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Les Nuées d’Aristophane, acte d’accusation criminelle contre Socrate
mardi 28 mai 2024, par
« Les nuées » d’Aristophane, la pièce de théâtre qui a débuté la campagne de calomnies et d’accusations sociales, philosophiques et politiques contre Socrate
Le dramaturge comique Aristophane était un contemporain de Socrate et son adversaire déclaré, et il a développé non seulement des critiques pour le ridiculiser, mais aussi certaines accusations graves contre Socrate, dans sa pièce "Les Nuées", qui n’a été mise en scène qu’une seule fois en 423 avant notre ère soit 24 ans avant l’exécution mais qui n’a cessé de faire des remous ensuite à Athènes. Dans "Les nuées", Socrate est dépeint comme un enseignant distant et hautain qui s’est détourné de la religion grecque soutenue par l’État pour développer une philosophie personnelle qui le délivre de l’obéissance aux lois de la cité. Dans la pièce, Socrate dirige une école, appelée l’Institut de la Pensée, qui enseigne ces idées subversives aux jeunes hommes et les pousse à devenir révolutionnaires.
L’attaque est très violente. À la fin de la pièce d’Aristophane, l’école de Socrate est même entièrement brûlée par des gens indignés contre Socrate.
La plupart des pièces d’Aristophane étaient la critique satirique d’Euripide, disciple de Socrate et de Socrate. Les Nuées donnent une image ridiculement déformée de Socrate et de son école.
Par la suite, Socrate a été accusé d’encourager ses étudiants dans la voie qu’il avait choisie - en particulier, celle qui l’avait conduit à combattre la « démocratie » électorale, une démagogie de l’époque. Socrate croyait que les urnes étaient un moyen stupide de élire des représentants.
Xénophon explique :
« Socrate amène ses associés à mépriser les lois établies quand il insiste sur la folie de la nomination d’officiers de l’État par scrutin : un principe que, dit-il, personne ne se soucierait d’appliquer en choisissant un pilote ou un joueur de flûte ou en tout cas similaire, où une erreur serait beaucoup moins désastreuse qu’en matière politique. Des mots comme ceux-ci, selon l’accusateur, avaient tendance à inciter les jeunes à mépriser la constitution établie, les rendant violents et entêtés. "
LES NUÉES
STREPSIADÈS.
Iou ! Iou ! Ô souverain Zeus, quelle chose à n’en pas finir que les nuits ! Le jour ne viendra donc pas ? Et il y a déjà longtemps que j’ai entendu le coq ; et mes esclaves dorment encore. Cela ne serait pas arrivé autrefois. Maudite sois-tu, ô guerre, pour toutes sortes de raisons, mais surtout parce qu’il ne m’est pas permis de châtier mes esclaves ! Et ce bon jeune homme, qui ne se réveille pas de la nuit ! Non, il pète, empaqueté dans ses cinq couvertures. Eh bien, si bon nous semble, ronflons dans notre enveloppe. Mais je ne puis dormir, malheureux, rongé par la dépense, l’écurie et les dettes de ce fils qui est là. Ce bien peigné monte à cheval, conduit un char et ne rêve que chevaux. Et moi, je ne vis pas, quand je vois la lune ramener les vingt jours : car les échéances approchent. — Enfant, allume la lampe, et apporte mon registre, pour que, l’ayant en main, je lise à combien de gens je dois, et que je suppute les intérêts. Voyons, que dois-je ? Douze mines à Pasias. Pourquoi douze mines à Pasias ? Pourquoi ai-je fait cet emprunt ? Parce que j’ai acheté Koppatias. Malheureux que je suis, pourquoi n’ai-je pas eu plutôt l’œil fendu par une pierre !
PHIDIPPIDÈS, rêvant.
Philon, tu triches : fournis ta course toi-même.
STREPSIADÈS.
Voilà, voilà le mal qui me tue ; même en dormant, il rêve chevaux.
PHIDIPPIDÈS, rêvant.
Combien de courses doivent fournir ces chars de guerre ?
STREPSIADÈS.
C’est à moi, ton père, que tu en fais fournir de nombreuses courses ! Voyons quelle dette me vient après Pasias. Trois mines à Amynias pour un char et des roues.
PHIDIPPIDÈS, rêvant.
Emmène le cheval à la maison, après l’avoir roulé.
STREPSIADÈS.
Mais, malheureux, tu as déjà fait rouler mes fonds ! Les uns ont des jugements contre moi, et les autres disent qu’ils vont prendre des sûretés pour leurs intérêts.
PHIDIPPIDÈS, éveillé.
Eh ! mon père, qu’est-ce qui te tourmente et te fait te retourner toute la nuit ?
STREPSIADÈS.
Je suis mordu par un dèmarkhe sous mes couvertures.
PHIDIPPIDÈS.
Laisse-moi, mon bon père, dormir un peu.
STREPSIADÈS.
Dors donc ; mais sache que toutes ces dettes retomberont sur ta tête. Hélas ! Périsse misérablement l’agence matrimoniale qui me fit épouser ta mère ! Moi, je menais aux champs une vie des plus douces, inculte, négligé, et couché au hasard, riche en abeilles, en brebis, en marc d’olives. Alors je me suis marié, moi paysan, à une personne de la ville, à la nièce de Mégaklès, fils de Mégaklès, femme altière, luxueuse, fastueuse comme Kœsyra. Lorsque je l’épousai, je me mis au lit, sentant le vin doux, les figues sèches, la tonte des laines, elle tout parfum, safran, tendres baisers, dépense, gourmandise, Kolias, Génétyllis. Je ne dis pas qu’elle fût oisive ; non, elle tissait. Et moi, lui montrant ce vêtement, je prenais occasion de lui dire : « Femme, tu serres trop les fils. »
UN SERVITEUR.
Nous n’avons plus d’huile dans la lampe.
STREPSIADÈS.
Malheur ! Pourquoi m’avoir allumé une lampe buveuse ? Viens ici, que je te fasse crier !
LE SERVITEUR.
Et pourquoi crierai-je ?
STREPSIADÈS.
Parce que tu as mis une trop grosse mèche… Après cela, lorsque nous arriva ce fils qui est là, nous nous disputâmes, moi et mon excellente femme, au sujet du nom qu’il porterait. Elle voulait qu’il y eût du cheval dans son nom : « Xanthippos, Khærippos, Kallippidès ». Enfin, au bout de quelque temps, nous fîmes un arrangement, et nous le nommâmes « Phidippidès ». Elle, embrassant son fils, le caressait : « Quand tu seras grand, tu conduiras un char à travers la ville, comme Mégaklès, et vêtu d’une belle robe. » Moi, je disais : « Quand donc feras-tu descendre tes chèvres du mont Phelleus, comme ton père, vêtu d’une peau de bique ? » Mais il n’écoutait pas mes discours, et sa passion pour le cheval a coulé mon avoir. Maintenant, durant cette nuit, à force d’y songer, j’ai trouvé un expédient merveilleux qui, si je puis le convaincre, sera pour moi le salut. Mais je veux d’abord l’éveiller. Seulement, comment l’éveiller le plus doucement possible ? Comment ?… Phidippidès, mon petit Phidippidès !
PHIDIPPIDÈS.
Quoi, mon père ?
STREPSIADÈS.
Un baiser, et donne-moi la main.
PHIDIPPIDÈS.
Voici. Qu’y a-t-il ?
STREPSIADÈS.
Dis-moi, m’aimes-tu ?
PHIDIPPIDÈS.
J’en jure par Poséidôn, dieu des chevaux !
STREPSIADÈS.
Non, non, pas de ce dieu des chevaux ! C’est lui qui est la cause de mes malheurs. Mais si tu m’aimes réellement et de tout cœur, ô mon enfant, suis mon conseil.
PHIDIPPIDÈS.
Et en quoi faut-il que je suive ton conseil ?
STREPSIADÈS.
Change au plus tôt de conduite, et va prendre des leçons où je t’indiquerai.
PHIDIPPIDÈS.
Parle, qu’ordonnes-tu ?
STREPSIADÈS.
Et tu obéiras ?
PHIDIPPIDÈS.
J’obéirai, j’en jure par Dionysos.
STREPSIADÈS.
Regarde de ce côté. Vois-tu cette petite porte et cette petite maison ?
PHIDIPPIDÈS.
Je les vois ; mais, mon père, qu’est-ce que cela veut dire ?
STREPSIADÈS.
C’est le philosophoir des âmes sages. Là sont logés des hommes qui disent et démontrent que le ciel est un étouffoir, dont nous sommes entourés, et nous, des charbons. Ils enseignent, si on leur donne de l’argent, à gagner les causes justes ou injustes.
PHIDIPPIDÈS.
Qui sont-ils ?
STREPSIADÈS.
Je ne sais pas exactement leur nom. Ce sont de profonds penseurs, beaux et bons.
PHIDIPPIDÈS.
Ah ! oui, les misérables, je les connais. Ce sont des charlatans, des hommes pâles, des va-nu-pieds, que tu veux dire, et, parmi eux, ce maudit Sokratès et Khæréphôn.
STREPSIADÈS.
Hé ! hé ! tais-toi ! ne dis pas de bêtises. Si tu as souci des orges paternelles, deviens l’un d’eux, et lâche-moi l’équitation.
PHIDIPPIDÈS.
Oh ! non, par Dionysos ! quand tu me donnerais les faisans que nourrit Léogoras.
STREPSIADÈS.
Vas-y, je t’en supplie, ô toi, l’homme le plus cher à mon cœur. Entre à leur école.
PHIDIPPIDÈS.
Et qu’est-ce que je t’y apprendrai ?
STREPSIADÈS.
Ils disent qu’il y a deux raisonnements : le supérieur et l’inférieur. Ils prétendent que, par le moyen de l’un de ces deux raisonnements, c’est-à-dire de l’inférieur, on gagne les causes injustes. Si donc tu m’y apprenais ce raisonnement injuste, de toutes les dettes que j’ai contractées pour toi, je ne paierais une obole à personne.
PHIDIPPIDÈS.
Je n’y saurais consentir : je n’oserais pas regarder les cavaliers avec ma face jaune et maigre.
STREPSIADÈS.
Alors, par Dèmètèr, vous ne mangerez plus mon bien, ni toi, ni ton attelage, ni ton cheval. Je te chasse de ma maison et je t’envoie aux corbeaux marqué au Σ.
PHIDIPPIDÈS.
Mon oncle Mégaklès ne me laissera pas sans monture. Je vais chez lui, et je me moque de toi.
STREPSIADÈS.
Eh bien, moi, pour une chute, je ne reste point par terre. Mais j’invoquerai les dieux et j’irai moi-même au philosophoir. Seulement, vieux comme je suis, sans mémoire et l’esprit lent, comment apprendrai-je les broutilles de leurs raisonnements raffinés ? Il faut y aller. Pourquoi hésiter encore et ne pas frapper à la porte ?… Enfant, petit enfant !
UN DISCIPLE.
Va-t’en aux corbeaux ! Qui frappe à la porte ?
STREPSIADÈS.
Le fils de Phidôn, Strepsiadès du dême de Kikynna.
LE DISCIPLE.
De par Zeus ! tu dois être un grossier personnage, toi qui donnes à la porte un coup de pied si brutal, et qui fais avorter la conception de ma pensée.
STREPSIADÈS.
Pardonne-moi, car j’habite loin dans la campagne ; mais dis-moi la chose avortée.
LE DISCIPLE.
Il n’est permis de la dire qu’aux disciples.
STREPSIADÈS.
Dis-la-moi donc sans crainte, car je viens comme disciple au philosophoir.
LE DISCIPLE.
Je la dirai ; mais songe donc que ce sont des mystères. Sokratès demandait tout à l’heure à Khæréphôn combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes. Elle avait piqué Khæréphôn au sourcil, et de là elle était sautée sur la tête de Sokratès.
STREPSIADÈS
Et comment a-t-il mesuré cela ?
LE DISCIPLE.
Très adroitement. Il a fait fondre de la cire, puis il a pris la puce, et il lui a trempé les pattes dedans. La cire refroidie a fait à la puce des souliers persiques ; en les déchaussant, il a mesuré l’espace.
STREPSIADÈS.
Ô Zeus souverain, quelle finesse d’esprit !
LE DISCIPLE.
Que serait-ce, si tu apprenais une autre invention de Sokratès ?
STREPSIADÈS.
Laquelle ? Je t’en prie, dis-la-moi ?
LE DISCIPLE.
Khæréphôn, du dême de Sphattos, lui demandait s’il pensait que le bourdonnement des cousins vînt de la trompe ou du derrière.
STREPSIADÈS.
Et qu’a-t-il dit au sujet du cousin ?
LE DISCIPLE.
Il a dit que l’intestin du cousin est étroit ; et que, à cause de cette étroitesse, l’air est poussé tout de suite avec force vers le derrière ; ensuite, l’ouverture de derrière communiquant avec l’intestin, le derrière résonne par la force de l’air.
STREPSIADÈS.
Ainsi le derrière des cousins est une trompette. Trois fois heureux l’auteur de cette découverte ! Il doit être facile d’échapper à une poursuite en justice, quand on connaît à fond l’intestin du cousin.
LE DISCIPLE.
Dernièrement il fut détourné d’une haute pensée par un lézard.
STREPSIADÈS.
De quelle manière ? Dis-moi.
LE DISCIPLE.
