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Léon Trotsky et le bolchevisme

mardi 22 novembre 2022, par Robert Paris

Lorsque notre parti s’empara du pouvoir, noue connaissions d’avance toutes les difficultés que nous allions rencontrer. Au point de vue économique, le pays, par suite de la guerre, était épuisé jusqu’au dernier degré. La Révolution avait détruit le vieil appareil administratif, sans avoir le temps d’en créer un nouveau pour k remplacer. Des millions de travailleurs avaient. été, dans cette guerre de trois ans, projetés hors des cellules économiques du pays, déclassés et moralement déracinés. L’énorme industrie de guerre, reposant sur une base économique insuffisamment préparée, dévorait les forces vives du peuple.

La démobilisation de cette industrie soulevait les plus grandes difficultés. Des phénomènes d’anarchie économique et politique s’étendaient sur tout le territoire du pays. Les paysans russes avaient été, pendant, des siècles, maintenus agglomérés, d’une façon élémentaire, par la discipline barbare du pays et comprimés de haut en bas par la discipline de fer du tzarisme. Or, le développement économique avait ruiné la première et la Révolution avait détruit, la seconde de ces disciplines.

Au point de vue psychologique, la Révolution signifiait pour les masses paysannes le réveil de la personnalité humaine. Les formes anarchiques de ce réveil étaient les conséquences inévitables de l’oppression jusqu’alors subie. On ne peut arriver à établir un nouvel ordre de choses, reposant sur le contrôle de la production par les travailleurs eux-mêmes, qu’en éliminant continuellement et radicalement les manifestations anarchiques de la Révolution.

Mais, d’autre part, les classes possédantes, même quand elles ont été chassées du pouvoir, ne veulent pas abandonner leurs positions sans combattre. La Révolution a posé, de la façon la plus radicale, la question de la propriété privée du sol et des moyens de production – question de vie ou de mort pour les classes capitalistes. Au point de vue politique, cela signifie une guerre civile tantôt dissimulée et tantôt à découvert, mais toujours, acharnée et continuelle. Mais la guerre civile, quant à elle, entretient inévitablement toutes les tendances anarchiques existant dans le mouvement des masses ouvrières. C’est ainsi que, lorsque l’industrie, les finances, les moyens de communication et le ravitaillement sont en décadence, une guerre civile permanente engendre des difficultés inouïes dans l’oeuvre de production et d’organisation.

Néanmoins, le Gouvernement des Soviets a le droit d’envisager l’avenir avec une pleine confiance. Seul, un calcul exact de toutes les ressources du pays, seule une organisation rationnelle de la production, c’est-à-dire une organisation établie sur un plan d’ensemble, et seule une répartition économe et raisonnable de tous les produits peuvent sauver le pays. Or, c’est cela qui est le socialisme. Ou bien déchéance définitive au rang d’une simple colonie, ou bien renaissance socialiste – voilà les deux alternatives devant lesquelles est placé notre pays.

La guerre a miné le sol de l’univers capitaliste tout entier. C’est là ce qui fait notre invincible force. Le cercle de fer de l’impérialisme dont nous sommes oppressés sera brisé par la révolution prolétarienne. Nous n’en doutons pas un seul instant, pas plus que, durant les longues années de notre lutte souterraine contre le tzarisme, nous n’avons douté de son inévitable effondrement.

Combattre, serrer les rangs, instaurer la discipline ouvrière et l’ordre socialiste, accroître la productivité du travail, et n’avoir peur d’aucun obstacle, voilà notre devise. L’histoire travaille pour nous. Tôt ou tard la Révolution prolétarienne éclatera en Europe et en Amérique, et apportera la délivrance, non seulement. à l’Ukraine, à la Pologne, à la Lithuanie, à la Courlande et à la Finlande, mais aussi à toute l’humanité souffrante.

La campagne contre les Bolschewiki

L’historien de l’avenir ne feuillettera pas sans émotion les journaux russes de mai et juin 1917, période de la préparation morale de l’offensive. Tous les articles des organes officieux et gouvernementaux étaient, presque sans exception, dirigés contre les Bolschewiki.

Il n’y a aucune accusation, aucune calomnie qui, à cette époque, n’ait été " mobilisée " contre nous. Dans cette campagne, le rôle principal était, comme il fallait s’y attendre, tenu par les Cadets. Leur instinct de classe leur disait qu’il ne s’agissait pas seulement de l’offensive, mais de tout le développement ultérieur de la Révolution et, surtout., de l’avenir de l’Etat. L’appareil bourgeois de la soi-disant " opinion publique " se déploya alors dans toute son ampleur. Organes divers, autorités diverses, publications, tribunes et chaires, tout fut mis nu service du but. commun : rendre les Bolschewiki impossibles, en tant. que parti politique. La tension concentrée et tout le dramatique de la campagne de presse menée contre les Bolschewiki trahissaient déjà avant l’heure la guerre civile qui devait se développer dans la phase suivant de la Révolution.

Cette campagne de haine et de calomnie avait pour objet de diviser radicalement et d’exciter les unes contre les autres, en créant entre elles une cloison étanche, les masses ouvrières et la " société cultivée ". La grande bourgeoisie libérale comprenait bien qu’elle ne réussirait pas à apprivoiser les masses sans l’intermédiaire et l’assistance des petits bourgeois démocrates qui, comme nous l’avons déjà vu, détenaient provisoirement la direction des organisations révolutionnaires. L’hallali politique contre les Bolschewiki avait donc pour but immédiat de provoquer une inimitié irréductible entre notre parti et les couches profondes du " socialisme intellectuel " qui, une fois isolé du prolétariat, tomberait fatalement dans le vasselage de la grande bourgeoisie libérale.

C’est à l’époque du premier Congrès des Soviets de toutes les Russies qu’éclata avec un bruit effroyable le premier coup de tonnerre, faisant, pressentir les terribles événements qui allaient se produire. Notre parti avait projeté, pour le 10 juin, une démonstration armée dans les rues de Pétrograd. Cette démonstration avait pour objet d’agir directement sur le Congrès des Soviets de toutes les Russies : " Saisissez le pouvoir ", voulaient dire par là les ouvriers de Pétrograd aux socialistes-révolutionnaires et aux Menschewiki venus de tous les coins du pays : " Rompez avec la bourgeoisie, renoncez à vous coaliser avec elle, et saisissez le pouvoir. "

Il était manifeste pour nous qu’une rupture des socialistes-révolutionnaires et des Menschewiki avec la grande bourgeoisie libérale les aurait obligés à chercher un appui dans les rangs les plus avancés du prolétariat ; ils se seraient ainsi assurés au détriment de la grande bourgeoisie une situation prépondérante. Mais, précisément, c’est de cela qu’eurent peur les chefs de la petite bourgeoisie. Lorsqu’ils eurent connu le projet de démonstration, ils déclenchèrent, de concert avec le gouvernement dans lequel ils avaient des représentants et conjointement avec la bourgeoisie libérale et contre-révolutionnaire, une campagne véritablement insensée contre la démonstration.

Tous les atouts furent mis en jeu. Nous n’étions alors au Congrès qu’une minorité insignifiante et nous dûmes battre en retraite. La démonstration n’eut pas lieu. Cependant cette manifestation avortée laissa les vestiges les plus profonds dans la conscience des deux partis ; elle accentua les contrastes et aggrava les inimitiés. Dans une séance particulière du bureau du Congrès, séance à laquelle assistaient les représentants de notre fraction, M. Tseretelli, qui était alors ministre dans le gouvernement de coalition, déclara, avec toute l’intransigeance du petit bourgeois doctrinaire, à l’esprit borné, que le seul péril menaçant la Révolution venait des Bolschewiki et du prolétariat de Pétrograd armé par eux. Il en conclut qu’il fallait désarmer des gens " qui ne savent pas se servir d’une arme ".

Cela s’appliquait aux ouvriers et aux éléments de la garnison de Pétrograd adhérant à notre parti. Seulement, le désarmement n’eut pas lieu, car les conditions politiques et psychologiques permettant l’exécution d’une mesure aussi radicale n’existaient pas.

Afin de dédommager les masses de cette démonstration manquée, le Congrès des Soviets annonça une démonstration générale, sans armes, pour le 18 juin. Or, ce jour-là devint précisément le jour du triomphe de notre parti. Les masses parcoururent les rues en puissantes colonnes et, bien que, contrairement à ce qui avait eu lieu dans notre projet, de démonstration pour le 10 juin, elles aient été appelées dans la rue par l’autorité officielle des Soviets, les ouvriers avaient inscrit sur leurs drapeaux et étendards les mots d’ordre de notre parti : " A bas les traités secrets ! " – " A bas la politique de l’offensive !" – " Vive la paix honnête !" – " A bas les dix ministres capitalistes ! " – " Toute la puissance gouvernementale aux Soviets ! ".

Seules, trois pancartes exprimaient la confiance dans le ministère de coalition, celle du régiment des Cosaques, celle du groupe de Plechanow et celle de la section de Pétrograd de la " Ligue " des Juifs, qui comprend surtout des éléments étrangers au prolétariat.

Cette démonstration prouva non seulement à nos ennemis, mais encore à nous-mêmes, que dans Pétrograd nous étions beaucoup plus forts que nous ne le supposions.
Chapitre 4 – L’offensive du 18 juin

A la suite de cette démonstration des masses révolutionnaires, une crise gouvernementale semblait tout à fait inévitable. Mais la nouvelle arrivant du front que l’armée révolutionnaire avait pris l’offensive effaça l’impression produite par la démonstration. Le jour même que le prolétariat et la garnison de Pétrograd réclamaient la publication des documents secrets ainsi que des offres de paix catégoriques, Kérensky lançait l’armée révolutionnaire dans l’offensive.

Ce n’était pas là, naturellement, une coïncidence purement fortuite. Les machinateurs de la coulisse politique avaient déjà tout préparé d’avance et le moment de l’offensive avait été déterminé non par des motifs militaires, mais par des motifs politiques.

Le 19 juin, la soi-disant manifestation patriotique parcourait les rues de Pétrograd. La Perspective Newsky-l’artère principale de la circulation bourgeoise – était remplie de groupes animés, au sein desquels officiers, journalistes et élégantes dames entretenaient une chaude agitation contre les Bolschewiki.

Les premières informations relatives à l’offensive étaient favorables. La grande presse libérale prétendait que le principal était acquis, que l’attaque du 18 juin, quelles que fussent ses conséquences militaires ultérieures, était un coup mortel porté à la Révolution, car elle rétablirait dans l’armée la vieille discipline et assurerait à la grande bourgeoisie libérale la domination dans l’Etat.

