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Victor Hugo et la révolution

jeudi 10 décembre 2009, par Robert Paris

Victor Hugo

Divers textes extraits de « Choses vues, 1848 » :

« Ecrit au bas d’une statue de la popularité :

« Qu’un autre la cherche et l’obtienne
Moi j’aspire à m’en isoler. »

Victor Hugo, 1848

« Philosophe, tu te demandes
D’où vient, dans nos tristes partis,
Quand les hommes sont si petits
Que les sottises sont grandes. »

« Voici qu’en un instant
L’émeute sombre, horrible, à grands cris, en chantant,
Accourt, s’étend, bondit, sème les embuscades,
Fait de terre en hurlant sortir les barricades,
Et que la mort jaillit des caves et des toits. »

« On sent que cette assemblée est d’hier et qu’elle n’a pas de demain.
(…) Elle est puérile et sénile. (…)

Prenons garde !
La démocratie peut être elle-même son propre abîme.

(…)

Des républicains de l’espèce dite « républicains farouches » ne sont autres que des autocrates retournés. Ils disent : « La République, c’est nous ! » absolument comme Louis XIV disait : « L’Etat, c’est moi ! »

« Le gamin des faubourgs donne en chantant l’assaut
A huit siècles d’histoire ….
Le gamin prend Paris ainsi qu’il prendrait Rome,
En riant. Le sang coule. En vain, on se défend,
Il l’emporte. Il est roi sans cesser d’être enfant.
Il court. Il tient le Louvre ; il entre aux Tuileries.
A lui le trône, à lui les hautes galeries. »

Les gavroches du Paris révolutionnaire

Dans « La légende de Victor Hugo », Paul Lafargue, adepte avec Jules Guesde d’une vision sectaire du marxisme, celle qui faisait dire à Marx : « je ne suis pas marxiste », décide que Victor Hugo est un contre-révolutionnaire. Tout simplement. Bien entendu, il n’est pas besoin de créer une idolâtrie de Victor Hugo ni d’en faire un révolutionnaire prolétarien, ni un communiste –ce qu’il n’est pas- pour reconnaître en lui le révolutionnaire bourgeois, ce qui existait encore à l’époque. Pour Lafargue, Victor Hugo, "pour rien au monde, n’aurait retardé de vingt quatre heures l’encaissement de ses rentes et de ses créances."
Les sectaires préfèrent les réponses simples : Victor Hugo est un révolutionnaire communiste ou un contre-révolutionnaire. Lafargue écrivait : « Est-ce la faute à ce pauvre homme, si pour faire fortune, le but sérieux de la vie bourgeoise, il dut mettre à son chapeau toutes ces cocardes ? (…) Hugo a été un ami de l’ordre : il n’a jamais conspiré contre aucun gouvernement. » Les sectaires mésestiment l’époque intermédiaire entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne et l’intérêt pour les prolétaires d’un écrivain comme Victor Hugo malgré toutes ses limites bien réelles. Ils ont tort et font du tort à l’idée communiste qu’ils discréditent.

GAVROCHE

« Il y a certaines idées puissantes qui vomissent le bruit, la flamme et la fumée, et qui traînent, remorquent, conduisent et emportent tout un siècle. Malheur à qui ne sait pas bien mener ces effrayantes locomotives ! »

Victor Hugo écrit :

"Qui arrête la révolution à mi-côte ? La bourgeoisie. Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. (...) Il y en a qui disent qu’il faut me tirer un coup de fusil comme un chien. Pauvre bourgeoisie. Uniquement parce qu’elle a peur pour sa pièce de cent sous. (...) Ouvriers de Paris, vous faites votre devoir et c’est bien. Vous donnez là un bel exemple. La civilisation vous remercie."

"Désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation"

"La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé, un jour, que la France a été dans la fournaise ; les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie archange.

Aujourd’hui pour toute la terre de France s’appelle Révolution ; et désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs le point d’origine et le lieu de naissance de la littérature du dix-neuvième siècle.

Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et méconnus, illustres et obscurs, dans toutes nos oeuvres, bonnes ou mauvaises, quelles qu’elles soient, poèmes, drames, romans, histoire, philosophie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, pour tout, oui, toujours, oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour réhabiliter les lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit, oui, pour consoler, oui, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, oui, pour panser en attendant qu’on guérisse, oui, pour transformer la charité en fraternité, l’aumône en assistance, la fainéantise en travail, l’oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l’iniquité en justice, le bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacristies en temples, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour ôter des religions l’enfer et des sociétés le bagne, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire, du déshérité, de l’exploité, du trahi, du vaincu, du vendu, de l’enchaîné, du sacrifié, de la prostituée, du forçat, de l’ignorant, du sauvage, de l’esclave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils, Révolution !"

Victor HUGO

Lire ici : Ce que Victor Hugo nous a dit...

Alors que les révolutionnaires de la Commune de Paris battus, arrêtés et assassinés et le peuple de Paris qui venait de tenter de prendre le pouvoir étaient pourchassés en France et honnis par toute la bourgeoisie européenne, Victor Hugo, réfugié en Belgique un pays qui refusait le droit d’asile aux réfugiés de la Commune, écrivait : "Quant à moi, je déclare ceci : cet asile que le gouvernement belge refuse aux vaincus de Paris, je l’offre ! Où ? En Belgique ! Je fais à la Belgique cet honneur. J’offre l’asile : qu’un vaincu de la commune de Paris frappe à ma porte ; j’ouvre ; il est dans ma maison ; il est inviolable... Si l’on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra."

Hugo rapporte la répression, féroce, de la bourgeoisie contre la Commune, dans "L’année terrible" :
"Sur une barricade, au milieu des pavés
Souillés d’un sang coupable et d’un sang pur lavés, L’enfant de douze ans est pris avec des hommes (...)"

Victor Hugo écrit :
"Qui arrête la révolution à mi-côte ? La bourgeoisie. Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. (...) Il y en a qui disent qu’il faut me tirer un coup de fusil comme un chien. Pauvre bourgeoisie. Uniquement parce qu’elle a peur pour sa pièce de cent sous. (...) Ouvriers de Paris, vous faites votre devoir et c’est bien. Vous donnez là un bel exemple. La civilisation vous remercie. "

ou encore ...

"Les révolutions sont de magnifiques improvisatrices, un peu échevelées quelques fois."

"Il y a au fond du socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps et de tous les temps."

"Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère."’

"Le droit de Paris de se déclarer commune est incontestable."

Le 31 mai 1871, il écrit : "La réaction commet à Paris tous les crimes. Nous sommes en pleine Terreur Blanche."

Le 5 juin 1871 : "Les nouvelles continuent d’être hideuses. Terreur de plus en plus blanche"

Barricade à Paris

« Les Misérables », même si peu de commentateurs l’ont remarqué, est le grand roman du peuple révolutionnaire de Paris. Les héros en sont Gavroche, Enjolras, Courfeyras, Bahorel ou Marius. Le véritable fond de scène des Misérables, ce sont toutes les émeutes et révolutions à Paris entre 1830 et 1848. Et même les révolutions de 1789 à 1795 en passant par 1793.

« Les Misérables » (chapitre « Lézardes sous la fondation ») :
« Il y a dans les révolutions des nageurs à contre-courant : ce sont les vieux partis. (…) Toute révolution, étant un accomplissement normal, contient en elle sa légitimité, que de faux révolutionnaires déshonorent quelquefois, mais qui persiste, même souillée, qui survit, même ensanglantée. Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité. Une révolution est un retour du factice au réel. Elle est parce qu’il faut qu’elle soit. »

« Les Misérables » (chapitre « Louis-Philippe ») :

« Les révolutions ont le bras terrible et la main heureuse : elles frappent ferme et choisissent bien. Même incomplètes, même abâtardies, même mâtinées et réduites à l’état de révolution cadette, comme la révolution de 1830, il leur reste presque toujours assez de lucidité providentielle pour qu’elles ne puissent mal tomber. Leur éclipse n’est jamais une abdication. Pourtant, ne nous vantons pas trop haut ; les révolutions, elles aussi, se trompent, et de graves méprises se sont vues. »

« Les Misérables » (chapitre « Argot qui pleure et argot qui rit ») :

« La souffrance engendre la colère ; et tandis que les classes prospères s’aveuglent, ou s’endorment, ce qui est toujours fermer les yeux, la haine des classes malheureuses allume sa torche à quelque esprit chagrin ou mal fait qui rêve dans un coin et elle se met à examiner la société. L’examen de la haine, chose terrible. De là, si le malheur des temps le veut, ces effrayantes commotions qu’on nommait jadis des jacqueries, près desquelles les agitations purement politiques sont des jeux d’enfants qui ne sont plus la lutte de l’opprimé contre l’oppresseur (…) Tout s’écroule alors. Les jacqueries sont des tremblements de peuple. »

« Les Misérables » (chapitre « Le 5 juin 1832 ») :

« De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui pensent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte. (…) Tels sont les éléments de l’émeute. Ce qu’il y a de plus grand et ce qu’il ya de plus intime. (…) Les émeutes éclairèrent en rouge, mais splendidement, toutes les saillies les plus originales du caractère parisien, la générosité, le dévouement, la gaieté orageuse, les étudiants prouvant que la bravoure fait partie de l’intelligence, la garde nationale inébranlable, des bivouacs de boutiquiers, des forteresses de gamins, le mépris de la mort chez les passants. (…) Il y a l’émeute et il y a l’insurrection ; ce sont deux colères ; l’une a tort, l’autre a le droit. (…) Tueurs de la Saint-Barthélemy, égorgeurs de Septembre. Massacreurs d’Avignon, assassins de Coligny, voilà l’émeute. La Vendée est une grande émeute catholique. (…) Du reste, insurrection, émeute, en quoi la première diffère de la seconde, le bourgeois, proprement dit, connaît peu ces nuances. Pour lui, tout est sédition, rébellion pure et simple, révolte du dogue contre le maître, essai de morsure qu’il faut punir de la chaîne et de la niche, aboiement jappement ; jusqu’au jour où la tête du chien, grossie tout à coup, s’ébauche vaguement dans l’ombre en face de lion. (…) Est-ce une émeute ? Est-ce une insurrection. C’est une insurrection ? »

« Les Misérables » (chapitre « Les bouillonnements d’autrefois ») :

« Rien n’est plus extraordinaire que le premier fourmillement d’une émeute. Tout éclate partout à la fois. Etait-ce prévu ? Etait-ce préparé ? Non. (…) Rive droite, rive gauche, sur les quais, sur les boulevards, dans le quartier latin, dans le quartier des halles, des hommes haletants ouvriers, étudiants, sectionnaires, lisaient des proclamations, criaient : aux armes, brisaient les réverbères, dételaient les voitures, dépavaient les rues, enfonçaient les portes des maisons, déracinaient les arbres, fouillaient les caves, roulaient des tonneaux, entassaient pavés, moellons, meubles, planches, faisaient des barricades. (…) En moins d’une heure, vingt-sept barricades sortirent de terre dans le seul quartier des halles. (…) L’insurrection, brusquement, avait bâti les barricades d’une main et de l’autre saisi presque tous les postes de la garnison. (…) L’insurrection s’était fait du centre de Paris une sorte de citadelle inextricable, tortueuse, colossale. (…) C’est le caractère propre des émeutes de Paris. »

« Les Misérables » (chapitre « Les excès de zèle de Gavroche ») :

« Pourvu que j’arrive à temps à la barricade ! (…) Gavroche se remit à chanter sa chanson :

Mais il reste encore des bastilles
Et je vais mettre le holà
Dans l’ordre public que voilà

Où vont les belles filles
Lon la

Quelqu’un veut-il jouer aux quilles ?
Tout l’ancien monde s’écroula
Quand la grosse boule roula

Où vont les belles filles
Lon la

Vieux bon peuple, à coups de béquilles
Cassons ce Louvre où s’étala
La monarchie en falbala

Où vont les belles filles
Lon la

Nous en avons forcé les grilles ;
Le roi Charles dix ce jour-là
Tenait mal et se décolla

Où vont les belles filles
Lon la »

« Les Misérables » (chapitre « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg Saint-Antoine ») :
« Les deux plus mémorables barricades (…) sortirent de terre dan (…) l’insurrection de juin 1848 (qui fut) la plus grande guerre des rues qu’ait vue l’histoire. (…) L’une encombrait l’entrée du faubourg Saint-Antoine ; l’autre défendait l’approche du faubourg du Temple ; ceux devant qui se sont dressés, sous l’éclatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs-d’œuvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais. La barricade Saint-Antoine était monstrueuse (…) Dix-neuf barricades s’étageaient dans la profondeur des rues derrière cette barricade mère. (…) C’était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la malédiction. (…) En somme terrible. C’était l’acropole des va-nus-pieds. (…) Un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent ; on y entendait les cris du commandement, les chansons d’attaque, des roulements de tambours, des sanglots de femmes, et l’éclat de rire ténébreux des meurt-de-faim. Elle était démesurée et vivante. L’esprit de révolution couvrait de son nuage ce sommet où grondait cette voix du peuple (…) Comme nous l’avons dit elle attaquait au nom de la révolution. (…) Dans le chaos de sentiments et de passions qui défendent une barricade, il y a de tout ; il y a de la bravoure, de la jeunesse, du point d’honneur, de l’enthousiasme, de l’idéal, de la conviction, de l’acharnement de joueur, et, surtout, des intermittences d’espoir. »

« Les Misérables » (chapitre « Gavroche dehors ») :
« L’oeil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, Gavroche chanta :
Je ne suis pas notaire,
C’est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C’est la faute à Rousseau.
(…) Une balle mieux ajustée et plus traître que les autres finit par atteindre l’enfant feu follet. (…)
Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à …. »

« Les Misérables » (chapitre « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort ») :
« L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. (…) Cette réserve faite, et faite en toute sérénité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables. (…) On est injuste pour ces grands essayeurs de l’avenir quand ils avortent. On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. »

« Les Misérables » (chapitre « Les héros ») :
« Cette barricade, construite comme elle l’était et admirablement contrebutée, était vraiment une de ces situations où une poignée d’hommes tient en échec une légion. (…) Les assauts se succédèrent. L’horreur alla grandissant. Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvrerie, une lutte digne d’une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n’avaient pas dormi, qui n’avaient plus que quelques coups à tirer, qui tâtaient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d’un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d’où le sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de vieux sabres ébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise. (…) C’était l’héroïsme monstre. »

Dans « Les Misérables » :
« L’histoire passe l’égout. Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre les pavés. Les grands assassinats publics, les boucheries politiques et religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent leurs cadavres. (…) On respire dans les égouts la fétidité énorme des catastrophes sociales. (…) Il coule là une eau terrible où se sont lavées des mains sanglantes. »

Victor Hugo — Le Verso de la page

Écrit en 1857-1858

(reconstitué par Pierre Albouy et publié en 1960)
Le Verso de la page

Non, ce n’est pas la fin. Non, non, tout n’est pas dit.
Morne anxiété qui germe et qui grandit !
Tourment de la pensée après l’œuvre achevée !
Stupeur de l’aigle esprit en voyant sa couvée !
Scrupules du songeur sur ce qu’il a songé.
Se venger, c’est la loi du passé submergé.
C’est la vieille coutume et c’est la vieille table ;
Tout n’est pas dit après le verdict lamentable
Prononcé-paries cris, les pleurs, les désespoirs.
Vous êtes des bourreaux vous-mêmes, masques noirs !
Et le bourreau n’a pas le dernier la parole.
L’avenir triomphant veut une autre auréole
Que l’âpre flamboiement des expiations.
Dieu, vous m’envoyez les pâles visions ;
Dieu, comment choisir dans toutes ces nuées ?
La vierge est implacable ; et les prostituées
Sont féroces ; le mal, le bien sont toujours prêts,
Hélas, à se servir des mêmes couperets !

Les révolutions, ces grandes affranchies !
Sont farouches ; étant filles des monarchies.

Donc, quand le genre humain voulut, enfin lassé,
Entrer dans l’avenir et sortir. du passé,
Il n’aperçut pas d’autre ouverture que celle
Qui s’offrait, sous ce fer où l’éclair étincelle,
Entre ces deux poteaux, chambranles effrayants !
Oui, c’est la seule issue, hommes, ô tristes pas fuyants ;
Sortez par ce sépulcre. O mystère insondable !
Hélas ! c’est du passé la porte formidable !
Entrez dans l’avenir par ce pas sépulcral.
C’est à travers le mal qu’il faut sortir du mal.
Le genre humain, pour fuir de la sanglante ornière,
Marche sur une tête humaine, la dernière ;
C’est avec de l’enfer qu’il commence les cieux ;
Car l’homme en écrasant le monstre est monstrueux.
Eruption des droits de l’homme ! Sombres laves !
Sortie épouvantable et fauve des esclaves !
O toi que rien ne trouble et ne fait dévier !
Lugubre enfantement du Vingt-et-un janvier !
Tout un monde surgit, tout un monde s’écroule !
Fiacre horrible qui passe au milieu de la foule !
Sacerdoce et pouvoir sont là ; que disent-ils ?
Morne chuchotement de ces deux noirs profils !
Pendant qu’autour d’eux gronde, éclate et se proclame
La révolte du peuple et l’émeute de l’âme,
Pendant que, sur la terre et dans le firmament,
On entend le funèbre et double craquement
De l’ancien paradis et de l’ancien royaume,
Le roi spectre tout bas parle au prêtre fantôme.

Qu’est-ce qu’il avait fait, ce roi, ce condamné,
Ce patient pensif et pâle ? il était né.
Est-ce une injuste mort ? qui donc l’oserait dire ?
C’est la punition ; c’est aussi le martyre.
Responsabilité sombre de l’innocent !
O révolutions ! l’idéal est en sang ;
Le grandiose est fauve et l’horrible est sublime ;
Et comment expliquer ces aspects de l’abîme ?

Oh ! quels chocs de faisceaux, de tribuns, de pavois !
Je vois luire les fronts, j’entends parler les voix ;
La lumière est accrue et l’ombre est agrandie ;
Toute cette héroïque et fière tragédie
Passe devant mes yeux comme par tourbillons.

La Marseillaise dit : Formez vos bataillons !
Là-bas, dans un rayon de gouffre et de colère,
Le vieux bonnet damné du forçat séculaire
Luit au bout d’une pique, étrange labarum.
Ce n’est pas un sénat, ce n’est pas un forum,
C’est un tas de titans qui vient tout reconstruire.
Tous ces colosses noirs se mettent à bruire.
Nuit, tempête ; océan épouvantable et beau !
Chaque vague qui fuit s’appelle Mirabeau,
Robespierre, Brissot, Guadet, Buzot, Barnave,
Pétion... ― Hébert salit l’écume de sa bave.
― Et, submergé, saignant, arraché, mort, épars,
Le vieux dogme, partout, noyé de toutes parts,
Tombe, et tout le passé s’en va dans la même onde.

