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Le parti de classe, selon K. Marx et F. Engels, face à l’évolution du monde

lundi 20 mars 2023, par Robert Paris

Le parti face à l’évolution du monde

Quiconque n’est pas complètement abruti par les criailleries du moment ou n’a pas intérêt à duper le peuple allemand, doit reconnaître que la guerre de 1870 porte tout aussi nécessairement dans son sein une guerre entre l’Allemagne et la Russie (alliée à la France) que la guerre de 1870 elle-même est née de celle de 1866.

Je dis fatalement, sauf le cas peu probable où une révolution éclaterait auparavant en Russie.

MARX, Lettre au Comité social-démocrate de Brunswick, fin août-début septembre 1870 [1].

La situation

F. Engels, dans une lettre adressée à l’un de nous [2], a fait un exposé si clair et si juste de la situation qui nous est faite par les élections du 4 octobre, que malgré son caractère privé nous croyons devoir la porter à la connaissance de nos lecteurs.

Londres, le 12 octobre 1885

Je ne vois pas que le 4 octobre soit une défaite, à moins que vous ne vous soyez livrés à toutes sortes d’illusions. Il s’agissait d’écraser les opportunistes ; ils ont été écrasés. Pour les écraser, il fallait une pression des deux côtés opposés, de droite et de gauche. Que la pression de droite ait été plus forte que l’on n’aurait cru, c’est évident. Mais cela rend la situation beaucoup plus révolutionnaire.

Le bourgeois, grand et petit, a préféré aux Orléanistes et Bonapartistes déguisés les Orléanistes et Bonapartistes francs, aux hommes qui veulent s’enrichir aux frais de la nation ceux qui se sont déjà enrichis en la volant, aux conservateurs de demain les conservateurs de la veille. Voilà tout.

La monarchie est impossible en France, ne fût-ce que par la multiplicité des prétendants. Serait-elle possible, ce serait un signe que les Bismarckiens ont raison de parler de la dégénérescence de la France. Mais cette dégénérescence n’atteint que la bourgeoisie, en Allemagne et en Angleterre aussi bien qu’en France.

La République demeure toujours le gouvernement qui divise le moins les trois sectes monarchistes, qui leur permet de s’unir en parti conservateur [3]. Si la possibilité d’une restauration monarchique réapparaît, le parti conservateur se divise dans l’instant en trois sectes ; tandis que les républicains sont forcés .de se grouper autour du seul gouvernement possible ; et, en ce moment, c’est probablement le ministère Clemenceau.

Clemenceau est toujours un progrès sur Ferry et Wilson. Il est très important qu’il arrive au pouvoir, non comme bouclier de la propriété contre les communistes, mais comme sauveur de la République contre la monarchie. En ce cas, il sera plus ou moins forcé de tenir ce qu’il a promis ; autrement, il se conduirait comme les autres. qui se sont crus, ainsi que Louis-Philippe, « la meilleure des républiques » : nous sommes au pouvoir, la République peut dormir tranquille ; notre prise de possession des ministères suffit, ne nous parlez donc plus des réformes promises.

Je crois que les hommes qui, le 4, ont voté pour les monarchistes sont déjà effrayés de leur propre succès et que le 18 donnera des résultats plus ou moins clemenceautistes, avec un certain succès, non d’estime, mais de mépris pour les opportunistes [4]. Le philistin se dira : après tout, avec tant de royalistes et de bonapartistes, il me faut quelques opportunistes. Du reste, le 18 décidera de la situation ; la France est le pays de l’imprévu, et je me garderai bien d’exprimer une opinion définitive.

Mais, dans tous les cas, il y aura en présence radicaux et monarchistes. La République courra juste le danger nécessaire pour forcer le petit-bourgeois à se pencher un peu plus vers l’extrême-gauche, ce qu’il n’aurait fait autrement. C’est précisément la situation qu’il nous faut, à nous communistes. Jusqu’à présent, je ne vois pas de raisons pour croire que la marche si exceptionnellement logique du développement politique de la France ait dévié : c’est toujours la logique de 1792 94 ; seulement le danger que causait alors la coalition est aujourd’hui causé par la coalition des partis monarchiques à l’intérieur. À la regarder de près, elle est moins dangereuse que ne l’était l’autre...

F. Engels

Au comité de rédaction du Socialiste

Citoyens,

Dans votre numéro du 17, vous publiez l’extrait d’une lettre privée que j’avais adressée à l’un de vous. Cette lettre était écrite à la hâte, tellement que pour ne pas manquer le courrier, je n’avais même pas eu le temps de la relire[5]. Permettez-moi donc de qualifier [6] un passage qui n’exprime pas clairement ma pensée.

En parlant de M. Clemenceau comme porte-drapeau du radicalisme français, je dis : « Il est très important qu’il arrive au pouvoir, non comme bouclier de la propriété contre les communistes, mais comme sauveur de la République contre la monarchie. En ce cas, il sera plus ou moins forcé de tenir ce qu’il a promis ; autrement, il se conduirait (ici il faut insérer : peut-être) comme les autres qui se sont crus, ainsi que Louis-Philippe, la meilleure des républiques : nous sommes au pouvoir, la République peut dormir tranquille ; notre prise de possession des ministères suffit, ne nous .parlez donc plus des réformes promises. »

D’abord je n’ai aucun droit d’affirmer que M. Clemenceau, s’il arrivait au pouvoir par la voie routinière des gouvernements parlementaires, agirait infailliblement « comme les autres ». Puis, je ne suis pas de ceux qui expliquent les actions des gouvernements par leur simple volonté, bonne ou mauvaise ; cette volonté elle-même est déterminée par des causes indépendantes, par la situation générale. Ce n’est donc pas la volonté, bonne ou mauvaise, de M. Clemenceau dont il s’agit ici. Ce dont il s’agit, dans l’intérêt du parti ouvrier, c’est que les radicaux arrivent au pouvoir dans une situation telle que la mise en pratique de leur programme leur soit imposée comme seul moyen de se maintenir. Cette situation, espérons que les 200 monarchistes de la Chambre suffiront à la créer.

Londres, le 21 octobre 1885.

Notes

[1] Après avoir consacré leurs efforts aux tâches d’organisation interne de la classe ouvrière, Marx-Engels reviennent, dans cette dernière partie, aux tâches pratiques qui attendent l’Internationale socialiste au sein de la société capitaliste existante qu’il s’agit de révolutionner. Dans ce but, ils étudient les forces en présence et en heurt dans la société réelle, afin de déterminer quel sera l’alignement des forces, le centre de gravité, ainsi que le point où le parti de classe pourra placer le levier pour renverser le système d’oppression réel.
En d’autres termes, Marx-Engels examinent quelle est la « politique extérieure de la classe ouvrière », dont ils ont fait à l’Internationale un devoir politique de définir les contours nets et tranchants dans l’Adresse inaugurale de l’A.I.T. de 1864. Si le parti de classe est l’organe dirigeant de la transformation socialiste du monde actuel, il lui faut connaître non seulement le champ des forces réelles, mais encore leur évolution dans le mouvement historique. C’est dire que le parti doit savoir tirer de l’étude des forces en mouvement la prévision de la nature et du cours du conflit entre le monde capitaliste et le communisme.
Le centre de gravité du monde à la fin du siècle dernier étant la France et l’Allemagne cela nous ramène à notre propre histoire. Ce sont tout naturellement les perspectives de révolution ou de guerre impérialiste entre ces deux pays qui ont alors déterminé fondamentalement la « politique extérieure du prolétariat socialiste ». Les analyses et l’action du parti marxiste « catastrophique » en opposition au réformisme gradualiste qui triomphera finalement dans le mouvement ouvrier, mais non dans les faits, ceux-ci démentant, avec la boucherie impérialiste de 1914, toutes les visions idylliques et pacifiques de passage au socialisme portent donc sur les faits saillants et cruciaux de l’histoire universelle : les heurts gigantesques entre classes OU États, qui déterminent ensuite pour une ou deux générations l’évolution de la société tout entière dans un sens ou dans un autre, selon que prolétariat ou bourgeoisie l’emportera.
Certes, c’est l’adversaire qui a fini par triompher, mais la vision de Marx-Engels a été confirmée par toute l’évolution historique, et les faits ont démontré que le succès n’est possible qu’à partir de leur conception et de leurs méthodes révolutionnaires.

[2] En se fondant sur son schéma des stades politiques progressifs en vue de la conquête du pouvoir, Engels analyse le résultat des élections françaises du 4 octobre 1885 dans sa lettre du 12 octobre 1885 à Lafargue. Celui-ci la jugea si importante pour le parti français qu’il la fit publier précipitamment dans Le Socialiste du 17 octobre 1885 (p. 2, col. 2). En analysant les résultats sur une base objective, Engels les avait, en effet, trouvés plus encourageants que les socialistes français qui étaient déçus pour d’autres raisons, plus immédiates : le résultat tangible des élections. La supériorité de la méthode marxiste apparaît ici encore, puisqu’elle situe les faits dans l’optique de classe, et les apprécie en fonction de l’ensemble du cours, non parlementariste, mais politique et révolutionnaire, ce que l’on peut appeler la stratégie d’ensemble.
Engels n’est donc pas autrement troublé par le fait que les monarchistes avaient eu la majorité des suffrages lors du premier tour des élections parlementaires, l’essentiel étant atteint : la défaite des républicains bourgeois, des opportunistes.
Au premier tour des élections, les éléments monarchistes bonapartistes et royalistes réactionnaires recueillirent 3 500 000 voix (contre 1 789 000 en 1881) et eurent 177 élus, tandis que les républicains n’en comptèrent que 129.