Nous, nous avions fait d’autres prédictions. Dans une déclaration particulière que nous avions présentée au premier Congrès des Soviets quelques jours avant l’offensive de juin, nous disions que cette offensive détruirait l’unité intérieure de l’armée, opposerait entre elles les diverses parties de celle-ci et donnerait aux contre-révolutionnaires une grosse prépondérance, car le maintien de la discipline dans une armée en voie de dislocation et sans ressort moral nouveau donnerait lieu à de sévères représailles.

En d’autres termes, nous faisions prévoir dans cette déclaration les conséquences qui se réalisèrent plus tard sous le nom général d’affaire Kornilow. Nous indiquions que, dans tous les cas, la Révolution était menacée par le plus grand danger : dans le cas de réussite de l’offensive-réussite à laquelle nous ne croyions pas – comme dans le cas d’un échec, lequel nous paraissait presque inévitable.

La réussite de l’offensive plongerait la petite bourgeoisie dans l’atmosphère de chauvinisme dont s’enivrait la grande bourgeoisie, et isolerait ainsi le prolétariat révolutionnaire. L’échec de l’offensive, par contre, menaçait l’armée de la débâcle complète, avec une déroute chaotique, la perte de nouvelles provinces, le désillusionnement et le désespoir des masses.

Ce fut la deuxième hypothèse qui se réalisa. Les nouvelles de victoire ne durèrent pas longtemps. A leur place on n’eut plus que l’annonce de tristes événements, comme le refus de nombreux corps de troupe de soutenir les éléments d’attaque, l’extermination des officiers, qui parfois constituaient à eux seuls les unités d’assaut, etc. [*]

Les événements militaires se compliquaient encore de difficultés toujours croissantes dans la vie intérieure du pays. Sur le terrain de la question agraire, de l’organisation industrielle, des rapports nationaux, le gouvernement de coalition ne faisait aucun pas en avant. Le ravitaillement et les transports étaient de plus en plus difficiles ; les conflits locaux devenaient chaque jour plus fréquents.

Les ministres " socialistes " demandaient aux masses d’attendre. Toutes décisions et toutes mesures urgentes, notamment la question de la Constituante, étaient ajournées. L’irrésolution et l’incertitude du régime étaient manifestes. Il n’y avait que deux issues possibles : ou bien la bourgeoisie devait être chassée du pouvoir et la révolution marcher de l’avant, ou bien on allait par de sévères représailles " museler " les masses populaires. Kérensky et Tseretelli louvoyèrent entre ces deux partis extrêmes et ne firent qu’embrouiller davantage la situation.

Lorsque les Cadets, qui étaient l’élément le plus avisé et le plus perspicace de la coalition gouvernementale, virent que l’échec de l’offensive de juin pourrait porter un coup fatal, non seulement à la Révolution, mais encore aux partis dirigeants, ils s’empressèrent de se retirer, en rejetant toutes les responsabilités sur le dos de leurs co-partenaires de gauche.

Le 2 juillet eut lieu la crise ministérielle, dont la cause occasionnelle fut, la question de l’Ukraine. Ce fut, à tous les points de vue, un moment, d’extrême tension politique. Des différentes parties du front, affluèrent des délégations et des représentants isolés, décrivant. Le chaos qui régnait dans l’armée, à la suite de l’offensive. La presse " gouvernementale " demanda des représailles rigoureuses. Des voix analogues retentirent, toujours plus fréquentes dans les colonnes de la presse " socialiste ".

Kérensky se rapprocha de plus en plus, ou pour mieux dire, toujours plus ouvertement du parti Cadet et des généraux Cadets, et il manifesta publiquement non seulement toute la haine qu’il avait pour les Bolschewiki, mais encore son aversion pour les partis révolutionnaires en général. Les diplomates de l’Entente exerçaient une pression sur le Gouvernement et demandaient la restauration de la discipline et la continuation de l’offensive. Dans les milieux gouvernementaux régnait la plus grande légèreté d’esprit. Au sein des masses ouvrières s’accumulait une irritation qui attendait impatiemment l’heure de l’explosion.

a Profitez donc du départ, des ministres Cadets, pour prendre en mains tout le pouvoir ", disaient les ouvriers de Petrograd aux partis dirigeants des soviets, les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki, Je me rappelle la séance du Comité exécutif du 2 juillet. Les ministres socialistes étaient venus rendre compte de la nouvelle crise gouvernementale. Nous attendions avec le plus vif intérêt de voir quelle position ils allaient prendre, après que la dure épreuve à laquelle la politique de coalition les avait soumis, les avait si honteusement conduits à l’apostasie.

Le rapporteur était Tseretelli. Il expliqua longuement au Comité exécutif que les concessions que lui et Terestschenko avaient faites à la Rada de Kiew, étaient loin de signifier le démembrement de la Russie et par conséquent n’étaient pas un motif suffisant pour que les Cadets quittent le ministère. Tseretelli reprocha aux chefs Cadets leur doctrinarisme centralisateur, leur incompréhension de la nécessité d’un compromis avec l’Ukraine, etc.

L’impression produite fut au-dessous de tout. Le doctrinaire intransigeant de la coalition osait accuser de doctrinarisme Ies froids politiciens du capital qui saisissaient la première occasion venue pour faire payer par leurs ennemis politiques les frais de ce revirement décisif qu’était, à leurs yeux, la marche des événements consécutifs à l’offensive du 18 juin.

D’après toutes les expériences précédentes de la coalition, une seule issue semblait possible : rupture avec les Cadets et constitution d’un gouvernement des soviets. L’équilibre des forces au sein des soviets était alors tel que le gouvernement des soviets, au point de vue de la politique des partis, aurait été entre les mains des socialistes-révolutionnaires et des Menschewiki.

Nous appuyâmes carrément cette politique. Grâce à la possibilité de réélections continuelles, le mécanisme des soviets permettait d’obtenir une expression assez exacte de l’opinion des masses ouvrières et militaires, s’orientant toujours davantage vers la gauche ; après la rupture de la coalition avec la grande bourgeoisie, les tendances extrêmes devaient donc, selon notre prévision, être prépondérantes dans la composition des soviets. Cela étant, la lutte du prolétariat pour le pouvoir aurait été naturellement canalisée dans les voies de l’organisation soviétiste, et elle se serait tranquillement propagée plus avant.

Après la rupture avec la grande bourgeoisie, les petits bourgeois démocrates, attaqués eux-mêmes par cette dernière, auraient dû se rapprocher davantage du prolétariat socialiste, de sorte que leur indécision et leur " amorphisme " politique auraient été tôt ou tard balayés, sous la violence de notre critique, par les masses ouvrières. C’est pour ce motif seul que nous demandions aux partis dirigeants des soviets – pour lesquels et, nous ne le cachions pas, nous n’avions aucune confiance politique – de prendre en mains le pouvoir.

Mais, même après la crise ministérielle du 2 juillet, Tseretelli et ses compagnons ne renoncèrent pas à l’ " idée " de la coalition. Ils déclarèrent au Comité exécutif que les chefs Cadets étaient, il est vrai, rongés par le doctrinarisme et même par des tendances contre-révolutionnaires, mais qu’il y avait en province de nombreux éléments bourgeois qui étaient encore en mesure de marcher à l’unisson de la démocratie révolutionnaire et que, pour s’assurer leur collaboration, il fallait admettre dans le nouveau ministère les représentants de la grande bourgeoisie.

L’annonce que la coalition n’était dissoute que pour faire place à une coalition nouvelle se répandit tout de suite dans Pétrograd et déchaîna dans les quartiers où habitaient les ouvriers et les soldats une tempête d’indignation. C’est ainsi que se préparèrent les événements des 3, 4 et 5 juillet.
Chapitre 5 – Les journées de juillet

Au sein même de la séance du Comité exécutif, nous fûmes informés téléphoniquement que le régiment des mitrailleurs faisait des préparatifs d’attaque. Nous prîmes aussitôt par téléphone nos dispositions pour retenir le régiment, mais dans les couches profondes de la ville se déployait une vive activité. Du front étaient venus des délégués des contingents dissous pour cause d’insubordination et ils apportaient des nouvelles inquiétantes sur les représailles et excitaient la garnison.

Les ouvriers de Pétrograd étaient d’autant plus mécontents des chefs officiels que Tseretelli, Dan et Tscheidse égaraient l’opinion publique du prolétariat et s’efforçaient d’empêcher le soviet de Pétrograd de devenir l’organe des nouvelles tendances des masses ouvrières.

Le Comité exécutif de toutes Ies Russies, créé lors du Congrès de juillet et s’appuyant sur la province retardataire, rejetait de plusen plus le soviet de Pétrograd à l’arrière-plan et accaparait même la direction des affaires spéciales à Pétrograd. Un conflit était inévitable. Les ouvriers et les soldats exerçaient une pression de plus en plus forte ; ils exprimaient violemment leur mécontentement de la politique officielle des soviets et ils réclamaient de notre parti une action plus énergique.

Nous pensions qu’en raison de l’état arriéré de la province, l’heure d’une pareille action n’était pas encore sonnée. Mais en même temps nous redoutions que les événements du front produisissent dans les rangs de la Révolution un monstrueux chaos et en vinssent à acculer au désespoir les masses ouvrières. La position de notre parti par rapport au mouvement des 3, 4 et 5 juillet n’était pas nettement déterminée. D’un côté, l’on craignait que Pétrograd ne vienne à s’isoler de la province retardataire, mais, de l’autre, on espérait qu’une intervention énergique et active partant de Pétrograd pourrait, seule, sauver la situation. Les agitateurs du parti, répandus dans les couches inférieures de la population, marchaient avec la masse et fomentaient une agitation sans demi-mesures.

Jusqu’à un certain point, on espérait encore que la descente dans la rue des masses révolutionnaires aurait raison du stupide doctrinarisme des gens du juste milieu et les forcerait à comprendre que c’est seulement en rompant ouvertement avec la grande bourgeoisie qu’ils pourraient se maintenir au gouvernement. Malgré tout ce que dit et écrivit dans les jours suivants la presse bourgeoise, notre parti n’avait nullement l’intention de s’emparer du pouvoir à la faveur d’un mouvement à main armée. Il s’agissait uniquement d’une démonstration révolutionnaire, éclose spontanément, mais dirigée par nous vers un but politique.

Le Comité central exécutif siégeait au palais de Tauride, lorsque le palais fut investi par les vagues tumultueuses des ouvriers et des soldats en armes. Parmi les manifestants se trouvaient aussi, naturellement, une infime minorité d’éléments anarchistes, prêts à faire usage de leurs armes contre la résidence du soviet. Il y avait aussi parmi eux des éléments qui visaient à amorcer des pogroms, des "Cent Noirs" et des gens manifestement payés pour cela, et qui cherchaient à profiter de la situation pour fomenter des troubles et des émeutes.

Ces éléments demandaient l’arrestation de Tschernow et de Tseretelli, la dispersion du Comité exécutif, etc.

