée la possibilité d’un réarmement extrêmement rapide. Toutes les conventions de désarmement ou de limitation des armements n’empêcheront pas les usines de guerre, les laboratoires, les industries capitalistes dans leur ensemble de garder leur potentiel. L’Allemagne désarmée sous le contrôle attentif de ses vainqueurs (seule forme réelle de "désarmement", soit dit en passant) redevient ainsi, grâce à sa puissante industrie, la citadelle du militarisme européen. Elle se prépare à "désarmer" à son tour certains de ses voisins. L’idée du "désarmement progressif" se réduit à la tentative de diminuer en temps de paix des dépenses militaires exagérées ; il s’agit de la caisse et non de l’amour de la paix. Et cette idée aussi se révèle irréalisable ! Par suite des différences de situation géographique, de puissance économique et de saturation coloniale, toute norme de désarmement entrainerait une modification du rapport des forces en faveur des uns et au détriment des autres. De là la stérilité des tentatives genevoises. En près de vingt ans, les négociations et les conversations sur le désarmement n’ont amené qu’une nouvelle rivalité d’armements qui laisse loin derrière elle tout ce qu’on avait vu jusqu’ici. Fonder la politique révolutionnaire du prolétariat sur le programme du désarmement, ce n’est même pas la bâtir sur le sable, c’est tenter de la fonder sur l’écran de fumée masquant le militarisme.
Le refoulement de la lutte des classes au profit de la guerre impérialiste ne peut être assuré qu’avec le concours des leaders des organisations ouvrières de masses. Les mots d’ordre qui permirent en 1914 de mener cette tâche à bien : la "dernière guerre", la "guerre contre le militarisme prussien", la "guerre de la démocratie", sont trop dévalorisés par l’histoire des vingt années écoulées. La "sécurité collective" et le "désarmement général" les remplacent. Sous prétexte de soutenir la Société des Nations, les leaders des organisations ouvrières d’Europe préparent une réédition de l’union sacrée, non moins nécessaire à la guerre que les tanks, l’aviation et les gaz asphyxiants "prohibés".
La IIIe Internationale est née d’une protestation indignée contre le social-patriotisme. Mais le contenu révolutionnaire que lui avait insufflé la révolution d’Octobre est depuis longtemps dilapidé. L’Internationale communiste se place maintenant sous le signe de la Société des Nations, comme la IIe Internationale, mais avec une provision plus fraîche de cynisme. Quand le socialiste anglais Mr. Stafford Cripps, appelle la Société des Nations une association internationale de brigands, ce qui n’est sans doute pas poli mais ne manque pas de vérité, le Times demande ironiquement : "Comment expliquer en ce cas l’adhésion de l’U.R.S.S. à la Société des Nations ?" Il n’est pas facile de lui répondre. La bureaucratie moscovite apporte un puissant concours au social-patriotisme auquel la révolution d’Octobre porta en son temps un coup terrible.
M. Roy Howard a aussi tenté d’obtenir à ce sujet une explication. "Qu’en est-il, a-t-il demandé à Staline, de vos plans et de vos intentions de révolution mondiale ?" — "Nous n’avons jamais eu de semblables desseins." — "Mais pourtant..." — "C’est le fruit d’un malentendu." — "Un tragique malentendu ?" — "Non, comique ou plutôt tragi-comique." Nous citons textuellement. "Quel danger (continue Staline) les Etats environnants peuvent-ils voir dans les idées des citoyens soviétiques, si ces Etats sont vraiment bien en selle ?" L’interviewer aurait pu demander ici : Et s’ils ne sont pas bien en selle ? Staline fournit d’ailleurs un autre argument rassurant : "L’exportation des révolutions est une blague. Chaque pays peut faire sa révolution s’il le désire, mais s’il ne le veut pas, il n’y aura pas de révolution. Ainsi, notre pays a voulu faire une révolution et il l’a faite..." Nous citons textuellement. De la théorie du socialisme dans un seul pays, la transition est toute naturelle à la théorie de la révolution dans un seul pays. Mais pourquoi dès lors l’Internationale existe-t-elle ? aurait pu demander l’interviewer, s’il n’avait connu, visiblement, les légitimes limites de la curiosité. Les rassurantes explications de Staline, lues par les ouvriers autant que par les capitalistes, sont pleines de lacunes. Avant que "notre pays" n’ait voulu faire la révolution, nous y avions importé les idées marxistes empruntées à d’autres pays et nous avions mis à profit l’expérience d’autrui... Nous avons eu pendant des dizaines d’années une émigration révolutionnaire qui dirigeait la lutte en Russie. Nous avons été moralement et matériellement soutenus par les organisations ouvrières d’Europe et d’Amérique. Nous avons organisé au lendemain de notre victoire, en 1919, l’internationale communiste. Nous avons maintes fois proclamé que le prolétariat du pays révolutionnaire victorieux est moralement tenu de venir en aide aux classes opprimées et révoltées, et ce, non seulement sur le terrain des idées mais aussi, si possible, les armes à la main. Nous ne nous sommes pas contentés de le déclarer. Nous avons soutenu par la force des armes les ouvriers de Finlande, de Lettonie, d’Estonie, de Géorgie. Nous avons tenté, en faisant marcher sur Varsovie les armées rouges, de donner au prolétariat polonais l’occasion d’un soulèvement. Nous avons envoyé des organisateurs et des instructeurs militaires aux révolutionnaires chinois. Nous avons, en 1926, réuni des millions de roubles pour les grévistes anglais. Il apparaît à présent que ce n’était qu’un malentendu. Tragique ? Non, comique. Staline n’a pas eu tort de dire que la vie en U.R.S.S. est devenue "gaie" : l’Internationale communiste elle-même, de personne sérieuse est devenue une personne comique.
Staline eût mieux convaincu son interlocuteur si, au lieu de calomnier le passé, il avait nettement affirmé l’opposition de la politique thermidorienne à celle d’Octobre. "Aux yeux de Lénine, pouvait-il dire, la Société des Nations était destinée à préparer de nouvelles guerres impérialistes. Nous y voyons l’instrument de la paix. Lénine tenait les guerres révolutionnaires pour inévitables. Nous considérons l’exportation des révolutions comme une blague. Lénine flétrissait comme une trahison l’alliance du prolétariat et de la bourgeoisie impérialiste. Nous y poussons de toutes nos forces le prolétariat international. Lénine raillait le mot d’ordre du désarmement en régime capitaliste ; il y voyait une duperie pour les travailleurs. Nous bâtissons toute notre politique sur ce mot d’ordre. Et votre malentendu tragi-comique, pouvait conclure Staline, consiste à nous prendre pour les continuateurs du bolchevisme alors que nous en sommes les fossoyeurs."
L’ARMEE ROUGE ET SA DOCTRINE

Le soldat russe d’autrefois, formé dans les conditions patriarcales de la "paix" villageoise, se distinguait surtout par son esprit aveuglément grégaire. Souvorov, généralissime des armées de Catherine II et de Paul Ier, fut le maître incontesté d’armées de serfs. La grande Révolution française liquida à jamais l’art militaire de la vieille Europe et des tsars. Sans doute l’empire ajouta-t-il plus tard à son histoire de grandes conquêtes, mais il ne connut plus de victoires sur les armées des pays civilisés. Il fallut des défaites dans les guerres étrangères et des convulsions à l’intérieur pour retremper le caractère national des armées russes. L’armée rouge ne pouvait naître que sur une base sociale et psychologique nouvelle. La passivité, l’esprit grégaire et la soumission à la nature firent place, dans les jeunes générations, à l’audace et au culte de la technique. En même temps que l’individu s’éveillait, le niveau culturel s’améliorait. Les conscrits illettrés devenaient de moins en moins nombreux ; l’armée rouge ne libère pas un homme qui ne sache lire et écrire. Tous les sports y sont pratiqués avec fougue et s’étendent hors de l’armée. L’insigne du bon tireur est devenu populaire parmi les employés, les ouvriers, les étudiants. Les skis prêtent en hiver aux unités de troupe une mobilité inconnue auparavant. Des résultats remarquables ont été obtenus dans le parachutisme, le vol à voile et l’aviation. Les exploits de l’aviation dans l’Arctique et dans la stratosphère sont présents à tous les esprits. Ces sommets indiquent toute une chaîne de hauteurs conquises.
Point n’est besoin d’idéaliser l’organisation ou les qualités opératives qui furent celles de l’armée rouge pendant la guerre civile. Ces années furent pour les jeunes cadres celles d’un grand baptême. De simples soldats de l’armée impériale, des sous-officiers, des sous-lieutenants se révélaient organisateurs et capitaines ; leur volonté se trempait en de vastes luttes. Ces autodidactes furent souvent battus, mais ils finirent par vaincre. Les meilleurs d’entre eux se mirent ensuite à l’étude avec application. Des chefs militaires d’aujourd’hui qui, tous, ont passé par l’école de la guerre civile, la plupart ont achevé leurs études à l’Académie militaire ou suivi des cours spéciaux de perfectionnement. Près de la moitié des officiers supérieurs ont reçu une instruction militaire adéquate, les autres ont une instruction moyenne. La théorie leur a donné la discipline indispensable de la pensée, sans tuer l’audace stimulée par les opérations dramatiques de la guerre civile. Cette génération a maintenant entre quarante et cinquante ans, l’âge de l’équilibre des forces physiques et morales, où l’initiative hardie s’appuie sur l’expérience sans être alourdie par elle.
Le parti, les Jeunesses communistes, les syndicats, indépendamment même de la façon dont ils s’acquittent de leur mission socialiste, forment d’innombrables cadres d’administrateurs accoutumés à manier les masses humaines et les masses de marchandises et à s’identifier avec l’Etat : telles sont les réserves naturelles des cadres de l’armée. La préparation de la jeunesse au service militaire constitue une autre réserve. Les étudiants forment des bataillons scolaires capables, en cas de mobilisation, de devenir des écoles d’aspirants.
Il suffit, pour se rendre compte de l’importance de ces ressources, d’indiquer que le nombre des étudiants sortis des écoles supérieures atteint en ce moment 80 000 par an, le nombre total des étudiants dépassant le demi-million et celui des élèves de l’ensemble des établissements d’enseignement approchant de vingt-huit millions.
Dans le domaine de l’économie et surtout dans celui de l’industrie, la révolution sociale a assuré à la défense du pays des avantages auxquels l’ancienne Russie ne pouvait pas songer. Les méthodes de planification signifient en réalité la mobilisation de l’industrie et permettent de se placer du point de vue de la défense dès la construction et l’outillage de nouvelles entreprises. On peut considérer le rapport entre la force vive et la force technique de l’armée rouge comme étant au niveau de celui des armées les plus avancées d’Occident. Le renouvellement du matériel d’artillerie s’est accompli avec un succès décisif pendant la première période quinquennale. Des sommes énormes sont consacrées à la construction des autos blindées et des camions, des tanks et des avions Le pays a près d’un demi-million de tracteurs et il doit en fabriquer 60 000 en 1936, d’une force globale de 8,5 millions de chevaux-vapeur. La construction des chars d’assaut se poursuit parallèlement. On prévoit de trente à quarante cinq chars pour un kilomètre de front actif en cas de mobilisation.
A la suite de la Grande Guerre, la flotte se trouvait réduite de 548 000 tonnes en 1917 à 82 000 tonnes en 1928. Il fallait commencer par le commencement. En janvier 1936 Toukhatchevsky déclarait à l’Exécutif : "Nous créons une flotte puissante en concentrant nos premiers efforts sur les sous-marins." L’amirauté japonaise est, il faut l’admettre, bien informée des succès obtenus dans ce domaine. La Baltique fait à présent l’objet d’une attention équivalente. Et pourtant, dans les années à venir, la flotte de haute mer ne pourra prétendre qu’à un rôle auxiliaire dans la défense des frontières maritimes.
En revanche, la flotte aérienne a pris un bel essor. Il y a plus de deux ans qu’une délégation de techniciens français de l’aviation exprimait à ce sujet, d’après la presse, "son étonnement et son admiration". Elle avait pu, notamment, se convaincre que l’armée rouge construit en nombre grandissant de lourds avions de bombardement d’un rayon d’action de 1 200 et 1 500 kilomètres. En cas de conflit en Extrême-Orient les centres politiques et économiques du Japon seraient donc exposés aux coups de l’aviation de la région maritime de Vladivostok. Les renseignements livrés à la presse font savoir que le plan quinquennal prévoyait la formation de soixante-deux régiments d’aviation capables de mettre en ligne cinq mille appareils (pour 1935). Il n’y a pas lieu de douter qu’à cet égard le plan ait été exécuté, et il a probablement été dépassé.
L’aviation est indissolublement liée à un domaine de l’industrie qui n’existait pas autrefois en Russie, mais qui a fait de très grands progrès au cours des derniers temps : la chimie. Ce n’est pas
un secret que le gouvernement soviétique, comme d’ailleurs tous les gouvernements, n’a pas cru un seul instant aux "interdictions" répétées de la guerre des gaz. L’oeuvre des civilisateurs italiens en Abyssinie a montré une nouvelle fois ce que valent les limitations humanitaires du brigandage international. On peut penser que l’armée rouge est prémunie contre les surprises catastrophiques de la guerre chimique ou bactériologique — ces régions les plus mystérieuses et les plus terrifiantes de l’armement — autant que les armées d’Occident.
La qualité des produits de l’industrie de guerre doit provoquer des doutes légitimes. Rappelons à ce propos que les moyens de production sont en U.R.S.S. de meilleure qualité que les articles de consommation. Là où les commandes sont passées par les groupements influents de la bureaucratie dirigeante elle-même, la qualité de la production s’élève sensiblement au-dessus de son niveau ordinaire, qui est très bas. Les services de la guerre sont les clients les plus influents de l’industrie. Ne nous étonnons donc pas que les appareils de destruction soient d’une qualité supérieure aux articles de consommation et même aux moyens de production. L’industrie de guerre reste pourtant une partie de l’industrie en général et reflète, bien qu’en les atténuant, tous les défauts de celle-ci. Vorochilov et Toukhatchevsky ne manquent pas une occasion de dire publiquement aux administrateurs : "Nous ne sommes pas toujours satisfaits de la qualité de la production que vous donnez à l’armée rouge." Il y a lieu de croire qu’on s’exprime en termes plus nets entre dirigeants de la défense. En règle générale, les fournitures de l’intendance sont inférieures en qualité à celles de l’armement et des munitions. Les bottes sont moins bonnes que les mitrailleuses. Le moteur d’avion, en dépit des grands progrès réalisés, est encore en retard sur les meilleurs modèles de l’Occident. L’ancien objectif — se rapprocher le plus possible du niveau atteint par l’ennemi futur — subsiste quant à la technique de la guerre.
La situation est plus fâcheuse dans l’agriculture. On répète fréquemment à Moscou que, le revenu de l’industrie ayant dépassé celui de l’agriculture, la prépondérance est passée en U.R.S.S. de l’agriculture à l’industrie. A la vérité, les proportions nouvelles des revenus sont déterminées moins par l’accroissement de l’industrie, si important qu’il soit, que par le niveau extrêmement bas de l’agriculture. L’esprit extraordinairement conciliant dont la diplomatie soviétique a fait preuve pendant des années à l’égard du Japon était dû, entre autres causes, à de graves difficultés de ravitaillement. Les trois dernières années ont pourtant amené une amélioration réelle et permis de créer des bases de ravitaillement sérieuses pour la défense de l’Extrême-Orient.
Si paradoxal que cela paraisse, c’est le manque de chevaux qui constitue pour l’armée le point le plus vulnérable. La collectivisation totale a provoqué la perte de près de 55% des chevaux. Or, malgré la motorisation, l’armée actuelle a besoin d’un cheval pour trois soldats, comme au temps de Napoléon. Un tournant favorable a été marqué l’année passée à cet égard, le nombre des chevaux ayant commencé à s’accroître. En tout cas, même si la guerre éclatait dans quelques mois, un pays de 170 millions d’habitants aura toujours la possibilité de mobiliser les ressources et les chevaux nécessaires pour le front, au détriment, cela va de soi, de l’ensemble de la population. Mais en cas, de guerre les masses populaires de tous les pays ne peuvent s’attendre en général qu’à la faim, aux gaz et aux épidémies.
La grande Révolution française créa son armée en amalgamant les formations nouvelles et les troupes de lignes de l’armée royale. La révolution d’Octobre liquida complètement l’armée de l’ancien régime. L’armée rouge fut une création nouvelle, commencée par la base. Née en même temps que le régime soviétique, elle partagea toutes ses vicissitudes. Sa supériorité incommensurable sur l’armée du tsar, elle la dut exclusivement à la profonde transformation sociale. Elle n’a pas été épargnée par la dégénérescence du régime soviétique ; celle-ci, au contraire, a trouvé dans l’armée son expression la plus achevée. Avant d’essayer de déterminer le rôle possible de l’armée rouge dans le prochain cataclysme, il faut que nous nous arrêtions un moment sur l’évolution de ses idées maîtresses et de sa structure.
Le décret du conseil des commissaires du peuple du 12 janvier 1918, qui créa une armée régulière, fixait en ces termes sa destination : "Le passage du pouvoir aux classes laborieuses et exploitées rend nécessaire une armée nouvelle qui sera le rempart du pouvoir des soviets... et l’appui de la prochaine révolution socialiste de l’Europe." En répétant le 1er mai le "serment socialiste" dont le texte a été maintenu depuis 1918 et l’est encore pour le moment, les jeunes soldats rouges s’engagent "devant les classes laborieuses de la Russie et du monde" à combattre "pour le socialisme et la fraternité des peuples sans ménager leurs forces ni leur vie". Quant Staline dit aujourd’hui que l’internationalisme de la révolution est un "malentendu comique", il manque, entre autres, de respect envers les décrets fondamentaux du pouvoir des soviets, non abrogés à ce jour.
L’armée vivait, naturellement, des mêmes idées que le parti et l’Etat. La législation, la presse, l’agitation s’inspiraient au même titre de la révolution mondiale, conçue comme un objectif. Le programme de l’internationalisme révolutionnaire revêtit maintes fois un aspect excessif dans les services de la guerre. Feu Goussiev, qui fut pendant un certain temps le chef du service politique de l’armée, et plus tard l’un des plus proches collaborateurs de Staline, écrivait en 1921 dans une revue militaire : "Nous préparons l’armée de classe du prolétariat... non seulement à la défense contre la contre-révolution bourgeoise et seigneuriale, mais aussi à des guerres révolutionnaires (défensives et offensives) contre les puissances impérialistes." Goussiev reprochait au chef de l’armée rouge[2] de préparer insuffisamment cette armée à ses tâches internationales. L’auteur expliqua dans la presse au camarade Goussiev que la force armée étrangère est appelée à jouer dans les révolutions un rôle auxiliaire et non principal ; elle ne peut hâter le dénouement et faciliter la victoire que si des conditions favorables sont données. "L’intervention militaire est utile comme les forceps de l’accoucheur ; employée à temps, elle peut abréger les douleurs de l’enfantement ; employée prématurément, elle ne peut aboutir qu’à des avortements." (5 décembre 1921.) Nous ne pouvons malheureusement pas exposer ici comme il conviendrait l’histoire des idées sur cet important chapitre. Notons cependant que Toukhatchevsky, aujourd’hui maréchal, proposa en 1921 au congrès de l’Internationale communiste de constituer auprès du bureau de l’internationale communiste un "état-major international" : cette lettre intéressante fut publiée à l’époque dans un volume d’articles intitulé La Guerre des classes. Doué pour le commandement, mais d’une impétuosité exagérée, ce capitaine dut apprendre d’un article écrit à son intention que "l’état-major international pourrait être créé par les états-majors nationaux des divers Etats prolétariens ; tant qu’il n’en est pas ainsi, un état-major international deviendrait inévitablement caricatural". Staline évitait le plus possible de prendre position sur les questions de principe, surtout nouvelles, mais nombre de ses futurs compagnons se situaient en ces années-là, "à gauche" de la direction du parti et de l’armée. Leurs idées comportaient nombre d’exagérations naïves ou, si l’on préfère, de "malentendus comiques". Une grande révolution est-elle possible sans cela ? Nous combattions la "caricature" extrémiste de l’internationalisme longtemps avant de devoir tourner nos armes contre la théorie non moins caricaturale du "socialisme dans un seul pays".
A l’encontre des conceptions qui s’établirent rétrospectivement par la suite, la vie idéologique du bolchevisme fut très intense précisément à l’époque la plus pénible de la guerre civile. De larges discussions se poursuivaient à tous les degrés du parti, de l’Etat ou de l’armée, surtout sur les questions militaires ; la politique des dirigeants était soumise à une critique libre et souvent cruelle. Le chef de l’armée [3] écrivait alors dans la revue militaire la plus influente, à propos des excès de zèle de la censure : "Je conviens volontiers que la censure a fait énormément de bêtises et je tiens pour très nécessaire de rappeler cette honorable personne à plus de modestie. La censure a pour mission de veiller sur les secrets de guerre... Le reste ne la regarde pas." (23 février 1919.)
L’épisode de l’état-major international fut de peu d’importance dans la lutte idéologique qui, tout en ne sortant pas des limites tracées par la discipline de l’action, amena la formation d’une sorte de fraction d’opposition dans l’armée, tout au moins dans ses milieux dirigeants. L’école de la "doctrine prolétarienne de la guerre", à laquelle appartenaient ou adhéraient Frounzé, Toukhatchevsky, Goussiev, Vorochilov et d’autres, procédait de la conviction a priori que l’armée rouge, dans ses fins politiques et sa structure comme dans sa stratégie et sa tactique, ne devait rien avoir de commun avec les armées nationales des pays capitalistes. La nouvelle classe dominante devait avoir à tous égards un système politique distinct. Il ne restait qu’à le créer. Pendant la guerre civile, on se borna à formuler des protestations de principe contre l’utilisation des généraux, c’est-à-dire des anciens officiers de l’armée du tsar, et à fronder le commandement supérieur en lutte avec les improvisations locales et les atteintes incessantes à la discipline. Les promoteurs les plus décidés de la nouvelle parole tentèrent même de condamner, au nom des principes de la "manoeuvre" et de l’"offensive", érigés en impératifs absolus, l’organisation centralisée de l’armée, qui risquait d’entraver l’initiative révolutionnaire sur les futurs champs de bataille internationaux. C’était au fond une tentative pour élever les méthodes de la guerre des partisans du début de la guerre civile à la hauteur d’un système permanent et universel. Des capitaines se prononçaient avec d’autant plus de chaleur pour la nouvelle doctrine qu’ils ne voulaient pas étudier l’ancienne. Tsaritsyne (aujourd’hui Stalingrad) était le foyer principal de ces idées ; Boudienny, Vorochilov (et un peu plus tard Staline) y avaient commencé leur activité militaire.
Ce n’est que la paix venue qu’on tenta de coordonner ces tendances novatrices et d’en faire une doctrine. L’un des meilleurs chefs de la guerre civile, un ancien forçat politique Frounzé, prit cette initiative, soutenu par Vorochilov et, partiellement, par Toukhatchevsky. Au fond, la doctrine prolétarienne de la guerre était fort analogue à celle de la "culture prolétarienne", dont elle partageait entièrement le caractère schématique et métaphysique. Les quelques travaux laissés par ses auteurs ne renferment que peu de recettes pratiques et nullement neuves, tirées par déduction d’une définition-standard du prolétariat, classe internationale en cours d’offensive, c’est-à-dire d’abstractions psychologiques et non inspirées par les conditions réelles de lieu et de temps. Le marxisme, prôné à chaque ligne, faisait place au plus pur idéalisme. Tenant compte de la sincérité de ces errements, il n’est pas difficile d’y découvrir néanmoins le germe de la suffisance bureaucratique désireuse de penser et d’obliger les autres à penser qu’elle est capable d’accomplir en tous domaines, sans préparation spéciale et même sans bases matérielles, des miracles historiques.
Le chef de l’armée répondait à l’époque à Frounzé : "Je ne doute pas de mon côté que, si un pays pourvu d’une économie socialiste développée se voyait contraint de faire la guerre à un pays bourgeois, sa stratégie aurait un tout autre aspect. Mais cela ne nous donne pas de raisons de vouloir aujourd’hui imaginer une stratégie prolétarienne... En développant l’économie socialiste, en élevant le niveau culturel des masses, ... nous enrichirons sans nul doute l’art militaire de nouvelles méthodes." Pour cela, mettons-nous avec méthode à l’école des pays capitalistes avancés, sans tenter "de déduire, par des procédés logiques, de la nature révolutionnaire du prolétariat une stratégie nouvelle" (1er avril 1922.) Archimède promettait de soulever la Terre, pourvu qu’on lui donnât un point d’appui. C’était bien dit. Mais si on lui avait offert le point d’appui, il se serait aperçu que le levier lui faisait défaut. La révolution victorieuse nous donnait un nouveau point d’appui. Mais pour soulever le monde, les leviers restent encore à construire.
La "doctrine prolétarienne de la guerre" fut repoussée par le parti comme sa soeur aînée, la doctrine de la "culture prolétarienne". Par la suite, leurs destinées furent différente. Staline et Boukharine relevèrent le drapeau de la "culture prolétarienne", sans résultats appréciables, il est vrai, pendant les sept années qui séparent la proclamation du socialisme dans un seul pays de la liquidation de toutes les classes (1924-1931). La "doctrine prolétarienne de la guerre", en revanche n’a pas connu de renaissance, bien que ses anciens promoteurs se fussent assez promptement trouvés au pouvoir. La différence entre les destinées de deux doctrines si parentes est très caractéristique de la société soviétique. La "culture prolétarienne" embrassait des impondérables et la bureaucratie proposait d’autant plus généreusement cette compensation au prolétariat qu’elle l’écartait plus brutalement du pouvoir. La doctrine militaire, au contraire, touchait au vif les intérêts de la défense et ceux de la couche dirigeante. Elle ne laissait pas de place aux fantaisies idéologiques. Les anciens adversaires de l’utilisation des généraux étaient dans l’intervalle devenus eux-mêmes des généraux ; les promoteurs de l’état-major international s’étaient assagis sous l’égide de l’"état-major dans un seul pays" ; la doctrine de la "sécurité collective" se substituait à celle de la "guerre des classes" ; la perspective de la révolution mondiale cédait la place au culte du statu quo. Il fallait, pour inspirer confiance aux alliés hypothétiques et ne point trop irriter les adversaires, ressembler le plus possible aux armées capitalistes et non s’en distinguer à tout prix. Les modifications de doctrine et de façade dissimulaient cependant des processus sociaux d’une importance historique. L’année 1935 fut marquée pour l’armée par une sorte de coup d’Etat double : à l’égard du système des milices et à l’égard des cadres.
LIQUIDATION DES MILICES ET RETABLISSEMENT DES GRADES
(…) Le monde civilisé, ami et ennemi, apprit non sans stupeur, en septembre 1935, que l’armée rouge aurait désormais une hiérarchie d’officiers commençant au lieutenant et finissant au maréchal. Le chef réel de l’armée, Toukhatchevsky, expliqua que "le rétablissement des grades créait une base plus stable aux cadres de l’armée, tant techniques que de commandement". Explication intentionnellement équivoque. Le commandement s’affermit avant tout grâce à la confiance des hommes. C’est précisément pourquoi l’armée rouge commença par la liquidation du corps des officiers. Le rétablissement d’une caste hiérarchique n’est nullement exigé par l’intérêt de la défense. Ce qui importe pratiquement, c’est le poste de commandement et non le grade. Les ingénieurs et les médecins n’ont pas de grades ; la société trouve néanmoins le moyen de les mettre à leurs places. Le droit à un poste de commandement est assuré par les connaissances, le talent, le caractère, l’expérience, facteurs qui nécessitent une appréciation incessante et individuelle. Le grade de major n’ajoute rien au commandant d’un bataillon. Les étoiles des maréchaux ne confèrent aux cinq chefs supérieurs de l’armée rouge ni de nouveaux talents ni plus d autorité. La "base stable" est en réalité offerte non à l’armée, mais au corps des officiers au prix de son éloignement de l’armée. Cette réforme poursuit une fin purement politique : donner au corps des officiers un poids social. Molotov le dit en somme quand il justifie le décret par le besoin "d’augmenter l’importance des cadres dirigeants de l’armée". On ne se borne pas, ce faisant, à rétablir les grades. On construit à la hâte des habitations pour les officiers. En 1936, 47 000 chambres doivent être mises à leur disposition ; une somme, supérieure de 57% aux crédits de l’année précédente, est consacrée à leurs traitements. "Augmenter l’importance des cadres dirigeants", c’est donc rattacher plus étroitement les officiers aux milieux dirigeants, en affaiblissant leur liaison avec l’armée.
Fait digne d’être souligné, les réformateurs n’ont pas cru devoir inventer pour les grades des appellations nouvelles ; au contraire, ils ont manifestement tenu à imiter l’Occident. Ils ont, par la même occasion, révélé leur talon d’Achille en n’osant pas rétablir le grade de général qui, en russe, suscite trop d’ironie. La presse soviétique, commentant la promotion de cinq maréchaux — choisis, notons-le en passant, plus pour leur dévouement personnel à Staline que pour leurs talents et les services rendus — ne manqua pas d’évoquer l’ancienne armée du tsar, "avec son esprit de caste, sa vénération des grades et sa servilité hiérarchique". Pourquoi donc l’imiter si bassement ? La bureaucratie, créant des privilèges, use à tout instant des arguments qui servirent naguère à la destruction des anciens privilèges. L’insolence se combine ainsi avec la pusillanimité et se complète de doses de plus en plus fortes d’hypocrisie.
Si inattendu qu’ait pu paraître le rétablissement de "l’esprit de caste, de la vénération des grades et de la servilité hiérarchique", le gouvernement n’avait probablement pas le choix. La désignation des commandants en vertu de leurs qualités personnelles n’est possible que si la critique et l’initiative se manifestent librement dans une armée placée sous le contrôle de l’opinion publique. Une rigoureuse discipline peut très bien s’accommoder d’une large démocratie et même y trouver appui. Mais aucune armée ne peut être plus démocratique que le régime qui la nourrit. Le bureaucratisme, avec sa routine et sa suffisance, ne dérive pas des besoins spéciaux de l’organisation militaire, mais des besoins politiques des dirigeants. Ces besoins trouvent seulement dans l’armée leur expression la plus achevée. Le rétablissement de la caste des officiers, dix-huit ans après sa suppression révolutionnaire, atteste avec une force égale quel est l’abîme creusé entre les dirigeants et les dirigés, combien l’armée a déjà perdu les qualités essentielles qui lui permettaient de s’appeler une armée rouge [4] et quel est le cynisme de la bureaucratie qui fait loi des conséquences de cette démoralisation.
La presse bourgeoise ne s’est pas trompée sur le sens de cette contre-réforme. Le Temps écrivait, le 25 septembre 1935 : "Cette transformation extérieure est un des signes de la transformation profonde qui s’accomplit en ce moment dans l’Union soviétique tout entière. Le régime maintenant définitivement consolidé se stabilise graduellement. Les habitudes et les coutumes révolutionnaires font place, à l’intérieur de la famille et de la société soviétique, aux sentiments et aux moeurs qui continuent à régner à l’intérieur des pays dits capitalistes. Les Soviets s’embourgeoisent." Nous n’avons presque rien à ajouter à cette appréciation.
L’U.R.S.S. ET LA GUERRE