[3] Sans doute Engels se réjouissait-il de voir les trois tendances monarchistes se regrouper par la force des choses, en un seul parti bourgeois de droite. On notera qu’il leur appliquerait le terme de secte lorsque, à contre-courant de l’évolution normale, ils se divisaient artificiellement.

[4] Les résultats du second tour ont nettement confirmé le jugement d’Engels. Le 18 octobre, les candidats républicains furent élus à une majorité écrasante. La Chambre des députés se composa de 372 républicains et de 202 monarchistes.

[5] Cette lettre d’Engels a été publiée par Le Socialiste, 31 octobre 1885, p. 2, col. 3.

[6] Ce mot a sans doute été mal déchiffré. Il s’agit probablement de « clarifier ».

Situation politique de l’Europe

(L’affaire orientale est un peu longue [1], il me faut entrer dans un tas de détails, vu les bêtises absurdes que la presse française, y compris Le Cri, a répandues sur ce sujet, sous l’influence russo-patriotique.) [2]

Au mois de mars 1879, Disraeli envoya quatre vaisseaux cuirassés dans le Bosphore ; leur seule présence suffit pour arrêter la marche triomphale des Russes sur Constantinople, et pour déchirer le traité de San Stefano. La paix de Berlin régla, pour quelque temps, la situation en Orient [3]. Bismarck réussit à établir un accord entre le gouvernement russe et le gouvernement autrichien. L’Autriche dominerait en sous-main la Serbie ; tandis que la Bulgarie et la Roumélie seraient abandonnées à l’influence prépondérante de la Russie. Cela laissait deviner que si plus tard Bismarck permettait aux Russes de prendre Constantinople, il réservait à l’Autriche Salonique et la Macédoine.

Mais, en outre, on donna la Bosnie à l’Autriche, comme, en 1794, la Russie avait abandonné, pour la reprendre en 1814, la plus grande partie de la Pologne proprement dite aux Prussiens et aux Autrichiens. La Bosnie était la cause d’une saignée perpétuelle pour l’Autriche, une pomme de discorde entre la Hongrie et l’Autriche occidentale, et surtout la preuve pour la Turquie que les Autrichiens, ainsi que les Russes [4], lui préparaient le sort de la Pologne. Désormais la Turquie ne pouvait avoir confiance en l’Autriche : victoire importante de la politique du gouvernement russe.

La Serbie avait des tendances slavophiles, partant russophiles, mais depuis son émancipation elle puise tous ses moyens de développement bourgeois en Autriche. Les jeunes gens vont étudier dans les universités autrichiennes ; le système bureaucratique, le code, la procédure des tribunaux, les écoles, tout a été copié des modèles autrichiens. C’était naturel. Mais la Russie devait empêcher cette imitation en Bulgarie ; elle ne voulait pas tirer les marrons du feu pour l’Autriche. Donc la Bulgarie fut organisée en satrapie russe. L’administration, les officiers et les sous-officiers, le personnel, tout le système enfin furent russes : le Battemberg qui lui fut octroyé était cousin d’Alexandre III.

La domination, d’abord directe ; puis indirecte du gouvernement russe suffit pour étouffer en moins de quatre ans toutes les sympathies bulgares pour la Russie ; elles avaient pourtant été grandes et enthousiastes. La population regimbait de plus en plus contre l’insolence des « libérateurs » ; et même le Battemberg, homme sans idées politiques, d’un caractère mou et qui ne demandait pas mieux que de servir le tsar, mais qui réclamait des égards, devint de plus en plus indocile.

Pendant ce temps, les choses marchaient en Russie. Le gouvernement, à force de sévérités, réussit à disperser et à désorganiser les nihilistes pour quelque temps. Mais cela n’était pas suffisant, il lui fallait un appui dans l’opinion publique. Il lui fallait détourner les esprits de la contemplation des misères sociales et politiques toujours croissantes de l’intérieur ; enfin il lui fallait un peu de fantasmagorie patriotique [5]. Sous Napoléon III, la rive gauche du Rhin avait servi à détourner vers l’extérieur les passions révolutionnaires ; de même le gouvernement russe montra au peuple inquiet et remuant la conquête de Constantinople , la « délivrance » des Slaves opprimés par les Turcs et leur réunion en une grande fédération sous la présidence de la Russie. Mais il ne suffisait pas d’évoquer cette fantasmagorie, il fallait faire quelque chose pour la réaliser.

Les circonstances étaient favorables. L’annexion de l’Alsace-Lorraine avait semé entre la France et l’Allemagne des ferments de discorde, qui semblaient devoir neutraliser ces deux puissances. L’Autriche, à elle seule, ne pouvait lutter contre la Russie, puisque son arme offensive la plus efficace, l’appel aux Polonais, serait toujours retenue dans le fourreau de la Prusse. Et l’occupation le vol de la Bosnie était une Alsace entre l’Autriche et la Turquie [6]. L’Italie était au plus offrant, c’est-à-dire à la Russie, qui lui offrait le Trentin et l’Istrie, avec la Dalmatie et Tripoli [7]. Et l’Angleterre ? Le pacifique russophile Gladstone avait écouté les paroles tentantes de la Russie : il avait occupé l’Égypte, en pleine paix, ce qui assurait non seulement à l’Angleterre une querelle perpétuelle avec la France, mais bien plus : l’impossibilité d’une alliance des Turcs avec les Anglais, qui venaient de les spolier en s’appropriant un fief turc, l’Égypte. En outre, les préparatifs russes en Asie étaient assez avancés pour donner aux Anglais bien de la besogne aux Indes en cas de guerre. Jamais autant de chances ne s’étaient présentées aux Russes : leur diplomatie triomphait sur toute la ligne.

La rébellion des Bulgares contre le despotisme russe fournit l’occasion d’entrer en campagne. À l’été 1885, on fit miroiter devant les yeux des Bulgares et des Rouméliotes [8] la possibilité de cette union promise par la paix de San Stefano et détruite par le traité de Berlin. On leur dit que s’ils se jetaient de nouveau dans les bras de la Russie libératrice, le gouvernement russe remplirait sa mission en accomplissant cette union ; mais que pour cela les Bulgares devaient commencer par chasser le Battemberg. Celui-ci fut prévenu à temps ; contre son habitude, il agit avec promptitude et énergie : il accomplit, mais pour lui [9], cette union que la Russie voulait faire contre lui. Dès ce moment, guerre implacable entre lui et le tsar.

Cette guerre fut menée d’abord sournoisement et indirectement. On réédita, pour les petits États des Balkans, la belle doctrine de Louis Bonaparte, suivant laquelle ; quand un peuple jusque-là épars, disons l’Italie ou l’Allemagne, se réunit et se constitue en nation, les autres États, disons la France, ont droit à des compensations territoriales. La Serbie avala l’amorce, et déclara la guerre aux Bulgares ; la Russie remporta ce triomphe que cette guerre, déclenchée dans son intérêt, se fit aux yeux du monde sous les auspices de l’Autriche, qui n’osa l’empêcher de peur de voir le parti russe arriver au pouvoir en Serbie. De son côté, la Russie désorganisa l’armée bulgare en rappelant tous les officiers russes, c’est-à-dire tout l’état-major et tous les officiers supérieurs, y compris les chefs de bataillon de l’armée bulgare.

Mais, contre toute attente, les Bulgares, sans officiers russes et à deux contre trois, battent les Serbes à plate couture et conquièrent le respect et l’admiration de l’Europe étonnée. Ces victoires ont deux causes. D’abord Alexandre de Battemberg, bien que faible comme homme politique, est bon soldat ; il fit la guerre telle qu’il l’avait apprise à l’école prussienne, tandis que les Serbes suivaient la stratégie et la tactique de leurs modèles autrichiens. Ce fut donc une deuxième édition de la campagne de 1866 en Bohême. Et puis les Serbes avaient vécu depuis soixante ans sous ce régime bureaucratique autrichien qui, sans leur donner une puissante bourgeoisie et une paysannerie indépendante (les paysans ont déjà tous des hypothèques), avait ruiné et désorganisé les restes du collectivisme gentilice qui avait été leur force dans leurs luttes contre les Turcs : ce qui explique leur bravoure supérieure.

Donc, nouvel échec pour la Russie ; c’était à recommencer. Le chauvinisme slavophile, chauffé comme contrepoids de l’élément révolutionnaire, grandissait de jour en jour et devenait déjà menaçant pour le gouvernement. Le tsar se rend en Crimée, et les journaux russes annoncent qu’il fera quelque chose de grand ; il cherche à attirer dans ses filets le sultan pour l’engager à une alliance en lui montrant ses anciens alliés l’Autriche et l’Angleterre le trahissant et le spoliant, et la France à la remorque et à la merci de la Russie. Mais le sultan fait la sourde oreille et les énormes armements de la Russie occidentale et méridionale restent, pour le moment, sans emploi.