Danton parle ; il est plein de la rumeur d’un monde ;
C’est une idée et c’est un homme ; il resplendit ;
Il ébranle les cœurs et les murs ; ce qu’il dit
Est semblable au passage orageux d’un quadrige ;
Un torrent de parole énorme qu’il dirige,
Un verbe surhumain, superbe, engloutissant,
S’écroule de sa bouche en tempête, et descend
Et coule et se répand sur la foule profonde.
Il bâtit ? non, il brise ; il détruit ? non, il fonde.
Pendant qu’il jette au vent de l’avenir ses cris
Mêlés à la clameur des vieux trônes proscrits,
Le peuple voit passer une roue inouïe
De tonnerre et d’éclairs dont l’ombre est éblouie ;
Il parle ; il est l’élu, l’archange, l’envoyé !
Et l’interrompra-t-on ? qui l’ose est foudroyé !
Qui pourrait lui barrer la route ? qui ? personne.
Tout ploie en l’écoutant, tout vibre, tout frissonne,
Tant ces discours tombés d’en haut sont accablants,
Tant l’âme est forte, et tant, pour les hommes tremblants,
Ces roulements du char de l’esprit sont terribles !

Auprès des flamboyants se dressent les horribles ;
Justiciers, punisseurs, vengeurs, démons du bien.
― Grâce ! encore un moment ! grâce ! Ils répondent : Rien !

Entendez-vous Marat qui hurle dans sa cave !
Sa morsure au tyran s’en va baiser l’esclave.
Il souffle la fureur, les griefs acharnés ;
La vengeance, la mort, la vie, aux déchaînés ;
A plat ventre, grinçant des dents, livide, oblique,
If travaille à l’immense évasion publique ;
Il perce l’épais mur du bagne, et, dans son trou,
Du grand cachot de l’ombre il tire le verrou ;
Il saisit l’ancien monde, il en montre la plaie ;
Il le traîne de rue en rue, il est la claie ;
Il est en même temps la huée ; il écrit,
Le vent d’orage emporte et sème son esprit,
Une feuille de fange et d’aurore inondée,
Espèce de guenille horrible de l’idée ;
Il dénonce, il délivre ; il console, il maudit ;
De la liberté sainte il est l’âpre bandit ;
Il agite l’antique et monstrueuse chaîne,
Hideux, faisant sonner le fer contre sa haine ;
On voit autour de lui des ossements humains.
Charlotte, ayant le cœur des stoïques romains,
Seule osera tenter cet antre inabordable.
Il est le misérable, il est le formidable ;
Il est l’auguste infâme ; il est le nain géant ;
Il égorge, massacre ; extermine, en créant ;
Un pauvre en deuil l’émeut, un roi saignant le charme ;
Sa fureur aime ; il verse, une effroyable larme ;
Fauve, il pleure avec rage au secours des souffrants !
Il crie au mourant : Tue ! Il crie au volé : Prends !
Il crie à l’Opprimé : Foule aux pieds ! broie ! accable !
Doux pour une détresse et pour l’autre implacable,
Il fait à cette foule ; à cette nation,
A ce peuple, un salut d’extermination.
Dur, mais grand ; front livide entre les fronts célèbres !
Ténébreux, il attaque et détruit lés ténèbres.
Cette chauve-souris fait la guerre au corbeau.
Prêtre imposteur du vrai, difforme amant du beau,
Il combat l’ombre avec toutes, les armes noires,
Pierres, boue et crachats, affronts, cris dérisoires,
Hymnes à l’échafaud, poignard, rire infernal,
Il puise à pleines mains dans l’affreux arsenal ;
Cet homme peut toucher à tout, hors à la foudre.

La meule doit broyer si le moulin veut moudre ;
Sur les versants divers des abîmes penchants ;
Ceux qui paraissent bons, ceux qui semblent méchants,
Ébauchent en commun la même délivrance ;
Ils font le jour, ils font le peuple, ils font la France.
Qu’appelez-vous Bourbon, majesté, roi, dauphin ?
Toute chose dont sort l’indigence, la faim,
L’ignorance, le mal, la guerre, l’homme brute,
C’est fini, cela doit s’en aller dans la chute.
C’est une tête ? Eh bien, le panier la reçoit.
Ils marchent, détruisant l’obstacle, quel qu’il soit ;
Et c’est leur dogme à tous : ― tuer quiconque tue.
Ruine où l’ordre éclôt, vit et se constitue !

C’est par excès d’amour qu’ils abhorrent ; bonté
Devient haine ; ils n’ont plus de cœur que d’un côté
A force de songer au sort des misérables,
Et par miséricorde ils sont inexorables.
Pour eux, Louis dix sept, c’est déjà tout un roi ;
Qu’importe sa pâleur, sa fièvre, son effroi ?
Ils écoutent le triste avenir qui sanglote.
L’enfant a dans leurs mains la lourdeur d’un despote ;
Ils l’écrasent ― meurs donc ! ― sous le trône natal.
Ainsi tous les débris du vieux monde fatal,
Évêques mis aux fers, rois traînés à la barre,
Disparaissent, broyés sous leur pitié barbare.
Tigres compatissants ! formidables agneaux !
Le sang que Danton verse éclabousse Vergniaux ;
Sous la Montagne ainsi qu’aux pieds de la Gironde
La même terre tremble et le même flot gronde.
Oui, le droit se dressa sur les codes bâtards,
Oui, l’on sentit, ainsi qu’à tous les avatars,
Le tressaillement sourd du flanc des destinées
Quand, montant lentement son escalier d’années,
Le dix-huitième siècle atteignit quatrevingt.
Encor treize, le nombre étrange, et le jour vint !
Alors, comme il arrive à chaque phénomène,
A chaque changement d’âme de l’âme humaine,
Comme lorsque Jésus mourut au Golgotha,
L’éternel sablier des siècles s’arrêta,
Laissant l’heure incomplète et discontinuée ;
L’œil profond des penseurs plongea dans la nuée,
Et l’on vit une main qui retournait le temps.
On comprit qu’on touchait aux solennels instants,
Que tout recommençait, qu’on entrait dans la phase,
Que le sommet allait descendre sous la base,
Que le nadir allait devenir le zénith,
Que le peuple montait sur le roi qui finit.

Un blême crépuscule apparut sur Sodome,
Promesse menaçante ; et le peuple, pauvre homme,
Mendiant dont le vent tordait le vil manteau,
Forçat dans sa galère ou juif dans son ghetto,
Se leva, suspendit sa plainte monotone,
Et rit, et s’écria : ― Voici la grande automne !
La saison vient. C’est mûr. Un signe est dans les cieux.

La Révolution, pressoir prodigieux,
Commença le travail de la sainte récolte,
Et, des cœurs comprimés exprimant la révolte,
Broyant les rois caducs debout depuis Clovis,
Fit son œuvre suprême et triste, et, sous sa vis,
Toute l’Europe fut comme une vigne sombre.
Alors, dans le champ vague et livide de l’ombre ;
Se répandit, fumant, on ne sait quel flot noir,
O terreur ! et l’on vit ; sous l’effrayant pressoir,
Naître de la lumière à travers d’affreux voiles,
Et jaillir et couler du sang et des étoiles ;
On vit le vieux sapin des trônes ruisseler,
Tandis qu’on entendait l’ancien monde râler,
Et, le front radieux, la main rouge et fangeuse,
Chanter la Liberté, la grande vendangeuse.

Jours du peuple cyclope et de l’esprit titan !
Vie et trépas tournant le même cabestan !
Temps splendide et fatal qui mêle en sa fournaise
Au cri d’un Josaphat l’hymne d’une Genèse !

Quiconque t’osera regarder fixement,
Convention, cratère, Etna, gouffre fumant,
Quiconque plongera la fourche dans ta braise,
Quiconque sondera ce puits, : Quatrevingt-treize,
Sentira se cabrer et s’enfuir son esprit.
Quand Moïse vit Dieu, le vertige le prit ;
Et moi, devant l’histoire aux horizons sans nombre,
Je tremble, et j’ai le même éblouissement sombre.
Car c’est voir Dieu que voir les grandes lois du sort.

Non ! le glaive, la mort répondant à la mort,
Non, ce n’est pas la fin. Jette plus bas la sonde,
Mon esprit. Ce serait l’étonnement du monde
Et la déception des hommes qu’un progrès
Ne vînt pas sans laisser aux justes des ’regrets,
Que l’ombre attristât l’aube à se lever si lente,
Et que, pour ré toucher avec sa main sanglante
Le temps de lui céder la place et le chemin,
Toujours l’affreux hier ensanglantât demain !
Non, ce n’est pas la fin. Non, il n’est pas possible,
Dieu, que toute ta loi soit de changer de cible,
Et de faire passer le meurtre et le forfait
Des mains des rois aux mains du peuple stupéfait.
Le peuple ne veut pas de ce morne héritage.

Que serait donc l’effort de l’homme si le sage
N’avait à constater qu’un résultat si vain,
Le choc du droit humain contre le droit divin !
Et s’il n’apercevait que cette lueur trouble
Quand il écoute au fond de l’ombre la voix double,
Le passé, l’avenir, la matière, l’esprit,
La voix du peuple Enfer, la voix du peuple Christ !

C’est vrai, l’histoire est sombre. Ô rois ! hommes tragiques !
Démences du pouvoir sans limites ! logiques
De l’épée et du sceptre, exterminant, broyant,
Allant à travers tout à leur but effrayant !
Oh ! la toute-puissance a Caïn pour ancêtre.
Rien qu’à voir par éclairs les siècles apparaître,
Quels rêves inouïs ! que d’étranges lueurs :
Voici les idiots à côté des tueurs.
Zam, s’éveillant trop tard, met l’aurore à l’amende ;
Claude égorge sa femme et puis la redemande ;
Bajazet veut lier les vents à des poteaux ;
Xercès fouette la mer, Phur crache sur l’Athos.
O deuil ! le pharaon suivi du Barmécide ;
Ici le parricide et là l’infanticide ;
Pères dénaturés, fils en rébellion.
Octave usurpe, opprime, égorge, et dans Lyon
Soixante nations lui bâtissent un temple ;
La Flandre est un bûcher que Philippe contemple ;
Léon dix en riant étrangle un cardinal ;
Maxence après Galère apparaît infernal ;
Voilà Sanche, abruti d’ivresses funéraires ;
Celui-ci, Mahomet, tua ses dix-neuf frères ;
Après avoir frappé son père ; Manfredi
S’assied dessus jusqu’à ce qu’il soit refroidi ;
Les Transtamares font revivre les Orestes ;
Achab fait ramasser sous sa table ses restes
Par des hommes sans mains, sans pieds, sans dents, sans yeux ;
Caïus triomphe avec du sang jusqu’aux essieux ;
Richard d’York étouffe Édouard cinq ; Ramire
Le Mauvais est mauvais, mais Jean le Bon est pire ;
Sélim, tout effaré de débauche et d’encens ;
Court dans Stamboul, perçant de flèches les passants ;
Andronic détruit Brousse et dépeuple Nicée ;
Christiern fait tous les jours arroser d’eau glacée
Des captifs enchaînés nus dans les souterrains ;
Galéas Visconti, les bras liés aux reins,
Râle, étreint par les nœuds de la corde que Sforce
Passé dans les œillets de sa veste de force ;
Cosme, à l’heure où midi change en brasier le ciel,
Fait lécher par un bouc son père enduit de miel ;
Soliman met Tauris en feu pour se distraire ;
Alonze, furieux qu’on allaite son frère,
Coupe le bout des seins d’Urraque avec ses dents ;
Vlad regarde mourir ses neveux prétendants
Et rit de voir le pal leur sortir par la bouche ;
Borgia communie ; Abbas, maçon farouche,
Fait avec de la pierre et des hommes vivants
D’épouvantables tours qui hurlent dans les vents ;
Là, le sceptre vandale, ici la loi burgonde ;
Cléopâtre renaît pire dans Frédégonde ;
Ivan est sur Moscou, Carlos est sur Madrid :
Sous cet autre, Louis dit le Grand, on ouvrit
Les mères pour tuer leurs enfants dans leurs ventres.
Mais où sont donc les loups ! Oh ! les antres ! les antres !
La jungle-où les, boas’ glissent, fangeux et froids !
Est-ce du sang qui coule aux veines de ces rois ?
Ont-ils des cœurs aussi ? Sont-ils ce que nous sommes ?
Cieux profonds ! oh ! plutôt que l’aspect de ces hommes,
La rencontre du tigre, et, plutôt,que leur voix,
Le sourd rugissement du lion dans les bois !

Eh bien, vengeance donc ! mort ! malheur ! représailles !
La torche aux Rhamséions, aux Schœnbruns ; aux Versailles !
Qu’Ossa soit à son tour broyé par Pélion !
Au bourreau les bourreaux ! Justice ! talion !
Talion ! talion !
― Silence aux cris sauvages !
Non ! assez de malheur, de meurtre et de ravages !
Assez d’égorgements ! assez de deuil ! assez
De fantômes sans tête et d’affreux trépassés !
Assez de visions funèbres dans la brume !
Assez de doigts hideux, montrant le sang qui fume,
Noirs, et comptant les trous des linceuls dans la. nuit !
Pas de suppliciés dont le cri nous poursuit !
Pas de spectres jetant leur ombre sur nos têtes !
Nous sommes ruisselants de toutes les tempêtes ;
Il n’est plus qu’un devoir et qu’une vérité,
C’est, après tant d’angoisse et de calamité,
Homme, d’ouvrir son cœur, oiseau, d’ouvrir son aile
Vers ce ciel que remplit la grande âme éternelle !
Le peuple, que les rois broyaient sous leurs talons,
Est la pierre promise au temple, et nous voulons
Que la pierre, bâtisse,et non qu’elle lapide !
Pas de sang ! pas de mort ! C’est un reflux stupide
Que la férocité sur la férocité.
Un pilier d’échafaud soutient mal la cité.
Tu veux faire mourir ! Moi je veux faire naître !
Je mure le sépulcre et j’ouvre la fenêtre.
Dieu n’a pas fait le sang, à l’amour réservé,
Pour qu’on le donne à boire aux fentes du pavé.
S’agit-il de tuer ? O peuple il s’agit d’être.
Quoi ! tu veux te venger, passant ? de qui ? du maître ?
Si tu ne vaux pas mieux, que viens-tu faire ici ?

Tout mystère où l’on jette un meurtre est obscurci ;
L’énigme, ensanglantée est plus âpre à résoudre ;
L’ombre, s’ouvre terrible après le coup de foudre ;
Tuer n’est pas créer, et l’on se tromperait
Si l’on croyait que tout finit au couperet ;
C’est là qu’inattendue, impénétrable, immense,
Pleine d’éclairs subits, la question commence ;
C’est du bien et du mal ; mais le mal est plus grand.
Satan rit à travers l’échafaud transparent.
Le bourreau, quel qu’il soit, a le pied dans l’abîme ;
Quoi qu’elle fasse, hélas ! la hache fait un crime ;
Une lugubre nuit fume sur ce tranchant ;
Quand il vient de tuer, comme, en s’en approchant,
On frémit de le voir tout ruisselant, et comme
On sent qu’il a frappé dans l’ombre plus qu’un homme,
Sitôt qu’a disparu le coupable immolé,
Hors du panier tragique où la tête a roulé,
Le principe innocent, divin, inviolable,
Avec son regard d’astre à l’aurore semblable,
Se dresse, spectre auguste, un cercle rouge au cou.

L’homme est impitoyable, hélas, sans savoir où.
Comment ne voit-il pas qu’il vit dans un problème,
Que’ l’homme est solidaire’ avec ses monstres même,
Et qu’il ne peut tuer autre chose qu’Abel !
Lorsqu’une tête tombe, on sent trembler le ciel.
Décapitez Néron, cette hyène insensée,
La vie universelle est dans Néron blessée ;
Faites monter Tibère à l’échafaud demain,
Tibère saignera le sang du genre humain.
Nous sommes tous mêlés à ce que fait la Grève ;
Quand un homme, en public, nous voyant comme un rêve,
Meurt, implorant en vain nos lâches abandons,
Ce meurtre est notre meurtre et nous en répondons ;
C’est avec un morceau de notre insouciance,
C’est avec un haillon de notre conscience,
Avec notre âme à tous, que l’exécuteur las
Essuie en s’en allant son hideux coutelas.

L’homme peut oublier ; les choses importunes
S’effacent dans l’éclat ondoyant des fortunes ;
Le passé, l’avenir, se voilent par moments ;
Les festins, les flambeaux, les feux, les diamants,
L’illumination triomphale des fêtes,
Peuvent éclipser l’ombre énorme des prophètes
Autour des grands bassins, au bord des claires eaux ;
Les enfants radieux peuvent aux cris d’oiseaux
Mêler le bruit confus de leurs lèvres fleuries,
Et, dans le Luxembourg’ ou dans les Tuileries,
Devant les vieux héros de marbre aux poings crispés,
Danser, rire et chanter : les lauriers sont coupés !
La Courtille au front bas peut noyer dans les verres
Le souvenir des jours illustres et sévères ;
La valse peut ravir, éblouir, enivrer
Des femmes de satin, heureuses de livrer
Le plus de nudité possible aux yeux de flamme ;
L’hymen peut murmurer son chaste épithalame ;
Le bal masqué, lascif, paré, bruyant, charmant,
Peut allumer sa torche et bondir follement,
Goule au linceul joyeux, larve en fleurs, spectre rose ;
Mais, quel que soit le temps, quelle que soit la cause,
C’est toujours une nuit funeste au peuple entier
Que celle où, conduisant un prêtre, un guichetier
Fouille au trousseau de clefs qui pend à sa ceinture
Pour aller, sur le lit de fièvre et de torture,
Réveiller avant l’heure un pauvre homme endormi,
Tandis que, sur la Grève, entrevus à demi,
Sous les coups de marteau qui font fuir la chouette,
D’effrayants madriers dressent leur silhouette,
Rougis par la lanterne horrible du bourreau !

Le vieux glaive du juge a la nuit pour fourreau.
Le tribunal ne peut de ce fourreau livide
Tirer que la douleur, l’anxiété, le vide,
Le néant, le remords, l’ignorance et l’effroi,
Qu’il frappe au nom du peuple ou venge au nom du roi.