Le danger de guerre n’est que l’une des expressions de la dépendance de l’U.R.S.S. à l’égard du monde et, par conséquent, l’un des arguments contre l’utopie d’une société socialiste isolée ; argument redoutable qui se présente maintenant au premier plan.
Il serait vain de vouloir prévoir tous les facteurs de la prochaine mêlée des peuples : si un calcul de ce genre était possible, le conflit des intérêts se résoudrait toujours par quelque paisible transaction de comptable. Il y a trop d’inconnues dans la sanglante équation de la guerre. L’U.R.S.S. bénéficie en tout cas de gros avantages hérités du passé et créés par le nouveau régime. L’expérience de l’intervention pendant la guerre civile a démontré que son étendue constitue comme par le passé pour la Russie une très grande supériorité. La petite Hongrie soviétique fut renversée en quelques jours par l’impérialisme étranger, aidé, il est vrai, du malencontreux dictateur Bela Kun. La Russie des Soviets, coupée, dès le début, de sa périphérie, résista trois ans à l’intervention ; à certains moments, le territoire de la révolution se réduisit presque à celui de l’ancien grand-duché de Moscovie ; mais il n’en fallut pas davantage pour tenir et vaincre par la suite.
La réserve humaine constitue un second avantage considérable. La population de l’U.R.S.S., s’accroissant de trois millions d’âmes par an, a dépassé les 170 millions. Une classe comprend actuellement 1 300 000 jeunes gens. La sélection la plus rigoureuse, physique et politique, n’en élimine pas plus de 400 000. Les réserves, que l’on peut estimer à dix-huit ou vingt millions d’hommes, sont pratiquement inépuisables.
Mais la nature et les hommes ne sont que la matière première de la guerre. Le "potentiel" militaire dépend avant tout de la puissance économique de l’Etat. Sous ce rapport, les avantages de l’U.R.S.S. sont immenses relativement à l’ancienne Russie. Nous avons déjà indiqué que c’est précisément dans le domaine militaire que l’économie planifiée a donné le plus de résultats jusqu’à présent. L’industrialisation des régions éloignées, de la Sibérie principalement, donne aux étendues de steppes et de forêts une nouvelle importance. L’U.R.S.S. reste pourtant un pays arriéré. Le bas rendement du travail, la médiocre qualité de la production, la faiblesse des transports ne sont compensés que partiellement par l’étendue, les richesses naturelles et la population. En temps de paix, la mesure des forces économiques de systèmes sociaux opposés peut être différée — pendant longtemps, mais pas à jamais — par des initiatives politiques et principalement par le monopole du commerce extérieur. En temps de guerre, l’épreuve est directe, sur les champs de bataille. De là le danger.
Les défaites, bien qu’elles provoquent d’habitude de grands changements politiques, sont loin de mener toujours à des bouleversements économiques. Un régime social assurant un haut niveau de culture et une grande richesse ne peut pas être renversé par les baïonnettes. Au contraire, on voit les vainqueurs adopter les usages du vaincu quand celui-ci leur est supérieur par son développement. Les formes de la propriété ne peuvent être modifiées par la guerre que si elles sont gravement en contradiction avec les assises économiques du pays. La défaite de l’Allemagne dans une guerre contre l’U.R.S.S. entraînerait inévitablement la chute de Hitler et aussi du système capitaliste. On ne peut guère douter, d’autre part, que la défaite ne soit fatale aux dirigeants de l’U.R.S.S. et aux bases sociales de ce pays. L’instabilité du régime actuel de l’Allemagne provient de ce que ses forces productives ont depuis longtemps dépassé les formes de la propriété capitaliste. L’instabilité du régime soviétique, au contraire, est due au fait que ses forces productives sont encore loin d’être à la hauteur de la propriété socialiste. Les bases sociales de l’U.R.S.S. sont menacées par la guerre pour les raisons mêmes qui font qu’en temps de paix elles ont besoin de la bureaucratie et du monopole du commerce extérieur, c’est-à-dire du fait de leur faiblesse.
Peut-on espérer que l’U.R.S.S. sortira de la prochaine guerre sans défaite ? Répondons nettement à une question posée en toute netteté : si la guerre n’était qu’une guerre, la défaite de l’U.R.S.S. serait inévitable. Sous les rapports de la technique de l’économie et de l’art militaire, l’impérialisme est infiniment plus puissant que l’U.R.S.S. S’il n’est pas paralysé par la révolution en Occident, il détruira le régime né de la révolution d’Octobre.
A quoi l’on peut répondre que l’impérialisme est une abstraction, puisqu’il est déchiré par ses contradictions propres. Il est vrai ; et sans elles, il y a beau temps que l’U.R.S.S. aurait quitté la scène. Les accords diplomatiques et militaires de l’U.R.S.S. reposent en partie sur ces contradictions. Mais on commettrait une funeste erreur en se refusant à voir qu’il y a une limite au-delà de laquelle ces déchirements doivent cesser. De même que la lutte des partis bourgeois et petits-bourgeois, des plus réactionnaires aux plus social-démocrates, cesse devant le péril immédiat de la révolution prolétarienne, les antagonismes impérialistes se résoudront toujours par un compromis pour empêcher la victoire militaire de l’U.R.S.S.
Les accords diplomatiques ne sont que "chiffons de papier" ; selon le mot non dépourvu de sens d’un chancelier du Reich. Il n’est écrit nulle part qu’ils dureront jusqu’à la guerre. Aucun traité avec l’U.R.S.S. ne résistera à la menacé d’une révolution imminente dans quelque partie que ce soit de l’Europe. Il suffirait que la crise politique de l’Espagne (pour ne point parler de la France) entre dans une phase révolutionnaire pour que l’espoir en Hitler-Sauveur, prôné par Lloyd George, gagne irrésistiblement tous les gouvernements bourgeois. D’ailleurs, si la situation instable de l’Espagne, de la France, de la Belgique avait pour issue une victoire de la réaction, il ne resterait pas trace davantage des pactes soviétiques. Enfin, en admettant que les "chiffons de papier" gardent leur force dans la première phase des opérations militaires, on ne peut douter que le groupement des forces dans la phase décisive ne soit déterminé par des facteurs d’une puissance beaucoup plus grande que les engagements solennels des diplomates précisément spécialisés dans la félonie.
La situation changerait du tout au tout si les gouvernements bourgeois obtenaient des garanties matérielles leur assurant que le gouvernement de Moscou se place non seulement de leur côté dans la guerre, mais encore dans la lutte des classes. Mettant à profit les difficultés de l’U.R.S.S. tombée entre deux feux, les "amis" capitalistes "de la paix" prendront, cela va de soi, toutes les mesures pour entamer le monopole du commerce extérieur et les lois soviétiques régissant la propriété. Le mouvement de défense nationale qui grandit parmi les émigrés
russes de France et de Tchécoslovaquie se nourrit de ces espoirs. Et s’il faut compter que la lutte mondiale ne sera résolue que par la guerre, les alliés auront de grandes chances d’atteindre leur but. Sans intervention de la révolution, les bases sociales de l’U.R.S.S. doivent s’effondrer en cas de victoire comme en cas de défaite.
Il y a plus de deux ans qu’un document-programme intitulé La IVe Internationale et la guerre esquissait en ces termes cette perspective : "Sous l’influence du vif besoin d’articles de première nécessité éprouvé par l’Etat, les tendances individualistes de l’économie rurale seraient renforcées et les forces centrifuges s’accroîtraient de mois en mois au sein des kolkhozes... On pourrait s’attendre... dans l’atmosphère surchauffée de la guerre, à un appel aux capitaux étrangers "alliés", à des atteintes au monopole du commerce extérieur, à l’affaiblissement du contrôle de l’Etat sur les trusts, à l’aggravation de la concurrence des trusts entre eux, à des conflits entre trusts et ouvriers, etc. En d’autres termes, une guerre longue, si le prolétariat international demeurait passif, pourrait et devrait même amener les contradictions internes de l’U.R.S.S. à se résoudre par une contre-révolution bonapartiste." Les événements des deux dernières années n’ont fait que doubler cette probabilité.
Tout ce qui précède ne commande cependant en aucune façon des conclusions "pessimistes". Nous ne voulons ni fermer les yeux sur l’énorme supériorité matérielle du monde capitaliste ni ignorer l’inévitable félonie des "alliés" impérialistes, ni nous leurrer sur les contradictions internes du régime soviétique ; mais nous ne sommes pas enclins du tout à surestimer la solidité du système capitaliste dans les pays hostiles comme dans les pays alliés. Bien avant que la guerre d’usure n’ait pu mettre à l’épreuve le rapport de forces, elle soumettra la stabilité relative de ces régimes à un rude examen. Tous les théoriciens sérieux du futur massacre des peuples comptent avec la probabilité et même avec la certitude de révolutions. L’idée, de plus en plus souvent émise dans certaines sphères, de petites armées professionnelles, idée à peine plus réaliste que celle d’un duel de héros inspiré du précédent de David et Goliath, révèle, par ce qu’elle a de fantastique, la crainte que l’on éprouve du peuple en armes. Hitler ne manque pas une occasion de souligner son désir de paix en faisant allusion à l’inéluctable déferlement du bolchevisme que la guerre provoquerait en Occident. La force qui contient encore la guerre prête à se déchaîner n’est ni dans la Société des Nations ni dans les pactes de garantie, ni dans les référendums pacifistes, mais exclusivement dans la crainte salutaire que les puissants ont de la révolution.
Les régimes sociaux doivent, comme tous les phénomènes, être jugés par comparaison. En dépit de ses contradictions, le régime soviétique a, sous le rapport de la stabilité, d’immenses avantages sur les régimes de ses adversaires probables. La possibilité même de la domination des nazis sur le peuple allemand est due à la tension prodigieuse des antagonismes sociaux en Allemagne. Ces antagonismes ne sont ni écartés ni atténués ; la dalle du fascisme ne fait que les comprimer. La guerre les extérioriserait. Hitler a beaucoup moins de chances que n’en avait Guillaume II de mener la guerre à bonne fin. Une révolution faite à temps pourrait seule, en épargnant la guerre à l’Allemagne, lui éviter une nouvelle défaite.
La presse mondiale présente les assassinats de ministres japonais par des officiers comme les manifestations imprudentes d’un patriotisme passionné. En réalité, ces actes se classent, malgré la différence des idéologies, dans la même rubrique que les bombes jetées par les nihilistes russes contre la bureaucratie du tsar. La population du Japon étouffe sous le joug combiné d’une exploitation agraire asiatique et d’un capitalisme ultra-moderne. Au premier relâchement des contraintes militaires, la Corée, le Mandchoukouo, la Chine se lèveront contre la tyrannie nipponne. La guerre plongera l’empire dans un cataclysme social.
La situation de la Pologne n’est pas sensiblement meilleure. Le régime institué par Pilsudsky, le plus stérile qui soit, n’a pas même réussi à adoucir l’asservissement des paysans. L’Ukraine occidentale (la Galicie) subit une cruelle oppression qui lèse tous ses sentiments nationaux. Les grèves et les émeutes se suivent dans les centres ouvriers. La bourgeoisie polonaise, en cherchant à assurer l’avenir par l’alliance avec la France et l’amitié avec l’Allemagne, ne réussira qu’à hâter la guerre pour y trouver sa perte.
Le danger de guerre et celui d’une défaite de l’U.R.S.S. sont des réalités. Si la révolution n’empêche pas la guerre, la guerre pourra aider la révolution. Un second accouchement est généralement plus facile que le premier. La première révolte ne se fera pas attendre, dans la prochaine guerre, deux ans et demi ! Et, une fois commencées, les révolutions ne s’arrêteront pas à mi-chemin. Le destin de l’U.R.S.S. se décidera en définitive non sur la carte des états-majors, mais dans la lutte des classes. Seul le prolétariat européen, irréductiblement dressé contre sa bourgeoisie, y compris ses "amis de la paix", pourra empêcher l’U.R.S.S. d’être défaite ou poignardée dans le dos par ses "alliés". Et la défaite même de l’U.R.S.S. ne serait qu’un épisode de courte durée si le prolétariat remportait la victoire dans d’autres pays. Par contre, aucune victoire militaire ne sauvera l’héritage de la révolution d’Octobre si l’impérialisme se maintient dans le reste du monde.
Les suiveurs de la bureaucratie vont dire que nous "sous-estimons" les forces intérieures de l’U.R.S.S., l’armée rouge, etc., comme ils ont dit naguère que nous "niions" la possibilité de l’édification socialiste dans un seul pays. Ces arguments-là sont de si basse qualité qu’ils ne permettent pas même un échange de vues tant soit peu fécond. Sans armée rouge, l’U.R.S.S. eût été vaincue et démembrée à l’instar de la Chine. Sa longue résistance héroïque et opiniâtre pourra seule créer les conditions favorables au déploiement de la lutte des classes dans les pays impérialistes. L’armée rouge est ainsi un facteur d’une importance historique inappréciable.
Il nous suffit qu’elle puisse donner une puissante impulsion à la révolution. Mais seule la révolution pourra accomplir la tâche principale, qui est au-dessus des forces de l’armée rouge.
Personne n’exige du gouvernement soviétique qu’il s’expose à des aventures internationales, cesse d’obéir à la raison, tente de forcer le cours des événements mondiaux. Les tentatives de ce genre faites par le passé (Bulgarie, Estonie, Canton...) n’ont servi qu’à la réaction et ont été en leur temps condamnées par l’opposition de gauche. Il s’agit de l’orientation générale de la politique soviétique. La contradiction entre la politique étrangère de l’U.R.S.S. et les intérêts du prolétariat mondial international et des peuples coloniaux trouve son expression la plus funeste dans la subordination de l’Internationale communiste à la bureaucratie conservatrice et à sa nouvelle religion de l’immobilité.
Ce n’est pas sous le drapeau du statu quo que les ouvriers européens et les peuples des colonies peuvent se lever contre l’impérialisme et la guerre qui doit éclater et renverser le statu quo, aussi inéluctablement que l’enfant venu à terme vient troubler le statu quo de la grossesse. Les travailleurs n’ont pas le moindre intérêt à défendre les frontières actuelles, surtout en Europe, que ce soit sous les ordres de leurs bourgeoisies ou dans l’insurrection révolutionnaire. La décadence de l’Europe résulte précisément du fait qu’elle est économiquement morcelée en près de quarante Etats quasi nationaux qui, avec leurs douanes, leurs passeports, leurs systèmes monétaires et leurs armées monstrueuses au service du particularisme national, sont devenus les plus grands obstacles au développement économique de l’humanité et à la civilisation.
La tâche du prolétariat européen n’est pas d’éterniser les frontières, mais de les supprimer révolutionnairement. Statu quo ? Non ! Etats-Unis socialistes d’Europe !

