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Comment Trotsky envisageait dès 1905 ce que sera la révolution russe de 1917

lundi 29 juillet 2024, par Robert Paris

Comment Trotsky envisageait dès 1905 ce que sera la révolution russe de 1917...

Nous donnons ci-dessous de larges extraits de deux ouvrages : "1905" et "Bilan et perspectives" de Léon Trotsky

1905

de Léon Trotsky

PREFACE DE L’EDITION RUSSE DE 1922

Les événements de 1905 apparaissent comme le puissant prologue du drame révolutionnaire de 1917. Pendant les longues années de réaction triomphante qui ont suivi, l’année 1905 est toujours demeurée à nos yeux comme un tout achevé, comme l’année de la " révolution russe ". Actuellement, 1905 n’a plus ce caractère individuel et essentiel, sans avoir pour cela perdu de son importance historique. La révolution de 1905 est directement sortie de la guerre russo japonaise et, de la même manière, la révolution de 1917 a été le résultat immédiat du grand massacre impérialiste. Ainsi, par ses origines comme par son développement, le prologue contenait tous les éléments du drame historique dont nous sommes aujourd’hui les spectateurs et les acteurs. Mais ces éléments se présentaient dans le prologue sous une forme abrégée, non encore développée. Toutes les forces composantes qui sont entrées dans la carrière en 1905 sont maintenant éclairées d’une lumière plus vive par le reflet des événements de 1917. L’Octobre rouge, comme nous l’appelions dès ce temps là, a grandi et est devenu, douze ans plus tard, un Octobre incomparablement plus puissant et véritablement triomphant.

Notre grand avantage en 1905, à l’époque du prologue révolutionnaire, fut en ceci que nous autres, marxistes, étions dès lors armés dune méthode scientifique pour l’étude de l’évolution historique. Cela nous permettait d’établir une explication théorique des relations sociales que le mouvement de l’histoire ne nous présentait que par indices et allusions. Déjà, la grève chaotique de juillet 1903, dans le Midi de la Russie, nous avait fourni l’occasion de conclure que la méthode essentielle de la révolution russe serait une grève générale du prolétariat, transformée bientôt en insurrection. Les événements du 9 janvier, en confirmant d’une manière éclatante ces prévisions, nous amenèrent à poser en termes concrets la question du pouvoir révolutionnaire. Dès ce moment, dans les rangs de la social-démocratie russe, on se demande et on recherche activement quelle est la nature de la révolution russe et quelle est sa dynamique intérieure de classe. C’est précisément dans l’intervalle qui sépare le 9 janvier de la grève d’octobre 1905 que l’auteur arriva à concevoir le développement révolutionnaire de la Russie sous l’aspect qui fut ensuite fixé par la théorie dite de la " révolution permanente ". Cette désignation quelque peu abstruse voulait exprimer que la révolution russe, qui devait d’abord envisager, dans son avenir le plus immédiat, certaines fins bourgeoises, ne pourrait toutefois s’arrêter là. La révolution ne résoudrait les problèmes bourgeois qui se présentaient à elle en premier lieu qu’en portant au pouvoir le prolétariat. Et lorsque celui ci se serait emparé du pouvoir, il ne pourrait s’en tenir aux limites d’une révolution bourgeoise. Tout au contraire et précisément pour assurer sa victoire définitive, l’avant garde prolétarienne devrait, dès les premiers jours de sa domination, pénétrer profondément dans les domaines interdits de la propriété aussi bien bourgeoise que féodale. Dans ces conditions, elle devrait se heurter à des démonstrations hostiles de la part des groupes bourgeois qui l’auraient soutenue au début de sa lutte révolutionnaire, et de la part aussi des masses paysannes dont le concours l’aurait poussée vers le pouvoir. Les intérêts contradictoires qui dominaient la situation d’un gouvernement ouvrier, dans un pays retardataire où l’immense majorité de la population se composait de paysans, ne pourraient aboutir à une solution que sur le plan international, dans l’arène d’une révolution prolétarienne mondiale. Lorsque, en vertu de la nécessité historique, la révolution russe aurait renversé les bornes étroites que lui fixait la démocratie bourgeoise, le prolétariat triomphant serait contraint de briser également les cadres de la nationalité, c’est à dire qu’il devrait consciemment diriger son effort de manière à ce que la révolution russe devînt le prologue de la révolution mondiale.

Bien qu’un intervalle de douze ans se place entre ce jugement et les faits, l’appréciation que nous venons d’exposer s’est trouvée complètement justifiée. La révolution russe n’a pas pu aboutir à un régime de démocratie bourgeoise. Elle a dû transmettre le pouvoir à la classe ouvrière. Si celle ci s’est révélée trop faible en 1905 pour conquérir la place qui lui revenait, elle a pu s’affermir et mûrir non point dans la république de la démocratie bourgeoise, mais dans les retraites cachées où la confinait le tsarisme du 3 juin. Le prolétariat est arrivé au pouvoir en 1917 grâce à l’expérience acquise par 1905. Les jeunes ouvriers ont besoin de posséder cette expérience, ils ont besoin de connaître l’histoire de 1905.