Il observait le cours de la lune et ses révolutions, la tête en l’air, la bouche ouverte ; un lézard, du haut du toit, pendant la nuit, lui envoya sa fiente.
STREPSIADÈS.
Il est amusant ce lézard, qui fait dans la bouche de Sokratès !
LE DISCIPLE.
Hier, nous n’avions pas à souper pour le soir.
STREPSIADÈS.
Eh bien ! qu’imagina-t-il pour avoir des vivres ?
LE DISCIPLE.
Il étend sur la table une légère couche de cendre, courbe une tige de fer, prend un fil à plomb, et de la palestre il enlève un manteau.
STREPSIADÈS.
Et nous admirons le célèbre Thalès ! Ouvre-moi, ouvre vite le philosophoir ; et fais-moi voir au plus tôt Sokratès. J’ai hâte d’être son disciple. Mais ouvre donc la porte. Ô Héraklès ! de quels pays sont ces animaux ?
LE DISCIPLE.
Qu’est-ce qui t’étonne ? À quoi trouves-tu qu’ils ressemblent ?
STREPSIADÈS.
Aux prisonniers de Pylos, aux Lakoniens. Mais pourquoi regardent-ils ainsi la terre ?
LE DISCIPLE.
Ils cherchent ce qui est sous la terre.
STREPSIADÈS.
Ils cherchent donc des oignons. Ne vous donnez pas maintenant tant de peine ; je sais, moi, où il y en a de gros et de beaux. Mais que font ceux-ci tellement courbés ?
LE DISCIPLE.
Ils sondent les abîmes du Tartaros.
STREPSIADÈS.
Et leur derrière, qu’a-t-il à regarder le ciel ?
LE DISCIPLE.
Il apprend aussi pour son compte à faire de l’astronomie… Mais rentrez, de peur que le maître ne vous surprenne.
STREPSIADÈS.
Pas encore, pas encore : qu’ils restent, afin que je leur communique une petite affaire.
LE DISCIPLE.
Mais ils ne peuvent pas demeurer trop longtemps à l’air et dehors.
STREPSIADÈS.
Au nom des dieux, qu’est ceci ? Dis-moi.
LE DISCIPLE.
L’astronomie.
STREPSIADÈS.
Et cela ?
LE DISCIPLE.
La géométrie.
STREPSIADÈS.
À quoi cela sert-il ?
LE DISCIPLE.
À mesurer la terre.
STREPSIADÈS.
Celle qui se partage au sort ?
LE DISCIPLE.
Non ; la terre entière.
STREPSIADÈS.
C’est charmant ce que tu dis là : voilà une invention populaire et utile !
LE DISCIPLE.
Tiens, voici la surface de la terre entière : vois-tu ? Ici, c’est Athènes.
STREPSIADÈS.
Que dis-tu ? Je ne te crois pas ; je n’y vois point de juges en séance.
LE DISCIPLE.
C’est pourtant réellement le territoire Attique.
STREPSIADÈS.
Et où sont mes concitoyens de Kikynna ?
LE DISCIPLE.
C’est ici qu’ils habitent. Voici l’Eubœa, tu vois, cette terre qui s’étend en longueur infinie.
STREPSIADÈS.
Je vois : nous l’avons pressurée, nous et Périklès. Mais où est Lakédæmôn ?
LE DISCIPLE.
Où elle est ? Ici.
STREPSIADÈS.
Comme c’est près de nous ! Songez-y bien, éloignez-la de nous à la plus grande distance possible.
LE DISCIPLE.
Il n’y a pas moyen.
STREPSIADÈS.
Par Zeus ! vous en gémirez. Mais quel est donc cet homme juché dans un panier ?
LE DISCIPLE.
Lui.
STREPSIADÈS.
Qui, lui ?
LE DISCIPLE.
Sokratès.
STREPSIADÈS.
Sokratès ! Voyons, toi, appelle-le-moi donc bien fort.
LE DISCIPLE.
Appelle-le toi-même. Moi, je n’en ai pas le temps.
STREPSIADÈS.
Sokratès, mon petit Sokratès !
SOKRATÈS.
Pourquoi m’appelles-tu, être éphémère ?
STREPSIADÈS.
Et d’abord que fais-tu là ? Je t’en prie, dis-le-moi.
SOKRATÈS.
Je marche dans les airs et je contemple le soleil.
STREPSIADÈS.
Alors c’est du haut de ton panier que tu regardes les dieux, et non pas de la terre, si toutefois…
SOKRATÈS.
Je ne pourrais jamais pénétrer nettement dans les choses d’en haut, si je ne suspendais mon esprit, et si je ne mêlais la subtilité de ma pensée avec l’air similaire. Si, demeurant à terre, je regardais d’en bas les choses d’en haut, je ne découvrirais rien. Car la terre attire à elle l’humidité de la pensée. C’est précisément ce qui arrive au cresson.
STREPSIADÈS.
Que dis-tu ? Ta pensée attire l’humidité sur le cresson ? Mais maintenant descends, mon petit Sokratès, afin de m’enseigner les choses pour lesquelles je suis venu.
SOKRATÈS.
Pourquoi es-tu venu ?
STREPSIADÈS.
Je veux apprendre à parler. Les prêteurs à intérêts, race intraitable, me poursuivent, me harcèlent, se nantissent de mon bien.
SOKRATÈS.
Comment t’es-tu donc endetté sans le savoir ?
STREPSIADÈS.
C’est l’hippomanie qui m’a ruiné, maladie dévorante. Mais enseigne-moi l’un de tes deux raisonnements, celui qui sert à ne pas payer, et, quel que soit le salaire, je jure par les dieux de te le payer.
SOKRATÈS.
Par quels dieux jures-tu ? D’abord les dieux ne sont pas chez nous une monnaie courante.
STREPSIADÈS.
Par quoi jurez-vous donc ? Est-ce par de la monnaie de fer, comme à Byzantion ?
SOKRATÈS.
Veux-tu connaître nettement les choses célestes, ce qu’elles sont au juste ?
STREPSIADÈS.
Oui, par Zeus ! si elles sont.
SOKRATÈS.
Et converser avec les Nuées, nos divinités ?
STREPSIADÈS.
Assurément.
SOKRATÈS.
Assois-toi donc sur la banquette sainte.
STREPSIADÈS.
Voilà, je suis assis.
SOKRATÈS.
Maintenant prends cette couronne.
STREPSIADÈS.
À quoi bon une couronne ? Malheur à moi, Sokratès ! Est-ce que vous allez me sacrifier comme Athamas ?
SOKRATÈS.
Non ; c’est tout ce que nous faisons aux initiés.
STREPSIADÈS.
Eh bien, qu’y gagnerai-je ?
SOKRATÈS.
D’être un roué en fait de langage, une cliquette, une fleur de farine. Seulement, ne bouge pas.
STREPSIADÈS.
Par Zeus ! tu ne mens pas ! Saupoudré comme je suis, je vais devenir fleur de farine.
SOKRATÈS.
Il faut que ce vieillard observe le silence et qu’il écoute la prière : « Souverain maître, Air immense, qui enveloppes la terre de toutes parts, Æther brillant, et vous, Nuées, vénérables déesses, mères du tonnerre et de la foudre, levez-vous, ô souveraines, apparaissez au penseur dans les régions supérieures ! »
STREPSIADÈS.
Pas encore, pas encore ; pas avant que je me sois enveloppé de ce manteau, de peur d’être inondé. N’avoir pas pris, en sortant de chez moi, une casquette de peau de chien, quelle malechance !
SOKRATÈS.
Venez, ô Nuées vénérées, vous manifester à cet homme, soit que vous occupiez les cimes sacrées de l’Olympos, battues par les neiges, soit que dans les jardins de votre père Okéanos vous formiez un chœur sacré avec les Nymphes, soit que, aux bouches du Nilos, vous puisiez des eaux dans des cornes d’or, que vous résidiez aux Palus Mæotides ou sur le rocher neigeux du Mimas, écoutez-nous, accueillez notre sacrifice, et que nos cérémonies vous fassent plaisir.
LE CHŒUR.
Nuées éternelles, élevons-nous, en rosée transparente et légère, du sein de notre père Okéanos aux bruissements profonds, jusqu’aux sommets des monts couronnés de forêts, afin de découvrir les horizons lointains, les fruits qui ornent la Terre sacrée, le cours sonore des fleuves divins, et la Mer aux mugissements sourds ; car l’œil de l’Æther brille sans relâche de rayons éclatants. Mais dissipons le voile pluvieux qui cache nos figures immortelles, et embrassons le monde de notre regard illimité.
SOKRATÈS.
Ô Nuées très vénérables, il est certain que vous avez entendu mon appel. Et toi, as-tu entendu leur voix divine avec le mugissement du tonnerre ?
STREPSIADÈS.
Moi aussi je vous révère, Nuées respectables, et je veux répondre au bruit du tonnerre, tant il m’a causé de tremblement et d’effroi. Aussi, tout de suite, permis ou non, je lâche tout.
SOKRATÈS.
Ne raille pas et ne fais pas comme les poètes que grise la vendange. Sois silencieux : un nombreux essaim de déesses s’avance en chantant.
LE CHŒUR, se rapprochant de la scène.
Vierges dispensatrices des pluies, allons vers la terre féconde de Pallas, voyons le royaume de Kékrops, riche en grands hommes et mille fois aimé. Là se trouve le culte des initiations sacrées, le sanctuaire mystique des cérémonies saintes, les offrandes aux divinités célestes, les temples magnifiques et les statues, les processions trois fois saintes des bienheureux, victimes couronnées immolées aux dieux ; les festins dans toutes les saisons ; et là, au renouveau, la fête de Bromios, les chants mélodieux des chœurs et la musique des flûtes frémissantes.
STREPSIADÈS.
Au nom de Zeus, je t’en prie, dis-moi, Sokratès, quelles sont ces femmes qui font entendre un chant si respectable ? Sont-ce quelques héroïnes ?
SOKRATÈS.
Pas du tout ; mais les Nuées célestes, grandes divinités des hommes oisifs, qui nous suggèrent pensée, parole, intelligence, charlatanisme, loquacité, ruse, compréhension.
STREPSIADÈS.
C’est pour cela qu’en écoutant leur voix, mon âme se sent des ailes ; elle cherche à épiloguer, à ergoter sur de la fumée, à coudre trait d’esprit à trait d’esprit, pour riposter à l’autre raisonnement. De telle sorte que, s’il est possible, je souhaite vivement de les voir en personne.
SOKRATÈS.
Eh bien, regarde du côté de la Parnès. Je les vois descendre lentement par là.
STREPSIADÈS.
Où donc ? Montre-moi.
SOKRATÈS.
Elles s’avancent en grand nombre, à travers les cavités et les bois, sur une ligne oblique.
STREPSIADÈS.
Qu’est-ce donc ? Je ne les vois pas.
SOKRATÈS.
Là, à l’entrée.
STREPSIADÈS.
Ah ! oui, maintenant un peu, par là.
SOKRATÈS.
Tu dois maintenant les voir tout à fait, à moins que tu n’aies une coloquinte de chassie.
STREPSIADÈS.
Oui, par Zeus ! Ô vénérables divinités, elles remplissent toute la scène.
SOKRATÈS.
Et cependant tu ne savais pas, tu ne croyais pas que ce fussent des déesses ?
STREPSIADÈS.
Non, par Zeus ! mais je me figurais que c’était du brouillard, de la rosée, de la fumée.
SOKRATÈS.
Non, non, par Zeus ! Sache que ce sont elles qui nourrissent une foule de sophistes, des devins de Thourion, des empiriques, des oisifs à bagues qui vont au bout des ongles et à longs cheveux, des fabricants de chants pour les chœurs cycliques, des tireurs d’horoscopes, fainéants, dont elles nourrissent l’oisiveté, parce qu’ils les chantent.
STREPSIADÈS.
Voilà pourquoi ils chantent « le rapide essor des Nuées humides qui lancent des éclairs, les tresses du Typhôn aux cent têtes, les tempêtes furieuses, filles de l’air, agiles oiseaux qu’un vol oblique fait nager dans les airs, torrents de pluies émanant des Nuées humides ». Et, pour prix de leurs vers, ils engloutissent des tranches salées d’énormes et bons mulets, et la chair délicate des grives.
SOKRATÈS.
Grâce à elles toutefois, et n’est-ce pas juste ?
STREPSIADÈS.
Dis-moi, comment se fait-il, si ce sont vraiment des Nuées, qu’elles ressemblent à des mortelles ? Elles ne le sont pourtant pas ?
SOKRATÈS.
Alors que sont-elles donc ?
STREPSIADÈS.
Je ne sais pas trop. Elles ressemblent à des flocons de laine et non à des femmes, j’en atteste Zeus, pas le moins du monde. Et celles-ci ont des nez.
SOKRATÈS.
Réponds maintenant à mes questions.
STREPSIADÈS.
Dis-moi vite ce que tu veux.
SOKRATÈS.
As-tu vu quelquefois, en regardant en l’air, une nuée semblable à un centaure, à un léopard, à un loup, à un taureau ?
STREPSIADÈS.
De par Zeus ! j’en ai vu. Eh bien ?
SOKRATÈS.
Elles sont tout ce qu’elles veulent. Et alors, si elles voient un débauché à longue chevelure, quelqu’un de ces sauvages velus, comme le fils de Xénophantès, pour se moquer de sa manie, elles se changent en centaures.
STREPSIADÈS.