Notes
[1] L’Internationale communiste a été dissoute par Staline en 1943.
[2] A l’époque Trotsky était commissaire du peuple à la guerre et président du Conseil supérieur de la guerre.
[3] Il s’agit toujours de Trotsky
[4] Elle a pris depuis lors le nom d’"armée soviétique"

http://www.marxists.org/francais/tr...http://www.marxists.org/francais/in...

http://www.marxists.org/francais/tr...http://www.marxists.org/francais/in... « Manifeste d’alarme de la IV° Internationale » (extraits)
Léon Trotsky
1940 En mai 1940, Trotsky rédige le manifeste de la IV° Internationale sur la guerre. Ce texte basé sur les principes de l’internationalisme prolétarien servira de base à l’activité trotskyste durant toute cette période et sera l’un des derniers de Trotsky avant son assasinat.

« (…)
Les causes immédiates de la Guerre
La cause immédiate de la guerre actuelle est la rivalité entre les empires coloniaux anciens et riches, Grande Bretagne et France, et les pillards impérialistes en retard, Italie et Allemagne.
Le XIX° siècle a été l’ère de l’incontestable hégémonie de la plus ancienne puissance capitaliste la Grande Bretagne. De 1815 à 1914 il est vrai, non sans quelques explosions militaires isolées, « la Pax Britannica » a régné. La flotte britannique, la plus puissante du monde, jouait le rôle de gendarme des mers. Toutefois cette époque appartient au passé. Dès la fin du siècle dernier, l’Allemagne, armée de la technique moderne, a commencé à avancer vers la première place en Europe. De l’autre côté de l’Océan apparaissait un pays plus puissant encore, ancienne colonie britannique. La contradiction économique la plus importante de celles qui conduisirent à la guerre de 1914 1918 était la rivalité entre la Grande Bretagne et l’Allemagne. Ouant aux Etats Unis, leur participation à la guerre était de caractère préventif on ne saurait permettre à l’Allemagne de soumettre le continent européen.
La défaite rejeta l’Allemagne dans une impuissance totale. Démembrée, entourée d’ennemis, réduite à la famine par les réparations, affaiblie par les convulsions de la guerre civile, elle apparut hors de course pour longtemps. Sur le continent européen, c’était la France qui jouait pour le moment les premier violon. Pour la victorieuse Angleterre, le bilan de la guerre, ne laissait en définitive qu’un lourd passif : indépendance grandissante des dominions, mouvements coloniaux pour l’indépendance, perte de l’hégémonie navale, diminution de l’importance de sa flotte du fait du développement de l’aviation.
Utilisant la force d’inertie, l’Angleterre a essayé encore de jouer le rôle dirigeant dans l’arène mondiale au cours des premières années après sa victoire. Ses conflits avec les Etats-Unis ont commencé à revêtir un caractère de toute évidence menaçant. Il pouvait même sembler que la prochaine guerre pouvait éclater entre les deux aspirants anglo saxons à la domination mondiale. L’Angleterre cependant s’est vite convaincue que son poids spécifique économique ne lui permettait pas de combattre contre le colosse de l’autre côté de l’Océan. L’accord de parité navale qu’elle conclut avec les Etats-Unis signifiait sa renonciation formelle à l’hégémonie navale, déjà perdue dans la réalité. La substitution au libre échange de barrières douanières signifiait l’aveu ouvert de la défaite de l’industrie britannique sur le marché mondial. Sa renonciation à la politique du « splendide isolement » amenait dans son sillage l’introduction du service militaire obligatoire. Ainsi les traditions les plus sacrées s’en allaient elles en poussière.
La France est également caractérisée par la disproportion entre son poids économique et sa position mondiale, mais sur une échelle réduite. Son hégémonie en Europe reposait sur une conjoncture temporaire, des circonstances créées par l’anéantissement de l’Allemagne et les combinaisons artificielles du traité de Versailles. Le nombre de ses habitants et les bases économiques de cette hégémonie étaient bien insuffisantes. Quand se dissipa l’hypnose de la victoire, les rapports de force réels apparurent à la surface. La France apparut bien plus faible qu’elle n’était apparue, non seulement à ses amis mais à ses ennemis. Cherchant une protection, elle devint en quelque sorte le dernier dominion de la Grande Bretagne.
La régénération de l’Allemagne sur la base d’une technique de premier ordre et de ses capacités d’organisation était inévitable. Elle se produisit plus tôt qu’on ne l’avait cru possible, dans une large mesure du fait du soutien de l’Allemagne par l’Angleterre contre l’U.R.S.S., contre les prétentions excessives de la France, et _de façon moins immédiate, contre les Etats-Unis. De telles combinaisons internationales s’étaient révélées fructueuses plus d’une fois dans le passé pour l’Angleterre capitaliste, aussi longtemps qu’elle était restée la puissance la plus forte. Mais à l’époque de sa sénilité, elle s’est montrée incapable de chasser les esprits qu’elle avait elle-même invoqués.
Armée d’une technique supérieure, d’une plus grande souplesse, et d’une capacité de production supérieure, l’Allemagne a une fois de plus essayé de chasser l’Angleterre de marchés très importants, particulièrement en Europe du Sud-Est et en Amérique latine. Contrairement au XIX° siècle, où la compétition entre les pays capitalistes se développa sur un marché mondial en expansion, l’arène économique de la lutte d’aujourd’hui est en train de se rétrécir au point qu’il ne reste plus aux impérialistes qu’à s’arracher les uns aux autres les débris du marché mondial.
L’initiative d’un nouveau partage du monde est revenue naturellement, comme en 1914, à l’impérialisme allemand. Surpris, le gouvernement britannique a d’abord essayé de payer le prix pour rester à l’écart de la guerre par des concessions aux dépens des autres (Autriche, Tchécoslovaquie [1]). Mais cette politique ne pouvait durer longtemps. L’ « amitié » avec la Grande Bretagne n’était pour Hitler qu’une brève phase tactique. Londres avait déjà donné à Hitler plus qu’il n’avait escompté obtenir. Les accords de Munich, au moyen desquels Chamberlain espérait sceller une amitié durable avec l’Allemagne, ont au contraire accéléré la rupture. Hitler ne pouvait rien attendre de plus de Londres une expansion ultérieure de l’Allemagne frapperait les lignes vitales de la Grande Bretagne elle même. Ainsi la « nouvelle ère de paix [2] »annoncée par Chamberlain en octobre 1938 a conduit en quelques mois à la plus terrible de toutes les guerres.
Notes
[1] L’Anschluss, c’est à dire le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, avait eu lieu en mars 1938, la Tchécoslovaquie, amputée en octobre 38 avait été dépecée en mars 39.
[2] La formule de Chamberlain suivant laquelle l’accord de Munich avait ouvert « une nouvelle ère de paix », avait déjà déclenché l’ironie de Trotsky (Œuvres, 19, pp. 144 148).
(…)
Défense de l’U.R.S.S.
L’alliance de Staline avec Hitler qui fut le lever de rideau de la guerre mondiale et conduisit tout droit à l’asservissement du peuple polonais, était le résultat de la faiblesse de l’U.R.S.S. et de la panique du Kremlin face à l’Allemagne. La responsabilité de cette faiblesse ne repose sur nul autre que le même Kremlin : sa politique intérieure, qui a ouvert un abîme entre la caste dirigeante et le peuple ; sa politique extérieure, qui a sacrifié les Intérêts de la révolution mondiale aux intérêts de la clique stalinienne.
La mainmise sur la Pologne orientale gage de l’alliance avec Hitler, et garantie contre Hitler a été accompagnée de la nationalisation de la propriété semi féodale et capitaliste en Ukraine et en Biélorussie occidentales. Sans cela, l’U.R.S.S. n’aurait pas pu incorporer à l’U.R.S.S. les territoires occupés. La révolution d’Octobre étranglée et profanée faisait ainsi savoir qu’elle vivait encore.
En Finlande, le Kremlin n’a pas réussi à accomplir un bouleversement social semblable. La mobilisation impérialiste de l’opinion publique mondiale « pour la défense de la Finlande », la menace d’une intervention directe de l’Angleterre et de la France, l’impatience de Hitler qui voulait s’emparer du Danemark et de la Norvège avant que les troupes britanniques et françaises soient apparues sur la terre scandinave tout cela a obligé le Kremlin à renoncer à la soviétisation de la Finlande et à se borner à mettre la main sur les positions stratégiques indispensables.
L’invasion de la Finlande a incontestablement soulevé dans la population soviétique une condamnation profonde. Les ouvriers avancés comprenaient cependant que les crimes de l’oligarchie du Kremlin n’enlevaient pas de l’ordre du jour la question de l’existence de l’U.R.S.S. Sa défaite dans la guerre mondiale signifierait non seulement le renversement de la bureaucratie totalitaire, mais la liquidation des nouvelles formes de propriété, l’effondrement de la première expérience d’économie planifiée et la transformation de tout le pays en colonie, c’est-à dire la remise à l’impérialisme de ressources naturelles colossales qui lui donneraient un répit jusqu’à la troisième guerre mondiale. Ni les peuples de l’U.R.S.S. ni la classe ouvrière mondiale dans son ensemble ne tiennent à un tel résultat.
La résistance de la Finlande à l’U.R.S.S., malgré son héroïsme, n’a pas plus été une action de défense nationale indépendante que la résistance ultérieure de la Norvège à l’Allemagne. Le gouvernement d’Helsinki lui-même l’a compris quand il a décidé de capituler devant l’U.R.S.S. plutôt que de transformer la Finlande en base militaire pour la France et l’Angleterre. Notre pleine reconnaissance du droit de chaque nation à disposer d’elle même n’altère pas le fait qu’au cours de la guerre actuelle, ce droit ne pèse pas plus qu’une plume. Il nous faut déterminer la ligne fondamentale de notre position en accord avec des facteurs fondamentaux et pas de dixième ordre. Les thèses de la IV° Internationale disent :
« Le concept de défense nationale, surtout quand il coïncide avec l’idée de la défense de la démocratie, peut très facilement abuser des ouvriers des pays petits et neutres (Suisse, partiellement Belgique ou pays scandinaves) Seul un petit bourgeois sans espoir sorti d’un misérable village suisse comme Robert Grimm [1] peut penser sérieusement que la guerre mondiale dans laquelle il est entraîné se mène pour la défense de l’indépendance de la Suisse [2]. »
Ces paroles prennent aujourd’hui une signification particulière. Ces petit-bourgeois qui croient que c’est à partir d’épisodes tactiques comme l’invasion de l’Armée rouge en Finlande qu’on peut déterminer la stratégie prolétarienne par rapport à la défense de l’U.R.S.S. ne sont en rien supérieurs au social patriote suisse Robert Grimm.
La campagne lancée par la bourgeoisie mondiale sur la guerre soviéto-finnoise a été extrêmement éloquente dans son unanimité et sa furie. Ni la perfidie ni la violence du Kremlin mouvant n’avaient soulevé l’indignation de la bourgeoisie, car toute l’histoire de la politique mondiale est écrite en termes de perfidie et de violence. Sa crainte et son indignation ont été provoquées par la perspective d’un bouleversement social en Finlande sur le modèle de celui qu’avait réalisé l’Armée rouge en Pologne orientale. Il s’agissait d’une menace contre la propriété capitaliste. La campagne anti soviétique, qui avait un caractère de classe du début à la fin, a révélé une fois de plus que l’U.R.S.S., en vertu de fondements sociaux établis par la révolution d’Octobre, dont l’existence de la bureaucratie dépend en dernière analyse, demeure encore un Etat ouvrier qui épouvante la bourgeoisie du monde entier. Des accords épisodique entre la bourgeoisie et l’U.R.S.S. n’altèrent pas le fait qu’ « à une échelle historique, l’antagonisme entre l’impérialisme mondial et l’Union soviétique est infiniment plus profond ceux qui opposent entre eux les différents pays capitalistes ».
Nombre de radicaux petit-bourgeois, qui, hier encore, considéraient l’Union soviétique comme un axe pour grouper les forces « démocratiques » contre le fascisme, ont découvert soudain, maintenant que leurs patries à eux ont été menacées par Hitler, que Moscou, qui n’est pas venu à leur aide, suit une politique impérialiste et qu’il n’existe aucune différence entre U.R.S.S. et les pays fascistes.
« Mensonge ! », va répondre tout ouvrier ayant une conscience de classe « Il existe une différence ! ». La bourgeoisie apprécie cette différence sociale mieux et plus profondément que les girouettes radicales. Assurément, la nationalisation des moyens de production dans un pays, et un pays arriéré comme celui-là, n’assure pas encore la construction du socialisme. Mais elle est susceptible de renforcer les conditions favorables au socialisme, à savoir le développement planifié des forces productives. Tourner le dos à la nationalisation des moyens de production sous prétexte qu’elle n’assure pas en elle même le bien-être des masses équivaut à condamner à la destruction une fondation de granit sous prétexte qu’il est impossible de vivre sans murs ni toits. L’ouvrier qui a une conscience de classe sait qu’une lutte victorieuse pour une émancipation totale est impensable sans la défense d’une conquête aussi colossale que l’économie planifiée contre la restauration des rapports capitalistes. Ceux qui ne peuvent pas défendre les anciennes positions n’en prendront jamais de nouvelles.
La IV° Internationale ne peut défendre l’U.R.S.S. que par les méthodes de la lutte de classe révolutionnaire. Enseigner aux ouvriers à bien comprendre le caractère de classe de l’Etat impérialiste, colonial, ouvrier et les relations réciproques entre les classes ainsi que leurs contradictions internes, dans chacune d’entre elles, permet aux ouvriers de tirer des conclusions pratiques de toute situation donnée. Tout en menant une lutte inlassable contre l’oligarchie de Moscou, la IV° Internationale rejette catégoriquement toute politique qui aiderait l’impérialisme contre l’U.R.S.S.
La défense de l’U.R.S.S. coïncide en principe avec la préparation de la révolution prolétarienne mondiale. Nous rejetons carrément la théorie du socialisme dans un seul pays, qui est née du cerveau du stalinisme ignorant et réactionnaire. Seule la révolution mondiale peut sauver l’U.R.S.S. pour le socialisme. Mais la révolution mondiale apporte avec elle l’élimination inévitable de l’oligarchie du Kremlin.
Notes
[1] Robert Grimm (1881 1958), socialiste suisse, pacifiste pendant la guerre, l’une des cibles de l’ironie de Trotsky depuis l’époque de Zimmerwald et Kienthal.
[2] Œuvres, 4, p. 59. La traduction a été revue légèrement.
(…)
Que faire ?
Ce manifeste est adopté par la conférence extraordinaire de la IV° Internationale à un moment où, après avoir submergé la Hollande et la Belgique et écrasé la résistance initiale des troupes alliées, les armées allemandes sont en train de rouler, comme une marée de feu, en direction de Paris et de la Manche. A Berlin, on s’empresse de célébrer la victoire. Dans le camp des Alliés, c’est l’inquiétude, proche de la panique. Nous n’avons ici ni la possibilité ni le besoin de nous engager dans des spéculations stratégiques sur les prochaines étapes de la guerre. L’énorme supériorité militaire de Hitler marque de toute façon de son sceau la physionomie politique de la terre entière.
« Mais la classe ouvrière n’est elle pas obligée, dans les conditions actuelles, d’aider les démocraties dans la lutte contre le fascisme
allemand ? » C’est ainsi que la question est posée par de larges cercles petits bourgeois pour lesquels le prolétariat n’est jamais qu’un outil auxiliaire de telle ou telle fraction de la bourgeoisie. Nous rejetons avec indignation cette politique. Naturellement, il existe une différence entre les régimes politiques bourgeois dans la société bourgeoise, exactement comme il existe une différence de confort entre les wagons de classes différentes dans un train. Mais quand le train plonge dans un abîme, la distinction entre la démocratie décadente et le fascisme meurtrier disparaît devant l’effondrement de l’ensemble du système capitaliste.
Par ses victoires et ses actes pleins de bestialité, Hitler a provoqué la haine aiguë des ouvriers dans le monde entier. Mais entre la haine légitime que lui vouent les ouvriers et l’aide apportée à ses ennemis plus faibles mais non moins réactionnaires il y a un gouffre infranchissable. La victoire des impérialistes de Grande Bretagne et de France ne serait pas moins effrayante pour le sort ultime de l’humanité que celle de Hitler et Mussolini. La démocratie bourgeoise ne peut pas être sauvée. En aidant leur bourgeoisie contre le fascisme étranger, les ouvriers ne feraient qu’accélérer la victoire du fascisme dans leur propre pays. La tâche que pose l’histoire n’est pas de soutenir une partie du système impérialiste contre une autre mais d’en finir avec le système dans son ensemble.

