Accueil > 06- Livre Six : POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE > 6- L’organisation du prolétariat > Le parti dans le régime de la dictature
Le parti dans le régime de la dictature
vendredi 23 août 2024, par
Léon Trotsky
Le parti dans le régime de la dictature
L’interrelation dialectique entre l’économie et la politique
Les contradictions économiques dans l’économie de transition ne se développent pas dans le vide. Les
contradictions politiques du régime de la dictature, même si elles se développent, en dernière analyse, à partir
des contradictions économiques, ont une importance indépendante et aussi plus directe pour le sort de la
dictature que la crise économique.
L’enseignement officiel actuel, selon lequel la croissance de l’industrie nationalisée et des coopératives
renforce automatiquement et de manière ininterrompue le régime de la dictature du prolétariat, est un produit
d’un matérialisme “économique” vulgaire et non du matérialisme dialectique. En réalité, l’interrelation entre les
fondements économiques et la superstructure politique a un caractère beaucoup plus complexe et contradictoire,
en particulier à l’époque révolutionnaire. La dictature du prolétariat, qui a surgi à partir des rapports sociaux
bourgeois, a révélé sa force dans la période qui a précédé la nationalisation de l’industrie et la collectivisation
de l’agriculture. Ensuite, la dictature est passée par des périodes de renforcement et d’affaiblissement qui
dépendaient du cours de la lutte de classe intérieure et mondiale. Les réalisations économiques ont souvent été
obtenues au prix d’un affaiblissement politique du régime. C’est précisément cette interrelation dialectique entre
l’économie et la politique qui a directement produit des virages serrés dans la politique économique du
gouvernement, en commençant par la Nouvelle Politique Économique et en se terminant par les derniers
zigzags de la collectivisation.
Le parti comme arme et comme mesure du succès
Comme toutes les institutions politiques, le parti est en dernière instance un produit des rapports de
production de la société. Mais il n’est pas du tout un appareil enregistreur des changements dans ces rapports.
En tant que synthèse des expériences historiques du prolétariat, et dans un certain sens de l’humanité, le parti
s’élève au-dessus des changements conjoncturels et épisodiques dans les conditions économiques et politiques,
lesquelles ne lui confèrent que le pouvoir nécessaire de prévoyance, d’initiative et de résistance.
L’on peut considérer comme complètement irréfutable le fait que la dictature a été réalisée en Russie et
qu’elle a ensuite résisté aux moments les plus critiques parce qu’elle avait son centre de conscience et de
détermination sous la forme du Parti bolchevik. L’incohérence et, en dernière analyse, la nature réactionnaire de
toutes les espèces d’anarchistes et d’anarcho-syndicalistes consiste précisément dans le fait qu’ils ne
comprennent pas l’importance décisive du parti révolutionaire, en particulier à l’étape suprême de la lutte de
classe, à l’époque de la dictature prolétarienne. Sans aucun doute, les contradictions sociales peuvent atteindre
un point si aigu qu’aucun parti ne peut trouver d’issue. Mais il n’est pas moins vrai qu’avec l’affaiblissement du
parti ou avec sa dégénérescence même une crise évitable dans l’économie peut devenir la cause de la chute de
la dictature.
Les contradictions économiques et politiques du régime soviétique se croisent au sein du parti dirigeant.
L’acuité du danger dépend, avec chaque crise se succédant, directement de l’état du parti. Peu importe
l’importance que le taux d’industrialisation et de collectivisation puisse prendre en lui-même, il occupe
néanmoins la seconde place devant le problème suivant : le parti a-t-il conservé sa clarté de vision, sa solidité
idéologique, sa capacité à parvenir collectivement à une opinion et à lutter avec abnégation pour elle ? De ce
point de vue, l’état du parti est le test suprême de la condition de la dictature prolétarienne, une mesure
synthétisée de sa stabilité. Si, au nom de la réalisation de tel ou tel but pratique, une fausse attitude théorique est
imposée au parti ; si les membres du parti sont évincés de force de la direction politique ; si l’avant-garde se
dissout dans la masse amorphe ; si les cadres du parti sont maintenus dans l’obéissance par l’appareil de
répression étatique, cela signifie qu’en dépit des succès économiques, l’équilibre général de la dictature est
déficitaire.
