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Que s’est-il passé dans l’affrontement entre Cronstadt et le pouvoir des soviets

lundi 29 août 2022, par Robert Paris

Léon Trotsky

Beaucoup de tapage autour de Cronstadt

15 janvier 1938

Un « front populaire » d’accusateurs

La campagne autour de Cronstadt [1] est menée dans certains milieux avec une énergie qui ne se relâche pas. On pourrait croire que la révolte de Cronstadt ne s’est pas produite il y a dix-sept ans, mais hier seulement. Anarchistes, mencheviks russes, sociaux-démocrates de gauche du bureau de Londres, confusionnistes individuels, le journal de Milioukov [2] et, à l’occasion, la grande presse capitaliste participent à cette campagne avec un zèle égal et les mêmes cris de ralliement. En son genre, c’est une sorte de « Front populaire » !

Hier seulement, j’ai trouvé par hasard dans un hebdomadaire mexicain de tendance à la fois catholique réactionnaire et « démocratique », les lignes suivantes : « Trotsky ordonna l’exécution de 1500 (?) marins de Cronstadt, ces purs d’entre les purs. Sa politique quand il était au pouvoir ne différait en rien de la politique actuelle de Staline. » Comme on le sait, c’est la même conclusion qu’ont tirée les anarchistes de gauche. Lorsque, pour la première fois, je répondis brièvement dans la presse aux questions de Wendelin Thomas [3], membre de la commission d’enquête de New York, le journal des mencheviks russes vola au secours des mutins de Cronstadt et de... Wendelin Thomas. Le journal de Milioukov intervint dans le même sens. Les anarchistes m’attaquèrent encore plus fort. Toutes ces autorités proclamaient que ma réponse à Thomas était sans valeur. Cette unanimité est d’autant plus remarquable que les anarchistes défendent dans le symbole de Cronstadt l’authentique communisme anti-étatique ; à l’époque de l’insurrection de Cronstadt, les mencheviks étaient des partisans déclarés de la restauration du capitalisme, et, aujourd’hui encore, Milioukov est pour le capitalisme.

Comment l’insurrection de Cronstadt peut-elle être à la fois si chère au cœur des anarchistes, des mencheviks et des contre-révolutionnaires libéraux ? La réponse est simple : tous ces groupes ont intérêt à discréditer l’unique courant révolutionnaire qui n’ait jamais renié son drapeau, qui ne se soit jamais compromis avec l’ennemi, et qui soit le seul à représenter l’avenir. C’est pourquoi il y a parmi les accusateurs attardés de mon « crime » de Cronstadt tellement d’anciens révolutionnaires, ou d’anciens demi-révolutionnaires, de gens qui jugent nécessaire de détourner l’attention des abjections de la IIIe Internationale ou de la trahison des anarchistes espagnols [4]. Les staliniens ne peuvent pas encore se joindre ouvertement à la campagne autour de Cronstadt, mais à coup sûr ils se frottent les mains de satisfaction. Autant de coups dirigés contre le « trotskysme », contre le marxisme révolutionnaire, contre la IV° Internationale !

Mais au juste pourquoi cette confrérie bigarrée s’accroche-t-elle précisément à Cronstadt ? Au cours des années de la révolution, nous avons eu pas mal de conflits avec les Cosaques, les paysans et même avec certaines couches d’ouvriers (des ouvriers de l’Oural organisèrent un régiment de volontaires de l’armée de Koltchak !). La base de ces conflits résidait avant tout dans l’antagonisme entre les ouvriers, en tant que consommateurs, et les paysans, en tant que producteurs et vendeurs du pain. Sous la pression du besoin et des privations, les ouvriers eux-mêmes se divisaient épisodiquement en camps hostiles ; selon qu’ils étaient plus ou moins liés au village. L’Armée rouge elle-même subissait l’influence de la campagne. Pendant les années de guerre civile, il fallut plus d’une fois désarmer des régiments mécontents ! L’introduction de la « nouvelle politique économique » (Nep) atténua les frictions, mais fut loin de les faire disparaître complètement. Au contraire, elle prépara la réapparition des koulaks et conduisit, au début de la présente décennie, à la renaissance de la guerre civile dans les campagnes. L’insurrection de Cronstadt ne fut qu’un épisode dans l’histoire des relations entre la ville prolétarienne et le village petit-bourgeois ; on ne peut comprendre cet épisode qu’en le mettant en liaison avec la marche générale du développement de la lutte des classes au cours de la révolution.

Cronstadt ne diffère de la longue liste des autres mouvements et soulèvements petits-bourgeois que par son aspect sensationnel. Il s’agissait d’une forteresse maritime, sous Petrograd même. Pendant le soulèvement, on fit des proclamations, on lança des appels par radio. Les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes, accourus précipitamment de Petrograd, embellirent le soulèvement avec des phrases et des gestes « nobles ».Tout ce travail laissa des traces imprimées. A l’aide de ce matériel documentaire (en fait, de fausses étiquettes), il n’est pas difficile de bâtir une légende autour de Cronstadt, d’autant plus exaltée que, depuis 1917, le nom de Cronstadt était entouré d’une auréole révolutionnaire. Ce n’est pas pour rien que la revue mexicaine ci-dessus mentionnée appelle ironiquement les marins de Cronstadt « les purs entre les purs ».

La spéculation sur le prestige révolutionnaire de Cronstadt est un des principaux traits de cette campagne véritablement charlatanesque. Anarchistes, mencheviks, libéraux, réactionnaires, tentent de présenter les choses comme si, au début de 1921, les bolcheviks avaient retourné leurs armes contre ces mêmes marins de Cronstadt qui avaient assuré la victoire de l’insurrection d’Octobre. C’est le point de départ de tout l’édifice de leur mensonge. Qui veut en mesurer la profondeur doit avant tout lire l’article du camarade J. G. Wright dans New International [5]. Mon objectif est différent : je veux caractériser la physionomie du soulèvement de Cronstadt d’un point de vue plus général.
Les groupements sociaux et politiques à Cronstadt

La révolution est « faite » directement par une minorité. Cependant le succès d’une révolution n’est possible que si cette minorité trouve un appui plus ou moins grand, ou au moins une amicale neutralité de la part de la majorité. La succession des divers stades de la révolution, de même que le passage de la révolution à la contre-révolution sont directement déterminés par les modifications des rapports politiques entre minorité et majorité, entre avant-garde et classe.

Parmi les marins de Cronstadt, il y avait trois couches politiques : les révolutionnaires prolétariens, certains ayant un sérieux passé de luttes et une trempe révolutionnaire ; la couche intermédiaire, la majorité essentiellement d’origine paysanne, et enfin une couche de réactionnaires, fils de koulaks, de boutiquiers et de popes. Au temps du tsar, l’ordre ne pouvait être maintenu sur les bateaux de guerre et dans la forteresse que dans la mesure où le corps des officiers, par l’intermédiaire de la partie réactionnaire des sous-officiers et des marins, exerçait son influence ou sa terreur sur la large couche intermédiaire, isolant ainsi les révolutionnaires, qui étaient surtout les mécaniciens, les artilleurs, les électriciens, c’est-à-dire surtout des ouvriers de ville.

L’histoire de la mutinerie du cuirassé Potemkine, en 1905 repose intégralement sur les relations réciproques entre ces trois couches, c’est-à-dire la lutte des couches extrêmes, prolétarienne et petite-bourgeoise réactionnaire, pour exercer l’influence dominante sur la couche paysanne intermédiaire, la plus nombreuse. Celui qui n’a pas compris ce problème, qui constitua l’axe du mouvement révolutionnaire dans la flotte, ferait mieux de taire sur les problèmes de la révolution russe en général. Car elle fut tout entière, et, pour une large part, elle est encore aujourd’hui une lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie pour influencer de façon décisive la classe paysanne. La bourgeoisie, durant la période soviétique, s’est présentée surtout dans la personne des koulaks, c’est-à-dire des sommets de la petite bourgeoisie, de l’intelligentsia « socialiste », et, maintenant sous la forme de la bureaucratie « communiste ». Telle est la mécanique fondamentale de la révolution à toutes ses étapes. Dans la flotte, cette mécanique a pris une expression plus concentrée, et par là plus dramatique.

La composition politique du soviet de Cronstadt reflétait la composition sociale de la garnison et des équipages. Dès l’été 1917, la direction du soviet appartenait au parti bolchevik. Il s’appuyait sur la meilleure partie des marins et comprenait nombre de révolutionnaires passés par l’illégalité, libérés des bagnes. Mais les bolcheviks constituaient, si je me souviens bien, même durant les journées de l’insurrection d’Octobre, moins de la moitié du soviet. Plus de la moitié était constituée par les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes. Les mencheviks n’existaient absolument pas à Cronstadt. Le parti menchevik haïssait Cronstadt. Les socialistes-révolutionnaires officiels n’avaient d’ailleurs pas à son égard une attitude meilleure. Les socialistes-révolutionnaires de Cronstadt étaient passés très vite à l’opposition contre Kerenski [6] et constituaient un des détachements de choc de ceux qu’on appelait les socialistes-révolutionnaires « de gauche ». Ils s’appuyaient sur les éléments paysans de la flotte et sur la garnison de terre. Quant aux anarchistes, ils constituaient le groupe le plus bigarré. Il y avait parmi eux d’authentiques révolutionnaires, du genre de Jouk ou de Jelezniak [7] ; mais c’étaient des individus isolés, étroitement liés aux bolcheviks. La majorité des « anarchistes » de Cronstadt représentait la masse petite-bourgeoise de la ville et, du point de vue du niveau révolutionnaire, était au-dessous des socialistes-révolutionnaires de gauche. Le président du soviet était un sans-parti, « sympathisant anarchiste », mais au fond un petit fonctionnaire tout à fait paisible, qui avait été auparavant plein de déférence pour les autorités tsaristes et l’était maintenant pour la révolution. L’absence complète de mencheviks, le caractère « gauche » des socialistes-révolutionnaires et la coloration anarchiste de la petite bourgeoisie s’expliquent par l’acuité de la lutte révolutionnaire de la flotte et l’influence dominante de la partie prolétarienne des marins.
Les modifications intervenues pendant les années de la guerre civile

Cette caractérisation politique et sociale de Cronstadt que l’on pourrait, si l’on voulait, corroborer et illustrer par de nombreux faits et documents, permet déjà d’entrevoir les modifications qui se sont produites à Cronstadt durant les années de la guerre civile et dont le résultat fut de changer sa physionomie jusqu’à la rendre méconnaissable. C’est précisément sur ce côté très important de la question que mes accusateurs tardifs ne disent pas un mot, en partie par ignorance, en partie par mauvaise foi.

Oui, Cronstadt fut une page héroïque de l’histoire de la révolution. Mais la guerre civile commença à dépeupler systématiquement Cronstadt et toute la flotte de la Baltique. Déjà, dans les journées de l’insurrection d’Octobre, des détachements de marins de Cronstadt furent envoyés en renfort à Moscou. D’autres furent ensuite dirigés sur le Don, en Ukraine, pour réquisitionner le blé, organiser le pouvoir local. Les premiers temps, Cronstadt semblait inépuisable. Il m’arriva d’envoyer de différents fronts des dizaines de télégrammes réclamant la mobilisation de nouveaux détachements « sûrs », formés d’ouvriers de Petrograd et de marins de la Baltique. Mais, dès la fin de 1918 et en tout cas pas plus tard que 1919, les fronts commencèrent à se plaindre que les nouveaux détachements marins de Cronstadt n’étaient pas bons, qu’ils étaient exigeants, indisciplinés, peu sûrs au combat, en somme, plus nuisibles qu’utiles. Après la liquidation de loudénitch [8] à l’hiver 1919, la flotte de la Baltique et Cronstadt tombèrent dans une prostration totale. On en avait retiré tout ce qui avait quelque valeur, pour le jeter dans le Sud, contre Denikine [9]. Si les marins de Cronstadt de 1917-1918 s’étaient trouvés considérablement au-dessus du niveau de l’Armée rouge et avaient constitué l’armature de ses premiers détachements, de même que l’armature du régime soviétique dans de nombreux gouvernements, les marins qui étaient restés dans le Cronstadt « en paix » jusqu’au début de 1921 sans trouver d’emploi sur aucun des fronts de la guerre civile, étaient en règle générale considérablement au-dessous du niveau moyen de l’Armée rouge, et contenaient un fort pourcentage d’éléments complètement démoralisés qui portaient d’élégants pantalons bouffants et se coiffaient comme des souteneurs.

La démoralisation sur la base de la famine et de la spéculation avait de façon générale terriblement augmenté vers la fin de la guerre civile. Ce qu’on appelait le mechotchnitchestvo (« le petit marché noir ») avait revêtu le caractère d’un fléau social qui menaçait d’étrangler la révolution. Et, à Cronstadt particulièrement, garnison qui était oisive et vivait sur son passé, la démoralisation avait atteint des proportions très importantes. Quand la situation devint particulièrement difficile dans Petrograd affamée, on examina plus d’une fois, au Bureau politique, la question de savoir s’il ne fallait pas faire un « emprunt intérieur » à Cronstadt, où restaient encore d’importantes réserves de denrées variées. Mais les délégués des ouvriers de Petrograd répondaient : « Ils ne nous donneront rien de plein gré. Ils trafiquent sur les draps, le charbon, le pain. A Cronstadt aujourd’hui, toute la racaille a relevé la tête. » Telle était la situation réelle, sans les doucereuses idéalisations faites après coup.

Il faut ajouter encore que s’étaient réfugiés dans la flotte de la Baltique, en se portant « volontaires », des marins lettons et estoniens qui craignaient de partir au front et cherchaient à revenir dans leurs patries bourgeoises, la Lettonie et l’Estonie. Ces éléments étaient résolument hostiles au pouvoir soviétique et ont bien manifesté cette hostilité pendant les journées de l’insurrection de Cronstadt. Et, en même temps, des milliers et des milliers d’ouvriers lettons, surtout d’anciens manœuvres, faisaient preuve, sur tous les fronts de la guerre civile, d’un héroïsme sans précédent... On ne peut mettre dans le même sac ni tous les Lettons ni tous ceux de Cronstadt. Il faut savoir opérer les différenciations politiques et sociales.
Les causes sociales du soulèvement

La tâche d’une enquête sérieuse est de déterminer, sur la base de données objectives, la nature sociale et politique de la rébellion de Cronstadt et la place qu’elle occupe dans le développement de la révolution. En dehors de cela, la « critique » se réduit à des lamentations sentimentales du type pacifiste à la manière d’Alexandre Berkman, d’Emma Goldman [10] et de leurs émules récents. Ces messieurs n’ont pas la moindre notion des critères et des méthodes d’une enquête scientifique. Ils citent les appels des insurgés comme des prédicateurs dévots citent les Saintes Écritures. Ils se plaignent d’ailleurs que je ne tienne pas compte des « documents », c’est-à-dire de l’Évangile selon Makhno [11] et autres apôtres. « Tenir compte » des documents ne signifie pas les croire sur parole. Marx disait déjà qu’on ne pouvait pas juger les partis ni les individus sur ce qu’ils disent d’eux-mêmes. Le caractère d’un parti est déterminé beaucoup plus par sa composition sociale, son passé, ses relations avec les différentes classes et couches sociales que par ses déclarations verbales ou écrites, surtout quand elles sont faites au moment critique de la guerre civile. Si nous nous mettions, par exemple, à prendre pour argent comptant les innombrables proclamations de Negrin, Companys, Garcia Oliver [12] et Cie, nous devrions reconnaître que ces messieurs sont les amis ardents du socialisme. Ils sont pourtant en fait ses perfides ennemis.

En 1917-1918, les ouvriers révolutionnaires entraînèrent derrière eux la masse paysanne, non seulement dans la flotte, mais également dans tout le pays. Les paysans s’emparèrent de la terre et la partagèrent, le plus souvent sous la direction des marins et des soldats qui rentraient dans leur village. Les réquisitions de pain ne faisaient que commencer et se limitaient d’ailleurs presque totalement à frapper les hobereaux et les koulaks. Les paysans se firent aux réquisitions comme à un mal temporaire. Mais la guerre civile dura trois ans. La ville ne donnait presque rien au village et lui prenait presque tout, surtout pour les besoins de la guerre. Les paysans avaient approuvé les « bolcheviks », mais devenaient de plus en plus hostiles aux « communistes ». Si au cours de la période précédente, les ouvriers avaient mené en avant les paysans, les paysans maintenant tiraient les ouvriers en arrière. C’est seulement par suite d’un tel changement d’état d’esprit que les Blancs réussirent à attirer partiellement à eux des paysans et même des demi-ouvriers et demi-paysans de l’Oural. C’est de ce même état d’esprit, c’est-à-dire de l’hostilité à l’égard de la ville, que s’est nourri le mouvement de Makhno, lequel arrêtait et pillait les trains destinés aux fabriques, aux usines et à l’Armée rouge, détruisait les voies ferrées, exterminait les communistes, etc. Bien entendu Makhno appelait cela la lutte anarchiste contre l’ « État ». En fait, c’était la lutte du petit propriétaire exaspéré contre la dictature prolétarienne. Un mouvement analogue se produisit dans un certain nombre d’autres provinces, surtout dans celle de Tambov, sous le drapeau des « socialistes-révolutionnaires » [13]. Enfin, dans diverses parties du pays, étaient à l’œuvre des détachements paysans qu’on appelait « les Verts », qui ne voulaient reconnaître ni les Rouges ni les Blancs et se tenaient à l’écart des partis de la ville. Les « Verts » se mesuraient parfois aux Blancs et reçurent d’eux de cruelles leçons ; mais ils ne rencontraient certes pas de pitié de la part des Rouges non plus. De même que la petite bourgeoisie est broyée entre les meules du grand capital et du prolétariat, de même les détachements de partisans paysans étaient réduits en poudre entre l’Armée rouge et l’Armée blanche.

Seul un homme à l’esprit tout à fait creux peut voir dans les bandes de Makhno ou dans l’insurrection de Cronstadt une lutte entre les principes abstraits de l’anarchisme et du socialisme d’État. Ces mouvements étaient en fait les convulsions de la petite bourgeoisie paysanne, laquelle voulait assurément s’affranchir du capital, mais en même temps n’était nullement d’accord pour se soumettre à la dictature du prolétariat. Elle ne savait pas concrètement ce qu’elle voulait elle-même et, de par sa situation, ne pouvait pas le savoir. C’est pourquoi elle couvrait si facilement la confusion de ses revendications tantôt du drapeau anarchiste et tantôt du drapeau populiste, tantôt d’un simple drapeau « vert ». S’opposant au prolétariat, elle tentait, sous tous ces drapeaux, de faire tourner à l’envers la roue de la révolution.
Le caractère contre-révolutionnaire de la rébellion de Cronstadt

Entre les diverses couches sociales et politiques de Cronstadt, il n’y avait évidemment pas de cloisons étanches. Pour prendre soin des machines, il était resté à Cronstadt un certain nombre d’ouvriers et de techniciens qualifiés. Mais leur sélection s’était faite par élimination, et c’étaient les moins sûrs politiquement et les moins propres à la guerre civile qui étaient restés. C’est de ces éléments que sortirent par la suite plusieurs « chefs » du mouvement. Cependant, ce fait absolument naturel et inévitable, que certains accusateurs soulignent triomphalement, ne change en rien la physionomie anti-prolétarienne de la rébellion. Si on ne se laisse pas abuser par des mots d’ordre pompeux, de fausses étiquettes, etc., le soulèvement de Cronstadt n’apparaît que comme une réaction armée de la petite bourgeoisie contre les difficultés de la révolution socialiste et la rigueur de la dictature prolétarienne. C’est précisément la signification du mot d’ordre de Cronstadt, « Les soviets sans communistes », dont se sont immédiatement emparé non seulement les socialistes-révolutionnaires, mais aussi les libéraux bourgeois. En tant que représentant le plus perspicace du capital, le professeur Milioukov comprenait qu’affranchir les soviets de la direction des communistes, c’était tuer à bref délai les soviets. C’est confirmé par l’expérience des soviets russes dans la période du règne des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires et plus clairement encore par l’expérience des soviets allemands et autrichiens sous le règne de la social-démocratie. Les soviets dominés par les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes ne pouvaient servir que de marchepieds pour passer de la dictature du prolétariat à la restauration capitaliste. Ils n’auraient pu jouer aucun autre rôle, quelles qu’aient été les « idées » de leurs membres. Le soulèvement de Cronstadt avait ainsi un caractère contre-révolutionnaire.