Ce n’est pas notre guerre
En même temps nous n’oublions pas un instant que cette n’est pas notre guerre. Contrairement à la Il° et la III° Internationales, la IV° Internationale construit sa politique non sur les fortunes militaires des Etats capitalistes mais sur la transformation de la guerre impérialiste en une guerre d’ouvriers contre les capitalistes, pour le renversement des classes dirigeantes de tous les pays, la révolution socialiste mondiale. Les changements des lignes de front, la destruction des capitales nationales ne représentent de ce point de vue que des épisodes sur la route pour la construction de la société moderne.
Indépendamment du cours de la guerre, nous remplirons notre tâche fondamentale : nous expliquons aux ouvriers que leurs intérêts et ceux du capitalisme assoiffé de sang sont irréconciliables. Nous mobilisons les travailleurs contre l’impérialisme. Nous propageons l’unité des travailleurs dans tous les pays belligérants et neutres ; nous appelons à la fraternisation des ouvriers et des soldats dans chaque pays, et des soldats avec les soldats de l’autre côté de la ligne du front. Nous mobilisons les femmes et les jeunes contre la guerre. Nous menons un travail constant, persistant, inlassable de préparation à la révolution dans les usines, les ateliers, dans les villages, dans les casernes, au front et dans la flotte.
Tel est notre programme. Prolétaires du monde, il n’y a pas d’autre issue que de vous unir sous le drapeau de la IV° Internationale ! »
Léon Trotsky

« Après Munich, une leçon toute fraîche »
« Sur le caractère de la guerre prochaine »
de Léon Trotsky
« Vingt ans après la dernière guerre impérialiste mondiale qui a complètement détruit toutes les illusions "démocratiques", les dirigeants du Comintern essayent de prouver que le monde capitaliste a radicalement changé de nature, que l’impérialisme n’est plus le facteur décisif de notre planète, que les antagonismes mondiaux ne sont pas déterminés par les intérêts prédateurs du capital monopoliste mais par des principes politiques abstraits et que le prochain massacre des peuples sera une guerre défensive de la part des démocraties innocentes et pacifiques contre les "agresseurs fascistes". La mémoire humaine doit vraiment être bien courte pour que, à la veille d’une nouvelle guerre impérialiste, les aventuristes de la Troisième Internationale osent ainsi remettre en circulation ces mêmes idées énoncées par les traîtres de la Seconde Internationale pour tromper les masses pendant la dernière guerre.
Il s’agit cependant de quelque chose de plus qu’une simple répétition. Dans la mesure où le capitalisme a atteint au cours du dernier quart de siècle un stade avancé de pourrissement dans le domaine économique comme dans le domaine politique, les falsifications de la Troisième Internationale ont un caractère beaucoup plus évidemment cynique que ne l’étaient les doctrines sociales-patriotiques au cours de la dernière guerre. Les dirigeants de la Seconde Internationale qui avaient perdu confiance dans les vertus des formules "démocratiques" et étaient au bord du désespoir furent surpris et reprirent espoir devant l’aide inattendue que leur apportait le Komintern. Derrière eux, toute une fraction de la bourgeoisie impérialiste se tourne vers les patriotes communistes. Telle est l’origine de la politique infamante et dégénérée des "Fronts populaires".
Toute crise profonde, qu’elle soit politique ou militaire, a toujours un aspect positif en ce qu’elle constitue un test pour toutes les valeurs et les formules traditionnelles, dévoilant la pourriture de ceux qui ont servi à masquer les contradictions en temps de "paix" - la crise est ainsi un puissant facteur de progrès. La crise diplomatique sur l’affaire tchécoslovaque a fort bien accompli cette tâche progressive. Il ne reste plus aux marxistes qu’à tirer toutes les conclusions politiques qui s’imposent de cette récente expérience.
L’expérience de la dernière guerre

Commençons par un rapide retour en arrière. La guerre de 1914-1918 fut, tout le monde le sait, une "guerre pour la démocratie". L’alliance conclue entre la France, la Grande Bretagne, l’Italie et les États-Unis a permis aux sociaux patriotes de l’Entente de fermer timidement les yeux sur le cinquième allié, le Tsar. Après que la révolution de Février 1917 eut renversé Nicolas II, le front démocratique se trouvait définitivement aligné. Seuls les incorrigibles bolcheviks pouvaient encore crier à l’impérialisme. Était-ce la peine de chicaner sur le fait que Milioukov et le presque socialiste Kerensky voulaient s’emparer de la Galicie, de l’Arménie et de Constantinople ? Finalement, Milioukov et Kerensky expliquèrent que les bolcheviks n’étaient que des agents de Ludendorff (le Hitler de l’époque).
La guerre se termina par la victoire totale des démocraties, bien que la Russie Soviétique, dirigée par les bolcheviks, ait quitté leur camp sacré. Le résultat de cette victoire fut la Paix de Versailles qui avait bien sûr coûté des millions de vies, mais qui devait établir une fois pour toutes sur cette terre le règne de la démocratie, le libre développement des nations et la coopération pacifique des peuples sur la base du désarmement général. La Société des Nations couronna cette guerre qui aurait dû être "la dernière des guerres" : c’est ce que promettaient Wilson et la Seconde Internationale.
Le Paradis sur terre ne s’est cependant pas matérialisé mais à sa place quelque chose qui ressemblerait plus à l’Enfer. La Paix de Versailles étrangla l’Europe. Le protectionnisme étrangla l’économie. La guerre "pour la démocratie" ouvrit l’ère de la dégénérescence finale de la démocratie. Le monde s’appauvrit et se referma sur lui-même. L’un après l’autre, les États prirent le chemin du fascisme ou de la dictature militaire. Les relations internationales devinrent de plus en plus menaçantes. Le désarmement fut remplacé par des programmes militaristes qui eussent été des cauchemars à la veille de la guerre précédente. Les premières escarmouches des futurs conflits sanglants sont apparues en divers endroits du monde. C’est précisément le moment que choisit le Komintern pour abandonner ses derniers restes d’internationalisme et proclamer que la tâche de cette ère nouvelle est l’alliance entre le prolétariat et les démocraties impérialistes en décomposition, "contre le fascisme". Le premier foyer d’infection est le tas de détritus, rebut de ce qui fut jadis l’internationale Communiste.
La lutte pour et contre un nouveau partage du monde

Certains théoriciens de la Seconde Internationale, comme Kautsky, qui ont essayé d’envisager les perspectives d’avenir, exprimèrent l’espoir qu’après avoir mesuré leurs forces dans le grand massacre des peuples, les impérialistes seraient obligés d’en venir à s’entendre pour établir leur domination pacifique sur le monde en formant une sorte de corporation (théorie du "super-impérialisme"). Cette théorie philistino-pacifiste, version social-démocrate de la Société des Nations, tentait de fermer les yeux sur deux processus : premièrement les constantes variations dans les rapports de forces entre les différents États impérialistes et l’impossibilité totale de mesurer ces variations autrement que par la force des armes ; deuxièmement la lutte de libération du prolétariat dans les métropoles et des peuples colonisés, une lutte qui est le facteur de déséquilibre le plus important et qui, par sa nature même, exclut la possibilité d’un pillage impérialiste pacifique.
La disproportion flagrante et toujours croissante entre le poids spécifique de la France et de l’Angleterre pour ne rien dire de la Hollande, de la Belgique et du Portugal, dans l’économie mondiale et les dimensions colossales de leurs possessions coloniales est tout autant source de conflits et de nouvelles guerres que l’avidité insatiable des agresseurs "fascistes". Plus exactement, les deux phénomènes sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. Les démocraties "pacifiques" française et anglaise reposent sur le répression du mouvement national-démocratique de millions d’hommes en Asie et en Afrique pour les formidables super-profits qu’ils permettent de dégager. Au contraire, Hitler et Mussolini promettent d’être plus "pacifiques" s’ils obtiennent les territoires coloniaux qu’ils réclament.
Grâce à leur quasi-monopole sur un continent entier, dont les ressources naturelles sont inépuisables et grâce à des conditions historiques favorables, les États-Unis ont étendu leur domination sur le monde de façon tout à fait "pacifique" et "démocratique" si l’on néglige des broutilles comme l’extermination des Indiens, le vol de la meilleure partie du Mexique, l’écrasement de l’Espagne, sa participation à la dernière guerre et ainsi de suite. Mais ce mode d’exploitation "idyllique" appartient maintenant au passé. Le rapide et effroyable dépérissement du capitalisme américain lui pose des problèmes de survie sous une forme de plus en plus militariste. Depuis le programme pacifiste en quatorze points de Wilson, depuis l’organisation quaker A.A.A. (organisation philanthropique internationale) de Hoover, depuis le New Deal réformiste de Roosevelt, la doctrine de l’isolationnisme, les lois sur la neutralité, etc., les États-Unis courent inévitablement à une explosion impérialiste comme le monde n’en a encore jamais vue.
Rejetée loin en arrière par la Paix de Versailles, l’Allemagne posa "l’unification nationale" comme base de son programme impérialiste. Le fascisme, enfant légitime de la démocratie de Weimar, naquit et grandit sur ce slogan. Quelle ironie du sort ! Pendant sa période historique de développement (des guerres napoléoniennes jusqu’à la Paix de Versailles de 1871), la bourgeoisie allemande retardataire se montra incapable de réaliser l’unification nationale par ses propres moyens. Bismarck ne remplit qu’à moitié cette tâche en conservant presque intactes les vieilleries féodalo-particularistes. La révolution de 1918 abolit, il est vrai, les dynasties allemandes (uniquement parce que la social-démocratie était impuissante à les sauver), mais trahie par la social-démocratie entre les mains des Junkers, des banquiers, de la bureaucratie et des officiers, la révolution fut incapable non seulement de réaliser la Grande République allemande, mais même de centraliser bureaucratiquement l’Allemagne des Hohenzollern. Ces deux tâches incombèrent à Hitler. Le chef du fascisme se présenta, à sa manière, comme le continuateur de Bismarck qui avait été lui-même l’exécuteur testamentaire de la bourgeoisie faillie de 1918. Mais ce n’est là finalement que l’aspect superficiel du processus. Son contenu social a radicalement changé. L’État national, de facteur progressif est devenu depuis longtemps dans les pays avancés un frein au développement des forces productrices. Dix millions d’Allemands de plus à l’intérieur des frontières ne change rien à la nature réactionnaire de l’État national. A leur manière, les impérialistes l’ont parfaitement compris. Pour Hitler, il ne s’agit pas "d’unifier les Allemands" en tant que tâche autonome, mais d’élargir son champ de manoeuvres européen qui doit servir de base à une future expansion mondiale. La crise créée par le problème des Sudètes allemandes, ou plutôt par le problème des montagnes des Sudètes, n’est qu’un épisode dans la lutte pour les territoires coloniaux.
Un nouveau partage du monde est à l’ordre du jour. La première tâche dans l’éducation révolutionnaire des travailleurs doit être de développer la capacité à percevoir derrière les formules officielles, les slogans et les phrases hypocrites, les véritables appétits impérialistes, leurs objectifs et leurs calculs.
Le Quartet impérialiste remplace le "Front des démocraties"

La docilité d’agneau des démocraties européennes n’est pas le fruit d’un esprit pacifique, mais reflète une faiblesse. La cause de cette faiblesse n’est pas le régime démocratique en tant que tel, mais plutôt la disproportion entre les bases économiques des centres métropolitains et les empires coloniaux hérités du passé. A cette disproportion, il faut ajouter la lutte de libération dans les colonies qui menace de se transformer en explosion révolutionnaire, surtout en cas de guerre. Dans ces conditions, la "démocratie" en décomposition devient effectivement source supplémentaire de faiblesse pour les vieilles puissances impérialistes.
La réaction officielle en France profite indubitablement des capitulations du Front Populaire. On peut prévoir avec certitude le renforcement du fascisme en France, favorisé par la protection des milieux militaires dirigeants. En Angleterre où la bourgeoisie conservatrice détient le pouvoir, c’est l’opposition travailliste qui devrait se renforcer, plus que le fascisme. Mais au vu de l’ensemble de la situation historique, l’arrivée au pouvoir du parti Travailliste ne peut être qu’un épisode, ou plus exactement une étape, sur la voie de transformations plus radicales. Ni le Major Attlee, ni Sir Walter Citrine ne pourront venir à bout des esprits malins de notre époque !
D’une manière ou d’une autre, le "front international des démocraties" promis par les charlatans des "Fronts Populaires" se trouvera remplacé par un front des quatre puissances : l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et la France. Après la conférence de Munich, avec la médiation toujours équivoque de Mussolini, les chefs des quatre États devinrent des héros nationaux pour chacun de leur peuple : Hitler avait unifié les Allemands, Chamberlain et Daladier avaient évité la guerre, Mussolini avait aidé les deux parties. Vive le Quartet ! La fraternité petite bourgeoise habituellement mobilisée par la Guépéou pour toutes sortes de congrès pacifistes se tourne déjà vers ces nouveaux messies de la paix. Les socialistes français se sont abstenus sur la question des pouvoirs spéciaux réclamés par Daladier, héros de la capitulation. L’abstention n’est qu’un échelon intermédiaire dans le passage du camp de Moscou à celui du Quartet. L’isolement des prétoriens de Staline à la Chambre des Députés et au Sénat symbolisait l’isolement du Kremlin dans la politique mondiale.
Mais on peut déjà affirmer en toute certitude que le quartet de Munich est aussi peu capable de préserver la paix que le "front des démocraties" qui n’a jamais vu le jour. L’Angleterre et la France ont jeté la Tchécoslovaquie dans la gueule d’Hitler pour lui donner quelque chose à digérer et retarder ainsi pour un moment la question des colonies. Chamberlain et Daladier ont fait des promesses vagues et incertaines qu’un accord général serait signé qui prendrait en considération toutes les questions importantes litigieuses. De son côté Hitler promettait de ne plus présenter d’autres réclamations territoriales en Europe, indiquant ainsi son intention d’exiger la cession de nouveaux territoires dans d’autres parties du monde. En ce qui concerne l’Alsace-Lorraine, le Schleswig, etc., Hitler ne fait, dans le meilleur des cas, que retarder la solution de ces questions jusqu’à la prochaine guerre mondiale. Si le fascisme arrivait au pouvoir en France et le Parti Travailliste en Angleterre, ces transformations n’apporteraient que des changements minimes dans la répartition des pièces impérialistes sur l’échiquier mondial. Une France fasciste ne serait pas plus disposée à abandonner l’Alsace-Lorraine à Hitler ou à partager ses colonies avec lui que ne l’est aujourd’hui le Front Populaire. Le Parti Travailliste, imprégné de l’esprit impérialiste, ne saurait atténuer les contradictions qui opposent l’Angleterre à l’Italie en Méditerranée, ni retarder le développement des antagonismes internationaux entre les intérêts allemands et anglais. Dans ces conditions, le Quartet, s’il est jamais réalisé, ne conduira qu’à une nouvelle crise qui ne sera pas longue à venir. L’impérialisme court inévitablement et irrésistiblement à un nouveau partage du monde correspondant aux changements dans les rapports de forces. Pour éviter la catastrophe, il faut étrangler l’impérialisme. Toute autre méthode est une fiction, une illusion, un mensonge.
La signification du coup d’État en Tchécoslovaquie.

Le refus de la France et de la Grande-Bretagne de défendre les intérêts impérialistes de la bourgeoisie tchèque n’a pas seulement pour résultat le démembrement de la Tchécoslovaquie, mais aussi la chute de son régime politique. Cette expérience a révélé, sous une forme chimiquement pure, que la démocratie tchèque n’était pas l’expression de la "volonté du peuple", mais simplement d’un appareil qui a permis au capitalisme monopoliste tchèque de s’adapter à celui des puissances protectrices. La protection militaire venait à peine de s’écrouler que la machine démocratique apparut non seulement comme sans objet, mais aussi comme dangereuse en ce qu’elle risquait de provoquer des frictions inutiles avec Hitler. Les dirigeants bourgeois tchèques ont immédiatement créé une nouvel appareil d’adaptation impérialiste sous la forme d’une dictature militaire. Ce changement de régime fut accompli sans que le peuple y participe le moins du monde, sans nouvelles élections et sans même consulter le vieux parlement. Le Président, élu par le peuple, l’archi-"démocrate" Benès, appela au pouvoir le plus ancien général de la République. Cela apparut tout d’abord comme une sorte de concession faite au peuple qui s’agitait, protestait, manifestait, exigeant que soit organisée la résistance à Hitler, les armes à la main. Résister ? Nous vous donnons un général comme chef national ! Ceci fait, le Président se retira. Là-dessus, le général, ancien chef des forces armées et qui représentait pour ainsi dire le fer de lance de la démocratie, annonce qu’il avait l’intention d’instituer un nouveau régime, afin de maintenir des relations amicales avec Hitler. Et voilà !
D’une manière générale, la démocratie est indispensable à la bourgeoisie en période de libre concurrence. La démocratie n’est d’aucune utilité au capitalisme monopoliste qui repose non pas sur la "libre" initiative, mais sur une direction centralisée ; elle le bride et l’entrave. L’impérialisme peut tolérer la démocratie comme un mal nécessaire, mais seulement jusqu’à un certain point. Pendant la dernière guerre, il y a vingt-deux ans, Lénine écrivait : "La distinction entre une bourgeoisie impérialiste républicaine-démocratique et une bourgeoisie monarchiste-réactionnaire s’efface précisément parce que toutes deux pourrissent sur pied". Il ajoutait plus loin : "La réaction politique sur toute la ligne est inhérente à l’impérialisme". Seuls des imbéciles dont le cas est désespéré peuvent croire que les antagonismes internationaux sont déterminés par les incompatibilités qui existent entre la démocratie et le fascisme. En réalité, les cliques dirigeantes de tous les pays ne voient dans la démocratie, la dictature militaire, le fascisme, etc., qu’autant de moyens différents de soumettre leur propre peuple aux buts impérialistes. En outre, l’un de ces régimes, la démocratie, contient déjà, sous la forme par exemple de l’État-Major, un autre régime - la dictature militaire.
En Allemagne, la bourgeoisie impérialiste avec l’aide active de la social-démocratie !, a placé le Feldmaréchal Von Hindenburg à la tête de l’État pour la défendre contre le fascisme. Hindenburg, à son tour, appela Hitler au pouvoir ; après quoi, il est vrai que le Feldmaréchal ne s’est pas retiré mais qu’il est mort. Ce n’est cependant là qu’une question d’âge et de technique. Dans son essence, le coup d’État tchèque reproduit les traits principaux du coup d’État en Allemagne, révélant ainsi les ressorts fondamentaux des mécanismes politiques de l’impérialisme. La question du régime tchèque fut sans aucun doute résolue dans les coulisses des conférences des magnats du capitalisme tchèque, français, anglais et allemand, avec les chefs des États-Majors et les diplomates. En déplaçant les frontières, leur principal souci était avant tout de causer aussi peu de dommages que possible aux intérêts de l’oligarchie financière. La nouvelle orientation de la politique tchèque qui, de la France et l’Angleterre, se tourne maintenant vers l’Allemagne signifie avant tout un échange de stocks, une nouvelle répartition des commandes militaires pour les usines Skoda, etc.
A ce propos, personne ne s’est préoccupé de savoir ce que ferait la social-démocratie et l’ex-parti communiste parce que ces deux partis n’étaient pas plus capables d’organiser la moindre résistance que ne le furent leurs frères aînés en Allemagne. S’inclinant devant les "nécessités nationales", ces organisations pourries firent tout leur possible pour paralyser la résistance révolutionnaire de la classe ouvrière. Lorsque le coup d’État aura été consommé, la clique financière va probablement organiser un "référendum", c’est-à-dire fournir au peuple conduit dans une impasse la précieuse possibilité d’"approuver", sous la menace du revolver de Syrovy, les changements opérés sans lui et contre lui.
Faut-il défendre "l’indépendance nationale" de la Tchécoslovaquie ?

