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"La dénationalisation (russification du Royaume de Pologne)" (1893) : un article du mensuel "La Cause Ouvrière" de Rosa Luxemburg, inédit en français.

mardi 1er mars 2022, par Alex

Cet article fut publié en polonais dans le numéro 1 (juillet 1893) du mensuel « La Cause Ouvrière » (imprimé à Paris) animé par Roża Luxemburg, Julian Marchlewski, Adolf Warski et Leon Jogichesa (Tyszkę).

« La Cause Ouvrière » était l’organe du parti social-démocrate du royaume de Pologne (partie de la Pologne, autour de Varsovie, sous la domination russe).

A notre connaissance il n’a pas été traduit en français.

Notons que le Tsar auquel il est fait référence devait être Alexandre III, oppresseur des polonais, autocrate antisémite dénoncé par Victor Hugo ... tsar dont un pont parisien honore la mémoire.

Le général Gourko en l’honneur duquel est écrit cet article, pour les 10 ans de son règne, a aussi été gouverneur d’Odessa, ville ukrainienne soumise à l’oppression de l’impérialisme russe aidé financièrement par la bourse de Paris. L’impérialisme français qui prétend aujourd’hui aider les ukrainiens contre les russes, veut nous faire oublier ses amis les Gourkos.

Ce texte a été reproduit en polonais par ce site, qui attribue cet article à R. Luxemburg.

Une traduction en anglais est disponible sur le site theacheron, où une photo de Gourko a pour arrière fond un journal « La Cause Ouvrière », mais qui semble être l’hebdomadaire anarchiste qui parut en 1912-1913, et non « La Cause Ouvrière » de Rosa Luxemburg.

SUR LA DENATIONALISATION

(A l’occasion des dix ans du pouvoir du général gouverneur Gourko)

Le 7 juin, notre Gouverneur général Gourko a célébré le dixième anniversaire de son "activité utile". À cette occasion, les journaux gouvernementaux russes ont énuméré les vertus et les mérites du grand homme de l’ancien château royal par rapport à la "patrie et au tsar". Nous ne pouvons pas non plus passer ce moment important sous silence, car le "grand homme" nous a également rendu un grand service à nous, les travailleurs polonais.

A qui devons-nous le fait que, dans notre propre pays, nous devions parler une langue étrangère à presque tous les coups ? Quand nous avons une affaire au tribunal, tout est fait en russe. Vous devez vous enregistrer ou obtenir un passeport - les autorités sont russophones. Si nous envoyons un enfant à l’école, on lui explique tout en mots étrangers, de sorte qu’il ne comprend rien. Dans les chemins de fer, dans les ateliers ferroviaires, on commence à parler russe, à délivrer des cartes russes. Et bien que nous, les ouvriers, n’ayons aucune consolation de l’enseignement supérieur, ni de vos journaux, nous nous soucions toujours de ce que l’enseignement du pays souffre, de ce que les journaux des provinces sont fermés, de ce que nos savants sont expulsés des universités, et de ce qu’on y envoie une populace stupide. M. GOurko nous a rendu un si grand service. Honneur et gloire à lui pour cela !

Mais il n’est pas nécessaire de lui faire beaucoup d’honneur - il n’a pas inventé toute cette politique de dépeuplement et il n’a pas été le premier à la mettre en pratique. Notre pays et la Lituanie se souviennent de ses prédécesseurs encore plus nobles - Muravlev-Vescatel et d’autres. Depuis longtemps déjà, nous assistons de plus en plus à la ruine et à l’étouffement de notre pays, et notre gouverneur n’a que l’honneur d’être le meilleur et le plus zélé serviteur du Tsar dans ces intentions et ces désirs.

D’où le gouvernement du Tsar tire-t-il de telles intentions, que veut-il accomplir avec cela ? - Nous voyons ici que de la même manière, ou pire encore, elle opprime violemment les Allemands à Riga, à Dyneburg, à Dorpat, les Finlandais, et enfin tous les peuples qui lui sont subordonnés. Partout, il veut introduire une seule langue, une seule fonction, une seule coutume, et même, s’il le pouvait, une seule religion - l’orthodoxe. Transformer les cent millions de personnes sous son commandement en un grand troupeau, qui se tiendrait et tremblerait devant l’épée du tsar - c’est l’idéal de notre gouvernement, c’est ce à quoi il aspire et pourquoi il déplace tous les pays. Lorsqu’un pays compte différents peuples, différentes langues, différentes coutumes, et que le gouvernement ne tient que par une épée, il peut facilement s’effondrer. Quand les choses vont mal pour tout le monde, chacun veut fuir et tire dans différentes directions. Mais lier tous les peuples et tous les pays, afin qu’ils ne puissent pas se désintégrer et former une unité sous un seul fouet - c’est ce à quoi s’efforcent toujours ces gouvernements, et pas seulement le nôtre, mais aussi ceux de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Hongrie et d’autres.