Le remplacement du parti par l’appareil
Seuls les aveugles, les mercenaires ou ceux qui sont trompés, peuvent nier le fait que le parti au pouvoir
en URSS, le parti dirigeant du Komintern, a été complètement écrasé et remplacé par l’appareil. La différence
gigantesque entre le bureaucratisme de 1923 et celui de 1931 est déterminée par la liquidation complète de la
dépendance de l’appareil vis-à-vis du parti, liquidation qui a eu lieu au cours de ces années, de même que par la
dégénérescence plébiscitaire de l’appareil lui-même.
Il ne reste aucune trace de démocratie dans le parti. Les organisations locales sont choisies et réorganisées
autocratiquement par les secrétaires. Les nouveaux membres du parti sont recrutés en fonction des ordres du
centre avec les méthodes d’un service politique obligatoire. Les secrétaires locaux sont nommés par le Comité
central qui s’est converti officiellement et ouvertement en corps consultatif du secrétaire général. Les congrès
sont arbitrairement reportés, les délégués sont sélectionnés par le sommet selon leur démonstration de solidarité
à l’égard du leader irremplaçable. Même un faux-semblant de contrôle sur le sommet par les membres des
niveaux inférieurs est supprimé. Les membres du parti sont systématiquement formés dans l’esprit d’une
soumission passive. Toute étincelle d’indépendance, d’autonomie et de fermeté, c’est-à-dire ces traits qui
composent la nature d’un révolutionnaire, est écrasée, traquée et piétinée.
Dans l’appareil, il reste sans doute un certain nombre de révolutionnaires honnêtes et dévoués. Mais
l’histoire de la période post-Lénine – une chaîne de falsifications de plus en plus grossières du marxisme, de
manœuvres peu scrupuleuses et de moqueries cyniques du parti – aurait été impossible sans la prédominance
grandissante dans l’appareil de fonctionnaires serviles qui ne reculent devant rien.
Sous couvert d’un faux monolithisme, le double jeu imprègne toute la vie du parti. Les décisions
officielles sont acceptées à l’unanimité. En même temps, tous les échelons du parti sont rongés par des
contradictions irréconciliables qui cherchent des moyens détournés pour éclater. Les Bessedovski dirigent la
purge du parti contre l’Opposition de gauche à la veille de leur désertion dans le camp de l’ennemi. Les
Bloumkine sont abattus et remplacés par les Agabekov. Syrtsov, nommé président des commissaires du peuple
de la RSFSR à la place du “demi-traître” Rykov, est assez rapidement accusé d’un travail clandestin contre le
parti. Riazanov, directeur de la plus importante institution scientifique du parti, est accusé, après la célébration
solennelle de son jubilé, de participer à un complot contre-révolutionnaire. En se libérant du contrôle du parti,
la bureaucratie se prive de la possibilité de contrôler le parti, sauf au moyen du GPU où les Menzhinski et les
Yagoda hébergent les Agabekov.
Une chaudière à vapeur, même si elle est manipulée de manière brutale, peut effectuer un travail utile
pendant longtemps. Mais un manomètre est un instrument délicat qui est très rapidement endommagé sous un
choc. Avec un manomètre inutilisable, la meilleure des chaudières peut être amenée à son point d’explosion. Si
le parti était seulement un instrument d’orientation, comme un manomètre ou un compas sur un bateau, même
dans ce cas son dérèglement serait synonyme de gros ennuis. Mais plus que cela, le parti est la partie la plus
importante du mécanisme gouvernemental. La chaudière soviétique martelée par la révolution d’Octobre est
capable de faire un travail gigantesque même avec une mauvaise mécanique. Mais le dérangement même du
manomètre signifie le danger constant d’explosion de toute la machine.
Dissolution du parti dans la classe ?
