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Témoignages de bolcheviks sur Trotsky

samedi 9 avril 2022, par Robert Paris

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Témoignages sur Léon Trotsky, le plus grand et le plus calomnié des révolutionnaires

Karl Radek dans la Pravda du 14 octobre 1922 :

« Si l’on peut dire du camarade Lénine qu’il est la raison de la révolution, la régissant par la transmission de la volonté, on peut caractériser le camarade Trotsky comme une volonté d’acier refrénée par la raison. La parole de Trotsky retentissait comme l’appel d’une cloche au travail. Toute la signification de cette voix, tout son sens et le sens même de notre travail des prochaines années en deviennent parfaitement clairs... »

Iaroslavsky (futur stalinien émérite) dans la Pravda en février 1923 :

« La brillante activité de littérateur-publiciste du camarade Trotsky lui a fait un nom mondial de « roi des pamphlétaires » : c’est ainsi que le nomme l’écrivain anglais Bernard Shaw. Quiconque, depuis un quart de siècle, a été au courant de cette activité doit se persuader que ce talent particulièrement éclatant... Nombreux, probablement, sont ceux qui ont vu une photographie de Trotsky adolescent, laquelle est assez répandue, etc. ; sous ce front haut, bouillonnait alors déjà un torrent d’images, de pensées, de sentiments qui parfois entraînèrent le camarade Trotsky un peu à l’écart de la grand’route historique, qui le forcèrent parfois à choisir soit des détours trop accentués, soit un chemin trop témérairement brusqué vers un point que l’on ne pouvait atteindre. Mais, dans toutes ces recherches, nous voyons un homme profondément dévoué à la révolution, qui a grandi pour jouer le rôle de tribun, dont le langage extrêmement acerbe, et souple comme l’acier, brise l’adversaire... Les Sibériens lisaient avec enthousiasme ces brillants articles et en attendaient d’autres avec impatience. Peu nombreux étaient ceux qui en connaissaient l’auteur, et ceux qui connaissaient Trotsky ne pensaient pas le moins du monde alors qu’il serait un des dirigeants reconnus de l’armée la plus révolutionnaire et de la plus grande révolution dans le monde… »

Staline, lui-même, écrit pour le premier anniversaire de la Révolution d’Octobre :

« Tout le travail d’organisation pratique de l’insurrection se fit sous la direction immédiate de Trotsky, président du soviet de Pétrograd. On peut dire en toute assurance que le parti doit avant tout et surtout au camarade Trotsky la rapide adhésion de la garnison du soviet et l’habile organisation du comité de guerre révolutionnaire. » (La Pravda, 6 novembre 1918)

Les « Cahiers du bolchevisme » (du parti communiste de France) de 1924, dirigés par Zinoviev, prennent partie contre Trotsky mais en sont encore à écrire :

« Nous avons reconnu l’œuvre, le grand rôle et le travail d’organisation révolutionnaire accomplis par Trotsky pendant la Révolution russe… »
Au Plénum du parti bolchevik de juillet 1926, Zinoviev annonça que sa lutte contre Trotsky avait été la plus grande erreur de sa vie, « plus dangereuse que l’erreur de 1917 ».

Zinoviev à la Conférence de l’Opposition d’octobre 1926, expliquant comment il a monté avec Staline le prétendu "complot de Trotsky" :

« Vous devez comprendre, dit-il en ma présence à ses proches amis, quelques ouvriers de Léningrad qui croyaient honnêtement à la légende du trotskysme, vous devez comprendre qu’il s’agissait d’une lutte pour le pouvoir. Tout l’art consistait à greffer sur les vieux désaccords les nouvelles questions. C’est dans cette intention que le trotskysme fut inventé... »

Léon Trotsky, organisateur de la victoire

par Karl Radek

L’histoire a préparé notre parti pour différentes tâches. Aussi défectueux que soit notre appareil d’Etat ou notre activité économique, tout le passé du parti l’a préparé psychologiquement à la créaction d’un nouvel ordre de l’économie et d’un nouvel appareil d’Etat. L’Histoire nous a même préparés à la diplomatie. Il n’est guère besoin de mentionner que la politique mondiale a toujours intéressé les marxistes. Ce furent les négociations sans fin avec les mencheviks qui ont perfectionné notre technique diplomatique, et ce fut durant ces vieilles luttes que le camarade Tchitcherine apprit à élaborer des notes diplomatiques. Nous ne faisons que commencer à apprendre le miracle de l’économie. Notre machine d’Etat craque et gémit. Pourtant, sur un point, nous fûmes éminemment victorieux : notre Armée rouge. Son créateur, sa volonté, c’est le camarade L.-D. Trotsky.

Le vieux général Moltke, le créateur de l’armée allemande, a souvent parlé du danger que la plume des diplomates puisse gâcher le travail du sabre des soldats. Les guerriers, de par le monde, quoiqu’il y ait eu des auteurs classiques parmi eux, ont toujours opposé la plume à l’épée. L’histoire de la révolution prolétarienne montre comment la plume peut être changée pour une épée. Trotsky est l’un des meilleurs écrivains du socialisme mondial, mais cet avantage littéraire ne l’a pas empêché de devenir le dirigeant, l’organisateur dirigeant de la première armée prolétarienne. La plume du meilleur publiciste de la révolution fut forgée en une épée.

La littérature militaire était insuffisante

La littérature du socialisme scientifique n’a pas été d’un grand secours au camarade Trotsky pour résoudre les problèmes qu’affrontait le parti lorsqu’il était menacé par l’impérialisme mondial. En parcourant toute la littérature socialiste d’avant guerre, nous ne trouvons — à l’exception de quelques œuvres peu connues d’Engels, quelques chapitres dans son Anti-Dühring sur le développement de la stratégie, et quelques chapitres dans l’excellent livre de Mehring sur Lessing, sur l’activité guerrière de Frédéric le Grand — que quatre ouvrages sur des sujets militaires : la brochure d’Auguste Bebel sur les milices, le livre de Gaston Moch sur les milices, les deux volumes sur l’Histoire de la guerre par Schulz et le livre de Jaurès sur la propagande de l’idée de la milice en France. A l’exception des livres de Schulz et de Jaurès qui ont une grande valeur, tout ce que la littérature socialiste a publié sur des sujets militaires depuis la mort d’Engels fut du mauvais dilettantisme. Même ces ouvrages de Schulz et Jaurès n’offraient pas de réponse aux questions qui se posaient pour la révolution russe. Le livre de Schulz exposait l’évolution des formes de stratégie et d’organisation militaire depuis plusieurs siècles. C’était une tentative d’application de la méthode marxiste à la recherche historique, se terminant avec la période napoléonienne. Le livre de Jaurès — plein de brio éblouissant — montre qu’il est tout à fait familier avec les problèmes de l’organisation militaire, mais il souffre d’un défaut fondamental ; ce talentueux représentant du réformisme voulait faire de l’armée capitaliste un instrument de la défense nationale et la libérer de la fonction de défenseur des intérêts de la classe de la bourgeoisie. De ce fait, il n’a pu saisir les tendances de l’évolution, du militarisme, et a porté l’idée de la démocratie ad absurdum la question de la guerre à la question de l’armée.