Et tous ces gouvernements font toujours de la politique de cette façon : gagner les riches partout et étrangler les pauvres avec eux - c’est la meilleure façon d’attacher un pays à lui-même. C’est ce que fait notre gouvernement.

En laissant toutes les terres aussi libres qu’elle le peut, elle proteste simultanément et partout aux seigneurs - la noblesse, les propriétaires d’usines, les marchands, les banquiers - contre le peuple travailleur. Il les a aidés avec zèle à installer des usines dans notre pays, il n’a pas ménagé ses efforts pour dépenser des millions provenant des impôts du peuple afin de leur donner l’occasion de s’enrichir et de partager avec eux le butin qu’ils ont extorqué aux travailleurs. Il a établi des chemins de fer vers la Russie afin qu’ils puissent vendre leurs marchandises sur les marchés russes. Il a organisé pour eux toutes sortes de banques, de sociétés et d’échanges, et bien qu’il introduise sa langue partout où il le peut, la bourgeoisie, prête à abandonner à la fois le patriotisme et tous les idéaux pour un joli penny, se pliera encore à sa main pour la baiser. Et lorsque notre ouvrier s’efforce d’obtenir de son exploiteur une vie un peu meilleure, le propriétaire d’usine polonais demandera tout aussi humblement des cosaques et des gendarmes pour ses "frères" polonais que l’Allemand Scheibler ou Geyer.

C’est ainsi que tout se passe magnifiquement dans le monde. Le gouvernement veut régner et prélever des impôts. C’est pourquoi, d’une main, elle ruine et étouffe tout ce qui vit, tandis que, de l’autre, elle caresse partout les exploiteurs pour qu’ils ne se révoltent pas contre sa puissance et partagent avec elle les profits qu’elle a arrachés au peuple. Les seigneurs de la richesse veulent bien vivre aux dépens des autres, sans rien faire, alors ils supportent docilement le despotisme gouvernemental et la volonté du gouvernement de les aider à s’enrichir, de les fréquenter sur les marchés russes - et d’étouffer les travailleurs.

Mais comme on dit : le paysan tire, Dieu prend les balles. Le gouvernement et les maîtres le veulent, mais leur politique implique le contraire. Ils n’ont pas du tout calculé que les travailleurs ne sont pas un troupeau avec lequel on peut faire ce que l’on veut. La pauvreté oblige le travailleur à faire preuve d’ingéniosité. Dès qu’il commence à regarder autour de lui, il voit que tout le monde est contre lui. Lorsqu’il doit être dépouillé, le maître polonais oublie sa polonité et s’accroche docilement à la poignée russe. Quand il faut l’étouffer et le stupéfier, le gouvernement russe oublie sa haine des Polonais et prend le gentilhomme polonais dans son cœur, tout comme ses fils chéris russes de la même espèce.

Ainsi, le travailleur polonais voit que l’exploitation par le capitaliste, l’oppression politique et la dénationalisation sont une seule et même domination sur lui, sous différentes formes, mais dans un seul but. Et la lutte contre une forme conduit à la lutte contre d’autres formes. Tout en luttant pour une vie meilleure, des salaires plus élevés, des journées de travail plus courtes et en luttant pour l’abolition de toute exploitation, nous ne pouvons ignorer la lutte pour un gouvernement élu, pour la liberté politique. Et en luttant pour la liberté politique de nos propres affaires ouvrières, nous lutterons en même temps contre la dénationalisation, car il est nécessaire d’obtenir un tel gouvernement qui nous laisserait la plus grande liberté de nous organiser et de communiquer entre nous dans notre propre langue, d’élire nos propres fonctionnaires.

Il y a encore un autre effet de la politique gouvernementale qui est totalement inattendu pour les Gourkos. Alors qu’ils protègent les capitalistes polonais et, dans le but de les dépeupler, les unissent aux capitalistes russes comme un seul groupe de leurs enfants, l’ouvrier polonais opprimé sera uni à l’ouvrier russe opprimé, les beaux-enfants seront unis contre le dur beau-père. L’ouvrier russe, qui n’a ni besoin ni envie de dénationaliser et d’étouffer les autres, parce qu’il doit, comme nous, lutter pour la liberté, nous donnera sa main pour une meilleure cause que celle pour laquelle les propriétaires d’usines de Moscou serrent la main aux propriétaires d’usines de Łódź. Il nous donnera la main pour la lutte commune contre toute oppression - par les capitalistes et le gouvernement.

Ainsi, le travailleur, ici comme ailleurs, est le seul défenseur de toute liberté - économique, politique, nationale, car lui seul ne veut pas régner sur autrui et veut se débarrasser de ses maîtres.

M. Gourko, de son château à la Convention, a télégraphié à Lodz en mai 1892 : "Ne soyez pas désolé pour les patrons", il ne pensait pas non plus que les personnes sur lesquelles il ordonnait de tirer détruiraient un jour toute son "activité" zélée, ses dignes prédécesseurs et ses nobles successeurs...

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