Justice ! dites-vous. ― Qu’appelez-vous justice ?
Qu’on s’entr’aide, qu’on soit des frères, qu’on vêtisse
Ceux qui sont nus, qu’on donne à tous le pain sacré,
Qu’on brise l’affreux bagne où le pauvre est muré,
Mais qu’on ne touche point à la balance sombre !
Le sépulcre où, pensif, l’homme naufrage et sombre,
Au delà d’aujourd’hui, de demain, des saisons,
Des jours, du flamboiement de nos vains horizons,
Et des chimères, proie et fruit de notre étude,
A son ciel plein d’aurore et fait de certitude ;
La justice en est l’astre immuable et lointain.
Notre justice à nous, comme notre destin,
Est tâtonnement, trouble, erreur, nuage, doute ;
Martyr, je m’applaudis ; juge, je me redoute ;
L’infaillible, est-ce moi, dis ? est-ce toi ? réponds.
Vous criez : ― Nos douleurs sont notre droit. Frappons.
Nous sommes trop souffrants, trop saignants, trop funèbres,
Pour ne ’pas condamner quelqu’un dans nos ténèbres. ―
Puisque vous ne voyez rien de clair dans le sort,
Ne vous hâtez pas trop d’en conclure la mort,
Fût-ce la mort d’un roi, d’un maître et d’un despote :
Dans la brume insondable où tout saigne et sanglote,
Ne vous hâtez pas trop de prendre vos malheurs,
Vos jours sans, feu, vos jours sans pain, vos cris, vos pleurs,
Et ce deuil qui sur vous et votre race tombe
Pour les faire servir à construire une tombe.
Quel pas aurez-vous fait pour avoir ajouté
A votre obscur destin, ombre et fatalité,
Cette autre obscurité que vous nommez justice ?
Faire de l’échafaud, menaçante bâtisse,
Un autel à bénir le progrès nouveau-né,
O vivants, c’est démence ; et qu’aurez-vous gagné.
Quand, d’un culte de mort lamentables ministres,
Vous aurez marié ces infirmes sinistres,
La justice boiteuse et l’aveugle anankè ?

Le glaive toujours cherche un but toujours manqué ;
La palme, cette flamme aux fleurs étincelantes.
Faite d’azur, frémit devant des. mains sanglantes,
Et recule et s’enfuit, sensitive des cieux !
La colère assouvie a le front soucieux.
Quant à moi, tu le sais, nuit calme où je respire,
J’aurais là, sous mes pieds, mon ennemi, le pire,
Caïn juge, Judas pontife, Satan roi,
Que j’ouvrirais, ma porte et dirais : Sauve-toi !

En avant ! du progrès reculons les frontières.
Non, l’élargissement des mornes cimetières,
O jeunes nations, n’est pas ce qu’il nous faut.
En avant !

Qu’est-ce donc qu’il nous veut, l’échafaud,
Cette charpente spectre accoutumée aux foules,
Cet îlot noir qu’assiège et que bat de ses houles,
La multitude, aux flots inquiets et mouvants,
Ce-sépulcre qui vient attaquer, les vivants,
Et qui, sur les palais ainsi que sur les bouges,
Surgit, levant un glaive au bout de ses bras rouges ?
Mystère qui, se livre aux carrefours, morceau
De la tombe qui vient tremper dans le ruisseau,
Bravant le jour, le bruit, les cris, bière effrontée
Qui, féroce, cynique et lâche, semble athée. !
O spectacle exécré dans les plus repoussants,
Une mort qui se fait coudoyer aux passants,
Qui permet qu’un crieur hors de l’ombre la tire !
Une mort qui n’a pas l’épouvante du rire,
Dévoilant l’escalier qui dans la nuit descend,
Disant : voyez ! marchant dans la rue, et laissant
La boue éclabousser son linceul semé d’astres ;
Qui, sur un tréteau, montre entre deux vils pilastres
Son horreur, son front noir, son œil de basilic ;
Qui consent à venir travailler en public,
Et qui, prostituée, accepte sur les places,
La familiarité des fauves populaces !

Quant à flatter la foule et les passants, non pas.

Ah ! le peuple est en haut, mais la foule est en bas.
La foule, c’est l’ébauche à côté du décombre ;
C’est le chiffre, ce grain de poussière du nombre ;
C’est le vague profil des ombres dans la nuit ;
La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit
Versons sur ses douleurs la pitié fraternelle.
Mais quand elle se lève, ayant la force en elle,
On doit à la grandeur de la foule, au péril,
Au saint triomphe, au droit, un langage viril ;
Puisqu’elle est la maîtresse, il sied qu’on lui rappelle
Les lois d’en haut que l’âme au fond des cieux épelle,
Les principes sacrés, absolus, rayonnants ;
On ne baise ses pieds que nus, froids et saignants.
Ce n’est point pour ramper qu’on rêve aux solitudes.
Le songeur et la foule ont des rencontres rudes
C’était avec un front où la colère bout
Qu’Ezéchiel criait aux ossements : Debout !
Moïse était sévère en rapportant les tables ;
Dante grondait L’esprit des penseurs redoutables,
Grave, orageux, pareil au mystérieux vent
Soufflant du ciel profond dans le désert mouvant
Où Thèbes s’engloutit comme un vaisseau qui sombre,
Ce fauve esprit, chargé des balaiements de l’ombre,
A, certes, autre chose à faire que d’aller
Caresser, dans la nuit trop lente à s’étoiler,
Ce grand monstre de pierre accroupi qui médite,
Ayant en lui l’énigme adorable ou maudite ;
L’ouragan n’est pas tendre aux colosses émus ;
Ce n’est pas d’encensoirs que le sphinx est camus.
La vérité, voilà le grand encens austère
Qu’on doit à cette masse où palpite un mystère,
Et qui porte en son sein qu’un ventre appesantit
Le droit juste mêlé de l’injuste appétit.
Voici le peuple avec son épouse, l’idée,
Voici la populace avec son accordée,
La guillotine ; eh ! bien je choisis l’idéal
Qui supprime Tyburn abolit White Hall ;
Et quand la mort, ouvrant son désastreux registre,
Me dit : ― Que jettes-tu dans ce panier sinistre ?
Ou la tête du peuple, ou la tête du roi ? ―
Je dis : ― Ni celle-ci, ni celle-là. ― Ma loi,
C’est la vie ; et ma joie, ô Dieu, c’est l’aube pure.
Je ne suis pas de ceux qui font la pourriture ;
Je ne suis pas de ceux qui donnent à manger
Au sépulcre, où l’on voit ramper et s’allonger
L’affreux sarcopte éclos du miasme délétère ;
Je ne suis pas de ceux vers qui les vers de terre,
Béants, tournent leur tête aveugle dans la nuit.

Tout supplice est un fait contre la loi, traduit,
Pour l’éducation des foules indécises,
Devant l’esprit humain, suprême cour d’assises.
Saint prétoire, infaillible et grave tribunal
Où Beccaria juge aidé de Juvénal.
Le penseur n’absout point les grands forfaits lyriques
Que l’histoire engloutit sous ses panégyriques ;
Il excuse parfois, il n’approuve jamais.
Il veut de l’aube, et non du sang, sur les sommets.
Peuple ou roi, quel que soit le tuteur, il le blâme.
Pour lui l’assassinat, même illustre, est infâme ;
Tout temple est sombre avec une morgue au milieu.
Quand le sang coule, il dit : malheur ! admirant peu
Le resplendissement magnifique du glaive ;
Il n’a pas, quand le cri des victimes s’élève,
Pour éblouissement la grandeur du bourreau ;
Pour lui, Saint-Just poussant Danton au tombereau,
Louis quatorze affreux, penché sur les Cévennes,
Implacable, saignant la France aux quatre veines,
Titus livrant Sion massacrée aux vautours,
Quoi qu’on puisse alléguer et dire, c’est toujours
Le même crime errant dans la même nuit noire ;
Si grand que soit l’éclat, quelle que soit la gloire,
C’est toujours à ses yeux le meurtre, et, plein d’ennui,
Partout, il le condamne ; et tout ce qu’il sait, lui,
C’est qu’on ne lui fait pas accepter des décombres,
Des désastres, des morts, des écrasements sombres,
Même en posant dessus. la patte d’un lion.

Non, jamais de vengeance et pas de talion.
Quoi ! le cipaye irait jetant au feu des femmes
Et tordant des enfants, tout vivants dans les flammes ;
Quoi ! l’irlandais bigot, à travers le brouillard,
Surgirait, la massue au poing ; quoi, le lollard
Joindrait le fer qui frappe à la main qui mendie ;
Quoi ! le hubin boirait du sang ; quoi ! l’incendie
Eclairerait le rire horrible du truand ;
Le camisard aurait dans sa poche en tuant
Sa bible toute grasse à force d’être lue ; ―
Et l’âme incorruptible, et la bouche absolue,
La bouche du poète et l’âme du penseur
Se tairaient ! et le jour accepterait pour sœur,
Sous prétexte qu’ensemble autrefois nous souffrîmes,
L’aveugle obscurité, toute pleine de crimes !
Non, parle, et parle haut, vérité ! vérité !
La misère n’a pas le droit de cruauté ;
Les échafauds s’en vont et leur ombre s’efface ;
L’impassible équité ne veut pas qu’on en fasse,
Pas même avec le bois douloureux des grabats ;
Non ! nous n’admettons point, dans le deuil d’ici-bas,
Qu’on puisse être bourreau parce qu’on fut.victime.
Le meurtre fils des pleurs n’est pas plus légitime ;
Quand le faible dévient à son tour le plus fort,
La conscience donne à la rancune tort
Et force les instincts de vengeance à se taire,
Et l’on n’est point absous par ce juge pour faire
Du mal avec le mal que d’autres vous ont fait.

Cette livre de chair dont Shylock triomphait,
Malheur à qui la veut dans sa sauvage envie !
L’homme est le travailleur du printemps, de la vie,
De la graine semée et du sillon creusé,
Et non le créancier livide du passé.
Hélas ! des oppresseurs naissent les terroristes ;
Il n’est pas bon d’avoir, ô vieilles races tristes,
Pour père le haillon et pour mère la nuit ;
L’ignorance appartient au mal qui la séduit,
La misère au front morne élève mal les âmes.
La multitude peut jeter d’augustes flammes.
Mais qu’un vent souffle, on voit descendre tout à coup
Du haut de l’honneur vierge au plus bas de l’égout
La foule, cette grande et fatale orpheline ;
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline.
Ah ! quand Gracchus se dresse aux rostres foudroyants,
Quand Cinégyre mord les navires fuyants,
Quand avec les Trois-cents, hommes faits ou pupilles,
Léonidas s’en va tomber-aux Thermopyles,
Quand Botzaris surgit, quand Schwitz confédéré
Brise l’Autriche avec son dur bâton ferré,
Quand l’altier Winkelried, ouvrant ses bras épiques ;
Meurt dans l’embrassement formidable des piques,
Quand Washington combat, quand Bolivar paraît,
Quand Pélage rugit au fond de sa forêt,
Quand la Convention impassible tient tête
A trente rois, mêlés dans la même tempête ;
Quand, liguée et terrible et rapportant la nuit,
Toute l’Europe accourt, gronde et s’évanouit,
Comme aux pieds de la digue une vague écumeuse,
Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse
C’est le peuple ; salut, ô peuple souverain !
Mais quand le lazzarone ou le transteverin.
De quelque Sixte-Quint baise à genoux la crosse,
Quand la cohue inepte, insensée et féroce,
Etouffe sous ses flots, d’un vent sauvage émus,
L’honneur dans Coligny, la raison dans Ramus,
Quand un poing monstrueux, de l’ombre où l’horreur flotte,
Sort, tenant aux cheveux la tête de Charlotte
Pâle du coup de hache et rouge du soufflet,
C’est la foule ; et ceci me heurte et me déplaît ;
C’est l’élément aveugle et confus ; c’est le nombre ;
C’est la sombre faiblesse et c’est la force sombre.
Certes, nous vénérons Sparte, Athènes, Paris,
Et tous les grands forums d’où partent les grands cris ;
Mais nous plaçons plus haut la conscience auguste.
Tout un peuple égaré ne pèse pas un juste ;
Tout un océan fou bat en vain un grand cœur.
Le nombre, masse obscure et facile au vainqueur,
Souvent rit des martyrs et trahit les apôtres ;
Et le droit n’est pas là ; nous ne voulons, nous autres
Ayant Danton pour père et Hampden pour aïeul,
Pas plus du tyran Tous que du despote Un Seul.

Le droit est au-dessus de Tous ; nul vent contraire
Ne le renverse ; et Tous ne peuvent rien distraire
Ni rien aliéner de l’avenir commun.
Le peuple souverain de lui-même, et chacun
Son propre roi ; c’est là le droit. Rien ne l’entame.
Quoi ! l’homme que voilà qui passe, aurait mon âme !
Honte ! il pourrait demain, par un vote hébété,
Prendre, prostituer, vendre ma liberté !
Jamais. La foule un jour peut couvrir le principe ;
Mais le flot redescend, l’écume se dissipe,
La vague en s’en allant laisse le droit à nu.
Qui donc s’est figuré que le premier venu
Avait droit sur mon droit ! qu’il fallait que je prisse
Sa bassesse pour joug, pour règle son caprice !
Que j’entrasse au cachot s’il entre au cabanon !
Que je fusse forcé de me faire chaînon
Parce qu’il plaît à tous de se changer en chaîne !
Que le pli du roseau devînt la loi du chêne !

Ah ! le premier venu, le passant, parlons-en.
Il contient un héros doublé d’un [...]
Les révolutions, durables, quoi qu’il fasse,
Ont pour cet inconnu qui jette à leur surface
Tantôt de l’infamie et tantôt de l’honneur,
Le dédain qu’a le mur pour le badigeonneur.
Voyez-le,.ce bourgeois de Paris ou d’Athènes
Ou de Rome, pareil à l’eau qui des fontaines
Tombe au pavés, s’en va dans le ruisseau fatal,
Et devient boue après avoir été cristal.
Cet homme étonne, après tant de jours beaux et rudes,
Par son indifférence. au fond des turpitudes,
Ceux mêmes qu’ont d’abord éblouis ses vertus ;
Il est Falstaff après avoir été Brutus ;
Il entre dans l’orgie en sortant de la gloire ;
Allez lui demander s’il sait sa propre histoire,
Ce qu’était Washington ou ce qu’a fait Bara,
Son cœur mort ne bat plus aux noms qu’il adora.
Naguère il restaurait les vieux cultes, les bustes
De ses héros tombés, de ses aïeux robustes,
Phocion expiré, Lycurgue enseveli,
Riego mort, et voyez maintenant quel oubli !
Triste corbeau honteux d’avoir été le cygne,
Il est si bien esclave à présent qu’il s’indigne
De ses hauts faits passés perdus dans la vapeur ;
Il y― 18 à son audace ancienne, il en a peur.
Il fut grand, et s’en lave ; il fut saint, et l’ignore.
Il ne s’aperçoit pas même qu’il déshonore
Par l’œuvre d’aujourd’hui son ouvrage d’hier
Il devient lâche et vil, lui qu’on a vu si fier ;
Et, sans que rien en lui se révolte et proteste,
Barbouille un cabaret sordide avec le reste
De la chaux dont il vient de blanchir un tombeau.
Mais quoi ! reproche-t-on son plumage au corbeau,
A l’air qui fuit, lé vent, à la mer qui s’écroule
L’onde, et ses millions de têtes à la foule ?.
Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin,
Ses retours en arrière, à ce nuage humain,
A ce grand tourbillon des vivants, incapable,
Hélas ! d’être innocent comme d’être coupable ?
A quoi bon ? quoique vague, obscur, sans point d’appui,
Il est utile ; et tout en flottant devant lui,
Il a pour fonction, à Paris comme à Londre,
De faire le progrès, et d’autres d’en répondre ;
La République anglaise expire, se dissout,
Tombe, et laisse Milton derrière elle debout ;
La foule a disparu, mais le penseur demeure ;
C’est assez pour que tout germe et que rien ne meure.
Dans les chutes du droit rien n’est désespéré.
Qu’importe le méchant heureux, fier, vénéré ?
Tu fais des lâchetés, ciel profond ; tu succombes,
Rome ; la liberté va vivre aux catacombes ;
Les dieux sont au vainqueur. Caton reste aux vaincus.
Kosciusko surgit des os de Galgacus
On interrompt Jean Huss ; soit ; Luther continue.
La lumière est toujours par quelque bras tenue ;
On mourra, s’il le faut, pour prouver qu’on a foi ;
Et volontairement, simplement, sans effroi,
Des justes sortiront de la foule asservie,
Iront droit au sépulcre et quitteront la vie,
Ayant plus de dégoût des hommes que des vers.
Oh ! ces grands Régulus, de tant d’oubli couverts,
Arria, Porcia, ces héros qui sont femmes,
Tous ces courages purs, toutes ces fermes âmes,
Curtius, Adam Lux, Thraséas calme et fort,
Ce puissant Condorcet, ce stoïque Chamfort,
Comme ils ont chastement’ quitté la terre indigne !
Ainsi fuit la colombe, ainsi plane le cygne,
Ainsi l’aigle s’en va du marais des serpents.
Léguant l’exemple à tous, aux méchants, aux rampants,
A l’égoïsme, au crime, aux lâches cœurs pleins d’ombre,
Ils se sont endormis dans le grand sommeil sombre ;
Ils ont fermé les yeux ne voulant plus rien voir ;
Ces martyrs généreux ont sacré le devoir,
Puis se sont étendus sur la’ funèbre couche ;
Leur mort à la vertu donne un baiser farouche.

Ô caresse sublime et sainte du tombeau
Au grand, au pur, au bon, à l’idéal, au beau !
En présence de ceux qui disent : Rien n’est juste !
Devant tout ce qui trouble, et nuit, devant Locuste,
Devant Pallas, devant Carrier, devant Sanchez,
Devant les appétits sur, le néant penchés,
Les sophistes niant, les cœurs faux, les fronts vides,
Quelle affirmation que ces grands suicides !
Ah ! quand tout paraît mort dans le monde vivant,
Quand on ne sait s’il faut avancer plus avant,
Quand pas un cri du fond des masses ne s’élance,
Quand l’univers n’est plus qu’un vaste et lourd silence,
Quand rien ne semble plus témoigner ni vouloir,
Celui qui, des cercueils suivant le sentier noir,
Ira chercher ces morts dans leur asile austère,
Et qui se collera, l’oreille, contre terre,
Entendra leur tombeau dire à. voix haute : Oui.