J’ai décidé d’ajouter à la première partie de ce livre deux articles dont l’un, concernant le livre de Tcherevanine, fut imprimé en 1908 dans la revue de Kautsky Neue Zeit, et l’autre, où l’on s’efforce d’établir la théorie de la " révolution permanente ", et où l’on polémique avec les représentants de l’opinion qui dominait alors sur ce sujet dans la social démocratie russe, fut publié en 1909, je crois, dans une revue du parti polonais dont les inspirateurs étaient Rosa Luxemburg et Léo Joguiches. Ces articles permettront, ce me semble, au lecteur de s’orienter plus facilement dans le conflit d’idées qui eut lieu au sein de la social démocratie russe durant la période qui suivit immédiatement la première révolution ; et ils jetteront aussi quelque lumière sur certaines questions, extrêmement graves, que l’on agite aujourd’hui. La conquête du pouvoir n’a nullement été improvisée en octobre 1917, comme tant de braves gens se l’imaginent ; la nationalisation des fabriques et des usines par la classe ouvrière triomphante ne fut point non plus une " faute " du gouvernement ouvrier qui aurait refusé d’entendre les avertissements des mencheviks. Ces questions ont été discutées et ont reçu une solution de principe durant une période de quinze ans.

Les conflits d’idées au sujet du caractère de la révolution russe dépassaient dès lors les limites de la social démocratie russe et gagnaient les éléments avancés du socialisme mondial. La façon dont les mencheviks concevaient la révolution bourgeoise fut exposée très consciencieusement, c’est à dire dans toute sa franche platitude, par le livre de Tcherevanine. Les opportunistes allemands adoptèrent aussitôt, avec empressement, cette manière de voir. Sur la proposition de Kautsky, je fis la critique de ce livre dans la Neue Zeit. Kautsky, à cette époque, se montra complètement d’accord avec mon appréciation. Lui aussi, de même que feu Mehring, s’en tenait au point de vue de la " révolution permanente ". Maintenant, un peu tard, Kautsky prétend rejoindre dans le passé les mencheviks. Il cherche à justifier sa position actuelle en rabaissant celle qu’il avait alors. Mais cette falsification nécessitée par les inquiétudes d’une conscience qui, devant ses théories, ne se trouve pas assez pure, est contredite par les documents qui subsistent dans la presse. Ce que Kautsky écrivait à cette époque, le meilleur de son activité littéraire et scientifique, sa réponse au socialiste polonais Louznia, ses études sur les ouvriers américains et russes, la réponse à l’enquête de Plekhanov sur le caractère de la révolution russe, etc. , tout cela fut et reste comme une impitoyable réfutation du menchevisme, tout cela justifie complètement, du point de vue théorique, la tactique révolutionnaire adoptée ensuite par les bolcheviks, que des niais et des renégats, avec le Kautsky d’aujourd’hui à leur tête, accusent maintenant d’être des aventuriers, des démagogues, des sectateurs de Bakounine.

Je donne comme troisième supplément un article intitulé La Lutte pour le pouvoir, publié en 1915 à Paris dans le journal russe Naché Slovo et qui tente de démontrer que les rapports politiques, esquissés d’une façon assez nette dans la première révolution, doivent trouver leur confirmation définitive dans la seconde [1].