Qu’est-ce à dire ? Si elles voient Simôn, le voleur des deniers cyniques, que font-elles ?
SOKRATÈS.
Pour le représenter au naturel, elles deviennent tout à coup des loups.
STREPSIADÈS.
C’est donc pour cela certainement que, hier, voyant Kléonymos, qui a jeté son bouclier, à la vue de ce lâche, elles sont devenues cerfs.
SOKRATÈS.
Et maintenant, quand elles ont aperçu Klisthénès, tu vois, c’est pour cela qu’elles sont devenues femmes.
STREPSIADÈS.
Salut, ô souveraines ! Aujourd’hui, si vous l’avez fait pour quelque autre, faites résonner pour moi votre voix céleste, reines toutes-puissantes.
LE CHŒUR.
Salut, vieillard des anciens jours, pourchasseur des études chères aux Muses ; et toi, prêtre des plus subtiles niaiseries, dis-nous ce que tu désires. Car nous ne prêtons l’oreille à aucun des sophistes égarés dans les nuages, si ce n’est à Prodikos, à cause de sa sagesse et de son bon sens, et à toi, à cause de ta démarche fière dans les rues, ton regard dédaigneux, tes pieds nus, ta patience à supporter nombre de maux, et l’air de gravité que tu tiens de nous.
STREPSIADÈS.
Ô Terre, quelle voix ! Qu’elle est sainte, auguste, prodigieuse !
SOKRATÈS.
C’est qu’elles seules sont déesses ; tout le reste n’est que bagatelle.
STREPSIADÈS.
Mais, dis-moi, par la Terre ! notre Zeus Olympien n’est-il pas dieu ?
SOKRATÈS.
Quel Zeus ? Trêve de plaisanteries ! Il n’y a pas de Zeus.
STREPSIADÈS.
Que dis-tu ? Et qui est-ce qui pleut ? Dis-moi cela avant tout.
SOKRATÈS.
Ce sont elles ; et je t’en donnerai de bonnes preuves. Voyons, où as-tu jamais vu pleuvoir sans Nuées ? Si c’était lui, il faudrait qu’il plût par un jour serein, elles absentes.
STREPSIADÈS.
Par Apollôn ! Ta parole s’applique bien à notre conversation actuelle. Autrefois je croyais bonnement que Zeus pissait dans un crible. Mais qui est-ce qui tonne ? Dis-le-moi. Cela me fait trembler.
SOKRATÈS.
Elles tonnent en roulant.
STREPSIADÈS.
Comment cela, ô toi qui braves tout ?
SOKRATÈS.
Lorsqu’elles sont pleines d’eau, et contraintes à se mouvoir, précipitées d’en haut violemment, avec la pluie qui les gonfle, puis alourdies, et lancées les unes contre les autres, elles se brisent et éclatent avec fracas.
STREPSIADÈS.
Mais qui donc les contraint et les emporte ? N’est-ce pas Zeus ?
SOKRATÈS.
Pas du tout, mais le Tourbillon Æthéréen.
STREPSIADÈS.
Le Tourbillon ? J’ignorais et que Zeus n’existât pas et que le Tourbillon régnât aujourd’hui à sa place. Mais tu ne m’as encore rien appris sur le bruit du tonnerre.
SOKRATÈS.
Ne m’as-tu pas entendu te dire que les Nuées étaient pleines d’eau et, tombant les unes sur les autres, font ce fracas à cause de leur densité ?
STREPSIADÈS.
Voyons, comment peut-on croire cela ?
SOKRATÈS.
Je vais te l’enseigner par ton propre exemple. Quand tu t’es rempli de viande aux Panathènæa et que tu as ensuite le ventre troublé, le désordre ne le fait-il pas résonner tout à coup ?
STREPSIADÈS.
Oui, par Apollôn ! je souffre aussitôt, le trouble se met en moi ; comme un tonnerre le manger éclate et fait un bruit déplorable, d’abord sourdement, pappax, pappax, puis plus fort, papapappax, et quand je fais mon cas, c’est un vrai tonnerre, papapappax, comme les Nuées.
SOKRATÈS.
Considère donc que, avec ton petit ventre, tu as fait un pet résonnant : n’est-il pas naturel alors que l’air qui est immense produise un bruit détonant ?
STREPSIADÈS.
En effet, les mots « bruit détonant » et « pet résonnant » ont entre eux quelque ressemblance. Mais la foudre, d’où lui vient son étincelle de feu, dis-le-moi, qui tantôt nous frappe et nous consume, tantôt laisse vivants ceux qu’elle a effleurés ? Il est évident que c’est Zeus qui la lance sur les parjures.
SOKRATÈS.
Mais comment, sot que tu es, toi qui sens l’âge de Kronos, plus vieux que le pain et la lune, s’il frappait les parjures, comment n’aurait-il pas foudroyé Simôn, Kléonymos, Théoros ? Ce sont pourtant bien des parjures. Mais il frappe ses propres temples et Sounion, le cap de l’Attique, et les grands chênes.
STREPSIADÈS.
Je ne sais ; mais tu sembles avoir raison. Qu’est-ce donc alors que la foudre ?
SOKRATÈS.
Lorsqu’un vent sec s’élève vers les Nuées et s’y enferme, il en gonfle l’intérieur comme une vessie ; ensuite, par une force fatale il les crève, s’échappe au dehors avec violence, en raison de la densité, et s’enflamme lui-même par la fougue de son élan.
STREPSIADÈS.
Par Zeus ! la même chose tout à fait m’est arrivée un jour aux Diasia : je faisais cuire pour ma famille un ventre de truie ; je néglige de le fendre ; il se gonfle, éclate tout à coup, me débonde dans les yeux et me brûle le visage.
LE CHŒUR.
Homme, qui as désiré apprendre de nous la grande sagesse, tu seras très heureux parmi les Athéniens et les Hellènes, si tu as de la mémoire, de la réflexion, et de la patience dans l’âme ; si tu ne te lasses ni de rester debout, ni de marcher, ni d’endurer la rigueur du froid ; si tu ne désires pas te mettre à table ; si tu t’abstiens de vin, des gymnases et des autres folies ; si tu regardes comme le meilleur de tout, ainsi qu’il convient à un homme sensé, d’être le premier par ta conduite, ta prudence et par la force polémique de ta langue.
STREPSIADÈS.
Pour ce qui est d’une âme forte, d’un souci qui brave l’insomnie, d’un ventre économe, qui ne s’écoute pas, et qui dîne de sarriette, sois sans crainte, pour tout cela, je servirais bravement d’enclume.
SOKRATÈS.
À l’avenir, n’est-ce pas, tu ne reconnaîtras plus d’autres dieux que ceux que nous reconnaissons nous-mêmes : le Khaos, les Nuées et la Langue, ces trois-là ?
STREPSIADÈS.
Jamais, franchement, je ne converserai avec les autres, même si je les rencontrais : pas de sacrifices, pas de libations, pas d’encens brûlé.
LE CHŒUR.
Dis-nous maintenant avec confiance ce que nous devons faire pour toi ; tu auras pleine satisfaction, si tu nous honores, si tu nous admires, et si tu veux devenir un habile homme.
STREPSIADÈS.
Ô Souveraines, je ne vous demande qu’une toute petite chose : c’est d’être de cent stades le plus fort des Hellènes dans l’art de parler.
LE CHŒUR.
Tu l’obtiendras de nous : désormais, à partir de ce moment, devant le peuple, personne ne fera triompher plus d’idées que toi.
STREPSIADÈS.
Je ne tiens pas à exposer de grandes idées ; ce n’est pas là que je vise, mais à retourner la justice de mon côté et à échapper à mes créanciers.
LE CHŒUR.
Tu obtiendras donc ce que tu désires ; car tu ne vises pas au grand : livre-toi donc bravement à nos ministres.
STREPSIADÈS.
Je le ferai en toute confiance ; car la nécessité m’y contraint, étant donnés ces chevaux marqués du Koppa, et le mariage qui m’a ruiné. Maintenant que ceux-ci fassent de moi ce qu’ils voudront : je leur livre mon corps à frapper, à lui faire endurer la faim, la soif, le chaud, le froid, à le tailler en outre, pourvu que je ne paie pas mes dettes : je consens à être aux yeux des hommes insolent, beau diseur, effronté, impudent, vil coquin, colleur de mensonges, hâbleur, rompu aux procès, table de lois, cliquette, renard, tarière, souple, dissimulé, visqueux, fanfaron, gibier à étrivières, ordure, retors, hargneux, lécheur d’écuelles. Dût-on me donner ces noms au passage, qu’ils fassent de moi ce qu’ils voudront ; et, s’ils veulent, par Dèmètèr ! qu’ils me servent en andouille aux penseurs.
LE CHŒUR.
Voilà une volonté ! Il n’a pas peur, il a du cœur. Sache que dès que tu tiendras de moi cette science, tu auras parmi les mortels une gloire montant jusqu’aux cieux.
STREPSIADÈS.
Que m’arrivera-t-il ?
LE CHŒUR.
Tout le temps avec moi tu passeras la vie la plus enviable qui soit parmi les hommes.
STREPSIADÈS.
Verrai-je jamais cela ?
LE CHŒUR.
La foule ne cessera d’assiéger tes portes : on voudra t’aborder, causer avec toi d’affaires et de procès d’un grand nombre de talents, dignes des conseils de ta prudence. (À Sokratès.) Mais toi, commence à donner au vieillard quelqu’une de tes leçons ; mets en mouvement son esprit, et fais l’épreuve de son intelligence.
SOKRATÈS.
Allons, voyons, dis-moi ton caractère, afin que, sachant qui tu es, je dirige, d’après un plan nouveau, mes machines de ton côté.
STREPSIADÈS.
Quoi donc ? Songes-tu, au nom des dieux ! à me battre en brèche ?
SOKRATÈS.
Pas du tout, mais je veux t’adresser quelques questions. As-tu de la mémoire ?
STREPSIADÈS.
C’est selon, par Zeus ! Si l’on me doit, j’en ai beaucoup ; mais si je dois, infortuné, je n’en ai aucune.
SOKRATÈS.
As-tu de la facilité naturelle à parler ?
STREPSIADÈS.
À parler, non ; mais à voler, oui.
SOKRATÈS.
Comment pourras-tu donc apprendre ?
STREPSIADÈS.
Ne t’inquiète pas ; très bien.
SOKRATÈS.
Voyons maintenant ; quand je te laisserai quelque sage pensée au sujet des phénomènes célestes, saisis-la vite.
STREPSIADÈS.
Quoi donc ? Happerai-je la sagesse, comme un chien ?
SOKRATÈS.
Oh ! l’homme ignorant, le barbare ! J’ai peur, mon vieux, que tu n’aies besoin de coups. Voyons, que ferais-tu, si l’on te battait ?
STREPSIADÈS.
On me bat ; un peu après, je prends des témoins, et ensuite, après un moment de répit, je vais en justice.
SOKRATÈS.
Voyons maintenant ; ôte ton manteau.
STREPSIADÈS.
Ai-je commis quelque faute ?
SOKRATÈS.
Non ; mais il est prescrit d’entrer nu.
STREPSIADÈS.
Mais je n’entre pas chercher un objet volé !
SOKRATÈS.
Ôte-le : pourquoi ce bavardage ?
STREPSIADÈS.
Dis-moi seulement ceci : si je suis attentif, et si j’apprends avec zèle, auquel des disciples serai-je comparable ?
SOKRATÈS.
Tu seras le portrait de Khæréphôn.
STREPSIADÈS.
Malheur à moi ! J’aurai l’air d’un cadavre.
SOKRATÈS.
Pas un mot ; mais suis-moi de ce côté : hâtons-nous.
STREPSIADÈS.
Mets-moi donc maintenant entre les mains un gâteau miellé : j’ai peur, en entrant là dedans, comme si je descendais dans l’antre de Trophonios.
SOKRATÈS.
Marche ; pourquoi lanterner devant la porte ?
LE CHŒUR.
Va gaiement, en raison de ton ouvrage. Bonne chance à ce vieillard, que son âge avancé n’empêche pas de prendre une teinture des nouveautés à la mode, et qui s’exerce à la sagesse.
PARABASE ou CHŒUR.
Spectateurs, je vous dirai librement la vérité, j’en atteste Dionysos, dont je suis le nourrisson. Puissé-je être vainqueur et réputé sage, moi qui, vous regardant comme des spectateurs intelligents, et pensant que cette pièce est la meilleure de mes comédies, ai cru devoir vous la donner à goûter les premiers, vu qu’elle m’a coûté beaucoup de peine ! Et pourtant je me suis retiré, vaincu par des lourdauds, sans l’avoir mérité. C’est donc ce que je vous reproche, à vous, hommes habiles, pour lesquels je me suis donné tant de mal. Et cependant jamais je ne me soustrairai à des juges intelligents comme vous l’êtes. Car depuis que dans cette réunion, à laquelle il est agréable de s’adresser, mon Modeste et mon Débauché ont été écoutés avec un plein succès, moi aussi, vierge alors et n’ayant pas encore la permission d’enfanter, j’exposai mon fruit ; une autre jeune femme le recueillit, l’emporta, et vous l’avez généreusement nourri et élevé. Depuis lors votre bienveillance pour moi a eu la constance d’un serment.