Du point de vue de classe, lequel — sans offenser messieurs les éclectiques — demeure le critère fondamental, non seulement pour la politique, mais aussi pour l’histoire, il est extrêmement important de comparer le comportement de Cronstadt à celui de Petrograd dans ces journées critiques. De Petrograd aussi, on avait extrait toute la couche dirigeante des ouvriers. Dans la capitale désertée régnaient la famine et le froid, plus cruellement encore peut-être qu’à Moscou. Période héroïque et tragique ! Tous étaient affamés et irrités. Tout le monde était mécontent. Il y avait dans les usines une sourde fermentation. En coulisse, des organisateurs venus des socialistes-révolutionnaires et des officiers blancs tentaient de lier le soulèvement militaire à un mouvement d’ouvriers mécontents. Le journal de Cronstadt parlait de barricades à Petrograd, de milliers de tués. La presse du monde entier le répétait. Mais en réalité il s’est produit un phénomène inverse. Le soulèvement de Cronstadt n’a pas attiré, mais repoussé les ouvriers de Petrograd. La démarcation s’opéra selon la ligne des classes. Les ouvriers sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de l’autre côté de la barricade, et ils soutinrent le pouvoir soviétique. L’isolement politique de Cronstadt fut la cause de son manque d’assurance interne et de sa défaite militaire.
La Nep et l’insurrection de Cronstadt

Victor Serge, qui semble vouloir fabriquer une synthèse quelconque de l’ « anarchisme », du poumisme et du marxisme, s’est mêlé bien malencontreusement à la discussion sur Cronstadt. Selon lui, l’introduction, une année plus tôt, de la Nep aurait pu éviter le soulèvement. Admettons-le. Mais il est très difficile de donner après coup de tels conseils. Certes, comme Serge le fait remarquer, j’avais proposé dès le début de 1920 le passage à la Nep [14]. Mais je n’étais nullement convaincu d’avance du succès. Ce n’était pas pour moi un secret que le remède pouvait s’avérer pire que le mal. Quand je me heurtai à l’opposition de la direction du parti, je ne fis pas ouvertement appel à la base, pour ne pas mobiliser la petite bourgeoisie contre les ouvriers. Il fallut l’expérience des douze mois qui suivirent pour convaincre le parti de la nécessité d’un cours nouveau. Mais il est remarquable que précisément les anarchistes de tous les pays aient accueilli la Nep comme... une trahison du communisme. Et maintenant, les avocats des anarchistes nous accusent de ne pas l’avoir introduite une année plus tôt !

Au cours de l’année 1921, Lénine a plus d’une fois publiquement reconnu que l’obstination du parti à maintenir les méthodes du communisme de guerre était devenue une grave erreur. Mais qu’est-ce que cela change à l’affaire ? Quelles qu’aient été les causes de l’insurrection de Cronstadt, immédiates ou lointaines, sa signification était celle d’une menace mortelle pour la dictature du prolétariat. La révolution prolétarienne, même si elle avait commis une erreur politique, devait-elle se punir elle-même et se suicider ?

Ou peut-être suffisait-il de communiquer aux insurgés de Cronstadt les décrets sur la Nep pour les apaiser de cette façon ? Illusion ! Les insurgés n’avaient pas consciemment de programme, et, par la nature même de la petite bourgeoisie, ne pouvaient pas en avoir. Eux-mêmes ne comprenaient pas clairement que leurs pères et leurs frères avaient, avant tout, besoin de la liberté du commerce. Ils étaient mécontents, révoltés, mais ne connaissaient pas d’issue. Les éléments les plus conscients, c’est-à-dire les plus à droite, qui agissaient en coulisse, voulaient la restauration du régime bourgeois. Mais ils n’en parlaient pas à voix haute. L’aile « gauche » voulait la liquidation de la discipline, les « soviets libres » et une meilleure pitance. Le régime de la Nep ne pouvait apaiser les paysans que graduellement, et, à la suite des paysans, la partie mécontente de l’armée et de la flotte. Mais il fallait pour cela l’expérience et le temps.

Il est plus puéril encore de prétendre que l’insurrection n’était pas une insurrection, que les marins ne proféraient aucune menace, qu’ils s’étaient « seulement » emparés de la forteresse et des bâtiments de guerre, etc. Cela veut dire que si les bolcheviks ont attaqué la forteresse en passant sur la glace, la poitrine à découvert, c’est uniquement à cause de leur mauvais caractère, de leur penchant à provoquer artificiellement des conflits, de leur haine des marins de Cronstadt ou de la doctrine anarchiste (à laquelle, soit dit en passant, personne ne pensait en ces jours-là). N’est-ce pas là bavardage puéril ? Se mouvant librement dans l’espace et le temps, des critiques dilettantes essaient — dix-sept ans après — de nous suggérer l’idée que tout se serait terminé à la satisfaction générale, si la révolution avait laissé à eux-mêmes les marins insurgés. Mais le malheur est que la contre-révolution ne les aurait nullement laissés à eux-mêmes La logique de la lutte donnait, dans la forteresse, l’avantage aux éléments les plus extrémistes, c’est-à-dire aux contre-révolutionnaires. Le besoin de ravitaillement aurait placé la forteresse dans la dépendance directe de la bourgeoisie étrangère et de ses agents, les émigrés blancs. Tous les préparatifs nécessaires pour cela étaient déjà en cours. Attendre passivement, dans de telles conditions, un dénouement heureux, c’est sans doute ce dont auraient été capables des gens du type des anarcho-syndicalistes espagnols ou des poumistes. Par bonheur les bolcheviks appartenaient à une autre école. Ils considéraient que leur devoir était d’éteindre l’incendie dès le début, et par conséquent, avec le moins de victimes.
Les « insurgés de Cronstadt » sans forteresse

Au fond, messieurs les critiques sont les adversaires de la dictature du prolétariat, et, de ce fait, les adversaires de la révolution. C’est en cela que tient tout le secret. Certes, un certain nombre d’entre eux admettent en paroles révolution et dictature. Mais cela ne vaut guère mieux. Ils veulent une révolution qui ne mènerait pas à la dictature et une dictature qui s’exercerait sans contrainte. Ce serait bien entendu une dictature fort « agréable ». Mais cela exige quelques détails : un développement très régulier et surtout, un niveau très élevé des masses travailleuses. Dans de telles conditions, la dictature ne serait plus nécessaire. Certains anarchistes, qui sont au fond des pédagogues libéraux, espèrent que, dans cent ou dans mille ans, les travailleurs auront atteint un niveau de développement si élevé que la contrainte sera inutile. Assurément, si le capitalisme était capable de mener à un tel développement, il serait inutile de le renverser. Il n’y aurait aucun besoin, ni de révolution violente, ni de la dictature qui est la conséquence inévitable de la victoire révolutionnaire. Cependant le capitalisme décadent actuel laisse peu de place aux illusions humanitaires et pacifistes.

La classe ouvrière — pour ne pas parler des masses semi-prolétariennes — est hétérogène, socialement comme politiquement. La lutte des classes engendre la formation d’une avant-garde qui attire à elle les meilleurs éléments de la classe. La révolution est possible au moment où l’avant-garde réussit à entraîner avec elle la majorité du prolétariat. Mais cela ne signifie nullement que disparaissent les contradictions entre les travailleurs eux-mêmes. Au point culminant de la révolution, elles sont certes atténuées, mais seulement pour se manifester, ensuite, à la seconde étape, dans toute leur acuité. Telle est la marche de la révolution dans son ensemble. Telle fut sa marche à Cronstadt. Quand des raisonneurs en pantoufles veulent prescrire après coup à la révolution d’Octobre un autre itinéraire, nous ne pouvons que leur demander respectueusement de nous indiquer où et quand leurs grands principes se sont trouvés confirmés en pratique, ne fût-ce que partiellement, ne fût-ce tendanciellement ? Où sont les signes qui permettent de compter à l’avenir sur le triomphe de ces principes ? Nous n’aurons bien entendu jamais de réponse.

La révolution a ses lois. Nous avons formulé depuis longtemps ces « leçons d’Octobre », qui ont une importance non seulement russe, mais également internationale. Personne n’a tenté de proposer d’autres « leçons ». La révolution espagnole confirme par la négative les « leçons d’Octobre ». Mais les critiques sévères se taisent ou se dérobent. Le gouvernement de « Front populaire » étrangle la révolution socialiste et fusille les révolutionnaires : les anarchistes participent à ce gouvernement et, quand on les chasse, ils continuent à soutenir les bourreaux [15]. Et leurs avocats et alliés étrangers s’occupent pendant ce temps de défendre... la rébellion de Cronstadt contre les féroces bolcheviks. Ignoble comédie !

Les discussions actuelles autour de Cronstadt tournent autour du même axe de classe que le soulèvement de Cronstadt lui-même, au travers duquel la partie réactionnaire des marins tentait de renverser la dictature du prolétariat. Sentant leur impuissance sur l’arène de la politique révolutionnaire d’aujourd’hui, les confusionnistes et les éclectiques petits-bourgeois tentent d’utiliser le vieil épisode de Cronstadt pour combattre la IV° Internationale, c’est-à-dire le parti mondial de la révolution prolétarienne. Ces « Cronstadtiens » modernes seront écrasés comme les autres, sans avoir recours aux armes, il est vrai, car, heureusement, ils n’ont pas de forteresse.

Notes

[1] Cronstadt, île au large de Petrograd, était la base de la flotte de la Baltique. Sa garnison se souleva en mars 1921 contre le gouvernement bolchevik. Les opérations militaires, du 7 au 17 mars, furent suivies d’une sévère répression qu’une tradition malveillante impute particulièrement à Trotsky.

[2] Pavel N. Milioukov (1859 1943), historien et dirigeant du parti constitutionnel-démocrate (« cadet »), ancien ministre du gouvernement provisoire, émigré en France, y publiait un journal qui s’était joint à la campagne déclenchée contre Trotsky à propos de Cronstadt.

[3] Wendelin Thomas (1884 19 ?), marin, socialiste en 1910, avait été en 1918 un des dirigeants du soulèvement de la flotte de guerre. Député communiste au Reichstag, il avait rompu en 1933 et vivait aux États-Unis. Il avait été membre de la commission Dewey et, après la session de Coyoacàn, avait adressé à Trotsky une série de questions sur Cronstadt et Makhno. La première réponse de Trotsky à se trouve dans les Œuvres, 14, pp. 175 178.

[4] Il est vrai que le concert dirigé particulièrement contre Trotsky sur Cronstadt (Zinoviev, Lénine, Staline, avaient ils moins de responsabilités que lui ?) était curieusement opportun au moment du grand massacre en U.R.S.S. et de la faillite des dirigeants anarchistes devenus ministres et colonels en Espagne.

[5] L’article en question n’était pas encore paru. Intitulé « La vérité sur Cronstadt », il devait paraître seulement dans le n° 2 de New International, de février 1938.

[6] Aleksandr F. Kerenski (1882 1970), avocat, socialiste révolutionnaire du groupe « travailliste », était président du gouvernement provisoire depuis la chute du prince Lvov.

[7] Nous savons peu de chose sur Justin Jouk, condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1909 pour vol dans une usine de sucre et assassinat d’un gardien, responsable en 1917 des Gardes rouges à Petrograd et qui, à ce titre, supervisa la distribution aux ouvriers des grenades prises à l’arsenal de Schlüsselbourg lors de la « Korniloviade », tué pendant la guerre civile.

Anatoli G. Jelezniak, dit Jelezniakov (1895 1919) avait été ouvrier agricole puis chauffeur sur un bateau en mer Noire. Mobilisé en 1915, il déserta en 1916, Arrivé à Petrograd au lendemain de la révolution, il fut l’un des dirigeants de la résistance des ouvriers et marins anarchistes qui avaient occupé la villa de l’ancien gouverneur Durnovo et proclamé son « expropriation » en « maison de repos » pour le peuple. Arrêté le 14 juin après l’assaut des forces de police contre la « datcha Durnovo », il fut condamné à 14 ans de travaux forcés et s’évada peu après. Revenu à Petrograd à la tête d’un détachement de marins, il était délégué au 2° congrès des soviets et participa à l’assaut du Palais d’Hiver. En janvier 1918, en sa qualité de commandant de la garde du Palais de Tauride, il ordonna la dispersion de l’Assemblée constituante. Au cours de la guerre civile, il commanda successivement un régiment, une division d’infanterie, puis un train blindé et fut tué au combat en juin 1919.

[8] Nikolai N. loudénitch (1862 1933), officier de carrière, général commandant au Caucase en 1905, réfugié en Finlande après octobre 1917, commande l’armée du Nord­-Ouest qui échoue contre Petrograd en novembre 1919, se replie et émigre en Grande-Bretagne.

[9] Anton l. Denikine (1872-1947) succéda à Kornilov au commandement des forces blanches du Sud en mars 1918. Il se battait pour « la Russie une et indivisible » et la reprise de la terre aux paysans. Battu en novembre 1919, il émigra.

[10] Alexander Berkman (1870 1936), né en Pologne, a rejoint très tôt le mouvement anarchiste et passé 14 ans en prison pour un attentat contre le magnat de l’acier Henry Clay Frick. Il prit une position antimilitariste pendant la guerre et fut arrêté pour avoir appelé à refuser les ordres de mobilisation. Expulsé des Etats Unis, il alla en Russie où il tenta vainement de s’opposer à la répression qui s’abattit sur ses camarades surtout à partir de mars 1921. Il s’est suicidé. Emma Goldman (1869 1940) eut le même itinéraire et mourut au cours d’une tournée de propagande, à Toronto.

[11] Nestor Makhno (1889 1935), fils de paysan, condamné à mort pour un acte terroriste qui avait coûté la vie à un policier en 1906, avait vu sa peine commuée. « Formé » en prison par Archinov, il réussit pendant la guerre civile à construire une « Armée insurgée » indépendante des Rouges et des Blancs et un conseil militaire révolutionnaire qui coiffait les territoires libérés par ses partisans. Il fut finalement écrasé par l’Armée rouge et se réfugia en France.

[12] Juan Negrin Lopez (1880 1956), docteur et professeur à la Faculté de médecine de Madrid, socialiste de droite, était marié à une Russe. Il fut ministre des Finances du gouvernement Largo Caballero et candidat du P.C. pour lui succéder. Son gouvernement coïncida avec l’influence maximale du P.C.E.

Luis Companys y Jover (1883 1940), avocat, défenseur des militants de la C.N.T., le chef de file des « catalanistes de gauche » de la Esquerra Catalana, présida la Généralité de Catalogne en 1936 et fut un élément « libéral » du Front populaire.

Juan Garcia Oliver (1901 1980), garçon de café, membre du groupe d’action Solidarios, puis, après 1930, du groupe Nosostros, était l’un des activistes anarchistes les plus connus. Au cours des années 30, il s’identifia avec le courant « anarcho­-bolchevik », qui insistait sur la nécessité d’une « politique militaire ». Très influent dans la C.N.T. catalane, il fut le véritable chef du Comité des milices antifascistes de Catalogne qui lui avait confié l’organisation de la défense. Il devint en novembre ministre de la Justice dans le gouvernement de Front populaire présidé par Largo Caballero.

[13] On a très peu d’informations sur cette insurrection paysanne dont le chef était A.S. Antonov (? 1922), un instituteur membre du parti s.-r. depuis 1905, sauf qu’elle s’étendit largement dans la région de Tambov, en 1921, à partir de la résistance aux livraisons obligatoires, et qu’elle fut réduite cette même année par 30 000 hommes commandés par Toukhatchevsky.

[14] Trotsky avait proposé, dès le début de 1920, l’abandon de la politique des « mesures de guerre », mais n’avait pas été suivi.

[15] Allusion à l’attitude très réservée des dirigeants de la C.N.T.-F.A.I. à l’égard des campagnes contre les assassinats et enlèvements de militants révolutionnaires en Espagne « républicaine ».

Cronstadt

Karl Radek

1er avril 1921

Une joie immense s’empara des gardes-blancs du monde entier lorsque, le 2 mars, la nouvelle parvint à l’étranger que les matelots de Cronstadt s’étaient soulevés contre le gouvernement des Soviets. « C’est moi qui t’ai fait, c’est moi qui te tuerai », telle était la légende inscrite au bas d’un dessin paru dans une feuille blanche de Paris représentant un grand escogriffe de matelot, dirigeant son revolver contre Trotsky. « Les odieux matelots de Cronstadt qui avaient porté la révolution dans tous les coins de la Russie, les ennemis forcenés de la bourgeoisie, se sont détachés du gouvernement des Soviets. Sur qui ce gouvernement s’appuiera-t-il désormais ? » Voilà ce que répétaient tous les organes possibles et imaginables de la contre-révolution russe. Et plus d’un escomptait déjà la fin du gouvernement des Soviets. Or, les choses ne se sont pas passées comme ils l’espéraient. Le soulèvement de Cronstadt ainsi qu’ils le déclaraient fièrement : ils se sont enfuis au pays de Chanaan, en Finlande, où les tombes des trente mille prolétaires assassinés par les gardes-blancs finnois commencent à se couvrir de verdure, ils ont abandonné les matelots aux tribunaux révolutionnaires de la Russie des Soviets. Cependant l’écrasement par la force de cette mutinerie n’en a pas supprimé la signification. Le caractère vrai du soulèvement de Cronstadt n’éclaire pas seulement la situation actuelle en Russie, elle éclaire en même temps l’un des problèmes les plus importants de la révolution mondiale en général, celui des rapports du Parti Communiste avec la masse du prolétariat et de la forme de la dictature : dictature du Parti ou dictature de classe (pour employer la formule ordinaire, et d’ailleurs inexacte).
I. — Le soulèvement

Le soulèvement de Cronstadt n’a pas été un événement local, bien qu’il portât naturellement de nombreux traits particuliers. Ces derniers consistent d’abord en ce qu’il n’a pas été provoqué par une trop grande misère matérielle. Les matelots de Cronstadt vivent mieux que le reste de l’armée ou de la classe ouvrière, ils sont bien vêtus et les autres conditions matérielles d’existence qui leur sont faites dépassent sans aucun doute la moyenne de celles du prolétariat russe. Le mécontentement local des matelots visait en premier lieu la discipline et l’ordre établis par le gouvernement des Soviets. C’est ce qui est expressément confirmé par l’organe central des gardes-blancs Les Dernières Nouvelles de Milioukov, qui écrit, d’après les dires d’un marin réfugié que le mécontentement s’était déjà manifesté l’année passée et qu’il avait été suscité par les mesures radicales du gouvernement soviétiste pour arrêter la décomposition de la flotte. Partout, mais particulièrement en Russie, les matelots ont toujours été un élément indiscipliné et porté aux excès. C’est une conséquence fatale de leur vie et de l’union organique qui s’établit entre eux et leur navire : dès qu’ils en descendent, ils tirent des bordées.

Par suite de cet esprit d’indiscipline et du grand nombre d’ouvriers hautement qualifiés qu’on compte parmi eux, les marins de Cronstadt ont joué dans les deux révolutions de 1905 et de 1917 un rôle éminent comme agent de destruction de l’Etat bourgeois. Ces ouvriers hautement qualifiés formaient dans la flotte comme un ciment moral changeant l’esprit d’indiscipline de la masse en un facteur révolutionnaire.

Mais ces éléments révolutionnaires prolétariens ont été singulièrement affaiblis pendant ces trois dernières années. Les anciens équipages de Cronstadt ont donné au gouvernement des Soviets des milliers et des milliers de combattants qui dans toutes les armées, dans tous les services, ont pris la part la plus glorieuse à la défense et à la reconstruction de la Russie Soviétiste. Il n’est demeuré à Cronstadt qu’une partie insignifiante de ces anciens militante et tous occupent maintenant des postes de commandement, ils constituent l’armature communiste de la flotte et c’est contre eux que les nouveaux équipages se sont révoltés. Où se recrutent les équipages de la flotte ? La Finlande et les provinces Baltiques n’appartenant plus à la Russie, il ne reste que la Russie Méridionale et les côtes de la mer Noire. Dans sa majorité, la marine se compose donc d’éléments paysans ukrainiens. Auparavant les matelots spécialistes étaient principalement des ouvriers métallurgistes ; la nécessité de garder ces derniers dans l’industrie de guerre a eu pour conséquence que beaucoup de jeunes bourgeois qui par suite de la guerre ou de la révolution, avaient dû interrompre leurs études dans les écoles techniques supérieures, ont été attirés dans la flotte par les conditions relativement bonnes qu’elle leur offrait. Si l’on ajoute encore que l’organisation communiste de Pétrograd a été très affaiblie par le départ de dizaines de milliers de ses membres montant littéralement la garde de la Révolution dans tous les coins de la Russie, on comprend que le travail d’éducation politique des matelots ait fortement souffert. Enfin, il faut dire que les matelots de Cronstadt ont un sentiment très vif de leur force. Ils rayonnent encore de l’auréole de leur passé révolutionnaire ; ils gardent les portes de Pétrograd ; leur petite île est comme le Héligoland de la Russie révolutionnaire. Telles sont les particularités locales qui ont rendu possible le soulèvement de Cronstadt et lui ont donné sa couleur originale. D’une façon générale et en première ligne, c’est le mécontentement du paysan, du paysan ukrainien, qui s’est manifesté dans cette mutinerie. Après la liquidation des fronts, la plupart des matelots étaient partis en permission chez eux. Partout ils avaient entendu dire qu’il n’y avait plus de danger du coté des gardes blancs, et partout ils avaient été frappés des plaintes contre les réquisitions alimentaires. En Ukraine on leur parla de la lutte impitoyable menée par le gouvernement des Soviets contre les bandes qui pillent, incendient et coupent les voies ferrées sous le drapeau anarchiste de Makhno. Plus d’un matelot n’est même jamais revenu de permission, certains sont passés du côté de Makhno. Dans un article qu’un matelot fugitif écrit dans le journal de Milioukov, pour caractériser le soulèvement de Cronstadt, il est franchement reconnu que les appels au pillage de Makhno plaisaient beaucoup aux matelots et répondaient d’ailleurs à leur nature. (N° du 17 mars 1921). Un fait caractéristique est que quatre membres du « comité révolutionnaire » de Cronstadt sont des fils de paysans ukrainiens et que le plus important d’entre eux, Petritchenko, avait été surnommé « Petlioura » par ses amis.