En ce qui concerne les formes de la démocratie, ce livre ne présente pas la clarté qu’il devrait, mais c’est qu’elle manque également au mouvement dont on a voulu fixer l’aspect général. Cela est facile à comprendre : sur cette question, notre parti n’avait pas encore réussi à se faire une opinion complètement claire dix ans plus tard, en 1917. Mais cette insuffisance de lumière ou d’expression n’était pas le fait d’une attitude née d’idées préconçues. Dès 1905, nous étions infiniment loin d’une conception mystique de la démocratie ; nous nous représentions la marche de la révolution non point comme une réalisation des normes absolues de la démocratie, mais comme une lutte des classes, durant laquelle on utiliserait provisoirement les principes et les institutions de la démocratie. A cette époque là, nous mettions en avant, d’une façon déterminée, l’idée de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière ; nous estimions que cette conquête était inévitable et, pour en venir à cette déduction, loin de nous fonder sur les chances que présenterait une statistique électorale selon " l’esprit démocratique ", nous considérions uniquement les rapports de classe à classe. Les ouvriers de Pétersbourg, dès 1905, appelaient leur soviet " gouvernement prolétarien ". Cette dénomination circula alors et devint d’usage familier, car elle entrait parfaitement dans le programme de la lutte pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Mais, en même temps, nous opposions au tsarisme le programme de la démocratie politique dans toute son étendue – suffrage universel, république, milice, etc. Nous ne pouvions pas faire autrement. La démocratie politique est une étape indispensable pour le développement des masses ouvrières avec cette réserve fondamentale, cependant, que, dans certains cas, il leur faut des dizaines d’années pour parcourir cette étape, tandis qu’en d’autres circonstances la situation révolutionnaire leur permet de s’affranchir des préjugés démocratiques avant même que les institutions de la démocratie n’aient eu le temps de s’établir et de se réaliser. Le régime gouvernemental des social-révolutionnaires et des menchéviks russes – de mars à octobre 1917 – compromit intégralement la démocratie avant même qu’elle n’eût pu se fondre et se solidifier dans les formes de la république bourgeoise. Mais, même pendant cette période qui précéda immédiatement le coup d’Etat prolétarien, nous qui avions écrit sur notre étendard : " Tout le pouvoir aux soviets ", nous marchions encore sous les enseignes de la démocratie, sans pouvoir donner ni aux masses populaires ni à nous mêmes une réponse définitive à cette question : que se passerait il si la démocratie ne s’adaptait pas au système des soviets ? A l’époque où nous écrivions notre livre, de même que beaucoup plus tard, sous Kerensky, il s’agissait pour nous, essentiellement, de préparer la conquête du pouvoir par la classe ouvrière ; mais la question de droit restait au troisième plan, et nous ne nous préoccupions pas de débrouiller des questions embarrassantes par leurs aspects contradictoires alors que nous devions envisager la lutte pour surmonter des obstacles matériels. La dissolution de l’Assemblée constituante fut la réalisation révolutionnaire brutale d’un dessein qui aurait pu être accompli autrement, par des délais et par une préparation électorale conforme aux nécessités révolutionnaires. Mais l’on dédaigna précisément cet aspect juridique de la lutte, et le problème du pouvoir révolutionnaire fut carrément posé ; d’autre part, la dispersion de l’Assemblée constituante par les forces armées du prolétariat exigea à son tour une révision complète des rapports qui pouvaient exister entre la démocratie et la dictature. L’Internationale prolétarienne, en fin de compte, ne pouvait que gagner à cette situation, dans la théorie comme dans la pratique.

Ce livre a été écrit en 1908 1909, à Vienne, pour une édition allemande qui parut à Dresde. Le fond du livre allemand fut constitué par plusieurs chapitres du livre russe : Notre révolution (1907) mais avec des modifications considérables, introduites dans le but d’adapter l’ouvrage aux habitudes du lecteur étranger. La plus grande partie a été récrite. Pour publier cette nouvelle édition (russe), il a fallu reconstituer le texte, en partie d’après les manuscrits que l’on avait conservés, en partie en le retraduisant de l’allemand. J’ai recouru à la collaboration du camarade Roumer qui a exécuté ce travail avec un soin remarquable. Tout le texte a été revu par moi.

Moscou, le 12 janvier 1922.

L. Trotsky

LE DEVELOPPEMENT SOCIAL DE LA RUSSIE
ET LE TSARISME

Notre révolution [1] a tué l’idée que nous étions un peuple à part. Elle a montré que l’histoire n’avait pas créé pour nous de lois d’exception. Et pourtant la révolution russe a un caractère unique, qui est la somme des traits particuliers de notre développement social et historique et qui ouvre à son tour des perspectives historiques toutes nouvelles.

Il est inutile de se demander si, nous autres Russes, c’est en qualité ou en quantité que nous différons de l’Europe occidentale : ce serait pure métaphysique. Mais il est indubitable que les traits essentiellement distinctifs de notre pays sont la structure primitive et la lenteur de l’évolution sociale. L’Etat russe, en fait, est à peine plus récent que les autres Etats européens : les chroniques fixent à l’année 862 le début de son existence. Mais les conditions géographiques qui sont les siennes ainsi que la dispersion de sa population sur un territoire immense entravaient, en même temps que le développement économique, le processus de cristallisation sociale, laissant notre histoire loin derrière celle des autres pays.

Il est difficile de dire quelle aurait été l’existence de l’Etat russe si elle avait dû s’écouler dans l’isolement, sous l’influence de tendances exclusivement internes. Ce qui compte, c’est qu’il n’en a pas été ainsi. La vie sociale russe s’est trouvée dès le début, et de plus en plus, soumise à l’incessante pression des forces de l’Europe occidentale, des rapports sociaux et gouvernementaux d’une civilisation plus évoluée. Le commerce entre nations étant relativement peu considérable, ce sont les rapports militaires qui eurent le rôle principal : l’influence sociale de l’Europe se traduisit d’abord par l’introduction en Russie de l’art militaire.

L’Etat russe, dont le fondement économique est tout primitif, s’est heurté dans son développement à des organisations nationales qui étaient parties d’un niveau plus élevé. Deux possibilités se présentaient alors à lui : ou il succombait dans la lutte – comme cela avait été le cas lors du conflit de la Horde d’or [2] avec Moscou – ou la pression du dehors l’amenait à forcer son propre développement économique par l’absorption d’une immense partie des sources vives de la nation. Contre la première éventualité jouait le fait que l’économie populaire russe était déjà trop éloignée de sa situation primitive. L’Etat ne fut pas renversé, mais se renforça sous la pression monstrueuse des forces économiques de la nation.