L’origine de la conception de l’Armée rouge

Je ne sais pas a quel point le camarade Trotsky s’est occupé avant la guerre des questions de l’art militaire. Je pense qu’il n’a pas tiré des livres sa talentueuse connaissance de ces questions, mais qu’il y fit ses débuts du temps où il était correspondant dans la guerre des Balkans, cette répétition générale de la grande guerre. Il approfondit probablement ses connaissances de la technique de la guerre et du mécanisme de l’armée durant son séjour en France (pendant la guerre), d’où il envoya ses brillantes esquisses sur la guerre au Mysl de Kiev.

On peut voir dans cet ouvrage avec quelle ampleur il saisit l’esprit de l’armée. Le marxiste Trotsky ne vit pas seulement la discipline extérieure de l’armée, les canons, la technique. Il vit les hommes vivants qui servent les instruments de la guerre, il vit l’attaque en éventail sur le champ de bataille.

Trotsky est l’auteur de la première brochure donnant une analyse détaillée des causes du déclin de l’Internationale. Même vis-à-vis de cette grande déchéance, Trotsky ne perdait pas sa confiance dans l’avenir du socialisme ; au contraire, il était convaincu que toutes ces connaissances que la bourgeoisie s’efforce de développer dans le prolétariat sous l’uniforme, dans le but d’assurer sa propre victoire, se tourneraient rapidement contre elle et serviraient, non seulement la révolution, mais aussi les armées révolutionnaires. Un des documents témoignant de la façon la plus remarquable de sa compréhension de la structure de classe de l’armée et de l’esprit de l’armée est le discours qu’il prononça, je crois, devant le premier congrès des Soviets et au conseil des ouvriers et soldats de Petrograd — sur l’offensive de juillet de Kerensky. Dans ce discours, Trotsky prédit, non pas seulement sur le plan de la technique militaire, mais sur la base d’une analyse politique des conditions de l’armée, que l’offensive serait brisée.

« Vous » (et ici il s’adressait aux mencheviks et socialistes révolutionnaires) « exigez du gouvernement la révision des buts de guerre. Vous dites a l’armée que les anciens buts, au nom desquels le tsarisme et la bourgeoisie exigeaient des sacrifices inouïs, ne correspondent pas aux intérêts de la paysannerie et du prolétariat russes. Vous n’avez pas fait de révision des buts de guerre. Vous n’avez rien créé pour remplacer le tzar et la patrie, et pourtant vous exigez de l’armée qu’elle verse son sang pour ce rien. Nous ne pouvons combattre pour rien, et votre aventure se terminera par un écroulement. »

Le secret de la grandeur de Trotsky, en tant qu’organisateur de l’Armée rouge, consiste dans son attitude vis-à-vis, de cette question.

Tous les grands écrivains militaires soulignent la portée énorme et décisive du facteur moral dans la guerre. La moitié du grand livre de Clausewitz est consacrée à cette question, et toute notre victoire dans la guerre civile est due au fait que Trotsky savait comment appliquer à notre réalité cette connaissance du rôle du facteur moral dans la guerre. Lorsque la vieille armée tzariste s’effrita, le ministre de la Guerre du gouvernement Kerensky, Verkhovsky, proposa la démobilisation des vieilles classes, la réduction des autorités militaires à l’arrière, et la réorganisation de l’armée par l’introduction de jeunes et nouveaux éléments. Lorsque nous prîmes le pouvoir et que les tranchées se vidèrent, nous étions nombreux à proposer la même chose. Mais cette idée était de la pure utopie. Il était impossible de remplacer l’armée tzariste en fuite par des forces fraîches. Ces deux flots se seraient croisés et se seraient divisés. L’ancienne armée dut être complètement dissoute : la nouvelle armée ne put être reconstruite que par le cri d’alarme lancé par la Russie soviétique aux ouvriers et paysans pour la défense des conquêtes de la révolution.

Lorsqu’en avril 1918, les meilleure officiers tzaristes qui demeuraient dans l’armée après notre victoire se réunirent, dans le but d’élaborer ensemble avec nos camarades et quelques représentants militaires des alliés, le plan d’organisation de l’armée, Trotsky écouta leur plan pendant plusieurs jours (je me rappelle très clairement cette scène) silencieusement. C’étaient là des plans de gens qui ne comprenaient pas le mouvement qui se produisait sous leurs yeux. Chacun d’eux répondit à la question : comment organiser une armée suivant l’ancien modèle. Ils ne comprenaient pas la métamorphose qui se produisait dans le matériel humain sur lequel l’armée est basée. Comme les experts militaires riaient des premières troupes de volontaires organisées par le camarade Trotsky en tant que commissaire à la Guerre ! Le vieux Borisov, l’un des meilleurs écrivains militaires russes, dit plusieurs fois aux communistes avec qui il était obligé d’entrer en contact que rien ne pouvait sortir de cette entreprise, que l’armée ne pouvait être construite que sur la base d’une conscription générale et maintenue par une discipline de fer. Il ne saisit pas que les troupes volontaires étaient les sûrs piliers sur lesquels l’édifice devait être érigé, et que les masses paysannes et ouvrières ne pouvaient absolument pas être ralliées à nouveau au drapeau de la guerre, à moins que les larges masses n’aient à affronter à nouveau un danger mortel. Sans croire un seul instant que l’armée des volontaires puisse sauver la Russie. Trotsky l’organisa comme un appareil dont il avait besoin pour la création d’une nouvelle armée.

L’utilisation des spécialistes bourgeois

Mais le talent d’organisation de Trotsky et la hardiesse de sa pensée sont encore plus clairement démontrés par sa décision courageuse d’utiliser les spécialistes militaires pour la création de l’armée. Tout bon marxiste sait très bien que pour construire un bon appareil économique, nous avons encore besoin du secours de l’ancienne organisation capitaliste. Lénine défendit cette proposition avec une détermination farouche, dans son discours d’avril sur les tâches du pouvoir soviétique. Cette idée n’est pas contestée par les couches expérimentées du parti. Mais l’idée que nous pourrions créer un instrument pour la défense de la République, une armée, à l’aide des officiers tzaristes, rencontra une résistance obstinée. Qui pouvait penser à réarmer les officiers blancs, qui venaient d’être désarmés ? C’est la question que se posaient de nombreux camarades. Je me souviens d’une discussion à ce sujet, à la rédaction du Communiste, l’organe des soi-disant communistes de gauche, dans laquelle la question de l’emploi des officiers de carrière entraîna presque une scission. Et les rédacteurs de ce journal étaient parmi les théoriciens et praticiens les mieux formés du parti. Il suffit de mentionner les noms de Boukharine, Ossinski, Lomov, V. Iakovleva. La méfiance était même encore plus grande dans les milieux de nos camarades militaires recrutés pour nos organisations militaires durant la guerre. La méfiance de nos responsables militaires ne pouvait être apaisée, leur accord pour l’utilisation de la connaissance acquise par les anciens officiers ne pouvait être gagné que grâce à la confiance ardente qu’avait Trotsky en notre force sociale, la conviction que nous pouvions obtenir des experts militaires le bénéfice de leur science, sans leur permettre de nous imposer leur politique, la conviction que la vigilance révolutionnaire des ouvriers avancés leur permettrait de surmonter toute tentative contre-révolutionnaire venant des officiers de carrière.