Aujourd’hui, comme une autre Élektra, cette comédie paraît, cherchant à rencontrer des spectateurs aussi éclairés. Elle reconnaîtra, du premier coup d’œil, la chevelure de son frère. Voyez comme elle est réservée. Elle est la première qui ne vienne pas traînant un morceau de cuir, rouge par le bout, gros à faire rire les enfants. Elle ne se moque pas des chauves ; elle ne danse pas le kordax ; elle n’a pas de vieillard qui, en débitant les vers, frappe de son bâton son interlocuteur, pour dissimuler ses grossières plaisanteries ; elle n’entre pas une torche à la main, en criant : « Iou ! Iou ! » mais elle s’avance confiante en elle-même et en ses vers. Pour moi, qui suis un poète de ce caractère, je ne porte pas la tête haute, et je ne cherche pas à vous tromper, en vous servant deux ou trois fois le même sujet : je vous apporte des pièces nouvelles de mon invention, qui ne se ressemblent point entre elles et qui sont toutes ingénieuses. Au moment de toute sa grandeur j’ai frappé Kléôn en plein ventre, mais je n’ai pas eu l’audace de le fouler aux pieds abattu. Eux, une fois que Hyperbolos a donné prise sur lui, ils ne cessent d’écraser ce malheureux, ainsi que sa mère. Eupolis le premier traîna sur la scène son Marikas ; c’étaient nos Chevaliers mal retournés par une main mauvaise, avec l’addition d’une vieille ivre, qui dansait le kordax, invention surannée de Phrynikhos, et une baleine l’avalait. À son tour, Hermippas a joué Hyperbolos, et maintenant tous les autres se ruent sur Hyperbolos et m’empruntent la comparaison des anguilles. Que ceux qui rient avec eux se déplaisent à mes œuvres. Mais si vous vous amusez avec moi et avec mes pièces, on dira dans les âges à venir que vous avez bon goût.
C’est le souverain des dieux, Zeus, plein de grandeur et de toute-puissance, que j’invoque d’abord pour ce Chœur, et puis le maître magnanime du trident, remueur farouche de la Terre et de la plaine salée ; et toi, notre père au grand nom, Æther vénérable, qui entretiens la vie universelle ; et toi, Conducteur de coursiers, dont les rayons éblouissants embrassent l’espace terrestre, divinité grande parmi les dieux et parmi les mortels.
Très sages spectateurs, ici prêtez-nous attention. Malmenés par vous, nous vous adressons nos reproches. Plus que tous les autres dieux nous avons rendu service à votre ville, et nous sommes les seules divinités à qui vous n’offriez ni sacrifices ni libations, nous qui vous protégeons. Si l’on décrète quelque expédition insensée, nous toussons ou nous pleurons. Cet ennemi des dieux, le corroyeur paphlagonien, lorsque vous l’avez élu stratège, nous avons froncé les sourcils et manifesté notre colère : « le tonnerre bruit au milieu des éclairs », la Lune dévia de sa route, et soudain le Soleil, repliant son flambeau sur lui-même, refusa de nous luire, si Kléôn était stratège. Cependant vous l’avez élu. Aussi dit-on que la démence s’est répandue sur la ville, mais que toutefois les dieux tournent à bien vos fautes. Comment celle-ci peut facilement être utile, nous allons vous le dire. Si, convainquant ce Kléôn, vraie mouette de corruption et de vol, vous lui serrez le cou dans une travée, c’en est fait aussitôt de vos fautes passées, et les affaires de la ville remontent vers le mieux.
Viens aussi, souverain Phœbos, dieu de Dèlos, qui habites la roche escarpée du Kynthos ; et toi, bienheureuse habitante du Temple d’or d’Éphésos, où les jeunes filles des Lydiens te rendent des honneurs solennels ; et toi encore, Déesse de notre contrée, maîtresse de l’égide, protectrice de la ville, Athèna ; et toi, qui habites la roche du Parnasse, brillant au milieu des torches agitées par les Bakkhantes de Delphœ, roi des Orgies, Dionysos.
Au moment où nous étions prêtes à partir, Sélènè nous aborde, et nous enjoint d’abord de souhaiter toute joie aux Athéniens et à leurs alliés ; puis elle dit qu’elle est furieuse parce que vous l’avez indignement traitée après qu’elle vous a été utile à tous, non pas en paroles, mais en réalité. Premièrement, par mois vous n’économisez pas moins d’une drakhme de lumière ; car tous ceux qui sortent le soir disent : « Enfant, n’achète pas de torches ; la lueur de Sélènè est brillante. » Elle y ajoute, dit-elle, d’autres services ; et vous, au lieu de compter exactement les jours, vous renversez tout du haut en bas. Aussi, les dieux l’accablent de fréquentes menaces, lorsque, frustrés du festin, ils reviennent chez eux, sans avoir eu la fête d’après l’ordre des jours. Quand il faudrait sacrifier, vous donnez la question ou vous êtes en procès. Souvent, tandis que, nous autres dieux, nous jeûnons en signe de deuil pour la mort de Memnôn ou de Sarpédôn, vous vous livrez aux libations ou au rire. Voilà pourquoi Hyperbolos, élevé cette année aux fonctions de hiéromnémôn, nous, dieux, nous lui avons enlevé sa couronne. Il saura mieux désormais que c’est d’après Sélènè qu’il faut régler les jours de la vie.
SOKRATÈS.
Par la Respiration ! Par le Khaos ! Par l’Air, je n’ai jamais vu d’homme si grossier, si stupide, si gauche, si oublieux ! Les jeux d’esprit les plus simples, il les oublie, avant même de les avoir appris. Cependant, je veux l’appeler ici à la porte, au grand jour. Où es-tu, Strepsiadès ? Sors, et prends ton grabat.
STREPSIADÈS.
Mais elles ne veulent pas me le laisser apporter, les punaises !
SOKRATÈS.
Pose-le vite, et fais attention.
STREPSIADÈS.
M’y voici.
SOKRATÈS.
Voyons, que veux-tu d’abord apprendre, pour le moment, de toutes les choses que tu ignores, dis-le-moi ? Les mesures, les rhythmes, les vers ?
STREPSIADÈS.
Moi ? Les mesures : car, l’autre jour, un marchand de farine d’orge m’a trompé de deux khœnix.
SOKRATÈS.
Ce n’est pas là ce que je te demande, mais quelle mesure te paraît la plus belle, le trimètre ou le tétramètre ?
STREPSIADÈS.
Pour moi, rien n’est supérieur au demi-setier.
SOKRATÈS.
Tu dis des sottises, brave homme.
STREPSIADÈS.
Parie avec moi que le demi-setier est un tétramètre.
SOKRATÈS.
Va-t’en aux corbeaux ! Tu n’es qu’un rustre et un ignorant ! Peut-être pourras-tu mieux apprendre les rhythmes.
STREPSIADÈS.
À quoi me serviront les rhythmes pour la farine d’orge ?
SOKRATÈS.
D’abord à être aimable en société, puis à comprendre ce que sont dans les rhythmes le rhythme énoplien et le rhythme du daktyle.
STREPSIADÈS.
Du daktyle ?
SOKRATÈS.
Oui, par Zeus !
STREPSIADÈS.
Je le connais.
SOKRATÈS.
Dis alors.
STREPSIADÈS.
Quel autre cela peut-il être que ce doigt-ci. J’en ai usé, dès mon enfance, de ce doigt-là.
SOKRATÈS.
Tu es un rustre et un lourdaud.
STREPSIADÈS.
Mais, misérable, je ne désire apprendre rien de tout cela, rien.
SOKRATÈS.
Quoi donc alors ?
STREPSIADÈS.
Voici, voici ; le raisonnement le plus injuste.
SOKRATÈS.
Mais il y a d’abord, avant cela, beaucoup d’autres choses à apprendre : ainsi, parmi les quadrupèdes, quels sont vraiment les mâles ?
STREPSIADÈS.
Mais je connais les mâles, si j’ai bien ma tête ; bélier, bouc, taureau, chien, coq.
SOKRATÈS.
Vois-tu ce qui t’arrive ? Tu donnes le nom de coq aussi bien à la femelle qu’au mâle.
STREPSIADÈS.
Comment donc ? voyons !
SOKRATÈS.
Comment ? Un coq et une coq.
STREPSIADÈS.
Par Poséidôn ! mais de quel nom veux-tu que je l’appelle ?
SOKRATÈS.
« Femelle du coq » et l’autre « coq ».
STREPSIADÈS.
« Femelle du coq » ! Par l’Air ! voilà qui est bien. Pour cette leçon seule, je remplirais de farine d’orge, jusqu’aux bords, ton auge à pétrir.
SOKRATÈS.
Autre faute ! Tu donnes la qualité de mâle à un être femelle.
STREPSIADÈS.
Comment, en la désignant, fais-je de l’auge un mâle ?
SOKRATÈS.
Absolument comme quand tu dis « Kléonymos ».
STREPSIADÈS.
Comment cela ? Dis-le-moi.
SOKRATÈS.
Parce que auge (kardopos) et Kléonymos sont du même genre.
STREPSIADÈS.
Mais, mon bon, Kléonymos n’avait pas d’auge à pétrir : il se servait d’un mortier rond. Enfin, comment dire ?
SOKRATÈS.
Comment ? « La auge », comme tu dirais « la Sostrata ».
STREPSIADÈS.
« La auge » au féminin ?
SOKRATÈS.
C’est bien dit.
STREPSIADÈS.
C’est cela même : « la auge » (kardopè) comme « la Kléonymè ».
SOKRATÈS.
Maintenant il faut que tu apprennes à distinguer les noms propres masculins des féminins.
STREPSIADÈS.
Mais je connais des noms féminins.
SOKRATÈS.
Dis.
STREPSIADÈS.
Lysilla, Philinna, Klitagora, Dèmètria.
SOKRATÈS.
Et des noms masculins ?
STREPSIADÈS.
Dix mille : Philoxénos, Mélèsias, Amynias.
SOKRATÈS.
Mais, malheureux ! ce ne sont pas là des noms d’hommes.
STREPSIADÈS.
Comment ! Pas des noms d’hommes ?
SOKRATÈS.
Pas du tout. Comment, si cela se rencontrait, appellerais-tu Amynias ?
STREPSIADÈS.
Comment ? « Ohé, dirais-je, ici, ici, Amynia ! »
SOKRATÈS.
Vois-tu ? Tu appelles Amynias « Amynia », d’un nom de femme !
STREPSIADÈS.
Aussi ai-je raison, puisqu’ « elle » ne va pas à l’armée. Mais à quoi sert d’apprendre ce que nous savons tous ?
SOKRATÈS.
À rien, par Zeus ! Mais couche-toi là.
STREPSIADÈS.
Pourquoi faire ?
SOKRATÈS.
Songe un peu à tes affaires.
STREPSIADÈS.
Ah ! je t’en prie, pas là. S’il le faut, laisse-moi m’étendre par terre pour rêver à tout cela.
SOKRATÈS.
Cela ne se peut pas autrement.
STREPSIADÈS.
Malheureux ! Quel supplice les punaises vont m’infliger aujourd’hui !
SOKRATÈS.
Médite et réfléchis ; tourne ton esprit dans tous les sens ; concentre-le. Dès que tu tomberas dans le vide, bondis vers une autre idée : que le sommeil doux à l’âme soit absent de tes yeux !
STREPSIADÈS.
Aie ! aie ! aie ! aie !
SOKRATÈS.
Qu’as-tu donc ? que souffres-tu ?
STREPSIADÈS.
C’est fait de moi, misérable ! Du lit s’échappent des Korinthiens qui me mordent ; ils me déchirent les flancs, ils me boivent l’âme, ils m’arrachent les testicules, ils me fouillent le derrière, ils me tuent.
SOKRATÈS.
Que ta douleur ne crie pas si fort !
STREPSIADÈS.
Mais comment ? Envolé mon argent, envolée ma couleur, envolée ma chance, envolée ma chaussure, et, pour comble de maux, tout en chantant pendant que je monte la garde, envolé moi-même.
SOKRATÈS.
Hé ! l’homme ! Que fais-tu là ? Ne songes-tu pas ?
STREPSIADÈS.
Moi ? Oui, par Poséidôn !
SOKRATÈS.
Et à quoi songes-tu ?
STREPSIADÈS.
À savoir si les punaises laisseront quelque bribe de moi.
SOKRATÈS.
Va-t’en à la malheure !
STREPSIADÈS.
Mais, mon bon, la malheure est arrivée.
SOKRATÈS.
Oh ! le mollasse ! enveloppe-toi la tête. Il faut trouver un procédé artificieux, une ruse.
STREPSIADÈS.
Hélas ! qui m’enveloppera, comme procédé artificieux, d’une peau de mouton ?
SOKRATÈS.
Voyons maintenant ! Commençons par regarder ce que fait notre homme. Hé ! l’homme ! Dors-tu ?
STREPSIADÈS.
Par Apollôn ! non, je ne dors pas.
SOKRATÈS.
Tiens-tu quelque chose ?
STREPSIADÈS.
Par Zeus ! rien du tout.
SOKRATÈS.
Rien absolument ?
STREPSIADÈS.
Rien qu’un certain objet dans ma main droite.
SOKRATÈS.
Allons ! couvre-toi vite, et médite.
STREPSIADÈS.
Pourquoi ? Dis-le-moi, Sokratès.
SOKRATÈS.
Dis toi-même d’abord ce que tu veux trouver.
STREPSIADÈS.
Tu as entendu dix mille fois ce que je veux au sujet des intérêts, le moyen de n’en payer à personne.
SOKRATÈS.