Pendant la semaine critique, en septembre, nous avons appris que des voix s’élevaient, y compris même sur le flanc gauche du socialisme, pour dire qu’en cas de "combat singulier" entre la Tchécoslovaquie et l’Allemagne, le prolétariat devrait aider la Tchécoslovaquie à sauvegarder son "indépendance nationale" même s’il fallait pour cela s’allier avec Benès. Cette situation hypothétique ne s’est cependant pas réalisée : les héros de l’indépendance tchèque capitulèrent sans combattre, comme il fallait s’y attendre. On ne peut cependant pas ne pas relever ici, en songeant à l’avenir, l’erreur grossière et dangereuse de ces théoriciens attardés de "l’indépendance nationale".
Même en dehors de ses relations internationales, la Tchécoslovaquie est un État totalement impérialiste. Économiquement, le capitalisme monopoliste y règne en maître. Politiquement, la bourgeoisie tchèque règne (peut-être devra-t-on bientôt dire régnait) sur plusieurs nationalités opprimées. Même de la part de la Tchécoslovaquie isolée, la guerre n’aurait pas été menée pour l’indépendance nationale, mais pour préserver et si possible étendre les frontières de l’exploitation impérialiste.
Même si les autres États impérialistes n’intervenaient pas, il n’est pas permis de considérer une guerre entre la Tchécoslovaquie et l’Allemagne en dehors de l’entrelacs des relations impérialistes européennes et mondiales pour lesquelles cette guerre ne serait qu’un épisode. En un ou deux mois, une guerre tchéco-allemande - si la bourgeoisie avait le désir et la possibilité de se battre - aurait inévitablement entraîné l’intervention d’autres États. Ce serait donc une erreur pour un marxiste de définir sa position sur la base de regroupements diplomatiques et militaires épisodiques plutôt que sur la base de la définition générale des forces sociales qui sont derrière cette guerre.
Nous avons repris à notre compte des centaines de fois la thèse irremplaçable de Clausewitz qui dit que la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens. Afin de déterminer dans chaque cas donné le caractère historique et social d’une guerre, nous devons nous guider non pas sur des impressions et conjectures, mais sur une analyse scientifique de la politique qui précède la guerre et la conditionne. Dès le début de la formation de ce patchwork qu’est la Tchécoslovaquie, cette politique avait un caractère impérialiste.
On peut nous objecter qu’après avoir séparé les Allemands des Sudètes, les Hongrois, les Polonais et, peut-être, les Slovaques, Hitler ne s’arrêtera pas avant d’avoir aussi asservi les Tchèques eux-mêmes et que, dans ce cas, ils seraient parfaitement justifiés de réclamer l’appui du prolétariat dans leur lutte pour l’indépendance nationale. Cette façon de poser la question n’est rien d’autre qu’un sophisme social-patriote. Nous ne savons pas comment se développeront les antagonismes impérialistes. La destruction totale de la Tchécoslovaquie est tout à fait possible. Mais il est également possible qu’avant que cette destruction ait été consommée, une guerre européenne n’éclate dans laquelle la Tchécoslovaquie peut se trouver du côté des vainqueurs et donc participer à un nouveau démembrement de l’Allemagne. Le rôle d’un parti révolutionnaire est-il celui d’un garde-malade pour les gangsters "sinistrés" de l’impérialisme ?
Il est tout à fait évident que le prolétariat doit construire sa politique sur la base d’une guerre donnée, comme elle se présente, c’est-à-dire comme elle a été conditionnée par tout le cours antérieur du développement politique, et non sur une spéculation hypothétique sur l’issue stratégique possible de la guerre. Dans ces spéculations, chacun choisira inévitablement la variante qui correspond le mieux à ses propres désirs, à ses sympathies ou antipathies nationales. Cette politique ne serait évidemment pas marxiste, mais subjective, pas internationaliste, mais chauviniste.
Une guerre impérialiste, d’où qu’elle vienne est toujours faite non pas pour défendre "l’indépendance nationale", mais pour redistribuer le monde conformément aux intérêts des différentes cliques du capital financier. Cela n’empêche pas que la guerre impérialiste ne puisse, en passant, améliorer ou aggraver la situation de telle ou telle "nation" ; ou, plus exactement, d’une nation par rapport à une autre. Ainsi, le Traité de Versailles démembra l’Allemagne. Un nouveau traité de paix peut démembrer la France. Les sociaux-patriotes invoquent précisément ce "péril national" à venir possible comme un argument pour soutenir aujourd’hui "leurs" bandits impérialistes. La Tchécoslovaquie ne fait nullement exception à la règle.
En réalité, tous ces arguments spéculatifs et le fait d’agiter le spectre des calamités nationales à venir pour soutenir telle ou telle bourgeoisie impérialiste n’ont qu’une seule base : le rejet tacite de la perspective révolutionnaire et de la politique révolutionnaire. Sans doute, si la prochaine guerre se terminait par une victoire de l’un ou de l’autre camp impérialiste ; si elle n’entraînait ni soulèvement révolutionnaire, ni la victoire du prolétariat ; si la nouvelle paix impérialiste se révélait encore plus désastreuse que celle de Versailles et enchaînait le peuple pour des décennies ; si l’humanité malheureuse supportait tout cela en silence, alors non seulement la Tchécoslovaquie et la Belgique, mais aussi la France pourraient être ramenées à la situation de nations opprimées (on peut admettre la même hypothèse en ce qui concerne l’Allemagne). Dans cette éventualité, la formidable désagrégation à venir du capitalisme ramènerait tous les peuples en arrière pour plusieurs décennies. Bien entendu, dans cette perspective, qui suppose la passivité, la capitulation, la défaite et le déclin, les classes opprimées et les peuples tout entiers seraient obligés de regrimper sur les genoux, en payant de leur sueur et de leur sang, le chemin historique déjà parcouru, en le retraçant avec les mains.
Une telle perspective est-elle exclue ? Si le prolétariat supporte sans fin la domination des sociaux-impérialistes et des communo-chauvinistes, si la Quatrième Internationale s’avère incapable de se frayer un chemin vers les masses, si les horreurs de la guerre ne poussent pas les ouvriers et les soldats à la rébellion, si les peuples coloniaux continuent à donner patiemment leur sang pour le bénéfice des négriers, alors dans ces conditions, le niveau de la civilisation sera inévitablement rabaissé et la régression et la décomposition générale peut remettre à l’ordre du jour en Europe la question des guerres nationales. Et alors nous, ou plutôt nos fils, devrons déterminer la politique à suivre en ce qui concerne les futures guerres sur la base de ces nouvelles conditions. Aujourd’hui, nous nous déterminons non pas sur la perspective du déclin, mais sur celle de la révolution. Nous sommes défaitistes en ce qui concerne l’impérialisme, mais pas en ce qui concerne le prolétariat. Nous ne relions pas la question du sort des Tchèques, des Belges, des Français ou des Allemands en tant que nations aux mouvements conjoncturels des fronts militaires au cours d’une nouvelle querelle entre impérialistes, mais nous la relions au soulèvement du prolétariat et à sa victoire sur les impérialistes. Nous regardons en avant et non en arrière. Le programme de la Quatrième Internationale affirme que la liberté pour toutes les nations européennes, petites et grandes ne peut être assurée que dans le cadre des États Unis Socialistes d’Europe.
Encore une fois sur la démocratie et le fascisme

Tout cela ne veut bien entendu pas dire qu’il n’existe aucune différence entre la démocratie et le fascisme ou que cette différence n’a aucune importance pour la classe ouvrière comme l’affirmaient les staliniens il n’y a pas si longtemps encore. Les marxistes n’ont rien de commun avec ce nihilisme politique à bon marché. Mais il faut comprendre clairement, dans chaque cas, le contenu effectif de cette différence et ses véritables limites.
Pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la lutte pour la démocratie et l’indépendance nationale représente une étape nécessaire et progressive du développement historique. C’est pour cette raison que nous jugeons que les travailleurs ont non seulement le droit, mais le devoir de participer activement à la "défense de la patrie" contre l’impérialisme, à conditions qu’ils conservent leur indépendance organisationnelle de classe et mènent une lutte impitoyable contre le poison du chauvinisme. Ainsi, dans le conflit qui oppose le Mexique aux rois du pétrole et à leur comité exécutif qui n’est autre que le gouvernement démocratique de Grande-Bretagne, le prolétariat du monde entier qui possède une conscience de classe se range totalement aux côtés du Mexique (cela ne concerne évidemment pas les laquais de l’impérialisme qui sont à la tête du Parti Travailliste britannique).
En ce qui concerne le capitalisme avancé, il a depuis longtemps dépassé non seulement les anciennes formes de propriété, mais aussi l’État national et donc, aussi la démocratie bourgeoise. C’est justement là que se situe la crise fondamentale de la civilisation contemporaine. La démocratie impérialiste est dans un état de putréfaction et de désintégration. Un programme de "défense de la démocratie" dans les pays avancés est un programme réactionnaire. La seule tâche progressive dans ces pays est la préparation de la révolution socialiste internationale. Son but est de briser le cadre de l’ancien État national et de construire une économie adaptée aux conditions géographiques et technologiques, sans taxes et droits de douane qui relèvent d’une économie médiévale.
Encore une fois, cela ne veut pas dire qu’il faille rester indifférent aux méthodes politiques actuelles de l’impérialisme. Dans tous les cas où les forces contre-révolutionnaires essayent de s’éloigner de l’État "démocratique" en décomposition pour revenir en arrière vers les particularismes nationaux, la monarchie, la dictature militaire, le fascisme - le prolétariat révolutionnaire, sans assumer le moins du monde la responsabilité de la "défense de la démocratie" (elle est indéfendable) résistera les armes à la main à ces forces contre-révolutionnaires pour ensuite, en cas de victoire, diriger l’offensive contre la "démocratie" impérialiste.
Cette politique n’est cependant applicable que dans les conflits intérieurs, c’est-à-dire dans les cas où la lutte intéresse l’avenir d’un régime politique comme c’était le cas par exemple en Espagne. La participation des travailleurs espagnols à la lutte contre Franco était un devoir élémentaire. Mais c’est précisément parce que, et seulement à cause de cela, les travailleurs n’ont pas réussi à remplacer à temps le pouvoir de la démocratie bourgeoise par leur propre pouvoir que la "démocratie" a pu ouvrir la porte au fascisme.
Mais transférer mécaniquement les lois et les règles d’une lutte entre classes différentes dans une seule et même nation à une guerre impérialiste qui est la lutte qui oppose les membres d’une même classe appartenant à des nations différentes relève de la pure falsification et du charlatanisme. Aujourd’hui, après la récente expérience de la Tchécoslovaquie, il semble qu’il ne soit pas nécessaire de démontrer que les impérialistes se combattent mutuellement non pas pour des principes politiques, mais pour la domination du monde, en se dissimulant derrière un principe quelconque qui doit servir leurs objectifs.
Mussolini et son associé le plus proche sont, autant qu’on puisse le savoir, des athées, c’est-à-dire qu’ils ne croient ni à Dieu, ni à Diable. Le roi d’Angleterre et ses ministres croupissent dans leur superstitions médiévales et croient non seulement au Diable, mais aussi à la Grand-Mère du Diable. Mais cela ne veut pas dire qu’une guerre entre l’Italie et l’Angleterre représenterait le combat de la science contre la religion. Mussolini, l’athée, fera tout son possible pour ranimer les passions religieuses des musulmans. Le dévot protestant Chamberlain, de son côté, cherchera de l’aide auprès du Pape, et ainsi de suite. Dans le calendrier du progrès humain, la république est placée au-dessus de la monarchie. Cela veut-il dire qu’une guerre faite, par exemple, par la France républicaine à la Hollande monarchiste pour la domination d’un territoire colonial serait la lutte d’une république contre une monarchie ? Et nous ne parlerons même pas du fait que dans le cas d’une guerre nationale engagée par le Bey de Tunis contre la France, le progrès serait du côté de la monarchie barbare et non du côté de la république impérialiste. L’hygiène occupe une place importante dans la culture humaine ; mais en cas de meurtres, il importe peu de savoir si le meurtrier s’est ou non lavé les mains avant son acte. Substituer des abstractions politiques ou morales aux objectifs réels des camps impérialistes opposés, ce n’est pas lutter pour la démocratie, mais aider les brigands à déguiser leurs vols, leurs pillages, leurs violences. C’est actuellement la fonction principale des Seconde et Troisième Internationales.
La politique internationale de la clique bonapartiste du Kremlin

Cette fois-ci, le coup direct est tombé sur la Tchécoslovaquie. La France et l’Angleterre ont été sérieusement endommagées. Mais le coup le plus formidable a été porté au Kremlin. Son système de mensonges, de charlatanisme et de falsifications s’est écroulé à la face du monde entier.
Ayant écrasé les masses soviétiques et rompues avec la politique de la révolution internationale, la clique du Kremlin est devenue le jouet de l’impérialisme. Sur tous les points essentiels, la diplomatie de Staline n’est plus depuis cinq ans que le reflet et le complément de celle d’Hitler. En 1933, Staline fit des pieds et des mains pour devenir l’allié de Hitler. Mais la main tendue fut refusée dans la mesure où Hitler, qui cherchait à établir des relations amicales avec l’Angleterre, se présentait comme le sauveur de l’Allemagne et de l’Europe toute entière contre le bolchevisme. Là-dessus, Staline se donna pour tâche de prouver à l’Europe capitaliste qu’elle n’avait nul besoin de Hitler, que le bolchevisme ne représentait en lui-même aucun danger, que le gouvernement du Kremlin était un animal domestique dressé à faire le beau pour mendier. Ainsi, s’écartant de Hitler, ou plutôt repoussé par lui, Staline devint progressivement un laquais et un tueur à gages au service des pays de l’impérialisme repu.
D’où cette soudaine frénésie d’obséquiosité devant la démocratie bourgeoise gangréneuse de la part du gang totalitaire du Kremlin ; d’où l’idéalisation imbécile et hypocrite de la Société des Nations ; d’où les "Fronts Populaires" qui ont étranglé la Révolution Espagnole ; d’où la substitution de chants déclamatoires "contre le fascisme" à la véritable lutte des classes. La fonction internationale actuelle de la bureaucratie soviétique et du Komintern est révélée avec une impudence particulière au congrès pacifiste de Mexico (septembre 1938) où les mercenaires de Moscou ont essayé de convaincre les peuples d’Amérique Latine qu’ils devaient se battre non pas contre le véritable impérialisme qui les menace, mais seulement contre le fascisme.
Comme il fallait s’y attendre, Staline ne gagna ni l’amitié ni la confiance par ces manoeuvres sordides. Les impérialistes ont pris l’habitude de juger une société non pas d’après les déclarations de ses "chefs", non pas même d’après le caractère de ses superstructures politiques, mais sur ses bases sociales. Tant que la propriété étatique des moyens de production, protégée par le monopole du commerce extérieur, est maintenue en Union Soviétique, les impérialistes, y compris les impérialistes "démocratiques", continueront de considérer Staline sans plus de confiance mais avec beaucoup moins de respect que l’Europe féodalo-monarchiste ne considérait le premier Bonaparte. Malgré l’auréole de ses victoires et sa cour de brillants maréchaux, Napoléon n’a pas pu échapper à Waterloo. Staline a couronné la série de ses capitulations, échecs et trahisons par l’anéantissement des maréchaux de la révolution. Peut-il subsister le moindre doute quant au sort qui l’attend ?
Le seul obstacle à la guerre est la peur que les classes possédantes ont de la révolution. Tant que l’Internationale Communiste est restée fidèle aux principes de la révolution prolétarienne, elle représentait avec l’Armée Rouge avec laquelle elle était liée, le premier facteur de paix. En prostituant le Komintern et en le transformant en agence de l’impérialisme, en décapitant et en paralysant le pouvoir militaire des Soviets, Staline a complètement délié les mains à Hitler, comme à ses adversaires et poussé l’Europe vers la guerre.
Les falsificateurs de Moscou accumulent aujourd’hui les malédictions gratuites sur la tête de leur ancien ami démocratique, Benès, parce qu’il a "capitulé" prématurément et empêché l’Armée Rouge d’écraser Hitler, indépendamment de l’attitude de la France. Cette tempête théâtrale ne fait qu’illuminer plus violemment encore l’impudence et la duplicité du Kremlin. Qui vous avait obligé à croire en Bénès ? Qui vous a obligé à forger le mythe de l’"alliance des démocraties" ? Et enfin, qui vous a empêché, pendant les heures critiques alors que la Tchécoslovaquie bouillait comme un chaudron, d’appeler le prolétariat de Prague à prendre le pouvoir et d’envoyer l’Armée Rouge à son secours ? Il est apparemment plus difficile de lutter contre le fascisme que de fusiller et d’empoisonner les vieux bolcheviks L’exemple de la Tchécoslovaquie doit permettre à tous les petits États et surtout aux peuples coloniaux de comprendre quelle sorte de secours ils peuvent attendre de la part de Staline.
Seul le renversement de la clique bonapartiste du Kremlin peut permettre la régénération de la puissance militaire de l’URSS. Seule la liquidation de l’ex-Komintern ouvrira la voie à l’internationalisme révolutionnaire. La lutte contre la guerre, l’impérialisme et le fascisme exige la lutte sans merci contre le stalinisme couvert de crimes. Quiconque défend directement ou indirectement le stalinisme, quiconque garde le silence sur ses trahisons ou exagère la puissance de son armée est le pire ennemi de la révolution, du socialisme et des peuples opprimés. Plus vite le gang du Kremlin sera renversé par l’offensive armée des travailleurs, plus grandes seront les chances d’une régénération socialiste de l’URSS, plus proches et plus larges seront les perspectives de la révolution internationale.
La base sociale de l’opportunisme

Afin de comprendre le rôle actuel de la social-démocratie et de l’ex-Komintern, il faut encore une fois rappeler les fondements économiques sur lesquels repose l’opportunisme dans le mouvement ouvrier mondial.
L’âge d’or du capitalisme, qui dura avec des oscillations inévitables, jusqu’en 1913, permit à la bourgeoisie d’une part, d’élever légèrement le niveau de vie de certaines couches prolétariennes et, de l’autre, de jeter de grasses aumônes à la bureaucratie et à l’aristocratie ouvrière, les élevant ainsi au-dessus des masses. La bureaucratie syndicale et parlementaire, qui semblaient proches de la solution de leur propre "problème social", pouvaient montrer aux masses les débuts d’une amélioration. Telle est la base sociale du réformisme (opportunisme) qui est un système destiné à illusionner les masses et un système d’imposture de la part de la bureaucratie ouvrière. L’optimisme réformiste de la Seconde Internationale a atteint son épanouissement pendant les années du dernier essor économique précédant la guerre (1909-1913). C’est pourquoi les dirigeants ont perçu la guerre comme une calamité extérieure qui menaçait les bases de la croissance de la prospérité nationale ; c’est ainsi qu’ils la présentaient aux masses. D’où la politique de "défense de la patrie" qui n’était que la défense des intérêts impérialistes de leur bourgeoisie respectives, de façon inconsciente chez les masses et de façon consciente ou semi-consciente pour la bureaucratie.
Mais il se trouva que la guerre n’était en fait nullement une calamité extérieure qui interrompait provisoirement le développement national, mais plutôt une explosion des contradictions internes du système impérialiste au moment où tout développement supplémentaire sur la base de ce système était devenu pratiquement impossible. Et puisque la guerre ne pouvait ni agrandir notre planète, ni rendre sa jeunesse au capitalisme, elle se termina par l’accélération et l’aggravation à l’extrême de tous les processus de pourrissement du capitalisme. Avec le déclin de la démocratie, commença le déclin de la bureaucratie ouvrière. Le fascisme apporta "seulement" aux ouvriers une aggravation de leur esclavage ; à la bureaucratie réformiste, il apporta la ruine totale.
Seuls la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis ont pu conserver les formes politiques de la démocratie, même sous une forme mutilée ("pouvoir spéciaux", lois sur l’immigration, abandon du droit d’asile, etc.) ; ce sont les pays capitalistes les plus riches et traditionnellement les plus pillards et les plus privilégiés qui ont depuis longtemps concentré entre leurs mains la part du lion des possessions coloniales et des principales ressources naturelles de notre planète. Il n’est pas difficile de trouver l’explication de cette "sélection naturelle". La démocratie ne peut subsister que tant que les contradictions de classes n’atteignent pas un stade explosif. Afin d’atténuer les frictions sociales, la bourgeoisie a dû engraisser une large couche d’intellectuels petits-bourgeois, la bureaucratie et l’aristocratie ouvrière. Plus l’auge est remplie, plus ardente est la flamme du social-patriotisme. La ration réformiste n’a été maintenue que dans les pays qui ont pu accumuler dans le passé d’immenses richesses grâce à l’exploitation du marché mondial et au pillage des colonies. En d’autres termes, dans une situation de dégénérescence du capitalisme, seule la bourgeoisie le plus aristocratique peut conserver un régime démocratique (jusqu’à un certain moment !). La base du social-patriotisme reste l’esclavage colonial.
Dans les pays qui, comme l’Italie et l’Allemagne, n’ont pas hérité du passé une vaste accumulation de richesses et qui n’ont pas la possibilité de tirer des super-profits des colonies, la bourgeoisie a détruit le parlement, dispersé la bureaucratie réformiste et enfermé les travailleurs dans un étau d’acier. Il est vrai que la bureaucratie fasciste ne dévore pas moins, ni plus, que la bureaucratie réformiste, mais en retour, elle n’est pas obligée de faire des concessions aux masses ni d’émettre des traites que le capitalisme pourrissant n’est plus capable de payer. Privée de nourriture, la bureaucratie social-démocrate retraitée d’Italie, d’Allemagne et d’Autriche brandit bien haut la bannière du défaitisme - dans l’émigration.
La source principale de la vigueur des partis sociaux-démocrates, ou plus exactement sociaux-impérialistes, est la protection de la bourgeoisie qui, par le parlement, la presse, l’armée et la police, protège et défend la social-démocratie contre toutes sortes de mouvements révolutionnaires et même contre la critique révolutionnaire. A cause de l’aggravation des contradictions internes et internationales, ce lien organique entre la bureaucratie et la bourgeoisie se révélera encore plus ouvertement et cyniquement dans la prochaine guerre, ou, plus exactement, ce lien a déjà été révélé essentiellement dans la politique perfide des Fronts Populaires qui auraient été absolument inconcevables à la veille de la première guerre. Cependant, l’initiative des Fronts Populaires fut prise non par la Seconde Internationale, mais par la Troisième.
Le communo-chauvinisme