Le paysan croit n’avoir plus rien à craindre des propriétaires féodaux. Il exige maintenant du gouvernement des Soviets l’allègement de ses charges. La même tendance a eu sa répercussion sur la petite île de Cronstadt. Le fils de paysan, tenu là-bas sur son bateau dans un ordre sévère, a vu dans les communistes de la flotte, dans les communistes en général, des gens qui exigeaient de lui la soumission et la discipline, alors qu’aucune escadre de l’Entente n’était plus en vue. Et les communistes qui lui imposent cette discipline et cet ordre sont les mêmes qui exigent du paysan son blé. D’autre part le matelot de Cronstadt se sent un révolutionnaire né, il n’a pas la moindre intention d’aider le capitaliste, le général tsariste ou le gros propriétaire à reprendre leur domination. Sa protestation contre les charges imposées aux paysans ainsi que contre la discipline et l’ordre révolutionnaires, n’est pas à son avis une manifestation de tendances contre-révolutionnaires, au contraire elle n’est, pense-t-il qu’une extension de la révolution d’octobre. « C’est nous qui avons fait cette révolution, c’est nous qui avons proclamé le pouvoir des Soviets ; or, qui est-ce qui exerce le pouvoir ? Le Parti Communiste. Ce sont les Soviets qui doivent détenir et exercer le pouvoir, c’est toute la masse. Il faut fonder un pouvoir réel des Soviets ». Cette tendance avait été déterminée par la discussion publique maintenant engagée de toutes les questions accumulées pendant trois années de guerre au sein du Parti Communiste. Dans la presse et dans les réunions communistes, on disait ouvertement qu’au cours des longues années de combat l’organisme des Soviets avait été infecté d’éléments bureaucratiques parasitaires. On entendait souvent parler de la nécessité d’épurer le Parti Communiste de ses éléments arrivistes. Cronstadt avait entendu tout cela, et la psychologie essentiellement paysanne, mais transformée par les conditions de vie des matelots conçut ces défauts comme inhérents à la Russie des Soviets.

Dans cette conception générale, il y a un mélange d’anarchisme repoussant toute bureaucratie et toute centralisation, de socialisme-révolutionnaire, et de syndicalisme affirmant que l’ouvrier, tout comme le paysan, est maître de ses produits. Toutes ces tendances se sont résumées dans cette revendication de la réélection des Soviets, réélection qui les libérait de l’influence du Parti Communiste et de tout Parti en général. Le côté syndicaliste a séduit une partie des ouvriers de Cronstadt, pour qui la domination directe du prolétariat sur toutes les usines c’est l’appropriation du produit de son travail par l’ouvrier, le droit légal de soulager sa misère par la vente des instruments de travail et éventuellement de ses produits. De plus, les gens de Cronstadt ne se sentaient pas isolés. Ils avaient entendu parler de mouvements paysans au sujet desquels on avait répandu des nouvelles exagérées (ils recevaient des journaux blancs de Finlande) ; ils avaient entendu parler de la misère et des grèves qui sévissaient à Pétrograd, parmi les ouvriers qui avaient espéré après la fin de la guerre un soulagement de leur situation. Dans cette atmosphère, les organisations clandestines des socialistes-révolutionnaires de droite et de gauche, des anarchistes, des mencheviks et tout à l’arrière-plan, non aperçue des matelots, la conjuration contre-révolutionnaire monarchiste du commandant de l’artillerie Kozlovski, toutes ces organisations agirent efficacement. Les matelots ne pensaient pas se soulever, ils s’assemblèrent en des réunions orageuses où ils se rencontrèrent avec le commissaire de la flotte Kouzmine, très considéré par eux, et avec Zinoviev. Le jour même du soulèvement Kalinine, président du Comité Central Exécutif, qu’ils traitèrent avec les plus grands égards leur parla, sur la place de l’Ancre, à Cronstadt. A midi, les délégués des matelots se réunirent pour discuter sur la réélection du Soviet. Pendant la discussion, la nouvelle arriva que de grands détachements de troupes marchaient contre eux. Ce n’était qu’une provocation, le moyen choisi par les socialistes-révolutionnaires ou bien par les monarchistes pour transformer le conflit en un choc à main armée. Afin de s’assurer contre toute surprise, les matelots établirent des patrouilles, on leur insinua que cela ne servirait de rien, que le Soviet de Pétrograd attaquerait quand même, puisque les communistes ne voulaient pas admettre la réélection ; il faut, leur disait-on, prendre des gages pour la réélection des Soviets à Pétrograd, en faisant arrêter les communistes et en ne permettant plus à personne de Pétrograd de venir à Cronstadt. Les matelots bloquent Pétrograd et arrêtent les communistes. La lutte est provoquée. Le gouvernement des Soviets ne pouvait naturellement pas tolérer l’arrestation de ses représentants, la main mise des révoltés sur la forteresse qui garde les approches de Pétrograd. La station radiotélégraphique du dreadnought Petropavlosk envoie des télégrammes chiffrés a Reval et en Finlande. Il est tout a fait clair qu’il y a à Cronstadt un Etat-Major pour lequel la réélection des Soviets n’est qu’un prétexte, et qui est capable de livrer Cronstadt à l’Entente. Les gardes-blancs de Finlande s’efforcent d’établir le contact avec Cronstadt. Le gouvernement des Soviets ordonne aux matelots de déposer les armes, mais ils espèrent que leur exemple sera suivi à Pétrograd et à Moscou. Leurs chefs leur promettent que dans quelques jours le gouvernement sera obligé de procéder à de nouvelles élections générales qui aboutiront à un gouvernement des Soviets sans parti, un gouvernement des Soviets qui mettra tout à sa place et qui contentera tout le monde. Le paysan ne devra plus donner ses produits, et l’ouvrier n’aura néanmoins pas faim. Enfin les matelots sont persuadés qu’après s’être soulevés contre le gouvernement des Soviets ils auront à répondre de leur conduite, et ils se raidissent dans leur résistance. Le gouvernement ne peut pas attendre plus longtemps, il ne le peut pas pour la simple raison que lorsque la débâcle se produira dans le golfe de Finlande et la Neva, les contre-révolutionnaires pourront pousser les matelots à la lutte directe contre Pétrograd. Et la destinée suit son cours : le nœud gordien doit être tranché par l’épée. Les troupes amenées du front, conduites par le bataillon d’attaque des élèves commandants rouges et des délégués au Congrès du Parti, partent une nuit sur la glace qui commence déjà à craquer du golfe de Finlande. « Jamais encore l’infanterie n’a combattu des navires de guerre sur la glace », clamaient les soldats de l’armée rouge. L’exemple de Vorochilov, de Zatonsky et de Boubnov, etc., l’exemple des élèves des écoles militaires, entraîna les troupes et au point du jour elles étaient sur la terre ferme de Cronstadt dons le feu des combats de rues contre les insurgés. La résistance fut acharnée, mais pas autant qu’elle aurait pu l’être avec les moyens dont disposait Cronstadt. Pendant les derniers jours la foi en la victoire avait été ébranlée chez les matelots et très probablement même la foi en la justice de leur cause. Cela surtout parce que la contre-révolution d’abord masquée à l’arrière-plan se montrait de plus en plus à nu. Le socialiste-révolutionnaire Tchernov imposa aux matelots la revendication de la Constituante. De Finlande arrivaient comme représentants de la Croix-Rouge, des gardes-blancs russes authentiques avec à leur tête ce capitaine de vaisseau Wilkins que les vieux matelots connaissaient comme un tyran du soldat et qui n’avait pu se soustraire à leur vengeance en 1917 qu’en fuyant à l’étranger. Tout cela éclaira la masse et mina sa confiance en la justice de sa cause. Les gens de Kozlovsky exigeaient de plus en plus ouvertement l’obéissance à leurs ordres, car sans discipline la défense des positions ne pouvait être assurée. Leurs espions de Petrograd les informaient que leur soulèvement non seulement n’avait pas entraîné les ouvriers, mais au contraire les avait singulièrement refroidis, de sorte que même les usines où la fermentation avait été la plus grande avaient repris le travail en entendant le canon de Cronstadt.

C’est alors que Cronstadt fut pris d’assaut. Comme on enterrait déjà les morts, les journaux blancs de Paris, de Berlin et de Prague commencèrent à arriver en Russie, et on vit alors combien le Gouvernement des Soviets avait eu raison de ne point considérer l’insurrection comme le commencement de la troisième révolution mais de la flétrir simplement comme une nouvelle tentative d’attaque contre-révolutionnaire.
II. — Le nouveau plan de la contre-révolution

Dès que les contre-révolutionnaires russes reçurent la nouvelle du soulèvement, ils oublièrent l’abîme qui les sépare de Cronstadt. Savinkov, l’aide de Kerensky, qui fit massacrer 10 000 paysans et ouvriers sur le front de Galicie lorsque ceux-ci se refusèrent à prendre part à l’offensive criminelle de Juin 1917, Savinkov, qui dans son journal de Varsovie, la Svoboda publiée sur les fonds du gouvernement polonais, se vantait en ces termes (numéro du 24 Février) : « Je lutte contre les bolcheviks, je lutte aux côtés de ceux qui les ont déjà combattus avec Koltchak, Denikine, Wrangel et même Petlioura, si étrange que cela puisse paraître », Savinkov, l’ami de Balakhovitch, le héros des pogroms juifs de Biélorussie, écrit dans son journal que « les matelots de Cronstadt ont racheté tous leurs péchés par leur dernier soulèvement. » Lorsque le croiseur Aurora tire sur Petrograd (nouvelle controuvée), c’est là une manifestation de repentir du crime commis le 25 octobre 1917 en tirant sur le Palais d’Hiver où siégeait le ministère Kerensky. Le Roul de Berlin, organe de l’aile droite du Parti cadet, écrit : « Le soulèvement de Cronstadt est sacré, car c’est un soulèvement contre l’idée de la révolution de Novembre ». La Société des Industriels et Financiers russes de Paris, lorsqu’elle apprit les nouvelles de Cronstadt, décida de ne point se tourmenter pour les revendications extrémistes, cause primitive de la mutinerie, puisque, seul point essentiel, « les matelots étaient pour le renversement du Gouvernement communiste » (Les Dernières Nouvelles de Paris du 5 Mars).

Les banques russes, l’ancien ministre des finances tsariste Kokovtsev à leur tête commencèrent à ramasser de l’argent pour Cronstadt. Goutchkov, le chef du parti impérialiste Russe, se mit en contact avec les gouvernements anglais et américain pour obtenir des vivres.

Les gouvernements français et américain enjoignirent immédiatement à leurs agents d’Helsingfors et d’Estonie de faire tout leur possible pour ravitailler les émeutiers de Cronstadt.

Les contre-révolutionnaires comprirent avec une clarté et une largeur d’esprit extraordinaires le sens profond des événements de Cronstadt. L’organe de Milioukov Les Dernières Nouvelles ainsi que la Cause Commune de Bourtzev ne se bornèrent pas à accorder immédiatement et catégoriquement leur appui aux matelots de Cronstadt, ils édifièrent aussitôt tout un plan tactique sur l’acceptation des revendications de Cronstadt. Cette tactique consistait à reconnaître que toute attaque contre-révolutionnaire est vouée à l’échec dès qu’elle opère ouvertement avec les forces de l’Entente et les hommes de l’ancien régime et qu’elle a à sa tête les représentants des grands propriétaires et du capitalisme. Les masses populaires ne croient pas aux intentions pures et désintéressées des alliés, elles savent très bien que lorsque les forces alliées marchent contre la Russie des Soviets c’est avec l’intention d’en faire une colonie. La cause de la défaite de Denikine, Koltchak, etc., a consisté, selon Milioukov, surtout en ce que, comme représentants de la noblesse ils répugnaient aux paysans. La première conclusion que Milioukov tire de ce fait est que le mouvement contre-révolutionnaire ne saurait vaincre en Russie que s’il vient de l’intérieur et s’il est dépourvu, du moins en apparence, de toute tendance féodale. Mais, se basant sur les événements de Cronstadt, Milioukov fait un deuxième pas : il reconnait que ni pour les paysans, ni pour les ouvriers ou les soldats de l’Armée Rouge, la revendication d’une Constituante ne constitue plus une force d’attraction. Les matelots se sont soulevés au nom du vrai Pouvoir des Soviets, mais en même temps ils ont crié : A bas les communistes ! Ce « A bas les communistes ! » fait accepter à Milioukov le « vrai Pouvoir des Soviets ».

Le Gouvernement communiste tombé, tombera du même coup la seule force qui soutienne la Russie des Soviets dans sa lutte contre le capital mondial, la seule force capable, à présent surtout qu’elle a conquis la paix, de reconstruire la vie normale, la seule capable, comme partie la plus mûre de la masse des paysans et du prolétariat révolutionnaires, de conduire la barque à travers tous les écueils et d’assurer enfin l’œuvre de la Révolution. Des Soviets sans communistes ne représenteraient plus que les masses ouvrières hésitantes, fatiguées et dispersées et seraient obligés de laisser agir sans contrôle toutes les forces bourgeoises qui étaient utilisées sous le plus sévère des contrôles par le Gouvernement des Soviets communistes. L’émigration contre-révolutionaire commencerait à refluer en Russie, elle remplirait de ses gens toutes les administrations de ces Soviets sans-parti, et elle s’emparerait en fait du pouvoir. Et alors le moment serait venu de donner à cette force réelle les formes juridiques que la contre-révolution jugerait nécessaires. L’organe de Milioukov va même, dans une polémique avec un doctrinaire socialiste-révolutionnaire, jusqu’à défendre les Soviets non seulement comme organes d’administration, mais encore comme pouvoir gouvernemental : « Les Soviets ne sont pas seulement des organes consultatifs ou législatifs, ils sont les organes du pouvoir de l’Etat dans son ensemble. Et ce n’est que comme tels qu’ils peuvent remplacer l’Etat bolchevik et former la base d’une organisation plus normale des provinces sans rompre avec la population. Il va sans dire qu’ils ne sauraient remplir ce rôle durable qu’après leur réélection » (numéro du 8 mars 1921). Milioukov, le fondateur et le leader idéologique du Parti Cadet libéral, qui semblait être un doctrinaire aveugle du parlementarisme européen, a compris que lorsque l’écrasement du Parti Communiste aura détruit la seule force qui permet de maintenir la Russie comme un grand facteur mondial révolutionnaire, la Russie Soviétiste sans la dictature des Communistes sera la proie de la contre-révolution. Il indique donc comme but décisif à la contre-révolution l’anéantissement du Parti Communiste, tout en s’écriant : « Ne repoussez pas les masses paysannes et ouvrières par des revendications de retour aux formes de l’Etat bourgeois. Peu importe la forme c’est le fond qui importe. »

Dans la Russie paysanne, après l’anéantissement du Parti Communiste les travailleurs des campagnes consolideront leur pouvoir sous la forme des Soviets, comme classe bourgeoise et conservatrice et le reste suivra de lui-même.
III.— Les enseignements du soulèvement de Cronstadt

La tactique de la contre-révolution russe tendant à briser le pouvoir de la Russie des Soviets et à renverser le Parti Communiste, en menant au combat contre ce Parti les masses petites-bourgeoises, paysannes et demi-prolétariennes, ce plan de la contre-révolution russe s’efforçant de tromper au nom d’un gouvernement réellement soviétiste et d’une « troisième révolution » ne sera pas réalisé. Le Parti Communiste est assez souple et prudent, il est assez en contact avec les masses pour le faire échouer. En profitant du répit extérieur, pour diminuer les proportions de l’armée rouge et soulager ainsi le paysan des charges qui pèsent sur lui, en le contentant en même temps au moyen de l’industrie et du commerce extérieur, ce Parti saura resserrer ses liens avec le paysan. Il suscitera l’initiative des masses prolétariennes, afin d’améliorer leur situation matérielle et d’attirer au premier rang, dans le Parti, les couches les plus arriérées. Dès à présent, quelques semaines à peine après le Congrès du Parti Communiste, avant que toutes les conséquences de sa nouvelle politique se soient montrées, on sent déjà un nouveau souffle qui anime les masses populaires. On sent d’une manière palpable que le gouvernement des Soviets a ruiné le plan de la contre-révolution tendant à se redresser sur le dos de la petite-bourgeoisie. Mais le fait que la contre-révolution russe, dans sa lutte pour le pouvoir, en est arrivée à employer la revendication des Soviets sous laquelle elle a été écrasée, à l’employer contre le Parti Communiste, ce fait est d’une signification historique universelle.

C’est l’instinct révolutionnaire du prolétariat occidental qui s’est exprimé lorsque, dans sa solidarité avec la Russie des Soviets, considérée comme foyer de la Révolution mondiale, ce prolétariat s’est écrié : « Right or wrong, my country » (Qu’elle ait tort ou raison, c’est ma patrie prolétarienne), sans se laisser impressionner par aucun racontar sur le Parti Communiste, sur son « terrorisme ». ou sur son « opportunisme ». Il a compris que la question n’était pas de savoir dans quelle mesure le communisme pourrait être réalisé en Russie — car le communisme ne saurait être réalisé ni promptement ni isolément dans un pays agraire — mais que la seule chose qui importe est que la Russie ait été arrachée des mains de la contre-révolution européenne, que cent millions de paysans et les forces économiques du plus grand pays d’Europe ne puissent plus être employées pour soutenir économiquement et militairement le capitalisme combattant pour son existence, mais soient au contraire employés à soutenir le prolétariat mondial luttant pour un nouvel ordre social. Le prolétariat mondial comprit donc que, s’il en était ainsi, le Parti Communiste aura toujours raison s’il conserve le pouvoir entre ses mains. Tous ses actes doivent être jugés de ce point de vue, soit que, pour vaincre, la contre-révolution attaquant à main armée, ce Parti rassemble impitoyablement toutes les ressources du pays, soit qu’il fasse certaines concessions aux éléments petits-bourgeois pour les détacher des propriétaires et du capital, agents de la contre-révolution. L’avant-garde du prolétariat, avec son instinct révolutionnaire, a bien compris tout cela et elle voit maintenant combien avaient raison ceux qui disaient : « On ne saurait à la fois soutenir la révolution russe et combattre le Parti Communiste. » Ce que les Hilferding, Dittmann, Longuet, Bauer, ont essayé de faire, c’est-à-dire d’adopter deux attitudes diverses à l’égard du Parti Communiste et à l’égard de la Russie Soviétiste ou de la Révolution russe — cela devant la tactique de la contre-révolution russe pendant les événements de Cronstadt — apparaît comme une tromperie et dans le cas le plus favorable, comme une tromperie de soi-même. « Vive la Révolution russe ! Vive la Russie des Soviets ! A bas les Communistes russes ! A bas les dictateurs de Moscou ! » ont crié les Hilferding et les Bauer, les Longuet et les Grimm. « A bas les dictateurs de Moscou ! » leur répondent le ministre des Finances du tsar Kokovstev et le héros des Dardanelles Milioukov, la Bourse de Paris et le général Wrangel. Et ils ajoutent : « Une fois le Parti Communiste russe battu, la contre-révolution pourra, pour quelque temps du moins, se draper dans le manteau des Soviets. » Il ne s’agit pas du manteau, il s’agit de celui qui le porte, et Paris vaut bien une messe. Les Hilferding, les Dittmann, les Adler, les Bauer, les Longuet et tous ces héros de l’Internationale deux-et-demie apparaissent dans ce cas non pas comme l’aile droite du mouvement révolutionnaire ouvrier, mais comme l’aile gauche de la contre-révolution mondiale capitaliste. Le futur historien du grand combat qui mène à l’affranchissement du prolétariat mondial ne manquera pas de souligner ce fait, que le jour où les Communistes de Russie comblaient de leurs corps la brèche ouverte dans la muraille de Pétrograd par les matelots de Cronstadt, la Freiheit écrivait : « Zinoviev, le corrupteur du prolétariat russe » ; que Monsieur Longuet et Monsieur Bauer exprimaient leurs sympathies non pas aux Communistes qui faisaient de leurs corps un nouveau rempart autour de Pétrograd sur la glace du golfe de Finlande, mais aux instruments inconscients de la contre-révolution mondiale à Cronstadt.