Bien sûr, jusqu’à un certain point, ce que nous venons de dire peut s’appliquer à n’importe lequel des Etats européens. Mais avec cette différence que, dans la lutte pour l’existence qu’ils menèrent entre eux, ces Etats s’appuyaient sur des bases économiques à peu près égales et que par conséquent le développement de leurs fonctions politiques ne subissait pas une contrainte extérieure aussi écrasante.

La lutte contre les Tatars de Crimée et Nogaï [3] exigea une extrême dépense d’énergie. Mais, en définitive, cet effort ne fut pas plus considérable que celui qu’entraîna la lutte séculaire de la France contre l’Angleterre. Ce ne sont pas les Tatars qui ont contraint la Russie à adopter les armes à feu et à créer les régiments permanents des streltsy [4] ; ce ne sont pas les Tatars qui l’ont obligée plus tard à constituer une cavalerie de reîtres et une infanterie. La pression vint plutôt de la Lituanie, de la Pologne, de la Suède. Pour se maintenir contre des ennemis mieux armés, l’Etat russe fut forcé de se créer une industrie, une technique, d’engager à son service des spécialistes de l’art militaire, des monnayeurs et des faux monnayeurs publics, des fabricants de poudre, il fut forcé de se procurer des manuels de fortification, d’instituer des écoles navales, des fabriques, des conseillers secrets et intimes de la cour. S’il fut possible de faire venir de l’étranger les instructeurs militaires et les conseillers secrets, on fut bien obligé de tirer les moyens matériels, coûte que coûte, du pays même.

L’histoire de l’économie politique russe est faite d’une chaîne ininterrompue d’efforts héroïques dans leur genre, tous destinés à garantir les ressources indispensables à l’organisation militaire. Tout l’appareil gouvernemental fut construit et, de temps à autre, reconstruit en fonction du Trésor. La tâche des gouvernants consistait à utiliser les moindres produits du travail national pour ces mêmes fins.

Dans sa recherche des fonds indispensables, le gouvernement ne reculait devant rien : il imposait aux paysans des charges fiscales arbitraires et toujours excessives, auxquelles la population ne pouvait faire face. Il décida que la commune serait fiscalement responsable. Par des prières et des menaces, par des exhortations et des violences, il extorqua de l’argent aux marchands et aux monastères. Les paysans fuyaient leurs maisons, les marchands émigraient. Les recensements du XVIIe siècle font apparaître une diminution progressive de la population. Sur un budget de 1,5 million de roubles, environ 85 % étaient employés alors à l’entretien des troupes. Au début du XVIIIe siècle, Pierre le Grand, par suite des revers qu’il avait essuyés, fut obligé de réorganiser l’infanterie et de créer une flotte. Dans la seconde moitié de ce même siècle, le budget atteignait déjà de 16 à 20 millions, dont 60 à 70 % servaient aux besoins de l’armée et de la flotte. Jamais ces dépenses ne descendirent au-dessous de 50 %, même sous Nicolas 1er. Au milieu du XIXe siècle, la guerre de Crimée mit face à face l’autocratie des tsars et les Etats de l’Europe les plus puissants sous le rapport économique, l’Angleterre et la France, d’où la nécessité de réorganiser l’armée sur la base du service militaire universel. Lors du demi-affranchissement des paysans en 1861, les besoins du fisc et de la guerre jouaient dans l’Etat un rôle décisif.

Mais les ressources intérieures ne suffisaient pas. Déjà, sous Catherine II, le gouvernement avait trouvé la possibilité de faire des emprunts extérieurs. Désormais, et de plus en plus, la Bourse européenne alimente les finances du tsarisme. L’accumulation d’énormes capitaux sur les marchés financiers de l’Europe occidentale a exercé, depuis ce temps là, une influence fatale sur l’évolution politique de la Russie. Le développement de l’organisation politique s’exprime maintenant non seulement par une augmentation démesurée des impôts indirects, mais aussi par une inflation effrénée de la dette publique. En dix ans, de 1898 à 1908, celle ci s’est accrue de 19 %, pour atteindre déjà 9 milliards de roubles. On peut voir à quel point l’appareil gouvernemental de l’autocratie est dans la dépendance de Rothschild et de Mendelssohn si l’on calcule que les seuls intérêts de la dette absorbent aujourd’hui environ un tiers des revenus nets du Trésor. Dans le budget de 1908, les dépenses prévues pour l’armée et la flotte, avec les intérêts de la dette publique et les frais entraînés par l’achèvement de la guerre, s’élèvent à 1018 millions de roubles, c’est à dire à 40,5 % du budget total.