Quoi ! le deuil triomphant, le meurtre épanoui,
Sont les conditions de nos progrès ! Mystère !
Quel est donc ce travail étrange de la terre ?
Quelle est donc cette loi du développement
De l’homme par l’enfer, la peine et le tourment ?
Pour quelque but final dont notre humble prunelle
N’aperçoit même pas ―la lueur éternelle,
L’être des profondeurs a-t-il donc décrété
Dans les azurs sans fond de la sublimité,
Que l’homme ne doit point faire un pas qui n’enseigne
De quel pied il chancelle et de quel flanc il saigne,
Que la douleur est l’or dont se paie ici-bas,
Le bonheur acheté par tant d’âpres combats ;
Que toute Rome doit commencer par un antre ;
Que tout enfantement doit déchirer le ventre ;
Qu’en ce monde l’idée aussi bien que la chair
Doit saigner, et, touchée en naissant par le fer,
Doit avoir, pour le deuil comme pour l’espérance,
Son mystérieux sceau de vie et de souffrance
Dans cette cicatrice auguste, le nombril ;
Que l’œuf de l’avenir, pour éclore en avril,
Doit être déposé dans une chose morte ;
Qu’il faut que le bien naisse et que l’épi mûr sorte
De cette plaie en fleur qu’on nomme le sillon ;
Que le cri jaillit mieux en mordant le bâillon ;
Que l’homme doit atteindre à des Edens suprêmes
Dont la porte déjà, dans l’ombre des problèmes,
Apparaît radieuse à ses yeux enflammés,
Mais que les deux battants en resteront fermés,
Malgré le saint, le christ, le prophète et l’apôtre,
Si Satan n’ouvre l’un, si Caïn n’ouvre l’autre ?
O contradictions terribles ! d’un côté
On voit la loi de paix, de vie et de bonté
Par-dessus l’infini dans les prodiges luire ;
Et de l’autre on écoute une voix triste dire :
― Penseurs, réformateurs, porte-flambeaux, esprits,
Lutteurs, vous atteindrez l’idéal ! à quel prix ?
Au prix du sang, des fers, du deuil, des hécatombes.
La route du progrès, c’est le chemin des tombes. ―
Voyez : le genre humain, à cette heure, opprimé
Par les forces sans yeux dont ce globe est formé,
Doit vaincre la matière, et, c’est là le problème,
L’enchaîner, pour se mettre en liberté lui-même.
L’homme prend la nature énorme corps à corps ;.
Mais comme elle résiste ! elle abat les plus forts.
Derrière l’inconnu la nuit se barricade ;
Le monde entier n’est plus qu’une vaste embuscade ;
Tout est piège. ; le sphinx, avant d’être dompté ;.
Empreint son ongle au flanc de l’homme épouvanté ;
Par moments, il sourit et fait des offres traîtres ;
Les savants, les songeurs, ceux qui sont les seuls prêtres,
Cèdent à ces appels funèbres et moqueurs ;
L’énigme invite, embrasse et brise ses vainqueurs ;
Les éléments, du moins ce qu’ainsi l’erreur nomme,
Ont des attractions redoutables sur l’homme ;
La terre au flanc profond tente Empédocle, et l’eau
Tente Jason, Diaz, Gama, Marco Polo,
Et Colomb que. dirige au fond des flots sonores
Le doigt du cavalier sinistre des Açores ;
Le feu tente Fulton, l’air tente Montgolfier.
L’homme fait pour tout vaincre ose tout défier.
Maintenant regardez les cadavres. La somme
De tous les combattants que le progrès consomme,
Étonne le sépulcre et fait rêver la mort.
Combien d’infortunés noyés dans leur effort
Pour atteindre à des bords nouveaux et fécondables !
Les découvertes sont des filles formidables
Qui dans leur lit tragique étouffent leurs amants.
O loi ! tous les tombeaux contiennent des aimants ;
Les grands cœurs ont l’amour lugubre du martyre,
Et le rayonnement du précipice attire.

Ceux-ci sacrifiant, ceux-là sacrifiés.
Cette croissance humaine où vous vous confiez
Sur nos difformités se développe et monte.
Destin terrifiant ! tout sert, même la honte ;
La prostitution a sa fécondité ;
Le crime a son emploi dans la fatalité ;
Étant corruption, un germe y peut éclore.
Ceci qu’on aime naît de ceci qu’on déplore.
Ce qu’on voit clairement, c’est qu’on souffre. Pourquoi ?
On entre dans le mieux avec des cris d’effroi ;
On sort presque à regret du pire où l’on séjourne.
Le genre humain gravit un escalier qui tourne
Et plonge dans la nuit pour rentrer dans le jour ;
On perd le bien de vue et le mal tour à tour ;
Le meurtre est bon ; la mort sauve ; la loi morale
Se courbe et disparaît dans l’obscure spirale.
A de certains moments, à Tyr comme à Sion,
Ce qu’on prend pour le crime est la punition ;
Punition utile et féconde, où surnage
On ne sait quelle vie éclose du carnage.
Les dalles de l’histoire, avec leurs affreux tas
De trahisons, de vols, d’ordures, d’attentats,
Avec leur effroyable encombrement de boue
Où de tous les Césars on voit passer la roue,
Avec leurs Tigellins, avec leurs Borgias,
Ne seraient que l’étable infâme d’Augias,
La latrine et l’égout du sort, sans le lavage
De sang que par instants on fait sur ce pavage.
C’est dans le sang que Rome et Venise ont fleuri.
Du sang ! et l’on entend dans les siècles ce cri :
― Une aile sort du ver et l’un engendre l’autre.
L’âge qui plane est fils du siècle qui se vautre.
Le monde reverdit dans le deuil, dans l’horreur ;
Champ sombre dont Nemrod est le dur laboureur !

Toute fleur est d’abord fumier, et la nature
Commence par manger sa propre pourriture ;
La raison n’a raison qu’après avoir-eu tort ;
Pour avancer d’un pas le genre humain se tord ;
Chaque évolution qu’il fait dans la tourmente
Semble une apocalypse où quelqu’un se lamente.
Ouvrage lumineux, ténébreux ouvrier.

Sitôt que le char marche il se met à crier.

L’esclavage est un pas sur l’anthropophagie ;
La guillotine, affreuse et de meurtres rougie,
Est un pas sur le croc, le pal et le bûcher ;
La guerre est un berger tout autant qu’un boucher ;
Cyrus crie : en avant ! tous les grands chefs d’armées,
Trouant le genre humain de routes enflammées ;
Ont une tache d’aube au front, noirs éclaireurs ;
Ils refoulent la nuit, les brouillards, les erreurs,
L’ombre, et le conquérant est le missionnaire
Terrible du rayon que contient le tonnerre.
Sésostris vivifie en tuant, Gengiskan
Est la lave féconde et sombre du volcan,
Alexandre ensemence, Attila fertilise.
Ce monde, que l’effort douloureux civilise,
Cette création où l’aube pleure et luit,
Où rien n’éclôt qu’après avoir été détruit,
Où les accouplements résultent des divorces,
Où Dieu semble englouti sous le chaos des forces,
Où le bourgeon jaillit du nœud qui l’étouffait,
C’est du mal qui travaille et du bien qui se fait.
Mais quelle ombre ! quels flots de fumée et d’écume !
Quelles illusions d’optique en cette brume !
Est-ce un libérateur, ce tigre qui bondit ?
Ce chef, est-ce un héros ou bien. est-ce un bandit ?
Devinez. Qui le sait ? dans ces profondeurs faites
De crime et de vertu, de meurtres et de fêtes,
Trompé par. ce qu’on voit et par ce qu’on entend,
Comment. retrouver l’astre en :tant d’horreur flottant ?

De là vient qu’autrefois tout semblait vain et trouble ;
Tout semblait de la nuit qui monte et qui redouble ;
Le vaste écroulement des faits tumultueux,
Les combats, les assauts traîtres et tortueux,
Les Carthages, les Tyrs, les Byzances, les Romes,
Les catastrophes, chute épouvantable d’hommes,
Avaient l’air d’un tourment stérile ; et, se suivant
Comme la grêle suit les colères du vent,
Et comme la.chaleur succède à la froidure,
Semblaient ne dégager qu’une loi Rien ne dure.
Les nations, courbant la tête, n’avaient plus
D’autre philosophie en ces flux et reflux
Que la rapidité des chars passant sur elles ;
Nul ne voyait le but de ces vaines querelles ;
Et Flaccus s’écriait : ― Puisque tout fuit, aimons,
Vivons, et regardons tomber l’ombre des monts ;
Riez, chantez, cueillez des grappes dans les treilles
Pour les pendre, ô Lydé, derrière vos oreilles ;
Ce peu de chose est tout. Par Bacchus, sur le poids
Des héros, des’ grandeurs, de la gloire et des rois,
Je questionnerai Caron, le passeur d’ombres ! ―

Depuis on a compris. Les foules et les nombres
Ont perdu leur aspect de chaos par degrés,
Laissant vaguement voir quelques points éclairés.
Quoi ! la guerre, le choc alternatif et rude
Des batailles tombant sur l’âpre multitude,
Sur le bloc-triste et brut des fauves nations,
Quoi ! ces frémissements et ces commotions
Que donne au droit qui naît, au peuple qui se lève,
La rencontre sonore et féroce du glaive,
Ce vaste tourbillon d’étincelles qui sort
Des combats, des héros s’entreheurtant, du sort,
Ce tumulte insensé des camps et des tueries,
Quoi ! le piétinement de ces cavaleries,
Les escadrons couvrant d’éclairs les régiments,
Quoi ! ces coups de canon battant ces murs fumants,
Ces coups d’épieux, ces coups d’estocs, ces coups de piques,
Le retentissement des cuirasses épiques,
Ces victoires broyant les hommes, cet enfer,
Quoi ! les sabres sonnant sur les casques de fer,
L’épouvante, les cris des mourants qu’on égorge...
― C’est le bruit des marteaux du progrès dans la forge.
― Hélas !
En même temps, l’infini, qui connaît
L’endroit où chaque cause aboutit, et qui n’est
Qu’une incommensurable et haute conscience ;
Faite d’immensité, de paix, de patience,
Laisse, sachant le but, choisissant le moyen,
Souvent, hélas ! le mal se faire avec du bien ;
Telle est la profondeur de l’ordre ; obscur, suprême,
Tranquille, et s’affirmant par ses démentis même.
C’est ainsi qu’un bandit de Marc Aurèle est né ;
C’est ainsi que, hideux, devant l’homme étonné,
Le ciel y consentant, avec le Christ auguste,
Avec la loi d’un saint, avec la mort d’un juste,
Avec ces mots si doux : ― Nourris quiconque a faim.
― Aime autrui comme toi. ― Ne fais pas au prochain
Ce que tu ne veux pas qu’à toi-même on te fasse.
Avec cette morale où tout est vie et grâce,
Avec ses dogmes pris au plus serein des cieux,
Loyola construisit son piège monstrueux ;
Sombre araignée à qui Dieu,. pour tisser sa toile,
Donnait des fils d’aurore et des rayons d’étoile.

Et même, en regardant plus haut, quel est celui
Qui s’écrira : ― Je suis l’astre, et j’ai toujours lui ;
Je n’ai jamais failli, jamais péché ; j’ignore
Les coups du tentateur à ma vitre sonore ;
Je suis sans faute. ― Est-il un juste audacieux
Qui s’ose affirmer pur devant l’azur des cieux ?
L’homme a beau faire, il faut qu’il cède à sa nature ;
Une femme l’émeut, dénouant sa ceinture,
Il boit, il mange, il dort, il a froid, il a chaud ;
Parfois la plus grande âme et le cœur le plus haut
Succombe aux appétits d’en bas ; et l’esprit quête
Les satisfactions immondes de la bête,
Regarde à la fenêtre obscène, et va, les soirs,
Rôder de honte en honte au seuil des bouges noirs.
Tout homme est le sujet de la chair misérable ;
Le corps est condamné, le sang est incurable ;.
Pas un sage n’a pu se dire, en vérité,
Guéri de la matière et de l’humanité.

Mal, bien, tel est le triste et difforme mélangea
Le bien est un linceul en même temps qu’un lange ;
Si le mal est sépulcre, il est aussi berceau ;
Ils naissent l’un de l’autre, et la vie est leur sceau.
Les philosophes pleins de crainte ou d’espérance,
Songent et n’ont entre eux pas d’autre différence,
En révélant l’Eden, et même en le prouvant,
Que le voir en arrière ou le voir en avant.
Les sages du passé disent : ― l’homme recule ;
II sort de la lumière et plonge au crépuscule,
L’homme est parti de tout pour naufrager dans rien.
Ils disent : bien et mal. Nous disons : mal et bien.
Mal et bien, est-ce là le mot ? le chiffre unique ?
Le dogme ? est-ce d’Isis la dernière tunique ?
Mal et bien, est-ce là toute la loi ? ― La loi !
Qui la connaît ? Quelqu’un parmi nous, hors de soi
Comme en soi, sous l’amas de faits, d’époques, d’âges,
A-t-il percé ce gouffre et fait ces grands sondages ?
Quelqu’un démêle-t-il le germe originel ?
Quelqu’un voit-il le point extrême du tunnel ?
Quelqu’un voit-il la base et voit-il la toiture ?
Avons-nous seulement pénétré la nature ?
Qu’est-ce que la lumière et qu’est-ce que l’aimant ?
Qu’est le cerveau ? de quoi se fait le mouvement ?
D’où vient que la chaleur manque aux rayons de lune ?
Qu’est-ce que c’est qu’une âme ? un astre en est-il une ?
Le parfum est-il l’âme errante du pistil ?
Une fleur souffre-t-elle ? un rocher pense-t-il ?
Qu’est-ce que l’Onde ? Etnas, Cotopaxis, Vésuves,
D’où vient le flamboiement de vos énormes cuves ?
Où donc est la poulie et la corde et le seau
Qui pendent dans ton puits, ô noir Chimborazo ?
Vivants ! distinguons-nous une chose d’un être ?
Qu’est-ce que mourir ? dis, mortel ! qu’est-ce que naître ?
Vous demandez d’un fait : est-ce toute la loi ?
Voyons, qui que tu sois, toi qui parles, dis-moi,
Qu’es-tu ? Tu veux sonder l’abîme ? es-tu de force
A scruter le travail des sèves sous l’écorce ;
A guetter, dans la nuit des filons souterrains,
L’hymen de l’eau terrestre avec les flots marins
Et la formation des métaux ; à poursuivre
Dans leurs antres le plomb, le mercure et. le cuivre,
Si bien que tu pourrais dire : Voici comment
L’or se fait dans la terre et l’aube au firmament !
Le peux-tu ? parle. Non. Eh bien, sois économe
D’axiomes sur-Dieu, de sentences sur l’homme,
Et ne prononce pas d’arrêts dans l’infini.
Et qui donc ici-bas, qui, maudit ou béni,
Peut de quoi que ce soit, force, âme, esprit, matière,
Dire : ― Ce que j’ai là, c’est la loi tout entière ;
Ceci, c’est Dieu, complet, avec tous ses rayons ;
Mettez-le-moi bien vite en vos collections,
Et tirez le verrou de peur qu’il ne s’échappe.
Savant dans son usine ou prêtre sous sa chape,
Qui donc nous montrera le sort des deux côtés ?
Qui se promènera dans les éternités,
Comme dans les jardins de Versailles Lenôtre ?
Qui donc mesurera l’ombre d’un bout à l’autre,
Et la vie et la tombe, espaces inouïs
Où le monceau des jours meurt sous l’amas des nuits,
Où de vagues éclairs dans les ténèbres glissent ;
Où les extrémités des lois s’évanouissent !

Que cette obscure loi du progrès dans le deuil,
Du succès dans la chute et du port dans l’écueil,
Soit vraie ou fausse, absurde et folle, ou démontrée ;
Que, dragon, de l’Eden elle garde l’entrée,
Ou ne soit qu’un mirage informe, le certain
C’est que, devant l’énigme et devant le destin,
Les plus fermes parfois s’étonnent et fléchissent.
A peine dans la nuit quelques cimes blanchissent,
Que la brume a déjà repris d’autres sommets ;
De grands monts, qui semblaient lumineux à jamais,
Qu’on croyait délivrés de l’abîme, s’y dressent,
Mais noirs, et, lentement effacés, disparaissent.
Toutes les vérités se montrent un moment,
Puis se voilent, le verbe avorte en bégaiement ;
Le jour, si c’est du jour que cette clarté sombre,
N’a l’air de se lever que pour regarder l’ombre ;
On ne voit plus le phare ; on ne sait que penser ;
Vient-on de reculer, ou vient-on d’avancer ?
Oh ! dans l’ascension humaine, que la marche
Est lente, et comme on sent la pesanteur de l’arche !
Comme ceux qui de tous portent les intérêts
Ont l’épaule meurtrie aux angles du progrès !
Comme tout se défait et retombe à mesure !
Pas de principe acquis ; pas de conquête sûre ;
A l’instant où l’on croit l’édifice achevé,
Il s’écroule, écrasant celui qui l’a rêvé ;
Le plus grand siècle peut avoir son heure immonde ;
Parfois sur tous les points du globe un fléau gronde,
Et l’homme semble pris d’un accès de fureur.
L’Européen, ce frère aîné, joute d’horreur
Avec le caraibe, avec le malabare ;
L’Anglais civilisé passe l’Indou barbare ;
O pugilat hideux de Londre et de Delhy !
Le but humain s’éclipse en un infâme oubli,
Il est nuit du Danube au Nil, du Gange à l’Ebre.
L’antique continent est sanglant et funèbre,
L’ancien monde est hagard ; mais dans l’autre, ô clarté,
Du moins je vois venir à moi la Liberté.
Qu’est-ce que tu me veux, ô marchande d’esclaves ?
Quoi ! de ses fers brisés, l’homme fait des entraves !
La tache qui flétrit Stamboul à son déclin
Souille l’aube du monde auguste de Franklin !
Sur la terre de Penn les chiens chassent aux hommes,
Néron et Borgia, ces spectres des deux Romes,
Entendent sur leur tombe un bruit toujours grossi
De fers et de carcans ; et Washington aussi.
Ah ! l’esclavage au front abject, aux yeux obliques,
Deuil pour les royautés, est honte aux républiques.
Derrière un nègre aux fers il ne reste plus rien.
Quand un est. paria, qui donc est citoyen ?
Le droit, le plus sacré de tous les noms qu’on nomme,
Est entier ; il suffit qu’il soit absent d’un homme
Et qu’un seul n’en ait pas pour que nul n’en ait plus.
O genre humain, malgré tant d’âges révolus,
Ta vieille loi de haine est toujours la plus forte,
L’Évangile est toujours la grande clarté morte.
La fraternité râle et l’amour est proscrit,
Et tu n’as pas encor décloué Jésus-Christ.