Les événements de Cronstadt obligent le prolétariat d’Occident à tirer encore d’autres conclusions. Ils donnent la note finale à notre discussion avec la fraction des Communistes qui voulait opposer à la dictature russe, à la dictature du Parti Communiste, l’idée de la dictature de la masse du prolétariat tout entier. Les Laufenberg et les Wolffheim, qui pensèrent pouvoir opposer en 1919 la dictature de la masse à la dictature du Parti, sont ouvertement passés dans le camp de la contre-révolution. Dans leur dernière brochure, Moscou et la Révolution allemande, ils se proclament ouvertement adversaires non seulement du Parti Communiste de Russie, mais encore de la Russie Soviétiste, dénonçant le Gouvernement des Soviets aux masses ouvrières allemandes comme une mauvaise réédition du tsarisme. Les Rühle et consorts poussèrent leur haine contre l’idée du Parti révolutionnaire jusqu’à s’allier aux Dittmann et Cie pour combattre le soi-disant « despotisme » du Parti Communiste russe. Ils ont été dénoncés même par les éléments communistes d’Allemagne, qui étaient jusqu’à présent moralement d’accord avec eux, comme des contre-révolutionnaires. Mais cette évolution ne saurait être menée à bonne fin que si l’Internationale Communiste, dans toutes ses sections, saisit dans les événements de Cronstadt, dans la tactique de la contre-révolution russe, outre les traits spécifiquement russes, les leçons valables pour tous les pays.

Ce qu’il y a de spécifiquement russe dans ces événements, c’est que, premièrement, la couche prolétarienne est bien plus mince en Russie qu’en Occident ; deuxièmement, les couches petites-bourgeoises sont bien plus puissantes en Russie qu’en Angleterre on en Allemagne, par conséquent leur influence sur la classe ouvrière est bien plus forte qu’elle ne le sera ailleurs, et pour cette raison, les oscillations petites-bourgeoises de la classe ouvrière sont bien plus grandes en Russie qu’en Europe. En Occident la lutte sera bien plus difficile, parce que la bourgeoisie y est plus fortement organisée qu’elle n’était en Russie. Les difficultés du ravitaillement seront dix fois plus grandes qu’en Russie, et il y aura là-bas des situations où de larges masses ouvrières se montreront hésitantes, penseront même capituler devant la bourgeoisie, et où la dictature du prolétariat ne saurait se maintenir que comme la dictature, ferme comme l’acier, de son avant-garde communiste. Or, comme la déclaration des centristes, disant qu’ils sont pour la dictature, mais contre le terrorisme, signifie seulement que ces éléments ne sont pas disposés à lutter par tous les moyens pour la victoire des masses ouvrières, qu’ils sont prêts à lâcher et à trahir, dans toutes les situations difficiles, le cri de « Pour la dictature de toute la classe ouvrière contre la dictature du Parti Communiste », n’est qu’une preuve que ces éléments ne sont prêts à combattre que lorsque les couches les plus arriérées de la classe ouvrière seront aussi aux postes de combat, c’est-à-dire lorsque la lutte sera facile, qu’il ne sera plus nécessaire de verser son sang et de souffrir de la faim et du froid. Dans notre brochure, La Dictature de la Classe ouvrière et la Dictature du Parti Communiste, publiée pendant l’été de 1919, en réponse à Laufenberg et à Wolffheim, nous écrivions :

Le Parti Communiste ne renoncera pas, après la conquête du pouvoir, à ses organes de combat. Il concentrera étroitement ses membres, les meilleurs représentants de la dictature ; il les consultera toujours sur la question de savoir quelles mesures il faudra prendre pour les organes du pouvoir. Le Parti Communiste marchera toujours à l’avant des masses et de leurs organisations pour assurer la dictature. Car la dictature du prolétariat ne sera pas conquise en une fois et pour toujours : jusqu’à la victoire définitive, elle devra être conquise et reconquise chaque jour. La masse ouvrière, aujourd’hui divisée en couches inégalement aptes à combattre, doit être animée de la ferme décision de lutter, au cours de la révolution en marche, pour que la dictature du prolétariat devienne possible. Mais cet esprit de combat est très relatif dans sa généralité. Certaines parties du prolétariat auront toujours, pendant l’organisation de la dictature du prolétariat, une attitude hostile ou tout au moins indifférente. Et la masse, qui jubilera le jour de la victoire, pourra bien hésiter, les jours des grandes difficultés, des défaites, et même désespérer de la victoire et songer à la capitulation.

La Révolution prolétarienne n’apporte pas un soulagement immédiat de la misère, et dans certaines circonstances, elle peut même entrainer une aggravation provisoire de la situation du prolétariat. Les adversaires du prolétariat profitent de cette situation pour réclamer le gouvernement des ouvriers par eux-mêmes ; c’est alors qu’il doit y avoir un Parti Communiste centralisé, puissant, disposant des moyens de gouvernement du prolétariat et décidé à conserver le pouvoir pendant un certain temps, même seulement comme Parti de la minorité révolutionnaire, en attendant que les conditions de la lutte s’améliorent et que le moral de la masse s’élève.

Naturellement, si la majorité de la classe ouvrière se laisse aller aux désillusions trompeuses qui lui font croire qu’elle pourrait vivre mieux, même dans les chaînes de l’esclavage capitaliste, qu’en combattant pour son affranchissement, et si cette majorité se manifeste dans une situation difficile, d’une manière active contre la dictature du prolétariat tombant constamment sur le dos du Parti Communiste, alors, certes, celui-ci ne pourrait conserver ses positions. Mais aussi longtemps que l’on peut espérer une amélioration de la situation, ce Parti doit se raidir pour garder ses positions. Alors, les conditions s’amélioreront, la classe ouvrière sera de nouveau derrière lui et il pourra mener le combat jusqu’à la victoire définitive. L’affranchissement de la classe ouvrière ne peut être que son œuvre propre, celle de la majorité combattante du prolétariat ; mais, dans sa lutte pour l’affranchissement, il peut y avoir des situations où la minorité révolutionnaire de la classe ouvrière doit prendre sur elle toute la charge du combat et où la dictature des ouvriers ne saurait se maintenir, provisoirement du moins, que comme la dictature du Parti Communiste. Et cette situation s’est présentée plus d’une fois en Russie.

Nous sommes persuadé qu’à la lumière des événements de Cronstadt, les éléments communistes qui n’ont pas encore su apprécier le rôle du Parti pendant la révolution, apprendront enfin à estimer à leur valeur véritable ces explications, ainsi que la résolution du 2e Congrès de l’Internationale Communiste au sujet du rôle du Parti. On n’aurait pas assez profité de cet enseignement, qui nous prouve que le Parti du prolétariat a pu conserver le pouvoir en ses mains, alors que contre lui s’est soulevée la contre-révolution petite-bourgeoisie même sous la forme du mécontentement des ouvriers s’il n’était retenu que par la Russie. Il faut se rendre compte que si le Parti Communiste ne saurait triompher finalement qu’appuyé sur la masse des travailleurs, il y aura cependant des situations en Occident où il faudra, pendant un certain temps, garder le pouvoir avec les seules forces de l’avant-garde. Il faut comprendre qu’en toutes circonstances, le Parti Communiste est l’âme de la révolution et qu’il constitue comme la clé de voûte de la dictature du prolétariat.

La lutte que mène à présent le Parti Communiste de Russie pour le renforcement de son influence sur les masses ouvrières non encore communistes, pour le réveil de l’initiative dans ces masses, apparaît comme le complément de sa ferme décision de conserver le pouvoir par tous les moyens. Et cette décision doit servir d’exemple aux Communistes des autres pays. Voilà le plus grand enseignement des événements de Cronstadt, leur enseignement international.

Karl RADEK

Moscou, 1er avril 1921.

Joseph Vanzler alias J. G. Wright

La vérité sur Cronstadt

février 1938

Plus la politique poursuivie par les anarchistes en Espagne devenait indéfendable et insensée, plus leurs homologues étrangers protestaient à propos de Cronstadt. Durant les années de montée révolutionnaire, les anarchistes, les mencheviks, les SR et consort étaient sur la défensive. Aujourd’hui, le stalinisme leur a fourni un prétexte démagogique pour mener l’offensive contre les principes mêmes qui ont permis Octobre. Ils cherchent à compromettre le bolchevisme en l’identifiant au stalinisme. Ils se saisissent de Cronstadt comme d’un point de départ. Leur théorème est des plus "élémentaires" : Staline tire sur les ouvriers uniquement parce que c’est l’essence du bolchevisme d’abattre des ouvriers ; par exemple, Cronstadt ! Lénine et Staline ne font qu’un. CQFD

Tout leur art consiste à torturer les faits historiques, en exagérant monstrueusement chaque question secondaire sur laquelle les bolcheviks ont pu se tromper, et en jetant un voile pudique sur le soulèvement contre le pouvoir soviétique et sur le programme et les objectifs de l’insurrection. Notre tâche est avant tout de démasquer les falsificateurs et les tricheurs à l’œuvre sur les "faits" historiques qui leur servent de base pour leur acte d’accusation du bolchevisme.

D’abord le contexte de l’insurrection. Loin de survenir à un moment où le pouvoir des soviets était hors de danger (comme les adversaires idéologiques du bolchevisme le sous-entendent), elle advint en 1921, une année cruciale dans la vie de l’état ouvrier. En décembre 1920, les fronts de la guerre civile étaient liquidés. Il n’y avait plus de "fronts" mais le danger subsistait encore. Le pays et son héritage barbare du "tsarisme asiatique" avait littéralement été saigné à blanc par le chaos de la guerre impérialiste, les années de guerre civile puis le blocus impérialiste. La crise des denrées alimentaires fut aggravée par une pénurie de charbon. Des pans entiers de la population devaient faire face à la perspective immédiate de mourir de faim ou d’être gelés à mort. Vraiment, avec l’industrie en ruine, les transports interrompus, des millions d’hommes démobilisés, les masses épuisées, un terrain fertile était procuré aux intrigues de la contre-révolution.

Loin de se résigner à la défaite, les gardes blancs et leurs alliés impérialistes furent éveillés à un regain d’activité par les difficultés objectives auxquelles étaient confrontés les bolcheviks. Ils menaient tentative sur tentative pour ouvrir une brèche "de l’intérieur", misant largement sur le soutien de la réaction petite-bourgeoise contre les difficultés et privations qui accompagnaient la révolution prolétarienne. [1] L’épisode le plus important de cette série de tentative eut lieu au cœur même de la citadelle révolutionnaire. Dans la forteresse maritime de Cronstadt, une insurrection éclata le 2 mars 1921.

De nos jours, un Dan dit simplement : "Les Cronstadtiens n’ont pas du tout commencé l’insurrection. C’est un mythe diffamatoire." [2] Mais en 1921, les SR se contorsionnaient pour faire la lumière sur l’insurrection et tout ce qu’elle impliquait, tandis que les mencheviks tentaient de minimiser l’événement et l’évacuaient comme une chose n’ayant par elle-même aucune importance réelle. Les SR juraient que "le caractère pacifique du mouvement de Cronstadt était au dessus de tout soupçon". Si des étapes étaient franchies vers l’insurrection, ce n’était que "des mesures de légitime défense". Voici ce qu’écrivaient les mencheviks, non pas en 1937 mais en 1921 quand les événements étaient encore frais :

Le fait que la rupture de Cronstadt avec le pouvoir des soviets a pris la forme d’une insurrection armée et a fini dans une tragédie sanglante est en soi d’importance secondaire, et est jusqu’à un certain point, accidentel. Le pouvoir soviétique eût-il manifesté un peu moins une insensibilité de granit envers Cronstadt, le conflit qui l’opposait aux marins se serait déroulé dans des formes moins graves. Ceci, néanmoins, n’aurait en aucune manière changé sa portée historique... Ce n’est que le 2 mars, en réponse à la répression, aux menaces et aux injonctions d’obéir sans condition que la flotte répondit par "une résolution de non reconnaissance du pouvoir soviétique" et mit deux commissaires aux arrêts. [3]

Quand les mencheviks présentèrent leur première version des événements de Cronstadt, ils ne nièrent pas du tout que les Cronstadtiens avaient commencé l’insurrection. Certes, ils essayaient de donner l’impression que c’était plus que justifié par de supposées "répressions, menaces et injonctions". Mais l’on observera que simultanément, ils tentèrent d’évacuer le nœud du problème, l’insurrection elle-même, comme un fait de peu d’importance au fond, secondaire, et même "accidentel". Pourquoi cette contradiction flagrante ? Ils fournissent la réponse eux-mêmes. C’est, de leur propre aveu, que cette insurrection se développa sur la base d’objectifs et d’un programme anti-soviétiques. [4] La vérité étant ce qu’elle est, il n’est guère surprenant que Berkman se soit précipité pour nous jurer solennellement que les insurgés de Cronstadt étaient réellement "de fervents partisans du système soviétique" et "cherchaient avidement, par des moyens amicaux et pacifiques, une solution aux problèmes pressants de l’heure". En tout cas, ces défenseurs de la "vérité" sont tous d’accord sur un point, à savoir que ces "chauds" partisans du pouvoir soviétique ont agi dans le plus amical esprit pacifique pour prendre les armes – sur la base d’une résolution de "non reconnaissance du pouvoir soviétique". Mais ils ne l’ont fait, voyez-vous, "que le 2 mars".

"Que le 2 mars" ! Chaque détail significatif doit être soigneusement relevé , sinon la vérité ne sera pas si savoureuse. Par cette formulation, les mencheviks, ne faisant que répèter les SR, tentent d’évoquer dans l’esprit du lecteur au moins des semaines, si ce n’est des mois ou des années, de "provocations", de "menaces", d’"injonctions", de "répression", etc. Mais ils peuvent étirer leur chronologie comme ils le veulent, ces historiens aussi bien que leurs élèves ne peuvent remonter au-delà du 2 mars, sauf en référence aux événements qui eurent lieu "vers la fin de février". Leur histoire de Cronstadt remonte tout au plus au 22 février et pas plus loin – avec des faits qui ne se déroulent non pas à Cronstadt mais à Petrograd. Pour Cronstadt même, ils ne peuvent remonter au-delà du 2 mars qu’en faisant référence au 28 février ! Qu’ils comptent comme ils veulent, ils ont à leur disposition : trois jours, et trois résolutions. Le 2 mars, jour de la résolution de "non reconnaissance du pouvoir soviétique" n’est précédé que par le 1er mars, jour avec la résolution de "soviets librement élus". Que s’est-il donc passé dans cet intervalle de moins de 24h pour provoquer ce revirement d’un prétendu point à celui diamétralement opposé ? La seule réponse que nous obtenions de la bouche de nos adversaires est la suivante : Une conférence a eu lieu à Cronstadt. Et que s’y est-il passé ?

Chaque "historien" donne sa propre version. Lawrence [5] en tient pour le fait que la conférence fut tenue dans le but de décider et proclamer une résolution. Berkman insiste sur le fait que c’était davantage un rassemblement "pour se consulter avec les représentants du gouvernement". Les SR jurent que c’était un corps électoral, réuni dans le but spécifique d’élire un nouveau soviet, bien que le soviet en fonction n’était pas encore arrivé au terme de son mandat. A en croire Berkman (et Lawrence), les Cronstadtiens ont été provoqués à l’insurrection par le discours de Kuzmine. Disant cela, ils ne font qu’en rajouter sur les SR qui condamnent Kuzmine et Vassiliev. [6]

Le compte-rendu le plus complet du discours de Kuzmine se trouve dans les Izvestia de Cronstadt, c’est à dire l’organe des témoins oculaires et des principaux participants à la conférence. Le voici :

Au lieu de calmer l’assemblée, le camarade Kuzmine l’irrita. Il parla de la position équivoque de Cronstadt, des patrouilles, du double pouvoir, du danger qui menaçait en Pologne, et du fait que toute l’Europe avait les yeux tournés vers nous ; il nous assura que tout était calme à Petrograd ; il souligna qu’il était entièrement à la merci des délégués et qu’il était en leur pouvoir de le fusiller s’ils le voulaient. Il conclut son discours en déclarant que si les délégués voulaient une lutte armée ouverte, alors elle aurait lieu – les communistes ne renonceraient pas volontairement au pouvoir et se battraient jusqu’au dernier souffle. [7]

Nous laisserons de futurs psychologues déterminer pourquoi les SR choisirent de traiter différemment de Berkman le contenu du discours de Kuzmine, et pourquoi, contrairement à Berkman et Lawrence, ils s’abstinrent de recourir à des guillemets pour la phrase de conclusion de Kuzmine. Nous ne pouvons pas ici traiter en détail les contradictions flagrantes des différentes versions. Il suffit de dire que plus nous en apprenons sur le discours de Kuzmine, plus la question se pose avec acuité : Qui au juste joua le rôle de provocateur à cette réunion ?

Tous les comptes-rendus insistent sur le fait que Kuzmine certifia que la ville de Petrograd était calme (et Berkman d’ajouter, d’après qui ?) et que "les ouvriers étaient satisfaits". Pourquoi cela aurait-il dû provoquer quiconque qui n’aurait pas été auparavant aiguillonné à la provocation ? Kuzmine disait-il la vérité ? Ou bien étaient-ce les Isvestia de Krondstadt qui mentaient lorsque, lors de leur toute première parution, le lendemain, elles affichaient le titre à sensation : "Insurrection générale à Petrograd" ? De plus, pourquoi les Izvestia continuèrent-elles à mentir sur cette, et d’autres, prétendue insurrection ? Pourquoi même entreprirent-elles de rééditer les dépêches d’Helsinforg pour soutenir leur campagne de calomnies ? Bref, prenez point par point le discours de Kuzmine, tel que rapporté par les Izvestia, ou n’importe lequel de ses autres prétendus résumés, – oui, avec ou sans les guillemets insidieux de Berkman – et ne nous dites pas si vous êtes "de simples hommes", "des hommes et non de vieilles dames", etc., mais, si vous aviez délégués à cette réunion pour "élire un nouveau soviet", vous y seriez alors resté pour nommer un "comité révolutionnaire provisoire" ? Dites-nous également si vous auriez pris les armes dans une insurrection contre l’Etat soviétique ! Sinon, pourquoi colporter ces insanités SR et chercher à plonger l’avant-garde de la classe ouvrière dans la confusion à propos de ce qui s’est effectivement passé à Cronstadt – et en particulier à cette réunion ?

Un incident bien plus sinistre et révélateur que tout ce que Kuzmine pourrait ou non avoir dit a eu lieu à ce rassemblement, et là-dessus tous les Berkman glissent d’une façon qui veut tout dire. La conférence a été jetée dans la frénésie non par tout ce qui a été indiqué par Kuzmine ou Vassiliev (ou par Kalinine qui n’était pas présent), mais par une intervention à partir du parterre selon laquelle les bolcheviks marchaient, armes à la main, pour attaquer la réunion. C’est cela qui a précipité l’"élection" d’un Comité révolutionnaire provisoire. Nous chercherions en vain dans les écrits des historiens "objectifs" la moindre clarification quant à la source des ces "rumeurs". Plus encore, ils "oublient" fort commodément, (Berkman entre autres) que le Comité révolutionnaire provisoire a officiellement attribué cette rumeur aux bolcheviks eux-mêmes. "Cette rumeur a été répandue par les communistes pour briser le meeting."(Izvestia, n° 11) Les Izvestia ont en outre admis que le "rapport" selon lequel les bolcheviks étaient sur le point d’attaquer la réunion avec "quinze pleines voitures de soldats et de communistes, armés de fusils et de mitrailleuses" émanait d’"un délégué du Sévastopol". Même après l’écrasement de la insurrection, les SR ont insisté sur le fait que "selon le témoignage d’un des dirigeants officiels du mouvement de Cronstadt", la rumeur au sujet de Dulkis et de Kursanti était vraie. Non seulement des rumeurs furent-elles répandues tout au long de la réunion, mais la conclusion du président fut de la même teneur. Le compte-rendu des Izvestia de Cronstadt nous apprend que : "Au tout dernier moment, le camarade président déclara qu’un détachement de 2 000 hommes marchait pour attaquer la réunion, ce sur quoi l’assemblée se dispersa dans des sentiments mêlés d’effroi, d’émoi et d’indignation. (n° 9, le 11 mars 1921.)