Le tsar revient de Crimée (juin dernier). Mais en attendant, la marée chauvine monte et le gouvernement, incapable de réprimer ce mouvement envahissant, est de plus en plus entraîné par lui ; si bien qu’il faut permettre au maire de Moscou de parler hautement, dans son allocution au tsar, de la conquête de Constantinople. La presse, sous l’influence et la protection des généraux, dit ouvertement qu’elle attend du tsar une action énergique contre l’Autriche et l’Allemagne, qui l’entravent, et le gouvernement n’a pas le courage de lui imposer silence. Le chauvinisme slavophile est plus puissant que le tsar, il faut qu’il cède de peur d’une révolution, les slavophiles s’allieraient aux constitutionnels, aux nihilistes, enfin à tous les mécontents [10].

La détresse financière complique la situation. Personne ne veut prêter à ce gouvernement qui, de 1870 à 1875, a emprunté 1 milliard 750 000 francs à Londres et qui menace la paix européenne. Il y a deux ou trois ans, Bismarck lui facilita, en Allemagne, un emprunt de 375 millions de francs, mais il est mangé depuis longtemps, et sans la signature de Bismarck, les Allemands ne donneront pas un sou. Cependant cette signature ne s’obtient plus sans des conditions humiliantes. La fabrique des assignats de l’intérieur en a trop produit, le rouble argent vaut 4 F, et le rouble papier 2,20 F. Les armements coûtent un argent fou.

Enfin, il faut agir. Un succès du côté de Constantinople ou la révolution l’ambassadeur russe, Giers, alla trouver Bismarck, et lui exposa la situation, qu’il comprit fort bien. Il aurait bien voulu, par égard pour l’Autriche, retenir le gouvernement du tsar, dont l’instabilité l’inquiète. Mais la révolution en Russie signifie la chute du régime bismarckien. Sans la Russie la grande armée de réserve de la réaction la domination des hobereaux en Prusse ne durerait pas un jour. La révolution en Russie changerait immédiatement la situation en Allemagne ; elle détruirait d’un coup cette foi aveugle en la toute-puissance de Bismarck, qui lui assure le concours des classes régnantes ; elle mûrirait la révolution en Allemagne.

Bismarck, sachant fort bien que l’existence du tsarisme est la base de tout son système, se rendit en toute hâte à Vienne, pour informer ses amis que, en présence d’un tel danger, il n’est plus temps de s’arrêter aux questions d’amour-propre ; qu’il faut permettre au tsar quelque semblant de triomphe, et que, dans leur intérêt bien entendu, l’Autriche et l’Allemagne doivent s’incliner devant la Russie. D’ailleurs, si messieurs les Autrichiens insistent pour se mêler des affaires de Bulgarie, il s’en lavera les mains : ils verront ce qui arrivera. Kalnoky cède, Alexandre Battemberg est sacrifié, et Bismarck court porter en personne la nouvelle à Giers.

Par malheur, les Bulgares déployèrent une capacité politique et une énergie inattendues et intolérables chez une nation slave « délivrée par la sainte Russie ». Le Battemberg fut arrêté nuitamment, mais les Bulgares arrêtent les conspirateurs, nomment un gouvernement capable, énergique et incorruptible, qualités parfaitement intolérables chez une nation à peine émancipée ; ils rappellent le Battemberg ; celui-ci étale toute sa mollesse et prend la fuite. Mais les Bulgares sont incorrigibles. Avec ou sans Battemberg, ils résistent aux ordres souverains du tsar et obligent l’héroïque Kaulbars à se rendre ridicule devant toute l’Europe.

Imaginez la fureur du tsar. Après avoir courbé Bismarck, brisé la résistance autrichienne, se voir arrêté par ce petit peuple qui date d’hier, qui doit à lui ou à son père son « indépendance », et qui ne veut pas comprendre que cette indépendance ne signifie qu’obéissance aveugle aux ordres du « libérateur ». Les Grecs et les Serbes ont été (pas mal [11]) ingrats, mais les Bulgares dépassent la limite ! Prendre leur indépendance au sérieux ! Quel crime !

Pour se sauver de la révolution, le pauvre tsar est obligé de faire un nouveau pas en avant. Mais chaque pas devient plus dangereux ; car il ne se fait qu’au risque d’une guerre européenne, ce que la diplomatie russe a toujours cherché à éviter. Il est certain que s’il y a intervention directe du gouvernement russe en Bulgarie et qu’elle amène des complications ultérieures, il arrivera un moment où l’hostilité des intérêts russes et autrichiens éclatera ouvertement. Il sera alors impossible de localiser la guerre, elle deviendra générale. Étant donné l’honnêteté des fripons qui gouvernent l’Europe, il est impossible de prévoir comment se grouperont les deux camps. Bismarck est capable de se ranger du côté des Russes contre l’Autriche, s’il ne peut retarder autrement la révolution en Russie. Mais il est plus probable que si la guerre éclate entre la Russie et l’Autriche, l’Allemagne viendra au secours de cette dernière pour empêcher son complet écrasement.

En attendant le printemps, car avant avril les Russes ne pourront s’engager dans une grande campagne d’hiver sur le Danube, le tsar travaille à attirer les Turcs dans ses filets, et la trahison de l’Autriche et de l’Angleterre envers la Turquie lui facilite la tâche. Son but est d’occuper les Dardanelles et de transformer ainsi la mer Noire en lac russe, d’en faire un abri inabordable pour l’organisation de flottes puissantes qui en sortiraient pour dominer ce que Napoléon appelait un « lac français » la Méditerranée. Mais il n’y est pas encore parvenu, bien que ses partisans de Sofia aient trahi sa secrète pensée.

Voilà la situation. Afin d’échapper à une révolution en Russie, il faut au tsar Constantinople ; Bismarck hésite, il voudrait le moyen d’éviter l’une et l’autre éventualité.

Et la France ?

Les Français patriotes, qui depuis seize ans rêvent de revanche, croient qu’il n’y a rien de plus naturel que de saisir l’occasion qui peut-être s’offrira. Mais, pour notre parti, la question n’est pas aussi simple ; elle ne l’est pas même [12] pour messieurs les chauvins. Une guerre de revanche, faite avec l’alliance et sous l’égide de la Russie, pourrait amener une révolution ou une contre-révolution en France.

Au cas où une révolution porterait les socialistes au pouvoir, l’alliance russe croulerait. D’abord les Russes feraient immédiatement la paix avec Bismarck pour se ruer avec les Allemands sur la France révolutionnaire. Ensuite, la France ne porterait pas les socialistes au pouvoir en vue d’empêcher par une guerre une révolution en Russie. Mais cette éventualité n’est guère probable.

La contre-révolution monarchique l’est davantage. Le tsar désire la restauration des Orléans, ses amis intimes, le seul gouvernement qui lui offre les conditions d’une bonne et solide alliance. Une fois la guerre commencée, on fera bon usage des officiers monarchistes pour la préparer. À la moindre défaite partielle et il y en aura , on criera que c’est la faute de la République, que pour avoir des victoires et obtenir la coopération sans arrière-pensée de la Russie, il faut un gouvernement stable, monarchique, Philippe VII enfin. Les généraux monarchistes agiront mollement afin de pouvoir mettre leur manque de succès sur le compte du gouvernement républicain et vlan, voici la monarchie rétablie. Philippe VII restauré, ces rois et empereurs s’entendront immédiatement et, au lieu de s’entredévorer, ils se partageront l’Europe en avalant les petits États. La République française tuée, on tiendra un nouveau Congrès de Vienne où, peut-être, on prendra les péchés républicains et socialistes de la France comme prétexte pour lui refuser l’Alsace-Lorraine en totalité ou en partie ; et les princes se moqueront des républicains assez naïfs pour avoir cru à la possibilité d’une alliance sincère entre le tsarisme et l’anarchie [13].

Du reste, est-il vrai que le général Boulanger dit à qui veut l’écouter : « Il faut une guerre pour empêcher la révolution sociale » ? Si c’est vrai, que cela serve d’avis au parti socialiste. Ce bon Boulanger a des allures fanfaronnes que l’on peut pardonner à un militaire, mais qui donnent une mince idée de son esprit politique. Ce n’est pas lui qui sauverait la République. Entre les socialistes et les Orléans, il est possible qu’il s’arrange avec ces derniers, s’ils lui assurent l’alliance russe. Dans tous les cas, les républicains bourgeois de France sont dans la même situation que le tsar : ils voient se dresser devant eux le spectre de la révolution sociale et ils ne connaissent qu’un moyen de salut : la guerre.

En France, en Russie et en Allemagne, les événements tournent si bien à notre profit que, pour le moment, nous ne pouvons désirer que la continuation du statu quo. Si la révolution éclatait en Russie, elle créerait un ensemble de conditions des plus favorables. Une guerre générale, au contraire, nous rejetterait dans le domaine de l’imprévu (et des événements incalculables). La révolution en Russie et en France serait retardée ; notre parti subirait le sort de la Commune de 1871. Sans doute, les événements finiront par tourner en notre faveur ; mais quelle perte de temps, quels sacrifices, quels nouveaux obstacles à surmonter !