On essaya même de s’emparer de Tschernow. Par la suite, je reconnus, dans la prison de Kresty, l’un des matelots qui avaient participé à cette tentative d’arrestation : or, j’appris que c’était un malfaiteur qui était détenu en prison pour acte de brigandage. Mais la presse bourgeoise et du juste milieu représenta tout le mouvement comme un coup de main pogromiste et contre-révolutionnaire en même temps que bolschewiste, dont l’objet immédiat était de s’emparer du pouvoir en faisant violence au Comité central exécutif.

Le mouvement des 3, 4 et 5 juillet montra fort nettement que les partis dirigeants du soviet de Pétrograd s’agitaient dans le vide. Nous étions loin alors d’avoir pour nous la garnison entière. Il y avait là des éléments indécis, irrésolus, passifs. Mais, en dehors des aspirants-officiers, aucune troupe n’eût été disposée à se battre contre nous pour la défense du gouvernement ou des partis dirigeants du soviet. Il fallait donc appeler en hâte des troupes du front.

Toute la stratégie de Tseterelli, Tschernow et autres fut, le 3 juillet, d’essayer de gagner du temps et de donner à Kérensky la possibilité d’amener à Pétrograd des troupes " sûres ".

Dans la salle du Palais de Tauride, qui était entouré par une foule considérable de peuple armé, survenaient députations sur députations, réclamant la rupture complète avec la grande bourgeoisie, des réformes sociales absolues et l’ouverture de négociations de paix.

Nous, Bolschewiki, nous recevions chaque nouveau détachement militaire dans la rue ou dans la cour, en les exhortant au calme et en exprimant la certitude que, étant donné l’attitude actuelle des masses, le parti du juste milieu ne réussirait pas à constituer un nouveau gouvernement de coalition. Les plus exaltés étaient les militants venus de Cronstadt ; nous eûmes beaucoup de peine à les maintenir dans les bornes de la démonstration.

Le 4 juillet, la démonstration prit une ampleur encore plus vaste, et déjà sous la direction immédiate de notre parti. Les chefs du soviet manquaient, de décision, leurs discours étaient évasifs ; les réponses qu’ " Ulysse-Tschcheidse " faisait aux délégations étaient vides de tout contenu politique. Il était clair que tous les chefs officiels étaient dans l’attente.

Dans la nuit du 4, les premières troupes " sûres " arrivèrent du front. Pendant la séance du Comité exécutif retentirent à l’intérieur du Palais de Tauride les cuivres de la Marseillaise. Les visages des membres du bureau se transformèrent instantanément. L’assurance, qui au cours des derniers jours leur avait tant manqué, était de nouveau en place. C’était le régiment de Wolynie qui entrait au Palais de Tauride, ce régiment qui, quelques mois après, marchait sous nos drapeaux à l’avant-garde de la Révolution d’Octobre.

Dès lors tout changea de face. On ne s’imposa plus aucune contrainte à l’égard des délégations des ouvriers et soldats de Pétrograd ou des représentants de la flotte de la Baltique. Du haut de la tribune du Comité exécutif volaient les discours sur l’émeute à main armée, que venaient de réprimer " les troupes fidèles à la Révolution. " Les Bolschewiki furent déclarés parti contre-révolutionnaire.

L’angoisse que la grande bourgeoisie avait éprouvée pendant les deux derniers jours de la démonstration armée fit maintenant place à une haine rouge, non seulement dans les colonnes des journaux, mais encore dans les rues de Pétrograd et, tout particulièrement, sur la Perspective Newsky, où les ouvriers et les soldats que l’on saisissait en flagrant délit d’" agitation criminelle " étaient simplement roués de coups.

Note

[*] En raison de sa grande importance historique, nous citons ici des extraits d’un document publié par notre parti au Congrès des Soviets de toutes les Russies, le 3 juin 1917, c’est-à-dire quinze jours avant l’offensive :

" Nous estimons que la première question à examiner par le Congrès, celle dont dépend, non seulement l’avenir de tous les travaux du Congrès, mais, littéralement parlant, lu sort du la Révolution russe tout entière, est la question de cette offensive qui se prépare pour demain.
" En mettant le peuple et l’armée – qui ne savent pas au nom de quels buts internationaux ils sont appelé à verser leur sang en face de la réalité de l’offensive avec toutes les suites qu’elle comporte, les milieux contre-révolutionnaires de Russie espèrent que l’offensive provoquera une concentration du pouvoir entre les mains des éléments diplomatico-militaires – ces éléments coalisés avec l’impérialisme anglais, français et américain – et les délivrera ainsi de la nécessité d’avoir à compter à l’avenir avec la volonté organisée de la démocratie russe.
" Les initiateurs secrets de cette offensive contre-révolutionnaire, ne reculant devant aucune " aventure guerrière ", cherchent délibérément à jouer, comme d’un dernier atout, de l’ébranlement de l’armée, produit par la situation politique intérieure et extérieure du pays, et, à cet effet ils suggèrent aux éléments désespérés de la démocratie la pensée radicalement fausse que le simple fait de l’offensive déterminera la " régénération " de l’armée, et qu’ainsi, mécaniquement, il pourra être suppléé à l’absence de tout programme solide de liquidation de la guerre. Or, il est manifeste qu’une telle offensive doit fatalement désorganiser à tout jamais une armée dont les troupes sont divisées entre elles. "

Chapitre 6 – Après les journées de juillet

Le moment de désarroi dans les quartiers ouvriers ne dura guère et fit place à une grande effervescence révolutionnaire non seulement au sein du prolétariat, mais aussi dans la garnison de Pétrograd. Les modérés perdirent toute influence ; le flux du Bolschewisme commença à sortir des centres urbains pour se propager sur toute l’étendue du pays et, renversant tous les obstacles, il envahit l’armée.

Le nouveau gouvernement de coalition, avec Kérensky à sa tête, entra ouvertement dans la voie des représailles. Le ministère rétablit la peine de mort pour les soldats. Nos journaux furent étouffés et nos agitateurs emprisonnés, mais cela ne fit que renforcer notre influence. Malgré toutes les entraves qui avaient été apportées aux réélections du soviet de Pétrograd, l’équilibre des forces s’était à ce point déplacé que dans quelques questions importantes nous avions déjà la majorité. Il en était de même au soviet de Moscou.

A cette époque j’étais déjà, avec beaucoup d’autres camarades, dans la prison de Kresty, détenu que j’étais "pour agitation et organisation de la révolte à main armée des 3, 4 et 5 juillet, à l’instigation du gouvernement allemand et à l’effet de concourir à la réalisation des buts de guerre des Hohenzollern ". Le juge d’instruction du régime tzariste Alexandrow, qui n’était pas un inconnu et qui avait à son dossier de nombreux procès contre les révolutionnaires, reçut le mandat de défendre la république contre les Bolschewiki contre-révolutionnaires.

Sous l’ancien régime on distinguait les détenus politiques et les détenus de droit commun ; cette distinction fit place à une terminologie nouvelle : les criminels de droit commun et les Bolschewiki !

La plupart des soldats arrêtés étaient perplexes. Jeunes garçons venus de la campagne et qui, naguère, ignoraient tout, de la politique, ils croyaient que la Révolution leur avait une fois pour toutes apporté la liberté, et voici que maintenant ils se voyaient avec stupeur derrière des portes verrouillées et des fenêtres grillées. Pendant la promenade ils nie demandaient chaque fois avec épouvante qu’est-ce que tout cela voulait dire et comment ça finirait. Je les consolais en leur déclarant que la victoire finale serait pour nous.
Chapitre 7 – Le soulèvement de Kornilov

C’est fin août qu’eut lieu le soulèvement du général Kornilow. Il apparut comme la conséquence immédiate de la mobilisation des forces contre-révolutionnaires, et l’offensive du 1S juin lui donna une impulsion énergique.

A la conférence si vantée tenue à Moscou vers la mi-août, Kérensky chercha à se placer à égale distance des éléments censitaires et des petits bourgeois démocrates.

Les Bolschewiki étaient considérés comme étant hors de la " légalité ". Aux applaudissements frénétiques de la fraction censitaire de la conférence et dans le silence perfide de la petite bourgeoisie démocrate, Kérensky menaça de les traquer par le fer et le feu.

Mais les cris hystériques et les menaces de Kérensky ne suffisaient point aux meneurs de la cause contre-révolutionnaire. Ils ne voyaient que trop la vague révolutionnaire atteindre toutes les parties du pays, aussi bien dans la classe ouvrière que dans les campagnes et à l’armée ; et ils estimaient qu’il était indispensable de prendre les mesures les plus rigoureuses pour donner une leçon aux masses.

Le général Kornilow s’était chargé de cette tâche fort risquée, de concert avec la bourgeoisie censitaire, qui voyait en lui un héros. Kérensky, Sawinkow, Filonenko et autres socialistes-révolutionnaires " dirigeants " et " semi-dirigeants " étaient les machina Leurs de ce complot ; mais, arrivés à un certain stade des événements, ils lâchèrent tous Kornilow, car ils comprirent, que, s’il était victorieux, il les rejetterait par dessus bord.

Nous étions en prison pendant qu’avait lieu l’aventure Kornilow et nous en suivîmes le cours par la lecture des journaux. Le droit de recevoir des journaux était la seule différence qu’il y eût entre les prisons de Kérensky et celles de l’ancien régime. L’aventure du général cosaque échoua. Six mois de Révolution avaient créé dans la conscience des masses et dans leur organisation une base suffisante pour résister à un choc contre-révolutionnaire se produisant à découvert. Les partis modérés du soviet étaient épouvantés par les conséquences éventuelles du coup de main de Kornilow, qui menaçait de balayer non seulement les Bolschewiki, mais encore la Révolution tout entière avec tous les partis dominants.

Les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki se mirent en devoir de donner aux Bolschewiki un caractère de légalité, – mais non sans réticences, et seulement jusqu’à un certain point, par crainte de danger possible pour l’avenir. Les mêmes matelots de Cronstadt, qui après les journées de juillet étaient vilipendés comme pillards et contre-révolutionnaires, furent au moment du péril Kornilow appelés à Pétrograd pour défendre la Révolution. Ils arrivèrent sans dire mot, sans faire de récriminations, sans songer au passé, et ils occupèrent les postes les plus exposés.

J’avais tout lieu de rappeler à Tseretelli les paroles que je lui avais adressées en mai, lorsqu’il prenait les matelots de Cronstadt pour objet de ses excitations : " Un jour qu’un général contre-révolutionnaire essaiera de passer une corde au cou de la Révolution, les Cadets se contenteront de savonner la corde, mais les matelots de Cronstadt, eux, arriveront pour lutter et mourir avec nous. "

C’est précisément dans la lutte contre le soulèvement de Kornilow que les organisations soviétistes, au front comme à l’arrière, manifestèrent partout leur vitalité et leur puissance. De bataille véritable, il n’y en a eu presque nulle part. La masse révolutionnaire balaya complètement la poussée du général. De même qu’en juillet les modérés n’avaient pu trouver dans la garnison de Pétrograd aucun soldat à lancer contre nous, de même maintenant Kornilow ne put rallier sur Lotit le front un seul soldai contre la Révolution. Son action reposait sur le mensonge, mais notre propagande triompha facilement de ses desseins.