L’énergie magnétique de Trotsky

Pour être victorieuse, l’armée devait être dirigée par un homme ayant une volonté de fer, et cet homme ne devait pas seulement avoir la pleine confiance du parti, mais aussi la faculté de subjuguer par sa volonté de fer, l’ennemi obligé de nous servir. Le camarade Trotsky n’a pas seuleemtn réussi à soumettre à son énergie même le plus haut officier de carrière : il fit plus : il réussit à gagner la confiance des meilleurs éléments parmi les experts militaires et les changea d’ennemis de la Russie soviétique en ses adeptes les plus profondément convaincus. Je fus témoin d’une telle victoire de Trotsky au moment des négociations de Brest-Litovsk. Les officiers qui nous avaient accompagnés à Brest-Litovsk avaient une attitude plus que réservée vis-à-vis de nous. Il accomplissaient leur rôle d’experts avec la plus grande condescendance, croyant assister à une comédie qui ne servait qu’à couvrir une transaction commerciale depuis longtemps préparée entre les bolcheviks et le gouvernement allemand. Mais la façon dont Trotsky menait la lutte contre l’impérialisme allemand, au nom des principes de la révolution russe, obligeaiet tout être humain présent dans la salle des réunions à sentir la victoire morale et spirituelle de cet éminent représentant du prolétariat russe. La méfiance vis-à-vis de nous des experts militaires s’évanouissaità mesure du développement du grand drame de Brest-Litovsk.

Comme je me souviens bien de la nuit où l’amiral Altfater — mort maintenant — officier supérieur de l’ancien régime qui commença à aider la Russie soviétique non pas par peur, pas pour des motifs de conscience, entra dans ma chambre et dit : « Je suis venu ici parce que vous m’y avez forcé. Je ne vous croyais pas ; mais maintenant je vais vous aider, et faire mon travail comme jamais auparavant, avec la profonde conviction que je sers la patrie. » C’est l’une des plus grandes victoires de Trotsky d’avoir pu communiquer à d’autres la conviction que le gouvernement soviétique luttait réellement pour le bien du peuple russe, même à ceux qui sont venus à nous d’un camp hostile et seulement par la force. Il va sans dire que cette grande victoire sur le front intérieur, cette victoire morale sur l’ennemi, était le résultat non seulement de l’énergie de fer de Trotsky qui lui acquit un respect universel ; le résultat non seulement de la profonde force morale, le haut degré d’autorité même dans les sphères militaires que cet auteur socialiste et tribun des peuples qui fut placé par la volonté de la révolution à la tête de l’armée, a pu acquérir ; cette victoire nécessitait également l’abnégation de dizaines de milliers de nos camarades dans l’armée, une discipline de fer dans nos propres rangs, une tension constante pour atteindre nos buts ; elle nécessitait aussi le miracle de ces masses d’êtres humains, hier encore fuyant les champs de bataille, aujourd’hui reprenant les armes dans des conditions beaucoup plus difficiles, pour défendre le pays.

C’est un fait indéniable que ces facteurs politico-psychologiques de masses jouèrent un rôle important, mais l’expression la plus forte, la plus concentrée et la plus évidente de cette influence se trouve dans la personnalité du camarade Trotsky. Ici la révolution russe a agi à travers l’esprit, le système nerveux et le cœur de son plus grand représentant. Lorsque notre première épreuve militaire commença avec la Tchécoslovaquie, le parti et avec lui son dirigeant, Trotsky, montra comment le principe de la campagne politique — comme Lassalle l’avait déjà enseigné — pouvait être appliqué à la guerre, à la lutte avec des « arguments d’acier ». Nous concentrions toutes les forces morales et matérielles sur la guerre. Tout le parti en avait saisi la nécessité. Mais cette nécessité trouve aussi sa plus haute expression dans la personnalité de fer de Trotsky. Après notre victoire sur Dénikine, en mars 1920, Trotsky déclara à la conférence du parti : « Nous avons ravagé toute la Russie pour vaincre les blancs. » Dans ces mots nous trouvons à nouveau la concentration sans pareille de volonté, nécessaire pour assurer la victoire. Nous avions besoin d’un homme qui soit l’incarnation du cri de guerre, un homme qui devienne le tocsin sonnant l’alarme, la volonté exigeant de l’un et de tous une subordination complète à la grande nécessité sanglante.

L. D. personnifie la révolution

Seul un homme travaillant comme Trotsky, se ménageant aussi peu que Trotsky, pouvant parler aux soldats comme le seul Trotsky, seul un tel homme pouvait être le porte-drapeau des travailleurs en armes. Il a été tout, en une personne. Il a réfléchi aux conseils stratégiques donnés par les experts militaires et les a combinés avec une estimation correcte des proportions des forces sociales ; il savait unir en un seul mouvement des quatorze fronts, les dix mille communistes qui informaient l’état-major de ce qu’était l’armée réelle et comment il fallait s’y prendre avec elle ; il savait comment combiner tout cela en un seul plan stratégique et en un seul schéma d’organisation. Et dans tout ce splendide travail il savait mieux que n’importe qui comment appliquer la connaissance de la signification du facteur moral dans la guerre.

Cette combinaison stratégique et militaire et de politicien est mise en lumière par le fait que pendant tout ce dur travail, Trotsky savait apprécier l’importance de Diéman Biedni (écrivain communiste), ou de l’artiste Moor (qui dessinait la plupart des caricatures politiques pour les journaux communistes, les affiches, etc.), pour la guerre. Notre armée était une armée de paysans, et la dictature du prolétariat en ce qui concerne l’armée, c’est-à-dire la direction de l’armée de paysans par les ouvriers et par les représentants de la classe ouvrière, était réalisée dans la personnalité de Trotsky et des camarades collaborant avec lui. A l’aide de tout l’appareil de notre parti Trotsky était capable de communiquer à l’armée de paysans épuisés par la guerre la profonde conviction qu’elle luttait pour son propre intérêt.
Inséparablement liés dans l’Histoire

Trotsky travaillait avec tout le parti pour la formation de l’Armée Rouge. Il n’aurait pas rempli sa tâche sans le parti. Mais sans lui, la création de l’Armée Rouge, ses victoires, auraient exigé des sacrifices infiniment plus grands. Notre parti passera à l’Histoire, comme le premier parti prolétarien, ayant réussi à créer une grande armée, et cette page brillante dans l’histoire de la révolution russe sera pour toujours liée au nom de Léon Davidovitch Trotsky, au nom d’un homme dont le travail et les actes demanderont, non seulement l’amour mais aussi l’étude scientifique des jeunes générations d’ouvriers se préparant à la conquête du monde.