La force qui, en Europe, pousse à une guerre est grande. Le système militaire prussien, adopté partout, demande douze à seize ans pour son développement complet ; après ce laps de temps, les cadres de réserve sont remplis d’hommes rompus au maniement des armes. Ces douze à seize ans sont partout écoulés ; partout on a douze à seize classes annuelles qui ont passé par l’armée. On est donc prêt partout, et les Allemands n’ont pas d’avantage spécial de ce côté. C’est dire que cette guerre qui nous menace jetterait dix millions de soldats sur le champ de bataille [14]. Et puis le vieux Guillaume va probablement mourir [15]. Bismarck verra sa situation plus ou moins ébranlée et peut-être poussera-t-il à la guerre comme moyen de se maintenir [16]. En effet, la Bourse croit partout à la guerre, dès que le vieux [l’empereur d’Allemagne] fermera les yeux.

Si guerre il y a, elle ne se fera que dans le but d’empêcher la révolution [17] : en Russie, pour prévenir l’action commune de tous les mécontents, slavophiles, constitutionnels, nihilistes, paysans ; en Allemagne, pour maintenir Bismarck ; en France, pour refouler le mouvement victorieux des socialistes et pour rétablir la monarchie.

Entre socialistes français et socialistes allemands, il n’existe pas de question alsacienne. Les socialistes allemands ne savent que trop que les annexions de 1871, contre lesquelles ils ont toujours protesté, ont été le point d’appui de la politique réactionnaire de Bismarck, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les socialistes des deux pays sont également intéressés au maintien de la paix ; c’est eux qui paieraient les frais de la guerre.

Notes

[1] Cette lettre d’Engels à Lafargue fut reprise et présentée sous forme d’article sous le titre ci-dessus dans Le Socialiste, organe du parti ouvrier, le 6 novembre 1886.
De manière fondamentale, Engels y décrit le rapport des forces impérialistes dans le monde qui s’acheminait vers la Première Guerre mondiale. II se fonde sur toute l’analyse historique, politique et diplomatique des puissances officielles, développée tout au long de sa vie par Marx et constituant une véritable théorie de l’impérialisme si l’on sait la rattacher aux chapitres du Capital sur l’accumulation primitive. De fait, le parti œuvre au sein d’un champ de forces bien déterminées, nullement neutres si l’on a en vue la tâche fondamentale de la conquête du pouvoir. Cet article fut repris à la fois en Amérique dans Der Sozialist et le Sozial-demokrat ainsi que dans la Revista Sociala roumaine en décembre 1886.

[2] Ce premier paragraphe se trouve seulement dans la lettre d’Engels à Lafargue.

[3] Le traité de San Stefano mit fin à la guerre russo-turque de 1877-78 et donna de tels avantages à la Russie dans les Balkans que l’Angleterre et l’Autriche-Hongrie protestèrent, appuyées secrètement par l’Allemagne. Une pression diplomatique et des menaces militaires forcèrent la Russie à réviser ce traité au Congrès de Berlin (13 juin au 13 juillet 1878) à son détriment.
Par exemple, le territoire attribué à la Bulgarie autonome fut réduit de plus de la moitié. La province méridionale devint la province autonome de Rumélie orientale qui demeura sous l’influence de la Turquie. Le territoire du Monténégro fut aussi considérablement réduit. Cependant la partie de la Bessarabie enlevée à la Russie en 1856 et reprise par elle à San Stefano lui resta ; de même, l’annexion de la Bosnie et de la Herzegovine par l’Autriche-Hongrie fut sanctionnée par la paix de Berlin. La veille du Congrès, l’Angleterre s’était emparée de Chypre. Engels a donc connu, dans ses grandes lignes, le dernier alignement des forces impérialistes avant la première grande guerre mondiale.

[4] Dans sa lettre à Lafargue, Engels avait écrit « pas moins que les Russes » à la place de « ainsi que les Russes ».

[5] Dans la lettre d’Engels, il y a « chauvine » à la place de « patriotique »

[6] En parlant de la politique orientale, Engels fournit en même temps son appréciation sur la politique française qu’il développera notamment dans son article intitulé Le Socialisme en Allemagne, cf. infra.

[7] Au cours de la guerre italienne de 1859, Engels avait déjà expliqué de quelle manière la Russie trempait dans les affaires de la péninsule appenine, cf. à ce propos les articles d’Engels sur Le Pô et le Rhin et La Savoie, Nice et le Rhin, in MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 332-429 ; à propos de la Russie, cf. 427-428 (où Engels trace un historique de l’action russe en Italie).

[8] Dans sa lettre à Lafargue, Engels avait écrit : « Les Bulgares du Nord et du Sud » au lieu des « Bulgares et Rouméliotes ».

[9] Dans sa lettre à Lafargue, Engels avait été plus précis. Au lieu de « mais pour lui », il avait écrit « à lui et pour lui ».

[10] Engels, plus bref, achève la phrase par ces mots : « Celui-ci cède, ou bien révolution par les slavophiles. »

[11] « Pas mal » ne se trouve que dans le texte de lettre d’Engels à Lafargue.

[12] « Même » a été remplacé par « davantage » dans le texte imprimé.

[13] Dans le texte imprimé, Lafargue a remplacé « anarchie » par « République ».

[14] Cette phrase manque dans la lettre d’Engels, mais elle correspond à sa pensée, et on la trouve développée, par exemple, dans MARX-ENGELS, Écrits militaires, p. 611 (F. Engels, Ce qui attend l’Europe, 15 janvier 1888).

[15] Dans sa lettre, Engels poursuivait : « Alors il y aura quelque changement de système. »

[16] À la place de cette phrase, Engels avait écrit : « Pour les autres, ce sera une nouvelle tentation d’attaquer l’Allemagne qu’on croira moins forte au moment d’un changement de politique intérieure. »

[17] Tout le monde a pratiquement oublié depuis l’horrible carnage impérialiste de 1939-1945 que le prolétariat ne doit pas simplement lutter contre la guerre à cause de son horreur et des souffrances qu’elle inflige à l’humanité, sous peine de se condamner à l’impuissance.
Le « général » Engels ne cesse, en effet, de souligner, tout au long de ses études militaires, le caractère de classe nécessaire des guerres et de la violence. La présente lettre en est encore un exemple frappant : toute guerre moderne, même si elle est conduite entre États constitués des classes dominantes, a un caractère de classe contre le prolétariat. La classe ouvrière, force décisive de la production et de la vie modernes, est toujours au centre des questions cruciales de paix ou de guerre. Mais pour le voir, il faut se placer d’un point de vue de classe. Lénine l’a fait magistralement en 1914 en, déclarant le conflit en cours impérialiste, c’est-à-dire dirigé en premier contre la classe ouvrière internationale qui tend au socialisme.

Caractère « national » du mouvement

Votre proclamation fera son effet en France, je l’espère, et j’espère tout autant qu’elle passera inaperçue en Allemagne. Voici pourquoi : ce ne sont pas des choses sérieuses, mais je crois devoir y appeler votre attention, pour vous engager à les éviter la prochaine fois [1].

Je ne veux pas parler de l’usage du mot patriote. Ce mot a un sens étroit ou bien si indéterminé, c’est selon que moi je n’oserai jamais m’appliquer cette qualification. J’ai parlé aux non-Allemands comme Allemand, de même que je parle aux Allemands comme simple international [2] ; je crois que vous auriez pu atteindre un plus grand effet si vous vous étiez déclaré simple Français ce qui exprime un FAIT, un fait y compris les conséquences logiques qui en découlent [3]. Mais passons, c’est affaire de style.

Vous avez encore parfaitement raison en vous glorifiant du passé révolutionnaire de la France, et de croire que ce passé révolutionnaire répondra de son avenir socialiste. Mais il me paraît que, arrivés là, vous donnez un peu trop dans le blanquisme, c’est-à-dire dans la théorie que la France est destinée à jouer dans la révolution prolétarienne le même rôle (initiateur non seulement, mais aussi directeur) [4] qu’elle a joué dans la révolution bourgeoise de 1789-98. Cela est contraire aux faits économiques et politiques d’aujourd’hui. Le développement industriel de la France est resté inférieur à celui de l’Angleterre ; il est inférieur en ce moment à celui de l’Allemagne qui a fait des pas de géant depuis 1860 ; le mouvement ouvrier en France aujourd’hui ne peut se comparer à celui de l’Allemagne. Mais ni Français, ni Allemands, ni Anglais n’auront, à eux seuls, la gloire d’avoir écrasé le capitalisme ; si la France PEUT-ÊTRE donne le signal [5], ce sera en Allemagne, le pays le plus profondément travaillé par le socialisme et où la théorie a le plus profondément pénétré les masses, que la lutte se décidera, et encore ni la France, ni l’Allemagne n’auront définitivement assuré la victoire tant que l’Angleterre restera aux mains de la bourgeoisie.

L’émancipation prolétarienne ne peut être qu’un fait international, si vous tâchez d’en faire un fait simplement français, vous la rendez impossible.

La direction exclusivement française de la révolution bourgeoise bien qu’elle fût inévitable, grâce à la bêtise et à la lâcheté des autres nations a mené, vous savez où ? À Napoléon, à la conquête, à l’invasion de la Sainte-Alliance. Vouloir attribuer à la France dans l’avenir le même rôle, c’est dénaturer le mouvement prolétarien international, c’est même, comme le font les blanquistes, rendre la France ridicule, car au-delà de vos frontières on se moque de ses prétentions.

Mais voyez où ça mène. Vous parlez de ce que « la France relevait en 1889, dans son immortel Congrès de Paris, le drapeau etc. ». Comme vous ririez, à Paris, si les Belges voulaient dire que la Belgique, dans SON immortel Congrès de Bruxelles de 1891, ou la Suisse dans SON immortel Congrès de Zurich... De plus, les actes de ces congrès sont des actes, non pas français, belges ou suisses, mais internationaux.