Le développement rapide et monstrueux de l’opportunisme soviétique s’explique par des causes analogues à celles qui, à la génération précédente, ont mené à l’épanouissement de l’opportunisme dans les pays capitalistes, à savoir le parasitisme de la bureaucratie ouvrière qui a résolu sa "question sociale" sur la base d’un accroissement des forces productives en URSS. Mais comme la bureaucratie soviétique est incomparablement plus puissante que la bureaucratie ouvrière dans les pays capitalistes et que la ration dont elle dispose se distingue par sa capacité presque illimitée à se renouveler, il n’y a rien d’étonnant à ce que la variété soviétique de l’opportunisme ait immédiatement pris un caractère particulièrement vil et perfide.
En ce qui concerne l’ex-Komintern, sa base sociale a une nature double : d’une part, il vit des subsides du Kremlin, se soumet à ses ordres, et dans ce sens, on peut dire que tout bureaucrate ex-communiste est le frère cadet et le subordonné d’un bureaucrate soviétique. D’autre part, les diverses machines de l’ex-Komintern se nourrissent aux mêmes sources que la social-démocratie, les super-profits de l’impérialisme. Le développement des partis communistes ces dernières années, l’infiltration dans leurs rangs de la petite-bourgeoisie, leur installation dans la machine étatique, dans les syndicats, aux parlements, dans les municipalités, etc., ont renforcé à l’extrême leur dépendance envers le national-impérialisme, au détriment de la traditionnelle dépendance envers le Kremlin.
Nous avons prédit il y a dix ans que la théorie du socialisme dans un seul pays devait inévitablement conduire au développement des tendances nationalistes dans les sections du Komintern. Cette prédiction est devenue une réalité évidente. Mais jusque récemment, le chauvinisme des partis communistes, français, anglais, belge, tchèque, américain et autres paraissait refléter, et reflétait jusqu’à un certain point, les interêts de la diplomatie soviétique (la "défense de l’URSS"). Nous pouvons prévoir aujourd’hui l’accession à une nouvelle étape. La croissance des antagonismes impérialistes, la proximité évidente de l’URSS doivent inévitablement renforcer les tendances nationalistes centrifuges au sein du Komintern. Chacune des sections va commencer à développer une politique patriotique pour son propre compte. Staline a réconcilié les partis communistes des démocraties impérialistes avec leur bourgeoisie nationale. Cette étape est maintenant terminée. Le procureur bonapartiste a joué son rôle. Désormais, les communo-chauvins devront se préoccuper de leur propre peau dont les intérêts ne coïncident pas toujours avec "la défense de l’URSS".
Lorsque l’Américain Browler jugea qu’il était possible de déclarer devant la commission sénatoriale qu’en cas de guerre entre les État-Unis et l’Union Soviétique, son parti se rangerait du côté de la patrie bien-aimée, il a peut-être pu considérer que cette déclaration n’était qu’un simple stratagème. Mais en réalité, la réponse de Browler est un symptôme qui ne trompe pas du changement d’orientation d’une politique qui de "Moscovite", devient "nationale". Le "stratagème" n’est que la nécessité de s’adapter au "patriotisme" impérialiste. La grossièreté cynique de ce stratagème (de la "Patrie des travailleurs", on passe à la République du Dollar) révèle la profondeur de la dégénérescence des sections du Komintern et la solidité de sa dépendance envers l’opinion publique de la bourgeoisie.
Quinze ans d’épurations ininterrompues, de dégradation et de corruption ont mené la bureaucratie de l’ex-Komintern à un tel degré de démoralisation qu’elle est devenue capable et même désireuse de relever la bannière du social-patriotisme. Les staliniens (nous devrons bientôt dire les ex-staliniens) n’ont évidemment pas inventé la poudre. Ils ont simplement ramassé les banalités éculées de l’opportunisme petit-bourgeois. Mais en les propageant, il y ont injecté la rage des parvenus "révolutionnaires" qui ont fait de la calomnie, du chantage et du meurtre totalitaires leur méthode habituelle de "défense de la démocratie". En ce qui concerne les vieux réformistes classiques qui se lavent innocemment les mains devant les situations embarrassantes, ils ont appris à utiliser le soutien de ces nouvelles recrues du chauvinisme.
Dans le pays impérialiste qui se trouvera dans le même camp que l’URSS pendant la guerre (à supposer qu’il y en ait un), la section de l’ex-Komintern "défendra" naturellement Moscou. Cette défense n’aura pourtant pas grande valeur puisque, dans ce pays, tous les partis "défendront" l’URSS. (Afin de ne pas se compromettre avec son allié impérialiste, Moscou ordonnera probablement au parti communiste de crier moins fort et essayera peut-être même de le dissoudre). Au contraire, dans tous les pays appartenant au camp hostile, c’est-à-dire dans les pays où Moscou aurait justement le plus besoin de défenseurs, les partis communistes se rangeront totalement aux côtés de la patrie impérialiste : cela est infiniment moins dangereux et beaucoup plus profitable.
Les Seconde et Troisième Internationales dans les pays coloniaux

Le véritable caractère de la social-démocratie en tant que parti dont la politique reposait et repose toujours sur l’exploitation impérialiste des peuples arriérés, apparaît nettement dans le fait que la Seconde Internationale n’a jamais eu la moindre influence dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. La bureaucratie ouvrière des pays impérialistes craignait consciemment ou semi-consciemment de mettre en route dans les colonies un mouvement qui pouvait miner les bases de sa propre prospérité dans les centres métropolitains.
Il en fut différemment avec le Komintern. En tant que véritable organisation internationaliste il se jeta immédiatement sur le terrain vierge des colonies et y conquit une grande influence grâce au programme révolutionnaire de Lénine. La dégénérescence ultérieure du Komintern transforma les sections dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux en agences de l’impérialisme européen et américain sur sa gauche, surtout en Amérique Latine. Parallèlement, la base sociale des partis "communistes" coloniaux a changé. Pillant impitoyablement ses esclaves asiatiques et africains et ses demi-esclaves d’Amérique Latine, le capitalisme étranger est aujourd’hui obligé de nourrir une mince couche de l’aristocratie ouvrière - pitoyable, pathétique, mais une aristocratie parmi la misère universelle. Le "stalinisme" est devenu ces dernières années le parti de cette "aristocratie" ouvrière, ainsi que la "gauche" de la petite bourgeoisie, surtout les fonctionnaires, juristes, journalistes, professeurs, etc., bourgeois qui s’adaptent à la révolution nationale et exploitent les organisations ouvrières pour faire carrière. Ceux-là trouvent que le stalinisme est la meilleure idéologie qui soit au monde.
La lutte révolutionnaire contre l’impérialisme exige du courage, de la résolution et l’esprit de sacrifice. Où les héros petits-bourgeois trouveront-ils ces qualités ? D’un autre côté, en s’adaptant à l’impérialisme "démocratique", ils peuvent se tailler des carrières tranquilles et agréables sur le dos des travailleurs. Le meilleur moyen de dissimuler cette adaptation aux travailleurs est de répandre le mot d’ordre de la "défense de l’URSS", c’est-à-dire entretenir des relations amicales avec le Kremlin. Cela permet de publier des journaux sans lecteurs, d’organiser des congrès avec pompe et de faire toute sorte de publicité à l’échelle internationale. Cette corporation d’"Amis de l’URSS" professionnels, de faux "socialistes" et de faux "communistes", qui dissimulent leur parasitisme social et leur servilité devant l’impérialisme et l’oligarchie du Kremlin derrière de bruyantes déclamations contre le fascisme, est devenue une véritable plaie pour le mouvement ouvrier dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. Sous tous ses masques, le stalinisme est le premier obstacle à la lutte de libération des peuples arriérés et opprimés. Le problème des révolutions coloniales est ainsi devenu indissolublement lié à la cause de la Quatrième Internationale.
L’Association internationale des Citrons Pressés (n°3 1/4)

Le Bureau de Londres des Centristes incurables (Fenner Brockway, Walcher et Cie), conjointement avec Brandler, Sneevliet, Marceau Pivert et avec la participation des "sections scissionnistes de la soi-disant Quatrième Internationale" se sont réunies pour créer - ne souriez pas ! - le "Fonds de Guerre Extraordinaire" (War Emergency Fund) destiné à parer au danger de guerre. Ces gentlemen ne se sont pas préoccupés de créer un "fonds" des idées. Dieu merci, ce sont des matérialistes et non des idéalistes. On peut douter que cette nouvelle "union" représente quelque danger pour l’impérialisme. Mais elle rend un grand service à la Quatrième Internationale car elle rassemble la bêtise, l’hybridité et l’inconsistance de toutes les variétés et de tous les tons du centrisme, c’est-à-dire de la tendance qui est la plus en contradiction avec l’esprit de notre époque. Comme toutes les "unions" mécanistes similaires, elle sera déchirée par des conflits internes et éclatera en morceaux au moment précis où sera arrivée l’heure de l’action.
Pourrait-il en être autrement ? Les organisations qui ont créé ce "Fonds" héroïque ne sont pas parties sur la base d’un programme commun, mais venues de tous les coins de la carte politique du centrisme, comme les enfants abandonnés des vieux partis et factions opportunistes et continuent encore aujourd’hui de jouer de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel opportuniste et d’évoluer dans différentes directions. Tous ont décliné et se sont affaiblis ces dernières années, sauf le parti issu de la récente scission de Marceau Pivert à qui l’on peut prédire le même sort peu enviable. Le Bureau de Londres n’a jamais réussi à créer une nouvelle organisation dans aucun pays au monde, avec de nouveaux éléments jeunes et sur la base d’un programme propre. Aucun groupe révolutionnaire ne se ralliera à cette cause qui n’a ni passé ni avenir. Dans les pays coloniaux, le Bureau de Londres n’a pas même l’ombre d’une influence. On peut énoncer comme une loi le fait que toute notre organisation "révolutionnaire" incapable à notre époque impérialiste de prendre racine dans les colonies est condamnée à végéter misérablement.
Chacun de ces groupes en état de survie se maintient par la force de l’inertie et non par la puissance des idées. La seule organisation qui ait un passé révolutionnaire plus sérieux, le POUM, s’est jusqu’à présent avéré incapable de réviser courageusement sa politique centriste qui fut une des causes principales de l’écroulement de la Révolution Espagnole. Les membres survivants du groupe sont encore moins capables de critique et d’auto-critique. Un esprit de dilettantisme sénile plane sur toute l’entreprise.
Il est vrai que sous la bannière de la Quatrième Internationale, se sont rassemblés plusieurs de ces "déchets" dès les premiers jours. Mais l’énorme travail de sélection, nettoyage et rééducation fut fait ici sur la base d’une théorie scientifique et d’un programme clair. Ce travail, dont les philistins n’ont jamais compris le sens et l’importance, s’est déroulé et se déroule encore dans une atmosphère de libre et patiente discussion à visage découvert. Celui qui est incapable de passer ce test a prouvé dans l’action son incapacité organique à contribuer à l’édification d’un Internationale révolutionnaire. Ce sont ces "déchets" triés, mis à l’écart et expulsés qui ont été incorporés au "Fonds" du centrisme international. Ce seul fait appose sur l’ensemble de l’entreprise le sceau de l’invalidité absolue.
Dans une moment de lucidité, Marceau Pivert déclara il y a quelques années que toute tendance dans la classe ouvrière qui menait la lutte contre le "Trotskysme" se caractérisait ainsi elle-même comme tendance réactionnaire. Notons que cela n’a pas empêché Pivert, qui est un centriste congénital dont les paroles contredisent les actes, de rejoindre le Bureau de Londres qui cherche à se donner une physionomie bien à lui en s’écartant convulsivement du "Trotskysme".
Il n’est cependant pas difficile de prédire que la bourgeoisie, les réformistes et les staliniens continueront à étiqueter ces créateurs du "Fonds" comme "Trotskystes" ou "demi-trotskystes". Ils le feront en partie par ignorance, mais surtout pour les obliger à s’excuser, se justifier et se démarquer eux-mêmes. Et ils vont effectivement jurer avec ferveur qu’ils ne sont nullement des trotskystes et que s’il devait leur arriver, de même que leur ancêtre Pigvé, de rugir comme des lions, ils "rugiront" comme une colombe. Nous les connaissons : ce ne sont pas des novices. Les Fenner Brockway, les Walcher, les Brandler, les Sneevliet, les Pivert, comme les éléments rejetés par la Quatrième Internationale essayent depuis des années - des décennies pour quelques-uns - de prouver leur éclectisme désespéré dans le domaine de la théorie et leur stérilité dans la pratique. Ils sont moins cyniques que les staliniens et se situent légèrement sur la gauche de l’aile gauche des sociaux-démocrates - c’est tout ce qu’on peut dire en leur faveur. C’est pourquoi, dans la liste des Internationales, ils doivent entrer sous le numéro trois un huitième ou trois quart. Avec ou sans "Fonds", ils entrent dans l’histoire comme l’association des citrons pressés. Quand sous la pression de la guerre, les larges masses se mettront en mouvement, elles ne chercheront pas à connaître l’adresse du Bureau de Londres.
Les perspectives

Toutes les forces et tous les ressorts de la dernière guerre sont remis en mouvement, mais sous une forme incomparablement plus violente et dénudée. Le mouvement suit les sillons déjà tracés et peut donc avancer à une allure beaucoup plus rapide. Personne ne croit plus aujourd’hui, comme ce fut cas à la veille de 1914, à l’inviolabilité des frontières et à la stabilité des régimes. C’est un énorme avantage pour le parti révolutionnaire. A la veille de la dernière guerre, les sections de la Seconde Internationale elles-mêmes ne savaient pas quelle serait leur politique le lendemain et adoptaient des résolutions ultra-révolutionnaires ; si les éléments de gauche ne se sont libérés que progressivement du marais pacifiste, cherchant leur voie à tâtons, aujourd’hui, toutes les positions de départ ont été occupées d’une manière précise, avant la guerre. Personne n’attend plus des partis sociaux-démocrates qu’ils suivent une politique internationaliste, eux qui ne promettent rien de plus que la "défense de la patrie". Le départ des sociaux-patriotes tchèques de la Seconde Internationale est le commencement de la désintégration officielle totale de celle-ci. La politique de la Troisième Internationale est définie d’avance avec presque autant de précision ; le pronostic est seulement légèrement faussé par un élément de hasard dû à l’aventurisme. Si les sociaux-démocrates et les ex-communistes allemands et italiens deviennent dans la guerre de simples défaitistes, ce sera uniquement parce que Hitler et Mussolini leur interdisent d’être des patriotes. Mais partout où la bourgeoisie continue à engraisser la bureaucratie ouvrière, la social-démocratie et les ex-communistes seront du côté de l’État-Major Général et, qui plus est, le premier violon du chauvinisme sera tenu par les musiciens de l’école stalinienne. Pas seulement le violon, mais aussi le revolver pointé sur les ouvriers révolutionnaires.
Jean Jaurès fut assassiné au début de la dernière guerre, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg à la fin. En France, l’assassinat du chef du parti socialiste n’a pas empêché ses autres dirigeants d’entrer au gouvernement de la guerre impérialiste. En Allemagne, le meurtre des deux grands révolutionnaires fut réalisé avec la participation directe du gouvernement social-démocrate. En France, l’assassin était un obscur petit bourgeois chauvin, alors qu’en Allemagne ce sont des officiers contre-révolutionnaires qui procédèrent à l’assassinat. La situation est aujourd’hui plus claire. L’extermination à l’échelle mondiale des internationalistes a commencé avant le déclenchement de la guerre. L’impérialisme n’a plus besoin de compter sur un "heureux accident", la mafia stalinienne possède une agence internationale toute faite pour l’extermination des révolutionnaires. Jaurès, Liebknecht, Luxembourg étaient des dirigeants socialistes très connus. Rudolf Klement était un jeune révolutionnaire encore peu connu. Mais son assassinat, parce qu’il était secrétaire de la Quatrième Internationale, a une profonde signification symbolique. L’impérialisme indique à l’avance par l’intermédiaire de ses gangsters staliniens d’où viendra le danger mortel en temps de guerre.
Les impérialistes ne se trompent pas. S’ils ont réussi à se maintenir après la dernière guerre, sauf en Russie, ce fut uniquement dû à l’absence de parti révolutionnaire. Se libérant avec difficultés des rets de la vieille idéologie, avec le fétichisme de l’"unité", la plupart des éléments oppositionnels de la social-démocratie n’allèrent pas plus loin que le pacifisme. Dans les moments critiques, ces groupes montrèrent qu’ils étaient plus capables de freiner le mouvement révolutionnaire des masses que de le diriger. C’est dans ce sens qu’il n’est pas exagéré de dire que l’"unité" des partis de la Seconde Internationale sauva la bourgeoisie européenne.
Actuellement, des sections de la Quatrième Internationale existent dans trente pays. Il est vrai qu’elles ne sont que l’avant-garde de l’avant-garde. Mais si nous avions aujourd’hui, avant la guerre, des organisations révolutionnaires, alors ce serait la révolution et non la guerre qui serait à l’ordre du jour. Mais cette organisation révolutionnaire n’existe pas et nous ne nous faisons là-dessus aucune illusion. Mais la situation de l’avant-garde révolutionnaire est beaucoup plus favorable aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a 25 ans. La plus grande conquête est qu’il existe déjà avant la guerre et dans tous les pays les plus importants du monde, des cadres révolutionnaires éprouvés qui se comptent par centaines et par milliers, liés entre eux par l’unité d’une doctrine et passés par l’épreuve de l’école des persécutions les plus cruelles de la bourgeoisie impérialiste, de la social-démocratie et surtout de la mafia stalinienne. La Seconde, la Troisième et l’Internationale d’Amsterdam ne peuvent plus aujourd’hui réunir de congrès parce qu’elles sont paralysées par leur dépendance envers l’impérialisme et parce qu’elles sont déchirées par des contradictions "nationales". Au contraire, les sections de la Quatrième Internationale, malgré la maigreur de leurs ressources, les difficultés pour obtenir des visas, le meurtre de son secrétaire et la grêle des coups de la répression, ont pu tenir leur congrès au moment le plus critique ; congrès au cours duquel ont été formulées avec précision et concrètement les tâches de la lutte titanesque actuelle, sur la base de l’expérience historique.
Ces cadres précieux ne se laisseront pas écarter de leur route par une quelconque vague de chauvinisme, ni intimider par les Mausers et les couteaux staliniens. La Quatrième Internationale entrera dans la prochaine guerre comme un bloc étroitement soudé, dont les sections pourront suivre une seule et même politique, indépendamment des frontières et des tranchées qui les sépareront. Il est tout à fait possible qu’au début de la guerre, quand l’instinct aveugle de l’autoconservation combiné à la propagande chauviniste aura poussé les masses populaires dans les bras de leurs gouvernements, les sections de la Quatrième Internationale se trouveront isolées. Elles sauront comment résister à l’hypnose nationaliste et à l’épidémie du patriotisme. Elles trouveront dans les principes de l’internationalisme un rempart contre la panique de la base et la terreur d’en haut. Elles mépriseront les oscillations et vacillements de la "démocratie" philistine. D’un autre côté, elles écouteront attentivement la voix des sections les plus opprimées de la population et de l’armée qui verse son sang. Chaque nouveau jour de guerre travaillera pour nous. L’humanité s’est appauvrie depuis 25 ans, alors que les moyens de destruction sont devenus infiniment plus puissants. C’est pourquoi, dès les premiers mois de la guerre, une réaction tempétueuse contre l’opium du chauvinisme s’élèvera parmi les masses laborieuses. Les premières victimes de cette réaction seront, avec le fascisme, les partis des Seconde et Troisième Internationales. Leur destruction est la condition nécessaire à la création d’un véritable mouvement révolutionnaire qui ne trouvera pas d’autre axe de cristallisation que la Quatrième Internationale. Ses cadres aguerris mèneront les travailleurs à la grande offensive.
Coyoacan, 10 octobre 1938

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A la fin de la guerre impérialiste,
le stalinisme sauve le capitalisme

Italie 1943

En Italie, à l’automne 1942, commence le mouvement de désobéissance civile contre le régime de Mussolini. La population commence réellement à s’organiser pour lutter contre le régime. Une révolution peut même sortir de là. On assiste à une radicalisation politique qui se traduit surtout par une montée considérable des effectifs militants du parti communiste. En effet, en février 43, c’est à un bombardement massif des civils qu’on assiste dans les grandes villes d’Italie et tout particulièrement violent sur Milan, Turin et Gènes. Il ne s’agit pas d’objectifs militaires mais au contraire la cible est vraiment les civils qu’il s’agit de terroriser. La suite va bien montrer que le véritable souci des alliés est que la chute du régime fasciste n’entraîne des troubles sociaux. Tout leur effort va être de maintenir un Etat stable au cours de la transition.