Va donc, couvre-toi ; fixe ta pensée fugitive ; examine la chose par le menu, distinguant et réfléchissant.
STREPSIADÈS.
Malheureux que je suis !
SOKRATÈS.
Doucement. Si une pensée t’embarrasse, laisse-la, passe outre ; puis reviens-y ; remets en mouvement la même pensée, et place-la dans la balance.
STREPSIADÈS.
Ô mon petit Sokratès bien-aimé.
SOKRATÈS.
Qu’est-ce donc, vieillard ?
STREPSIADÈS.
Au sujet des intérêts j’ai une idée ingénieuse.
SOKRATÈS.
Indique-la. Allons, dis-moi ce que c’est.
STREPSIADÈS.
Si j’achetais une femme thessalienne pour faire descendre la lune pendant la nuit ! Je l’enfermerais ensuite comme un miroir dans un étui rond, et puis je la garderais.
SOKRATÈS.
À quoi cela te servirait-il ?
STREPSIADÈS.
À quoi ? Si désormais la lune ne se levait plus du tout, je ne paierais pas d’intérêts.
SOKRATÈS.
Comment cela ?
STREPSIADÈS.
Parce que, chaque mois, on paie l’argent prêté.
SOKRATÈS.
Très bien. Mais je vais te proposer un autre tour d’adresse. Si l’on te condamnait en justice à payer cinq talents, comment annulerais-tu cet arrêt ? Dis-le-moi.
STREPSIADÈS.
Comment ? Comment ? Je ne sais pas. Aussi faut-il chercher.
SOKRATÈS.
N’enroule pas toujours ta pensée autour de toi ; mais lâche tes idées dans l’air, donne-leur l’essor, comme à un hanneton qu’un fil retient par la patte.
STREPSIADÈS.
J’ai une annulation d’arrêt des plus ingénieuses, tu vas en convenir avec moi.
SOKRATÈS.
Laquelle ?
STREPSIADÈS.
Tu as sans doute déjà vu chez les vendeurs de drogues une pierre belle, diaphane, au moyen de laquelle ils allumaient du feu ?
SOKRATÈS.
C’est le cristal que tu veux dire ?
STREPSIADÈS.
Oui.
SOKRATÈS.
Eh bien, qu’en ferais-tu ?
STREPSIADÈS.
Je prendrais cette pierre, et quand le greffier écrirait l’arrêt, moi, debout, à l’écart, j’emploierais le soleil à fondre les lettres de ma condamnation.
SOKRATÈS.
Sagement fait, j’en atteste les Kharites !
STREPSIADÈS.
Quelle jouissance pour moi d’effacer une condamnation de cinq talents !
SOKRATÈS.
Voyons, trouve-moi vite ceci.
STREPSIADÈS.
Quoi ?
SOKRATÈS.
Le moyen de retourner une condamnation contre tes adversaires, au moment même de la subir, faute de témoins.
STREPSIADÈS.
Tout ce qu’il y a de plus insignifiant, et très facile.
SOKRATÈS.
Dis donc.
STREPSIADÈS.
Eh bien, je le dis. S’il ne restait plus qu’une affaire à juger, avant qu’on appelât la mienne, je courrais me pendre.
SOKRATÈS.
Cela ne signifie rien.
STREPSIADÈS.
Mais si, de par les dieux ! Personne à moi une fois mort n’enverrait d’assignation.
SOKRATÈS.
Tu déraisonnes. Va-t’en ; je ne veux plus te donner de leçons.
STREPSIADÈS.
Pourquoi, Sokratès, au nom des dieux ?
SOKRATÈS.
Parce que, à chaque instant, tu oublies ce qu’on t’apprend. Pour le moment, qu’est-ce que je t’ai d’abord enseigné ici ? Parle.
STREPSIADÈS.
Voyons un peu ! Qu’est-ce-que c’était d’abord ? Qu’est-ce que c’était d’abord ? Qu’est-ce que c’était que la chose où l’on pétrit la farine d’orge ? Malheur ! Qu’est-ce que c’était ?
SOKRATÈS.
Aux corbeaux et à la malheure cette vieille ganache oublieuse et stupide !
STREPSIADÈS.
Hélas ! Que vais-je devenir ? Je suis un homme perdu, si je n’apprends pas à bien retourner ma langue. Ô Nuées, donnez-moi quelque bon conseil.
LE CHŒUR.
Pour nous, ô vieillard, nous te conseillons, si tu as un fils, élevé par toi, de l’envoyer apprendre à ta place.
STREPSIADÈS.
Oui, j’ai un fils beau et bon, mais il ne veut pas apprendre. Que ferai-je ?
LE CHŒUR.
Et tu le souffres ?
STREPSIADÈS.
Il est plein de vigueur et de santé, et, par des femmes de haute volée, il descend de Kœsyra. Je vais le trouver. S’il ne veut pas, je n’ai plus qu’à le chasser de la maison. (À Sokratès.) Toi, rentre, et attends-moi un instant.
LE CHŒUR, à Sokratès près de sortir.
Ne vois-tu pas tous les biens que tu vas obtenir sur-le-champ de nous seules parmi les divinités ? Voilà un homme prêt à faire tout ce que tu lui ordonneras. Tu le vois. Le connaissant émerveillé, et absolument enthousiasmé, il faut le laper autant que possible, et vivement. D’ordinaire, les affaires de ce genre cèdent la place à d’autres.
STREPSIADÈS.
Non, par le Brouillard ! tu ne resteras pas ici davantage. Va manger, si tu veux, les colonnes de Mégaklès.
PHIDIPPIDÈS.
Mais, excellent père, qu’as-tu donc ? Tu n’es pas dans ton bon sens, j’en jure par Zeus Olympien !
STREPSIADÈS.
Voyez, voyez, « Zeus Olympien » ! Quelle folie ! Croire à Zeus, à ton âge !
PHIDIPPIDÈS.
D’où vient donc que tu ris ainsi ?
STREPSIADÈS.
Parce que je songe que tu es assez petit garçon pour avoir en tête ces vieilleries. Cependant approche, pour en savoir davantage ; je vais te dire une chose, dont la connaissance fera de toi un homme. Seulement, n’en dis rien à personne.
PHIDIPPIDÈS.
Voyons, qu’est-ce que c’est ?
STREPSIADÈS.
Tu as juré par Zeus.
PHIDIPPIDÈS.
Oui.
STREPSIADÈS.
Vois donc comme il est bon d’apprendre. Phidippidès, il n’y a pas de Zeus.
PHIDIPPIDÈS.
Qu’y a-t-il alors ?
STREPSIADÈS.
C’est Tourbillon qui règne, après avoir chassé Zeus.
PHIDIPPIDÈS.
Allons donc ! est-ce que tu radotes ?
STREPSIADÈS.
Sache que c’est comme cela.
PHIDIPPIDÈS.
Et qui le dit ?
STREPSIADÈS.
Sokratès de Mêlos, et Khæréphôn, qui connaît les sauts des puces.
PHIDIPPIDÈS.
En es-tu donc à ce point de démence, que tu croies à ces hommes bilieux ?
STREPSIADÈS.
Parles-en mieux, et ne dis pas de mal de ces hommes habiles et pleins de sens, dont pas un, par économie, ne se fait jamais raser, ni ne se parfume, ni ne va aux bains pour se laver ; tandis que toi, comme si j’étais mort, tu gaspilles mon avoir. Mais va-t’en au plus vite étudier à ma place.
PHIDIPPIDÈS.
Et que peut-on apprendre de bon de ces gens-là ?
STREPSIADÈS.
Vraiment ? Tout ce qu’il y a de sciences parmi les hommes. Tu verras combien toi-même tu es ignorant et épais. Mais attends-moi ici un instant.
PHIDIPPIDÈS.
Quel malheur ! Que faire ? Mon père est fou ! Dois-je le faire interdire pour cause de démence, ou prévenir de sa folie les faiseurs de cercueils ?
STREPSIADÈS.
Voyons un peu ! Comment appelles-tu cet oiseau ? Dis-le-moi.
PHIDIPPIDÈS.
Un coq.
STREPSIADÈS.
Bien. Et cette femelle ?
PHIDIPPIDÈS.
Un coq.
STREPSIADÈS.
Tous les deux de même ; tu me fais rire. Ne recommence plus dorénavant, mais appelle celle-ci « femelle du coq » et cet autre « coq ».
PHIDIPPIDÈS.
« Femelle du coq » ! Ce sont là les nesses que tu viens d’apprendre chez les Fils de la Terre.
STREPSIADÈS.
Et beaucoup d’autres choses. Mais ce que j’apprenais successivement, je l’oubliais tout de suite, à cause du nombre des années.
PHIDIPPIDÈS.
Est-ce aussi pour cela que tu as perdu ton manteau ?
STREPSIADÈS.
Je ne l’ai pas perdu, mais je l’ai emphilosophé.
PHIDIPPIDÈS.
Et tes sandales, qu’en as-tu fait, pauvre insensé ?
STREPSIADÈS.
Comme Périklès, je les ai perdues pour le nécessaire. Mais viens, marche, allons ; et, si c’est pour obéir à ton père, sois en faute. Moi, quand tu n’avais encore que six ans et que tu bégayais, je t’obéissais, et la première obole que je touchai, comme juge au tribunal des hèliastes, je t’en ai acheté un petit chariot aux Diasia.
PHIDIPPIDÈS.
Oui, mais un temps viendra où tu te repentiras de ce que tu fais.
STREPSIADÈS.
Tout va bien, puisque tu obéis. Ici, ici, Sokratès ! Sors, je t’amène mon fils, que voici : il ne voulait pas, mais je l’ai décidé.
SOKRATÈS.
C’est encore un enfant, peu rompu à nos paniers suspendus en l’air.
PHIDIPPIDÈS.
À toi de t’y rompre, si tu y restais pendu !
STREPSIADÈS.
Aux corbeaux ! Tu insultes ton maître.
SOKRATÈS.
Ah ! « Si tu y restais pendu », quelle mauvaise manière de parler, et les lèvres largement ouvertes ! Comment ce jeune homme saura-t-il jamais se tirer d’un procès, citer des témoins, avoir la faculté persuasive ou dissolvante ? Voilà donc ce que pour un talent enseignait Hyperbolos !
STREPSIADÈS.
Qu’importe ? Instruis-le. C’est une nature philosophique. Tout petit petit enfant, il bâtissait chez nous des maisons, il sculptait des vaisseaux, il construisait des chariots de cuir, et avec des écorces de grenade il faisait des grenouilles : c’était à ravir. Apprends-lui donc les deux Raisonnements, le fort et puis le faible, qui triomphe du fort à l’aide de l’injustice : tout au moins enseigne-lui l’injuste par n’importe quel moyen.
SOKRATÈS.
Il va s’instruire en entendant les deux Raisonnements eux-mêmes.
STREPSIADÈS.
Moi, je m’en vais. Souviens-toi maintenant de le mettre en état de réfuter tout ce qui est juste.
LE JUSTE.
Viens ici, et montre-toi aux spectateurs, si impudent que tu sois.
L’INJUSTE.
Allons où tu voudras, il me sera beaucoup plus facile, en parlant devant la multitude, de t’anéantir.
LE JUSTE.
M’anéantir, toi ? Qui es-tu donc ?
L’INJUSTE.
Le Raisonnement.
LE JUSTE.
Oui, le plus faible.
L’INJUSTE.
Mais je te vaincrai, toi qui te vantes d’être le plus fort.
LE JUSTE.
Par quel art ?
L’INJUSTE.
Par la nouveauté de mes idées.
LE JUSTE.
En effet, elles fleurissent parmi les insensés.
L’INJUSTE.
Non pas ; auprès des sages.
LE JUSTE.
Je te mettrai à male mort.
L’INJUSTE.
Dis-moi, en quoi faisant ?
LE JUSTE.
En disant ce qui est juste.
L’INJUSTE.
Et moi je renverserai tout cela, en te contredisant. Et d’abord je soutiens absolument qu’il n’y a pas de justice.
LE JUSTE.
Pas de justice ?
L’INJUSTE.
Oui ; où est-elle ?
LE JUSTE.
Chez les dieux.
L’INJUSTE.
Comment donc, si la justice existe, Zeus n’a-t-il pas péri pour avoir enchaîné son père ?
LE JUSTE.
Eh quoi ! Voilà où en est venue la perversité ? Apporte-moi un bassin.
L’INJUSTE.
Tu es un vieux radoteur, un mal équilibré !
LE JUSTE.
Tu es un infâme et un éhonté !
L’INJUSTE.
Tu me couvres de roses.
LE JUSTE.
Un impie !
L’INJUSTE.
Tu me couronnes de lis.
LE JUSTE.
Un parricide !
L’INJUSTE.
Tu m’arroses d’or, sans t’en apercevoir.
LE JUSTE.
Autrefois ce n’était pas de l’or, mais du plomb.
L’INJUSTE.
Aujourd’hui, ce m’est une parure.
LE JUSTE.
Tu n’es pas mal effronté.
L’INJUSTE.
Et toi, une vraie ganache.
LE JUSTE.
C’est à cause de toi que les jeunes gens ne veulent plus fréquenter les écoles. On ne tardera pas à connaître chez les Athéniens ce que tu enseignes à des fous.
L’INJUSTE.
Tu es d’une saleté honteuse.
LE JUSTE.
Et toi dans une bonne situation ; mais il n’y a pas longtemps que tu mendiais. Tu disais : « Je suis Téléphos le Mysien, » tirant de ta besace, pour les grignoter, des maximes de Pandélétos.