Et puis vous dites : le parti ouvrier français ne fait qu’un avec la social-démocratie allemande contre l’empire d’Allemagne, avec le parti ouvrier belge contre la monarchie des Cobourg, avec les Italiens contre la monarchie de Savoie, etc.

À tout cela, il n’y aurait rien à redire, si vous aviez ajouté : et tous ces partis ne font qu’un avec nous contre la République bourgeoise qui nous opprime, nous panamise et nous lie au tsar russe. Votre République, après tout, a été faite par le vieux Guillaume et Bismarck [6], elle est tout aussi bourgeoise que tous nos gouvernements monarchiques, et il ne faut pas croire qu’avec le cri de « vive la République », le lendemain de Panama, vous trouveriez un seul adhérent dans toute l’Europe. La forme républicaine n’est plus que la simple négation de la monarchie et le bouleversement de la monarchie s’accomplira comme simple corollaire de la révolution ; en Allemagne, les partis bourgeois sont si achevés que nous devrons passer immédiatement de la monarchie à la république sociale. Vous ne pouvez donc plus opposer votre république bourgeoise aux monarchies comme une chose à laquelle les autres nations auraient à aspirer. Votre république et nos monarchies, c’est tout un vis-à-vis du prolétariat ; si vous nous aidez contre nos bourgeois monarchiques, nous vous aiderons contre vos bourgeois républicains. C’est le cas de réciprocité, nullement de délivrance des pauvres monarchiques par les généreux républicains français : cela ne cadre pas avec l’idée internationale et encore moins la situation historique qui ont mis votre république au pied du tsar. N’oubliez pas que, si la France fait la guerre à l’Allemagne dans l’intérêt et avec l’aide du tsar, c’est l’Allemagne qui sera le centre révolutionnaire.

Mais il y a encore une autre histoire très malencontreuse. Vous êtes « un avec la social-démocratie allemande contre l’Empire d’Allemagne ». Cela a été traduit dans la presse bourgeoise : « gegen das deutsche Reich ». Et c’est ce que tout le monde y verrait. Car « Empire » signifie « Reich » aussi bien que « Kaisertum » (régime impérial) ; mais dans « Reich » l’accent est mis sur le pouvoir central comme représentant de l’unité nationale, et pour celle-ci, la condition politique de leur existence, les socialistes allemands se battraient à outrance. Jamais nous ne voudrions réduire l’Allemagne à l’état de division et d’impuissance d’avant 1866 [7]. Si vous aviez dit contre l’empereur, ou contre le régime impérial, on n’aurait pu dire grand-chose, bien que ce pauvre Guillaume ne soit pas de taille à mériter d’être honoré de la sorte ; c’est la classe possédante, foncière et capitaliste qui est l’ennemi ; et c’est si bien compris en Allemagne que nos ouvriers ne comprendraient pas le sens de votre offre de les aider à vaincre le toqué de Berlin.

J’ai donc prié Liebknecht de ne pas parler de votre proclamation (dans la presse), tant que les feuilles bourgeoises n’en parlaient pas ; mais si, en se fondant sur cette malheureuse expression, on attaquait nos hommes comme des traîtres, cela donnerait lieu à un débat assez pénible.

En résumé : un peu plus de réciprocité ne pourrait pas nuire l’égalité entre nations est aussi nécessaire que celle entre individus.

De l’autre côté, votre façon de parler de la république comme d’une chose désirable en elle-même pour le prolétariat, et de la France comme du peuple élu, vous empêche de parler du fait désagréable, mais irréfutable de l’alliance russe ou plutôt du vasselage russe (auquel est soumise la République française).

Eh bien, c’est assez, je crois. J’espère vous avoir convaincu que dans la première chaleur de votre patriotisme renaissant vous avez un peu dépassé le but.

Notes

[1] Cf. Engels à Paul Lafargue, 27 juin 1893.
Dans les textes suivants, Engels prend l’initiative, au nom du parti historique, de déterminer la position de la classe ouvrière française et allemande dans le conflit qui s’annonce. Il intervient ainsi directement pour infléchir les tendances nationales au sein du mouvement existant, et en France, par exemple, le chauvinisme traditionnel.
Le 17 juin 1893, le comité national du parti ouvrier français lança un appel intitulé « le Conseil national du Parti ouvrier aux travailleurs de France » afin de répondre à une campagne des boulangistes et des anarchistes accusant les socialistes d’avoir une action antipatriotique.
C’est avec une grande modération qu’Engels critique ici ses camarades de parti français, emportés dans la polémique au point de crier « Vive la France ! » et retombant dans leur vieille maladie : le chauvinisme. (Cf. La Commune de Paris, 10/18, p. 77 : en pleine guerre, Marx a d’autres mots pour qualifier ces aberrations chauvines, car alors il ne s’agit plus de paroles et de polémiques, mais de prises de position pratiques « Il y a, d’autre part, ces imbéciles de Paris ! Ils m’envoient, en grande quantité, leur Manifeste ridiculement chauvin, qui a suscité ici, parmi les ouvriers anglais, la risée et l’indignation, que j’ai eu toutes les peines du monde à ne pas laisser se manifester en public. »)

[2] Les nations existant, la position d’un internationaliste est d’être Français en Allemagne et internationaliste en France, autrement dit de nier sa propre nation là où il la trouve devant lui. En termes léninistes, l’internationaliste lutte d’abord contre sa propre bourgeoisie.

[3] Dans le Manifeste, Marx-Engels règlent cette question une fois pour toutes : « On a, en outre, reproché aux communistes de vouloir supprimer la PATRIE, la NATIONALITÉ. Les ouvriers n’ont pas de PATRIE. On ne peut pas leur enlever ce qu’ils n’ont pas. » On remarquera que, dans la première phrase, il est question de patrie ET de nationalité, et dans la seconde on ne supprime que la patrie. Ce n’est sans doute pas par hasard. Les ouvriers n’ont pas de patrie : on ne eut donc leur enlever ce qu’ils n’ont pas. Ils combattent la nationalité qui est un FAIT, car les ouvriers sont français, italiens, etc., et ce, non seulement de par la race et la langue (encore qu’il y aurait bien des choses à dire sur ces deux facteurs), mais surtout par l’appartenance physique à l’un des territoires où gouverne tel État national de la bourgeoisie. Ce fait physique n’est pas sans avoir de grands effets sur la lutte de classe et même sur la lutte internationale : la nation n’est-elle pas le ring où la bourgeoisie se heurte aux autres nations bourgeoises, et où le prolétariat affronte sa bourgeoisie puis le capital international ? Mais tout cela ne lui donne pas de patrie. Cf. Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, in : Fil du Temps, nº 5, p. 113 et s.

[4] D’après ces critères, Lénine jugeait du poids et du rôle de la Russie dans le processus de la révolution mondiale : « On aurait également tort de perdre de vue qu’après la victoire de la révolution prolétarienne, si même elle n’a lieu que dans un seul des pays avancés, il se produira, selon toute probabilité, un brusque changement, à savoir : la Russie redeviendra, bientôt après, un pays, non plus exemplaire, mais retardataire (au point de vue « soviétique » et socialiste). » Cf. Lénine,Œuvres, 31, p 15.
La Russie soviétique tenait compte, par exemple, de la différence sociale entre un ouvrier et un paysan, la voix du premier valant dix fois plus que celle du second dans les consultations démocratiques. De même, l’Internationale communiste attribuait un poids spécifique à chaque parti communiste des différents pays. Par exemple, les partis communistes d’Allemagne, de France et de Russie disposaient chacun de cinq voix au Premier Congrès de l’Internationale, contre trois au Parti communiste de Suisse, de Finlande ou de Hongrie. Dans un certain contexte, ces différences sont « justes », car on ne peut faire abstraction de la force réelle de chaque mouvement particulier. Cependant, ces différences doivent s’atténuer, puis s’effacer au fur et à mesure que l’Internationale se transforme en un parti mondial unique. Enfin, ces différences quantitatives ne peuvent jouer lorsqu’il s’agit de discuter de questions « qualitatives », de programme ou de principe.

[5] Ici encore, Engels fait la partie belle à ses interlocuteurs français, car il était peu vraisemblable que la France jouât ce rôle d’impulsion de la révolution internationale : il eût effectivement fallu une conjonction de faits assez extraordinaires pour cela. En fait, c’est à la Russie que Marx-Engels attribuèrent ce rôle dès 1871 : cf. par exemple, la préface russe du Manifeste communiste.