Par suite de la pression qu’exerçait ainsi l’Europe occidentale, l’Etat autocrate absorbait une portion démesurée du surproduit, c’est à dire vivait aux frais des classes privilégiées qui se formaient alors, et entravait ainsi leur développement, déjà fort lent par lui même. Mais ce n’est pas tout. L’Etat jetait son dévolu sur les produits indispensables de l’agriculture, arrachait au laboureur ce qui devait assurer son existence, le chassait des terres où il avait à peine eu le temps de s’installer et gênait l’accroissement de la population, retardait le développement des forces productrices. De cette manière et dans la mesure où il annexait une part excessive du surproduit, il arrêtait le processus déjà si lent de la différenciation des classes ; et en ôtant à l’agriculteur une partie considérable des produits dont il avait absolument besoin, il arrivait même à détruire les bases primitives de production sur lesquelles il eût dû s’étayer.

Mais, pour exister et dominer, l’Etat lui même avait besoin d’une organisation hiérarchique des états [5]. Voilà pourquoi, tout en sapant les bases économiques qui auraient permis à cette hiérarchisation de s’affirmer, il cherchait à l’imposer par des mesures d’ordre gouvernemental et, comme tout gouvernement, il tâchait de faire coïncider ce mouvement de différenciation des états avec ses propres intérêts.

Dans le jeu des forces sociales, l’équilibre penchait beaucoup plus du côté du pouvoir gouvernemental qu’on ne le voit dans l’histoire de l’Europe occidentale. L’échange de services – au préjudice du peuple travailleur – entre l’Etat et les groupes supérieurs de la société, échange qui se traduit dans la répartition des droits et des obligations, des charges et des privilèges, s’effectuait chez nous beaucoup moins avantageusement pour la noblesse et le clergé que dans les Etats occidentaux de l’Europe médiévale.

Et cependant il serait très exagéré, ce serait même détruire toute perspective historique d’affirmer, comme le fait Milioukov dans son Histoire de la culture russe [6], qu’à cette époque, alors qu’en Occident c’étaient les états qui créaient l’Etat, chez nous c’était l’Etat qui créait les états, dans son intérêt. Les états ne peuvent pas être constitués par voie législative ou administrative. Avant que tel ou tel groupe de la société puisse, avec l’aide du pouvoir gouvernemental, prendre figure d’état privilégié, il doit acquérir par lui même tous ses avantages économiques. On ne fabrique pas des états d’après des listes hiérarchiques ou au moyen de statuts comparables à ceux de la Légion d’honneur.

On peut seulement dire que, vis à vis des états privilégiés, le tsar avait une liberté de mouvements incomparablement plus grande que le roi des monarchies européennes, qui tenait son pouvoir de tout un état. L’absolutisme a atteint son apogée lorsque la bourgeoisie, qui s’était élevée sur les épaules du Tiers Etat, fut devenue suffisamment forte pour servir de contrepoids aux féodaux. Une situation dans laquelle les états privilégiés et possédants se faisaient équilibre en luttant entre eux garantissait à l’organisation gouvernementale le maximum d’indépendance. Louis XIV disait : " L’Etat, c’est moi. " La monarchie absolue de Prusse apparaissait à Hegel comme le but en soi, comme la réalisation de l’idée de gouvernement en général.

Dans son effort pour créer un appareil gouvernemental centralisé, le tsar dut réprimer les prétentions des états privilégiés, mais il dut surtout lutter contre l’indigence, le caractère sauvage et le manque de cohésion du pays, dont les différentes parties avaient une existence économique absolument indépendante. Au point de vue économique, ce ne fut pas, comme en Occident, l’équilibre des classes dirigeantes, ce fut au contraire leur faiblesse sociale et leur nullité politique qui firent de l’autocratie bureaucratique un pouvoir absolu. Sous ce rapport, le tsarisme est une forme intermédiaire entre l’absolutisme européen et le despotisme asiatique, et peut être se rapproche t il plutôt de ce dernier.

Mais, tandis que des conditions sociales à moitié asiatiques transformaient le tsarisme en une organisation autocratique, la technique et le capital européens armaient cette organisation de toutes les ressources qui sont l’apanage des grandes puissances occidentales. Cette circonstance donna au tsar la possibilité d’intervenir dans tous les rapports politiques de l’Europe et de jouer un rôle décisif dans tous ses conflits. En 1815, Alexandre 1er se montre à Paris, rétablit les Bourbons et devient le propagateur de l’idée de la Sainte Alliance. En 1848, Nicolas 1er émet un immense emprunt pour écraser la révolution européenne et envoie des soldats russes combattre les Hongrois insurgés. Ainsi la bourgeoisie occidentale espérait que les troupes du tsar l’aideraient un jour à lutter contre le prolétariat socialiste, comme elles avaient servi jadis le despotisme européen dans sa lutte contre cette même bourgeoisie.

Mais le développement historique emprunta d’autres voies. L’absolutisme se brisa contre le capitalisme qu’il avait suscité avec tant de zèle.