L’INJUSTE.
La belle sagesse…
LE JUSTE.
La belle folie…
L’INJUSTE.
Que tu nous vantes !
LE JUSTE.
Que la tienne et celle de la ville qui te nourrit, toi le corrupteur des jeunes gens.
L’INJUSTE.
Ne veux-tu pas instruire ce jeune homme, vieux Kronos ?
LE JUSTE.
Sans doute, s’il faut le sauver et ne pas l’exercer seulement au bavardage.
L’INJUSTE.
Viens ici, et laisse celui-ci à sa folie !
LE JUSTE.
Je te ferai crier, si tu avances la main vers lui.
LE CHŒUR.
Trêve à cette lutte et à ces insultes. Mais fais voir, toi, ce que tu enseignais aux hommes d’autrefois ; toi, ce qu’est l’éducation nouvelle. De la sorte, après vous avoir entendus tous les deux exposer le pour et le contre, il jugera quelle école il faut fréquenter.
LE JUSTE.
Je veux bien faire ainsi.
L’INJUSTE.
Moi aussi je le veux.
LE CHŒUR.
Voyons donc qui des deux parlera le premier.
L’INJUSTE.
Je lui accorde la parole ; puis, quand il aura parlé, je décocherai sur lui des expressions et des pensées nouvelles. À la fin, s’il se met à grommeler, je fais de mes idées une volée de bourdons, qui lui piquent la figure et les deux yeux et le mettent à mal.
LE CHŒUR.
Maintenant, que les rivaux, confiants dans leurs procédés oratoires, dans leurs pensées, dans leurs réflexions sentencieuses, montrent lequel des deux paraîtra le plus fort dans l’art de parler. Aujourd’hui, en effet, c’est l’épreuve décisive de la philosophie, pour laquelle mes amis livrent un grand combat. Allons, toi, qui couronnas les anciens de si nobles vertus, romps le silence en faveur de l’éducation que tu aimes, et fais-nous connaître ton caractère.
LE JUSTE.
Je dirai donc l’ancienne éducation, en quoi elle consistait, lorsque florissait mon enseignement de la justice et que la prudence était en honneur. D’abord il ne fallait pas entendre un enfant souffler mot ; puis ils s’avançaient en bon ordre dans les rues vers l’école du maître de musique, les cheveux longs, nus, serrés, la neige tombât-elle comme d’un tamis. Là ils apprenaient, les cuisses écartées, à chanter : « Pallas redoutable destructrice des villes » ou : « Cri retentissant au loin » ; soutenant l’harmonie que leurs pères leur avaient enseignée. Si quelqu’un d’eux faisait quelque bouffonnerie ou donnait à sa voix une inflexion mélodique comme celles que les élèves de Phrynis modulent à l’opposé de la mélodie, il était châtié, roué de coups, comme insultant aux Muses. Dans la palestre, les enfants s’asseyaient les jambes allongées, de manière à ne faire voir aux voisins rien d’indécent. Aussitôt qu’ils s’étaient remis debout, ils essuyaient la place, et veillaient à ne laisser aux amants aucune empreinte de leur sexe. Pas un enfant ne se frottait d’huile au-dessous du nombril ; et le milieu de leur corps florissait de rosée et de duvet comme les fruits. Nul d’entre eux, donnant à sa voix une mollesse toute féminine, ne s’avançait vers un amant, en l’attirant des yeux. Nul, au repas, ne se fût permis de prendre une tête de raifort ; nul de s’emparer de l’anèthon réservé aux vieillards ou du persil ; nul de manger du poisson ou des grives, nul d’avoir les pieds croisés.
L’INJUSTE.
Vieilleries contemporaines des Diopolia, des Cigales, de Kékidas, des Bouphonies !
LE JUSTE.
C’est pourtant ce qu’il en est ; c’est par cette éducation que j’ai formé les héros qui combattaient à Marathôn. Mais toi, tu leur enseignes aujourd’hui à s’empaqueter tout d’abord dans des vêtements. Aussi je m’indigne, quand il leur faut danser aux Panathènæa, de les voir tenir leurs boucliers devant leur corps sans songer à Tritogénéia. Ose donc, jeune homme, me choisir, moi, le Raisonnement supérieur. Tu apprendras à détester l’Agora, à t’abstenir des bains, à avoir honte de ce qui est honteux, et, si quelqu’un te raille, à prendre feu ; à te lever de ton siège au passage des vieillards, à ne rien faire de mal à tes parents, à ne commettre aucun acte indécent, car tu dois figurer la statue de la Pudeur ; à ne pas courir après une danseuse, car si tu te mets à cette poursuite, une courtisane te jettera une pomme, et tu seras privé de ta réputation ; à ne pas contredire ton père, à ne pas lui donner le nom de Iapétos, en reprochant son âge à ce vieillard qui t’a nourri.
L’INJUSTE.
Si tu crois, jeune homme, à tout ce qu’il te dit, par Dionysos ! tu ressembleras aux fils de Hippokratès, et on t’appellera le « poupon qui tette ».
LE JUSTE.
Tu passeras ton temps, luisant et fleurant bon, dans les gymnases, ne débitant pas sur l’Agora de mauvaises pointes comme on le fait aujourd’hui ; on ne te traînera pas en justice pour une méchante affaire pleine d’objections subtiles et ruineuses. Mais tu descendras à l’Akadèmia, pour courir sous les oliviers sacrés, la tête ceinte d’un roseau blanc, avec un sage compagnon de ton âge, respirant le smilax, le loisir et la jonchée blanche des peupliers… épanoui par la saison printanière, quand le platane et l’ormeau échangent leurs murmures. Si tu fais ce que je te dis, et si tu y appliques ton intelligence, tu auras toujours la poitrine grasse, le teint clair, les épaules larges, la langue courte, les fesses charnues, le pénis petit. Mais si tu t’attaches à ceux du jour, tu auras tout de suite le teint pâle, les épaules petites, la poitrine resserrée, la langue longue, les fesses petites, les parties fortes, des décrets à n’en plus finir. On te rendra prêt à croire que le honteux est honnête et que l’honnête est honteux, et tu seras, en outre, l’image de l’infamie d’Antimakhos.
LE CHŒUR.
Ô toi qui habites les tours élevées de la glorieuse sagesse, quel doux parfum de bon sens fleurit dans tes discours ! Heureux ceux qui vivaient au temps des hommes de jadis ! (À l’Injuste.) Quant à toi, qui possèdes les séductions du langage, il te faut trouver des idées nouvelles, car ton rival a eu du succès. Tu as besoin, ce me semble, de vigoureux arguments pour le surpasser et pour ne pas être un objet de risée.
L’INJUSTE.
Enfin ! Il y a longtemps que la bile m’étouffe et que je brûle de renverser tous ces arguments par les miens. Moi, je m’entends appeler le Raisonnement inférieur par ces métaphysiciens, parce que, le premier, j’ai imaginé de contredire les lois et le droit. Mais n’est-ce pas une valeur de dix mille statères, que de prendre en main la cause la plus faible et de la gagner ? Or, vois comment je ruine l’éducation dans laquelle il met sa confiance. Il dit d’abord qu’il ne te permettra pas de prendre des bains chauds. Mais quelle raison as-tu de blâmer les bains chauds ?
LE JUSTE.
Parce qu’ils sont très mauvais et qu’ils amollissent l’homme.
L’INJUSTE.
Arrête ! Je te tiens tout de suite à bras-le-corps, et tu ne peux échapper. Parle. Dis-moi quel est des fils de Zeus le héros à l’âme, selon toi, le plus haut placée, et qui accomplit le plus de travaux ?
LE JUSTE.
Je pense qu’il n’y a pas d’homme supérieur à Hèraklès.
L’INJUSTE.
Eh bien ! Où as-tu jamais vu des bains froids portant le nom de Hèraklès ? Et cependant qui a été plus courageux ?
LE JUSTE.
Oui, voilà, voilà bien les raisons que les jeunes gens ont, chaque jour, à la bouche pour remplir les bains et vider les palestres !
L’INJUSTE.
Tu blâmes ensuite l’habitude de l’Agora ; moi, je l’approuve. Si c’était un mal, jamais Homèros n’aurait fait un harangueur de Nestôr et des autres sages. De là je passe à l’usage de la langue : il dit que les jeunes gent ne doivent pas l’exercer, moi je prétends le contraire ; il dit qu’il faut user de modestie : voilà deux principes détestables. Où as-tu jamais vu que la modestie fût un bien réel ? Parle, convaincs-moi.
LE JUSTE.
À nombre de gens. C’est ainsi que Pèleus reçut une épée.
L’INJUSTE.
Une épée ? Il y fit un joli profit, le malheureux ! Hyperbolos, au moyen de ses lampes, n’a-t-il pas gagné des milliers de talents avec sa méchanceté et non, par Zeus ! avec son épée ?
LE JUSTE.
Et cependant Pèleus, en raison de sa modestie, a épousé Thétis.
L’INJUSTE.
Qui ne tarda pas à le quitter et à disparaître ; car il n’était pas un libidineux, un homme à passer toute une nuit agréable entre deux couvertures : une femme, au contraire, aime à être cajolée. Tu n’es, toi, qu’une vieille ganache. Vois donc, jeune homme, toutes les privations imposées à la modestie, tous les plaisirs dont tu dois être privé, garçons, femmes, kottabes, festins, boissons, éclats de rire. Vraiment, est-ce pour toi la peine de vivre, privé de tout cela ? Mais en voilà assez. Je passe maintenant aux exigences de la nature. Tu as fait une faute, aimé, commis un adultère, et tu t’es fait prendre. Tu es perdu ; car tu ne sais point parler. En suivant mes leçons, jouis de la vie, danse, ris, ne rougis de rien. On t’a surpris en adultère : affirme au mari que tu n’es pas coupable ; rejette la faute sur Zeus ; dis qu’il céda lui-même à l’amour et aux femmes. Comment toi, mortel, pourrais-tu faire plus qu’un dieu ?
LE JUSTE.
Mais si, pour t’avoir cru, il a une rave enfoncée dans le derrière, s’il subit une épilation à la cendre chaude, pourra-t-il alléguer comme quoi il n’a pas le derrière élargi ?
L’INJUSTE.
Eh ! s’il a le derrière élargi, quel mal cela lui fera-t-il ?
LE JUSTE.
Mais que peut-il donc lui arriver de plus fâcheux ?
L’INJUSTE.
Que diras-tu, si j’ai raison contre toi ?
LE JUSTE.
Je me tairai. Comment faire autrement ?
L’INJUSTE.
Voyons, dis-moi, quelle espèce de gens sont les orateurs ?
LE JUSTE.
De ceux qui ont le derrière élargi.
L’INJUSTE.
Je le crois. Et les auteurs tragiques ?
LE JUSTE.
De ceux qui ont le derrière élargi.
L’INJUSTE.
Bien dit. Et les démagogues ?
LE JUSTE.
De ceux qui ont le derrière élargi.
L’INJUSTE.
Cela étant, ne reconnais-tu pas que tu ne dis que des sottises ? Et les spectateurs ? Vois de quel côté est la majorité.
LE JUSTE.
Je regarde.
L’INJUSTE.
Que vois-tu ?
LE JUSTE.
La majorité, de par les dieux ! se compose de larges derrières. En voilà un que je connais ; celui-là encore, et cet autre avec ses longs cheveux.
L’INJUSTE.
Eh bien, que dis-tu ?
LE JUSTE.
Nous sommes vaincus, êtres infâmes. Au nom des dieux ! recevez mon manteau : je passe de votre côté. (Ils s’en vont.)
SOKRATÈS.
Qu’est-ce à dire ? Veux-tu prendre ton fils, le remmener, ou que je l’instruise à parler ?
STREPSIADÈS.
Instruis-le, châtie-le, et souviens-toi de bien lui affiler la langue, de manière qu’il ait l’une des deux mâchoires pour les petites causes et l’autre mâchoire pour les grandes affaires.
SOKRATÈS.
Sois tranquille ; tu auras chez toi un sophiste habile.
STREPSIADÈS.
Pâle, je crois, et misérable. (Ils entrent chez Sokratès.)
LE CHŒUR.
Entrez maintenant. Je crois que tu t’en repentiras.
Ce que les juges gagneront, s’ils accordent au Chœur un appui légitime, nous voulons le dire. Et, premièrement, si vous voulez labourer vos champs, à la saison, nous pleuvrons sur vous d’abord, et sur les autres ensuite. Puis nous garderons les fruits et les vignes de manière qu’ils ne souffrent ni de la sécheresse, ni d’une pluie excessive. Mais si un de vous, mortels, nous offense, nous déesses, qu’il songe quels maux il endurera de nous, ne recueillant ni vin, ni rien, de son champ. Quand les oliviers et les vignes pousseront, ils seront rasés, tant nous les frapperons de frondes. Si nous le voyons faire des briques, nous pleuvrons, et nous briserons sous des tas de grêle les tuiles de son toit. S’il se marie, lui, ou quelqu’un de ses parents ou de ses amis, nous pleuvrons toute la nuit, si bien qu’il aimerait mieux se trouver en Ægypte que d’avoir jugé injustement.
STREPSIADÈS, il sort de chez lui, chargé d’un sac de farine, et se dirige vers la porte de Sokratès.