N’importe. Allons au but, continuons. Les choses,
Quand l’homme tient la clef, ne sont pas longtemps closes.
Peut-être qu’elle-même, ouvrant ses pâles yeux,
La nuit, lasse du mal, ne demande pas mieux.
Que de trouver celui qui saura. la convaincre.
Le devoir de l’obstacle est de se laisser vaincre.
L’obscurité nous craint et recule en grondant.
Regardons les penseurs de l’âge précédent,
Ces héros, ces géants, qu’une même âme anime,
Détachés par la mort de leur travail sublime,
Passer, les pieds poudreux et le front étoilé ;
Saluons la sueur du relai dételé ;
Et marchons. Nous aussi, nous avons notre étape.
Le pied de l’avenir sur notre pavé frappe ;
En route ! Poursuivons le chemin commencé ;
Augmentons l’épaisseur de l’ombre du passé ;
Laissons derrière nous, et le plus loin possible,
Toute l’antique horreur, de moins en moins visible.
Déjà le précurseur dans ces brumes brilla ;
Platon vint jusqu’ici, Luther a monté là ;
Voyez, de grands rayons marquent de grands passages ;
L’ombre est pleine partout du flamboiement des sages ;
Voici l’endroit profond où Pascal s’est penché,
Criant : gouffre ! Jean-Jacque où je marche a marché ;
C’est là que, s’envolant lui-même aux cieux, Voltaire,
Se sentant devenir sublime, a perdu terre,
Disant : Je vois ! ainsi qu’un prophète ébloui.
Luttons, comme eux ; luttons, le front épanoui ;
Marchons ! un pas qu’on fait, c’est un champ qu’on révèle ;
Déchiffrons dans les temps nouveaux la loi nouvelle ;
Le cœur n’est jamais sourd, l’esprit n’est jamais las,
Et la route est ouverte au fiers apostolats.

Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises ?
C’est Charles premier, roi. Les communes anglaises
Ont fait ce monument de justice. Et quel est
Cet homme à l’œil sévère, au rude gantelet,
Qui s’avance pensif vers la bière hagarde,
Soulève le couvercle effrayant, et regarde ?
C’est Cromwell. Il fut grand ; tout devant lui trembla.

Soit ; nous ne voulons plus de ces spectacles-là.
C’est grand dans le passé ; c’est mauvais dans notre âge.
Quoiqu’un reste de nuit nous souille et nous outrage,
Désormais, ô vivants, nous avons fait ce pas,
Il faut aux nations un sauveur qui n’ait pas
De curiosité pour les têtes coupées ;
Nous rejetons la hache au tas noir des épées ;
Nous l’abhorrons ; il faut aux hommes maintenant
Un libérateur pur, apaisé, rayonnant,
Qui ne soit pas vampire en même temps qu’archange,
Et qui n’ait pas au front, en tirant de la fange
Les peuples de misère et d’opprobre couverts,
La sinistre lueur des cercueils entr’ouverts.

Non ! Jamais d’échafauds ! C’est par d’autres répliques
Que doivent s’affirmer les saintes républiques.
Ce siècle, le plus grand des siècles, l’a compris.
Le jour où Février se leva sur Paris,
Il fit deux parts de l’œuvre immense de nos pères,
Et, grave, agenouillé devant les grands mystères,
Ne gardant que le droit, rendit à Dieu la mort.
Notre doigt n’est pas fait pour presser le ressort
De ce fer monstrueux qui tombe et se relève ;
La liberté n’est pas un outil de la Grève ;
Elle s’emmanche mal au couperet hideux ;
Carrier, Le Bas, Hébert, sont des Philippes deux ;
Fouquier-Tinville touche au duc d’Albe, Barrière
Vaut de Maistre, et Chaumette a Bâville pour frère ;
Marat, Couthon, Saint-Just, d’où la vengeance sort,
Servent la vie avec les choses de la mort ;
Ce qu’ils font est fatal ; c’est toujours la vieille œuvre,
Et l’on y sent le froid de l’antique couleuvre.
Non, le bien ne doit point avoir de repentirs.
Au nom de tous les morts et de tous les martyrs,
Non, jamais de vengeance ! et la vie est sacrée.
L’aigle des temps nouveaux, planant dans l’empyrée,
Laisse le sang rouiller le bec du vieux vautour.
Le peuple doit grandir, étant maître à son tour,
Et c’est par la douceur que la grandeur se prouve.
Vie et Paix ! Nos enfants ne tettent plus la louve ;
Notre avenir n’est plus dans un antre, allaité
Par l’affreux ventre noir de la fatalité.

Ce patient traîné dans un tombeau qui roule,
Ces prunelles de tigre éclatant dans la foule,
Ce prêtre, ce bourreau, tout ce groupe fatal,
Ce tréteau, pilori s’il n’est pas piédestal,
Ce panier, cette fosse infâme qui se creuse,
Cette hache, c’était de l’ombre malheureuse ;
Cela cachait le ciel, le vrai, l’astre éclipsé ;
C’était du crépuscule et c’était du passé ;
Le peuple sent en lui sa nouvelle âme éclore,
Et ne veut rien de l’ombre et veut tout de l’aurore.
Avançons. Le progrès, c’est un besoin d’azur.
Certes, Danton fut grand ; Robespierre était pur ;
Jadis, broyant, malgré les cris et les menaces,
Les mâchoires de l’hydre entre ses poings tenaces,
Gladiateur géant du cirque des fléaux,
Mordu par toute l’ombre et par tout le chaos,
Ce grand Quatrevingt-treize a fait ce qu’il dut faire ;
Mais nous qui respirons l’idéale atmosphère,
Nous sommes d’autres cœurs ; les temps fatals sont clos ;
Notre siècle, au-dessus du vieux niveau des flots,
Au-dessus de la haine, au-dessus de la crainte,
Fait sa tâche ; il construit la grande Babel sainte ;
Dieu laisse, cette fois l’homme bâtir sa tour.
La république doit s’affirmer par l’amour,
Par l’entrelacement des mains et des pensées,
Par tous les lys s’ouvrant à toutes les rosées,
Par le beau, par le bon, par le vrai, par le grand,
Par le progrès debout-vivant, marchant, flagrant,
Par la matière à l’homme enfin libre asservie,
Par le sourire auguste et calme de la vie,
Par la fraternité sur tous les seuils riant,
Et par une blancheur immense à l’orient :
Après le dix août superbe, où dans la brume
Sous le dernier éclair le dernier trône fume,
Après Louis, martyr de son hérédité,
Roi que brisa la France en mal de liberté,
Après cette naissance, après cette agonie,
Toute l’œuvre tragique et farouche est finie.
L’ère d’apaisement suit l’ère de terreur.
Le droit n’a pas besoin de se mettre en fureur,
Et d’arriver les mains pleines de violences,
Et de jeter un glaive au plateau des balances.
Il paraît, on tressaille ; il marche ; on dit : C’est Dieu.

Mort à la mort ! Au feu la loi sanglante ! au feu
Le vieux koran de fer, l’affreux code implacable
Qui tord l’irrémissible avec l’irrévocable,
Qui frappe, qui se venge, et qui se trompe ! A bas,
Croix qui saisis Jésus et lâches Barrabas !
A bas, potence,. avec toutes tes branches noires !
Fourche que Vouglans mêle à ses réquisitoires,
Solive épouvantable où Tristan s’accouda,
Machine de Tyburn et de la Cébeda,
Démolis-toi toi-même, et croule, mutilée,
Avec le saint-office et la chambre étoilée,
Et tourne contre toi la mort que tu contiens !
Charpente que l’enfer fait lécher : à ses chiens,
Va pourrir dans la terre éternelle et divine
Qui ne te connaît point,’ toi l’arbre sans racine,
Qui t’exclut de la sève et qui ne donne pas
La vie au, bois féroce où germe le trépas !
Fuis, dissous-toi ; perds-toi dans la grande nature !
Engins qu’a maniés le meurtre et la torture,
O monstrueux outils de la tombe, assassins,
Rappelez-vous les bons, les innocents, les saints,
Et, demandez-vous-en compte les uns aux autres !
Tous les crimes du faible ont pour source les vôtres.

Poutre, ébrèche la hache et brise le couteau !
Hache, deviens cognée et frappe le poteau !
Frappe ! Exterminez-vous, ô ténébreux complices !
Et tombe pêle-mêle, ô forêt des supplices,
Roue, échelle, garrot, gibet, et glaive, et faulx,
Sous le bras du progrès, bûcheron d’échafauds !

Non, non quoi que ce soit qui ressemble à la haine.
N’est pas le dénouement, et l’aurore est certaine ;
C’est au bonheur que doit, quoi qu’on fasse, aboutir
L’effort humain, ce sombre et souriant martyr ;
La vie aux yeux sereins sort toujours de la tombe ;
Tout déluge a pour fin le vol d’une colombe
Jamais l’espoir sacré n’a dit : Je me trompais.
Oh ! ne vous lassez point, penseurs ; versez la paix,
Versez la foi, versez l’idée et la prière,
Et sur ces flots de nuit des torrents de lumière !
Gloire à Dieu ! nul progrès ne se fait à demi...
Le malheur du méchant, le deuil de l’ennemi,
Non, ce n’est pas le but, sous ce ciel qui déborde
De bonté, de pardon, d’extase et, de concorde.
Vivants, toutes les fois que ce globe de fer,
Ébauche un peu d’éden, ruine un peu d’enfer,
Et qu’un écueil s’écroule ; et qu’un phare flamboie,
Et que les nations font des pas vers la joie
En luttant, en cherchant ; en priant, en aimant
Le ciel rayonné et semble un grand consentement.

Ô tous ! vivez, marchez, croyez ! soyez tranquilles.
― Mais quoi ! le râle sourd des discordes civiles,
Ces siècles de douleurs, de, pleurs, d’adversités,
Hélas ! tous ces souffrants, tous ces déshérités,
Tous ces proscrits, le deuil, la haine universelle,
Tout ce qui dans le fond des âmes s’amoncelle,
Cela ne va-t-il pas éclater tout à coup ?
La colère est partout, la fureur est partout ;
Les cieux sont noirs ; voyez, regardez ; il éclaire !
Qu’est-ce que la fureur ? qu’importe la colère ?
La vengeance sera surprise de son fruit ;
Dieu nous transforme ; il a pour tâche en notre nuit
L’auguste avortement de la foudre en aurore.

Dieu prend dans notre cœur la haine et la dévore ;
Il se jette sur nous des profondeurs du jour ;
Et nous arrache tout de l’âme, hors l’amour ;
Avec ce bec d’acier, la conscience, il plonge
Jusqu’à notre pensée et jusqu’à notre songe,
Fouille notre poitrine et, quoi que nous fassions,
Jusqu’aux vils intestins qu’on nomme passions ;
Il pille nos instincts mauvais, il nous dépouille
De ce qui nous tourmente et de ce qui nous souille ;
Et, quand il nous a faits pareils au ciel béni,
Bons et purs, il s’envole, et rentre à l’infini ;
Et, lorsqu’il a passé sur nous, l’âme plus grande
Sent qu’elle ne hait plus, et rend grâce, et demande :
Qui donc m’a prise ainsi dans ses serres de feu ?
Et croit que c’est un aigle, et comprend que c’est Dieu.
Pour atteindre à ce but, l’amour, tous les contraires,
Désarmés, attendris, calmés, deviendront frères ;
Nous verrons se confondre en douces unions
Ce que nous acceptons et ce que nous nions ;
Les parfums sortiront à travers les écorces ;
L’idée éclairera l’aveuglement des forces ;
L’antique antagonisme entre l’âme et le corps
Sera comme une lyre aux célestes accords ;
Le souffle baisera l’argile, et la matière
Plongera dans l’esprit sa farouche frontière ;
La charrue aidera l’hymne, et les travailleurs
Auront aux mains la gerbe et sur le front des fleurs ;
Car pour le verbe saint nulle voix n’est muette !
La pioche du mineur, la strophe du poète,
Creusent la même énigme et cherchent le même or.
Qu’importe les chemins où l’homme marche encor
Tantôt mouillé de pluie et tantôt blanc de poudre !

C’est en fraternité que tout doit se dissoudre ;
Et Dieu fera servir le calcul, la raison,
L’étude et la science, à cette guérison.

Peuples, Demain n’est pas un monstre qui nous guette
Ni la flèche qu’Hier en s’enfuyant nous jette.
Ô peuples ! l’avenir est déjà parmi nous.
Il veut le droit de tous comme. le pain pour tous ;
Calme,, invincible, au champ de bataille suprême,
Il lutte ; à voir comment il frappe, on sent qu’il aime ;
Regardez-le passer, ce grand soldat masqué !
Il se dévoilera, peuples, au jour marqué ;
En attendant il fait son ouvre ; la pensée
Sort, lumière, à travers sa visière baissée ;
Il lutte pour la femme, il lutte pour l’enfant,
Pour le peuple qu’il sert, pour l’âme qu’il défend,
Pour l’idéal splendide et libre ; et la mêlée,
Sombre, de ses deux yeux de flamme est étoilée.

Son bouclier, où luit ce grand mot : Essayons !
Est fait d’une poignée énorme de rayons.
Il ébauche l’Europe, il achève la France ;
Il chasse devant lui, terrible, l’ignorance,
Les superstitions où les cœurs sont plongés,
Et tout le tourbillon des pâles préjugés.
Oh ! ne le craignez pas, peuples ! son nom immense
C’est aujourd’hui combat et c’est demain clémence.


Extraits de "L’année terrible" :

Voici le peuple : il meurt, combattant magnifique,
Pour le progrès

PARIS BLOQUE

O ville, tu feras agenouiller l’histoire.
Saigner est ta beauté, mourir est ta victoire.
Mais non, tu ne meurs pas. Ton sang coule, mais ceux
Qui voyaient César rire en tes bras paresseux,
S’étonnent : tu franchis la flamme expiatoire,
Dans l’admiration des peuples, dans la gloire,
Tu retrouves, Paris, bien plus que tu ne perds.
Ceux qui t’assiègent, ville en deuil, tu les conquiers.
La prospérité basse et fausse est la mort lente ;
Tu tombais folle et gaie, et tu grandis sanglante.
Tu sors, toi qu’endormit l’empire empoisonneur,
Du rapetissement de ce hideux bonheur.
Tu t’éveilles déesse et chasses le satyre.
Tu redeviens guerrière en devenant martyre ;
Et dans l’honneur, le beau, le vrai, les grandes moeurs,
(…)
Rien n’est plus admirable ; et Paris a dompté
L’univers par la force où l’on sent la bonté.
Ce peuple est un héros et ce peuple est un juste.
Il fait bien plus que vaincre, il aime.

O ville auguste,
Ce jour-là tout tremblait, les révolutions
Grondaient, et dans leur brume, à travers des rayons,
Tu voyais devant toi se rouvrir l’ombre affreuse
Qui par moments devant les grands peuples se creuse ;
Et l’homme qui suivait le cercueil de son fils
T’admirait, toi qui, prête à tous les fiers défis,
Infortunée, as fait l’humanité prospère ;
Sombre, il se sentait fils en même temps que père,
Père en pensant à lui, fils en pensant à toi.

Que ce jeune lutteur illustre et plein de foi,
Disparu dans le lieu profond qui nous réclame,
O peuple, ait à jamais près de lui ta grande âme !
Tu la lui donnas, peuple, en ce suprême adieu.
Que dans la liberté superbe du ciel bleu,
Il assiste, à présent qu’il tient l’arme inconnue,
Aux luttes du devoir et qu’il les continue.
Le droit n’est pas le droit seulement ici-bas ;
Les morts sont des vivants mêlés à nos combats,
Ayant tantôt le bien, tantôt le mal pour cibles ;
Parfois on sent passer leurs flèches invisibles.
Nous les croyons absents, ils sont présents ; on sort
De la terre, des jours, des pleurs, mais non du sort ;
C’est un prolongement sublime que la tombe.
On y monte étonné d’avoir cru qu’on y tombe.
Comme dans plus d’azur l’hirondelle émigrant,
On entre plus heureux dans un devoir plus grand ;
On voit l’utile avec le juste parallèle ;
Et l’on a de moins l’ombre et l’on a de plus l’aile.
O mon fils béni, sers la France, du milieu
De ce gouffre d’amour que nous appelons Dieu ;
Ce n’est pas pour dormir qu’on meurt, non, c’est pour faire
De plus haut ce que fait en bas notre humble sphère ;
C’est pour le faire mieux, c’est pour le faire bien.
Nous n’avons que le but, le ciel a le moyen.
La mort est un passage où pour grandir tout change ;
Qui fut sur terre athlète est dans l’abîme archange ;
Sur terre on est borné, sur terre on est banni ;
Mais là-haut nous croissons sans gêner l’infini ;
L’âme y peut déployer sa subite envergure ;
C’est en perdant son corps qu’on reprend sa figure.
Va donc, mon fils ! va donc, esprit ! deviens flambeau.
Rayonne. Entre en planant dans l’immense tombeau !
Sers la France. Car Dieu met en elle un mystère,
Car tu sais maintenant ce qu’ignore la terre,
Car la vérité brille où l’éternité luit,
Car tu vois la lumière et nous voyons la nuit.
(…)
Quand finira ceci ? Quoi ! ne sentent-ils pas
Que ce grand pays croule à chacun de leurs pas !
Châtier qui ? Paris ? Paris veut être libre.
Ici le monde, et là Paris ; c’est l’équilibre.
Et Paris est l’abîme où couve l’avenir.
Pas plus que l’Océan on ne peut le punir,
Car dans sa profondeur et sous sa transparence
On voit l’immense Europe ayant pour coeur la France.
Combattants ! combattants ! qu’est-ce que vous voulez ?
Vous êtes comme un feu qui dévore les blés,
Et vous tuez l’honneur, la raison, l’espérance !
Quoi ! d’un côté la France et de l’autre la France !
Arrêtez ! c’est le deuil qui sort de vos succès.
Chaque coup de canon de Français à Français
Jette, - car l’attentat à sa source remonte, -
Devant lui le trépas, derrière lui la honte.
Verser, mêler, après septembre et février,
Le sang du paysan, le sang de l’ouvrier,
Sans plus s’en soucier que de l’eau des fontaines !
Les Latins contre Rome et les Grecs contre Athènes !
Qui donc a décrété ce sombre égorgement ?
Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment !
Mais quel vent souffle donc ? Quoi ! pas d’instants lucides !
Se retrouver héros pour être fratricides !
Horreur !
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied
(…)
Vous imaginez-vous cette haute cité
Qui fut des nations la parole, l’ouïe,
La vision, la vie et l’âme, évanouie !
Vous représentez-vous les peuples la cherchant ?
On ne voit plus sa lampe, on n’entend plus son chant.
C’était notre théâtre et notre sanctuaire ;
Elle était sur le globe ainsi qu’un statuaire
Sculptant l’homme futur à grands coups de maillet ;
L’univers espérait quand elle travaillait ;
Elle était l’éternelle, elle était l’immortelle ;
Qu’est-il donc arrivé d’horrible ? où donc est-elle ?
Vous les figurez-vous s’arrêtant tout à coup ?
Quel est ce pan de mur dans les ronces debout ?
Le Panthéon ; ce bronze épars, c’est la colonne ;
Ce marais où l’essaim des corbeaux tourbillonne,
C’est la Bastille ; un coin farouche où tout se tait,
Où rien ne luit, c’est là que Notre-Dame était ;
La limace et le ver souillent de leurs morsures
Les pierres, ossements augustes des masures ;
Pas un toit n’est resté de toutes ces maisons
Qui du progrès humain reflétaient les saisons ;
Pas une de ces tours, silhouettes superbes ;
Plus de ponts, plus de quais ; des étangs sous des herbes,
Un fleuve extravasé dans l’ombre, devenu
Informe, et s’en allant dans un bois inconnu ;
Le vague bruit de l’eau que le vent triste emporte.
Et voyez-vous l’effet que ferait cette morte !