Les apologistes et avocats de la bureaucratie stalinienne tentent parfois de représenter la liquidation
bureaucratique du parti comme un processus progressif de dissolution du parti dans la classe, qui s’explique par
les succès de la transformation socialiste de la société. Dans ces affres théoriques, l’analphabétisme rivalise
avec le charlatanisme. L’on pourrait parler de dissolution du parti dans la classe seulement comme l’autre face
de l’apaisement des antagonismes de classe, de l’extinction du politique, de la réduction à zéro de toute forme de
bureaucratisme, et d’abord de la réduction du rôle de la coercition dans les relations sociales. Or les processus
qui se déroulent en URSS et dans le parti dirigeant ont un caractère directement opposé par beaucoup d’aspects.
Non seulement la discipline coercitive ne disparaît pas – il serait même ridicule de s’attendre à cela au stade
actuel – mais au contraire elle prend un caractère exceptionnellement sévère dans toutes les sphères de la vie
sociale et personnelle. La participation organisée dans la politique du parti et de la classe est en fait réduite à
zéro. La corruption du bureaucratisme ne connaît pas de limites. Dans ces conditions, le fait de représenter la
dictature de l’appareil stalinien comme la disparition socialiste du parti, c’est se moquer de la dictature et du
parti.
La justification brandlérienne du bureaucratisme plébiscitaire
Les partisans de l’aile droite du centrisme, les brandlériens, tentent de justifier l’étranglement du parti par
la bureaucratie stalinienne en se référant au “manque de culture” des masses laborieuses. Ceci ne les empêche
absolument pas en même temps d’attribuer au prolétariat russe le monopole discutable dans la construction du
socialisme dans un seul pays.
L’arriération économique et culturelle générale de la Russie est incontestable. Mais le développement des
nations historiquement arriérées a un caractère double : afin de surmonter leur arriération, ils sont obligés
d’adopter et de cultiver dans de nombreux domaines les formes les plus avancées. La doctrine scientifique de la
révolution prolétarienne a été créée par les révolutionnaires de l’Allemagne arriérée au milieu du dix-neuvième
siècle. C’est grâce à ce retard que le capitalisme allemand a ensuite dépassé le capitalisme de l’Angleterre et de
la France. L’industrie de la Russie bourgeoise arriérée a été la plus concentrée du monde entier. Le jeune
prolétariat russe a été le premier à montrer dans l’action la combinaison d’une grève générale et d’une
insurrection, le premier à créer des soviets, et le premier à conquérir le pouvoir. L’arriération du capitalisme
russe n’a pas empêché la formation du parti prolétarien le plus avisé qui ait jamais existé. Au contraire, c’est ce
qui l‘a rendue possible.
En tant que sélection de la classe révolutionnaire dans une époque révolutionnaire, le Parti bolchevik a
vécu une vie interne riche et orageuse dans la période la plus critique de son histoire. Qui aurait osé, avant
Octobre ou dans les premières années après la révolution, renvoyer à l’“arriération” du prolétariat russe en tant
que défense du bureaucratisme dans le parti ! Or la véritable hausse du niveau général de culture des
travailleurs qui s’est produite depuis la prise du pouvoir n’a pas conduit à l’épanouissement de la démocratie de
parti, mais, au contraire, à sa complète extinction. Les références au flot d’ouvriers provenant du village
n’expliquent rien, étant donné que ce facteur a toujours été en vigueur et que le niveau culturel du village
depuis la révolution s’est considérablement amélioré. En fin de compte, le parti n’est pas la classe, mais son
avant-garde ; il ne peut pas payer sa croissance numérique par une baisse de son niveau politique. La défense
brandlérienne du bureaucratisme plébiscitaire, qui est fondée sur une conception syndicale et non pas
bolchevique du parti, est en réalité de l’auto-défense parce que, dans la période des pires échecs et de la
déchéance du centrisme, les gens de l’aile droite en étaient son soutien fiable.
Pourquoi la bureaucratie centriste triomphe-t-elle ?
Pour expliquer du point de vue marxiste pourquoi la bureaucratie centriste a triomphé et pourquoi elle a
été contrainte d’étrangler le parti afin de préserver sa victoire, l’on ne doit pas partir d’un “manque de culture”
abstrait du prolétariat, mais du changement dans les relations mutuelles des classes et du changement dans les
humeurs de chaque classe.