La lecture des journaux me faisait espérer que les événements se dérouleraient avec rapidité, et aboutiraient à la conquête du pouvoir par les soviets. Il était incontestable que la zone d’influence et les forces des Bolschewiki s’étaient développées dans une énorme mesure. Les Bolschewiki avaient mis en garde contre la coalisation et contre l’offensive du 18 juin ; ils avaient prophétisé l’affaire Kornilow ; les masses populaires pouvaient donc se convaincre par expérience que nous avions raison.

Au moment le plus palpitant du soulèvement Kornilow, lorsque la division du Caucase s’approchait de Pétrograd, les ouvriers furent armés par le soviet de celle ville, tandis que le gouvernement assistait dans l’indolence à la marche des événements. Les régiments que l’on avait autrefois déployés contre nous s’étaient, dans l’ardente atmosphère de Pétrograd, depuis longtemps régénérés, et ils étaient maintenant tout à fait de notre côté.

La mutinerie de Kornilow devait définitivement ouvrir les yeux à l’armée et lui montrer qu’une politique de conciliation avec la contre-révolution bourgeoise était désormais impossible. On pouvait donc s’attendre à ce que la répression du soulèvement de Kornilow ne soit que le préambule de la prise de possession immédiate du pouvoir par les forces révolutionnaires de notre parti.

Mais les événements se développèrent avec beaucoup plus de lenteur. Malgré toute l’intensité de la fièvre révolutionnaire, les masses, après la cruelle leçon des journées de juillet, étaient devenues plus prudentes ; elles avaient renoncé à toute initiative propre et attendaient directement un appel et des impulsions venues d’en haut. Mais " en haut " ce qui régnait aussi dans notre parti, c’était une atmosphère d’attente.

Dans ces conditions, la liquidation de l’aventure Kornilow, en dépit du profond déplacement de forces qui s’était opéré en notre faveur, ne pouvait pas aboutir à des transformations politiques immédiates.
Chapitre 8 – La lutte au sein des soviets

C’est à cette époque que la prépondérance de notre parti fut définitivement établie dans le soviet de Pétrograd. Prépondérance qui se manifesta dramatiquement lors de la question de la composition du bureau du soviet.

A l’époque où les socialistes révolutionnaires et les Menschewiki avaient la suprématie dans les soviets, ils s’efforçaient par tous les moyens d’isoler les Bolschewiki. Ils ne laissèrent pas entrer au bureau du soviet de Pétrograd un seul Bolschewik, même quand notre parti constituait déjà au moins un tiers de tout le soviet.

Lorsque le soviet de Pétrograd, grâce à une majorité flottante, eut adopté la résolution demandant que toute la puissance gouvernementale soit remise entre les mains des soviets, notre groupe réclama la constitution d’un bureau de coalition établi sur la base de la proportionnalité. L’ancien bureau, qui comprenait notamment, Tschchuidse, Tseretelli, Kérensky, Skobelew et Tschernow, ne voulut alors rien entendre. Il n’est pas inutile de rappeler ce fait, aujourd’hui que les chefs des partis battus par la Révolution parlent de la nécessité, pour la démocratie, d’un front unique, et nous accusent d’exclusivisme.

Les deux camps mobilisèrent toutes leurs forces et firent appel à toutes leurs réserves. Tseretelli entra en scène avec un discours-programme, où il affirmait que la question de la présidence du soviet était une question politique. Nous comptions avoir pour nous un peu moins de la moitié des voix, et nous étions enclins à voir là un progrès. Or, en fait, nous eûmes, au moment du vote, une majorité de plus de cent voix.

" Pendant six mois, s’écria Tseretelli, nous avons été à la tête du soviet de Pétrograd, et nous l’avons conduit de victoire en victoire ; nous vous souhaitons de rester au moins la moitié de tout ce temps-là au poste que vous allez maintenant occuper. " Le même revirement se produisit au soviet de Moscou.

En province, les soviets passèrent l’un après l’autre au camp des Bolschewiki. L’époque fixée pour la réunion du deuxième Congrès des Soviets de toutes les Russies approchait de plus en plus. Mais la fraction dirigeante du Comité central exécutif mettait tout en oeuvre pour ajourner le Congrès à une date indéterminée, afin, par ce moyen-là, de l’évincer complètement. Il était clair qu’un nouveau Congrès des Soviets donnerait la majorité à notre parti, modifierait en conséquence la composition du Comité exécutif et enlèverait aux modérés leurs positions les plus importantes. La question de la réunion du Congrès de toutes les Russies devint ainsi pour nous une question de tout premier plan.

Par contre, les Menschewiki et les socialistes-révolutionnaires défendaient énergiquement l’idée du " Congrès démocratique ". Ils se servirent de cette entreprise aussi bien contre nous que contre Kérensky.

Le chef du ministère occupait à cette époque une position tout à fait indépendante et irresponsable. Il était arrivé au pouvoir, avec l’aide du soviet de Pétrograd, dans la première période de la Révolution. Il était parvenu au ministère sans l’approbation préalable des soviets, mais son accession au pouvoir fut ratifiée ultérieurement. Après la première conférence des soviets, les ministres socialistes seuls étaient responsables devant le Comité central exécutif. Leurs alliés, les Cadets, n’avaient, eux, de responsabilité qu’envers leur parti.

Pour faire plaisir à la bourgeoisie, le Comité central exécutif avait, après les journées de juillet, déclaré les ministres socialistes non responsables devant les soviets, sous le prétexte de l’établissement d’une dictature révolutionnaire. Il n’est pas tout à fait inutile de rappeler aussi ce fait, maintenant que les mêmes personnes qui ont institué la dictature d’une fraction politique se répandent en accusations et en malédictions contre la dictature d’une classe sociale.

La conférence de Moscou, dans laquelle les éléments démocratiques et les éléments censitaires, adroitement répartis, se faisaient mutuellement équilibre, s’était donné pour tâche d’affermir l’autorité de Kérensky sur les classes et les partis. Ce but ne fut atteint qu’en apparence. En réalité, la conférence de Moscou avait dévoilé la complète impuissance de Kérensky, car il était presque aussi étranger aux éléments censitaires qu’à la petite bourgeoisie démocrate. Mais, comme les libéraux et les conservateurs applaudissaient à ses sorties contre la démocratie et que les modérés lui faisaient des ovations quand -discrètement- il critiquait les contre-révolutionnaires, il s’imagina qu’il était soutenu par les uns comme par les autres et qu’il disposait d’un pouvoir illimité.

Il menaça du fer et du feu les ouvriers et les soldats révolutionnaires. Sa politique de machinations dans la coulisse et d’accords secrets avec Kornilow alla encore plus loin, et finalement ces tractations le compromirent aux yeux mêmes des modérés : Tseretelli, dans le style évasivement diplomatique caractérisant si bien sa manière, commença à parler de facteurs " personnels " intervenant dans la politique et de la nécessité qu’il y avait à réduire ces facteurs personnels.

Ce devait être là la tâche de la Conférence démocratique, qui devait être composée, d’après des principes tout à fait arbitraires, de représentants des soviets, des conseils diplomatiques, des zemstwos, des corps de métiers et des syndicats ouvriers. Mais la tâche principale était d’assurer à la Conférence une composition suffisamment conservatrice, de faire rentrer une fois pour toutes les soviets dans la masse amorphe de la démocratie et de se prémunir ainsi, grâce à cette base nouvelle d’organisation, contre la vague bolschewiste.

Caractérisons ici en peu de mots la différence existant entre le rôle politique des soviets et celui des organes de l’administration démocratique autonome. Les Philistins nous firent plusieurs fois remarquer que les nouveaux conseils municipaux et les zemstwos, élus au suffrage universel, étaient infiniment plus démocrates que les soviets et pouvaient être regardés avec plus de raison que ceux-ci comme les véritables représentants de la population.
Mais ce critérium démocratique purement formel est, aux époques révolutionnaires, dénué de toute valeur réelle. Ce qui caractérise toute révolution, c’est que la conscience des masses évolue très vite : des couches sociales toujours nouvelles acquièrent de l’expérience, passent au crible leurs opinions de la veille, les rejettent pour en adopter d’autres, écartent les vieux chefs et en prennent de nouveaux, vont de l’avant, et ainsi de suite.

Les organisations démocratiques qui reposent sur le lourd appareil du suffrage universel doivent forcément, aux époques révolutionnaires, retarder sur l’évolution progressive de la conscience politique des masses. Il en va tout différemment des soviets. Ils s’appuient directement sur des groupements organiques, comme l’usine, l’atelier, la commune, le régiment, etc.

Ici, naturellement, il n’y a plus ces garanties juridiques de la validité de l’élection que nous trouvons dans le recrutement des institutions démocratiques que sont le Conseil municipal ou le zemstwo. Mais, en revanche, nous avons ici des garanties infiniment plus sérieuses et plus profondes de l’union immédiate et directe existant entre le député et ses électeurs. Le délégué du Conseil municipal ou du zemstwo s’appuie sur la masse inorganique des électeurs qui, pour un an, lui donne pleins pouvoirs et puis se désagrège. Les électeurs du soviet, au contraire, restent pour toujours unis entre eux par les conditions mêmes de leur travail et de leur existence, et ils ont toujours l’oeil sur leur délégué ; à chaque instant ils peuvent l’admonester, lui demander des comptes, le révoquer ou le remplacer par un autre.

Si dans les mois qui ont précédé la Révolution d’Octobre, l’évolution politique générale aboutit à l’effacement de l’influence des partis modérés devant celle de, Bolschewiki, il en résulte manifestement que ce processus dut se refléter le plus nettement et plus complètement au sein des soviets, tandis que les Conseils municipaux et les zemstwos, avec tout leur démocratisme de pure forme, exprimaient plutôt la mentalité des masses populaires d’hier que celle des masses d’aujourd’hui.

Ceci nous explique notamment que ce furent précisément les partis qui sentirent se dérober le plus sous leurs pieds le sol de la classe révolutionnaire qui manifestèrent une inclination d’autant plus forte pour les Conseils municipaux et les zemstwos. Nous nous trouverons encore en présence de cette question – mais, cette fois, considérablement élargie – lorsque nous aurons à parler de l’Assemblée Constituante.