A l’époque précapitaliste, l’influence de l’économie européenne sur l’économie russe était nécessairement limitée. Le caractère naturel, et par conséquent indépendant et absolu, de l’économie russe populaire la protégeait contre l’influence des formes supérieures de production. La structure de nos états, nous l’avons dit, ne s’est jamais développée complètement. Mais lorsqu’il n’y eut plus en Europe que des rapports de type capitaliste, lorsque la finance eut créé une nouvelle économie, lorsque l’absolutisme, dans sa lutte pour l’existence, fut devenu l’allié du capitalisme européen, la situation changea du tout au tout.

Les socialistes " de pure critique ", qui avaient cessé de comprendre l’importance du pouvoir gouvernemental pour la révolution socialiste auraient pu, d’après l’exemple de l’autocratie russe, si barbare et si dépourvue de système que fût son activité, constater le rôle immense qu’il appartient au pouvoir de l’Etat de jouer dans le domaine purement économique lorsque son œuvre s’accomplit dans le sens général du développement historique.

En devenant l’instrument de la capitalisation en Russie, le tsarisme s’affermissait avant tout lui même.

A l’époque où la société bourgeoise qui se développait sentait le besoin d’avoir des institutions politiques comme celles de l’Occident, l’autocratie, avec l’aide de la technique et du capital européens, prit le caractère d’un très gros entrepreneur capitaliste, banquier, propriétaire du monopole des chemins de fer et de l’eau de vie. Elle s’appuyait sur un appareil bureaucratique centralisé qui n’était pas capable de régulariser les nouveaux rapports mais qui déployait beaucoup d’énergie quand il s’agissait de répression systématique. Le télégraphe, qui donne du poids, une uniformité relative et de la rapidité aux actes de l’administration, palliait la trop grande étendue de l’Empire, tandis que le chemin de fer permettait de transporter en peu de temps l’armée d’un bout à l’autre du pays. Les gouvernements européens, avant de subir une révolution, n’avaient pas connu, pour la plupart, les chemins de fer ou le télégraphe. L’armée dont disposait l’absolutisme était une force colossale et, si elle s’est montrée au dessous de sa tâche dans les rudes épreuves de la guerre russo japonaise, elle restait encore assez puissante pour assurer la domination du pouvoir à l’intérieur des frontières. Le gouvernement de l’ancienne France, pas plus que les gouvernements européens à la veille de 1848 n’ont jamais disposé d’un instrument analogue à celui que constitue actuellement l’armée russe.

La puissance financière et militaire de l’absolutisme aveuglait la bourgeoisie européenne, mais aussi le libéralisme russe, qu’elle écrasait et à qui elle ôtait tout espoir de pouvoir lutter à forces égales et ouvertement. De cette façon, toute possibilité de révolution était, semblait-il, exclue en Russie.

Or, ce qui arriva, ce fut tout le contraire.

Plus l’Etat est centralisé et indépendant des classes privilégiées, plus vite il se transforme en organisation absolue, élevée au dessus de la société. Plus les forces militaires et financières d’une organisation de ce genre sont grandes, plus elle peut prolonger avec succès sa lutte pour l’existence. L’Etat centralisé, avec un budget de deux milliards, une dette de huit milliards et une armée permanente d’un million d’hommes, pouvait subsister longtemps après avoir cessé de satisfaire aux exigences les plus élémentaires du développement social, et même, en particulier, aux exigences de la sécurité militaire, alors que c’est pour cette raison qu’il avait été constitué.

Cependant la puissance administrative, militaire et financière de l’absolutisme, qui lui donnait la possibilité de durer en dépit de l’évolution sociale, bien loin d’empêcher toute révolution comme le pensait le libéralisme, faisait au contraire de la révolution l’unique issue admissible, et cette révolution devait avoir un caractère d’autant plus radical que cette puissance creusait davantage le fossé entre le pouvoir et les masses populaires entraînées dans le nouveau mouvement économique.

Le marxisme russe peut s’enorgueillir vraiment d’avoir été le seul à élucider les tendances de ce mouvement, le seul à en avoir prévu les formes générales [7] à une époque où le libéralisme se nourrissait des inspirations d’un " réalisme " tout utopique, tandis que les narodniki [8] révolutionnaires vivaient de fantasmagories et croyaient aux miracles.

Notes

[1] Il s’agit de la révolution de 1905 et des changements qu’elle a apportés dans la vie sociale et politique de la Russie : formation de partis, représentation dans les doumas, lutte politique ouverte, etc. (LT 1909).