Après une tension héroïque des forces au cours des années de révolution et de guerre civile, une période
de grandes espérances et d’illusions inévitables, le prolétariat ne pouvait que traverser une assez longue période
de lassitude, de baisse de son énergie, et, pour partie, de franche désillusion quant aux résultats de la révolution.
En vertu des lois de la lutte des classes, la réaction du prolétariat a provoqué un formidable afflux d’espoir et de
confiance dans les couches petites-bourgeoises de la ville et du village et dans les éléments bourgeois de la
bureaucratie d’État qui ont gagné une force considérable sur la base de la NEP. L’écrasement de l’insurrection
bulgare en 1923, la défaite peu glorieuse du prolétariat allemand en 1923, l’écrasement du soulèvement
estonien en 1924, la liquidation déloyale de la grève générale en Angleterre en 1926, l’écrasement de la
révolution chinoise en 1927, la stabilisation du capitalisme en relation avec ces catastrophes – tel est le cadre
international de la lutte des centristes contre les bolcheviks-léninistes. Le mauvais traitement infligé au
“permanent”, c’est-à-dire, pour l’essentiel, à la révolution internationale, le rejet d’une politique audacieuse
d’industrialisation et de collectivisation, la dépendance envers le koulak, l’alliance avec la bourgeoisie
“nationale” dans les colonies et avec la sociaux-impérialistes dans les métropoles – tel est le contenu politique
du bloc de la bureaucratie centriste avec les forces de Thermidor. S’appuyant sur la bureaucratie petite-
bourgeoise et bourgeoise qui s’est renforcée et enhardie, exploitant la passivité du prolétariat fatigué et
désorienté et les défaites de la révolution de par le monde, l’appareil centriste a étouffé l’aile de gauche
révolutionnaire du parti au cours de quelques années.
Le parcours en zigzags
Les zigzags politiques de l’appareil ne sont pas accidentels. En eux s’exprime l’adaptation de la
bureaucratie aux forces de classe en conflit. Le parcours de 1923-28, si nous faisons abstraction d’hésitations
occasionnelles, a constitué une semi-capitulation de la bureaucratie vis-à-vis des koulaks dans le pays et vis-à-
vis de la bourgeoisie internationale et de ses intermédiaires réformistes à l’étranger. Ayant ressenti l’hostilité
grandissante du prolétariat, ayant aperçu le fond de l’abîme thermidorien jusqu’au bord même duquel ils avaient
glissé, les staliniens ont fait un bond à gauche. La soudaineté de ce saut a correspondu à l’ampleur de la panique
qui a été provoquée dans leurs rangs par les conséquences de leur propre politique, mise à nu par la critique de
l’Opposition de gauche. Le parcours de 1928-31 – si nous laissons de nouveau de côté les inévitables hésitations
et rechutes – représente une tentative de la bureaucratie pour s’adapter au prolétariat, mais sans abandonner la
base de principes de sa politique ou, ce qui est plus important, son omnipotence. Les zigzags du stalinisme
montrent que la bureaucratie n’est pas une classe, n’est pas un facteur historique indépendant, mais un
instrument, un organe exécutif des classes. Le zigzag à gauche est la preuve que peu importe que le parcours à
droite précédent soit allé loin, il s’est néanmoins développé sur la base de la dictature du prolétariat. Mais la
bureaucratie n’est pas un organe passif qui ne réfracte que les influences de la classe. Sans avoir une
indépendance absolue, alors que cette illusion habite les crânes de beaucoup de bureaucrates, l’appareil de
gouvernement jouit néanmoins d’une grande indépendance relative. La bureaucratie est en possession directe
du pouvoir d’État ; elle s’élève au-dessus des classes et elle impose une marque puissante sur leur
développement ; et même si elle ne peut pas devenir elle-même le fondement du pouvoir d’État, elle peut, avec
sa politique, faciliter le transfert du pouvoir des mains d’une classe dans les mains d’une autre classe.
La politique de zigzags est incompatible avec l’indépendance du parti prolétarien
Le problème de l’auto-préservation est au-dessus de tous les autres problèmes de la bureaucratie. Tous ses
virages résultent directement de ses efforts pour conserver son indépendance, sa position, sa puissance. Mais la
politique de zigzags, qui requiert d’avoir entièrement carte blanche, est incompatible avec la présence d’un parti
indépendant qui a l’habitude de contrôler et qui exige une comptabilité. De là découle le système de destruction
violente de l’idéologie du parti et le fait de semer consciemment la confusion.