La suite : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/avbol/avbol.htm

Bolchevisme contre stalinisme
Léon Trotsky

Bolchevisme ou stalinisme

Les époques réactionnaires comme la nôtre non seulement désagrègent et affaiblissent la classe ouvrière en isolant son avant-garde, mais aussi abaissent le niveau idéologique général du mouvement en rejetant la pensée politique loin en arrière, à des étapes dépassées depuis longtemps. Dans ces conditions, la tâche de l’avant-garde est avant tout de ne pas se laisser entraîner par le reflux général. Il faut aller contre le courant. Si le rapport défavorable des forces ne permet pas de conserver les positions politiques précédemment occupées, il faut se maintenir au moins sur les positions idéologiques, car c’est en elles qu’est concentrée l’expérience chèrement payée du passé. Une telle politique apparaît aux yeux des sots comme du "sectarisme". En réalité elle ne fait que préparer un nouveau bond gigantesque en avant, avec la vague de la prochaine montée historique.

REACTION CONTRE LE MARXISME ET LE COMMUNISME

Les grandes défaites politiques provoquent inévitablement une révision des valeurs qui s’accomplit, en général, dans deux directions. D’une part, enrichie de l’expérience des défaites, la véritable avant-garde, défendant avec becs et ongles la pensée révolutionnaire, s’efforce d’en éduquer de nouveaux cadres pour les futurs combats de masses. D’autre part, la pensée des routiniers, des centristes, des dilettantes, effrayée par les défaites, tend à renverser l’autorité de la tradition révolutionnaire et, sous l’apparence de la recherche d’une "vérité nouvelle", à revenir loin en arrière.

On pourrait apporter quantité d’exemples de réaction idéologique qui prend le plus souvent la forme de la prostration. Toute la littérature de la IIe et de la IIIe Internationales, comme celle de leurs satellites de Londres consiste au fond en exemples de ce genre. Pas une trace d’analyse marxiste. Pas un mot nouveau sur l’avenir. Rien que clichés, routines, mensonges et, avant tout, souci de sauvegarder sa situation bureaucratique. Il suffit de dix lignes de quelque Hilferding ou Otto Bauer pour sentir le relent de la pourriture. Des théoriciens du Comintern, il vaut mieux ne rien dire. Le célèbre Dimitrov est ignorant et banal comme un petit épicier. La pensée de ces gens est trop paresseuse pour renier le marxisme ; ils le prostituent. Mais ce ne sont pas eux qui nous intéressent actuellement. Venons-en aux "novateurs".

L’ancien communiste autrichien Willi Schlamm a consacré aux Procès de Moscou un petit livre, sous le titre expressif de Dictature du Mensonge. Schlamm est un journaliste talentueux, dont l’intérêt est surtout dirigé vers les questions du jour. La critique des falsifications de Moscou, de même que la mise à nu de la mécanique psychologique des "aveux volontaires", sont, chez Schlamm, excellentes. Mais il ne se contente pas de cela. Il veut créer une nouvelle théorie du socialisme qui assurerait, à l’avenir, contre les défaites et les falsifications. Mais comme Schlamm n’est nullement un théoricien et qu’il est même, semble-t-il, assez peu familiarisé avec l’histoire du développement du socialisme, il revient complètement, sous l’apparence d’une découverte nouvelle, au socialisme d’avant Marx et, qui plus est, à sa variété allemande, c’est-à-dire la plus arriérée, la plus douçâtre et la plus fade. Schlamm renonce à la dialectique, à la lutte des classes sans même parler de la dictature du prolétariat. La tâche de la transformation de la société se réduit pour lui à la réalisation de quelques vérités "éternelles" de la morale dont il s’apprête à imprégner l’humanité dès maintenant, sous le régime capitaliste. Dans la revue de Kerensky, Novaia Rossia (vieille revue provinciale russe qui se publie à Paris) la tentative de Willi Schlamm de sauver le socialisme par une inoculation de lymphe morale est recueillie non seulement avec joie, mais encore avec fierté selon la juste conclusion de la rédaction, Schlamm arrive aux principes du socialisme vrai-russe qui, il y a longtemps déjà, avait opposé à la sèche et rude lutte des classes les principes de la foi, de l’espoir et de l’amour.

Certes, la doctrine originale des "socialistes-révolutionnaires" russes représentait dans ses prémisses théoriques uniquement un retour au socialisme de l’Allemagne d’avant Marx. Il serait cependant trop injuste d’exiger de Kerensky une connaissance plus intime de l’histoire des idées que de Schlamm. Beaucoup plus important est le fait que le Kerensky, qui se solidarise avec Schlamm, fut, en tant que chef du gouvernement, l’initiateur des persécutions contre les bolcheviks comme "agents de l’Etat-Major allemand", c’est-à-dire qu’il organisa les mêmes falsifications contre lesquelles Schlamm mobilise maintenant des absolus métaphysiques mangés aux mites.

Le mécanisme psychologique de la réaction intellectuelle de Schlamm et de ses semblables est fort simple. Pendant un certain temps, ces gens ont participé à un mouvement politique qui jurait par la lutte des classes et, en paroles, invoquait la dialectique matérialiste. En Autriche, comme en Allemagne, cela se terminait par une catastrophe. Schlamm tire la conclusion sommaire : voilà à quoi ont conduit la lutte des classes et la dialectique. Et comme le nombre des découvertes est limité par l’expérience historique et... par la richesse des connaissances personnelles, notre réformateur, dans sa recherche d’une nouvelle foi, a rencontré une vieillerie rejetée depuis longtemps qu’il oppose bravement, non seulement au bolchevisme, mais au marxisme.

A première vue, la variété de réaction idéologique présentée par Schlamm est trop primitive (de Marx... à Kerensky) pour qu’il vaille la peine de s’y arrêter. En réalité, elle est cependant extrêmement instructive précisément grâce à son caractère primitif, elle représente le dénominateur commun de toutes les autres formes de réaction avant tout de celle qui s’exprime par un renoncement en bloc au bolchevisme.

RETOUR AU MARXISME

Dans le bolchevisme, le marxisme a trouvé son expression historique la plus grandiose. C’est sous le drapeau du bolchevisme que fut remportée la première victoire du prolétariat et fondé le premier Etat Ouvrier. Aucune force n’effacera plus ces faits de l’histoire. Mais comme la Révolution d’Octobre a conduit au stade présent, au triomphe de la bureaucratie, avec son système d’oppression, de spoliation et de falsifications, à la dictature du mensonge, selon la juste expression de Schlamm, de nombreux esprits formalistes et superficiels inclinent à la conclusion sommaire qu’il est impossible de lutter contre le stalinisme sans renoncer au bolchevisme. Schlamm, comme nous le savons déjà, va plus loin : le bolchevisme qui a dégénéré en stalinisme est lui-même sorti du marxisme. Impossible, par conséquent, de lutter contre le stalinisme en restant sur les bases du marxisme. Des gens moins conséquents, mais plus nombreux, disent au contraire : "Il faut revenir du bolchevisme au marxisme". Par quelle voie ? A quel marxisme ? Avant que le marxisme "ait fait banqueroute", sous la forme de la social-démocratie. Le mot d’ordre "Retour au marxisme" signifie ainsi un bond par-dessus l’époque de la IIe et IIIe Internationales... à la Ire Internationale. Mais celle-ci aussi, en son temps, fût vouée à la défaite. C’est-à-dire qu’il s’agit à la fin des fins de revenir... aux oeuvres complètes de Marx et Engels. Ce bond, on peut le faire sans sortir de son cabinet de travail, et sans même quitter ses pantoufles. Mais comment passer ensuite de nos classiques (Marx est mort en 1883 , Engels en 1895) aux tâches de l’époque nouvelle en laissant de côté une lutte théorique ou politique de plusieurs dizaines d’années, lutte qui comprend aussi le bolchevisme et la Révolution d’Octobre ? Aucun de ceux qui proposent de renoncer au bolchevisme comme tendance historiquement "banqueroutière" n’a indiqué de nouvelles voies.

Les choses se réduisent ainsi à un simple conseil d’étudier le Capital. Contre cela, rien à objecter. Mais les bolcheviks aussi ont étudié le Capital, et même passablement. Cela n’a cependant pas empêché la dégénérescence de l’Etat Soviétique et la mise en scène des Procès de Moscou. Que faire alors ?

Est-il vrai pourtant que le stalinisme représente le produit légitime du bolchevisme, comme le croit toute la réaction, comme l’affirme Staline lui-même, comme le pensent les mencheviks, les anarchistes et quelques doctrinaires de gauche qui se jugent marxiste ? "Nous l’avions toujours prédit, disent-ils, ayant commencé avec l’interdiction des autres partis socialistes, avec l’écrasement des anarchistes, avec l’établissement de la dictature des bolcheviks dans les soviets, la Révolution d’Octobre ne pouvait manquer de conduire à la dictature de la bureaucratie. Le stalinisme est, à la fois, la continuation et la faillite du léninisme".

LE BOLCHEVISME EST-IL RESPONSABLE DU STALINISME ?

L’erreur de ce raisonnement commence avec l’identification tacite du bolchevisme, de la Révolution d’Octobre et de l’Union Soviétique. Le processus historique, qui consiste dans la lutte des forces hostiles, est remplacé par l’évolution du bolchevisme dans le vide. Cependant le bolchevisme est seulement un courant politique, certes étroitement lié à la classe ouvrière, mais non identique à elle. Et, outre la classe ouvrière, il existe en U.R.S.S. plus de cent millions de paysans, de nationalités diverses, un héritage d’oppression, de misère et d’ignorance.

L’Etat créé par les bolcheviks reflète, non seulement la pensée et la volonté des bolcheviks, mais aussi le niveau culturel du pays, la composition sociale de la population, la pression du passé barbare et de l’impérialisme mondial, non moins barbare. Représenter le processus de dégénérescence de l’Etat Soviétique comme l’évolution du bolchevisme pur, c’est ignorer la réalité sociale au nom d’un seul de ses éléments isolé d’une manière purement logique. Il suffit au fond de nommer cette erreur élémentaire par son nom pour qu’il n’en reste pas trace.

Le bolchevisme lui-même, en tout cas, ne s’est jamais identifié ni à la Révolution d’Octobre, ni à l’Etat Soviétique qui en est sorti. Le bolchevisme se considérait comme un des facteurs de l’histoire, son facteur "conscient", facteur très important mais nullement décisif. Nous voyons le facteur décisif —sur la base donnée des forces productives - dans la lutte des classes, et non seulement à l’échelle national, mais aussi internationale.