[2] Ainsi s’appelait la résidence des khans mongols qui occupèrent les bords de la Volga au XIIe siècle. La Horde d’or subsista jusqu’en 1502. (NdT)

[3] Nomades de la steppe. (NdT)

[4] Garde des tsars, créée en 1550 par Ivan IV. (NdT)

[5] Par ce terme il faut entendre un groupe de la société précapitaliste qui a des droits et des devoirs particuliers définis par des lois. La notion d’état est différente de celle de classe. Ainsi, le clergé est un état, et pas une classe au sens marxiste du terme. (NdT)

[6] P. Milioukov, Ocerki po istorii russkoi kultury (Esquisses pour une histoire de la culture russe). Saint Pétersbourg. 1896. Milioukov était le principal théoricien du parti constitutionnel démocrate. (NdT)

[7] Même un bureaucrate réactionnaire comme le professeur Mendéléev ne Peut s’empêcher de le reconnaître. A propos du développement de l’industrie, il note ceci : " Les socialistes aperçurent, en ce point, certaines vérités et les comprirent dans une certains mesure, mais ils s’égarèrent, entraînés par l’esprit latin (!), lorsqu’ils recommandèrent la violence, lorsqu’ils flattèrent les bas instincts de la populace et visèrent aux coups d’Etat et au pouvoir ". (LT 1909)

[8] Les " populistes ", premiers révolutionnaires russes, organisateurs des attentats terroristes. (NdT)

LE CARACTÈRE DE LA RÉVOLUTION RUSSE

Par la tâche directe et immédiate qu’elle se donne, la révolution russe est proprement " bourgeoise ", car elle a pour but d’affranchir la société bourgeoise des entraves et des chaînes de l’absolutisme et de la propriété féodale. Mais la principale force motrice de cette révolution est constituée par le prolétariat, et voilà pourquoi, par sa méthode, la révolution est prolétarienne. Ce contraste a paru inacceptable, inconcevable à de nombreux pédants qui définissent le rôle historique du prolétariat au moyen de calculs statistiques ou par des analogies historiques superficielles. Pour eux, le chef providentiel de la révolution russe, ce doit être la démocratie bourgeoise, tandis que le prolétariat qui, en fait, a marché à la tête des événements pendant toute la période d’élan révolutionnaire, devrait accepter d’être tenu en lisières par une théorie mal fondée et pédantesque. Pour eux, l’histoire d’une nation capitaliste répète, avec des modifications plus ou moins importantes, l’histoire d’une autre. Ils n’aperçoivent pas le processus, unique de nos jours, du développement capitaliste mondial qui est le même pour tous les pays auxquels il s’étend et qui, par l’union de conditions locales avec les conditions générales, crée un amalgame social dont la nature ne peut être définie par la recherche de lieux communs historiques, mais seulement au moyen d’une analyse à base matérialiste.

Entre l’Angleterre, d’une part, pionnier du développement capitaliste, laquelle, pendant une longue suite de siècles, a créé de nouvelles formes sociales et une puissante bourgeoisie qui en est l’expression et, d’autre part, les colonies d’aujourd’hui, auxquelles le capital européen apporte, sur des vaisseaux tout montés, des rails tout faits, des traverses, des boulons, des wagons salons pour l’administration coloniale, et dont ensuite il persuade par la carabine et la baïonnette les indigènes de sortir de leur état primitif pour s’adapter à la civilisation capitaliste, il n’y a aucune analogie dans le développement historique, bien que l’on puisse découvrir un lien profond et intime entre des phénomènes si différents d’aspect.

La nouvelle Russie a pris un caractère tout particulier par suite du fait qu’elle a reçu le baptême capitaliste, dans la seconde moitié du XIXe, siècle, du capital européen qui s’est présenté sous sa forme la plus concentrée et la plus abstraite, comme capital financier. L’histoire antérieure de ce capital n’est aucunement liée à l’histoire de la Russie d’autrefois. Pour atteindre chez lui les hauteurs inaccessibles de la Bourse moderne, le capital a dû s’arracher aux rues étroites, aux ruelles de la cité où s’exercent les petits métiers et où il avait appris à marcher, à ramper ; il a dû, dans une lutte incessante contre l’Eglise, faire progresser la technique et la science, grouper étroitement autour de lui toute la nation, s’emparer du pouvoir en se révoltant contre les privilèges féodaux et dynastiques ; il a dû se frayer une libre carrière, mettre hors de combat l’artisanat dont il était sorti ; il a dû ensuite s’arracher à la chair même de la nation, aux influences ancestrales, aux préjugés politiques, aux sympathies de la race, aux longitudes et latitudes géographiques, pour planer, en grand carnivore, sur le globe terrestre, empoisonnant aujourd’hui par l’opium l’artisan chinois qu’il a ruiné, enrichissant demain d’un nouveau cuirassé les eaux russes, se saisissant après demain des mines diamantifères de l’Afrique du Sud.

Mais, lorsque le capital anglais ou français, quintessence de l’œuvre historique des siècles, est transporté dans les steppes du Donetz, il est absolument incapable de manifester les forces sociales, les passions, les valeurs relatives qu’il a progressivement absorbées. Sur un territoire nouveau, il ne peut répéter le développement qu’il a déjà accompli, il reprend son œuvre au point où il l’a laissée dans son pays. Autour des machines qu’il a apportées avec lui à travers les mers et les douanes, il rassemble aussitôt, sans étapes intermédiaires, les masses prolétaires et il infuse à cette classe l’énergie révolutionnaire des vieilles générations bourgeoises, qui s’était figée en lui.