[6] Dans Le Rôle de la violence et de l’économie dans l’instauration de l’Empire allemand moderne, Engels écrivait : « Il ne fallut pas cinq semaines pour que s’écroulât tout l’édifice de l’empire de Napoléon III, si longtemps admiré par les philistins d’Europe. La révolution du 4 septembre ne fit qu’en balayer les débris, et Bismarck, qui était en guerre pour fonder l’empire de la Petite-Allemagne, se trouva un beau matin fondateur de la République française. »

[7] La théorie marxiste part de la réalité, puis elle revient à la réalité dans son action. Elle est donc toujours inséparable des conditions matérielles. Sa méthode se distingue foncièrement de celle des anarchistes, qui agissent en vue de réaliser des principes abstraits, « éternels », de morale, de justice, d’égalité etc. Les méthodes révolutionnaires du marxisme sont inséparables des conditions déterminées de la société de classe existante : développement de l’industrie qui conditionne le nombre et la qualité des prolétaires, crise de production qui suscite la crise révolutionnaire, rapports économiques qui déterminent les forces et les antagonismes en présence. Sans cela, la théorie ne serait pas reliable aux données objectives de la réalité.
Marx nous donne un exemple de cette liaison matérielle entre théorie et pratique historique concrète dans le passage suivant à propos de l’effet de l’unification nationale (obtenue par l’Allemagne en 1871) sur le mouvement ouvrier : « Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir d’État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande (jusque-là coincée dans les 36 États et divisée en autant de petits morceaux). La prépondérance allemande transférera, en outre, le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne, et l’on n’a qu’à comparer le mouvement de 1866 jusqu’à nos jours dans les deux pays, pour voir que, du point de vue de la théorie et de l’organisation, la classe ouvrière allemande l’emporte sur la française. Son poids accru sur le théâtre mondial signifiera aussi que notre théorie l’aura emporté sur celle de Proudhon, etc. » Il faut ne rien avoir compris au socialisme scientifique, appelé « marxisme », pour substituer à la théorie de classe du prolétariat la théorie individuelle de Marx, et transformer la lutte sociale en lutte d’idées de deux personnes pour dire, comme le fait par exemple Dolléans, en commentaire à ce passage de la lettre de Marx à Engels du 20 juillet 1870 : « Sa victoire définitive sur Proudhon, voilà ce qui importe aux yeux d’un idéologue dominateur » !!!

Le socialisme en Allemagne
1

Le socialisme allemand est entré en scène bien avant 1848. Il y eut alors deux courants indépendants. D’abord, un mouvement ouvrier, succursale du mouvement ouvrier français, mouvement qui a produit, comme une de ses phases, le communisme utopique de Weitling. Puis, un mouvement théorique, issu de la débâcle de la philosophie hégélienne ; ce mouvement, dès son origine, est dominé par le nom de Marx. Le Manifeste communiste de janvier 1848 marque la fusion de ces deux courants, fusion achevée et voulue irrévocable dans la fournaise de la révolution, où tous, ouvriers et philosophes, payèrent également de leur personne [1].

Après la défaite de la révolution européenne en 1849, le socialisme était réduit, en Allemagne, à une existence occulte. Ce ne fut qu’en 1862 que Lassalle, condisciple de Marx, arbora de nouveau le drapeau socialiste. Mais ce n’était plus le socialisme hardi du Manifeste : ce que Lassalle demandait dans l’intérêt de la classe ouvrière, c’était la production coopérative assistée par le crédit de l’État, reproduction du programme des ouvriers parisiens affiliés, avant 1848, au National de Marrast, soit le programme opposé par les républicains purs à l’organisation du travail de Louis Blanc. Le socialisme lassalléen, on le voit, était bien modeste. Néanmoins, son apparition sur la scène marque le point de départ de la deuxième phase du socialisme en Allemagne, car le talent, la fougue, l’énergie indomptable de Lassalle réussirent à créer un mouvement ouvrier, auquel se rattache, par des liens positifs ou négatifs, amicaux ou hostiles, tout ce qui pendant dix ans a remué le prolétariat allemand [2].

En effet, le lassalléanisme pur pouvait-il, à lui seul, suffire aux aspirations socialistes de la nation qui avait produit le Manifeste ? C’était impossible. Aussi, grâce surtout aux efforts de Liebknecht et de Bebel, il se forma bientôt un parti ouvrier qui proclama hautement les principes de 1848. Puis, en 1867, trois ans après la mort de Lassalle, parut Le Capital de Marx. De ce jour date le déclin du lassalléanisme spécifique. Les théories du Capital devinrent de plus en plus la propriété commune de tous les socialistes allemands, lassalléens et autres. Plus d’une fois, des groupes entiers de lassalléens passèrent en masse, tambour et drapeaux déployés, au nouveau parti de Bebel et de Liebknecht, appelé le parti d’Eisenach [3]. Comme ce parti ne cessa pas de croître en force, il y eut bientôt hostilité à outrance entre les lassalléens et leurs rivaux ; on se battait même à coups de gourdins, juste au moment où il n’y avait plus de différend réel entre les combattants, où les principes, les arguments et même les moyens de lutte des uns étaient, pour tous les points essentiels, identiques avec ceux des autres.

C’est alors que la présence au Reichstag de députés des deux fractions socialistes [4] leur imposa la nécessité d’une action commune. Vis-à-vis des députés bourgeois [5], le ridicule de cette hostilité traditionnelle sauta aux yeux. La situation devint insupportable. Alors, en 1875, la fusion se fit. Depuis, les frères ennemis n’ont pas cessé de former une famille cordialement unie. S’il y avait eu la moindre chance de division, Bismarck lui-même se chargea de l’écarter, lorsqu’en 1878, par sa fameuse loi d’exception, il mit le socialisme allemand hors du droit commun. Les coups de marteau de la persécution commune achevèrent de forger en une masse homogène, lassalléens et eisenachiens. Aujourd’hui, tandis que le parti socialiste publie une édition officielle des œuvres de Lassalle, il écarte du programme, les anciens lassalléens, donc les dernières traces du lassalléanisme spécifique.

Ai-je besoin de raconter en détail les péripéties, les luttes, les revers, les triomphes qui ont marqué la carrière du parti allemand ? Représenté par deux députés [6] et cent mille électeurs dès que le suffrage universel en 1866 lui ouvrit les portes du Reichstag, il y compte aujourd’hui 36 députés et un million et demi d’électeurs, chiffre qu’aucun des autres partis n’a atteint aux élections de 1890. Onze ans de mise hors la loi et d’état de siège ont abouti à quadrupler ses forces et à le rendre le plus fort de l’Allemagne. En 1867, les députés bourgeois [7] pouvaient prendre leurs collègues socialistes pour des êtres étranges, arrivés d’une autre planète ; aujourd’hui, qu’ils le veuillent ou non, ils doivent les regarder comme l’avant-garde du pouvoir à venir. Le parti socialiste qui a renversé Bismarck, le parti qui, après onze ans de lutte, a brisé la loi contre les socialistes, le parti socialiste qui comme une marée montante déborde toutes les digues, envahit villes et campagnes, même dans les Vendées [8] les plus réactionnaires ce parti, aujourd’hui, est arrivé au point où, par un calcul presque mathématique, il peut fixer l’époque de son avènement au pouvoir [9].

Le nombre des votes socialistes fut :

En 1871...101 927

En 1874...351 670

En 1877...493 447

En 1884...549 999

En 1890...1 427 298

En 1887...763 128

Depuis les dernières élections, le gouvernement a fait de son mieux pour pousser les masses populaires vers le socialisme ; il a poursuivi les coalitions et les grèves ; il a maintenu, même pendant la disette actuelle, les droits d’entrée qui renchérissent le pain et la viande du pauvre au bénéfice des grands propriétaires fonciers. Aux élections de 1895, nous pouvons donc compter sur deux millions et demi de voix au moins, qui atteindront, vers 1900, de trois et demi à quatre millions, sur dix millions d’électeurs inscrits, ce qui paraîtra drôlement « fin de siècle » à nos bourgeois.

Vis-à-vis de cette masse compacte et toujours croissant de socialistes, il n’y a que les partis bourgeois divisés. En 1890, les conservateurs (deux fractions additionnées) eurent 1 737 417 voix, les nationaux-libéraux 1 177 807, les progressistes (radicaux) 1 159 915, le centre catholique 1 342 113. Voilà une situation où un parti solide comptant deux millions et demi de voix suffira pour faire capituler tout gouvernement.

Mais les voix des électeurs sont loin de constituer la force principale du socialisme allemand. Chez nous, on n’est électeur qu’à l’âge de vingt-cinq ans, mais à vingt ans on est soldat. Or, comme c’est précisément la jeune génération qui fournit au parti ses conscrits les plus nombreux, il s’ensuit que l’armée allemande devient de plus en plus infectée de socialisme. Aujourd’hui, nous avons un soldat sur cinq, dans quelques années nous en aurons un sur trois ; vers 1900, l’armée, jadis l’élément prussien par excellence en Allemagne, sera socialiste dans sa majorité.

Cela s’impose comme une fatalité. Le gouvernement de Berlin la voit arriver tout aussi bien que nous, mais il est impuissant. L’armée lui échappe [10].

Combien de .fois les bourgeois ne nous ont-ils pas sommés de renoncer à tout jamais à l’emploi des moyens révolutionnaires, de rester dans la légalité, maintenant que la législation exceptionnelle est tombée et que le droit commun est rétabli pour tous, y compris les socialistes !

Malheureusement, nous ne sommes pas dans le cas de faire plaisir à messieurs les bourgeois. Ce qui n’empêche pas que, pour le moment, ce n’est pas nous que la légalité tue. Elle travaille si bien pour nous que nous serions fous d’en sortir tant que cela dure. Reste à savoir si ce ne sera pas les bourgeois et leur gouvernement qui en sortiront les premiers pour nous écraser par la violence. C’est ce que nous attendrons. Tirez les premiers, messieurs les bourgeois !