La ligne en faveur des koulaks, le programme menchevik de sabotage de l’industrialisation et de la
collectivisation, le bloc avec Purcell, Tchang Kaï-chek, La Follette et Radich, la création de l’“Internationale
paysanne”, le mot d’ordre d’un parti des deux classes1, tout cela était déclaré comme étant du léninisme. À
l’inverse, la ligne de l’industrialisation et de la collectivisation, la demande de la démocratie dans le parti, le
slogan des soviets en Chine, la lutte contre les partis des deux classes en faveur du parti du prolétariat, la
dénonciation du vide et du mensonge du Krestintern, de la Ligue anti-impérialiste et d’autres villages
Potemkine2 – tous ces éléments-là ont été affublés du nom de “trotskisme”.
Avec le virage de l’année 1928, les masques ont été repeints, mais la mascarade a continué. La
proclamation d’une insurrection armée et de soviets en Chine à une époque de montée de la contre-révolution,
le rythme économique aventuriste en URSS sous le fouet de l’administration, la « liquation des koulaks en tant
que classe » en deux ans, le rejet du front uni avec les réformistes quelles que soient les conditions3, le rejet des
slogans de démocratie révolutionnaire pour les pays historiquement arriérés, la proclamation de la “troisième
période” à une époque de reprise économique – tout cela s’appelait désormais le léninisme. À l’inverse, la
demande de plans économiques réalistes adaptés aux ressources et aux besoins des travailleurs, le rejet du
programme de liquidation des koulaks sur la base du recensement paysan, le rejet de la métaphysique de la
“troisième période” en échange d’une analyse marxiste des processus économiques et politiques à travers le
monde et dans chaque pays – tout cela était maintenant déclaré comme devant être du « trotskisme contre-
révolutionnaire ».
Le lien idéologique entre les deux périodes de cette mascarade bureaucratique demeure la théorie du
socialisme dans un seul pays, c’est-à-dire la charte fondamentale de la bureaucratie soviétique qu’elle met au
service de son emprise sur l’avant-garde prolétarienne mondiale et qu’elle utilise pour sanctifier à l’avance
toutes ses actions, ses erreurs et ses crimes. Le tissu de la conscience de parti se crée lentement et il exige un
constant renouvellement au moyen d’une évaluation marxiste de la route parcourue, d’une analyse des
changements dans la situation, d’une prévision révolutionnaire. Sans un travail critique interne inlassable, le
parti tombe inévitablement en déclin. Mais la lutte de la bureaucratie pour son auto-préservation exclut toute
mise en opposition ouverte de la politique d’aujourd’hui avec celle d’hier, c’est-à-dire l’examen d’un zigzag par
l’autre. Plus la conscience de la faction dirigeante est lourde, plus elle se transforme en un ordre d’oracles, qui
parlent une langue ésotérique et exigent une reconnaissance de l’infaillibilité de l’oracle principal. Toute
l’histoire du parti et de la révolution est adaptée aux besoins de l’auto-préservation bureaucratique. Une légende
s’empile sur l’autre. Les vérités fondamentales du marxisme sont désignées comme étant des déviations. Ainsi,
dans le processus consistant à zigzaguer entre les classes au cours des huit dernières années, le tissu essentiel de
la conscience de parti a été de plus en plus déchiqueté et mis en lambeaux. Les pogroms administratifs ont fait
le reste.
1 Robert La Follette (1855-1925), sénateur américain du Wisconsin était le candidat du Progressive Party à la présidentielle de 1924.
Les partis des deux classes, c’est-à-dire les partis ouvriers et paysans, était un terme employé par les staliniens dans les années 1920
pour justifier le soutien du Kuomintang et d’autres partis bourgeois en Orient. L’on trouvera l’attaque que Trotski mène contre ce
concept comme étant non-marxiste dans The Third International After Lenin [La Troisième Internationale après Lénine] et dans
Problems of the Chinese Revolution [Les problèmes de la Révolution chinoise].