Le mouvement ne cesse de monter jusqu’au début 1943. En mars 1943, en plein régime fasciste, la classe ouvrière entre en lutte. 300 000 ouvriers font grève dans toute l’Italie. Partie de l’usine Fiat de Turin, la grève gagne Milan, Gênes et le sud de l’Italie. En vain, le régime tente d’impressionner la classe ouvrière en faisant patrouiller ses chars dans les rues de Turin et en mobilisant la milice fasciste. C’est un rappel non seulement pour les classes dirigeantes italiennes mais mondiales du rôle menaçant de la classe ouvrière. En Italie, on va assister à la première opération d’escamotage de la révolution, opération conjointe des classes dirigeantes italiennes pro-fascistes et de celles des alliés anglo-américano-russes. Le 19 juillet, Rome est bombardée pour la première fois par l’aviation alliée et ce sont les quartiers ouvriers qui sont les principales cibles ! Il faut d’abord faire peur aux travailleurs : le bombardement de Rome n’est que le premier d’une longue série. Et puis, il va s’agir à la fois de trouver une solution pour se débarrasser en douceur de Mussolini de peur que les ouvriers se débarrassent du fascisme par la révolution. Le 24 juillet, le Grand Conseil Fasciste vote la destitution de Mussolini, le fait arrêter. Le roi annonce qu’il le remplace par le maréchal Badoglio. C’est une simple révolution de palais. Les hommes au pouvoir restent les mêmes, y compris le grand conseil fasciste. Aucun membre du parti fasciste n’est inquiété. Par contre une centaine d’antifascistes est assassinée pour bien montrer que l’ordre sera maintenu. Les alliés sont disposés à ménager une transition en douceur et d’accepter cette substitution mais la population ne l’entend pas de cette oreille. Le 25 juillet au soir, dès l’annonce de l’arrestation de Mussolini, la foule déferle dans les rues de Rome, les cercles fascistes sont assaillis, les emblèmes fascistes brisés, les portraits de Mussolini brûlés, les appartements des fascistes connus saccagés. A Turin, des milliers d’ouvriers assiègent les prisons, défoncent les portes, libèrent les détenus politiques. Partout dans le pays, le 26 juillet prend une allure d’insurrection populaire. La panique se fait jour dans les milieux dirigeants. Une circulaire est envoyée à toutes les unités de l’armée pour l’inciter à assumer la défense de « l’ordre public ». Elle explique que « tout mouvement doit être impitoyablement brisé dans l’oeuf », qu’il faut procéder avec ceux « qui troublent l’ordre public comme avec des troupes ennemies », « en ouvrant le feu sans préavis ». « Que l’on ne tire jamais en l’air mais pour toucher au but, comme au combat ! » En somme, pour la bourgeoisie italienne, l’ennemi principal n’est pas les alliés anglo-français, qui ont pourtant débarqué depuis le 10 juillet en Sicile, ni l’Allemagne qui voit d’un mauvais oeil ces changements, mais la classe ouvrière italienne. Dans les jours qui suivent, les affrontements entre la foule et l’armée se multiplient. Les 17, 18 et 19 août, dans les grandes usines de Bologne, Milan, Turin, c’est à nouveau la grève générale pour exiger la fin de la guerre, la libération des prisonniers politiques, la reconnaissance de ce qui tient lieu d’organisations ouvrières non liées au pouvoir : les « commissions internes » ouvrières. A Turin, l’armée tire et fait un mort parmi les ouvriers de Fiat. Mais cela ne fait que provoquer une nouvelle extension de la grève. Les chasseurs alpins refusent d’obéir au général Rossi qui leur commande, à nouveau, de tirer sur les ouvriers.

Les grèves et émeutes ouvrières qui ont lieu alors en Italie font écrire à Barta dans un rapport début août 1943 : « les événements qui ont lieu en Italie ne sont pas la révolution prolétarienne mais c’est le début de la révolution. (...) L’Europe n’est qu’un dépôt de poudre où il suffit d’une étincelle révolutionnaire sur n’importe quel point du continent pour que la révolution s’étende aux endroits les plus favorables à cette lutte ». « Nous entrons dans une période au cours de laquelle la bourgeoisie tentera par tous les moyens bombardements, paniques, chômage, famine, de disperser à nouveau la classe ouvrière et de la démoraliser complètement afin de pouvoir liquider la guerre sans danger révolutionnaire. » C’est en effet le moment où la population risque de faire la révolution pour renverser le fascisme que les anglo-américains choisissent non pour attaquer militairement le régime mais pour bombarder massivement et méthodiquement la population civile, inaugurant là une méthode qui va être généralisée ensuite à tous les pays vaincus (France, Allemagne, Japon), comme l’avait si bien deviné Barta à l’époque dans le numéro de Lutte de classes d’octobre 1943 intitulé « les ouvriers italiens nous montrent la voie ».

Toutes les forces de l’échiquier politique et militaire sont coalisées pour éviter des troubles dans la classe ouvrière. Il y a un partage des tâches : les nazis répriment au nord, les alliés bombardent massivement la population et les partis de gauche détournent la lutte de ses objectifs. Chacune tient sa partie et joue son rôle pour endiguer la montée ouvrière. Quand Mussolini démissionne, c’est en plein accord avec les alliés qu’il est remplacé par Badoglio, fasciste de longue date. Les « démocrates italiens » à commencer par le parti communiste italien marchent dans la combine, non seulement de faire croire que les anglo-américains sont des libérateurs, mais même de tout faire pour éviter l’explosion quitte à faire passer Badoglio pour un démocrate. Socialistes et communistes composent avec Badoglio. Les dirigeants du soi-disant antifascisme liés au Parti communiste acceptent ce nouveau pouvoir pour éviter tout heurt. En fait, la manoeuvre opérée par le roi et le maréchal Badoglio se solde par un échec. Elle ne réussit pas à stopper l’extension des mouvements populaires. La répression qui se solde par 93 morts, 536 blessés et 35 000 arrestations en un mois et demi, ne fait qu’accélérer la chute du régime. Le 8 septembre, Badoglio en annonçant qu’il demande l’armistice aux anglo-américains reconnaît sa propre fin, les troupes allemandes prenant le contrôle et Badoglio s’enfuyant.

Les généraux italiens se rendent aux troupes allemandes mais la population n’accepte pas de laisser faire. Dans tout le nord de l’Italie et jusqu’à Rome et Naples, des éléments isolés de l’armée et une partie de la population tentent, sans ordre, sans coordination et souvent presque sans arme, s’insurgent contre l’occupation allemande. Dans plusieurs villes, on assiste à de véritables tentatives d’insurrection, qui résistent souvent plusieurs jours aux contre-attaques allemandes. A Naples, l’insurrection est victorieuse, mais à peine les troupes allemandes parties, ce sont les troupes anglo-américaines qui arrivent et prennent le contrôle de la ville. Pas question de la laisser un seul jour aux insurgés ! Au Nord, les allemands ramènent au pouvoir Mussolini. Mais la population, et notamment la classe ouvrière, ne se tient pas pour battue. En novembre 1943, dans Turin occupée par les troupes allemandes, 40 000 ouvriers se mettent en grève, à l’initiative encore une fois des ouvriers de Fiat. En décembre le mouvement gagne Milan, où toutes les usines s’arrêtent durant trois jours, puis Gênes et la Ligurie.

En mars 1944, une nouvelle vague de grèves éclate qui s’étend à toute l’Italie du Nord jusqu’à la Toscane. On compte jusqu’à 1 200 000 grévistes. Dans cette Italie du Nord, où en plus de mouvements menaçants de la classe ouvrière on compte 200 000 partisans dans les montagnes, les alliés anglo-américains qui occupent le sud voient une révolution menaçante. Ils ont récupéré le roi et Badoglio et c’est le parti communiste italien, avec à sa tête Togliatti à peine revenu d’URSS en mars 44, qui va se charger de faire accepter l’autorité du roi et un gouvernement dont le fasciste Badoglio est président et Togliatti vice-président ! Socialistes et démocrates bourgeois reconnaissent ce gouvernement fascisto-stalinien ! C’est seulement à la condition que la résistance s’engage à remettre tout le pouvoir au commandement militaire allié que ceux-ci vont laisser la résistance arrêter et fusiller Mussolini le 25 avril 1945. Mais c’est seulement six mois plus tard, fin 1945, une fois bien sûrs que tout risque révolutionnaire était éteint par la politique du PCI que les Alliés remettent le pouvoir aux autorités italiennes, dont bon nombre n’étaient autres que ceux de l’appareil de Mussolini ! Les forces militaires alliées ne quitteront le pays qu’en 1947. Tant l’alerte avait été chaude !