Anatoli Lounatcharski

SILHOUETTES RÉVOLUTIONNAIRES

LEV DAVIDOVITCH TROTSKY

Trotsky est entré dans l’histoire de notre Parti de manière quelque peu inattendue et avec un éclat instantané. Comme je l’ai entendu, il a commencé son activité social-démocrate sur le banc de l’école et il a été exilé avant ses dix-huit ans.

Il a échappé à l’exil. Il a d’abord provoqué des commentaires lorsqu’il est apparu au deuxième congrès du parti, au cours duquel la scission s’est produite. Trotsky surprenait évidemment à l’étranger par son éloquence, par son éducation, remarquable pour un jeune homme, et par son aplomb. On raconta à son sujet une anecdote qui n’est probablement pas vraie, mais qui n’en est pas moins caractéristique, selon laquelle Vera Ivanovna Zasoulich, avec son expansion habituelle, ayant rencontré Trotsky, s’écria en présence de Plekhanov : « Ce jeune homme est sans aucun doute un génie. ; l’histoire raconte qu’en quittant la réunion, Plekhanov dit à quelqu’un : « Je ne pardonnerai jamais cela à Trotsky. C’est un fait que Plekhanov n’aimait pas Trotsky,bien que je pense que ce n’était pas parce que le bon Zasulich l’appelait un génie, mais parce que Trotsky l’avait attaqué au cours du 2e Congrès avec une chaleur inhabituelle et en des termes assez peu flatteurs. Plekhanov se considérait alors comme une figure d’une majesté absolument inviolable dans les milieux sociaux-démocrates ; même les étrangers qui n’étaient pas d’accord avec lui l’ont approché la tête découverte et une telle insolence de la part de Trotsky ne pouvait que l’exaspérer.

Je l’ai rencontré pour la première fois à un stade relativement tardif, en 1905, après les événements de janvier. [1] Il était arrivé, je ne sais plus d’où, à Genève et lui et moi devions prendre la parole lors d’une grande réunion convoquée à la suite de cette catastrophe. Trotsky était alors exceptionnellement élégant, contrairement au reste d’entre nous, et très beau. Cette élégance et sa manière nonchalante et condescendante de parler aux gens, quels qu’ils soient, m’ont fait un choc désagréable. J’ai regardé ce jeune dandy avec une extrême aversion alors qu’il croisait les jambes et prenait au crayon quelques notes pour le discours impromptu qu’il devait prononcer lors de la réunion. Mais Trotsky parlait vraiment très bien.

Il a également pris la parole lors d’une réunion internationale, où j’ai parlé pour la première fois en français et lui en allemand ; nous avons tous les deux trouvé les langues étrangères comme un obstacle, mais nous avons d’une manière ou d’une autre survécu à l’épreuve. Puis, je me souviens, nous avons été nommés – moi par les bolcheviks, lui par les mencheviks – à une commission sur la répartition des fonds communs et là Trotsky a adopté un ton nettement sec et arrogant.

Jusqu’à notre retour en Russie après la première révolution (1905), je ne l’ai pas revu, et je ne l’ai pas beaucoup revu pendant la révolution de 1905. Il se tenait à l’écart non seulement de nous, mais aussi des mencheviks. Son travail a été en grande partie effectué dans le soviet des députés ouvriers et avec Parvus [2] il a organisé une sorte de groupe séparé qui a publié un petit journal très militant, très bien édité et bon marché. [3]

Je me souviens de quelqu’un qui disait en présence de Lénine : « L’étoile de Khrustalev décline et maintenant l’homme fort du Soviet est Trotsky. Le visage de Lénine s’assombrit un instant, puis il dit : « Eh bien, Trotsky l’a mérité par son travail brillant et inlassable.

De tous les mencheviks Trotsky était alors le plus proche de nous, mais je ne me souviens pas qu’il ait participé une fois aux discussions assez longues entre nous et les mencheviks au sujet de la réunification. Par le congrès de Stockholm [4], il avait déjà été arrêté.

Sa popularité parmi le prolétariat de Pétersbourg au moment de son arrestation était énorme et augmenta encore plus en raison de son comportement pittoresque et héroïque à la cour. Je dois dire que de tous les dirigeants sociaux-démocrates de 1905-6, Trotsky s’est sans doute montré, malgré sa jeunesse, le mieux préparé. Moins qu’aucun d’eux, il portait l’empreinte d’une certaine sorte d’ émigréétroitesse de vue qui, comme je l’ai dit, affecta même Lénine à cette époque. Trotsky comprenait mieux que tous les autres ce que signifiait mener la lutte politique à une large échelle nationale. Il est sorti de la révolution en ayant acquis une énorme popularité, alors que ni Lénine ni Martov n’en avaient effectivement gagné du tout. Plekhanov avait beaucoup perdu, grâce à son étalage de tendances quasi cadettes. [5] Trotsky se tenait alors au tout premier rang.

Lors de la seconde émigration, Trotsky s’installa à Vienne et par conséquent mes rencontres avec lui furent rares.

Lors de la conférence internationale de Stuttgart, il s’est comporté sans prétention et nous a demandé de faire de même, considérant que nous avions été renversés par la réaction de 1906 et que nous étions donc incapables de forcer le respect du congrès.

Par la suite Trotsky fut attiré par la ligne conciliatrice et par l’idée de l’unité du Parti. Plus que quiconque, il s’y efforça lors de diverses séances plénières et il consacra les deux tiers des travaux de son journal viennois Pravda et de son groupe à la tâche tout à fait désespérée de la réunification du Parti.

Le seul résultat réussi qu’il obtint fut le plénum auquel il lança les « liquidateurs » [6]du Parti, presque expulsés, les « avant-gardistes » parvinrent même pendant un certain temps à combler le fossé – mais avec un fil extrêmement faible – entre les léninites et les martovites. C’est cette réunion du Comité central qui, entre autres choses, a envoyé le camarade Kamenev comme chien de garde général de Trotsky (Kamenev était d’ailleurs le beau-frère de Trotsky), mais une rupture si violente s’est développée entre Kamenev et Trotsky que Kamenev est très vite revenu à Paris. Je dois dire ici et maintenant que Trotsky était extrêmement mauvais pour organiser non seulement le Parti, mais même un petit groupe de celui-ci. Il n’avait pratiquement pas de partisans sincères du tout ; s’il réussit à s’imposer au Parti, c’est entièrement par sa personnalité.Le fait qu’il soit tout à fait incapable de s’intégrer dans les rangs des mencheviks les a fait réagir à son égard comme s’il était une sorte d’anarchiste social-démocrate et son comportement les a beaucoup ennuyés. Il n’était pas question, à cette époque, de son identification totale avec les bolcheviks. Trotsky semblait être le plus proche des Martovites et, en fait, il agissait toujours comme s’il l’était.