Nul doute, ils tireront les premiers. Un beau jour, les bourgeois allemands et leur gouvernement, dégoûtés d’assister, les bras croisés, aux débordements toujours croissants du socialisme, auront recours à l’illégalité et à la violence. À quoi bon ! La force peut écraser une petite secte, du moins sur un terrain limité ; mais il n’y a pas de force qui puisse extirper un parti de deux millions d’hommes répandus sur toute la surface d’un grand Empire. La violence contre-révolutionnaire [11] pourra retarder de quelques années le triomphe du socialisme, mais ce sera pour le rendre d’autant plus complet.
2

Tout ce qui précède a été dit sous la réserve que l’Allemagne pourra suivre en paix son développement économique et politique. Une guerre changerait tout cela. Et la guerre peut éclater d’un moment à l’autre.

La guerre aujourd’hui, tout le monde sait ce que cela signifie. Ce serait la Russie et la France d’un côté, l’Allemagne, l’Autriche, peut-être l’Italie, de l’autre. Les socialistes de tous ces pays, enrôlés bon gré mal gré, seraient forcés de se battre les uns contre les autres : que fera, que deviendra en pareil cas le parti socialiste allemand ?

L’Empire allemand est une monarchie aux forces semi-féodales, mais dominée, en dernier lieu, par les intérêts économiques de la bourgeoisie. Grâce à Bismarck, cet empire a commis d’énormes fautes. Sa politique intérieure, policière, tracassière, mesquine, indigne du gouvernement d’une grande nation, lui a valu le mépris de tous les pays bourgeoisement libéraux ; sa politique extérieure a suscité la méfiance, sinon la haine, des nations voisines. Par l’annexion violente de l’Alsace-Lorraine, le gouvernement allemand a rendu impossible, pour longtemps, toute réconciliation avec la France, sans gagner aucun avantage réel pour lui-même ; il a rendu la Russie l’arbitre de l’Europe. Cela est si évident que, dès le lendemain de Sedan, le Conseil général de l’Internationale a pu prédire la situation européenne d’aujourd’hui. Dans son Adresse du 9 septembre 1870, il a dit :

« Les patriotes teutons s’imaginent-ils en réalité qu’ils vont assurer la liberté et la paix en jetant la France dans les bras de la Russie ? Si l’Allemagne, emportée par la fortune des armes, l’arrogance de la victoire, l’intrigue dynastique, commettait une spoliation territoriale sur la France, de deux choses l’une : ou elle devrait se faire ouvertement l’instrument de la politique conquérante de la Russie, ou bien, après un court armistice, elle aurait à braver une nouvelle guerre défensive, une guerre qui au lieu de ressembler à ces guerres "localisées" d’invention moderne, serait une guerre contre les races slave et romane combinées [12]. »

Sans aucun doute : vis-à-vis de cet Empire allemand, la République française, telle qu’elle est, représente la révolution bourgeoise, il est vrai, mais toujours la révolution. Mais dès que cette république se place sous les ordres du tsarisme russe, ce n’est plus la même chose. Le tsarisme russe, c’est l’ennemi de tous les peuples occidentaux, même des bourgeois de tous ces peuples ! Les hordes czariennes, en envahissant l’Allemagne, y porteraient l’esclavage au lieu de la liberté, la destruction au lieu du développement, l’abrutissement au lieu du progrès. Bras dessus, bras dessous avec le tsar, la France ne peut apporter à l’Allemagne aucune idée libératrice ; le général français qui parlerait aux Allemands de république ferait rire l’Europe et l’Amérique. Ce serait l’abdication du rôle révolutionnaire de la France ; ce serait permettre à l’empire bismarckien de se poser comme le représentant du progrès occidental contre la barbarie de l’Orient.

Mais, derrière l’Allemagne, il y a le parti socialiste allemand, et l’avenir prochain du pays. Dès que ce parti arrivera au pouvoir, il ne pourra s’y maintenir sans réparer les injustices commises par ses prédécesseurs envers d’autres nationalités. Il devra préparer la restauration de la Pologne, trahie aujourd’hui si honteusement par la bourgeoisie française ; il devra faire appel au Schleswig du Nord et à l’Alsace-Lorraine pour décider librement de leur avenir politique. Toutes ces questions se résoudront donc sans effort et dans un avenir prochain, si on laisse l’Allemagne à elle-même. Entre une France et une Allemagne socialistes, il ne peut y avoir de question d’Alsace-Lorraine : le cas sera vidé en un clin d’œil. Il s’agit donc d’attendre une dizaine d’années. Le prolétariat français, anglais, allemand attend encore sa délivrance ; les patriotes alsaciens-lorrains ne sauraient-ils pas attendre ? Y a-t-il là matière à dévaster tout un continent et à le soumettre, en fin de compte, au knout tsarien ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?

En cas de guerre, l’Allemagne d’abord, la France ensuite en seront le théâtre principal ; ces deux pays surtout en payeront les frais sous forme de dévastation. Il y a plus. Cette guerre, dès l’abord, se distinguera par une série de trahisons entre alliés comme même les annales de la traîtresse diplomatie ne nous en ont pas fourni de pareilles jusqu’ici ; la France ou l’Allemagne, ou toutes les deux, en seront les principales victimes. Il est donc presque sûr que ni l’un ni l’autre de ces deux pays, en vue des risques à courir, ne provoquera la lutte ouverte [13]. Mais la Russie, protégée par sa position géographique et par sa situation économique contre les suites les plus funestes d’une série de défaites, la Russie officielle seule peut trouver son intérêt à faire éclater une si terrible guerre : c’est elle qui y poussera. Dans tous les cas, étant donné la situation politique actuelle, il y a dix contre un à parier qu’au premier coup de canon sur la Vistule, les armées françaises marcheront sur le Rhin.

Alors, l’Allemagne combat pour son existence même. Victorieuse, elle ne trouve rien à annexer. À l’Est comme à l’Ouest, elle ne trouve que des provinces de langue étrangère ; de celles-là, elle n’en a déjà que trop. Battue, écrasée entre le marteau français et l’enclume russe, elle devra céder à la Russie l’ancienne Prusse et les provinces polonaises, au Danemark le Schleswig, à la France toute la rive gauche du Rhin, Même si la France s’y refusait, son alliée lui imposerait cette conquête ; ce qu’il faut avant tout à la Russie, c’est une cause d’inimitié permanente entre la France et l’Allemagne. Réconciliez ces deux grands pays, et c’en est fait de la suprématie russe en Europe. Démembrée de cette sorte, l’Allemagne serait incapable de remplir sa part dans la mission civilisatrice européenne [14] ; réduite au rôle que lui avait imposé Napoléon après Tilsit, elle ne pourrait vivre qu’en préparant une nouvelle guerre de réhabilitation nationale ; mais en attendant, elle serait l’humble instrument du tsar qui ne manquerait pas de s’en servir contre la France.

Que deviendrait en pareille circonstance le parti socialiste allemand ? Il va sans dire que ni le tsar ni les républicains bourgeois français, ni le gouvernement allemand lui-même ne laisseraient passer une si bonne occasion pour écraser le seul parti qui est, pour eux tous, l’ennemi. Nous avons vu comment Thiers et Bismarck se sont donné la main sur les ruines du Paris de la Commune ; nous verrions alors le tsar, Constans, Caprivi (ou leurs successeurs quelconques) s’embrasser sur le cadavre du socialisme allemand.

Mais le parti socialiste allemand, grâce aux efforts et aux sacrifices ininterrompus de trente ans, a conquis une position qu’aucun des autres partis socialistes n’occupe, une position qui lui assure l’échéance, à bref délai, du pouvoir politique. L’Allemagne socialiste occupe dans le mouvement ouvrier international le poste le plus avancé, le plus honorable, le plus responsable ; elle a le devoir de maintenir ce poste envers et contre tous.

Maintenant, si la victoire des Russes sur l’Allemagne signifie l’écrasement du socialisme dans ce pays, quel sera le devoir des socialistes allemands dans cette éventualité ? Devront-ils subir passivement les événements qui les menacent d’extinction, abandonner sans résistance le poste conquis, dont ils répondent devant le prolétariat du monde entier ?

Évidemment non. Dans l’intérêt de la révolution européenne, ils sont tenus de défendre toutes les positions acquises, de ne pas capituler, pas plus devant l’ennemi du dehors que devant l’ennemi du dedans ; et cela, ils ne peuvent l’accomplir qu’en combattant à outrance la Russie et ses alliés, quels qu’ils soient. Si la République française se mettait au service de Sa Majesté le tsar et autocrate de toutes les Russies, les socialistes allemands la combattraient à regret, mais ils la combattraient tout de même. La République française peut représenter, vis-à-vis de l’Empire allemand, la révolution bourgeoise. Mais vis-à-vis de la république des Constans, des Rouvier, et même des Clemenceau, surtout de la république qui travaille pour le tsar russe, le socialisme allemand représente la révolution prolétarienne.

Une guerre où Russes et Français envahiraient l’Allemagne serait pour celle-ci une guerre à mort où, pour assurer son existence nationale, elle devrait avoir recours aux moyens les plus révolutionnaires. Le gouvernement actuel certainement ne déchaînerait pas la révolution, à moins qu’on ne l’y forçât. Mais il y a un parti fort, qui l’y forcerait ou, en cas de besoin, l’y remplacerait : le parti socialiste.