En Russie

20 ans bientôt que l’URSS a éclaté, suivant de près l’écroulement des régimes des pays de l’Est. Ces régimes se sont écroulés, disloqués, mais pas l’idée que malgré tout, là-bas, il y avait eu quelque chose de différent. Quelque chose qui de près ou de loin, pouvait s’apparenter au socialisme. Or, si nous ne nous débarrassons pas de ce préjugé, nous serons forcément marqués par cette référence passée. Et que nous le voulions ou pas, cela dénaturera notre conception de la révolution et de la société future.
Dans cette référence domine la primauté de la forme de propriété des moyens de production. Des moyens de production collectivisés par un Etat plus la planification étatique, c’est donc cela le socialisme ? Non, le socialisme c’est « l’émancipation des travailleurs, qui devra être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Dans émancipation, il y a l’idée de libération, et donc de liberté. Mais pas une liberté limitée à des « libertés démocratiques », c’est-à-dire au respect de droits individuels, comme par exemple le droit d’expression. Même assortie de libertés individuelles, l’étatisation des moyens de produire ne constitue pas le socialisme. La liberté, c’est la capacité à maîtriser son destin. A pouvoir choisir consciemment, en toute connaissance de cause. Or il s’agit de choix collectifs. C’est donc la capacité à agir et décider collectivement. La perspective de la socialisation des moyens de production en est indissociable.
Nous ne prétendons pas que le socialisme vu sous ce jour sera nécessairement réalisable. Mais nous militons pour, de toutes nos forces. Il n’y a que les esprits étriqués qui acceptent de s’engager avec l’assurance du succès. Rien, de notre point de vue, ne pourra remplacer l’action réfléchie et décidée des masses elles-mêmes. Rien ne pourra remplacer les efforts que feront les exploités pour s’affranchir de leur condition. C’est cette perspective que nous défendons, et nous ne voulons pas abaisser nos ambitions Nous mesurons tout ce que cela implique de difficile et de douloureux, et c’est pour cela que nous ne nous impatientons pas après une prétendue « manque de combativité » des masses. Nous ne voulons pas lier le sort de l’humanité à l’arrivée de « libérateurs ». Nous ne voulons pas que des « élites » viennent « planifier » une société soi-disant meilleure à la place des masses.
Parler de « socialisme » à propos de l’ex-URSS ou des régimes de l’Est, même si on tempère ce terme d’adjectifs tels que déformé, dégénéré, etc. est une escroquerie. Pendant un temps, on nous avait parlé à leur sujet de « socialisme réel », notion qui s’opposait bien sûr à celle de socialisme « idéal » ou « utopique ». Cela s’appuyait sur cette opinion triviale selon laquelle la réalité est toujours moins bien que l’idéal. Et du coup, cela accréditait l’idée que ça avait quand même quelque chose à voir. De même, l’expression couramment employée, selon laquelle « l’URSS était une caricature du communisme » est fallacieuse. Si c’était une caricature, ça veut dire que ça avait quand même un rapport avec ?
A l’époque, ces systèmes nous avaient été présentés comme des « alternatives » possibles au capitalisme. Comme si un système différent du capitalisme pouvait réellement se développer de manière indépendante, en coexistence et en concurrence avec le capitalisme. Comme si on avait le choix, et que le meilleur gagne ! En fait, c’est cette idée qu’on nous ressert aujourd’hui sous une autre forme, plus modeste. Par exemple avec « l’alter-mondialisme », on nous parle encore de « faire des expériences alternatives ». Sans oublier de continuer à apporter notre soutien à la dictature pseudo-socialiste qui subsiste encore (Cuba) ou à un quelconque Morales qui envoie des soldats devant des puits de pétrole.
Evidemment, ce qu’il y a eu de trompeur à l’époque, c’est que l’URSS et le bloc des pays dans « sa sphère d’influence » pouvait apparaître comme un bloc monolithique puissant, qui plus est hostile au reste du monde. Un bloc qui prétendait pouvoir se mesurer militairement à l’impérialisme américain. On a pu mesurer après-coup à quel point cette vision des choses était illusoire, avec la surprise qu’a suscité la soudaineté de l’écroulement des régimes de l’Est ainsi que la facilité de reconversion des bureaucrates au pouvoir. Tout s’est fait très rapidement [à revoir par pays – malgré les points communs dans cette reconversion, chaque pays de l’Est était déjà très différencié, le « bloc » n’était déjà qu’illusion].
Cette facilité de reconversion n’a fait que révéler que cette puissance n’existait que dans la mesure où elle était admise par l’impérialisme des pays capitalistes (essentiellement les USA). Mais dans cette hypothèse, une question subsiste : pourquoi la mascarade aurait-elle duré aussi longtemps, jusqu’à la fin des années 80 ? Pourquoi l’impérialisme aurait-il toléré cette situation, et si elle était tolérable, pourquoi cela aurait-elle pris fin ?
C’est l’analyse des rapports de l’URSS avec l’impérialisme qui peut nous éclairer sur l’évolution de ce bloc dont la disparition n’est pas le fait de contradictions purement « internes ». Dans ces rapports, l’origine de l’URSS - à savoir la révolution ouvrière de 1917 - a eu un rôle déterminant. Autant il est primordial de réaffirmer que l’URSS n’avait rien à voir avec le socialisme, même de manière déformée, autant il serait absurde pour la compréhension de faire l’impasse sur son origine ouvrière. En fait, le caractère monstrueux du régime de l’URSS a été le prix qu’on a payé du fait de l’avortement de la formidable tentative d’émancipation qui a soulevé le prolétariat du monde entier. Le stalinisme est autant le produit de la révolution russe que celui de l’échec de la révolution mondiale. Si on ne prend en compte que la première considération, on peut au choix rejeter le léninisme et le communisme – comme précurseurs objectifs du stalinisme – ou s’échiner à trouver des « traits socialistes » avec lesquels se solidariser dans les régimes staliniens. Les deux attitudes ont ceci de commun qu’elles envisagent l’histoire comme un processus inéluctable, où le cours effectif des événements efface toutes les autres voies qui auraient pu s’ouvrir. Ce qui n’a pas existé devient non-réaliste, non-crédible, et ne vaut pas la peine qu’on s’y attarde ! Mais en fait, en se contentant de prendre position par rapport à la réalité existante, on se prive de la possibilité de transformer le cours des évènements ; et pour cause : on se prive de comprendre cette réalité, parce qu’on se met à raisonner avec des catégories figées.
Une de ces catégories figées consiste justement à considérer le « bloc soviétique » comme un « système » à part, et à analyser sa disparition comme étant la conséquence d’un essoufflement du système, un constat d’échec en quelque sorte. Evidemment, prises à un instant donné, les institutions dites soviétiques pouvaient apparaître impressionnantes et justifier leur description et leur analyse pour essayer d’en comprendre les « règles ». Pendant la période Brejnev par exemple, un observateur lointain pouvait penser que le système était relativement stable. Mais en réalité, parler de « système » reviendrait à attribuer à ceux qui détenaient le pouvoir – que l’on appellera bureaucratie ou nomenklatura – des capacités qu’ils n’avaient pas. Certes, leur pouvoir d’oppression était considérable. Cela a pu masquer le fait qu’en revanche, leur capacité à fonder un nouveau système d’exploitation, durable à l’échelle de l’humanité, était nulle.
Historiquement, le rôle de la bureaucratie ouvrière issue de la révolution a consisté à trahir la révolution. Mais cela ne signifie pas que la trahison était préméditée. D’une certaine manière, les bureaucrates soviétiques ont hérité du pouvoir à leur corps défendant. L’existence de la bureaucratie provenait du fait que la révolution avait été suffisamment forte pour éradiquer le pouvoir de la bourgeoisie en Russie, mais pas assez pour permettre à la classe ouvrière de le garder. La manière dont le pouvoir leur était revenu avait placé les bureaucrates dans une position défensive. Défensive vis-à-vis de la bourgeoisie internationale et défensive vis-à-vis du prolétariat révolutionnaire. Pris entre le marteau et l’enclume, leur position était instable. Ayant hérité le pouvoir d’une révolution ouvrière, ils étaient menacés par l’impérialisme. Ayant usurpé son pouvoir à la classe ouvrière, ils étaient menacés par toute révolution ouvrière le monde. D’où l’analyse que Trotsky a fait en 1936 lorsqu’il pronostiquait que ce régime transitoire ne pouvait se conclure que de deux manières : une révolution prolétarienne balayant la bureaucratie, ou une restauration bourgeoise.
Au premier abord, le vocable « bureaucratie » peut être trompeur, parce qu’il évoque une certaine homogénéité et des buts communs que les bureaucrates ne pouvaient pas avoir d’emblée. De par sa nature, la bureaucratie n’était porteuse d’aucun système nouveau. En particulier, elle n’avait ni drapeau, ni idéologie. Impensable pour une classe dirigeante ! Alors, pour remédier à cette lacune inhérente à sa nature, elle a défiguré grossièrement l’idéologie révolutionnaire, en faisant du marxisme l’équivalent d’une religion dont elle diffusait le catéchisme, et de Lénine un saint embaumé. Ossifiées et enterrées de cette manière, les idées révolutionnaires ne lui faisaient pas peur et elle pouvait s’en revendiquer sans crainte. Mieux même : cette surenchère de référence au léninisme lui permettait de légitimer son pouvoir usurpé tout en cachant ses aspirations inavouables. « La ferme des animaux » d’Orwell a illustré tout à fait cette falsification idéologique. Et il ne s’agit pas d’une simple dérive idéologique, ni d’une méconnaissance de la théorie marxiste. Il s’agissait d’une bouillie idéologique à but d’auto-justification. C’est important de le rappeler au passage, la monstruosité du régime stalinien n’était pas à mettre sur le compte « d’idéologues » qui auraient voulu « imposer leur système à l’humanité ». Ce n’étaient pas des idéologues du tout, ils n’avaient aucun idéal, ni de près ni de loin. Tout au plus, ils se servaient des références marxistes pour justifier
leurs basses œuvres.
N’étant porteuse d’aucun système viable, la bureaucratie ouvrière était nécessairement amenée à disparaître en tant que telle. L’idée d’un « régime transitoire » implique l’extinction de la bureaucratie à l’échelle historique. Tout le problème était de savoir : comment ?
Cela, ce n’est pas l’analyse de Trotsky qui peut nous le dire, c’est l’analyse du développement historique ultérieur. Le fait est que l’histoire n’a pas tranché rapidement. La bureaucratie n’a pas été renversée. Ni par une révolution ouvrière, ni par une attaque impérialiste. Il n’y a pas eu de dénouement rapide et violent. Cela, Trotsky ne s’y attendait peut-être pas. Sans doute parce qu’il misait sur les perspectives révolutionnaires immédiates. La position de la « défense de l’URSS » qu’il a développé à l’approche de la 2ème guerre mondiale était intrinsèquement liée à la perspective du renversement du capitalisme et donc de la bureaucratie soviétique. Défendre l’URSS n’avait de sens que si on l’entendait comme la défense de la révolution ouvrière contre une restauration bourgeoise. Défendre la révolution ouvrière, cela ne peut se faire qu’avec des moyens révolutionnaires. Il n’y a pas d’autre moyen. On ne défend pas la révolution ouvrière en se solidarisant … des bureaucrates qui l’avaient assassinée (en Espagne), ni en cautionnant les camps impérialistes avec lesquels la bureaucratie avait passé des alliances. (A ce propos, voir le contenu du tract de l’UC le 30 juin 41 « Vive l’Armée Rouge des ouvriers et des paysans ») Peut-être (cela reste à creuser), il aurait été envisageable dans certaines circonstances de faire un front commun même avec des bureaucrates contre une attaque impérialiste [le même problème que les alliances avec des nationalistes dans les pays colonisés …].
Mais finalement, il s’est avéré que la 2nde guerre mondiale n’a pas ébranlé le pouvoir de la bureaucratie. Essentiellement parce qu’il n’y a pas eu dans le monde de nouvelle révolution ouvrière victorieuse au sortir de la guerre [revoir les circonstances des écrasements révolutionnaires]. Si au moment de la bataille de Stalingrad, l’élan qui a animé la population russe et l’espoir suscité parmi les prolétaires du monde entier correspondaient à une aspiration à la liberté et au socialisme, le fait est que Staline a réussi à détourner cet élan à des fins nationalistes. Sur ce point, on peut se référer à Vassili Grossman dans Vie et Destin qui constate que si les prémisses du « socialisme dans un seul pays » existaient déjà avant guerre – avec la collectivisation forcée des campagnes, l’industrialisation et la mise en place d’un nouveau appareil dirigeant en 37 avec les purges – les événements de la guerre ont permis d’enraciner ce « nouvel ordre étatico-national ». Ils ont permis de lui donner un fondement historique.
« La guerre accéléra le processus jusqu’alors souterrain, elle permit l’éclosion du sentiment national ; le mot « russe » retrouva tout son sens (…)
Les taches de naissance de la social-démocratie russe étaient effacées, supprimées.
Et ce processus devint manifeste au moment précis où la flamme de Stalingrad était le seul signal de liberté dans le royaume des ténèbres.
Ainsi, la logique des évènements a fait que, au moment où la guerre populaire atteignit son plus haut point pendant la défense de Stalingrad, cette guerre permit à Staline de proclamer ouvertement l’idéologie du nationalisme étatique. »
La 2nde guerre mondiale a été marquante dans l’évolution de l’URSS. Au sortir de cette guerre, l’URSS ne représente sans doute plus la même chose dans la conscience des travailleurs, ni en URSS ni dans le monde. La « patrie de la révolution » s’efface au profit de la patrie du « socialisme dans un seul pays ». Staline apparaît comme le chef victorieux d’un Etat national et il semble que jusqu’à sa mort, son prestige soit resté incontesté en URSS. La politique de l’impérialisme a joué un rôle dans cette évolution. La menace d’une destruction de l’URSS par l’impérialisme a laissé place à une complicité entre l’impérialisme et la bureaucratie contre les peuples.
L’URSS avait déjà joué un rôle contre-révolutionnaire avant-guerre. Avec la guerre, on franchit une nouvelle étape : l’impérialisme américain associe la bureaucratie dans le rôle du gendarme du monde. Cette alliance contre les risques de soulèvement révolutionnaire a contribué à stabiliser politiquement la bureaucratie stalinienne. C’est avec l’assentiment impérialiste que l’URSS devient un Etat oppresseur contre les autres peuples. Contre les nationalités de l’Union, dont l’oppression va prendre de nouvelles proportions (déportations de nationalités minoritaires, persécutions antisémites) et contre les peuples des pays de l’Est qui se retrouvent asservis. En ce qui concerne ces derniers, on peut se référer au livre d’Anderson (Editions Spartacus) : systématiquement, dans les pays occupés, l’armée rouge met en place des gouvernements qui comportent d’anciens dirigeants fascistes ou nazis, reconnus pour avoir brisé des soulèvements ouvriers et paysans avant guerre (Tatarescu en Roumanie, Dalnoki-Miklos en Hongrie etc.), liquide les armées de guérilla anti-nazies (Roumanie) et les conseils de soldats (Bulgarie), et détruit les partis socialistes et paysans.
Les deux grands blocs, d’abord alliés, puis hostiles et prêts à déclencher une troisième guerre mondiale, partageaient la même crainte mortelle de l’intervention des masses. Amis ou ennemis, ils s’accordaient en tout cas sur un partage des rôles pour écraser les peuples. A la question : pourquoi l’impérialisme américain n’a-t-il pas attaqué l’URSS en 45, l’UC répondait en janvier 47 « la nouvelle guerre [URSS-USA en 45] fut évitée parce que les travailleurs de tous les pays ne s’y étaient pas résignés ». Autrement dit, ils avaient peur que la poursuite de la guerre déclenche la révolution.
A ce propos, quelle a été la part de réalité ou de propagande dans la menace de troisième guerre mondiale omniprésente à partir de 47 ? Le fait que le capitalisme américain avait du mal à se redresser à et à trouver des débouchés était certainement un facteur objectif qui pouvait conduire à la guerre. Le marché mondial était exsangue, et le plan Marshall en Europe ne suffisait pas à y remédier. En tout cas, cette guerre, si elle avait eu lieu, n’aurait pas eu comme motivation première pour les USA de « détruire les conquêtes d’octobre en URSS ». Mais il est notable qu’à l’époque, certains bourgeois américains considéraient que s’engager dans une telle aventure guerrière aurait été pure folie (voir le diplomate cité dans un édito de l’UC qui parle du risque de déclencher des guerres civiles partout sur le globe). Par contre, avec une guerre restée froide, cette politique des blocs avait le mérite de tendre un piège aux peuples coloniaux qui souhaitaient s’émanciper : pousser dans la « sphère d’influence russe » ceux qui auraient pu prendre la voie de la révolution prolétarienne !
Mais si la complicité de l’impérialisme et l’écrasement des soulèvements révolutionnaires ont permis au régime stalinien de survivre, et même apparemment de se renforcer, il restait fondamentalement fragile. Le recours à la terreur témoignait de sa faiblesse. Faiblesse d’un pouvoir suspendu, qui ne reposait pas sur le pouvoir d’une classe sociale. La terreur n’était pas destinée qu’à la population. Elle était avant tout le seul mode de fonctionnement possible pour la bureaucratie elle-même. Parce qu’il n’y avait pas de critère social, à tous les échelons, les bureaucrates avaient peur de l’échelon supérieur. D’où la nécessité absolue pour eux d’avoir un chef suprême.
Cette situation était intenable sur le long terme. Avec la guerre et ses suites, la bureaucratie stalinienne n’a eu qu’un sursis. Elle n’allait pas se maintenir en tant que telle. En réalité, la bureaucratie stalinienne prend fin avec Staline. Ensuite, la mutation de la bureaucratie et l’émergence d’une bourgeoisie ont été un processus inexorable, même si il n’était certainement pas linéaire, et certainement pas conscient.
Pourquoi la maturation de la bureaucratie, sa détermination à réintégrer le capitalisme mondial n’ont-t-elles pas eu lieu plus tôt ? Dès le début, l’aspiration à la propriété était présente chez les bureaucrates, comme moyen de légitimer et de pérenniser leurs privilèges. Mais il ne s’agit pas seulement d’une somme d’aspirations individuelles, il faut pouvoir exprimer une aspiration commune. Cela ne se décrète pas. L’émergence d’une classe sociale n’a pu se faire qu’au travers d’une certaine expérience historique. On peut souligner cependant que la consolidation d’un cadre national stable est une condition nécessaire à l’émergence ultérieure d’une bourgeoisie. De ce point de vue la 2nde guerre (que T n’a pas vécu jusqu’au bout) a été déterminante dans l’évolution de la bureaucratie.
Depuis la période stalinienne, il y a eu un cheminement difficile de la bureaucratie dans ce sens. A chaque fois, ce sont les réactions de la classe ouvrière (pays de l’Est) ou de l’impérialisme qui ont indiqué aux bureaucrates si ils allaient trop loin ou pas dans leurs expériences, et ce sont ces réactions qui déterminaient leurs avancées et leurs reculs.
Dans son évolution vers la restauration bourgeoise, la bureaucratie a donc procédé par tâtonnements, et non pas suivant un plan prémédité. Contrairement à une classe sociale porteuse d’avenir, la bureaucratie n’avait pas d’idéologues à même d’exprimer une telle perspective. Hostiles aux ouvriers, complexés vis-à-vis des bourgeois, l’horizon des bureaucrates était forcément limité, socialement et donc intellectuellement. Si Trotsky avait pu prédire que la restauration était une perspective possible, les bureaucrates, eux, non seulement ne pouvaient pas se permettre de le formuler ainsi à la même époque, mais même ils auraient été incapables de le penser. D’une certaine manière, ce n’est qu’à l’époque de la perestroïka qu’un Gorbatchev a retrouvé cette capacité à exprimer clairement des objectifs politiques. Avec lui, l’abandon de la référence aux oripeaux soi-disant « marxistes-léninistes » était le signe d’un changement fondamental. Jusqu’alors, seuls quelques « dissidents » avaient affiché des objectifs de restauration bourgeoise. Avec Gorbi, quelque chose changeait : des idéologues issus de l’appareil étaient apparus pour défendre haut et fort cette perspective. Ce simple fait révélait que l’appareil dirigeant de l’URSS n’était plus simplement une bureaucratie ouvrière. Car ce qui détermine une classe sociale, c’est aussi sa conscience. En Russie, une bourgeoisie était en train d’émerger, et la suite des évènements allait le confirmer.

L’écrasement physique du prolétariat dans les pays vaincus

C’est dans les pays vaincus que les alliés impérialistes ont eu le plus de craintes de soulèvements révolutionnaires et c’est là qu’ils ont employé les grands moyens pour y faire face. Et le premier a été de laisser l’ancien pouvoir nazi aller jusqu’au bout de l’horreur pour épuiser la population avant de les terroriser eux-mêmes. Ils avaient de bonnes raisons pour le craindre. C’est là où les classes dirigeantes s’étaient le plus discréditées que l’impérialisme avait le plus de craintes à avoir, notamment l’Allemagne et le Japon. Comme en 1917-19, après la première guerre mondiale, les peuples qui ont participé à la guerre et en sont revenus décidés à ne pas revenir sous la coupe des mêmes dictatures non seulement les peuples colonisés mais aussi les classes ouvrières de pays riches, en particulier celle des pays vaincus.

Allemagne

Ce qu’a connu l’Italie en bombardements massifs n’était qu’un entraînement aux côtés de ce que vont subir l’Allemagne et le Japon, en proportion non des forces militaires mais des risques révolutionnaires prolétariens qu’envisageait l’impérialisme. Les bombardements les plus connus sont ceux de Brême, Dresde, Hambourg, et Berlin

Le seul bombardement de Dresde, le 13 février 1945, a fait en 14 heures de bombardements 130 000 morts. Ce ne sont quasiment que des civils et essentiellement des femmes des enfants des vieillards. L’objectif est de terroriser les civils. On le voit dans une directive du chef d’état major de l’armée de l’air britannique : « Nouvelle directive sur le bombardement. Je suppose qu’il est clair que les objectifs doivent être les zones d’habitation, non les docks ou les usines, dans le cas où ceux-ci sont mentionnés. Cela doit être rendu tout à fait clair si ce n’est déjà compris. » Bombes au phosphore tuent les gens avant même l’arrivée des bombes brûlées par effet de souffle. Aucune chance d’en réchapper même si la maison n’est pas bombardée. L’objectif est véritablement de tuer le maximum d’habitants.

Une fois l’Allemagne défaite, il n’y aura aucune petite place laissée au moindre vide de pouvoir. Tout est prévu jusqu’au moindre détail dans les forces d’occupation de l’Allemagne. Et en particulier ce qui est prévu est l’énorme carcan policier qui va tomber sur le pays sous prétexte de contrôle des anciens éléments fascistes. C’est un appareil impressionnant qui est mis en place afin de convaincre la population allemande que le moindre mouvement de sa part sera considéré comme du fascisme. Le pays est divisé en zones d’occupation militaire.

Japon

Avec l’Allemagne, le Japon est l’un des pays où les alliés craignent le plus l’apparition d’un mouvement ouvrier et révolutionnaire. Avant même que la défaite soit annoncée le discrédit du régime parmi les travailleurs était considérable, en proportion des mensonges du pouvoir fasciste japonais sur la « grande Asie » qui allait dominer le monde et des sacrifices énormes imposés par la dictature féroce. Cela s’est traduit par une première vague de grève qui a amené les Américains à craindre énormément ce que serait l’après guerre dans ce pays. C’est cela leur principale préoccupation lorsqu’il devient évident que le Japon va capituler.
En 1945, le régime japonais est vaincu et demande l’armistice mais les alliés refusent de désigner des plénipotentiaires. C’est à ce moment qu’ils lancent les deux bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki. L’objectif n’est pas militaire. Il ne s’agit pas de faire céder le Japon déjà prêt à capituler. Il s’agit de terroriser encore plus la population pour éviter que la défaite n’entraîne des mouvements révolutionnaires du fait du discrédit du pouvoir. La bombe atomique n’aura pas plus d’effet meurtrier que le bombardement qu’ils pratiquent déjà sur les villes. Le 8 mars 1945, Tokyo reçoit 2000 tonnes de bombes, le quart de la ville est rasé et il y a 83 000 morts. Suivent les bombardements des villes de Nagova, Osaka, Kobé et des dizaines d’autres. Ce qui est visé systématiquement comme dans tous les pays vaincus en Italie, en Allemagne et en France, c’est les populations civiles. Il y a 100 000 morts à Hiroshima dont les trois quarts sont des civils et le bilan est dix fois plus important du fait des radiations dans les mois et années qui suivront. Avec la bombe atomique ce qui est recherché plus que l’efficacité c’est le choc sur les populations et la démonstration de suprématie. Au Japon c’est ce qui offre une porte de sortie honorable pour le Mikado. Cela apparaît comme une justification : le Japon doit céder devant un adverse plus fort qui pourrait bombarder tout le pays. En réalité, les USA disposent uniquement de ces deux bombes. Et l’effet sera également important au delà sur les peuples d’Asie qui menacent de se révolter. Au total il y a au Japon 700 000 morts de la vague de bombardement et un million de blessés. La ville de Tokyo qui comptait 6 millions d’habitants en 1940 n’en comptait plus que 2 700 000 et l’essentiel des habitants de villes avait pris les routes pour se disperser dans les campagnes. L’armée américaine avait fait en sorte par ces moyens barbares de n’avoir aucun risque d’une classe ouvrière en révolte devant elle. Il n’y avait plus qu’un pays en ruine dans une situation de misère inimaginable avec une domination étrangère et un gouvernement militaire américain dirigé par le général Mac Arthur. Dans « Mac Arthur, un César américain », William Menchester relate que les villes du Japon « n’étaient plus qu’une décharge de ferraille… Les villes offraient un spectacle incroyable. Pas de téléphone, pas de train, pas d’usine d’électricité… Hiroshima et Nagasaki étaient réduits à l’état de caillou vitrifié ; les autres grandes villes, Tokyo comprise, n’allaient guère mieux. A l’exception de quelques maisons à l’épreuve du feu et des tremblements de terre, tout était réduit en cendres et en escarbilles. Là se réfugiaient ceux qui ne vivaient que dans des huttes primitives. »
Mais les USA n’allaient pas se contenter de terroriser la population puis de faire la police dans le pays. Ils voulaient régler un certain nombre de problèmes pour éviter que, la guerre passée, les luttes ne reprennent de plus belle contre eux directement cette fois. Ils réglaient le problème du régime qui allait succéder en en prenant eux mêmes d’abord la direction par l’occupation militaire et par l’arrestation d’une grande partie de l’appareil d’Etat précédent, une bonne manière d’éviter à la population de s’en prendre aux anciens dirigeants. Mais ils ont fait bien plus, ils ont même volé aux travailleurs japonais leur révolution sociale en réalisant une partie de ses objectifs par en haut, en renversant tout l’ancien système légal qui avait cours au Japon et en modernisant toutes les règles de vie sociale, de la vie politique et même de la vie civile et renversant le système social au pouvoir, en expropriant les grands patrons japonais et grands propriétaires terriens. Mac Arthur n’avait pourtant rien d’un réformiste. Ce militaire réactionnaire avait peu avant occupé le Philippines et y avait restauré, les armes à la main, le pouvoir des grands propriétaires terriens contre les paysans en révolte, contre toute réforme agraire y compris celle qu’avaient entamé les occupants japonais. Seulement, au Japon c’est la révolution ouvrière que les occupants américains craignaient et, en face de celle-ci, ils savaient qu’il n’y aurait plus aucune confiance dans la classe dirigeante japonaise et dans aucun gouvernement japonais. Il n’y avait plus d’autre garde fou que la force armée américaine qui pouvait, face à une révolution sociale, n’être qu’un fétu de paille. Mac Arthur a promulgué plus de 700 lois nouvelles bouleversant de fond en comble les structures politiques et sociales, avec une nouvelle constitution, un gouvernement responsable devant un parlement, avec l’égalité juridique et le droit de vote des femmes, avec la suppression des droits féodaux, l’épuration de 200 000 personnages haut placés dont les officiers et les politiciens et les corps de répression les plus détestés. Le problème des grèves était résolu d’avance puisque l’essentiel de l’économie était démantelée, les grands trusts expropriés. En août 1944, un impôt sur le capital était instauré allant jusqu’à 90% pour les plus grosses fortunes. Eh oui, il ne s’agit pas d’un pays du bloc de l’est mais de la politique menée par l’armée et le gouvernement des USA. Les trusts ont quand même trouvé le moyen de résister et de faire traîner les choses. Ils ont d’abord signé leur dissolution volontaire puis ont influencé la commission chargée de leur suppression. Et, en juillet 1947, quand il s’est agi de mettre en pratique ce n’était plus la préoccupation des USA d’éviter un soulèvement des travailleurs du Japon mais de combattre l’URSS et pour cela de s’appuyer sur le Japon. Les USA ont également réalisé la réforme agraire du Japon qui était resté sous structure féodale. Les propriétaires de grandes terres n’ont pu conserver que 3 hectares maximum et les anciens métayers ont récupéré les terres restantes. En deux ans plus de la moitié des terres changea de mains. Le nombre de paysans sans terre est passé de 30 % à moins de 5%. Cette réforme que la bourgeoisie japonaise aurait été incapable de réaliser car trop liée aux grands propriétaires fut donc réalisée par la puissance occupante américaine, grâce à la crainte des masses populaires par l’impérialisme US ! Quant à la classe ouvrière japonaise, elle s’est montrée effectivement comme une force menaçante pour les bourgeois. En décembre 1945, on est passé de zéro à 509 syndicats. En un an il y avait 17 000 syndicats regroupant 5 millions de syndiqués. Très vite, les grèves ont inquiété non seulement le patronat et le gouvernement japonais, mais les autorités américaines. Les grèves étaient non seulement revendicatives mais radicales, ne craignaient pas de toucher le sacro-saint droit de propriété. Ainsi en octobre 1945, les employés et journalistes d’un grand

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