Son arrogance colossale et son incapacité ou son refus de faire preuve de gentillesse humaine ou d’être attentif aux gens, l’absence de ce charme qui a toujours entouré Lénine, ont condamné Trotsky à une certaine solitude. Il suffit de rappeler que même nombre de ses amis personnels (je parle bien sûr de la sphère politique) sont devenus ses ennemis jurés ; cela s’est produit, par exemple, dans le cas de son lieutenant en chef, Semkovsky [7] , et cela s’est produit plus tard avec l’homme qui était pratiquement son disciple préféré, Skobeliev. [8]

Trotsky avait peu de talent pour travailler au sein des corps politiques ; cependant, dans le grand océan des événements politiques, où de tels traits personnels n’avaient aucune importance, les dons entièrement positifs de Trotsky sont passés au premier plan.

J’ai ensuite rencontré Trotsky au Congrès de Copenhague. [9] À son arrivée, Trotsky jugea bon, pour une raison quelconque, de publier un article dans Vorwarts [10] dans lequel, ayant abattu sans discernement toute la délégation russe, il déclara qu’en effet ils ne représentaient que beaucoup d’ émigrés . Cela a rendu furieux à la fois les mencheviks et les bolcheviks. Plekhanov, qui ne supportait pas Trotsky, en a profité pour traduire Trotsky devant une sorte de tribunal. Cela m’a semblé injuste et j’ai parlé assez énergiquement pour Trotsky, et j’ai joué un rôle déterminant (avec Riazanov [11]) en veillant à ce que le plan de Plekhanov n’aboutisse pas... En partie pour cette raison, en partie, peut-être plus, par hasard, Trotsky et moi avons commencé à nous voir davantage pendant le congrès : nous avons pris du temps ensemble, nous avons beaucoup parlé sur de nombreux sujets, principalement politiques, et nous nous sommes séparés en assez bons termes.

Peu de temps après le Congrès de Copenhague, nous, Forwardists, avons organisé notre deuxième école du parti à Bologne et invité Trotsky à venir animer notre formation pratique en journalisme et à donner un cours sur, si je ne me trompe, la tactique parlementaire des partis sociaux allemands et autrichiens. Démocrates et sur l’histoire du Parti social-démocrate en Russie. Trotsky accepta gentiment cette proposition et passa près d’un mois à Bologne. Il est vrai qu’il a maintenu sa propre ligne politique tout le temps et a essayé de déloger nos élèves de leur point de vue d’extrême gauche et de les orienter davantage vers une attitude conciliante et médiane - une position, d’ailleurs, qu’il considérait lui-même comme fortement gauchiste. Bien que son jeu politique se soit avéré infructueux,nos élèves ont beaucoup apprécié ses conférences très talentueuses et en général, pendant tout son séjour, Trotsky était exceptionnellement gai ; il était brillant, il était extrêmement loyal envers nous et il a laissé la meilleure impression possible de lui-même. Il était l’un des travailleurs les plus remarquables de notre école secondaire

Mes dernières rencontres avec Trotsky furent encore plus prolongées et plus intimes. Celles-ci ont eu lieu à Paris en 1915. Trotsky a rejoint le comité de rédaction de Notre Parole [12] , ce qui s’est naturellement accompagné des intrigues et des désagréments habituels : quelqu’un a eu peur qu’il nous rejoigne, craignant qu’une personnalité aussi forte ne s’empare du journal. tout à fait. Mais cet aspect de l’affaire était d’une importance mineure. Une question beaucoup plus aiguë était celle de l’attitude de Trotsky envers Martov. Nous voulions sincèrement réaliser, sur une nouvelle base d’internationalisme, l’unification complète de notre front du Parti de Lénine à Martov. J’ai défendu ce cours de la manière la plus énergique et j’ai été dans une certaine mesure à l’origine du slogan « A bas les « défenseurs » [13], vive l’unité de tous les Internationalistes !’ [14] Trotsky s’est pleinement associé à cela. Cela avait longtemps été son rêve et cela semblait justifier toute son attitude passée.

Nous n’avions aucun désaccord avec les bolcheviks, mais avec les mencheviks, les choses allaient mal. Trotsky tenta par tous les moyens de persuader Martov de rompre ses liens avec les défenseurs. Les réunions du comité de rédaction se transformèrent en longues discussions, au cours desquelles Martov, avec une agilité mentale étonnante, presque avec une sorte de sophisme rusé, évitait de répondre directement à la question de savoir s’il romprait avec les défenseurs, et parfois Trotsky l’attaquait extrêmement avec colère. Les choses ont atteint le point d’une rupture presque totale entre Trotsky et Martov – que d’ailleurs Trotsky a toujours respecté en tant qu’intellect politique – et en même temps une rupture entre nous tous, Internationalistes de gauche et le groupe Martov.

A cette époque, il y avait tant de points de contact politiques entre Trotsky et moi que nous étions, je pense, les plus proches ; il m’incombait de représenter son point de vue dans toutes les discussions avec les autres éditeurs et le leur avec lui. Lui et moi avons très souvent parlé sur la même plate-forme lors de divers rassemblements d’étudiants émigrés , nous avons édité conjointement des proclamations du Parti ; bref, nous étions en alliance très étroite.

J’ai toujours considéré Trotsky comme un grand homme. Qui, en effet, peut en douter ? A Paris, il avait beaucoup grandi à mes yeux en tant qu’homme d’État et à l’avenir il grandit encore. Je ne sais pas si c’est parce que je le connaissais mieux et qu’il était mieux à même de montrer toute la mesure de ses pouvoirs en travaillant à plus grande échelle ou parce qu’en fait l’expérience de la révolution et de ses problèmes l’a vraiment mûri et agrandi le balayage de ses ailes.

L’œuvre d’agitation du printemps 1917 n’entre pas dans le cadre de ces mémoires mais je dois dire que sous l’influence de sa formidable activité et de ses succès aveuglants certains proches de Trotsky étaient même enclins à voir en lui le véritable chef de la révolution russe. Ainsi, par exemple, feu MS Uritsky [15] , dont l’attitude envers Trotsky était d’un grand respect, m’a dit un jour et je pense à Manuilsky [16] : « Maintenant que la grande révolution est arrivée, on sent que, si intelligent que soit Lénine, il commence à pâlir à côté du génie de Trotsky. Cette estimation me parut erronée, non parce qu’elle exagérait les dons de Trotsky et sa force de caractère, mais parce que l’étendue du génie politique de Lénine n’était alors pas encore évidente. Pourtant, il est vrai que durant cette période, après le succès tonitruant de son arrivée en Russie et avant les journées de juillet, Lénine s’est plutôt tenu en retrait, parlant peu, écrivant peu, mais largement engagé dans la direction du travail d’organisation dans le régime bolchevique. camp, tandis que Trotsky tonnait aux réunions de Petrograd.