Qui a fait circuler ces rumeurs et pourquoi ? Nous affirmons que les gens qui les ont propagées sont ceux qui sont à l’origine des mensonges au sujet de l’insurrection à Petrograd ; ceux-là mêmes qui, au début, ont agité le slogan d’Assemblée constituante puis l’ont changé pour le slogan "plus réaliste" de "A bas la commune en faillite !" (résolution adoptée à Cronstadt le 7 mars) ; ceux-là même qui ont prétendu que le "régime bolchevik nous a menés à la famine, au froid et au chaos" ; ceux qui, grimés en sans-parti, dupèrent les masses à Cronstadt ; ceux qui cherchaient à profiter des difficultés du régime soviétique, et qui prirent la tête du mouvement pour le canaliser au service de la contre-révolution.

Il n’y a pas l’ombre d’un doute que les SR furent les premiers, sinon les seuls, à avoir un rôle moteur dans cette campagne de "rumeurs", qui portait ces fruits ignobles. Toute possibilité d’une solution pacifique à la crise de Cronstadt fut éliminée, dès lors qu’un double pouvoir fut organisé dans la forteresse. Et le temps pressait en effet, comme nous allons bientôt le prouver. On peut toujours spéculer au sujet des chances qu’il y avait d’éviter le massacre, le fait est qu’il a fallu seulement 72 heures aux chefs de l’insurrection pour amener leurs partisans (et dupes) à un conflit ouvert avec les Soviets.

Il n’est nullement exclu que les autorités locales de Cronstadt aient tout gâché par leur gestion de la situation. Le fait qu’il y avait un besoin urgent des meilleurs révolutionnaires et combattants dans les centres vitaux tendrait à appuyer la thèse que ceux affectés à un secteur relativement "tranquille" comme Cronstadt n’étaient pas des hommes d’une qualification exceptionnelle. Ce n’est un secret pour personne, Kalinine, et moins encore le commissaire Kuzmine, ni l’un ni l’autre n’était tenu en très haute estime par Lénine et ses camarades. La concordance entre les "erreurs" commises et des individus tels que Kalinine est en effet prodigieuse mais elle ne peut pas remplacer l’analyse politique. Dans la mesure où les autorités locales restèrent aveugles à l’ampleur du danger et ne surent prendre des décisions adaptées et efficaces pour faire face à la crise, dans cette mesure leurs bévues ont-elles joué un rôle dans le développement des événements, c’est-à-dire facilitèrent la tâche des contre-révolutionnaires, laquelle consistait à utiliser les difficultés objectives pour atteindre leurs fins.

Comment fut-il possible que ses dirigeants politiques transforment aussi rapidement Cronstadt en un camp armé contre la Révolution d’Octobre ? Quel était le but des insurgés ? La supposition selon laquelle les soldats et les marins se lancèrent dans l’aventure d’une insurrection avec simplement pour motivation le slogan "des Soviets libres" est absurde en soi. Elle est doublement absurde si l’on prend en compte le fait que le reste de la garnison de Cronstadt était composée des gens passifs de l’arrière qui ne pouvaient pas être employés dans la guerre civile. Ces personnes n’avaient pu être conduites à l’insurrection que par des besoins et des intérêts économiques profonds. Il s’agissait des besoins et des intérêts des pères et frères de ces marins et soldats – c’est-à-dire des paysans – en tant que vendeurs de produits alimentaires et de matières premières. En d’autres termes, sous-jacente à l’insurrection, c’était la réaction petite-bourgeoise contre les difficultés et les privations imposées par les conditions de la révolution prolétarienne qui s’exprimaient. Personne ne peut nier ce caractère de classe des deux camps. Toute autre question n’est que d’importance secondaire. Que les bolcheviks aient pu commettre des erreurs sur le plan général ou pratique, ne retire rien au fait qu’ils défendaient les acquis de la révolution prolétarienne contre la réaction bourgeoise (et petite-bourgeoise). C’est pourquoi toute personne qui critique doit elle-même être jugée à partir de ce point de vue selon le côté de la ligne de feu où elle se trouve. Si elle ferme les yeux sur le contenu social et historique de l’insurrection de Cronstadt, c’est alors elle-même un élément de la réaction petite-bourgeoise contre la révolution prolétarienne. (C’est le cas d’Alexandre Berkman, des mencheviks russes, et consorts...) Un syndicat, disons, de travailleurs agricoles peut commettre des erreurs dans une grève contre des propriétaires fermiers. On peut le critiquer mais notre critique devra être basée sur une solidarité fondamentale avec le syndicat ouvrier et sur notre opposition à ceux qui exploitent les ouvriers même s’il se trouve que ces exploiteurs sont parfois des petits fermiers.

Les bolcheviks n’ont jamais prétendu que leur politique était infaillible. C’est un credo stalinien. Victor Serge, en affirmant que la NEP (c’est-à-dire une concession limitée à des exigences bourgeoises illimitées) fut introduite avec retard, ne fait que répéter de façon adoucie la critique d’une erreur politique importante que Lénine a lui-même formulée avec sévérité au printemps 1921. Nous sommes prêts à reconnaître l’erreur. Mais comment cela pourrait-il modifier notre position fondamentale ? L’insurrection elle-même et la déclaration catégorique des Izvestia de Cronstadt, selon laquelle les insurgés exigeaient "non pas la liberté du commerce mais un vrai régime des soviets" (n° 12, 14 mars 1921), sont de plus de poids que les spéculations de Serge et de quelques autres qui prétendent que la révolte aurait pu être évitée si seulement les bolcheviks avaient accordé à Cronstadt la concession de la NEP.

Que pouvait bien signifier ce "vrai régime des soviets" ? Nous avons déjà entendu de la part des SR et des mencheviks leur avis sur les causes de l’insurrection. Les SR et les mencheviks ont toujours affirmé que leurs objectifs étaient identiques à ceux des bolcheviks mais qu’ils voulaient seulement les atteindre par des moyens "différents". Nous connaissons le contenu de classe de cette "différence". Lénine et Trotsky combattaient le slogan "des Soviets libres" en disant qu’il signifiait, matériellement et en pratique, dans le principe aussi bien que par essence, la suppression de la dictature du prolétariat instituée et représentée par le parti bolchevik. Ceci ne peut être nié que par ceux qui nieront que malgré toutes leurs erreurs partielles la politique des bolcheviks a toujours été la défense de la révolution prolétarienne. Serge niera-t-il cela ? Serge oublie cependant que le devoir élémentaire d’une analyse scientifique n’est pas de considérer les slogans abstraits des différents groupes mais de découvrir leur contenu social réel. [8] Dans le cas qui nous occupe, une telle analyse ne présente pas de grandes difficultés.

Écoutons le porte-parole le plus autorisé de la contre-révolution russe donner son avis sur le programme de Cronstadt. Le 11 mars 1921, dans le feu même du soulèvement, Milioukov écrivait :

Ce programme peut être exprimé dans le bref slogan : "A bas les Bolcheviks ! Longue vie aux Soviets !"... "vivent les Soviets" signifie en ce moment très probablement que le pouvoir passera des bolcheviks aux socialistes modérés, qui prendront la majorité dans les soviets... Nous avons beaucoup d’autres raisons pour ne pas protester contre le slogan de Cronstadt... Il va de soi pour nous, qu’à part une brutale prise du pouvoir de la droite ou de la gauche, cette sanction [du nouveau régime – J.V.] qui est bien sûr temporaire, ne peut advenir qu’à travers des institutions de type soviétique. Il n’y a que de cette façon que le passage du pouvoir pourrait s’effectuer sans douleur et être reconnu par le pays dans son ensemble. [9]

Dans un numéro suivant, l’organe de Milioukov, Poslednya Novosti, a insisté sur le fait que le régime bolchevik ne pourrait être remplacé que par des Soviets "libérés" des bolcheviks. [10]

Dans leur défense de l’insurrection de Cronstadt, les mencheviks en tant que chauds partisans de la restauration capitaliste ont développé essentiellement le même point de vue que Miloukov. Avec lui, les mencheviks défendirent en Cronstadt un pas vers la restauration du capitalisme. [11] Dans les années qui suivirent, il ne purent s’empêcher de féliciter Staline (conseillé par Abramovich et autres en 1921) pour l’essentiel de "sa rupture décisive avec tous les plans aventuristes visant à répandre la "révolution mondiale"", et pour avoir entrepris à la place la construction du socialisme dans un seul pays. Malgré une réserve ici et un bêlement là, ils sont aujourd’hui assez en accord avec l’évangile de Staline, le "socialisme dans un seul pays". En cela, et en restant fidèles à la bannière de l’insurrection de Cronstadt, ils restent seulement fidèles à eux-mêmes – comme relais de tout ce qui peut tendre de façon ouverte ou voilée vers la restauration capitaliste en Russie et le renforcement du capitalisme dans le reste du monde.

La liaison entre contre-révolution et Cronstadt peut être établie non seulement de la bouche même des adversaires du bolchevisme mais encore sur la base de faits irréfutables. Au début de février, quand il n’y avait aucun signe d’agitation ni à Petrograd ni près de Cronstadt, la presse capitaliste à l’étranger publia des dépêches prétendument relatives à de sérieux troubles à Cronstadt, donnant les détails d’une émeute dans la flotte et de l’arrestation du commissaire de la Baltique. [12] Ces dépêches, bien que fausses à l’époque, se matérialisèrent avec une étonnante précision quelques semaines plus tard.

Se référant à cette "coïncidence", Lénine, dans son rapport au dixième Congrès le 8 mars 21, eut les mots suivants :

"Nous avons vécu le passage du pouvoir des bolcheviks à une sorte de conglomérat indéfini ou d’alliance d’éléments divers, probablement seulement un peu à droite ou peut-être même à "gauche" des bolcheviks – tant la masse de groupes politiques qui ont tenté de prendre le pouvoir à Cronstadt est indéfinissable. Il est en même temps tout à fait certain, comme vous le savez tous, que le Général de la Garde Blanche a joué un rôle majeur dans tout ça. C’est maintenant prouvé noir sur blanc. Deux semaines avant les événements de Cronstadt, la presse parisienne colportait déjà la nouvelle d’une insurrection à Cronstadt. (Oeuvres, vol. XXVI)"

C’est un fait bien établi que quand ces dépêches attirèrent l’attention de Trotsky, avant le moindre soulèvement à Cronstadt, il communiqua immédiatement avec le Commissaire de la flotte baltique pour le prévenir de prendre ses précautions parce que l’apparition de dépêches similaires dans la presse bourgeoise, se référant à d’autres soulèvements, avait été rapidement suivie par des tentatives contre-révolutionnaires dans les régions en question. Il va sans dire que tous les historiens "objectifs" préfèrent passer sous silence cette "coïncidence", de même que la presse capitaliste se saisit de l’insurrection pour mener une "campagne hystérique sans précédent" (Lénine) [13]. Les articles de presse de cette campagne furent innombrables, mais aucune liste ne serait complète sans les rapports sur le sujet qui apparurent dans les Izvestia de Cronstadt :

Première édition 3 mars : "INSURRECTION GENERALE A PETROGRAD"

7 mars : Titre "Nouvelles de dernière minute de Petrograd" – "Les arrestations massives et les exécutions d’ouvriers et de marins continuent. La situation est très tendue. Toutes les masses travailleuses s’attendent à une insurrection à chaque moment."

8 mars : "Le journal d’Helsingfors Hufvudstadsbladet … envoie les nouvelles suivantes de Petrograd … Les ouvriers de Petrograd sont en grève et sortent des usines en manifestant, les foules portant des drapeaux rouges exigent un changement de gouvernement et le renversement des communistes." [14]

11 mars : "La panique du Gouvernement." "Notre cri a été entendu. Les marins révolutionnaires, les hommes de l’armée Rouge et les ouvriers de Petrograd viennent déjà à notre secours… Le pouvoir bolchevik sent le sol se dérober sous ses pieds et a émis l’ordre à Petrograd d’ouvrir le feu sur tout groupe de cinq ou plus se promenant dans les rues…"

Il n’est guère étonnant que la presse de la Garde Blanche à l’étranger lançât une collecte intensive pour rassembler des fonds, des vêtements, de la nourriture, etc. sous le slogan "Pour Cronstadt !"

Comment refuser d’expliquer ce faisceau de faits et de preuves irréfutables ? Très simplement : En accusant les bolcheviks de calomnies ! Personne ne surpasse Berkman dans ses dénégations éhontées de toute liaison entre la contre-révolution et l’insurrection. Il va jusqu’à déclarer sans vergogne que le général tsariste Kozlovsky "ne joua pas le moindre rôle dans les événements de Cronstadt". Les aveux des SR eux-mêmes, et les déclarations de Kozlovksy dans une interview qu’il donna à la presse, établissent sans le moindre doute que Kozlovksy et ses officiers s’associèrent ouvertement à l’insurrection dès son origine. Kozlovsky lui-même fut "élu" au "Conseil de Défense". Voici comment les mencheviks rapportèrent les propos de Kozlovksy :

"Le premier jour de l’insurrection, le Conseil des spécialistes militaires avait élaboré un plan pour l’assaut imminent d’Oranienbaum, avec toute chance de succès à l’époque, car le gouvernement était pris de court et n’aurait pas pu rappeler à temps des troupes fiables... Les dirigeants politiques de l’insurrection ne furent pas d’accord pour prendre l’offensive et on laissa passer cette opportunité." [15]

Si le plan échoua, ce fut seulement parce que Kozlovsky et ses collègues furent incapables de convaincre les "dirigeants politiques", c’est-à-dire leurs alliés SR, que le moment était propice pour présenter ouvertement leur vrai visage et leur vrai programme. Les SR pensèrent qu’il valait mieux conserver le masque de la "défensive" et temporiser. Quand Berkman écrivit sa brochure, il connaissait ces faits. En fait, il reproduisit l’interview de Kozlovsky presque mot pour mot dans ses pages, ajoutant, comme à son habitude, quelques retouches significatives, et cachant la véritable source de ce qui apparut alors comme son appréciation personnelle.

Ca n’est pas un hasard si les Berkman et ses partisans ont dû plagier tous les Kozlovsky, SR et mencheviks. Le rejet de l’analyse marxiste de l’Etat par les anarchistes les mène inexorablement à adopter n’importe quel autre point de vue, jusque et y compris la participation au gouvernement d’un état bourgeois.

Combien de temps restait-il pour "négocier" ? Les insurgés contrôlaient la forteresse le 2 mars. Kozlovsky comme Berkman se portaient garants du fait que les bolcheviks auraient été "pris par surprise". Trotsky ne parvint à Léningrad que le 5 mars. La première attaque contre Cronstadt fut lancée le 8 mars. Les bolcheviks auraient-ils pu attendre plus longtemps ?

Bien des experts militaires considérèrent que l’échec de l’insurrection fut en grande partie dû au fait que la glace n’avait pas fondu. Si les flots s’étaient mis à couler librement entre Cronstadt et Léningrad, les troupes terrestres n’auraient pu être alignées par le gouvernement soviétique, tandis que des renforts maritimes auraient pu être envoyés aux insurgés qui contrôlaient déjà une forteresse maritime de première classe, avec des navires de guerre, de l’artillerie lourde, des mitrailleuses, etc. à leur disposition. Le danger de cette éventualité n’est ni un "mythe" ni une "calomnie bolchévique".

Dans les rues de Cronstadt, la glace fondait déjà. Le 15 mars, trois jours avant la conquête de la forteresse part l’assaut héroïque auquel participèrent 300 délégués au dixième Congrès, le nº 13 des Izvestia de Cronstadt titrait en page une un ordre de dégager les rues "en prévision du dégel". Si les bolcheviks avaient temporisé, cela aurait précipité une situation qui aurait coûté infiniment plus de vies et de sacrifices, sans compter que cela aurait rendu le sort même de la révolution très hasardeux.

Quand tous ces historiens citent les noms de la forteresse et les noms des navires de guerre Petropavlovks [Pierre-et-Paul] et Sevastopol – les navires qui en 1917 avaient été les soutiens essentiels des bolcheviks – [16] ils oublient soigneusement de préciser que le personnel de la forteresse aussi bien que des navires de guerre ne pouvait tout simplement pas être resté le même entre 1917 et 1921. Tandis que la forteresse et les navires étaient restés presque parfaitement intacts à l’extérieur, bien des choses étaient arrivées aux marins révolutionnaires pendant la période de la Guerre Civile, dans laquelle ils jouèrent un rôle héroïque dans pratiquement toutes les domaines d’activité. Il est bien sûr impossible de nous peindre un tableau idyllique, où les marins de Cronstadt auraient participé à la révolution d’Octobre 1917 pour ensuite rester ensuite simplement barricadés derrière leur forteresse et leurs navires tandis que leurs camarades d’armes combattaient les Wrangel, les Kolchak, les Denikine, les Yudenitch etc.

Mais c’est pourtant, dans les faits, ce que les opposants au bolchevisme essaient de sous-entendre quand ils martèlent les mots de "Cronstadt", de "marins révolutionnaires" et ainsi de suite. Le procédé est vraiment trop gros. La réponse récente de Trotsky à Wendelin Thomas qui crève cette bulle n’a fait que provoquer leur fureur. Comble de l’hypocrisie, ils s’élèvent tous dans une feinte indignation contre la prétendue insulte que Trotsky ferait aux "masses". Pourtant dans sa réponse à Thomas, Trotsky reformulait tout simplement les constats qu’il avait faits en 1921 : "La grande majorité des marins révolutionnaires, qui joua un rôle crucial dans la révolution d’Octobre 1917, a été dans l’intervalle affectée à d’autres domaines d’activité. Ils furent remplacés dans une large mesure un peu au hasard, notamment par beaucoup de marins lituaniens, estoniens et finlandais, dont la conscience se réduisait à vouloir conserver un travail temporaire et dont la grande majorité n’avait aucunement participé à la lutte révolutionnaire."

Il n’y a pas de spectacle plus révoltant que de voir ces gens, tels les anarchistes et les mencheviks, qui furent entre autres partenaires de Staline dans sa politique de front populaire, qui portent la responsabilité du massacre de la fine fleur du prolétariat espagnol, montrer d’un doigt accusateur les dirigeants de la révolution d’Octobre pour avoir vaincu une insurrection contre cette même révolution. C’est la faute des bolcheviks, ils provoquèrent les Cronstadtiens, etc. etc.

Nul ne peut le nier : les SR et les Mencheviks sont des experts, sinon les maîtres absolus, en matière de provocation. Rien de ce que firent Kerensky et Cie ne les provoqua ne serait-ce qu’à admettre la prise des armes contre le gouvernement provisoire. Au contraire, les mencheviks exigeaient avec emphase, en 1917, que la Crondstadt révolutionnaire, et les bolcheviks en général, soient "maîtrisés". Quant aux SR, ils n’hésitèrent pas longtemps avant de prendre les armes contre Octobre. Le bolchevisme a toujours "provoqué" ces messieurs qui ont toujours pris position de l’autre côté de la barricade.

Ce sont les faits et ils sont incontestables. Les marins formaient le gros des forces insurgées. La garnison et la population restèrent passives. Pris de court par l’insurrection, le commandement de l’Armée Rouge chercha d’abord à temporiser, espérant que les insurgés aient un sursaut de conscience. Le temps pressait. Quand il devint clair qu’il était impossible d’arracher la masse anonyme à la direction des SR et à ses sbires, Crondstadt fut prise d’assaut. En agissant ainsi les bolcheviks ne faisaient que leur devoir. Ils défendaient les conquêtes de la révolution contre les complots de la contre-révolution. C’est là le seul verdict que l’histoire peut rendre, et elle le rendra.

Notes de l’auteur

[1] En Janvier-Mars 1921, s’est produite la révolte de Tumensk dans la région de Tobolsk en Sibérie. Les insurgés étaient au nombre de 20.000 hommes. En mai 1921, les gardes blancs aidés par les japonais sont allés jusqu’à Vladivostok, qu’ils ont tenu pendant une courte période. Après la signature du traité de Riga (18 mars 1921), quelques milliers de gardes blancs ont envahi l’Ukraine, et d’autres endroits du territoire soviétique furent pénétrés par seulement quelques poignées d’entre eux. Une autre série d’incursions ont suivi en Karelie à partir du 23 octobre 1921, et n’ont été liquidées qu’en février 1922. Jusqu’en octobre 1922, le territoire soviétique a été parcouru par des bandes de guérilleros contre-révolutionnaires.

[2] Sotsialisticheski Vestnik, 25 Août 1937.

[3] Sotsialisticheski Vestnik, 5 Avril 1921.