*

Mais qui donc a jeté ce tison ? Quelle main,
Osant avec le jour tuer le lendemain,
A tenté ce forfait, ce rêve, ce mystère
D’abolir la ville astre, âme de notre terre,
Centre en qui respirait tout ce qu’on étouffait ?
Non, ce n’est pas toi, peuple, et tu ne l’as pas fait.
Non, vous les égarés, vous n’êtes pas coupables !
Le vénéneux essaim des causes impalpables,
Les vieux faits devenus invisibles vous ont
Troublé l’âme, et leur aile a battu votre front ;
Vous vous êtes sentis enivrés d’ombre obscure ;
Le taon vous poursuivait de son âcre piqûre,
Une rouge lueur flottait devant vos yeux,
Et vous avez été le taureau furieux.
(…)
Un jour je vis le sang couler de toutes parts ;
Un immense massacre était dans l’ombre épars ;
Et l’on tuait. Pourquoi ? Pour tuer. O misère !
En mitraillant des tas de femmes et d’enfants ;
Que changer en bourreaux des soldats triomphants,
C’est leur faire une gloire où la honte surnage ;
Et, pensif, je me mis en travers du carnage.
Triste, n’approuvant pas la grandeur du linceul,
Estimant que la peine est au coupable seul,
Pensant qu’il ne faut point, hélas ! jeter le crime
De quelques-uns sur tous, et punir par l’abîme
Paris, un peuple, un monde, au hasard châtié,
Je dis : Faites justice, oui, mais ayez pitié !
Alors je fus l’objet de la haine publique.
L’église m’a lancé l’anathème biblique,
Les rois l’expulsion, les passants des cailloux ;
Quiconque a de la boue en a jeté ; les loups,
Les chiens, ont aboyé derrière moi ; la foule
M’a hué presque autant qu’un tyran qui s’écroule ;
On m’a montré le poing dans la rue ; et j’ai dû
Voir plus d’un vieil ami m’éviter éperdu.
(…)
La prisonnière passe, elle est blessée. Elle a
On ne sait quel aveu sur le front. La voilà !
On l’insulte ! Elle a l’air des bêtes à la chaîne.
On la voit à travers un nuage de haine.
Qu’a-t-elle fait ? Cherchez dans l’ombre et dans les cris,
Cherchez dans la fumée affreuse de Paris.
Personne ne le sait. Le sait-elle elle-même ?
Ce qui pour l’homme est crime est pour l’esprit problème.
La faim, quelque conseil ténébreux, un bandit
Si monstrueux qu’on l’aime et qu’on fait ce qu’il dit,
C’est assez pour qu’un être obscur se dénature.
Ce noir plan incliné qu’on nomme l’aventure,
La pente des instincts fauves, le fatal vent
Du malheur en courroux profond se dépravant,
Cette sombre forêt que la guerre civile
Toujours révèle au fond de toute grande ville,
Dire : d’autres ont tout, et moi qu’est-ce que j’ai ?
Songer, être en haillons, et n’avoir pas mangé,
Tout le mal sort de là. Pas de pain sur la table ;
Il ne faut rien de plus pour être épouvantable.
Elle passe au milieu des foules sans pitié.
Quand on a triomphé, quand on a châtié,
Qu’a-t-on devant les yeux ? la victoire aveuglante.
Tout Versailles est en fête. Elle se tait sanglante.
Le passant rit, l’essaim des enfants la poursuit
De tous les cris que peut jeter l’aube à la nuit.
L’amer silence écume aux deux coins de sa bouche ;
Rien ne fait tressaillir sa surdité farouche ;
Elle a l’air de trouver le soleil ennuyeux ;
Une sorte d’effroi féroce est dans ses yeux.
Des femmes cependant, hors des vertes allées,
Douces têtes, des fleurs du printemps étoilées,
Charmantes, laissant pendre au bras de quelque amant
Leur main exquise et blanche où brille un diamant,
Accourent. Oh ! l’infâme ! on la tient ! quelle joie !
Et du manche sculpté d’une ombrelle de soie,
Frais et riants bourreaux du noir monstre inclément,
Elles fouillent sa plaie avec rage et gaiement.
Je plains la misérable ; elles, je les réprouve.
Les chiennes font horreur venant mordre la louve.

X

Une femme m’a dit ceci : - J’ai pris la fuite.
Ma fille que j’avais au sein, toute petite,
Criait, et j’avais peur qu’on n’entendît sa voix.
Figurez-vous, c’était un enfant de deux mois ;
Elle n’avait pas plus de force qu’une mouche.
Mes baisers essayaient de lui fermer la bouche,
Elle criait toujours ; hélas ! elle râlait.
Elle voulait téter, je n’avais plus de lait.
Toute une nuit s’était de la sorte écoulée.
Je me cachais derrière une porte d’allée,
Je pleurais, je voyais les chassepots briller.
On cherchait mon mari qu’on voulût fusiller.
Tout à coup, le matin, sous cette horrible porte,
L’enfant ne cria plus. Monsieur, elle était morte.
Je la touchai ; monsieur, elle était froide. Alors,
Cela m’était égal qu’on me tuât ; dehors,
Au hasard, j’emportai ma fille, j’étais folle,
J’ai couru, des passants m’adressaient la parole,
Mais je me suis enfuie, et, je ne sais plus où,
J’ai creusé de mes mains dans la campagne un trou,
Au pied d’un arbre, au coin d’un enclos solitaire ;
Et j’ai couché mon ange endormi dans la terre ;
L’enfant qu’on allaita, c’est dur de l’enterrer.

Et le père était là qui se mit à pleurer.

XI

Sur une barricade, au milieu des pavés
Souillés d’un sang coupable et d’un sang pur lavés,
Un enfant de douze ans est pris avec des hommes.
 Es-tu de ceux-là, toi ! - L’enfant dit : Nous en sommes.
 C’est bon, dit l’officier, on va te fusiller.
Attends ton tour. - L’enfant voit des éclairs briller,
Et tous ses compagnons tomber sous la muraille.
Il dit à l’officier : Permettez-vous que j’aille
Rapporter cette montre à ma mère chez nous ?
 Tu veux t’enfuir ? - Je vais revenir. - Ces voyous
Ont peur ! Où loges-tu ? - Là, près de la fontaine.
Et je vais revenir, monsieur le capitaine.
 Va-t’en, drôle ! - L’enfant s’en va. - Piège grossier !
Et les soldats riaient avec leur officier,
Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle
Mais le rire cessa, car soudain l’enfant pâle,
Brusquement reparu, fier comme Viala,
Vint s’adosser au mur et leur dit : Me voilà.

La mort stupide eut honte, et l’officier fit grâce.

Enfant, je ne sais point, dans l’ouragan qui passse
Et confond tout, le bien, le mal, héros, bandits,
Ce qui dans ce combat te poussait, mais je dis
Que ton âme ignorante est une âme sublime.
Bon et brave, tu fais, dans le fond de l’abîme,
Deux pas, l’un vers ta mère et l’autre vers la mort ;
L’enfant a la candeur et l’homme a le remord,
Et tu ne réponds point de ce qu’on te fit faire ;
Mais l’enfant est superbe et vaillant qui préfère
A la fuite, à la vie, à l’aube, aux jeux permis,
Au printemps, le mur sombre où sont morts ses amis.
La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore !
Doux ami, dans la Grèce antique, Stésichore
T’eût chargé de défendre une porte d’Argos ;
Cinégyre t’eût dit : Nous sommes deux égaux !
Et tu serais admis au rang des purs éphèbes
Par Tyrtée à Messène et par Eschyle à Thèbes.
On graverait ton nom sur des disques d’airain ;
Et tu serais de ceux qui, sous le ciel serein,
S’ils passent près du puits ombragé par le saule,
Font que la jeune fille ayant sur son épaule
L’urne où s’abreuveront les buffles haletants,
Pensive, se retourne et regarde longtemps.
Partout la mort. Eh bien, pas une plainte.
O blé que le destin fauche avant qu’il soit mûr !
O peuple !

On les amène au pied de l’affreux mur.
C’est bien. Ils ont été battus du vent contraire.
L’homme dit au soldat qui l’ajuste : Adieu, frère.
La femme dit : - Mon homme est tué. C’est assez.
Je ne sais s’il eut tort ou raison, mais je sais
Que nous avons traîné le malheur côte à côte ;
Il fut mon compagnon de chaîne ; si l’on m’ôte
Cet homme, je n’ai plus besoin de vivre. Ainsi
Puisqu’il est mort, il faut que je meure. Merci. -
Et dans les carrefours les cadavres s’entassent.
Dans un noir peloton vingt jeunes filles passent ;
Elles chantent ; leur grâce et leur calme innocent
Inquiètent la foule effarée ; un passant
Tremble. - Où donc allez-vous ? dit-il à la plus belle.
Parlez. - Je crois qu’on va nous fusiller, dit-elle.
Un bruit lugubre emplit la caserne Lobau ;
C’est le tonnerre ouvrant et fermant le tombeau.
Là des tas d’hommes sont mitraillés ; nul ne pleure ;
Il semble que leur mort à peine les effleure,
Qu’ils ont hâte de fuir un monde âpre, incomplet,
Triste, et que cette mise en liberté leur plaît.
Nul ne bronche. On adosse à la même muraille
Le petit-fils avec l’aïeul, et l’aïeul raille,
Et l’enfant blond et frais s’écrie en riant : Feu !
Ce rire, ce dédain tragique, est un aveu.
Gouffre de glace ! énigme où se perd le prophète !
Donc ils ne tiennent pas à la vie ; elle est faite
De façon qu’il leur est égal de s’en aller.
C’est en plein mois de mai ; tout veut vivre et mêler
Son instinct ou son âme à la douceur des choses ;
Ces filles-là devraient aller cueillir des roses ;
L’enfant devrait jouer dans un rayon vermeil ;
L’hiver de ce vieillard devrait fondre au soleil ;
Ces âmes devraient être ainsi que des corbeilles
S’emplissant de parfums, de murmures d’abeilles,
De chants d’oiseaux, de fleurs, d’extase, de printemps !
Tous devraient être d’aube et d’amour palpitants.
Eh bien, dans ce beau mois de lumière et d’ivresse,
O terreur ! c’est la mort qui brusquement se dresse,
La grande aveugle, l’ombre implacable et sans yeux ;
Oh ! comme ils vont trembler et crier sous les cieux,
Sangloter, appeler à leur aide la ville,
La nation qui hait l’Euménide civile,
Toute la France, nous, nous tous qui détestons
Le meurtre pêle-mêle et la guerre à tâtons !
Comme ils vont, l’oeil en pleurs, bras tordus, mains crispées
Supplier les canons, les fusils, les épées,
Se cramponner aux murs, s’attacher aux passants,
Et fuir, et refuser la tombe, frémissants ;
Et hurler : On nous tue ! au secours ! grâce ! grâce !
Non. Ils sont étrangers à tout ce qui se passe ;
Ils regardent la mort qui vient les emmener.
Soit. Ils ne lui font pas l’honneur de s’étonner.
Ils avaient dès longtemps ce spectre en leur pensée.
Leur fosse dans leur coeur était toute creusée.
Viens, mort !

Etre avec nous, cela les étouffait.
Ils partent. Qu’est-ce donc que nous leur avions fait ?
O révélation ! Qu’est-ce donc que nous sommes
Pour qu’ils laissent ainsi derrière eux tous les hommes,
Sans un cri, sans daigner pleurer, sans un regret ?
Nous pleurons, nous. Leur coeur au supplice était prêt.
Que leur font nos pitiés tardives ? Oh ! quelle ombre !
Que fûmes-nous pour eux avant cette heure sombre ?
Avons-nous protégé ces femmes ? Avons-nous
Pris ces enfants tremblants et nus sur nos genoux ?
L’un sait-il travailler et l’autre sait-il lire ?
L’ignorance finit par être le délire ;
Les avons-nous instruits, aimés, guidés enfin,
Et n’ont-ils pas eu froid ? et n’ont-ils pas eu faim ?
C’est pour cela qu’ils ont brûlé vos Tuileries.
Je le déclare au nom de ces âmes meurtries,
Moi, l’homme exempt des deuils de parade et d’emprunt,
Qu’un enfant mort émeut plus qu’un palais défunt
C’est pour cela qu’ils sont les mourants formidables,
Qu’ils ne se plaignent pas, qu’ils restent insondables,
Souriants, menaçants, indifférents, altiers,
Et qu’ils se laissent presque égorger volontiers.
Méditons. Ces damnés, qu’aujourd’hui l’on foudroie,
N’ont pas de désespoir n’ayant pas eu de joie.
Le sort de tous se lie à leur sort. Il le faut.
Frères, bonheur en bas, sinon malheur en haut !

A CEUX QU’ON FOULE AUX PIEDS
Oh ! je suis avec vous ! j’ai cette sombre joie.
Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie
M’attirent ; je me sens leur frère ; je défends
Terrassés ceux que j’ai combattus triomphants ;
Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m’éclaire,
Oublier leur injure, oublier leur colère,
Et de quels noms de haine ils m’appelaient entre eux.
Je n’ai plus d’ennemis quand ils sont malheureux.
Mais surtout c’est le peuple, attendant son salaire,
Le peuple, qui parfois devient impopulaire,
C’est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants,
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ;
Je défends l’égaré, le faible, et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements ;
Etant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
A vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
(…)
Quand je pense qu’on a tué des femmes grosses,
Qu’on a vu le matin des mains sortir des fosses,
O pitié ! quand le pense à ceux qui vont partir !
Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr.
Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ;
De toutes les douleurs ils traversent les cribles ;
Ils sont vannés au vent qui les emporte, et vont
Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond.
Où ? qui le sait ? leurs bras vers nous en vain se dressent.
Oh ! ces pontons sur qui j’ai pleuré reparaissent,
Avec leurs entreponts où l’on expire, ayant
Sur soi l’énormité du navire fuyant !
On ne peut se lever debout ; le plancher tremble ;
On mange avec les doigts au baquet tous ensemble,
On boit l’un après l’autre au bidon, on a chaud,
On a froid, l’ouragan tourmente le cachot,
L’eau gronde, et l’on ne voit, parmi ces bruits funèbres,
Qu’un canon allongeant son cou dans les ténèbres.
Je retombe en ce deuil qui jadis m’étouffait.
Personne n’est méchant, et que de mal on fait !

Combien d’êtres humains frissonnent à cette heure,
Sur la mer qui sanglote et sous le ciel qui pleure,
Devant l’escarpement hideux de l’inconnu !
Etre jeté là, triste, inquiet, tremblant, nu,
Chiffre quelconque au fond d’une foule livide,
Dans la brume, l’orage et les flots, dans le vide,
Pêle-mêle et tout seul, sans espoir, sans secours,
Ayant au coeur le fil brisé de ses amours !
« Il y avait dans les esprits une véritable exagération de la valeur, des facultés, de l’importance de la garde nationale... Mon Dieu, vous avez vu le képi de M. Victor Hugo qui symbolisait cette situation. »
(Le Général Trochu à l’Assemblée Nationale, - 14 juin 1871.)

Notre propos n’est pas de juger Hugo comme révolutionnaire ou comme non révolutionnaire mais de profiter du fait qu’Hugo, en tant qu’écrivain, s’est complètement immergé dans les révolutions vécues de son époque, et c’était une époque marquée par les révolutions, au point de savoir les rendre dans ses écrits et nous en faire partager les émotions.

« Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité. »

Victor Hugo, Les misérables - L’idylle rue plumet et l’épopée rue saint-denis

« La misère, chargée d’une idée, est le plus redoutable des engins révolutionnaires. La misère est le canon, l’idée est le boulet. »

Victor Hugo, Océan : Tas de pierres

« Si vous voulez absolument rattacher la littérature de ce siècle à des hommes antérieurs à notre époque, cherchez ces hommes, non dans la littérature, mais dans l’histoire, et allez droit à Danton, par exemple. Mais ce mouvement vient de plus haut que les hommes. Il vient des idées. Il est la Révolution même. »

Victor Hugo, Post-scriptum de ma vie

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Messages

  • « Il y a certaines idées puissantes qui vomissent le bruit, la flamme et la fumée, et qui traînent, remorquent, conduisent et emportent tout un siècle. Malheur à qui ne sait pas bien mener ces effrayantes locomotives ! »

    Victor Hugo, 1848

  • ça vient de sortir

    Victor Hugo
    Histoire d’un crime. Déposition d’un témoin (notes et notice par Guy Rosa ; préface de Jean-Marc Hovasse)
    La Fabrique - novembre 2009

    Emission de présentation :
    http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/atelier-litteraire/?theme=0

    L’émission dure moins d’une heure. Des extraits de Hugo sont lus. Des éléments de compréhension sont donnés, même si la chute se veut naïve.... d’une naïveté qui a bon dos, pour vider de leur substance les clefs de compréhension données en cours d’émission.