Cinq, quatre, trois, puis deux, et enfin celui de tous les jours que je redoute le plus, qui me fait frissonner, que je déteste, ce maudit jour de la lune vieille et nouvelle. C’est un serment fait par tous ceux à qui je dois, et qui déposent leurs assignations au tribunal des Prytanes, de me ruiner, de me perdre, malgré la modération et la justice de mes propositions : « Mon cher, ne me demande pas cela maintenant, donne-moi du temps pour cette somme, fais-moi quitte de cette autre ! » Ils prétendent qu’ainsi ils ne recevront rien ; ils m’injurient, disant que je leur fais du tort et qu’ils vont me citer devant les juges. Qu’ils me citent donc ; je m’en soucie peu, aujourd’hui que Phidippidès a appris l’art de bien parler. Je vais, du reste, m’en assurer, en frappant à la porte du philosophoir… Enfant ! holà ! Enfant, enfant !
SOKRATÈS.
Strepsiadès, bonjour.
STREPSIADÈS.
À toi aussi bonjour. Mais d’abord accepte ce sac. Il est juste de faire un joli cadeau à son maître. Et mon fils, a-t-il appris le fameux Raisonnement, ce garçon que tu as emmené tantôt ?
SOKRATÈS.
Il l’a appris.
STREPSIADÈS.
Bien, ô souveraine Fourberie !
SOKRATÈS.
De sorte que tu vas gagner tous les procès que tu voudras.
STREPSIADÈS.
Quand même il y aurait des témoins que j’ai emprunté ?
SOKRATÈS.
D’autant mieux, fussent-ils mille.
STREPSIADÈS.
Je crierai donc à haute voix : « Ohé ! soyez maudits, peseurs d’oboles, vous, le principal, et les intérêts des intérêts ! Vous ne me nuirez plus désormais. Pour moi s’élève dans cette maison un fils, dont la langue brille, à deux tranchants, mon soutien, le sauveur de la famille, le fléau de mes ennemis, le libérateur des grandes infortunes de son père. »… Cours l’appeler de là dedans, qu’il vienne vers moi. Mon fils, mon enfant, sors de la maison ; entends la voix de ton père.
SOKRATÈS.
Le voici.
STREPSIADÈS.
Ami, ami !
SOKRATÈS.
Prends ton fils, et va-t’en.
STREPSIADÈS.
Ô mon fils ! Oh ! oh ! Quelle joie je goûte tout d’abord à voir ce teint ! Maintenant, à te voir, tu es tout de suite un homme prêt à nier, à contredire. C’est franchement chez toi une fleur du terroir que ces mots : « Qu’as-tu à dire ? » et cette apparence d’offensé quand on offense et qu’on fait tort aux autres ; je vois cela. Tu as sur ton visage le regard attique. Maintenant vois à me sauver, puisque c’est toi qui m’as perdu.
PHIDIPPIDÈS.
Qu’est-ce qui te fait peur ?
STREPSIADÈS.
La lune vieille et nouvelle.
PHIDIPPIDÈS.
Qu’est-ce que la lune vieille et nouvelle ?
STREPSIADÈS.
Le jour où ils disent qu’ils déposeront leurs assignations au tribunal des Prytanes.
PHIDIPPIDÈS.
Adieu leurs assignations ! Il n’y a pas moyen qu’un jour soit deux jours.
STREPSIADÈS.
Il n’y a pas moyen ?
PHIDIPPIDÈS.
Non ; à moins que la même femme ne soit en même temps vieille et jeune.
STREPSIADÈS.
Mais la loi le veut.
PHIDIPPIDÈS.
Je crois qu’ils n’en comprennent pas bien le sens.
STREPSIADÈS.
Quel en est le sens ?
PHIDIPPIDÈS.
Le vieux Solôn était, de sa nature, ami du peuple.
STREPSIADÈS.
Cela ne fait rien à la lune vieille et nouvelle.
PHIDIPPIDÈS.
Celui-ci fixa deux jours pour la citation, la lune vieille et la lune nouvelle, afin que les consignations fussent déposées à la nouvelle lune.
STREPSIADÈS.
Pourquoi donc a-t-il ajouté la vieille ?
PHIDIPPIDÈS.
Afin, pauvre homme, que les débiteurs assignés eussent d’abord un jour pour arranger l’affaire de gré à gré ; sinon, pour qu’on redoublât les poursuites le matin même de la nouvelle lune.
STREPSIADÈS.
Pourquoi alors les magistrats ne reçoivent-ils pas les consignations le premier jour du mois, mais le jour de la vieille et nouvelle lune ?
PHIDIPPIDÈS.
Ils me paraissent agir en cela comme les gourmets : afin de profiter le plus tôt possible des sommes déposées, ils avancent la dégustation d’un jour.
STREPSIADÈS.
Eh bien, pauvres sots, pourquoi restez-vous là stupidement pour notre profit à nous les sages ? Vraies bornes, d’ailleurs, nombre, moutons, cruches amoncelées au hasard ! Aussi faut-il qu’en mon honneur et en l’honneur de mon fils, notre bonne chance me fasse entonner un chant d’éloges : « Heureux Strepsiadès, qui es toi-même sage, et qui élèves un pareil fils ! » Voilà ce que diront mes amis et mes concitoyens, jaloux de ta parole et de tes victoires dans les procès ! Mais je veux d’abord te faire entrer pour prendre un bon repas.
PASIAS, à son témoin.
Faut-il qu’un homme sacrifie jamais quelque chose de son avoir ? Non, assurément. Mais il eût mieux valu tout de suite être sans vergogne plutôt que se faire des affaires, comme moi, qui, aujourd’hui, afin d’avoir mon argent, te traîne ici pour témoigner, et qui, de plus, vais devenir l’ennemi d’un citoyen. Cependant, jamais, tant que je vivrai, je ne ferai rougir de moi ma patrie. J’appellerai donc Strepsiadès en justice…
STREPSIADÈS.
Qui est-ce ?
PASIAS.
…Pour le jour de la vieille et de la nouvelle lune.
STREPSIADÈS.
Je vous prends à témoin qu’il a indiqué deux jours. Et pourquoi ?
PASIAS.
Pour douze mines que tu as reçues, afin d’acheter un cheval pommelé.
STREPSIADÈS.
Un cheval ? L’entendez-vous, moi qui, vous le savez tous, ai horreur de l’équitation.
PASIAS.
Et j’en atteste Zeus, tu juras par tous les dieux que tu me les rendrais.
STREPSIADÈS.
Mais, de par Zeus ! mon Phidippidès n’avait pas encore appris le Raisonnement irrésistible.
PASIAS.
Et maintenant à cause de cela tu songes à nier ta dette.
STREPSIADÈS.
Effectivement, quel autre profit tirerais-je de cette science ?
PASIAS.
Et tu oserais me la nier par serment devant les dieux ?
STREPSIADÈS.
Quels dieux ?
PASIAS.
Celui que je t’indiquerai, Zeus, Hermès, Poséidôn.
STREPSIADÈS.
Zeus. Je donnerais de bon cœur un triobole pour prêter ce serment.
PASIAS.
Puisses-tu périr pour ton impudence !
STREPSIADÈS.
Il gagnerait à être salé, cet homme !
PASIAS.
Je pense que tu te moques du monde.
STREPSIADÈS.
Il tiendrait bien six kongia.
PASIAS.
Non, de par le grand Zeus et par les autres dieux ! tu ne te joueras pas de moi impunément.
STREPSIADÈS.
Je suis enchanté, ravi de ces dieux. Un serment par Zeus est ridicule pour des gens instruits.
PASIAS.
Certes, un jour viendra où tu expieras ces impiétés. Mais me rendras-tu mes fonds ou non ? Réponds, que je m’en aille.
STREPSIADÈS.
Sois tranquille à présent ; car je vais bientôt te répondre clairement. (Il entre dans la maison.)
PASIAS, à son témoin.
Que crois-tu qu’il fasse ? Crois-tu qu’il me paie ?
STREPSIADÈS, rentrant.
Où est l’homme qui me demande de l’argent ? Parle. Qu’est-ce que cela ?
PASIAS.
Cela ? Une auge (kardopos).
STREPSIADÈS.
Et tu me demandes de l’argent quand tu es ce que tu es ? Non, je ne donnerais pas une obole à qui que ce soit qui appelle une auge « kardopos » au lieu de « kardopè ».
PASIAS.
Tu ne me paieras pas ?
STREPSIADÈS.
Non pas, que je sache. Allons, finissons-en ; décampe au plus vite loin de la porte.
PASIAS.
Je m’en vais, mais sache bien que je cours déposer ma consignation, ou que je meure !
STREPSIADÈS.
C’est autant de perdu en sus des douze mines. Cependant, je regrette de voir dans cette situation un homme qui se trompe sur le genre de « kardopos » et de « kardopè ».
AMYNIAS.
Hélas ! quel malheur est le mien !
STREPSIADÈS.
Holà ! Quel est celui qui gémit de la sorte ! Ne serait-ce point quelqu’un des dieux de Karkinos ?
AMYNIAS.
En quel état je suis, vous voulez le savoir ? Un homme infortuné.
STREPSIADÈS.
Passe ton chemin.
AMYNIAS.
Ô cruel destin ! Ô fatalité, qui as brisé les roues du char traîné par mes chevaux ! Ô Pallas, tu m’as perdu !
STREPSIADÈS.
Quel mal t’a fait Tlèpolèmos ?
AMYNIAS.
Ne raille pas, mon ami, mais fais-moi rendre par ton fils l’argent qu’il me doit, aujourd’hui surtout que je suis tombé dans le malheur.
STREPSIADÈS.
Quel argent ?
AMYNIAS.
Celui qu’il m’a emprunté.
STREPSIADÈS.
Et de fait tu es mal en point, à ce qu’il me semble.
AMYNIAS.
Je suis tombé en lançant mes chevaux, j’en atteste les dieux.
STREPSIADÈS.
Pourquoi ces sornettes ? Tu es chu de \displaystyle \left{\beginmatrix\\\\endmatrix\right. \left{\beginmatrix\\\\endmatrix\right. ton âne
ou de
ton âme !
AMYNIAS.
Des sornettes ! Parce que je veux ravoir mon dû ?
STREPSIADÈS.
Il n’est pas possible que tu sois sain d’esprit.
AMYNIAS.
Pourquoi ?
STREPSIADÈS.
Tu me fais l’effet d’avoir la cervelle troublée.
AMYNIAS.
Par Hermès ! je te fais assigner, si tu ne me rends pas l’argent.
STREPSIADÈS.
Dis-moi, crois-tu que Zeus pleuve toujours et continûment de l’eau nouvelle, ou bien le soleil repompe-t-il la même eau de dessus la terre ?
AMYNIAS.
Je ne sais pas laquelle des deux, et je n’en ai cure.
STREPSIADÈS.
Et comment est-il juste que tu me demandes de l’argent, toi qui ne sais pas un mot des choses météorologiques ?
AMYNIAS.
Si tu es à court, paie-moi au moins l’intérêt de l’argent.
STREPSIADÈS.
L’intérêt ! Qu’est-ce que c’est que cette bête-là ?
AMYNIAS.
Qu’est-ce autre chose, sinon que mois par mois, jour par jour, de plus en plus l’argent augmente, à mesure que le temps s’écoule ?
STREPSIADÈS.
Bien dit. Et puis après ? Crois-tu que la mer soit beaucoup plus grande maintenant qu’autrefois ?
AMYNIAS.
Non, de par Zeus ! elle est la même : car il n’est pas juste qu’elle grandisse.
STREPSIADÈS.
Eh bien alors, misérable, comment, la mer ne grossissant pas des fleuves qui s’y jettent, essaies-tu, toi, de faire grossir ton argent ? Ne vas-tu pas déguerpir loin de la maison ? Qu’on m’apporte un bâton !
AMYNIAS.
Des témoins !
STREPSIADÈS.
Décampe ! Qu’attends-tu ? Tu ne cours pas, vilaine rosse ?
AMYNIAS.
N’est-ce pas là une violence ?
STREPSIADÈS.
Tu ne partiras pas ? Je vais t’enfoncer l’aiguillon sous la croupe, porteur de longes ! Te sauveras-tu ? C’est moi qui t’aurais mené bon train avec tes roues et ta paire de chevaux. (Il rentre dans la maison.)
LE CHŒUR.
Voilà ce que c’est que de se plaire aux bassesses ! Ce vieillard, qui en a la passion, veut frustrer l’argent qu’il a emprunté. Mais il est impossible qu’il ne soit pris aujourd’hui dans quelque affaire, et que ce sophiste, en retour des friponneries qu’il a mises en train, ne soit frappé d’un malheur imprévu. Je pense qu’il trouvera tout de suite ce qu’il demandait depuis longtemps, que son fils soit habile à exprimer des idées contraires à la justice, à vaincre tous ses adversaires, même en disant ce qu’il y a de plus mauvais. Mais peut-être, peut-être, voudra-t-il qu’il devienne muet.
STREPSIADÈS, sortant précipitamment.
Iou ! iou ! Voisins, parents, citoyens, au secours ! On me bat ! À moi, de toute votre aide ! Hélas ! malheureux que je suis ! Oh ! la tête ! Oh ! la mâchoire ! Scélérat, tu bats ton père !
PHIDIPPIDÈS.
Oui, mon père !
STREPSIADÈS.
Vous le voyez, il avoue qu’il me bat.
PHIDIPPIDÈS.
Sans doute.
STREPSIADÈS.