Les dons les plus évidents de Trotsky étaient ses talents d’orateur et d’écrivain. Je considère Trotsky comme probablement le plus grand orateur de notre époque. J’ai entendu de mon temps tous les plus grands parlementaires et tribuns populaires du socialisme et de très nombreux orateurs célèbres du monde bourgeois et j’aurais du mal à en nommer aucun, sauf Jaurès [17] (Bebel [18] je n’ai entendu que lorsque c’était un vieil homme), que je pourrais mettre dans la même classe que Trotsky.

Son apparence impressionnante, ses beaux gestes amples, le rythme puissant de son discours, sa voix forte mais jamais fatigante, la cohérence et l’habileté littéraire remarquables de son phrasé, la richesse de l’imagerie, l’ironie brûlante, son pathétique montant, sa logique rigide, clair comme de l’acier poli – telles sont les vertus de Trotsky en tant qu’orateur. Il peut parler avec des phrases lapidaires, ou lancer quelques traits inhabituellement bien dirigés et il peut prononcer un magnifique discours politique mis en scène du genre que je n’avais auparavant entendu que de Jaurès. J’ai vu Trotsky parler pendant deux heures et demie à trois heures devant un public debout, totalement silencieux, écoutant comme envoûté par son monumental traité politique.La plupart de ce que Trotsky avait à dire, je le savais déjà et naturellement chaque homme politique doit souvent répéter les mêmes idées encore et encore devant de nouvelles foules, pourtant chaque fois Trotsky a réussi à revêtir la même pensée sous une forme différente. Je ne sais pas si Trotsky a fait tant de discours lorsqu’il est devenu ministre de la Guerre de notre grande république pendant la révolution et la guerre civile : il est fort probable que son travail d’organisation et ses déplacements inlassables d’un bout à l’autre du vaste front lui ont laissé peu de temps pour oratoire, mais même alors Trotsky était avant tout un grand agitateur politique. Ses articles et ses livres sont pour ainsi dire de la parole figée – il était littéraire dans son oratoire et orateur dans la littérature.Je ne sais pas si Trotsky a fait tant de discours lorsqu’il est devenu ministre de la Guerre de notre grande république pendant la révolution et la guerre civile : il est fort probable que son travail d’organisation et ses déplacements inlassables d’un bout à l’autre du vaste front lui ont laissé peu de temps pour oratoire, mais même alors Trotsky était avant tout un grand agitateur politique. Ses articles et ses livres sont pour ainsi dire de la parole figée – il était littéraire dans son oratoire et orateur dans la littérature.Je ne sais pas si Trotsky a fait tant de discours lorsqu’il est devenu ministre de la Guerre de notre grande république pendant la révolution et la guerre civile : il est fort probable que son travail d’organisation et ses déplacements inlassables d’un bout à l’autre du vaste front lui ont laissé peu de temps pour oratoire, mais même alors Trotsky était avant tout un grand agitateur politique. Ses articles et ses livres sont pour ainsi dire de la parole figée – il était littéraire dans son oratoire et orateur dans la littérature.

Il est donc évident que Trotsky était aussi un publiciste hors pair, même s’il arrivait bien sûr fréquemment que la qualité envoûtante de son discours réel se perdît quelque peu dans son écriture.

Quant à ses qualités intérieures de chef, Trotsky, comme je l’ai dit, était maladroit et inadapté aux petits travaux d’organisation du Parti. Ce défaut devait être criant à l’avenir, puisque c’est surtout le travail dans la clandestinité illégale d’hommes comme Lénine, Tchernov [19] et Martov qui a permis plus tard à leurs partis de lutter pour l’hégémonie en Russie et plus tard, peut-être, dans le monde entier. Trotsky était gêné par les limites très précises de sa propre personnalité.

Trotsky en tant qu’homme est épineux et autoritaire. Cependant, après la fusion de Trotsky avec les bolcheviks, ce n’est que dans son attitude envers Lénine que Trotsky a toujours montré – et continue de montrer – une souplesse de tact qui est touchante. Avec la modestie de tous les grands hommes, il reconnaît la primauté de Lénine.

D’un autre côté, en tant qu’homme de conseil politique, les dons de Trotsky sont à la hauteur de ses pouvoirs rhétoriques. Il ne pourrait guère en être autrement, car si habile que soit un orateur, si sa parole n’est pas éclairée par la pensée, il n’est qu’un virtuose stérile et tout son oratoire est comme une cymbale tintante. Il n’est peut-être pas aussi nécessaire qu’un orateur soit inspiré par l’amour, comme le soutient l’apôtre Paul, car il peut être rempli de haine, mais il est essentiel pour lui d’être un penseur . Seul un grand homme politique peut être un grand orateur, et comme Trotsky est avant tout un orateur politique, ses discours sont naturellement l’expression d’une pensée politique.

Il me semble que Trotsky est incomparablement plus orthodoxe que Lénine, bien que beaucoup de gens puissent trouver cela étrange. La carrière politique de Trotsky a été quelque peu tortueuse : il n’était ni menchevik ni bolchevik mais cherchait le juste milieu avant de fondre son ruisseau dans la rivière bolchevique, et pourtant Trotsky a toujours été guidé par les règles précises du marxisme révolutionnaire. Lénine est à la fois magistral et créatif dans le domaine de la pensée politique et a très souvent formulé des lignes de conduite entièrement nouvelles qui se sont par la suite avérées très efficaces pour obtenir des résultats. Trotsky n’est pas remarquable par une telle audace de pensée : il prend le marxisme révolutionnaire et en tire les conclusions applicables à une situation donnée. Il est aussi audacieux que possible pour s’opposer au libéralisme et au semi-socialisme, mais il n’est pas un innovateur.

En même temps, Lénine est beaucoup plus un opportuniste, au sens le plus profond du terme. Cela peut encore sembler étrange – Trotsky n’était-il pas autrefois associé aux mencheviks, ces opportunistes notoires ? Mais l’opportunisme des mencheviks n’était que la mollesse politique d’un parti petit-bourgeois. Je ne parle pas de ce genre d’opportunisme ; Je veux parler de ce sens de la réalité qui conduit de temps à autre à modifier sa tactique, à cette formidable sensibilité aux exigences de l’époque qui pousse Lénine tantôt à aiguiser les deux tranchants de son épée, tantôt à la placer dans son gaine.