  • « Les Misérables » (chapitre « Argot qui pleure et argot qui rit ») : « La souffrance engendre la colère ; et tandis que les classes prospères s’aveuglent, ou s’endorment, ce qui est toujours fermer les yeux, la haine des classes malheureuses allume sa torche à quelque esprit chagrin ou mal fait qui rêve dans un coin et elle se met à examiner la société. L’examen de la haine, chose terrible.."

  • Victor Hugo dans "William Shakespeare" :

    "La Révolution a clos un siècle et commencé l’autre.

    Un ébranlement dans les intelligences prépare un bouleversement dans les faits ; c’est le dix-huitième siècle. Après quoi la révolution politique faite cherche son expression, et la révolution littéraire et sociale s’accomplit. C’est le dix-neuvième. Romantisme et socialisme, c’est, on l’a dit avec hostilité, mais avec justesse, le même fait. Souvent la haine, en voulant injurier, constate, et, autant qu’il est en elle, consolide.

    Une parenthèse. Ce mot, romantisme, a, comme tous les mots de combat, l’avantage de résumer vivement un groupe d’idées ; il va vite, ce qui plaît dans la mêlée ; mais il a, selon nous, par sa signification militante, l’inconvénient de paraître borner le mouvement qu’il représente à un fait de guerre ; or ce mouvement est un fait d’intelligence, un fait de civilisation, un fait d’âme ; et c’est pourquoi celui qui écrit ces lignes n’a jamais employé les mots romantisme ou romantique. On ne les trouvera acceptés dans aucune des pages de critique qu’il a pu avoir occasion d’écrire. S’il déroge aujourd’hui à cette prudence de polémique, c’est pour plus de rapidité et sous toutes réserves. La même observation peut être faite au sujet du mot socialisme, lequel prête à tant d’interprétations différentes.

    Le triple mouvement littéraire, philosophique et social du dix-neuvième siècle, qui est un seul mouvement, n’est autre chose que le courant de la révolution dans les idées. Ce courant,-après avoir entraîné les faits, se continue immense dans les esprits.

    Ce mot, 93 littéraire, si souvent répété en 1830 contre la littérature contemporaine, n’était pas une insulte autant qu’il voulait l’être. Il était, certes, aussi injuste de l’employer pour caractériser tout le mouvement littéraire qu’il est inique de l’employer pour qualifier toute la révolution politique ; il y a dans ces deux phénomènes autre chose que 93. Mais ce mot, 93 littéraire, avait cela de relativement exact qu’il indiquait, confusément mais réellement, l’origine du mouvement littéraire propre à notre époque, tout en essayant de le déshonorer. Ici encore la clairvoyance de la haine était aveugle. Ses barbouillages de boue au front de la vérité sont dorure, lumière et gloire.

    La Révolution, tournant climatérique de l’humanité, se compose de plusieurs années. Chacune de ces années exprime une période, représente un aspect ou réalise un organe du phénomène. 93, tragique, est une de ces années colossales. Il faut quelquefois aux bonnes nouvelles une bouche de bronze. 93 est cette bouche.

    Écoutez-en sortir l’annonce énorme. Inclinez-vous, et restez effaré, et soyez attendri. Dieu la première fois a dit lui-même fiat lux, la seconde fois il l’a fait dire.

    Par qui ?

    Par 93.

    Donc, nous hommes du dix-neuvième siècle, tenons à honneur cette injure : — Vous êtes 93.

    Mais qu’on ne s’arrête pas là. Nous sommes 89 aussi bien que 93. La Révolution, toute la Révolution, voilà la source de la littérature du dix-neuvième siècle.

    Sur ce, faites-lui son procès, à cette littérature, ou son triomphe, haïssez-la ou aimez-la, selon la quantité d’avenir que vous avez en vous, outragez-la ou saluez-la ; peu lui importent les animosités et les fureurs ! elle est la déduction logique du grand fait chaotique et génésiaque que nos pères ont vu et qui a donné un nouveau point de départ au monde. Qui est contre ce fait, est contre elle ; qui est pour ce fait, est pour elle. Ce que ce fait vaut, elle le vaut. Les écrivains des réactions ne s’y trompent pas ; là où il y a de la révolution, patente ou latente, le flair catholique et royaliste est infaillible ; ces lettrés du passé décernent à la littérature contemporaine une honorable quantité de diatribe ; leur aversion est de la convulsion ; un de leurs journalistes, qui est, je crois, évêque, prononce le mot « poëte » avec le même accent que le mot « septembriseur » ; un autre, moins évêque, mais tout aussi en colère, écrit : Je sens dans toute cette littérature-là Marat et Robespierre. Ce dernier écrivain se méprend un peu ; il y a dans « cette littérature-là » plutôt Danton que Marat.

    Mais le fait est vrai. La démocratie est dans cette littérature.

    La Révolution a forgé le clairon ; le dix-neuvième siècle le sonne.

    Ah ! cette affirmation nous convient, et, en vérité, nous ne reculons pas devant elle, avouons notre gloire, nous sommes les révolutionnaires. Les penseurs de ce temps, les poètes, les écrivains, les historiens, les orateurs, les philosophes, tous, tous, tous, dérivent de la Révolution française. Ils viennent d’elle, et d’elle seule. 89 a démoli la Bastille ; 93 a découronné le Louvre. De 89 est sortie la Délivrance, et de 93 la Victoire. 89 et 93 ; les hommes du dix-neuvième siècle sortent de là. C’est là leur père et leur mère. Ne leur cherchez pas d’autre filiation, d’autre inspiration, d’autre insufflation, d’autre origine. Ils sont les démocrates de l’idée, successeurs des démocrates de l’action. Ils sont les émancipateurs. L’idée Liberté s’est penchée sur leurs berceaux. Ils ont tous sucé cette grande mamelle ; ils ont tous de ce lait dans les entrailles, de cette moelle dans les os, de cette sève dans la volonté, de cette révolte dans la raison, de cette flamme dans l’intelligence.

    Ceux-là mêmes d’entre eux, il y en a, qui sont nés aristocrates, qui sont arrivés au monde dépaysés en quelque sorte dans des familles du passé, qui ont fatalement reçu une de ces éducations premières dont l’effort stupide est de contredire le progrès, et qui ont commencé la parole qu’ils avaient à dire au siècle par on ne sait quel bégaiement royaliste, ceux-là, dès lors, dès leur enfance, ils ne me démentiront pas, sentaient le monstre sublime en eux. Ils avaient le bouillonnement intérieur du fait immense. Ils avaient au fond de leur conscience un soulèvement d’idées mystérieuses ; l’ébranlement intime des fausses certitudes leur troublait l’âme ; ils sentaient trembler, tressaillir, et peu à peu se lézarder leur sombre surface de monarchisme, de catholicisme et d’aristocratie. Un jour, tout à coup, brusquement, le gonflement du vrai a abouti, l’éclosion a eu lieu, l’éruption s’est faite, la lumière les a ouverts, les a fait éclater, n’est pas tombée sur eux, mais, plus beau prodige, a jailli d’eux, stupéfaits, et les a éclairés en les embrasant. Ils étaient cratères à leur insu.

    Ce phénomène leur a été reproché comme une trahison. Ils passaient en effet du droit divin au droit humain. Ils tournaient le dos à la fausse histoire, à la fausse société, à la fausse tradition, au faux dogme, à la fausse philosophie, au faux jour, à la fausse vérité. Le libre esprit qui s’envole, oiseau appelé par l’aurore, est désagréable aux intelligences saturées d’ignorance et aux fœtus conservés dans l’esprit-de-vin. Qui voit offense les aveugles ; qui entend indigne les sourds ; qui marche insulte abominablement les culs-de-jatte. Aux yeux des nains, des avortons, des astèques, des myrmidons et des pygmées, à jamais noués dans le rachitisme, la croissance est apostasie.

    Les écrivains et les poètes du dix-neuvième siècle ont cette admirable fortune de sortir d’une genèse, d’arriver après une fin de monde, d’accompagner une réapparition de lumière, d’être les organes d’un recommencement. Ceci leur impose des devoirs inconnus à leurs devanciers, des devoirs de réformateurs intentionnels et de civilisateurs directs. Ils ne continuent rien ; ils refont tout. A temps nouveaux, devoirs nouveaux. La fonction des penseurs aujourd’hui est complexe : penser ne suffit plus, il faut aimer ; penser et aimer ne suffit plus, il faut agir ; penser, aimer et agir ne suffit plus, il faut souffrir. Posez la plume, et allez où vous entendez de la mitraille ; voici une barricade ; soyez-en. Voici l’exil ; acceptez. Voici l’échafaud, soit. Qu’au besoin dans Montesquieu il y avait John Brown. Le Lucrèce qu’il faut à ce siècle en travail doit contenir Caton. Eschyle, qui écrivait l’Orestie, avait pour frère Cynégyre, qui mordait les navires ennemis ; cela suffisait à la Grèce au temps de Salamine ; cela ne suffit plus à la France après la Révolution ; qu’Eschyle et Cynégyre soient les deux frères, c’est peu ; il faut qu’ils soient le même homme. Tels sont les besoins actuels du progrès. Les serviteurs des grandes choses pressantes ne seront jamais assez grands. Rouler des idées, amonceler des évidences, étager des principes, voilà le remuement formidable. Mettre Pélion sur Ossa, labeur d’enfants à côté de cette besogne de géants : mettre le droit sur la vérité. Escalader cela ensuite, et détrôner les usurpations au milieu des tonnerres ; voilà l’œuvre.

    L’avenir presse. Demain ne peut pas attendre. L’humanité n’a pas une minute à perdre. Vite, vite, dépêchons, les misérables ont les pieds sur le fer rouge. On a faim, on a soif, on souffre. Ah ! maigreur terrible du pauvre corps humain ! le parasitisme rit, le lierre verdit et pousse, le gui est florissant, le ver solitaire est heureux. Quelle épouvante, la prospérité du ténia ! Détruire ce qui dévore, là est le salut. Votre vie a au dedans d’elle la mort, qui se porte bien. Il y a trop d’indigence, trop de dénûment, trop d’impudeur, trop de nudité, trop de lupanars, trop de bagnes, trop de haillons, trop de défaillances, trop de crimes, trop d’obscurité, pas assez d’écoles, trop de petits innocents en croissance pour le mal ! le grabat des pauvres filles se couvre tout à coup de soie et de dentelles, et c’est là la pire misère ; à côté du malheur il y a le vice, l’un poussant l’autre. Une telle société veut être promptement secourue. Cherchons le mieux. Allez tous à la découverte. Où sont les terres promises ? la civilisation veut marcher ; essayons les théories, les systèmes, les améliorations, les inventions, les progrès, jusqu’à ce que chaussure à ce pied soit trouvée. L’essai ne coûte rien ; ou coûte peu. Essayer n’est pas adopter. Mais avant tout et surtout, prodiguons la lumière. Tout assainissement commence par une large ouverture de fenêtres. Ouvrons les intelligences toutes grandes. Aérons les âmes.

    Vite, vite, ô penseurs. Faites respirer le genre humain. Versez l’espérance, versez l’idéal, faites le bien. Un pas après l’autre, les horizons après les horizons, une conquête après une conquête ; parce que vous avez donné ce que vous avez annoncé, ne vous croyez pas quittes. Tenir, c’est promettre. L’aurore d’aujourd’hui oblige le soleil pour demain.

    Que rien ne soit perdu. Que pas une force ne s’isole. Tous à la manœuvre ! la vaste urgence est là. Plus d’art fainéant. La poésie ouvrière de civilisation, quoi de plus admirable ! le rêveur doit être un pionnier : la strophe doit vouloir. Le beau doit se mettre au service de l’honnête. Je suis le valet de ma conscience ; elle me sonne, j’arrive. Va ! je vais. Que voulez-vous de moi, ô vérité,’ seule majesté de ce monde ? Que chacun sente en soi la hâte de bien faire. Un livre est quelquefois un secours attendu. Une idée est un baume, une parole est un pansement ; la poésie est un médecin. Que personne ne s’attarde. La souffrance perd ses forces pendant vos lenteurs. Qu’on sorte de cette paresse du songe. Laissez le kief aux turcs. Qu’on prenne de la peine pour le salut de tous, et qu’on s’y précipite, et qu’on s’y essouffle. N’allez-vous pas plaindre vos enjambées ? Rien d’inutile. Nulle inertie. Qu’appelez-vous nature morte ? Tout vit. Le devoir de tout est de vivre. Marcher, courir, voler, planer, c’est la loi universelle. Qu’attendez-vous ? qui vous arrête ? Ah ! il y a des heures où il semble qu’on voudrait entendre les pierres murmurer contre la lenteur de l’homme !

    Quelquefois on s’en va dans les bois. A qui cela n’arrive-t-il pas d’être parfois accablé ? on voit tant de choses tristes. L’étape ne se fournit point, les conséquences sont longues à venir, une génération est en retard, la besogne du siècle languit. Comment ! tant de souffrances encore ! On dirait qu’on a reculé. Il y a partout des augmentations de superstition, de lâcheté, de surdité, de cécité, d’imbécillité. La pénalité pèse sur l’abrutissement. Ce vilain problème a été posé : faire avancer le bien-être par le recul du droit ; sacrifier le côté supérieur de l’homme au côté inférieur ; donner le principe pour l’appétit ; César se charge du ventre, je lui concède le cerveau ; c’est la vieille vente du droit d’aînesse pour le plat de lentilles. Encore un peu, et ce contre-sens fatal ferait faire fausse route à la civilisation. Le porc à l’engrais, ce ne serait plus le roi, mais le peuple. Hélas, ce laid expédient ne réussit même pas. Nulle diminution de malaise. Depuis dix ans, depuis vingt ans, l’étiage prostitution, l’étiage mendicité, l’étiage crime, marquent toujours le même chiffre ; le mal n’a pas baissé d’un degré. D’éducation vraie, d’éducation gratuite, point. L’enfant a pourtant besoin de savoir qu’il est homme, et le père qu’il est citoyen. Où sont les promesses ? où est l’espérance ? oh ! la pauvre misérable humanité ! on est tenté de crier au secours dans la forêt ; on est tenté de demander appui, concours et main-forte à cette grande nature sombre. Ce mystérieux ensemble de forces est-il donc indifférent au progrès ? On supplie, on appelle, on lève les mains vers l’ombre. On écoute si les bruits ne vont pas devenir des voix. Le devoir des sources et des ruisseaux serait de bégayer : En avant ! on voudrait entendre les rossignols chanter des marseillaises.

    Après tout, pourtant, ces temps d’arrêt n’ont rien que de normal. Le découragement serait puéril. Il y a des haltes, des repos, des reprises d’haleine dans la marche des peuples, comme il y a des hivers dans la marche des saisons. Le pas gigantesque, 89, n’en est pas moins fait. Désespérer serait absurde ; mais stimuler est nécessaire.

    Stimuler, presser, gronder, réveiller, suggérer, inspirer, c’est cette fonction, remplie de toutes parts par les écrivains, qui imprime à la littérature de ce siècle un si haut caractère de puissance et d’originalité. Rester fidèle à toutes les lois de l’art en les combinant avec la loi du progrès, tel est le problème, victorieusement résolu par tant de nobles et fiers esprits.

    De là cette parole : Délivrance, qui apparaît au-dessus de tout dans la lumière, comme si elle était écrite au front même de l’idéal.

    La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé un jour que la France a été dans la fournaise, les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie archange. Aujourd’hui pour toute la terre la France s’appelle Révolution ; et désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs le point d’origine et le lieu de naissance de la littérature du dix-neuvième siècle. Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et méconnus, illustres et obscurs, dans toutes nos œuvres, bonnes ou mauvaises, quelles qu’elles soient, poëmes, drames, romans, histoire, philosophie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, partout, oui, toujours, oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour réhabiliter les lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit, oui, pour consoler, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, oui, pour panser en attendant qu’on guérisse, oui, pour transformer la charité en fraternité, l’aumône en assistance, la fainéantise en travail, l’oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l’iniquité en justice, le bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacristies en temples, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour ôter des religions l’enfer et des sociétés le bagne, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire, du déshérité, de l’exploité, du trahi, du vaincu, du vendu, de l’enchaîné, du sacrifié, de la prostituée, du forçat, de l’ignorant, du sauvage, de l’esclave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils, Révolution !"

  • Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

    Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?

    Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?

    Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules

    Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement

    Dans la même prison le même mouvement.

    Accroupis sous les dents d’une machine sombre,

    Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,

    Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,

    Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.

    Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.

    Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.

    Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.

    Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !

    Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes,

    Notre père, voyez ce que nous font les hommes !

    Ô servitude infâme imposée à l’enfant !

    Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant

    Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,

    La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,

    Et qui ferait - c’est là son fruit le plus certain ! -

    D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !

    Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,

    Qui produit la richesse en créant la misère,

    Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !

    Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?

    Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,

    Une âme à la machine et la retire à l’homme !

    Que ce travail, haï des mères, soit maudit !

    Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,

    Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème !

    Ô Dieu ! qu’il soit maudit au nom du travail même,

    Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,

    Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux !

    Victor Hugo. Les contemplations.

  • « La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé, un jour, que la France a été dans la fournaise ; les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie archange.

    Aujourd’hui pour toute la terre de France s’appelle Révolution ; et désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs le point d’origine et le lieu de naissance de la littérature du dix-neuvième siècle.

    Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et méconnus, illustres et obscurs, dans toutes nos oeuvres, bonnes ou mauvaises, quelles qu’elles soient, poèmes, drames, romans, histoire, philosophie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, pour tout, oui, toujours, oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour réhabiliter les lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit, oui, pour consoler, oui, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, oui, pour panser en attendant qu’on guérisse, oui, pour transformer la charité en fraternité, l’aumône en assistance, la fainéantise en travail, l’oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l’iniquité en justice, le bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacristies en temples, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour ôter des religions l’enfer et des sociétés le bagne, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire, du déshérité, de l’exploité, du trahi, du vaincu, du vendu, de l’enchaîné, du sacrifié, de la prostituée, du forçat, de l’ignorant, du sauvage, de l’esclave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils, Révolution ! »

    Victor HUGO

    Extraits de William Shakespeare, 1864.