Scélérat, parricide, enfonceur de murailles !
PHIDIPPIDÈS.
Répète-moi cela, répète et dis-en plus encore. Ne sais-tu pas que je prends un vif plaisir à entendre ces gros mots ?
STREPSIADÈS.
Ô derrière à tout le monde !
PHIDIPPIDÈS.
Couvre-moi de roses.
STREPSIADÈS.
Tu bats ton père ?
PHIDIPPIDÈS.
Et, par Zeus ! je te prouverai que j’ai eu raison de te battre.
STREPSIADÈS.
Infâme gredin, comment peut-il y avoir une raison de battre son père ?
PHIDIPPIDÈS.
Je le démontrerai et je te vaincrai par mon discours.
STREPSIADÈS.
Moi, vaincu par toi !
PHIDIPPIDÈS.
Tout ce qu’il y a de plus facile. Choisis lequel des deux Raisonnements tu veux que j’emploie.
STREPSIADÈS.
Quels deux Raisonnements ?
PHIDIPPIDÈS.
Le fort et le faible.
STREPSIADÈS.
De par Zeus ! je t’ai fait donner une belle éducation, animal, en t’apprenant à contredire la justice, si tu me prouves qu’il est juste et beau que les pères soient battus par leurs fils !
PHIDIPPIDÈS.
Mais je compte pourtant te le prouver si bien que, quand tu m’auras entendu, tu n’auras rien à répondre.
STREPSIADÈS.
Allons, je veux bien entendre ce que tu vas dire.
LE CHŒUR.
C’est ton affaire, vieillard, de songer aux moyens de réduire un homme qui, s’il n’était sûr du succès, ne serait pas si insolent. Il est clair qu’il a quelque appui. Mais d’abord dis au Chœur par où a commencé votre querelle : c’est ce que tu dois faire tout de suite.
STREPSIADÈS.
Quel a été le point de départ de nos injures, je vais vous le dire. À la fin de notre repas, comme vous le savez, je l’ai engagé à prendre tout de suite sa lyre et à chanter la chanson de Simonidès sur le Bélier et sa Toison. Il me répond aussitôt que c’est vieux jeu de prendre la lyre et de chanter à table, comme une femme qui moud de l’orge.
PHIDIPPIDÈS.
Et je ne devais pas à l’instant même te battre et te piétiner, toi qui m’ordonnais de chanter comme si tu donnais à dîner à des cigales !
STREPSIADÈS.
Il m’a dit à la maison ce qu’il redit maintenant. Il ajoutait que Simonidès est un mauvais poète. J’ai de la peine à me contenir, je le fis pourtant d’abord. Alors je l’invitai à prendre une branche de myrte et à nous dire quelque chose d’Æskhylos. Il me répond tout de suite : « Je crois qu’Æskhylos est le premier des poètes, mais il est plein de fracas, incohérent, emphatique, escarpé. » Comment croyez-vous que mon cœur bondit à ces paroles ? Cependant je dis, en me mordant l’âme : « Eh bien, chante-nous quelque chose des jeunes, un joli passage. » Et lui de réciter aussitôt une tirade d’Euripidès, où un frère, qu’un dieu nous soit en aide ! viole sa propre sœur. Je ne puis plus me contenir ; je l’accable aussitôt de reproches durs et humiliants. À partir de ce moment, comme il arrive, nous nous rejetons paroles sur paroles ; il bondit sur moi, puis il me pétrit, m’étrille, m’étrangle, me broie.
PHIDIPPIDÈS.
N’avais-je pas raison ? Ne pas louer Euripidès, la sagesse même !
STREPSIADÈS.
La sagesse même ! Lui ! Ah ! si je pouvais parler ! Mais je serais encore battu.
PHIDIPPIDÈS.
Oui, par Zeus ! et je serais dans mon droit.
STREPSIADÈS.
Comment, dans ton droit ? Impudent ! C’est moi qui t’ai nourri, attentif, quand tu bégayais encore, à tout ce à quoi tu songeais. Dès que tu disais : « Brŷn, » je comprenais, et je te présentais à boire. Quand tu demandais : « Mammân, » j’arrivais et je t’apportais du pain. Je ne te donnais pas le temps de dire : « Kakkân », je te prenais, je te transférais à la porte et je te soutenais moi-même. Et toi, lorsque tu m’étranglais tout à l’heure, criant et hurlant que j’avais envie d’aller, tu n’as pas eu le cœur, scélérat, de me porter dehors, devant la porte, mais tu me serrais la gorge et je fis tout sous moi.
LE CHŒUR.
Je crois que le cœur des jeunes gens palpite du désir d’entendre ce qu’il va dire. Car si un homme qui a fait de pareilles choses, se disculpe en parlant, je n’estimerais pas la peau des vieux même un pois chiche. C’est ton affaire, remueur et lanceur de paroles nouvelles, de chercher la persuasion et de paraître t’exprimer selon la justice.
PHIDIPPIDÈS.
Qu’il est doux de vivre au milieu des nouveautés, des inventions ingénieuses, et de pouvoir mépriser les lois établies ! Et de fait, moi, quand j’avais l’esprit uniquement occupé d’équitation, je n’étais pas capable de dire trois mots sans faire une faute. Mais maintenant que cet homme a mis fin à mes goûts, et que je suis formé aux pensées subtiles, à l’art de la parole et aux méditations, je crois pouvoir prouver que j’ai le droit de châtier mon père.
STREPSIADÈS.
Retourne donc à tes chevaux, de par Zeus ! Mieux vaut pour moi nourrir l’attelage d’un quadrige que d’être battu et broyé.
PHIDIPPIDÈS.
Je reviens au point où tu m’as interrompu, et d’abord je te demanderai ceci : quand j’étais petit, me battais-tu ?
STREPSIADÈS.
Sans doute ; c’était à bonne intention et pour ton bien.
PHIDIPPIDÈS.
Dis-moi, n’est-il pas juste que j’aie pour toi la même bonne intention et que je te frappe, puisque avoir une bonne intention et frapper c’est la même chose ? Conviendrait-il, en effet, que ton corps fût à l’abri des coups, et le mien point ? Cependant je suis libre aussi, moi. Les enfants pleurent, et les pères ne pleureraient pas, s’il fallait t’en croire ? Diras-tu que la loi exige que ce châtiment soit l’affaire de l’enfance ? Moi je répondrai que les vieillards sont deux fois enfants. Il est donc juste que les vieux pleurent plus que les jeunes, d’autant plus que leurs fautes sont moins excusables.
STREPSIADÈS.
Mais nulle part la loi n’exige qu’un père subisse ce traitement.
PHIDIPPIDÈS.
N’était-il donc pas homme, comme toi et moi, celui qui a, le premier, établi cette loi, dont la parole a convaincu les anciens ? Pourquoi donc me serait-il moins permis, à moi, d’établir une loi nouvelle qui permît aux fils de battre leurs pères à leur tour ? Tous les coups que nous avons reçus avant l’établissement de cette loi, nous vous en faisons grâce et nous vous accordons d’avoir été impunément battus. Mais vois les coqs et les autres animaux, comme ils se défendent contre leurs pères. Cependant en quoi diffèrent-ils de nous, sinon qu’ils ne rédigent pas de décrets ?
STREPSIADÈS.
Eh bien, puisque tu imites les coqs en tout, pourquoi ne manges-tu pas du fumier et ne dors-tu pas sur un perchoir ?
PHIDIPPIDÈS.
Ce n’est pas la même chose, cher père ; et Sokratès ne l’admettrait pas.
STREPSIADÈS.
Alors ne frappe pas. Sinon, quelque jour tu t’accuseras toi-même.
PHIDIPPIDÈS.
Comment cela ?
STREPSIADÈS.
Puisqu’il est juste que je te châtie, tu en feras autant à ton fils, si tu en as un.
PHIDIPPIDÈS.
Et si je n’en ai pas, c’est en vain que j’aurai pleuré, et tu me riras au nez en mourant.
STREPSIADÈS.
Vraiment, hommes de mon âge, il me fait l’effet d’avoir raison : et moi-même je crois devoir leur accorder ce qui est juste. Il est équitable que nous pleurions, si nous agissons mal.
PHIDIPPIDÈS.
Examine encore cette autre raison.
STREPSIADÈS.
Je suis un homme mort.
PHIDIPPIDÈS.
Peut-être ne seras-tu pas fâché d’avoir passé par où tu as passé.
STREPSIADÈS.
Comment cela ? Dis-moi, quel avantage en retireras-tu ?
PHIDIPPIDÈS.
Je battrai ma mère de la même manière que toi.
STREPSIADÈS.
Que dis-tu là ? Voilà qui est bien pire encore !
PHIDIPPIDÈS.
Qu’est-ce à dire, si, à l’aide du Raisonnement faible, je te prouve que j’ai raison de battre ma mère ?
STREPSIADÈS.
Rien, sinon que, après avoir fait cela, tu n’auras plus qu’à te jeter dans le Barathron, toi, Sokratès et le Raisonnement faible. Voilà, Nuées, ce que j’endure, pour vous avoir commis toutes mes affaires !
LE CHŒUR.
C’est bien toi qui t’es attiré cela, te tournant vers le mal.
STREPSIADÈS.
Pourquoi donc ne me le disiez-vous pas, au lieu d’abuser un homme campagnard et vieux ?
LE CHŒUR.
C’est ce que nous faisons constamment avec les gens que nous savons portés vers les choses mauvaises, jusqu’à ce que nous les lancions dans quelque infortune qui leur apprenne à craindre les dieux.
STREPSIADÈS.
Hélas ! C’est dur, ô Nuées, mais juste… Il ne fallait pas frustrer mes créanciers de ce qui leur était dû. Maintenant, mon cher fils, avisons au moyen d’aller mettre à mal ce coquin de Khæréphôn ainsi que Sokratès, qui nous ont trompés, toi et moi.
PHIDIPPIDÈS.
Mais je ne veux pas maltraiter mes maîtres.
STREPSIADÈS.
Oui, oui ; mais respecte Zeus Paternel.
PHIDIPPIDÈS.
Zeus Paternel ! Que tu es arriéré. Est-ce qu’il y a un Zeus ?
STREPSIADÈS.
Il y en a un.
PHIDIPPIDÈS.
Mais non, il n’y en a pas, puisque c’est le Tourbillon qui règne, après avoir chassé Zeus.
STREPSIADÈS.
Non, il ne l’a pas chassé. Seulement je le croyais, à cause du Tourbillon qui est là. Insensé que j’étais. J’ai pris ce vase d’argile pour un dieu.
PHIDIPPIDÈS.
Eh bien, déraisonne et extravague à ton aise. (Il s’en va.)
STREPSIADÈS.
Malheureux que je suis. Quel délire ! Que j’étais donc fou de rejeter les dieux, sur la foi de Sokratès. Mais, ô cher Hermès, ne sois pas irrité contre moi, ne m’écrase pas ; au contraire, pardonne à un homme égaré par leurs bavardages. Deviens mon conseiller, soit pour leur intenter un procès, soit pour prendre tel parti qu’il te conviendra… Oui, tu m’engages avec raison à ne pas faire un procès, mais à mettre le feu, le plus tôt possible, à cette maison de fous. J’ai, ici, Xanthias ; viens, prends une échelle, apporte une hache, monte ensuite sur le philosophoir, et, si tu aimes ton maître, abats le toit, jusqu’à ce que la maison s’écroule sur eux. Puis, que l’on m’apporte une torche allumée, et, dès ce moment même, je me ferai justice, quoique ce soient de fameux hâbleurs.
PREMIER DISCIPLE.
Hé ! hé !
STREPSIADÈS.
Fais ton œuvre, ô torche ! jette une vive flamme !
PREMIER DISCIPLE.
Hé ! l’homme ! Que fais-tu ?
STREPSIADÈS.
Ce que je fais ? Mais rien qu’un dialogue subtil avec les poutres de la maison.
DEUXIÈME DISCIPLE.
Malheur à moi ! Qui met le feu à notre maison ?
STREPSIADÈS.
Celui à qui vous avez pris son manteau.
DEUXIÈME DISCIPLE.
Tu nous tues, tu nous tues !
STREPSIADÈS.
C’est justement ce que je veux, pourvu que la hache ne trahisse pas mes espérances, et qu’auparavant je ne me casse pas le cou, en tombant.
SOKRATÈS.
Hé ! l’homme ! Qu’est-ce que tu fais donc réellement, toi qui es sur le toit ?
STREPSIADÈS.
Je marche dans les airs, et je contemple le soleil.
SOKRATÈS.
Malheur à moi ! Je vais misérablement étouffer !
KHÆRÉPHÔN.
Et moi infortuné, j’ai l’infortune d’être rôti !
STREPSIADÈS.
Pourquoi insultiez-vous les dieux et contempliez-vous le séjour de la Lune ?...
Poursuis, frappe, détruis ! Ils ont eu bien des torts, et surtout celui que tu sais d’avoir manqué aux dieux.
LE CHŒUR.
Retirez-vous ! Le Chœur nous paraît avoir assez figuré aujourd’hui.
Source :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Nu%C3%A9es_(trad._Eug%C3%A8ne_Talbot)
Lire aussi :
https://www.persee.fr/doc/keryl_1275-6229_2000_act_10_1_1018
https://www.cairn.info/socrate--9782130812678-page-27.htm
https://insula.univ-lille3.fr/2017/08/la-comedie-a-t-elle-tue-socrate/