Trotsky a moins cette capacité ; son chemin vers la révolution a suivi une ligne droite. Ces caractéristiques différentes se sont manifestées dans le célèbre affrontement entre les deux dirigeants de la grande révolution russe au sujet de la paix de Brest-Litovsk. [20]

On a coutume de dire de Trotsky qu’il est ambitieux. Ceci, bien sûr, est un non-sens total. Je me souviens que Trotsky avait fait une remarque très significative à propos de l’acceptation par Tchernov d’un portefeuille ministériel : « Quelle ambition méprisable – abandonner sa place dans l’histoire en échange de l’offre intempestive d’un poste ministériel. En cela, je pense, résidait tout Trotsky. Il n’y a pas une goutte de vanité en lui, il est totalement indifférent à tout titre ou aux atours du pouvoir ; il est cependant infiniment jaloux de son propre rôle dans l’histoire et en ce sens il est ambitieux. Le voici, je pense, aussi sincère qu’il l’est dans son amour naturel du pouvoir.

Lénine n’est pas non plus ambitieux. Je ne crois pas que Lénine recule et se regarde, ne pense même jamais à ce que la postérité dira de lui – il continue simplement son travail. Il le fait par l’exercice du pouvoir, non parce qu’il trouve le pouvoir doux, mais parce qu’il est convaincu de la justesse de ce qu’il fait et ne peut supporter que quelqu’un puisse nuire à sa cause. Son ambition tient à sa colossale certitude de la rectitude de ses principes et aussi, peut-être, à une incapacité (trait très utile chez un homme politique) à voir les choses du point de vue de son adversaire. Lénine ne considère jamais un argument comme une simple discussion ; pour lui, une dispute est toujours un affrontement entre différentes classes ou différents groupes, comme un affrontement entre différentes espèces d’humanité. Un argument pour lui est toujours une lutte,qui, dans certaines circonstances, peut se transformer en bagarre. Lénine accueille toujours favorablement le passage d’une lutte à un combat.

Contrairement à Lénine, Trotsky est sans aucun doute souvent enclin à prendre du recul et à se regarder. Trotsky chérit son rôle historique et serait probablement prêt à faire n’importe quel sacrifice personnel, n’excluant pas le plus grand de tous - celui de sa vie - afin de rester dans la mémoire humaine entouré de l’auréole d’un véritable leader révolutionnaire. Son ambition a la même caractéristique que celle de Lénine, avec la différence qu’il est plus souvent sujet à des erreurs, manquant comme il le fait de l’instinct presque infaillible de Lénine, et étant un homme de tempérament colérique, il est susceptible, bien que temporairement, d’être aveuglé par la passion, tandis que Lénine, toujours d’aplomb et toujours maître de lui, est pratiquement incapable de se laisser distraire par l’irritation.

On aurait tort d’imaginer cependant que le deuxième grand chef de la révolution russe est en tout inférieur à son collègue : il y a, par exemple, des aspects où Trotsky le surpasse incontestablement - il est plus brillant, il est plus clair, il est plus actif. Lénine est apte comme personne d’autre à présider le Conseil des commissaires du peuple et à guider la révolution mondiale avec une touche de génie, mais il n’aurait jamais pu faire face à la mission titanesque [21] que Trotsky a prise sur ses propres épaules , avec ces coups de foudre de place en place, ces discours ahurissants, ces fanfares d’ordres sur place, ce rôle d’électrificateur incessant d’une armée affaiblie, tantôt à un endroit, tantôt à un autre. Il n’y a pas un homme sur terre qui aurait pu remplacer Trotsky à cet égard.

Chaque fois qu’une véritable grande révolution se produit, un grand peuple trouvera toujours le bon acteur pour jouer chaque rôle et l’un des signes de grandeur de notre révolution est le fait que le Parti communiste a produit dans ses propres rangs ou a emprunté à d’autres partis et incorporé dans son propre organisme suffisamment de personnalités remarquables qui étaient aptes comme nul autre à remplir la fonction politique requise.

Et deux des plus forts des forts, totalement identifiés à leurs rôles, sont Lénine et Trotsky.
REMARQUES

Tant de chaleur et de polémique entourent encore le nom de Lev Bronstein, alias Trotsky, qu’il est impossible dans une si petite boussole de faire plus que d’essayer d’indiquer la position et la position de Trotsky en Russie au moment où Lounatcharski a écrit ce profil à la fin de 1918. Ce moment était peut-être le zénith de l’extraordinaire carrière de Trotsky. Ses progrès jusque-là avaient été un exemple classique de ce qui peut être réalisé en politique grâce à une combinaison d’ambition, d’intelligence exceptionnelle et de culot pur. Bien qu’il se soit rangé du côté des mencheviks lors de la scission du Parti en 1903, Trotsky était incapable d’être étiqueté avec une étiquette de faction pendant longtemps et dans les querelles d’avant 1917, il a toujours été une sorte de groupe dissident uni quelque part au centre entre les mencheviks. et bolcheviks.

Mais comme le dit Lounatcharski, le cœur de Trotsky n’a jamais été dans les querelles arides des émigréspolitique, animée seulement par une période d’action enivrante lors de la révolution de 1905. Avec son envie compulsive d’être sous les feux de la rampe, Trotsky devait être au centre de la scène, maîtrisant une salle comble, ou au cœur de l’action là où la mêlée était la plus chaude. Ces deux chances lui furent données en 1917. Lénine n’avait pas beaucoup de temps pour le soviet de Pétrograd en tant que force politique en cette année révolutionnaire ; il appartenait à Trotsky de démontrer son étonnante capacité à la fois à stimuler et à contrôler cette grande assemblée politiquement inculte et quelque peu instable et à lui donner une crédibilité politique suffisante pour devenir, après le fiasco de la vie d’un jour de l’Assemblée constituante, le souverain corps de toute la Russie. Lorsqu’en octobre le besoin d’agir se fit sentir, le rôle de Trotsky à la tête du Comité militaire révolutionnaire fit de lui l’homme qui,sous la direction de Lénine, exécuta physiquement la prise du pouvoir bolchevique : pendant quelques jours Trotskyétait la Révolution russe.

En revanche, son premier poste de commissaire aux Affaires étrangères, les négociations de paix Brest-Litovsk, a été un désastre. Tiraillé entre l’internationalisme révolutionnaire et la perspective angoissante de céder de vastes zones du territoire russe à l’Allemagne et à l’Autriche, Trotsky tenta d’éluder le problème par sa thèse « Ni paix ni guerre », dans l’espoir que les Allemands arrêteraient d’une manière ou d’une autre leur avance en Russie. Le mouvement a échoué et les Allemands ont continué. Devant la menace de la démission de Lénine si le traité de paix n’était pas signé, Trotsky s’est retiré de mauvaise grâce et les conditions humiliantes allemandes ont été acceptées. Fort de son échec en tant que diplomate, Trotsky l’internationaliste marxiste a alors consacré son énorme énergie et sa soif d’action au poste de chef militaire du nouvel État russe.En tant que premier commissaire à la guerre et créateur virtuel de l’Armée rouge à partir d’une canaille démoralisée et d’un corps d’officiers hostiles, Trotsky connut un brillant succès. Organisant, improvisant, exhortant, Trotsky courait inlassablement d’un bout à l’autre de son vaste pays dans un train blindé. L’un des plus grands généraux amateurs de tous les temps, Trotsky a battu les professionnels – les généraux russes « blancs » et les forces d’intervention alliées bien armées – à leur propre jeu. C’est au plus fort de la guerre civile que Lounatcharski a écrit son profil de Trotsky, au sommet du succès de Trotsky. Et là, il est plus aimable de laisser l’homme que l’Américain John Reed dans un transport d’enthousiasme a appelé « le plus grand Juif depuis le Christ », et qui en 1940 est mort en exil au Mexique, d’un coup de piolet donné par un émissaire de Staline.
* * *

1. LES ÉVÉNEMENTS DE JANVIER : Fait référence au « dimanche sanglant » (9 janvier 1905) lorsqu’un cortège de travailleurs pacifiques, dirigé par le prêtre Père Gapone, a traversé Pétersbourg pour présenter une pétition au tsar et a été abattu par les troupes.