Nous n’avons pas oublié le grandiose exemple que la France nous a donné en 1793. Le centenaire de quatre-vingt-treize approche. Si la soif de conquête du tsar et l’impatience chauvine de la bourgeoisie française arrêtent la marche victorieuse mais paisible des socialistes allemands, ces derniers sont prêts, soyez-en sûrs, à prouver que les prolétaires allemands d’aujourd’hui ne sont pas indignes des sans-culottes français d’y il y a cent ans, et que 1893 vaudra bien 1793. Et alors les soldats de Constans, en mettant le pied sur le sol allemand, seront salués du chant de :

Quoi, ces cohortes étrangères
Feraient la loi dans nos foyers ?

Résumons. La paix assure la victoire du parti socialiste allemand dans une dizaine d’années ; la guerre lui offre ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la ruine complète, au moins pour quinze à vingt ans. Dans cette position, les socialistes allemands devraient être fous pour préférer le va-tout de la guerre au triomphe assuré que leur promet la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, de n’importe quel pays, ne peut désirer le triomphe guerrier, soit du gouvernement allemand actuel, soit de la république bourgeoise française ; encore moins celui du tsar, qui équivaudrait à la subjugation de l’Europe [15]. Voilà pourquoi les socialistes demandent partout que la paix soit maintenue. Mais si néanmoins la guerre doit éclater, une chose est certaine. Cette guerre, où quinze à vingt millions d’hommes armés s’entrégorgeraient et dévasteraient l’Europe comme jamais elle n’a été dévastée, cette guerre ou bien amènerait le triomphe immédiat du socialisme, ou bien elle bouleverserait tellement l’ancien ordre des choses, elle laisserait partout après elle un tel monceau de ruines que la vieille société capitaliste deviendrait plus impossible que jamais, et que la révolution sociale, retardée de dix à quinze ans, n’en serait que plus radicale et plus rapidement parcourue.

Ainsi s’achève l’article l’Almanach ouvrier français [16]. Il a été écrit à la fin de l’été, alors que l’ivresse du champagne de Cronstadt [17] échauffait encore la tête de la bourgeoisie française et que l’enthousiasme patriotique atteignait son paroxysme avec les grandes manœuvres sur les champs de bataille de 1814 entre Seine et Marne. À ce moment-là, la France celle qui trouve son expression dans la grande presse et la majorité de la Chambre était effectivement mûre pour faire assez de grosses bêtises au service de la Russie, et la possibilité était grande que la guerre passe à l’avant-scène. Et pour que, si elle se réalise, il ne surgisse pas de malentendu entre les socialistes français et allemands, j’ai tenu pour nécessaire de clarifier pour les premiers quelle devait être, d’après ma conviction, l’attitude que ces derniers devaient adopter face à une telle guerre.

Dans l’intervalle cependant, les provocateurs de guerre russes ont dû en rabattre considérablement. La disette en Russie, qui laisse présager une famine, a d’abord été connue. Puis vint l’échec de l’emprunt russe à Paris, qui signifie l’effondrement définitif du crédit de l’État russe...

En un mot : en Russie, nous n’assistons pas à une disette unique, occasionnelle, mais à une gigantesque crise économique préparée par une très longue et silencieuse révolution économique et rendue simplement aiguë par une mauvaise récolte. Mais cette crise aiguë prend à son tour pour sa part une forme chronique et menace de durer des années. Du point de vue économique, elle accélère la dissolution de la commune agraire de communisme archaïque, l’enrichissement et la transformation en grands propriétaires fonciers des koulaks, et en général le transfert de la propriété nobiliaire et agraire dans les mains de la nouvelle bourgeoisie.

Pour l’Europe, elle signifie pour le moment la paix. Les clameurs de guerre russes s’éteindront pour une série d’années. Des millions de paysans russes meurent de faim au lieu que des millions de soldats tombent sur les champs de bataille. Attendons encore un peu ce qui va en résulter pour le despotisme russe.

Notes

[1] Cet article d’Engels a été publié aussi bien en allemand (dans la Neue Zeit, I, 1891-1892, nº19) qu’en français (dans l’Almanach du Parti ouvrier pour 1892, imprimé à Lille).
Il constitue un avertissement contre le danger d’une guerre que la bourgeoisie internationale menace de déclencher pour résoudre ses propres contradictions et pour prévenir la conquête du pouvoir par le prolétariat, notamment en Allemagne. Il ne semble pas que l’article d’Engels ait reçu l’écho qu’il méritait dans le parti français, puisqu’il parut à Lille dans l’Almanach du parti. Pourtant, Engels avait préparé le terrain et les idées dans la mesure de ses moyens auprès de ses partisans les plus fidèles, Bebel, Lafargue, la compagne de ce dernier, Laura Marx. Étant donné l’ambiance de l’époque, il dut mesurer ses mots pour ne choquer aucune susceptibilité, et il convient de lire ce texte en tenant compte de la prudence d’Engels. Au reste, dans l’Avertissement donné en tête de l’article publié dans la Neue Zeit, Engels dit lui-même :
« Il va sans dire mais je le répète tout de même expressément une fois encore que dans cet article je ne parle qu’en mon nom propre, et nullement au nom du parti allemand. Seuls les autorités, les délégués et hommes de confiance élus de ce parti ont ce droit. Et eu outre, toute ma position acquise sur le plan international par cinquante années de travail m’interdit de me présenter comme représentant de tel ou tel parti socialiste national en opposition à un autre parti, même si elle ne m’interdit pas de me souvenir que je suis allemand et que je suis fier de la position que les ouvriers allemands ont su conquérir avant tous les autres. »
Ce n’est pas par hasard si Engels retrace l’histoire du mouvement ouvrier allemand depuis ses débuts : la question de la guerre devait remettre en jeu l’existence du mouvement ouvrier tout entier. En outre, dans son évaluation de la politique face à la guerre, l’existence d’un puissant parti ouvrier n’est pas sans peser très lourd dans la balance.

[2] Dans le texte allemand, au lieu de « remué le prolétariat allemand » il y a « le prolétariat allemand a fait de manière autonome ».

[3] Dans le texte allemand, Engels ne parle pas du parti de Bebel et de Liebknecht, mais plus simplement du nouveau parti d’Eisenach.

[4] Dans le texte allemand, Engels n’attribue pas le titre de socialistes à ces deux fractions, il dit plus simplement « deux courants ».

[5] Dans le texte allemand, au lieu de « députés bourgeois, « partis de l’ordre ».

[6] Il s’agit de Bebel et Liebknecht.

[7] Au lieu de « députés bourgeois », le texte allemand dit « députés des partis de l’Ordre ».

[8] Dans le texte allemand, Engels écrit : « dans les districts agraires les plus réactionnaires ».

[9] Engels se base sur la progression des voix social-démocrates aux élections pour déduire que si l’Allemagne suit un cours pacifique, la social-démocratie arrivera au pouvoir. On notera que les chiffres qu’il indique ne donnent jamais la majorité électorale aux social-démocrates. Ce n’est donc pas par la voie pacifique que les social-démocrates arriveraient au pouvoir. Ce raisonnement n’est pas étranger à Engels qui n’étalait jamais les chiffres sans les évaluer exactement.

[10] En somme, Engels propose d’utiliser à plein la période de développement pacifique qui joue en faveur des forces socialistes, et de laisser jusque-là l’initiative de la violence au camp bourgeois. En tout cas, ce n’est pas de manière parlementaire, mais révolutionnaire qu’Engels envisage la conquête du pouvoir.

[11] Dans le texte allemand, Engels introduit à cet endroit une précision intéressante : « tant que durera sa force supérieure ». Comme on le voit, le marxisme ramène toujours les questions fondamentales celle du pouvoir, par exemple aux rapports des forces physiques, réelles, et non aux jeux parlementaires. Le cours historique, avec la guerre mondiale, le confirmera aussi.

[12] Cf. La Seconde adresse du Conseil général sur la Guerre franco-allemande préparée par Marx, in La Guerre civile en France, 1871, Éditions sociales, 1953, p. 287.

[13] Dans le texte allemand. au lieu de « en vue des risques à courir », on lit « face à de telles perspectives ».

[14] Dans le texte allemand. ce dernier membre de phrase est remplacé par : « de remplir le rôle qui lui incombe dans le développement historique européen ».

[15] Cette phrase, comme l’ensemble du texte, exclut expressément la solution renégate de l’Union sacrée qui consiste à faire front avec sa propre bourgeoisie et qui, triomphant à la Première comme à la Seconde Guerre mondiale, a ruiné le mouvement prolétarien révolutionnaire pour des décennies.

[16] La suite de l’article en allemand d’Engels, parue plus tard, est intéressante, du fait que l’éventualité d’une guerre dans le rapport de forces de 1892 devait être écartée. En effet, il y eut provisoirement un rapprochement russe avec l’Allemagne et le conflit qui éclata en 1914 fut comme Lénine et quelques rares socialistes de gauche l’affirmèrent aussitôt une guerre impérialiste dans tous les pays.

[17] En juillet 1891 la flotte française avait été reçue triomphalement à Cronstadt pour marquer le rapprochement survenu entre la Russie tsariste et la France. Au même moment, les diplomates négocièrent un traité franco-russe, qui fut signé en août 1892 et prévit des consultations communes en politique internationale ainsi qu’une action militaire commune en cas d’attaque de l’un des deux partenaires. Ce traité prépara l’alliance franco-russe de 1893.

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