[4] Les SR étaient un peu moins précis sur le côté politique sordide de la révolte. Ils ont dit : "les organisations ouvrières ont exigé un changement complet de régime : certains sous forme de Soviets librement élus, d’autres sous forme de la convocation d’une Assemblée constituante." (La vérité au sujet de la Russie, "Volya Rossii", Prague, 1921). En éditant ce livre les SR à l’étranger n’ont fait que reconnaître tardivement leur participation politique à la révolte, quoique leurs porte-parole en Russie se soient alors cachés derrière un masque non-partisan. Ce livre a servi comme principale, sinon seule, source utilisée par tous les critiques passées et présentes du bolchevisme. La brochure de Berkman "la rébellion de Cronstadt" (1922) est simplement une répétition des alléguations et interprétations SR, avec peu de changements significatifs.

[5] Vanguard, février-mars 1937.

[6] Victor Serge croit que c’était un défaut spécifique à Kalinine. "le Comité central a commis l’énorme erreur d’envoyer Kalinine..." (La Révolution Prolétarienne, Septembre 1937).

[7] Izvestia de Kronstadt, n° 11, 13 mars 1921.

[8] Dans ses commentaires récents sur Cronstadt, Victor Serge concède que les bolcheviks une fois confronté à la révolte n’ont eu aucun autre recours que de l’écraser. En cela il se distingue des diverses variétés d’anarcho-menchevisme. Mais dans sa contribution à la discussion il déplore les expériences de l’histoire au lieu de chercher à les comprendre en tant que marxiste. Serge insiste sur le fait qu’il aurait été "facile" d’éviter la révolte – si seulement le Comité central n’avait pas envoyé Kalinine pour s’adresser aux marins ! Et une fois que la révolte avait éclaté, il aurait été "facile" d’éviter le pire – Ah, si seulement Berkman avait parlé aux marins ! Adopter une telle approche des événements de Cronstadt c’est avoir un point de vue superficiel : "Ah, si seulement l’histoire nous avait épargné Cronstadt !" Elle mène seulement à l’éclectisme et à la perte de tous les repères politiques.

[9] Poslednya Novosti, 11 Mars 1921.

[10] Idem., 18 mars 1921.

[11] Dans les thèses programmatiques sur la Russie proposées par le Comité central des mencheviks en 1921, nous trouvons ce qui suit : "puisque dans l’immédiat les structures capitalistes maintiendront leur emprise sur l’économie mondiale, le système économique de la République ne être qu’en conformité avec les formes capitalistes des pays avançés de l’Europe et de l’Amérique..." (Sotsialisticheski Vestnik, 2 déc. 1921)

[12] La révolte de la flotte de la Baltique contre le gouvernement soviétique – un article signé dans l’Echo De Paris, 14 fév. 1921. Le même jour le "Matin", un autre journal parisien, a publié une dépêche sous le titre : "Moscou prend des mesures contre les insurgés de Kronstadt". La presse des gardes blancs russes a publié des dépêches semblables. L’origine indiquée était Helsingfors d’où les dépêches furent expédiées le 11 février 1921.

[13] Dans son discours de conclusion du 16 mars, Lénine a lu au congrès un rapport sur la campagne de presse. Voici quelques des titres cités par Lénine :

"On nous signale un soulèvement à Moscou. Combats à Petrograd." (London Times, 2 mars 1921)

"L´agitation antibolchévique : Petrograd et Moscou seraient aux mains des insurgés qui ont formé un gouvernement provisoire" (Matin, 7 mars)

"Cronstadt contre Petrograd, arrestation de Zinoviev" (Berliner Tageblatt, 7 mars)

"A Petrograd, les marins révoltés débarquent." (Matin, 8 mars)

"Soulèvement en Russie" (Vossische Zeitung, 10 mars)

"Combats à Petrograd. Manœuvres des rouges en échec." (London Times, 9 mars)

[14] Les mencheviks ne disposent pas de leur propre presse en Russie, et n’ont pu donc que participer clandestinement à la campagne des impérialistes à l’étranger, et à celle de leurs alliés SR à Cronstadt. Voici le premier paragraphe d’un de leurs tracts, daté du 8 mars 1921, et publié au nom du "Comité de Petersbourg du SDLPD" :

"La dictature bolchevique se délite. Soulèvements ruraux en Ukraine, en Sibérie, dans le sud-ouest de la Russie... Grèves et agitation parmi les ouvriers de Petersbourg et à Moscou... Les marins de Cronstadt se sont soulevés... Famine, froid, misère répandent une amertume sans précédent parmi la population dans le reste de la Russie... Telle est l’image repoussante de la République soviétique trois ans après la prise de pouvoir par les bolcheviks. La dictature bolchevique se délite... " (Sotsialisticheski Vestnik, 20 avril 1921)

[15] Sotsialisticheski Vestnik, 5 avril 1921, souligné par nous.

[16] A. Berkman, La rébellion de Cronstadt.

Léon Trotsky

Encore sur la répression de Cronstadt

6 juillet 1938

Dans mon récent article sur Cronstadt [1], j’ai essayé de poser la question sur un plan politique. Mais beaucoup de gens sont intéressés par le problème des « responsabilités » personnelles. Souvarine [2] qui, de marxiste indolent, est devenu calomniateur excité, déclare dans son livre sur Staline que, dans mon autobiographie, je me suis délibérément tu au sujet de la rébellion de Cronstadt : il y a, dit‑il ironiquement, des exploits dont on ne se glorifie pas [3]. Ciliga, dans son livre Au Pays du Grand Mensonge [4], rapporte que j’ai tué « plus de dix mille marins » [5] (je doute que la flotte de la Baltique en ait compté autant à l’époque). D’autres critiques s’expriment ainsi : oui, objectivement, la rébellion a eu un caractère contre‑révolutionnaire, mais pourquoi Trotsky a‑t‑il usé d’une répression aussi impitoyable dans la pacification qui a suivi ?

Je n’ai jamais parlé de cette question. Non que j’aie quoi que ce soit à cacher, mais au contraire, précisément parce que je n’avais rien à dire. La vérité sur cette question, c’est que, personnellement, je n’ai nullement participé à l’écrasement de l’insurrection de Cronstadt, ni à la répression qui suivit. Ce fait, réel, n’a aucune signification politique à mes yeux. J’étais membre du gouvernement, je considérais comme nécessaire la liquidation de cette révolte, et je porte donc la responsabilité de sa suppression. Jusqu’à présent, je n’ai répondu à la critique que dans ces limites. Mais, lorsque les moralistes commencent à m’attaquer personnellement, m’accusant de cruauté excessive non nécessitée par les circonstances, je considère que j’ai le droit de leur dire : « Messieurs les moralistes, vous mentez un peu ! »

La rébellion éclata durant mon séjour dans l’Oural. De l’Oural, je me rendis directement à Moscou, pour le X° congrès du parti. La décision de supprimer la révolte par la force militaire, si la forteresse ne pouvait pas être amenée à se rendre, d’abord par des négociations de paix, puis par un ultimatum, cette décision générale a été adoptée avec ma participation directe. Mais, après que la décision fut prise, je continuai à rester à Moscou et ne pris aucune part, ni directe, ni indirecte, aux opérations militaires. Quant aux répressions consécutives, elles furent intégralement l’affaire de la Tchéka [6].

Comment se fit‑il que je n’allai pas personnellement à Cronstadt ? La raison était de nature politique. La révolte éclata pendant la discussion sur ce qu’on appela la « question syndicale ».

Le travail politique à Cronstadt était entièrement entre les mains du comité de Pétrograd, dirigé par Zinoviev. Le même Zinoviev était le dirigeant principal, le plus infatigable et le plus passionné dans la lutte contre moi dans cette discussion. Avant mon départ pour l’Oural, j’étais à Pétrograd, où j’avais pris la parole dans une réunion de marins communistes. L’atmosphère générale de cette réunion m’avait fait une impression très défavorable. Des marins élégants, bien habillés, communistes de nom seulement, faisaient l’impression de parasites, comparés aux ouvriers et soldats de l’Armée rouge de l’époque. Le comité de Pétrograd menait la campagne d’une façon parfaitement démagogique. Le personnel dirigeant de la flotte était isolé et terrifié. La résolution de Zinoviev reçut probablement 90 % des voix. Je me rappelle avoir dit à Zinoviev à cette occasion : « Tout va très bien ici, jusqu’à ce que cela aille très mal. » Par la suite, Zinoviev vint avec moi dans l’Oural où il reçut un message urgent disant qu’a Cronstadt les choses tournaient « très mal ». L’immense majorité des marins « communistes » qui défendaient la résolution de Zinoviev prit part à la rébellion. Je considérai, et le bureau politique ne fit pas d’objection, que les négociations avec les marins, et, si nécessaire, leur pacification, devaient être menées par les dirigeants qui avaient, la veille encore, toute leur confiance politique. Autrement les Cronstadtiens auraient pu considérer l’affaire comme si je venais prendre sur eux une revanche pour leur vote contre moi pendant la discussion du parti.

Justes ou non, ce sont, en tout cas, ces considérations qui déterminèrent mon attitude. Je suis resté complètement et ostensiblement à l’écart de cette affaire. En ce qui concerne la répression, autant que je m’en souvienne, c’est Dzerjinski qui en eut la charge personnelle, et Dzerjinsky ne pouvait tolérer dans ses fonctions ‑ et à juste titre ‑ l’immixtion de qui que ce soit.

Je ne sais pas s’il y a eu des victimes inutiles. Sur ce point, je crois Dzerjinsky plutôt que ses critiques tardifs. Faute de données, je ne peux pas préciser aujourd’hui, a posteriori, qui a été puni et comment. Les conclusions de Victor Serge [7] sur ce point ‑ de troisième main ‑ n’ont pas de valeur à mes yeux.

Mais je suis prêt à reconnaître que la guerre civile n’est pas une école d’humanité. Les idéalistes et les pacifistes accusent toujours la révolution de commettre des « excès ». Mais le point capital est que ces « excès » découlent de la nature même de la révolution, laquelle n’est en elle‑même qu’un « excès » de l’histoire. Celui qui le désire peut rejeter sur cette base (dans de petits articles) la révolution en général. Je ne la rejette pas. Dans ce sens, je prends la pleine et entière responsabilité de la répression de la révolte de Cronstadt.

Notes

[1] Il s’agit de « Beaucoup de Tapage autour de Cronstadt », Œuvres, 16, pp. 69‑83.

[2] Boris Souvarine, journaliste d’origine russe, avait été l’un des animateurs du courant pour l’adhésion à l’I.C. dans le parti socialiste en France. Il avait soutenu Trotsky et l’Opposition de gauche russe en 1924 et publié Cours nouveau, ce qui lui avait valu d’être exclu du P.C. dont il avait été l’un des pionniers. Il avait rompu avec Trotsky en 1929. En 1935, il avait publié chez Plon un livre intitulé Staline. Aperçu historique du bolchevisme.

[3] Page 261 de l’édition de 1935 de son Staline, Souvarine écrivait : « On ne se glorifie pas de certaines victoires. Trotsky a consacré tout juste deux lignes de ses mémoires à l’affaire de Cronstadt pour y reconnaître un "dernier avertissement" signifié à son parti. »

[4] Ante Ciliga (né en 1896), un Croate, Italien de nationalité, dirigeant du P.C. yougoslave en exil à Moscou, membre de l’Opposition de gauche, avait été arrêté en 1930, enfermé à Verkhnéouralsk puis déporté. A sa sortie d’U.R.S.S., il avait initialement collaboré au Biulleten Oppositsii. Il venait de publier en France, chez Gallimard, ce livre qui a été republié avec un second livre de 1949, sous le titre Dix ans aux pays du mensonge déconcertant, aux Editions Champ libre.

[5] Ce n’est pas exactement cela. Dans son livre, Ciliga cite un ancien insurgé de Cronstadt, un ancien tchékiste, qu’il dit avoir interrogé en prison sur la révolte. L’homme parle de la répression et dit notamment : « On fusilla plus de dix mille marins. » Plus loin, Ciliga écrit que, « pour lui » l’ex‑tchékiste), Trotsky était « le bourreau sanglant qui avait dompté la révolte populaire de Cronstadt », mais il ne reprend pas ces accusations à son compte.

[6] La Tchéka ‑ des initiales ‑ était la commission extraordinaire pan‑russe de lutte contre la contre‑révolution, qui devint en 1922 le G.P.U.

[7] Victor L. Kibaltchitch, dit Victor Serge (1890‑1947), fils de parents russes émigrés en Belgique, d’abord anarchiste (et condamné pour complicité dans l’affaire de la « bande à Bonnot ») avait rallié le parti bolchevique à son arrivée en U.R.S.S. et travaillé pour l’I.C. Il avait été membre de l’Opposition de gauche. Déporté en 1933, il avait été autorisé à regagner la Belgique, à la suite de la campagne menée en Occident pour le grand écrivain de langue française qu’il était. Après une prise de contact chaleureuse avec Trotsky, leurs relations s’étaient détériorées du fait du soutien qu’il apportait notamment aux dirigeants du P.O.U.M. Victor Serge était intervenu dans le débat sur Cronstadt à propos de la réponse de Trotsky à Wendelin Thomas dans La Révolution prolétarienne du 10 septembre 1937, puis à nouveau dans la même revue le 25 octobre. A la fin d’avril, il avait écrit une lettre à New International, à propos des articles de Trotsky sur cette question. Dans un texte paru dans la R.P. du 25 octobre 1938 (reproduit, comme tous les précédents, dans Serge & Trotsky, La Lutte contre le Stalinisme, présentation de Michel Dreyfus), Serge répondait en protestant contre l’expression de « troisième main » sans être pourtant totalement convaincant sur ce point : « Habitant à Pétrograd, je vivais parmi les dirigeants de la ville. Je sais par des témoins oculaires ce que fut la répression. »

Alfred Rosmer

Soulèvement de Cronstadt

La discussion se prolongeait, le congrès du Parti allait se réunir quand éclata le soulèvement de Cronstadt. Nouvelle terrible et d’abord incroyable. Cronstadt, foyer le plus ardent de la Révolution d’Octobre, dressé contre la République soviétique, était-ce possible ? Les dirigeants du Parti eux-mêmes avaient été pris par surprise. Nous étions consternés. Comme toujours, dans les situations difficiles et périlleuses, c’est Trotsky que le Comité central envoya à Petrograd, quitte à le charger ensuite de responsabilités qui n’étaient pas les siennes [25].

Il fallut étudier et préciser la nature du mouvement, et avant tout ses causes ; il y en avait d’évidentes. Le Cronstadt de 1921 n’était plus le Cronstadt de 1917 ; le transfert du gouvernement soviétique à Moscou avait drainé une grande partie des militants ; la guerre civile en avait pris beaucoup. Les faubourgs ouvriers avaient fourni leurs contingents ; le Petrograd de l’insurrection d’Octobre, le Petrograd où s’étaient déroulées toutes les phases de la Révolution, donnait alors l’impression d’une capitale désaffectée, déchue de son rang. Zinoviev en avait la charge et il était le dernier homme capable d’administrer méthodiquement ; en outre, son attention était accaparée maintenant par l’Internationale communiste et ses sections ; la ville et la région étaient laissées à l’abandon, la condition des travailleurs et l’organisation du travail négligées au point que des grèves avaient éclaté. Située à la pointe extrême du pays, Petrograd se trouvait aussi mal placée que possible pour le ravitaillement quand la Russie était coupée de l’extérieur ; avantageuse en temps de paix, sa position devenait la plus exposée en temps de guerre.

Que des éléments contre-révolutionnaires aient cherché à profiter de la situation, c’était normal ; leur rôle était d’exciter les mécontentements, d’envenimer les griefs, de tirer vers eux le mouvement. D’où sortit le mot d’ordre des “ soviets sans bolchéviks ” ? il n’est pas aisé de le préciser, mais il était si commode pour rallier tout le monde, tous les adversaires du régime, en particulier les socialistes-révolutionnaires, les cadets, les menchéviks, empressés à prendre une revanche, qu’il est permis de supposer que ce sont eux qui en eurent l’idée, et la propagande qu’ils firent sur cette revendication pouvait toucher les marins et les soldats, la plupart jeunes recrues venant des campagnes, troublés déjà par les plaintes acrimonieuses que leur apportaient les lettres de leurs familles, irritées par la brutale réquisition. Telles furent les conclusions auxquelles aboutit l’enquête menée par les dirigeants du Parti. Écrivant sur ce sujet un an plus tard “ pour l’anniversaire ”, Andrés Nin qui avait vécu toute l’année écoulée en Russie soviétique et avait eu la possibilité de s’informer de vérifier, donnait des explications et appréciations identiques [26].

La thèse des adversaires des bolchéviks a été exposée dans diverses brochures, écrites généralement par des anarchistes. On peut la retrouver dans celle qui est, je crois, la dernière en date, publiée en 1948 par Ida Mette, aux Editions Spartacus, sous le titre La Commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des Soviets. La conclusion de l’auteur est déjà indiquée clairement par ce titre, mais il déclare n’avoir entrepris son travail que pour établir la vérité historique sur cet événement douloureux. Y a-t-il réussi ? Il reconnaît que des éléments manquent encore pour une analyse définitive, les Archives du gouvernement soviétique et de l’Armée rouge ne pouvant être consultées. Cependant il reproduit et commente beaucoup de documents importants. Mais que de contradictions parmi les témoignages et appréciations qu’il cite, émanant pour la plupart de partisans délibérément hostiles aux bolchéviks.

Sur l’origine et la cause du soulèvement, un des chefs de l’insurrection, Pétritchenko, écrit en 1926 que c’est le maintien du régime du communisme de guerre quand la guerre civile était finie qui a irrité les ouvriers et les a poussés à se soulever contre le gouvernement soviétique. Mais celui-ci n’était pas moins désireux qu’eux de passer d’un régime de guerre à un régime de paix. A-t-il trop tardé à le faire ? Pouvait-il appliquer plus tôt la nouvelle politique économique qui, depuis des mois, faisait l’objet de ses préoccupations ? on étudiait, on cherchait ; la grande discussion sur les syndicats s’inscrit précisément dans le cadre de ces recherches. Bien téméraire serait celui qui croirait pouvoir donner une réponse à ces questions, alors qu’il est difficile, sinon impossible, de reconstituer exactement la situation générale existant alors.

Même si on admet que le soulèvement fut le fait d’ouvriers et de marins qui agissaient en pleine indépendance, de leur propre initiative, sans liaison avec des contre-révolutionnaires, il faut reconnaître que dès le déclenchement du soulèvement, tous les ennemis des bolchéviks accoururent : socialistes-révolutionnaires de droite et de gauche, anarchistes, menchéviks ; la presse de l’étranger exulte ; elle n’a même pas attendu la phase active du conflit pour le signaler ; le programme des rebelles ne l’intéresse pas, mais elle comprend que leur révolte peut accomplir ce que les bourgeoisies coalisées n’ont pu faire : renverser un régime exécré dont depuis des années elle guette vainement la chute.

Parmi les tracts distribués à Cronstadt, celui qui est signé : un groupe de menchéviks, se termine par ces mots : “ Où sont les vrais contre-révolutionnaires ? Ce sont les bolchéviks, les commissaires. Vive la révolution ! Vive l’Assemblée constituante ! ” D’après le Messager socialiste, organe officiel des social-démocrates russes publié à l’étranger, “ les mots d’ordre cronstadiens sont menchéviks ”, tandis que Martov nie la participation au mouvement des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Pour lui, l’initiative appartient aux marins, qui rompent avec le parti communiste sur des questions d’organisation non de principes.

Les faits rapportés dans la brochure montrent que c’est le Comité révolutionnaire provisoire qui prit l’initiative des mesures militaires. Sur une fausse nouvelle, il se hâta de faire occuper les points stratégiques, s’empara des établissements d’Etat, etc. Ces opérations ont lieu le 2 mars, et c’est seulement le 7, que le gouvernement, ayant épuisé les tentatives de conciliation, dut se résoudre à ordonner l’attaque. Les socialistes-révolutionnaires s’étaient employés à empêcher une solution pacifique du conflit. Un de leurs chefs, Tchernov, cet ancien ministre des cabinets de coalition qui menèrent la révolution de Février à Kornilov et à Kérensky, s’écria : “ Ne vous laissez pas tromper en entamant avec le pouvoir bolchévique des pourparlers que celui-ci entreprendra dans le but de gagner du temps. ” Le gouvernement engagea l’action devenue inévitable à contre-coeur comme le confirme le témoignage de Loutovinov, un des leaders de l’ “ Opposition ouvrière ” ; arrivant à Berlin le 21 mars, il déclarait : “ Les nouvelles publiées par la presse étrangère sur les événements de Cronstadt sont fortement exagérées. Le gouvernement des Soviets est assez fort pour en finir avec les rebelles ; la lenteur des opérations s’explique par le fait qu’on veut épargner la population de la ville. ”

Loutovinov avait été envoyé à Berlin en disgrâce, et le fait qu’il appartenait à l’ “ Opposition ouvrière ” donne un prix spécial à sa déclaration.