2. PARVUS : Dr Alexander L. Helphand, alias Parvus (1867-1924). D’origine russo-allemande, à la fois brillant intrigant révolutionnaire et homme d’affaires, Parvus était l’intermédiaire qui acheminait les fonds du gouvernement allemand vers les bolcheviks dans le but de perturber l’effort de guerre de la Russie.

3. PETIT JOURNAL PAS CHER : Ce journal, appelé Nachalo ( The Beginning ) a remplacé Iskra ( The Spark ) en tant que journal du parti. Il a commencé à être publié le 10 novembre 1905 à Saint-Pétersbourg. Outre Trotsky et Parvus, Dan et Martov y ont également contribué.

4. LE CONGRÈS DE STOCKHOLM : Le 4e Congrès du parti social-démocrate russe, tenu en avril 1906. Appelé le "Congrès de l’Unification", car il a temporairement guéri la brèche entre les bolcheviks et les mencheviks et a réadmis le "Bund" (qv ci-dessous) à la fête.

5. TENDANCES QUASI-KADET : « Kadet » , des premières lettres russes des mots « démocrates constitutionnels », était le nom du parti politique libéral de gauche fondé en 1905. Le parti a dominé la première Douma en 1906 et dans les années suivantes Dumas a formé le principal parti d’opposition. Le parti, en particulier son chef Milyukov, a joué un rôle majeur dans le gouvernement provisoire. Les cadets ont été interdits par les bolcheviks lors de leur prise du pouvoir en octobre-novembre 1917.

6. LIQUIDATEURS : terme d’opprobre de Lénine pour les mencheviks de droite qui, après 1905, voulaient que le Parti renonce à ses activités politiques illégales et se concentre sur les moyens légaux de faire avancer la cause des travailleurs, c’est-à-dire dans les syndicats, les coopératives, etc.

7. SEMKOVSKY : Semyon Yulievich Bronstein, alias Semkovsky (1882– ?). Journaliste. Menchevik jusqu’en 1920, puis adhère au parti bolchevik.

8. SKOBELLEV : Matvey Ivanovitch Skobéliev (1885-1939). A rejoint le parti social-démocrate en 1903, a travaillé comme agitateur à Bakou. Député menchévik à la IVe Douma, 1912. Ministre du Travail dans le gouvernement provisoire. Emigré en 1920. Retourné en URSS en 1922. Liquidé lors de la purge des années trente.

9. CONGRES DE COPENHAGUE : Congrès de la IIe Internationale, 1910.

10. Vorwärts : ( Forward ) Organe central du Parti social-démocrate allemand (SPD).

11. RYAZANOV : David Borisovich Goldendach, alias Ryazanov (1870-1938). Un social-démocrate précoce, sans faction. Sur la question de la guerre était un internationaliste. A rejoint le groupe « Interdistrict » de Trotsky (qv ci-dessous) qui se tenait en dehors de la lutte fractionnelle bolchévique-menchévique. Membre du parti bolchevik, 1917. Plus tard directeur de l’Institut Marx-Engels-Lénine. Expulsé du Parti et exilé en 1931.

12. NOTRE PAROLE : ( Nashe Slovo ) Journal social-démocrate russe sans faction, bien que largement menchevik, fondé à Paris en 1914. Sous divers noms, il a été publié jusqu’en 1917.

13. DÉFENSEURS : Le groupement largement menchevik, dirigé par Plekhanov, qui a adopté une attitude patriotique face à l’effort de guerre de la Russie contre l’Allemagne. Selon eux, la victoire de l’Allemagne impérialiste signifierait l’extinction du socialisme dans tous les pays européens, y compris la Russie.

14. INTERNATIONALISTES : Une minorité de socialistes à travers l’Europe qui a exhorté la classe ouvrière – sans le moindre effet – à ne pas soutenir la guerre entre les gouvernements « capitalistes » de leurs pays.

15. URITSKI : Moisei Solomonovich Uritsky (1873-1918). Voir ci-dessous .

16. MANUILSKI : Dmitri Zakharevich Manuilsky (1883-1959). Devient social-démocrate en 1903. Appartient (avec Lounatcharski) au groupe de gauche « Avant » et au groupe « Interdistricts ». Adhésion aux bolcheviks en 1917. Comité central du PC ukrainien depuis 192O. Délégué ukrainien à l’ONU et « ministre des Affaires étrangères » de l’Ukraine 1944-1952.

17. SAUF JAURÈS : Jean Auguste Jaurès (1899-1914). Professeur de philosophie, Université de Toulouse. Chef du Parti socialiste français. Fondateur et premier éditeur de L’Humanité . Assassiné au début de la Première Guerre mondiale pour ses opinions antimilitaristes.

18. BEBEL : August Bebel (1830-1913). Premier socialiste allemand. Président du SPD. Éminent dans la Deuxième Internationale.

19. TCHERNOV : Viktor Mikhaïlovitch Tchernov (1873-1952). Penseur radical et leader du parti socialiste révolutionnaire (SR), créé en 1902. Ministre de l’Agriculture dans le gouvernement provisoire. Après la scission des SR de gauche, qui ont soutenu la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, le parti de droite SR de Tchernov a remporté la majorité à l’Assemblée constituante. A fui la Russie pendant la guerre civile. Mort à New York.

20. ACCROCHAGE... SUR LA PAIX DE BREST-LITOVSK : Lénine, conscient de l’effondrement total de l’armée russe en 1918 et des conséquences d’une prise allemande de Pétrograd, a exigé la paix à tout prix ; Trotsky, négociateur en chef bolchevique avec les Allemands à Brest-Litovsk, refuse de signer le traité et proclame l’état « ni paix ni guerre », c’est-à-dire un armistice unilatéral déclaré par la Russie et le retrait des troupes russes. Lénine a gagné, après un débat acharné au sein du Comité central du Parti, et Sokolnikov et Chicherin ont signé les dures conditions de paix au nom de la Russie.

21. MISSION TITANIC : Fait référence à la nomination de Trotsky au poste de commissaire à la guerre (1918-1922), lorsqu’il créa virtuellement l’Armée rouge et battit les forces combinées alliées et « blanches » russes.

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