  • « L’effet historique de la révolution a d’abord
    été horrible, puis terrible, puis discuté,
    puis grand, puis immense, puis sublime. »

    V. Hugo, "Choses vues"

  • « Il faut en convenir, un mouvement vaste et profond travaille intérieurement la littérature de ce siècle. Quelques hommes distingués s’en étonnent, et il n’y a précisément dans tout cela d’étonnant que leur surprise. En effet, si après une révolution politique qui a frappé la société dans toutes ses sommités et dans toutes ses racines, qui a touché à toutes les gloires et à toutes les infamies, qui a tout désuni et tout mêlé […] ; après une commotion effrayante et qui n’a rien laissé dans le cœur des hommes qu’elle n’ait remué, rien dans l’ordre des choses qu’elle n’ait déplacé ; si, disons-nous, après un si prodigieux événement, nul changement n’apparaissait dans l’esprit et dans le caractère d’un peuple, n’est-ce pas alors qu’il faudrait s’en étonner, et d’un étonnement sans bornes ? »

    Victor Hugo (préface des Odes 1824)

  • « Le dix-neuvième siècle ne relève que de lui-même ; il ne reçoit son impulsion d’aucun aïeul ; il est fils d’une idée. Sans doute Isaïe, Homère, Aristote, Dante, Shakespeare, ont été ou peuvent être de grands points de départs pour d’importantes formations philosophiques ou poétiques ; mais le dix-neuvième siècle a une mère auguste, la Révolution française. Il a ce sang énorme dans les veines. […] Il est de sa nature révolutionnaire de se passer d’ancêtres. »

    V. Hugo, William Shakespeare

  • Victor Hugo dans « Les Misérables » :

    « Les révolutions ont le bras terrible et la main heureuse ; elles frappent ferme et choisissent bien. Même incomplètes, même abâtardies et mâtinées, et réduites à l’état de révolution cadette, comme la révolution de 1830, il leur reste presque toujours assez de lucidité providentielle pour qu’elles ne puissent mal tomber. Leur éclipse n’est jamais une abdication. Pourtant, ne nous vantons pas trop haut, les révolutions, elles aussi, se trompent, et de graves méprises se sont vues… Il y a dans les révolutions des nageurs à contre-courant, ce sont les vieux partis… Toute révolution, étant un accomplissement normal, contient en elle sa légitimité, que de faux révolutionnaires déshonorent quelquefois, mais qui persiste, même souillée, qui survit, même ensanglantée. Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité. Une révolution est un retour du factice au réel. Elle est parce qu’il faut qu’elle soit. »

  • « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent. »

    Hugo dans "Les Châtiments"

  • « Le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre. »

    Hugo dans "Les Châtiments"

  • « Quel champ de bataille que l’homme ! »

    Hugo dans « Quatre-vingt-treize »

  • Victor Hugo :

    « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
    Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front,
    Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime
    Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime. »

    « Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. »

    Victor Hugo, Discours à l’Assemblée Législative -

    « Il y a dans Paris… des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtement, que des monceaux infects de chiffons en fermentation… Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ».

    Assemblée Nationale, 9 juillet 1849

    Hugo dans la lettre adressée au journal L’Avenir des femmes en 1872 :

    « Dans notre législation telle qu’elle est, la femme ne possède pas, elle n’est pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est pas. Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent : il faut qu’il cesse. »

    « Nous proclamons la femme notre égale avec le respect en plus. Ô femme, mère, compagne, sœur, éternelle mineure, éternelle esclave, éternelle sacrifiée, éternelle martyre, nous vous relèverons ».

    Victor Hugo, journal La Gironde, 17 janvier 1862 :

    « Un seul esclave sur la Terre suffit pour déshonorer la liberté de tous les hommes. »

    « Avant la fin du siècle, l’esclavage aura disparu de la terre. La liberté est la loi humaine… La barbarie recule. La civilisation avance. »

  • Nous sommes tes fils, Révolution !

    « La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé un jour que la France a été dans la fournaise, les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie archange. Aujourd’hui pour toute la terre la France s’appelle Révolution ; et désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs le point d’origine et le lieu de naissance de la littérature du dix-neuvième siècle. Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et méconnus, illustres et obscurs, dans toutes nos œuvres, bonnes ou mauvaises, quelles qu’elles soient, poèmes, drames, romans, histoire, philosophie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, partout, oui, toujours, oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour réhabiliter les lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit, oui, pour consoler, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, oui, pour panser en attendant qu’on guérisse, oui, pour transformer la charité en fraternité, l’aumône en assistance, la fainéantise en travail, l’oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l’iniquité en justice, le bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacristies en temples, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour ôter des religions l’enfer et des sociétés le bagne, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire, du déshérité, de l’exploité, du trahi, du vaincu, du vendu, de l’enchaîné, du sacrifié, de la prostituée, du forçat, de l’ignorant, du sauvage, de l’esclave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils, Révolution !”

    Victor Hugo

  • « Des républicains de l’espèce dite « républicains farouches » ne sont autres que des autocrates retournés. Ils disent : « La République, c’est nous ! » absolument comme Louis XIV disait : " L’Etat, c’est moi ! " »

    Victor Hugo n’aurait pas été étonné devant des Miterrand candidat de tous les républicains et des Sarkozy ou Hollande-Valls...

  • Des révolutions nous revoyons les cimes.

    Vieux monde du passé, marche, allons ! c’est la loi.

    L’ange au glaive de feu, debout derrière toi,

    Te met l’épée aux reins et te pousse aux abîmes !

    Victor Hugo

  • « Il vient une heure où protester ne suffit plus ; après la philosophie il faut l’ action ; la vive force achève ce que l’ idée a ébauché. »

    Les Misérables (1862), Victor Hugo

  • La dernière phrase de Victor Hugo :

    « C’est ici le combat du jour et de la nuit… »

  • Alors révolutionnaire ou pas, Victor Hugo ?

  • Victor Hugo est à la charnière des révolutions bourgeoises et populaires et des révolutions prolétariennes. En ce sens, il est difficile de dire qu’il est révolutionnaire comme de dire qu’il ne l’est pas.

    Victor Hugo, s’il a su dénoncer la dictature et la misère, n’était pour autant ni un militant révolutionnaire ni un écrivain révolutionnaire, mais la musique de sa poésie a résonné, comme celle de Beethoven, au rythme des révolutions et le peuple révolutionnaire de Paris, lors de la Commune de 1871, l’a reconnu comme l’un des siens, en défilant à ses côtés.

  • V. Hugo dans « Choses vues » :

    Juin 1850.

    « Le gouvernement a trouvé un moyen d’empêcher les révolutions. Il s’est dit : les révolutions naissent des barricades et les barricades naissent des pavés. — Il macadamise les boulevards et le faubourg Saint-Antoine.
    Voilà donc à quoi se résout désormais la politique du gouvernement : une moitié de l’année en poussière et l’autre moitié en boue. »

  • Cette année, aux jours de mai, sombres anniversaires de l’hécatombe, les morts vont vite ! Trois tombes viennent de s’ouvrir :

    Victor Hugo !

    Amouroux !

    Cournet !

    Toutes trois rappellent 71 : Amouroux traîna le boulet du bagne en Nouvelle-Calédonie ; Cournet fut proscrit, et la proscription fut la portion la plus malheureuse peut-être des vaincus ; Victor Hugo offrit sa maison, à Bruxelles, aux fugitifs de l’abattoir.

    C’est pourquoi l’idée de faire parler sur cette tombe M. Maxime Du Camp, pourvoyeur des tueries chaudes ou froides, me fait horreur.

    Tout enfant, j’ai envoyé des vers à Victor Hugo ; je lui en ai envoyé toute ma vie, sauf depuis le retour de Calédonie. Pourquoi faire ? Le maître était fêté par tous, même par ceux qui, autrefois, étaient loin de le fêter ; je n’avais nul besoin d’assister aux jours joyeux. Mais, sur la tombe où osera parler M. Du Camp de Satory, je reviens, criant de la prison, comme les morts crieraient s’ils sentaient à travers le néant, à travers la terre : « Arrière ! les bandits ! Salut au barde qui maudissait les bourreaux ! »

    AUX MÂNES DE VICTOR HUGO

    « Tu peux frapper cet homme avec tranquillité. »

    Victor Hugo.

    Aux survivants de Mai, dans la grande hécatombe,

    Il offrit sa maison ; aujourd’hui, sur sa tombe,

    C’est Maxime Du Camp,

    Du Camp de Satory ! qui prendra la parole.

    Pourquoi, pour saluer ce barde au Capitole,

    Un front marqué de sang ?

    De ce sang des vaincus, qui fit horreur au maître ;

    Non pas dans les combats, mais après, comme un traître.

    Comme à la chasse un chien

    Fait lever le gibier, ce mouchard volontaire,

    Six ans nous l’avons vu, pour les conseils de guerre,

    Chasser au citoyen !

    Le bourreau Gallifet se montre face à face ;

    On sait les quinze noms de ceux du coup de grâce ;

    Dans l’abattoir sanglant

    Ils n’ont fait que tuer ; lui, jetait de la boue

    À ceux qu’il indiquait pour qu’on les mît en joue,

    Lui, Maxime Du Camp !

    Du Camp de Satory ; on peut frapper cet homme

    Avec tranquillité, pas comme un autre, en somme,

    Mais en le souffletant.

    Car ce n’est qu’un défi, sa parole honteuse,

    Comme un crachat jeté à la foule houleuse

    Qui l’entoure en grondant.

    Sous les arbres en fleur, au rouge anniversaire,

    Comme une insulte à ceux qui dorment sous la terre,

    Il ne parlera pas.

    O maître ! nous veillons des tombes et des geôles ;

    Sur toi ne tombera nulle de ses paroles

    Et nul bruit de ses pas.

    Ah ! de la part des morts, de la tombe béante,

    Le peuple jettera, fétu dans la tourmente,

    Le sinistre histrion.

    Qu’il aille sous le vent terrible des colères,

    Sous le vent qui dans l’air fait craquer nos bannières,

    Qu’il aille, ce haillon !

    Peut-être que ce sera au Père-Lachaise.

    Maxime Du Camp de Satory parlant au Père-Lachaise ! Devant le mur blanc des fusillés ! Ce monstre, qui servit pendant plus de six ans de pourvoyeur aux bourreaux, le faisait par plaisir et non comme les misérables vulgaires, qui le font la plupart pour nourrir leurs petits. Que de choses fait faire aux misérables la nichée qui meurt de faim ! Lui, Maxime Du Camp de Satory, il faisait pour son plaisir lever les vaincus devant les vainqueurs !

    Je l’avais un peu oublié, au milieu de tant de douleurs. L’épouvantable idée de le dresser devant nous aux jours de Mai m’a rappelé ses crimes.

    Peut-être on trouverait là le juste châtiment s’il osait s’y montrer.

    Là-bas, en Calédonie, sur un rocher énorme, ouvrant comme une rose géante ses pétales de granit tachés de petites coulées noires de lave pareilles à des filets de sang noir, est une strophe d’Hugo que j’y ai gravée pour les cyclones :

    · · · · · · · ·

    Paris sanglant, au clair de lune,

    Rêve sur la fosse commune.

    Gloire au général Trestaillon !

    Plus de presse, plus de tribune,

    Quatre-vingt-neuf porte un bâillon ;

    La Révolution, terrible à qui la touche,

    Est couchée à terre ; un Cartouche

    Peut ce qu’aucun Titan ne put.

    Escobar rit d’un rire oblique.

    On voit traîner sur toi, géante République,

    Tous les sabres de Lilliput ;

    Le juge, marchand en simarre,

    Vend la loi.

    Lazare ! Lazare ! Lazare !

    Lève-toi !

    Victor Hugo.

    Que cette strophe, ô maître, s’effeuille sur ta tombe !

    Louise Michel, Mémoires

  • « En 93, selon que l’idée qui flottait était bonne ou mauvaise, selon que c’était le jour du fanatisme ou de l’enthousiasme, il partait du faubourg Saint-Antoine tantôt des légions sauvages, tantôt des bandes héroïques.

    Sauvages. Expliquons-nous sur ce mot. Ces hommes hérissés qui, dans les jours génésiaques du chaos révolutionnaire, déguenillés, hurlants, farouches, le casse-tête levé, la pique haute, se ruaient sur le vieux Paris bouleversé, que voulaient-ils ? Ils voulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté, l’égalité, la fraternité, le pain pour tous, l’idée pour tous, l’édénisation du monde, le progrès ; et cette chose sainte, bonne et douce, le progrès, poussés à bout, hors d’eux-mêmes, ils la réclamaient terribles, demi-nus, la massue au poing, le rugissement à la bouche. C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation.

    Ils proclamaient avec furie le droit ; ils voulaient, fût-ce par le tremblement et l’épouvante, forcer le genre humain au paradis. Ils semblaient des barbares et ils étaient des sauveurs. Ils réclamaient la lumière avec le masque de la nuit.

    En regard de ces hommes, farouches, nous en convenons, et effrayants, mais farouches et effrayants pour le bien, il y a d’autres hommes, souriants, brodés, dorés, enrubannés, constellés, en bas de soie, en plumes blanches, en gants jaunes, en souliers vernis, qui, accoudés à une table de velours au coin d’une cheminée de marbre, insistent doucement pour le maintien et la conservation du passé, du Moyen-Âge, du droit divin, du fanatisme, de l’ignorance, de l’esclavage, de la peine de mort, de la guerre, glorifiant à demi-voix et avec politesse le sabre, le bûcher et l’échafaud. Quant à nous, si nous étions forcé à l’option entre les barbares de la civilisation et les civilisés de la barbarie, nous choisirions les barbares. »
    signé Victor Hugo, dans La dernière barricade (Les Misérables)

  • oui merci Robert de remettre à leur place les marxistes sectaires. Je viens de revoir pour la deuxième fois les misérables (en vrai et en os) à Montreuil/mer, sublime, forcément sublime !

    • C’est ceux de qui Marx disait "je ne suis pas marxiste" !!!

      Marx et Engels se sont démarqués de ce type de « marxistes » qui sont en fait économistes et prétendent que le marxisme serait un déterminisme économique ou un matérialisme économiste, comme Lafargue et Guesde. Voir, par exemple la lettre d’Engels à Borgius du 25 janvier 1894 :

      « Par les rapports économiques, que nous considérons comme la base déterminante de l’histoire de la société, nous entendons la façon dont les hommes d’une société donnée produisent leurs moyens d’existence et échangent entre eux les produits (dans la mesure où il y a division du travail). Il faut donc entendre par là l’ensemble de la technique de la production et des moyens de transport. Cette technique détermine aussi, d’après nous, le mode de l’échange, partant de la répartition des produits et aussi, après la dissolution de la société fondée sur la gens, la division en classes, partant les rapports de domination et de sujétion, l’Etat, la politique, le droit, etc. De plus, il faut entendre par rapports économiques la base géographique sur laquelle ceux-ci se passent et les survivances des stades antérieurs du développement économique qui se sont maintenues, souvent uniquement par tradition ou vis inertiæ, naturellement aussi le milieu qui entoure entièrement cette forme de société… Nous considérons les conditions économiques comme conditionnant en dernière instance le développement historique… Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Ils réagissent tous les uns sur les autres et sur la base économique. Il n’est pas vrai que la situation économique est la seule cause active et que tout le reste n’est qu’un effet passif. Mais il y a une action réciproque sur la base de la nécessité économique qui finit toujours par l’emporter en dernière instance. L’État, par exemple, agit par la protection douanière, par le libre échange, par de bonnes ou de mauvaises finances, et même l’épuisement et l’impuissance mortelle des petits bourgeois allemands qui ressortait de la situation économique misérable de l’Allemagne de 1648 à 1830, qui se traduisit d’abord par le piétisme, puis par un sentimentalisme et par une servilité rampante devant les princes et la noblesse, ne fut pas sans effet économique. Ce fut un des plus grands obstacles au relèvement et il ne fut ébranlé que le jour où les guerres de la Révolution et de Napoléon eurent rendu aiguë la misère chronique. Il n’y a donc pas, comme on arrive parfois à se le figurer, une action automatique de la situation économique ; les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans un milieu donné qui les conditionne, sur la base de rapports réels préexistants, parmi lesquels les rapports économiques, si influencés qu’ils puissent être par les autres rapports politiques et idéologiques sont en dernière instance les rapports décisifs et forment le fil conducteur qui permet seul de la comprendre. Les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais jusqu’ici pas avec une volonté générale suivant un plan d’ensemble, même lorsqu’il s’agit d’une société donnée et tout à fait isolée. Leurs efforts s’entrecroisent et, justement à cause de cela, dans toutes ces sociétés domine la nécessité dont le hasard est le complément et la manifestation. La nécessité qui se fait jour à travers tous les hasards, c’est de nouveau finalement la nécessité économique. Ici il nous faut parler des soi-disant grands hommes. Que tel grand homme et précisément celui-ci apparaît à tel moment, dans tel pays, cela n’est évidemment que pur hasard. Mais supprimons-le, il y a demande pour son remplacement et ce remplacement se fait tant bien que mal, mais il se fait à la longue. Que le Corse Napoléon ait été précisément le dictateur militaire dont la République française épuisée par ses guerres avait besoin, ce fut un hasard ; mais qu’en cas de manque d’un Napoléon un autre eût pris la place, cela est prouvé par ce fait que chaque fois l’homme s’est trouvé, dès qu’il était nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. Si c’est Marx qui a découvert la conception matérialiste de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais jusqu’en 1850, prouvent qu’il y avait tendance à ce qu’elle se fasse, et la découverte de cette même conception par Morgan prouve que le temps était mûr pour elle, et qu’elle devait être découverte. Il en est de même pour tous les autres hasards ou prétendus tels de l’histoire. Plus le domaine que nous considérons s’éloigne du domaine économique et se rapproche du domaine idéologique purement abstrait, plus nous trouvons qu’il y a de hasards dans son développement, plus sa courbe présente de zigzags. Mais si vous tracez l’axe moyen de la courbe, vous trouverez que plus large est la période considérée et plus vaste le domaine étudié, d’autant plus cet axe tend à devenir presque parallèle à l’axe du développement économique… Je crois d’ailleurs que le bel exemple donné par Marx dans le 18 Brumaire sera pour vous une réponse suffisante. »

      Quant à l’économisme, qui consiste à spécifier l’étude de l’économie et à la placer en dehors du domaine de la domination politique de la société et à placer son caractère spécifique en dehors de toute philosophie, c’est une démarche opposée à celle de Marx, selon nous.

  • A noter que l’organisation faussement marxiste Lutte Ouvrière a réédité et soutenu la brochure de Lafargue contre Victor Hugo...

  • Lettre de Friedrich Engels à E. Bernstein, 2 novembre 1882 :

    Quand vous ne cessez de répéter que le « marxisme » est en grand discrédit en France, vous n’avez en somme vous‑même d’autre source que celle‑là ‑ du Malon de seconde main. Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ».

    source

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