Quand les bolcheviks faisaient des concessions aux tendances petites-bourgeoises des paysans, qu’ils établissaient des règles strictes pour l’entrée dans le parti, qu’ils épuraient le parti des éléments qui lui étaient étrangers, qu’ils interdisaient les autres partis, qu’ils introduisaient la N.E.P., qu’ils en venaient à céder des entreprises sous forme de concessions ou qu’ils concluaient des accords diplomatiques avec des gouvernements impérialistes, eux, bolcheviks, tiraient des conclusions particulières de ce fait fondamental qui leur était clair théoriquement depuis le début même ; à savoir que la conquête du pouvoir, quelque importante qu’elle soit en elle-même, ne fait nullement du parti le maître tout-puissant du processus historique. Certes, après s’être emparé de l’Etat, le parti reçoit la possibilité d’agir avec une force sans précédent sur le développement de la société ; mais en revanche lui-même est soumis à une action décuplée de la part de tous les autres membres de cette société. Il peut être rejeté du pouvoir par les coups directs des forces hostiles. Avec des rythmes plus lents de l’évolution, il peut, tout en se maintenant au pouvoir, dégénérer intérieurement. C’est précisément cette dialectique du processus historique que ne comprennent pas les raisonneurs sectaires qui tentent de trouver dans la putréfaction de la bureaucratie staliniste un argument définitif contre le bolchevisme. Au fond, ces Messieurs disent ceci : mauvais est le parti révolutionnaire qui ne renferme pas en lui-même de garanties contre sa dégénérescence.

En face d’un pareil critère, le bolchevisme est évidemment condamné ; il ne possède aucun talisman. Mais ce critère lui-même est faux. La pensée scientifique exige une analyse concrète : comment et pourquoi le parti s’est-il décomposé ? Jusqu’à maintenant personne n’a donné cette analyse, sinon les bolcheviks eux-mêmes. Ils n’ont nullement eu besoin pour cela de rompre avec le bolchevisme. Au contraire, c’est dans l’arsenal de celui-ci qu’ils ont trouvé tout le nécessaire pour expliquer son sort. La conclusion à laquelle nous arrivons est celle-ci : évidemment le stalinisme est sorti du bolchevisme ; mais il en est sorti d’une façon non pas logique, mais dialectique ; non pas comme son affirmation révolutionnaire, mais comme sa négation thermidorienne. Ce n’est nullement une seule et même chose.

LE PRONOSTIC FONDAMENTAL DU BOLCHEVISME

Cependant, les bolcheviks n’ont pas eu besoin des Procès de Moscou pour expliquer, après coup, les causes de la décomposition du parti dirigeant de l’U.R.S.S. Ils avaient prévu depuis longtemps la possibilité d’une telle variante de l’évolution, et, d’avance, s’étaient exprimés sur elle. Rappelons le pronostic que les bolcheviks avaient déjà fait, non seulement à la veille de la Révolution d’Octobre, mais déjà un certain nombre d’année auparavant. Le groupement fondamental des forces à l’échelle nationale et internationale ouvre pour le prolétariat la possibilité d’arriver, pour la première fois, au pouvoir dans un pays aussi arriéré que la Russie. Mais le même groupement des forces donne, par avance, la certitude que sans victoire plus ou moins prompte du prolétariat dans les pays avancés, l’Etat ouvrier ne se maintiendra pas en Russie. Le régime soviétique laissé a lui-même tombera ou dégénérera. Plus exactement il dégénérera pour tomber ensuite. Il m’est arrivé personnellement d’écrire plusieurs fois là-dessus, à commencer dès 1905. Dans mon Histoire de la Révolution Russe (cf. l’appendice du dernier tome, "Socialisme dans un seul pays"), il a été rassemblé ce qu’ont dit les chefs du bolchevisme à ce sujet de 1917 à 1923. Tout se réduit à une seule chose : sans révolution en Occident, le bolchevisme sera liquidé, soit par la contre-révolution interne, soit par l’intervention étrangère, soit par leur combinaison. En particulier, Lénine a indiqué, plus d’une fois, que la bureaucratisation du régime soviétique est, non pas une question technique ou organisationnelle, mais le commencement possible d’une dégénérescence de l’Etat ouvrier.

Au XIe Congrès du parti, en mars 1922, Lénine parla sur le soutien qu’au moment de la N.E.P., quelques politiciens bourgeois, en particulier le professeur libéral Oustrialov, s’étaient décidés à offrir à la Russie Soviétique. "Je suis pour le soutien du pouvoir soviétique en Russie, dit Oustrialov, —quoi qu’il soit un cadet, un bourgeois— parce qu’il est entré dans une voie dans laquelle il deviendra un pouvoir bourgeois ordinaire". Lénine préfère la voix cynique de l’ennemi aux "douces roucoulades communistes". C’est avec une rude sobriété qu’il averti le parti du danger : "Des choses telles que celles dont parle Oustrialov sont possibles. Il faut le dire carrément. L’histoire connaît des transformations de toutes sortes, se reposer sur la conviction, le dévouement et autres excellentes qualités morales, c’est une chose nullement sérieuse en politique. D’excellentes qualités morales existent chez un nombre infime de gens, et ce sont des masses gigantesques qui décident de l’issue historique, masses qui traitent avec fort peu de politesse ce nombre infime de gens, si ces gens ne leur plaisent pas. En un mot le Parti n’est pas l’unique facteur de l’évolution et, à une grande échelle historique, il n’est pas le facteur décisif".

"Il arrive qu’une nation conquière une autre nation, continue Lénine au même congrès, le dernier qui se fit avec sa participation... C’est très simple et compréhensif à quiconque. Mais qu’arrive-t-il avec la civilisation de ces nations ? Ici, ce n’est pas aussi simple. Si la nation, qui a fait la conquête, a une civilisation supérieure à la nation vaincue, elle lui impose sa civilisation ; mais si c’est le contraire, il arrive que le vaincu impose sa civilisation au conquérant. N’est-il pas arrivé quelque chose de semblable dans la capitale de la R.S.F.S.R. et n’en est-il pas résulté que 4.700 communistes (presque toute une division, et les meilleurs des meilleurs) se sont trouvés soumis à une civilisation étrangère ?" Ceci fut dit au commencement de 1922, et d’ailleurs pas pour la première fois. L’histoire n’est pas faite par quelques hommes, seraient-ils les "meilleurs des meilleurs" ; et, qui plus est, ces "meilleurs" peuvent dégénérer dans le sens d’une civilisation "étrangère" c’est-à-dire bourgeoise. Non seulement l’Etat soviétique peut sortir de la voie socialiste, mais le parti bolchevik aussi peut, dans des conditions historiques défavorables, perdre son bolchevisme.

C’est de la claire compréhension de ce danger qu’est née l’Opposition de gauche, définitivement formée en 1923. Enregistrant de jour en jour des symptômes de dégénérescence, elle s’efforça d’opposer au Thermidor menaçant la volonté consciente de l’avant-garde prolétarienne. Cependant ce facteur subjectif s’est trouvé insuffisant. Les "masses gigantesques" qui, selon Lénine, décident de l’issue de la lutte, étaient harassées par les privations dans leur pays et par une trop longue attente de la Révolution Mondiale. Les masses ont perdu courage. La bureaucratie a pris le dessus. Elle maîtrisa l’avant-garde prolétarienne, foula aux pieds le marxisme, prostitua le parti bolcheviste. Le stalinisme fut victorieux. Sous la forme de l’Opposition de gauche, le bolchevisme rompit avec la bureaucratie soviétique et son Komintern. Telle fut la véritable marche de l’évolution.

Certes, dans le sens formel, le stalinisme est sorti du bolchevisme. Aujourd’hui encore, la bureaucratie de Moscou continue à se nommer parti bolchevik. Elle utilise simplement la vieille étiquette du bolchevisme pour mieux tromper les masses. D’autant plus pitoyables sont les théoriciens qui prennent l’écorce pour le noyau, l’apparence pour la réalité. En identifiant stalinisme et bolchevisme, ils rendent le meilleur service aux thermidoriens et, par là, jouent un rôle manifestement réactionnaire.

Avec l’élimination de tous les autres partis de l’arène politique, les intérêts et les tendances contradictoires des diverses couches de la population devaient, à tel ou tel degré, trouver leur expression dans le parti dirigeant. Au fur et à mesure que le centre de gravité politique se déplaçait de l’avant-garde prolétarienne vers la bureaucratie, le parti se modifiait aussi bien par sa composition sociale que par son idéologie. Grâce à la marche impétueuse de l’évolution, il a subi, au cours des quinze dernières années, une dégénérescence beaucoup plus radicale que la social-démocratie pendant un demi-siècle. L’épuration actuelle trace entre le bolchevisme et le stalinisme, non pas un simple trait de sang, mais tout un fleuve de sang. L’extermination de toute la vieille génération des bolcheviks, d’une partie importante de la génération intermédiaire qui avait participé à la guerre civile et aussi de la partie de la jeunesse qui avait repris le plus au sérieux les traditions bolchevistes, démontre l’incompatibilité, non seulement politique, mais aussi directement physique du stalinisme et du bolchevisme. Comment donc peut-on ne pas voir cela ?

STALINISME ET "SOCIALISME ETATIQUE"

Les anarchistes, de leur côté, tentent de voir dans le stalinisme le produit organique, non seulement du bolchevisme et du marxisme, mais du "socialisme étatique" en général. Ils consentent à remplacer la patriarcale "fédération des communes libres" de Bakounine par une fédération plus moderne des Soviets libres. Mais ils sont avant tout contre l’Etat centralisé. En effet, une branche du marxisme "étatique", la social-démocratie, une fois arrivée au pouvoir, est devenue une agence déclarée du capital.

Une autre a engendré une nouvelle caste de privilégiés. C’est clair, la source du mal est dans l’Etat. Considéré dans une large perspective historique, on peut trouver un grain de vérité dans ce raisonnement. L’Etat, en tant qu’appareil de contrainte, est incontestablement une source d’infection politique et morale. Cela concerne aussi, comme le montre expérience, l’Etat Ouvrier. Par conséquent, on peut dire que le stalinisme est un produit d’une étape de la société où l’on n’a pas encore pu arracher la camisole de force de l’Etat. Mais cette situation, sans rien donner qui permette d’apprécier le bolchevisme ou le marxisme, caractérise seulement le niveau général de la civilisation humaine, et avant tout le rapport des forces entre le prolétariat et la bourgeoisie. Après nous être mis d’accord avec les anarchistes que l’Etat, même ouvrier, est engendré par la barbarie des classes et que la véritable histoire de l’humanité commencera avec l’abolition de l’Etat, il reste devant nous, dans toute sa force, la question suivante quelles sont les voies et les méthodes qui sont capables de conduire, à la fin des fins, à l’abolition de l’Etat ? L’expérience récente témoigne que ce ne sont pas, en tout cas, les méthodes de l’anarchisme.