S’il est possible que le gouvernement des Soviets ait commis des fautes, que dire du rôle d’un homme comme Tchernov qui ne voit dans l’affaire que l’occasion d’une revanche contre les bolchéviks qui l’ont détrôné de son fauteuil présidentiel en dissolvant l’Assemblée constituante. Sachant que l’insurrection est vouée à l’échec, il fait tout ce qu’il peut pour exciter les marins, contribuant ainsi à accroître un vain sacrifice de vies humaines. Étant donnée la situation, les combats, dès qu’ils s’engagèrent, ne pouvaient être qu’acharnés ; les pertes furent lourdes des deux côtés, parmi les rebelles et parmi les aspirants de l’Armée rouge.

À diverses reprises, les marins de Cronstadt avaient montré qu’ils étaient enclins à céder à l’impatience. Sous le Gouvernement provisoire, le 13 mai, ils avaient proclamé que “ le seul pouvoir à Cronstadt est le Soviet ”. C’est Trotsky qui prit alors leur défense contre le ministre menchévik Tsérételli, comme on l’a vu par la note ci-dessus. Deux mois plus tard, au cours de la période de grands troubles connue comme les “ Journées de Juillet ” consécutive à la malheureuse offensive décidée par Kérensky sous la pression des Alliés, les marins de Cronstadt vinrent en masse à Petrograd. Après avoir manifesté à travers la ville, ils se rendirent au Palais de Tauride où siégeait le Soviet et, sur un ton impératif, demandèrent que les ministres socialistes vinssent s’expliquer devant eux. C’est Tchernov qui se montra le premier. “ Fouillez-le ! Assurez-vous qu’il n’a pas d’armes ! ” crie-t-on aussitôt de divers côtés. L’accueil manquait de cordialité. “ Dans ce cas, je n’ai rien à dire ”, déclara-t-il, et tournant le dos à la foule, se dispose à regagner le Palais. Cependant le tumulte s’apaise. Il peut faire un bref discours pour tenter d’apaiser les protestataires. Quand il a fini, plusieurs marins, des costauds, s’emparent de lui, le poussent vers une auto, le prenant comme otage. Cet acte imprévu provoque une extrême confusion ; on approuve ou on proteste. Tandis qu’on discute, des ouvriers se précipitent vers l’intérieur du Palais, criant : “ Tchernov a été arrêté par des énergumènes ! Il faut le sauver ! ” Martov, Kaménev, Trotsky quittent en hâte la séance. Non sans peine, Trotsky obtient que Tchernov soit libéré et, le prenant par le bras, le ramène au Soviet. En 1921, Tchernov avait complètement oublié cette scène vieille de quatre années. Il ne songeait plus qu’à exciter criminellement les frères de ces marins qui l’avaient traité plus rudement que ne le firent les bolchéviks.

Notes

[25] Trotsky connaissait bien Cronstadt et ses militants. Dans son Histoire de la Révolution russe, il en parle en ces termes : “ Malgré des répressions implacables, la flamme de la révolte ne s’était jamais éteinte à Cronstadt. Elle jaillit menaçante après l’insurrection... Le 13 mai 1917, le Soviet prit cette décision : “ Le seul pouvoir à Cronstadt est le Soviet des députés ouvriers et soldats. ” Un ordre exemplaire fut maintenu ; on ferma les bouges... Les marins de Cronstadt constituèrent une sorte d’ “ Ordre militant de la révolution... ” Chez les hauts dirigeants il fut décidé de donner aux gens de Cronstadt une leçon. Ce fut Tsérételli qui se fit le procureur. Trotsky prit leur défense. ” I, 392.

[26] Correspondance internationale, 12 avril 1922.

Karl Radek

Les Mencheviks et Cronstadt

Le Messager Socialiste, organe du citoyen Martov, écrit que Trotsky, « à la tête de toute la nouvelle clique militariste et de tous les futurs liquidateurs bonapartistes de la Révolution russe, est allé anéantir,
en la personne de Cronstadt, la force peut-être la plus solide sur laquelle celte révolution aurait pu s’appuyer à l’heure critique d’un véritable danger contre-révolutionnaire ». Cela prouve seulement qu’au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la réalité russe, Martov grandit en insolence contre-révolutionnaire et devient le véritable fournisseur de mensonges antisoviétistes pour la Bourse européenne.

Ce qui importe plus que les calomnies du citoyen Martov, c’est l’appréciation des événements de Cronstadt eux-mêmes, donnés par l’organe menchevik. Il écrit : "Si les masses, instruites par l’expérience bolchevique, continuant à avoir pour idéal le pouvoir des Soviets et à croire à la réalisation immédiatement possible du régime socialiste,
sacrifient leur vie pour le programme menchevik, liberté politique, Soviets librement élus, affranchissement des Syndicats, suppression de la dictature du Parti Communiste et de la Terreur des Commissions Extraordinaires, compromis avec les paysans et concessions à la
liberté du commerce, c’est la social-démocratie russe qui a lieu de se féliciter de son triomphe, d’autant plus même que, n’ayant aucune organisation à elle parmi les marins, elle a eu moins de part à leur mouvement."

Tableau touchant : MM. les mencheviks sont en plein accord avec les marins de Cronstadt, et sans le savoir ces derniers ont suivi le programme et fait la politique des mencheviks. La vague populaire, qui
avait balayé les mencheviks les ramène à la surface... Comme cela est beau. Le citoyen Martov, son pince-nez à cheval sur le nez, est porté en triomphe par la masse populaire et lance d’une main des citations de Marx tendant à prouver que la Révolution russe ne peut pas dépasser le cadre de l’évolution bourgeoise, et de l’autre la proclamation du Comité menchevik de Pétrograd, qui tend à prouver
exactement le contraire.

Mais le tableau n’est pas complet. Car au milieu des cris : « Vivent les Soviets sans parti ! » on voit se faufiler, à travers la foule, Milioukov, Bourtzev et Savinkov, dont la voix est plus forte et plus sonore que
l’organe enroué de Martov. « Votre programme menchevik ? crie Milioukov, mais c’est le nôtre, celui des Cadets », et Savinkov aussi, l’ami de Koltchak, de Denikine et de Youdenitch, le chef de cabinet politique de Balakhovitch, s’écrie : « C’est mon programme. » Le citoyen Martov essuie son pince-nez, tousse et bafouille : « Vous vous acoquinez à la Révolution, mais vous êtes pour la Constituante. » — « Et vous, avez-vous renoncé à la Constituante ? » lui demande Savinkov. Le citoyen Martov fait entendre quelques sons sur le marxisme et la dialectique qui, dit-il, dépend des circonstances... Mais le talentueux, et expert diplomate Milioukov lui donne lecture d’une déclaration imprimée dans les Dernières Nouvelles, en réponse à Zenzinov, qui lui aussi avait juré ses grands dieux que la coïncidence du point de vue socialiste-révolutionnaire avec le point de vue cadet ne signifiait pas encore la coalition.

En ce qui concerne la méthode à choisir pour obtenir la complète unanimité, Zenzinov, et nous ajouterons Martov, a réellement une manière de s’exprimer qui s’explique moins par le fond de la chose que par des considérations tactiques. Nous le comprenons, et c’est pourquoi nous n’entrerons pas en polémique avec lui, lui laissant la responsabilité de sa terminologie.

Et, en effet, pourquoi Milioukov et Martov se disputeraient-ils pour savoir lequel s’est acoquiné le premier aux événements de Cronstadt ? Les cadets de Paris ou bien les amis de Martov ? Le sens de leur
politique est le même. Bien plus, les Dernières Nouvelles, en préconisant les Soviets sans parti, déclarent franchement que c’est une façon d’obtenir, pour commencer, un Gouvernement de « Socialistes »
modérés, qui peu à peu cédera la place à un Gouvernement bourgeois. Le plus remarquable dans toute la philosophie que Martov distille à propos de Cronstadt, c’est justement qu’il ne veut pas voir qu’il joue le
rôle de l’âne sur lequel est monté Milioukov, ne comptant plus sur le cheval blanc de Wrangel. Et les impérialistes français et les blancs se sont convaincus qu’en envoyant des généraux tsaristes combattre
le Pouvoir des Soviets, ils épouvantent le paysan et le poussent à s’allier de plus belle avec la classe ouvrière sous la direction du Parti Communiste. Aussi le Gouvernement français a-t-il fait son deuil de
Wrangel et donne l’ordre aux cadets de s’arranger avec les socialistes-révolutionnaires. L’organe de Martov nous apprend lui-même que les invitations à la Conférence des membres de la Constituante ont
été expédiées par Leygues en personne. Les cadets de gauche et les socialistes-révolutionnaires de droite, couvrant de leur personne le propriétaire foncier, sent entrés dans le rôle d’amis du paysan. La
Constituante les gênait, parce qu’elle est impopulaire dans les masses. Cronstadt leur a ouvert les yeux, et maintenant la contre-révolution a fait son jeu sur les Soviets sans parti.

Voilà ce que n’a pas vu le citoyen Martov et toute sa confrérie, car Martov est un homme honnête, incapable de servir consciemment la contre-révolution. Mais, par bonheur pour la contre-révolution,
Martov est un étrange révolutionnaire, qui perd connaissance au moment où cela lui est utile et qui sert la contre-révolution sans le savoir et même en croyant servir la Révolution.

Rosa Luxemburg écrivait un jour, à propos de Friedrich Naumann, sorte de lieutenant socialiste de l’impérialisme allemand, que les plus utiles serviteurs de la bourgeoisie ne sont pas les filous conscients,
mais les sincères inconscients. Nous n’avons jamais nié que Martov ne soit un homme sincère.

Lénine

Discours prononcé au congrès des ouvriers des transports de Russie

27 mars 1921

Camarades, permettez-moi tout d’abord de vous remercier de votre accueil et de vous rendre la pareille, en saluant votre congrès. Avant de passer à la question relative à vos travaux et à tout ce que le pouvoir soviétique attend de votre congrès, permettez-moi de commencer d’un peu loin.

Tout à l’heure, en traversant votre salle de séances, j’ai remarqué une pancarte avec cette inscription : « Le règne des ouvriers et des paysans n’aura pas de fin ». Quand j’ai lu cette étrange pancarte qui n’était pas pendue au mur, il est vrai, mais, contre l’habitude, posée dans un coin — quelqu’un ayant compris que la pancarte n’était pas très heureuse, l’aura mise de côté — quand j’ai lu cette étrange pancarte, j’ai pensé : Voilà pourtant les vérités élémentaires et fondamentales qui suscitent chez nous des malentendus et de fausses interprétations. En effet. Si le règne des ouvriers et des paysans ne devait pas prendre fin, cela voudrait dire qu’il n’y aurait jamais de socialisme, puisque le socialisme signifie la suppression des classes ; or, tant qu’il existera des ouvriers et des paysans, il existera des classes différentes, et, par conséquent, il n’y aura pas de socialisme intégral. Tout en méditant sur ce fait que trois années et demie après la Révolution d’Octobre, on trouve encore chez nous des pancartes aussi étranges, bien que légèrement mises à l’écart, — j’ai songé aussi que même les mots d’ordre les plus répandus, les plus courants, suscitaient chez nous des malentendus extrêmement graves. Ainsi, par exemple, nous chantons tous que nous avons engagé le dernier et décisif combat. C’est là un des mots d’ordre les plus répandus, que nous répétons sur tous les modes. Mais j’ai bien peur que si l’on demandait à la majeure partie des communistes de dire contre qui ils ont engagé aujourd’hui — non point le dernier, évidemment c’est un peu trop dire, mais un de nos derniers et décisifs combats — je crains que bien peu sachent donner la bonne réponse et montrer qu’ils comprennent clairement contre quoi ou contre qui nous avons engagé aujourd’hui un de nos suprêmes combats. Et j’ai idée qu’en rapport avec les événements politiques de ce printemps, qui ont retenu l’attention des grandes masses d’ouvriers et de paysans, j’ai idée qu’en rapport avec ces événements il serait bon tout d’abord d’examiner une fois de plus ou, du moins, de tenter d’examiner la question de savoir contre qui nous menons aujourd’hui, au cours de ce printemps, un de nos derniers et décisifs combats. Permettez-moi de m’arrêter sur ce point.

Pour bien s’orienter dans cette question, je crois qu’il faut, avant tout, considérer une fois de plus, avec le maximum de précision et de lucidité, les forces en présence et dont la lutte doit déterminer le sort du pouvoir soviétique, ainsi que, d’une façon générale, la marche et le développement de la révolution prolétarienne, de la révolution pour le renversement du capital aussi bien en Russie que dans les autres pays. Quelles sont ces forces ? Comment sont-elles groupées les unes contre les autres ? Quelle est, à l’heure présente, la disposition respective de ces forces ? Toute crise politique plus ou moins grave, tout nouveau tournant, même peu considérable, dans les événements politiques, doit nécessairement amener tout ouvrier, tout paysan qui pense, à cette question : Quelles sont les forces en présence et comment sont-elles groupées ? Et ce n’est qu’après avoir appris à bien évaluer ces forces, avec une parfaite lucidité, indépendamment de nos sympathies et de nos désirs personnels, que nous pourrons tirer les bonnes conclusions relativement à notre politique en général, et à nos tâches immédiates. Permettez-moi donc de vous décrire brièvement ces forces.

Il existe trois forces essentielles, principales, fondamentales. Je commencerai par celle qui nous est le plus proche, par le prolétariat. C’est là la première force. C’est la première classe sociale distincte. Vous le savez bien, puisque vous-mêmes vivez au plus épais de cette classe. Quelle est aujourd’hui sa situation ? En Russie soviétique c’est la classe qui, il y a trois ans et demi, a pris le pouvoir et réalisé depuis lors sa domination, sa dictature ; c’est elle qui, en ces trois années et demie, a pâti, souffert, supporté, enduré des privations et des calamités, plus que toutes les autres classes. Ces trois années et demie, dont la plus grande partie a été remplie par la guerre civile à outrance que le pouvoir des Soviets a dû soutenir contre le monde capitaliste tout entier, ont apporté à la classe ouvrière, au prolétariat, des calamités, des privations, des sacrifices, une misère sans précédent dans le monde. Et l’on a vu cette chose étrange : La classe qui a pris dans ses mains la domination politique l’a prise en ayant conscience qu’elle la prenait seule. Cela rentre dans la conception de la dictature du prolétariat. Cette conception n’a de sens que lorsqu’une classe sait qu’elle prend seule le pouvoir politique entre ses mains et ne se trompe elle-même ni ne trompe les autres par des propos sur le pouvoir de « tout le peuple, élu par tous, consacré par le peuple tout entier ». Des amateurs de cette rhétorique, vous le voyez fort bien, il y en a beaucoup et même beaucoup trop, mais dans tous les cas, on n’en trouverait pas au sein du prolétariat, car les prolétaires ont compris et ont inscrit dans la Constitution, dans les lois fondamentales, qu’il est question de la dictature du prolétariat. Cette classe se rendait compte qu’elle prenait seule le pouvoir, et dans des conditions exceptionnellement difficiles. Elle a exercé le pouvoir de la façon dont on exerce toute dictature, c’est-à-dire qu’elle a réalisé sa domination politique avec le maximum de fermeté, d’inflexibilité. Ce faisant, elle a subi, en ces trois années et demie de domination politique, des calamités, des privations, la famine, une aggravation de sa situation économique, comme jamais aucune classe au monde n’en a connu. On conçoit donc qu’à la suite d’une tension aussi surhumaine, cette classe soit aujourd’hui particulièrement fatiguée, épuisée, excédée.

Comment se fait-il que dans un pays où le prolétariat est si peu nombreux en comparaison du reste de la population, dans un pays arriéré, qui était coupé artificiellement, par la force militaire, des pays ayant un prolétariat plus nombreux, un prolétariat conscient, discipliné et bien organisé, comment se fait-il que dans un tel pays, malgré la résistance et les attaques de la bourgeoisie du monde entier, une seule classe ait pu réaliser son pouvoir ? Comment a-t-elle pu le faire pendant trois années et demie ? D’où lui venait l’appui ? Nous savons que l’appui venait de l’intérieur du pays, de la masse paysanne. Nous allons examiner tout à l’heure cette deuxième force, mais il faut d’abord en finir avec l’analyse de la première. J’ai déjà dit, et chacun de vous le sait pour avoir observé l’existence de ses proches camarades de fabrique, d’usine, de dépôt de chemin de fer, d’atelier, que jamais la détresse de cette classe n’a été aussi grande, aussi aiguë qu’à l’époque de sa dictature. Jamais le pays n’a été aussi fatigué, aussi usé qu’aujourd’hui. Qu’est-ce donc qui donnait à cette classe les forces morales pour endurer ces privations ? Il est clair, il est tout à fait évident qu’elle devait puiser quelque part des forces morales pour pouvoir supporter ces privations matérielles. La force morale, l’appui moral est, comme vous le savez, une notion vague ; par force morale on peut entendre tout ce qu’on veut, on peut tout faire passer là-dessous. Pour éviter ce danger, pour qu’il soit impossible d’introduire dans la notion de force morale quoi que ce soit de vague ou de fantaisiste, je me demande si l’on ne pourrait pas trouver des indices permettant de définir exactement ce qui a donné au prolétariat la force morale de supporter les privations matérielles inouïes qu’impliquait sa domination politique ? Je pense que si nous posons ainsi la question, nous pourrons trouver une réponse exacte.

La République soviétique aurait-elle pu supporter ce qu’elle a enduré pendant trois années et demie, aurait-elle pu résister victorieusement à l’assaut des gardes blancs soutenus par les capitalistes de tous les pays du monde, si, au lieu de pays avancés, elle avait eu en face d’elle des pays arriérés ? Il suffit de se poser cette question pour trouver la réponse aussitôt, sans hésitation aucune.

Vous savez que pendant trois années et demie les puissances les plus riches du monde nous ont fait la guerre. La force militaire que nous avions devant nous et qui soutenait Koltchak, Ioudénitch, Dénikine, et Wrangel — vous le savez très bien, puisque chacun de vous a pris part à cette guerre — dépassait de beaucoup, immensément et sans conteste nos forces militaires. Vous savez parfaitement qu’aujourd’hui encore, la puissance de tous ces Etats est infiniment plus grande que la nôtre. Comment se fait-il alors que ces Etats, qui s’étaient assigné la tâche de vaincre le pouvoir soviétique, ne l’aient pas vaincu ? A quoi cela tient-il ? La réponse est nette. Cela a pu se faire et cela s’est fait parce que dans tous les pays capitalistes le prolétariat était pour nous. Même là où il était manifestement sous l’influence des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, — dans les pays d’Europe ils s’appellent autrement, — il n’a cependant pas soutenu la lutte contre nous. Finalement, grâce aux concessions que les chefs avaient été obligés de faire aux masses, les ouvriers ont mis cette guerre en échec. Ce n’est pas nous qui avons vaincu, car nos forces militaires sont infimes. Ce qui nous a donné la victoire, c’est que les puissances n’avaient pu lancer contre nous toutes leurs forces militaires. Las ouvriers des pays avancés déterminent la marche de la guerre au point qu’il est impossible de faire la guerre contre leur volonté ; et c’est ainsi que, finalement, par une résistance passive et semi-passive, ils ont fait échec à la guerre engagée contre nous. Ce fait incontestable répond exactement à la question de savoir où le prolétariat russe a pu prendre les forces morales nécessaires pour tenir pendant trois ans et demi et remporter la victoire. La force morale de l’ouvrier russe, ç’a été la conscience, le sentiment, la sensation de l’aide, de l’appui que lui prêtait dans cette lutte le prolétariat de tous les pays avancés d’Europe. Pour nous rendre compte de la direction que suit là-bas le développement du mouvement ouvrier il suffit de marquer que, ces derniers temps, l’événement le plus considérable qui se soit produit dans le mouvement ouvrier d’Europe a été la scission des partis socialistes en Angleterre, en France, en Italie et dans les autres pays, tant vainqueurs que vaincus, pays possédant une culture différente et placés à différents échelons du développement économique. Dans tous les pays le principal événement de cette année a été — à la suite de la débâcle, de l’effondrement total des partis socialistes et social-démocrates (en russe : menchéviks et socialistes-révolutionnaires) — a été, dis-je, la formation de partis communistes prenant appui sur tous les éléments avancés de la classe ouvrière. Et, bien entendu, il ne fait aucun doute que si au lieu d’avoir en face de nous des. pays avancés, nous avions eu à lutter contre des pays arriérés, sans puissantes masses prolétariennes, bien loin de tenir trois ans et demi, nous n’aurions pas tenu même trois mois et demi. Notre prolétariat aurait-il eu la force morale nécessaire, s’il ne s’était pas appuyé sur la sympathie des ouvriers des pays avancés, qui nous soutenaient en dépit des mensonges répandus en millions d’exemplaires, par les impérialistes, sur le compte du pouvoir soviétique, en dépit des efforts des « chefs ouvriers », menchéviks et socialistes-révolutionnaires, qui avaient à tâche de saboter et qui sabotaient la lutte des ouvriers en notre faveur ? Ainsi soutenu, notre prolétariat, numériquement faible, exténué par les calamités et les privations, a vaincu grâce à cette force morale. Telle est la première force.