2 Grigori Potemkine (1739-91), maréchal et conseiller de Catherine la Grande était affecté à la tâche d’organiser la “Nouvelle
Russie”. Il a reconstruit de vieux ports et établi de nouveaux villages, mais ses détracteurs ont accusé ses villages d’être des façades
en carton construites pour tromper l’impératrice quand elle visitait une région ; d’où l’expression de villages Potemkine.
3 Le front uni était une tactique employée par les bolcheviks en Russie avant la Révolution d’Octobre et élaborée par le II° Congrès
du Komintern en 1920. Il était destiné à donner aux ouvriers l’opportunité de lutter conjointement contre l’ennemi de classe commun,
même quand ils étaient divisés en organisations réformistes et révolutionnaires ; il permet également au parti révolutionnaire d’établir
le contact avec les membres d’autres organisations de la classe ouvrière et, quand il y réussit, à gagner leur sympathie. La condition
principale de l’usage de cette tactique, selon les bolcheviks, est que le parti révolutionnaire doit à tout moment préserver son
indépendance et le droit de critiquer les autres participants dans n’importe quel front uni. Entre 1928 et 1934, les staliniens ont
dénaturé cette tactique en la transformant en ce qu’ils ont appelé le “front uni d’en bas” qui était fondé sur l’idée que des accords
d’action conjointe devaient être négociées et mis en œuvre avec les membres et non pas avec les dirigeants des organisations non-
staliniennes ; la conséquence en a été le torpillage de la possibilité de n’importe quel front uni véritable. L’on trouvera la discussion le
plus complète du front uni chez Trotski dans son The Struggle Against Fascism in Germany [La lutte contre le fascisme en
Allemagne].
Le régime plébiscitaire dans le parti
Ayant conquis et étranglé le parti, la bureaucratie ne peut pas se permettre le luxe qu’il y ait des
différences d’opinion dans ses propres rangs, afin de ne pas être obligée d’en appeler aux masses pour trancher
les questions litigieuses. Elle a besoin d’un arbitre permanent, d’un supérieur politique. La sélection pour
l’ensemble de l’appareil se fait autour du “chef”. C’est ainsi qu’est né le régime de l’appareil plébiscitaire.
Le bonapartisme est l’une des formes de la victoire de la bourgeoisie sur le soulèvement des masses
populaires. Identifier le régime soviétique actuel au régime social du bonapartisme, ainsi que Kautsky le fait,
signifie dissimuler consciemment aux travailleurs, dans l’intérêt de la bourgeoisie, la différence qui existent
entre leur base de classe. Malgré cela, l’on peut parler avec une pleine justification de la dégénérescence
plébiscitaire complète de l’appareil stalinien ou du système bonapartiste d’administration du parti comme l’une
des conditions préalables à un régime bonapartiste dans le pays. Un nouvel ordre politique ne surgit pas de
nulle part. La classe qui est arrivée au pouvoir construit l’appareil de sa domination à partir des éléments dont
elle dispose au moment du renversement révolutionnaire ou contre-révolutionnaire. Les soviets dirigés par les
mencheviks et les sociaux-révolutionnaires ont été, au temps de Kerenski, la dernière ressource politique du
régime bourgeois. Au même moment, les soviets, par-dessus tout dans leur forme bolchevique, ont été le
creuset de la dictature du prolétariat qui était en cours de création. L’appareil soviétique actuel est une forme
bureaucratique, plébiscitaire, falsifiée, de la dictature du prolétariat. Elle est aussi cependant un instrument
potentiel de bonapartisme. Entre la fonction actuelle de l’appareil et sa fonction possible, le sang de la guerre
civile devrait encore couler. Or la contre-révolution victorieuse trouverait précisément dans l’appareil
plébiscitaire des éléments précieux pour l’établissement de sa domination, de même que sa victoire même serait
impensable sans le transfert de sections décisives de l’appareil du côté de la bourgeoisie. C’est pourquoi le
régime plébiscitaire stalinien est devenu un danger majeur pour la dictature du prolétariat.
Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1931/04/developpement.pdf