Les chefs de la C.N.T. espagnole, la seule organisation anarchiste notable sur la terre, se sont changés, à l’heure critique, en ministres de la bourgeoisie. Ils expliquent leur trahison ouverte de la théorie anarchiste par la pression des "circonstances exceptionnelles". Mais n’est-ce pas le même argument qu’ont avancé, en leur temps, les chefs de la social-démocratie allemande ? Assurément, la guerre civile n’est nullement une circonstance pacifique et ordinaire, mais plutôt une "circonstance exceptionnelle". Mais c’est précisément pour de telles "circonstances exceptionnelles" que se prépare toute organisation révolutionnaire sérieuse. L’expérience de l’Espagne a démontré, une fois de plus, qu’on peut nier l’Etat dans des brochures éditées dans des "circonstances normales", avec la permission de l’Etat bourgeois, mais que les conditions de la révolution ne laissent aucune place pour la négation de l’Etat et en exigent la conquête. Nous n’avons nullement l’intention d’accuser les anarchistes espagnols de ne pas avoir liquidé l’Etat d’un simple trait de plume. Un parti révolutionnaire, même une fois qu’il s’est emparé du pouvoir (ce que les chefs anarchistes espagnols n’ont pas su faire malgré l’héroïsme des ouvriers anarchistes) n’est nullement encore le maître tout-puissant de la société. Mais d’autant plus âprement accusons-nous la théorie anarchiste qui s’est trouvée convenir pleinement pour une période pacifique mais à laquelle il a fallu renoncer en hâte dès que sont apparues les "circonstances exceptionnelles" de la révolution. Dans l’ancien temps on rencontrait des généraux (il s’en trouve sans doute encore maintenant) qui pensaient que ce qui abîme le plus l’armée, c’est la guerre. Les révolutionnaires qui se plaignent que la révolution renverse leur doctrine ne valent guère mieux.

Les marxistes sont pleinement d’accord avec les anarchistes quant au but final, la liquidation de l’Etat. Le marxisme reste "étatique" uniquement dans la mesure où la liquidation de l’Etat ne peut être atteinte en se contentant d’ignorer tout simplement cet Etat. L’expérience du stalinisme ne renverse nullement l’enseignement du marxisme, mais le confirme par la méthode inverse. Une doctrine révolutionnaire, qui enseigne au prolétariat à s’orienter correctement dans une situation et à l’utiliser activement, ne renferme pas en soi, bien entendu, de garantie automatique de sa victoire. Mais, par contre, la victoire n’est possible que grâce à cette doctrine. Il est en outre impossible de se représenter cette victoire sous la forme d’un acte unique. Il faut prendre la question dans la perspective d’une large époque. Le premier état ouvrier, sur une base économique peu développée et dans l’anneau de l’impérialisme, s’est transformée en gendarmerie du stalinisme. Mais le véritable bolchevisme a déclaré à cette gendarmerie une lutte sans merci. Pour se maintenir, le stalinisme est contraint de mener maintenant une guerre civile ouverte contre le bolchevisme qualifié de "trotskysme", non seulement en U.R.S.S., mais aussi en Espagne. Le vieux parti bolcheviste est mort, mais le bolchevisme relève partout la tête.

Faire procéder le stalinisme du bolchevisme ou du marxisme, est exactement la même chose que faire procéder la contre-révolution de la révolution. C’est sur ce schéma que s’est toujours modelée la pensée des conservateurs que sont les libéraux et ensuite la pensée réformiste.

Les révolutions par suite de la structure de classes de la société, ont toujours engendré des contre-révolutions. Cela ne montre-t-il pas, demande le raisonneur, que dans la méthode révolutionnaire il y a quelque vice interne ? Pourtant, jusqu’à maintenant, ni les libéraux, ni les réformistes n’ont su inventer des méthodes "plus économiques".

Mais s’il n’est pas facile de rationaliser un processus historique vivant, il n’est, par contre, nullement difficile d’interpréter, d’une façon rationaliste, la succession de ces vagues, en faisant procéder logiquement le stalinisme du "socialisme étatique", le fascisme du marxisme, la réaction de la révolution, en un mot l’antithèse de la thèse. Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres, la pensée anarchiste reste prisonnière du rationalisme libéral. La pensée véritablement révolutionnaire est impossible sans dialectique.

L’argumentation des rationalistes prend parfois, du moins extérieurement, un caractère plus concret. Le stalinisme procède, pour eux, non pas du bolchevisme dans son ensemble, mais de ses péchés politiques [Un des représentants les plus typiques de ce genre de pensées est l’auteur français d’un livre sur Staline, Boris Souvarine. Les côtés matériel et documentaire de l’oeuvre de Souvarine représentent le produit d’une longue et consciencieuse recherche. Cependant, la philosophie historique de l’auteur étonne par sa vulgarité. Pour expliquer toutes les mésaventures historiques ultérieures, il recherche les voies internes contenus dans le bolchevisme. L’influence sur le bolchevisme des conditions réelles du processus historique n’existe pas pour lui. M. Taine lui-même, avec sa théorie du "milieu" est plus proche de Marx que Souvarine.]. Les bolcheviks, nous disent Gorter, Pannekoek, les "spartakistes" allemands, etc., ont remplacé la dictature du prolétariat par la dictature du parti. Staline a remplacé la dictature du parti par la dictature de la bureaucratie. Les bolcheviks ont anéanti tous les partis sauf le leur ; Staline a étranglé le parti bolcheviste dans l’intérêt de la clique bonapartiste. Les bolcheviks en sont venus à des compromis avec la bourgeoisie ; Staline est devenu son allié et son soutien. Les bolcheviks ont reconnu la nécessité de participer aux vieux syndicats et au parlement bourgeois ; Staline s’est lié d’amitié avec la bureaucratie syndicale et avec la démocratie bourgeoise. On peut poursuivre de semblables rapprochements aussi longtemps que l’on veut. Malgré l’effet qu’ils peuvent produire extérieurement, ils sont absolument vides.

Le prolétariat ne peut arriver au pouvoir qu’à travers son avant-garde. La nécessité même d’un pouvoir étatique découle du niveau culturel insuffisant des masses et leur hétérogénéité. Dans l’avant-garde révolutionnaire organisée en parti se cristallise la tendance des masses à parvenir à leur affranchissement. Sans la confiance de la classe dans l’avant-garde, sans soutien de l’avant-garde par la classe, il ne peut être question de la conquête du pouvoir. C’est dans ce sens que la révolution prolétarienne et la dictature sont la cause de toute la classe, mais pas autrement que sous la direction de l’avant-garde. Les soviets ne sont que la liaison organisée de l’avant-garde avec la classe.

Le contenu révolutionnaire de cette forme ne peut être donné que par le parti. Cela est démontré par l’expérience positive de la Révolution d’Octobre et par l’expérience négative des autres pays (Allemagne, Autriche, Espagne), enfin personne non seulement n’a montré pratiquement, mais n’a même tenté d’expliquer précisément sur le papier comment le prolétariat peut s’emparer du pouvoir sans la direction politique d’un parti qui sait ce qu’il veut. Si le parti soumet politiquement les soviets à sa direction, en lui-même, ce fait change aussi peu le système soviétique que la domination d’une majorité conservatrice change le système du parlementarisme britannique.

Quant à l’interdiction des autres partis soviétiques, elle ne découlait nullement de quelque "théorie" bolcheviste, mais fut une mesure de défense de la dictature dans un pays arriéré et épuisé, entouré d’ennemis de toutes parts. Il était clair pour les bolcheviks, dès le début même, que cette mesure, complétée ensuite par l’interdiction des fractions à l’intérieur du parti dirigeant lui-même, contenait les plus grands dangers. Cependant, la source du danger n’était pas dans la doctrine ou la tactique, mais dans la faiblesse matérielle de la dictature dans les difficultés de la situation intérieure et extérieure. Si la révolution avait vaincu, ne fût-ce qu’en Allemagne, du même coup le besoin de l’interdiction des autres partis soviétiques aurait disparu. Que la domination d’un seul parti ait juridiquement servi de point de départ au régime totalitaire staliniste, c’est absolument indiscutable. Mais la cause d’une telle évolution n’est pas dans le bolchevisme, ni même dans l’interdiction des autres partis, comme mesure militaire temporaire, mais dans la série des défaites du prolétariat en Europe et en Asie.

Il en est de même avec la lutte contre l’anarchisme. A l’époque héroïque de la révolution, les bolcheviks marchèrent la main dans la main avec les anarchistes véritablement révolutionnaires. Le parti absorba beaucoup d’entre eux dans ses rangs. L’auteur de ces lignes a, plus d’une fois, examiné, avec Lénine, la question de la possibilité de laisser aux anarchistes certaines parties du territoire pour qu’ils y mènent avec le consentement de la population, leurs expériences de suppression immédiate de l’Etat. Mais les conditions de la guerre civile, du blocus et de la famine laissèrent trop peu d’aisance pour de pareils plans. L’insurrection de Kronstadt ? Mais le gouvernement révolutionnaire ne pouvait, bien entendu, "faire cadeau" aux marins insurgés d’une forteresse qui commandait la capitale, uniquement parce qu’à la rébellion des soldats paysans s’étaient joints quelques anarchistes douteux. L’analyse historique concrète des événements ne laisse aucune place pour les légendes qui furent créées par l’ignorance et le sentimentalisme autour de Kronstadt, de Makno et d’autres épisodes de la révolution.

Il reste seulement le fait que les bolcheviks, dès le début même, employèrent non seulement la conviction mais aussi la coercition, parfois sous une forme assez rude. Il est incontestable aussi que la bureaucratie sortie de la révolution a monopolisé dans ses mains le système de coercition. Chaque étape de l’évolution, même quand il s’agit d’étapes aussi catastrophiques que la révolution et la contre-révolution, sort de l’étape précédente, a en elle ses racines et porte certains de ses traits.

Les libéraux, y compris le couple Webb, ont toujours affirmé que la dictature bolcheviste représente une nouvelle édition du tsarisme. Par là, ils ferment les yeux sur les détails tels que l’abolition de la monarchie et de la noblesse, la remise de la terre aux paysans, l’expropriation du capital, l’introduction de l’économie planifiée, l’éducation athéiste, etc. Exactement de même, la pensée libérale anarchiste ferme les yeux sur le fait que la révolution bolcheviste, avec toutes ses mesures de répression, signifiait la subversion des rapports sociaux dans l’intérêt des masses, alors que le coup d’Etat de Staline accompagne le remaniement de la société soviétique dans l’intérêt d’une minorité privilégiée. Il est clair que dans les identifications du stalinisme au bolchevisme, il n’y a pas une trace de critère socialiste.

QUESTIONS DE THEORIE

Un des principaux traits du bolchevisme est son attitude stricte et exigeante, même pointilleuse, à l’égard des questions de doctrine. Les 27 tomes de Lénine resteront pour toujours le modèle d’une attitude suprêmement scrupuleuse envers la théorie. Sans cette qualité fondamentale, le bolchevisme n’aurait jamais rempli son rôle historique. C’est une opposition complète que le stalinisme grossier et ignorant, absolument empirique, présente sous ce rapport aussi.