La deuxième force, c’est celle qui se situe entre le capital et le prolétariat. C’est la petite bourgeoisie, les petits patrons ; ce sont les éléments qui, en Russie, forment l’écrasante majorité de la population, savoir la paysannerie.

Ce sont, principalement, de petits patrons et de petits agriculteurs. Voilà ce qu’ils sont, et ils le sont fatalement dans neuf cas sur dix. Ils ne participent pas à la lutte aiguë qui se livre quotidiennement entre le capital et le travail, ils n’ont pas été à cette école ; les facteurs économiques et politiques de la vie, loin de les rapprocher, les désunissent, les repoussent l’un de l’autre, en font de petits patrons isolés qui se comptent par millions. Tels sont les faits que vous connaissez tous fort bien. Il n’est pas de collectivité, ni de kolkhoz, ni de commune qui puisse y changer quelque chose avant de longues, très longues années. Grâce à l’énergie révolutionnaire et à l’esprit d’abnégation du prolétariat exerçant la dictature, cette force a pu triompher vite comme jamais, de ses ennemis de droite, de la classe des grands propriétaires fonciers ; elle les a balayés net, elle a aboli leur domination avec une rapidité inouïe. Mais plus rapidement elle a aboli cette domination, plus rapidement elle a installé ses propres exploitations sur la terre passée au peuple, plus résolument elle a réglé son compte à une petite minorité de koulaks, et plus rapidement elle s’est elle-même transformée en petits patrons. Vous savez que pendant cette période, la campagne russe s’est nivelée. Le nombre des gros cultivateurs et des paysans ne cultivant pas leur terre a diminué, celui des paysans moyens a augmenté. Entre temps le caractère petit-bourgeois de nos campagnes s’est accentué. C’est là une classe à part, la seule classe qui, après que les grands propriétaires fonciers et les capitalistes ont été expropriés et chassés, est susceptible de s’opposer au prolétariat. Voilà pourquoi il est absurde d’écrire sur des pancartes que le règne des ouvriers et des paysans n’aura pas de fin.

Vous savez ce qu’est cette force quant à ses sentiments politiques. C’est une force qui hésite. Nous l’avons constaté au cours de notre révolution sur tous les points du pays : en Russie, en Sibérie, en Ukraine, différemment selon les régions, mais partout le résultat était le même : cette force hésitait. Longtemps elle a été menée en lisière par les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, et à l’aide de Kérenski, et dans la période de Koltchak, et quand la Constituante était à Samara, et lorsque le menchévik Maïski était ministre chez Koltchak ou chez ses prédécesseurs, etc.

Cette force hésitait : tantôt elle se laissait diriger par le prolétariat, tantôt par la bourgeoisie. Pourquoi donc cette force qui constitue l’immense majorité, ne s’est-elle pas dirigée elle-même ? Parce que les conditions économiques d’existence de cette masse sont telles, qu’elles ne lui permettent pas de s’unir elle-même, de se grouper elle-même. Cela est évident pour tous ceux qui ne se laissent point abuser par des paroles creuses sur le « suffrage populaire », la Constituante et autre « démocratie », qui, dans tous les pays, a servi à tromper le peuple pendant des centaines d’années et que les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks ont essayé de réaliser chez nous pendant des centaines de semaines pour aboutir « à chaque coup » à un échec. Notre expérience nous a appris, — et nous en trouvons la confirmation dans le développement de toutes les révolutions du monde, si l’on considère la nouvelle époque, disons, les cent cinquante dernières années, —que partout et toujours il en a été de même : toutes les tentatives faites par la petite bourgeoisie en général, et par les paysans en particulier, pour prendre conscience de leur force, pour diriger à leur manière l’économie et la politique, ont abouti à un échec. Ou bien ils doivent se placer sous la direction du prolétariat, ou bien sous celle des capitalistes. Il n’y a pas de milieu.

Ceux qui rêvent d’un moyen terme sont des rêveurs, des songe-creux. La politique, l’économie et l’histoire leur infligent un démenti. Toute la doctrine de Marx montre que dès l’instant que le petit patron est propriétaire des moyens de production et de la terre, les échanges entre les petits producteurs engendreront nécessairement le capital et, en même temps, les antagonismes entre le capital et le travail. La lutte du capital et du prolétariat est inévitable : c’est une loi qui s’est vérifiée dans le monde entier ; elle est évidente pour quiconque ne veut pas être sa propre dupe.

Ces facteurs économiques essentiels font que cette force ne peut pas agir par elle-même ; et c’est pourquoi les tentatives entreprises dans ce sens au cours de toutes les révolutions, ont toujours échoué. Lorsque le prolétariat ne réussit pas à prendre la direction de la révolution, cette force se place toujours sous la direction de la bourgeoisie. Il en a été ainsi dans toutes les révolutions, et il est évident que les Russes ne sont pas oints d’une huile spéciale, et que s’ils voulaient se faire canoniser, ils se rendraient simplement ridicules. L’histoire, bien entendu, ne fait pas d’exception pour nous. Pour nous toutes ces vérités sont particulièrement évidentes, parce que nous avons vécu la période Kérenski. Des dirigeants politiques, intelligents, instruits, pourvus d’une grande expérience en matière de politique et d’administration et prêts à soutenir le gouvernement, celui-ci en avait cent fois plus que les bolchéviks. Si l’on comptait tous les fonctionnaires qui nous ont sabotés et qui ne s’étaient pas assigné pour tâche de saboter le gouvernement Kérenski, soutenu par les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, on verrait que c’était l’immense majorité. Et pourtant, ce gouvernement a fait faillite. Il y avait donc des raisons qui l’ont emporté sur l’avantage énorme des intellectuels instruits, habitués à gouverner l’Etat et qui s’étaient assimilé cet art durant des dizaines d’années avant d’avoir pris le pouvoir entre leurs mains. Cette expérience a été faite, sous d’autres variantes, en Ukraine, dans la région du Don, du Kouban, et toutes ont abouti au même résultat. Le hasard n’y est pour rien. Telle est la loi économique et politique à laquelle obéit la deuxième force : ou bien elle se placera sous la direction du prolétariat, — voie pénible mais qui peut l’affranchir de la domination des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, — ou bien elle se placera sous la direction des capitalistes, comme c’est le cas dans les républiques démocratiques avancées, même en Amérique où la distribution gratuite de la terre n’est pas encore complètement terminée (on donnait 60 déciatines gratuitement au premier venu ; on ne saurait imaginer meilleure condition !), et où cela a amené la domination complète du capital.

Telle est la deuxième force.

Chez nous, cette deuxième force hésite ; elle est particulièrement fatiguée. Elle supporte les charges de la révolution, qui, depuis quelques années, deviennent de plus en plus lourdes : mauvaise récolte, livraisons obligatoires malgré les épizooties, le manque de fourrage, etc. Dans ces conditions on conçoit que cette deuxième force, la masse des paysans, soit tombée dans le désespoir. Elle ne pouvait songer à améliorer sa situation, bien que trois années et demie se fussent écoulées depuis la suppression des grands propriétaires fonciers ; or, cette amélioration s’impose. L’armée démobilisée ne trouve pas à s’occuper régulièrement. Voilà pourquoi cette force petite-bourgeoise devient un élément anarchiste, qui traduit ses revendications par des effervescences. La troisième force est connue de tous : ce sont les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

A l’heure actuelle, on ne voit plus cette force chez nous. Mais un des derniers événements les plus importants, une des leçons particulièrement importantes de ces dernières semaines, les événements de Cronstadt ont été comme un éclair qui, mieux que toute autre chose, a illuminé la réalité.

Aujourd’hui, il n’y a plus un seul pays en Europe où l’on ne trouve des gardes blancs russes. On compte jusqu’à 700 000 émigrés russes. Ce sont les capitalistes qui se sont enfuis et cette masse d’employés qui n’ont pu s’adapter au pouvoir des Soviets. Cette troisième force, nous ne la voyons pas ; elle a passé la frontière, mais elle vit et elle agit en accord avec les capitalistes du monde entier. Ceux-ci la soutiennent comme ils ont soutenu Koltchak, Ioudénitch, Wrangel ; ils la soutiennent financièrement, ils la soutiennent par d’autres moyens, car ces gens ont des liaisons internationales. Tout le monde se souvient de ces gens-là. Ces jours derniers, vous avez sans doute remarqué dans nos journaux l’abondance des citations, des extraits, empruntés à la presse des gardes blancs, et qui commentent les événements de Cronstadt. Depuis quelques jours, ces événements ont été décrits par Bourtsev qui fait paraître un journal à Paris ; ils ont été appréciés par Milioukov, — vous avez certainement lu tout cela. Pourquoi nos journaux ont-ils réservé tant de place à ces citations ? Ont-ils eu raison ? Oui. Car il faut connaître à fond son ennemi. On le voit moins bien depuis qu’il a passé la frontière. Mais regardez : il ne s’est pas trop éloigné, à quelques milliers de kilomètres tout au plus. Et s’étant éloigné à cette distance, il s’est tapi. Il est là, il est vivant, il attend. Voilà pourquoi il faut l’observer attentivement d’autant plus qu’il ne s’agit pas de simples réfugiés. Non, ce sont des auxiliaires directs du capital international, ils émargent à son budget et agissent de concert avec lui.

Vous avez certainement remarqué que les citations tirées des journaux blancs publiés à l’étranger, étaient données à côté de citations empruntées aux journaux de France et d’Angleterre. C’est un seul et même chœur, un même orchestre. Il est vrai que dans cet orchestre, il n’y a pas un chef unique faisant exécuter la partition. Le chef d’orchestre, ici, c’est le capital international ; il use de moyens moins visibles que la baguette ; mais qu’il s’agisse bien d’un seul orchestre, la première citation venue en fait foi. Ils ont avoué que si le mot d’ordre devient : « Le pouvoir des Soviets sans les bolchéviks », ils sont d’accord. Et Milioukov l’explique avec une netteté particulière. Il a étudié l’histoire attentivement, et toutes ses connaissances, il les a renouvelées en étudiant l’histoire russe à ses propres dépens. Les études qu’il a faites durant les vingt années de son professorat, il les a corroborées par une étude personnelle de vingt mois. Il déclare que si le mot d’ordre devient : « Le pouvoir des Soviets sans les bolchéviks », alors il est pour. S’agit-il d’un léger décalage vers la droite ou vers la gauche, vers les anarchistes ? On ne s’en rend pas compte à l’étranger, à Paris. Là-bas, on ne voit pas ce qui se passe à Cronstadt. Mais Milioukov dit : « Messieurs les monarchistes, ne vous hâtez pas. Vous gâterez les choses par vos clameurs. » Et il déclare : s’il s’agit d’un décalage vers la gauche, je suis prêt à m’affirmer pour le pouvoir des Soviets contre les bolchéviks.

Voilà ce qu’écrit Milioukov et qui est absolument juste. L’histoire russe ainsi que les grands propriétaires fonciers et les capitalistes lui ont appris quelque chose, puisqu’il affirme que de toute façon les événements de Cronstadt traduisent le désir de créer un pouvoir des Soviets sans les bolchéviks, légèrement décalé vers la droite, avec un peu de liberté de commerce, un peu de Constituante. Ecoutez parler n’importe quel menchévik, et vous entendrez tout cela, peut-être même sans sortir de cette salle. Si le mot d’ordre des événements de Cronstadt est une légère déviation à gauche, — pouvoir des Soviets avec les anarchistes engendrés par les calamités, par la guerre, par la démobilisation de l’armée, — alors comment se fait-il que Milioukov soit pour ce pouvoir ? Parce qu’il sait que la déviation ne peut se faire que du côté de la dictature prolétarienne, ou du côté des capitalistes.

Autrement le pouvoir politique ne saurait exister. Encore que la lutte actuellement menée par nous ne soit pas la lutte finale, mais un des derniers et décisifs combats, la seule réponse juste à la question de savoir contre qui nous allons maintenant engager un des combats décisifs est celle-ci : Contre l’élément petit-bourgeois de chez nous. (Applaudissements.) Pour ce qui est des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, nous les avons vaincus au cours de la première campagne, mais seulement de la première ; la seconde campagne se fera à l’échelle internationale. Aujourd’hui, le capitalisme, fût-il cent fois plus fort, ne peut pas nous faire la guerre parce que là-bas, dans les pays avancés, les ouvriers lui ont saboté la guerre hier, et ils la lui saboteront demain encore mieux, encore plus sûrement, car, là-bas, les conséquences de la guerre se font sentir toujours plus. Quant à l’élément petit-bourgeois de chez nous, nous l’avons vaincu, mais il se manifestera encore, et c’est ce qu’attendent les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, surtout ceux d’entre eux qui sont plus intelligents, tels que Milioukov, qui a dit aux monarchistes : « Ne bougez pas, taisez-vous, car autrement vous ne ferez que renforcer le pouvoir des Soviets. » C’est ce qu’a montré la marche générale des révolutions, où il y avait de brèves dictatures des travailleurs, dictatures provisoirement soutenues par les campagnes, mais où le pouvoir des travailleurs n’était pas affermi. Peu de temps après c’était la reculade en plein. Reculade parce que les paysans, les travailleurs, les petits patrons ne peuvent avoir une politique à eux ; après une série d’hésitations, force leur est de marcher en arrière. Il en a été ainsi pendant la Grande Révolution française, il en a été de même, sur une échelle moindre, dans toutes les révolutions. Et l’on conçoit que tous aient profité de cette leçon. Nos gardes blancs ont reculé au delà de la frontière, à trois journées de voyage de chez nous, ils se tiennent là, postés aux aguets, forts du soutien, de l’aide du capital des pays occidentaux. Telle est la situation. On voit clairement d’ici les tâches et les obligations qui incombent au prolétariat.

Le surmenage et l’épuisement font naître un état d’esprit particulier, quelquefois même le désespoir. Comme toujours cet état d’esprit et ce désespoir se traduisent chez les éléments révolutionnaires, par l’anarchisme. Il en a été ainsi dans tous les pays capitalistes, il en est de même chez nous. L’élément petit-bourgeois traverse une crise parce qu’il a eu beaucoup à souffrir au cours des dernières années, moins que le prolétariat en 1919, mais beaucoup cependant. Les paysans ont dû sauver l’Etat, s’acquitter des livraisons obligatoires sans rémunération ; mais ils ne peuvent plus résister à une pareille tension ; voilà pourquoi ils sont désorientés, ils hésitent, ils balancent. Et nos ennemis, les capitalistes, en tiennent compte, qui disent : Il n’est que de donner une poussée, d’ébranler, et tout roulera. Voilà ce que signifient les événements de Cronstadt, examinés du point de vue des rapports des forces de classe, à l’échelle russe et internationale. Voilà ce qu’est le combat, — un des derniers et décisifs, — que nous menons aujourd’hui parce que nous n’avons pas encore vaincu cet élément petit-bourgeois anarchiste. Or, de cette victoire dépend le sort immédiat de la révolution. Si nous ne la remportons pas, nous reculerons comme la révolution française. Cela est inévitable, et nous devons considérer les choses sans nous encrasser la vue et sans nous payer de phrases. Il faut faire tout le possible pour alléger la situation de cette masse petite-bourgeoise et pour conserver la direction du prolétariat ; alors le mouvement révolutionnaire communiste qui monte en Europe se trouvera renforcé. Ce qui ne s’est pas produit là-bas aujourd’hui, peut se faire demain, ce qui ne se sera pas produit demain, peut se produire après-demain, mais dans l’histoire mondiale demain et après-demain signifient au moins plusieurs années.

Voilà ma réponse à la question de savoir pour quoi nous luttons aujourd’hui, pour quoi nous avons engagé un de nos derniers et décisifs combats, quel est le sens des derniers événements, quel est le sens de la lutte de classes en Russie. On conçoit maintenant pourquoi cette lutte s’est aggravée à ce point, pourquoi il nous est si difficile de nous faire à cette idée que le principal ennemi n’est pas Ioudénitch, Koltchak ou Dénikine, mais bien notre ambiance, notre propre milieu.

Maintenant je puis en venir à la conclusion de mon trop long discours et examiner la situation de nos transports par fer et par eau, ainsi que les tâches de notre congrès. Ce qu’il m’a fallu exposer ici est, selon moi, lié à ces tâches de la façon la plus étroite, la plus intime. Je crois qu’aucune autre fraction du prolétariat n’entre aussi manifestement en contact, par son activité économique quotidienne, avec l’industrie et l’agriculture, que le font les travailleurs des transports par chemin de fer et par eau. Vous devez donner des denrées aux villes, ranimer les campagnes en leur apportant les produits industriels. Cela est évident pour tout le monde, et à plus forte raison pour les ouvriers des transports par fer et par eau, puisque c’est là l’objet de leur travail quotidien. Selon moi, la conclusion s’impose d’elle-même : c’est que les tâches qui, à l’heure actuelle, incombent à ces travailleurs sont d’une importance exceptionnelle, et que leur responsabilité est très grande.

Vous savez tous que votre congrès s’est réuni alors que des frottements existaient entre le sommet et la base de votre syndicat, et que ce désaccord s’étendait au Parti. La question a été renvoyée devant le récent congrès du Parti ; celui-ci a adopté des résolutions tendant à accorder le sommet avec la base, en subordonnant celui-là à celle-ci, en redressant les erreurs commises par les dirigeants de votre syndicat, erreurs de détail à mon avis, mais qui ont tout de même besoin d’être redressées. Vous savez que le congrès du Parti a procédé à ce redressement ; que ce congrès, réuni alors que la compétence des dirigeants était insuffisante, a terminé ses travaux dans une atmosphère de cohésion et d’unité plus grandes que jamais dans les rangs du Parti communiste.

C’est là une réponse légitime, nécessaire, la seule juste que doit faire l’avant-garde, c’est-à-dire la portion dirigeante du prolétariat, au mouvement petit-bourgeois anarchiste. Si nous, ouvriers conscients, comprenons ce que ce mouvement a de dangereux, si nous nous groupons étroitement, si nous travaillons avec dix fois plus d’ensemble, avec cent fois plus de cohésion, nous décuplerons nos forces. Et alors, après avoir triomphé de l’agression militaire, nous saurons triompher des hésitations, des flottements de cet élément qui trouble notre vie quotidienne et qui, pour cette raison, je le répète, présente un danger. La décision du dernier congrès de notre Parti, qui a corrigé l’erreur sur laquelle on avait attiré son attention, constitue un grand pas en avant vers une plus grande unité, une plus grande cohésion de l’armée prolétarienne. Vous devez en faire autant à votre congrès, et appliquer pratiquement la décision du congrès du Parti.

Je le répète : le sort de la révolution dépend directement du travail de cette fraction du prolétariat plus que du travail de toutes ses autres fractions. Il nous faut rétablir les échanges entre l’agriculture et l’industrie ; et, pour ce faire, il nous faut avoir une base matérielle. Or, quelle est la base matérielle qui assure la liaison entre l’industrie et l’agriculture ? Ce sont les transports par voie ferrée et par eau. Voilà pourquoi le devoir vous incombe d’accomplir votre tâche avec tout le sérieux qu’elle comporte ; ce devoir incombe non seulement à ceux d’entre vous qui adhèrent au Parti communiste et sont, par conséquent, les réalisateurs conscients de la dictature du prolétariat, mais aussi à ceux qui, sans être membres du Parti, militent dans votre syndicat, lequel groupe un million ou un million et demi de travailleurs des transports. Forts des enseignements de notre révolution et de toutes celles qui l’ont précédée, vous tous devez comprendre les difficultés de la période que nous vivons ; sans vous laisser aveugler par des mots d’ordre de toute sorte, — qu’il s’agisse de « liberté », de Constituante ou de « Soviets libres » (il est si facile de changer d’étiquette : Milioukov ne s’est-il pas déclaré partisan des Soviets de la République de Cronstadt),— sans fermer les yeux sur le rapport des forces de classes ; c’est ainsi que vous acquerrez une base saine et solide, un fondement sur lequel vous pourrez asseoir vos conclusions politiques.

Vous comprendrez que nous traversons une période de crise, où il dépend de nous de conduire la révolution prolétarienne à la victoire, aussi fermement que nous l’avons fait ces derniers temps, ou bien d’amener, par nos hésitations, par nos oscillations, la victoire des gardes blancs, victoire qui n’améliorera pas la situation, mais écartera simplement de la révolution la Russie pour des dizaines et des dizaines d’années. Pour vous, représentants des travailleurs des transports par fer et par eau, la conclusion ne peut ni doit être que celle-ci : centupler la cohésion et la discipline prolétariennes. Camarades, nous devons à tout prix nous acquitter de cette tâche et remporter la victoire.

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