Il y a plus de dix ans, l’opposition déclarait dans sa plateforme :

"Depuis la mort de Lénine, il s’est créé toute une série de nouvelles "théories" dont le seul sens est de justifier théoriquement l’écart du groupe staliniste hors de la voie de la révolution prolétarienne internationale". Tout dernièrement, le socialiste américain Liston Oak, qui a participé de près à la révolution espagnole, a écrit : "En fait, les stalinistes sont maintenant les révisionnistes les plus extrêmes de Marx et de Lénine. Bernstein n’avait pas osé faire la moitié du chemin que Staline a fait dans la révision de Marx". C’est absolument juste. Il faut ajouter seulement que chez Bernstein, il y avait des besoins réellement théoriques : il tentait consciencieusement d’établir une conformité entre la pratique réformiste de la social-démocratie et son programme. La bureaucratie staliniste, non seulement n’a rien de commun avec le marxisme, elle est encore étrangère à quelque programme, doctrine ou système que ce soit. Son idéologie est imprégnée d’un subjectivisme absolument policier, sa pratique, d’un empirisme de pure violence. Par le fond même de ses intérêts, la caste des usurpateurs est hostile à la théorie : ni à elle même, ni à autrui, elle ne peut rendre compte de son rôle social. Staline révise Marx et Lénine, non par la plume des théoriciens, mais avec les bottes de la Guépéou.

QUESTIONS DE MORALE

C’est de "l’amoralité" du bolchevisme qu’ont surtout coutume de se plaindre les fanfarons insignifiants à qui le bolchevisme a arraché le masque. Dans les milieux petits-bourgeois, intellectuels démocrates, "socialistes", littéraires, parlementaires et autres, il existe des valeurs conventionnelles ou un langage conventionnel pour couvrir l’absence de valeurs. Cette large et bigarrée société où règne une complicité réciproque ("Vis et laisse vivre les autres") ne supporte nullement le contact de sa peau sensible avec la lancette marxiste.

Les théoriciens qui oscillent entre les deux camps, les écrivains et les moralistes pensaient et pensent que les bolcheviks exagèrent malintentionnellement les désaccords, sont incapables d’une collaboration "loyale" et que, par leurs "intrigues", ils brisent l’unité du mouvement ouvrier. Le centriste sensible et susceptible croit, avant tout, que les bolcheviks le "calomnient" (uniquement parce qu’ils vont jusqu’au bout de ses moitiés de pensées, ce qu’il est absolument incapable de faire lui-même). Cependant, c’est seulement cette qualité précieuse, l’intolérance pour tout ce qui est hybride et évasif, qui est capable d’éduquer un parti révolutionnaire que des "circonstances exceptionnelles" ne peuvent prendre à l’improviste.

La morale de tout parti découle, en fin de compte, des intérêts historiques qu’il représente. La morale du bolchevisme, qui contient en elle le dévouement, le désintéressement, le courage, le mépris pour tout ce qui est clinquant et mensonge, les meilleures qualités de la nature humaine, découlait de son intransigeance révolutionnaire au service des opprimés. La bureaucratie staliniste, dans ce domaine aussi, imite les paroles et les gestes du bolchevisme. Mais quand "l’intransigeance" et "l’inflexibilité" se réalisent par l’entremise d’un appareil policier qui est au service d’une minorité privilégiée, ils deviennent une source de démoralisation et de gangstérisme. On ne peut avoir que du mépris pour des messieurs qui identifient l’héroïsme révolutionnaire des bolcheviks au cynisme bureaucratique des thermidoriens.

Même encore maintenant, malgré les faits dramatiques de la dernière période, le philistin moyen continue à penser que, dans la lutte entre bolchevisme (trotskysme) et stalinisme, il s’agit d’un conflit d’ambitions personnelles, ou, dans le meilleur des cas, de la lutte de deux "nuances" dans le bolchevisme. L’expression la plus crûe de ce point de vue est donnée par Norman Thomas, leader du parti socialiste américain : "Il y a peu de raisons de croire, écrit-il (Socialist Review, septembre 1937, page 6), que si Trotsky l’avait emporté (!) au lieu de Staline, il y aurait eu une fin aux intrigues, aux complots et au règne de la crainte en Russie". Et cet homme se croit... marxiste ! Avec autant de fondement on pourrait dire : "Il y a peu de raisons de croire que si, au lieu de Pie XI, sur le trône de Rome, on avait mis Norman Ier, l’église catholique se serait transformée en un rempart du socialisme". Thomas ne comprend pas qu’il s’agit, non pas d’un match entre Staline et Trotsky, mais d’un antagonisme entre la bureaucratie et le prolétariat. Certes, en U.R.S.S., la couche dirigeante est encore contrainte aujourd’hui de s’adapter à l’héritage pas complètement liquidé de la révolution en préparant, en même temps, par une guerre civile déclarée (l’épuration sanglante, l’extermination des mécontents), le changement du régime social. Mais en Espagne, la clique staliniste apparaît, dès aujourd’hui, comme le rempart de l’ordre bourgeois contre le socialisme. Sa lutte contre la bureaucratie bonapartiste se change, sous nos yeux, en lutte de classes ; deux mondes, deux programmes, deux morales. Si Thomas pense que la victoire du prolétariat socialiste sur la caste abjecte des oppresseurs ne régénèrera pas le régime soviétique politiquement et moralement, il montre seulement par là que, malgré toutes ses réserves, ses tergiversations et ses soupirs pieux, il est beaucoup plus proche de la bureaucratie staliniste que des ouvriers révolutionnaires. Comme les autres dénonciateurs de "l’amoralisme bolcheviste", Thomas n’est tout simplement pas parvenu jusqu’à la morale révolutionnaire.

LES TRADITIONS DU BOLCHEVISME ET LA QUATRIEME INTERNATIONALE

Chez ces "gauchistes" qui tentent de revenir au marxisme ignorant le bolchevisme, tout se réduit ordinairement à quelques panacées isolées : boycotter les vieux syndicats, boycotter le parlement, créer de "véritables" soviets. Tout cela pouvait sembler extraordinairement profond dans la fièvre des premiers jours après la guerre. Mais maintenant, à la lumière de l’expérience faite, ces "maladies infantiles" ont perdu tout intérêt de curiosité. Les hollandais Gorter et Pannekoek, les "spartakistes" allemands, les bordiguistes italiens ont manifesté leur indépendance à l’égard du bolchevisme uniquement en opposant un de ses traits, artificiellement grossi, aux autres. De ces tendances de "gauche", il n’est rien resté ni pratiquement, ni théoriquement : preuve indirecte mais importante que le bolchevisme est la seule forme du marxisme pour notre époque. Le parti bolchevique a montré, dans la réalité, une combinaison d’audace révolutionnaire suprême et de réalisme politique. Il a, pour la première, fois, établi entre l’avant-garde et la classe le rapport qui, seul, est capable d’assurer la victoire. Il a montré par l’expérience que l’union du prolétariat avec les masses opprimées de la petite-bourgeoisie du village et de la ville est possible uniquement par le renversement politique des partis traditionnels de la petite-bourgeoisie. Le parti bolcheviste a montré au monde entier comment s’accomplissent l’insurrection armée et la prise du pouvoir. Ceux qui opposent une abstraction de soviets à la dictature du parti devraient comprendre que c’est seulement grâce à la direction des bolcheviks que les soviets se sont élevés du marais réformiste au rôle de forme étatique du prolétariat. Le parti bolcheviste a réalisé une juste combinaison de l’art militaire avec la politique marxiste dans la guerre civile. Même si la bureaucratie staliniste réussissait à ruiner les bases économiques de la société nouvelle, l’expérience de l’économie planifiée, faite sous la direction du parti bolchevik entrerait pour toujours dans l’histoire comme une école supérieure pour toute l’humanité. Seuls, ne peuvent voir tout cela les sectaires qui, offensés par les coups qu’ils ont reçus, ont tourné le dos au processus historique.

Mais ce n’est pas tout. Le parti bolchevik a pu faire un travail "pratique" aussi grandiose uniquement parce que chacun de ses pas était éclairé par la lumière de la théorie. Le bolchevisme ne l’a pas créée, elle avait été apportée par le marxisme. Mais le marxisme est la théorie du mouvement et non du repos. Seules des actions d’une échelle historique grandiose pouvaient enrichir la théorie elle-même. Le bolchevisme a apporté une contribution précieuse au marxisme par son analyse de l’époque impérialiste comme époque de guerre et de révolutions ; de la démocratie bourgeoise à l’époque du capitalisme pourrissant ; de la relation entre la grève générale et l’insurrection ; du rôle du parti, des soviets et des syndicats à l’époque de la révolution prolétarienne ; de la théorie de l’Etat Soviétique ; de l’économie de transition ; du fascisme et du bonapartisme à l’époque du déclin capitaliste ; enfin par son analyse des conditions de la dégénérescence du parti bolcheviste lui-même et de l’Etat Soviétique. Qu’on nous nomme une autre tendance qui aurait ajouté quelque chose d’essentiel aux conclusions et aux généralisations du bolchevisme. Vandervelde, de Brouckère, Hilferding, Otto Bauer, Léon Blum, Zyromsky, sans même parler du major Attlee et de Norman Thomas, vivent théoriquement et politiquement de débris usés du passé.

La dégénérescence du Komintern s’est exprimée de la façon la plus brutale dans le fait qu’il est tombé théoriquement au niveau de la IIe Internationale. Les groupes intermédiaires de tout genre (Independent Labour Party d’Angleterre, POUM, et leurs semblables) adaptent de nouveau chaque semaine des bribes de Marx et de Lénine à leurs besoins du moment. Les ouvriers n’apprendront rien chez ces gens-là.

Seuls, les constructeurs de la IVe Internationale, en s’appropriant les traditions de Marx et de Lénine, ont fait leur une attitude sérieuse envers la théorie. Que les philistins se moquent du fait que, vingt ans après la Révolution d’octobre, les révolutionnaires soient rejetés de nouveau sur les positions d’une modeste préparation propagandiste. Dans cette question, comme dans les autres, le grand capital est beaucoup plus perspicace que les philistins petits-bourgeois qui se considèrent comme des "socialistes" ou des "communistes" : ce n’est pas pour rien que la question de la Quatrième Internationale ne disparaît pas des colonnes de la presse mondiale. Le besoin historique brûlant d’une direction révolutionnaire assure à la IVe Internationale des rythmes exceptionnellement rapides de développement. La plus importante garantie de ces succès futurs est le fait qu’elle ne s’est pas formée en dehors de la grande voie de l’histoire, mais qu’elle est organiquement sortie du bolchevisme.

29 août 1937.

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