A l’époque héroïque de l’histoire de France, nous voyons la bourgeoisie, qui ne se rend pas encore compte de contradictions dont sa situation est pleine, prendre la direction de la lutte pour un nouvel ordre des choses non seulement contre les institutions surannées de la France, mais même contre les forces réactionnaires de toute l’Europe. Progressivement, la bourgeoisie, représentée par ses fractions, se considère comme le chef de la nation et le devient, entraîne les masses dans la lutte, leur donne un mot d’ordre, leur enseigne une tactique de combat. La démocratie introduit dans la nation le lien d’une idéologie politique. Le peuple - petits bourgeois, paysans et ouvriers - élit comme députés des bourgeois, et c’est dans le langage de la bourgeoisie que les communes écrivent les instructions destinées à leurs représentants. Elle prend conscience de son rôle de Messie. Pendant la révolution même, bien que les antagonismes de classe se révèlent déjà, le mouvement puissant de la lutte révolutionnaire rejette les uns après les autres de la voie politique les éléments les plus inertes de la bourgeoisie. Aucune couche n’est emportée avant d’avoir transmis son énergie aux couches suivantes. La nation, dans son ensemble, continue à combattre pour les fins qu’elle s’est assignées, par des moyens de plus en plus violents et décisifs. Une fois que la masse nationale s’est mise en mouvement et que se sont séparées d’elle les sphères supérieures de la bourgeoisie possédante pour faire alliance avec Louis XVI, les exigences démocratiques de la nation, dirigées désormais contre cette bourgeoisie, amènent le suffrage universel et la république, formes logiquement indispensables de la démocratie.

La grande Révolution française est vraiment une révolution nationale. Plus que cela. Ici, dans des cadres nationaux, la lutte mondiale de la classe bourgeoise pour la domination, pour le pouvoir, pour un triomphe sans partage, trouve son expression classique.

En 1848, la bourgeoisie n’était déjà plus capable de jouer un rôle de ce genre. Elle n’a ni voulu, ni osé prendre sur elle la responsabilité de liquider par la révolution un régime social qui entravait sa domination. Sa tâche s’est ramenée - et elle s’en rendait compte - à introduire dans l’ancien régime les garanties indispensables pour assurer non pas sa domination politique, mais le partage du pouvoir avec les forces du passé. Non seulement elle s’est refusée à mener les masses à l’assaut de l’ordre ancien, mais elle s’est adossée au vieux régime pour les repousser lorsqu’elles cherchaient à l’entraîner. Elle a reculé consciemment devant les conditions objectives qui auraient rendu possible sa domination. Les institutions démocratiques lui apparaissaient non comme le but de la lutte, mais comme une menace à son bien être. La révolution pouvait être faite non par elle, mais contre elle. Voilà pourquoi, en 1848, pour le succès de la révolution il aurait fallu une classe qui fût capable de marcher en tête des événements en laissant de côté la bourgeoisie, en agissant malgré elle, qui pût non seulement la pousser en avant par une violente pression, mais, au moment décisif, rejeter du chemin son cadavre politique.

Ni la petite bourgeoisie, ni la classe paysanne n’étaient capables de jouer ce rôle.

La petite bourgeoisie était hostile à la fois au passé et au futur. Elle ne s’était pas encore libérée des entraves créées par les rapports sociaux du Moyen Age, que déjà elle était sans force pour résister au développement de l’industrie " libre " ; elle n’avait pas encore marqué les villes de son emprise, mais elle avait déjà cédé son influence à la moyenne et grosse bourgeoisie ; embourbée dans ses préjugés, abasourdie par les événements, exploitante et exploitée, cupide et impuissante en sa cupidité, cette petite bourgeoisie attardée ne pouvait prendre la direction de l’histoire mondiale.

La classe paysanne manquait encore plus d’initiative. Disséminée, éloignée des villes, centres nerveux de la politique et de la culture, obtuse, bornant ses regards à un étroit horizon, indifférente à tout ce que la ville avait déjà conçu, cette classe ne pouvait exercer une action dirigeante. Elle s’était calmée dès que ses épaules avaient été débarrassées du fardeau des contraintes féodales et elle avait payé la ville, qui avait combattu pour son droit, d’une noire ingratitude : les paysans affranchis étaient devenus des fanatiques de " l’ordre ".

La démocratie intellectuelle, dépourvue de toute force de classe, était à la remorque de sa sœur aînée, la bourgeoisie libérale, lui servait de queue politique, ou bien se séparait d’elle dans les moments critiques pour manifester son impuissance. Elle s’embrouillait dans des contradictions et des contrastes mal définis encore et elle portait partout avec elle cette confusion.

Le prolétariat était trop faible, il manquait d’organisation, d’expérience et de connaissances. Le développement capitaliste était allé assez loin pour rendre nécessaire l’abolition des anciennes conditions féodales, mais pas assez encore pour mettre en avant la classe ouvrière, produit des nouvelles conditions de production, comme force politique décisive. L’antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie s’était trop affirmé pour que celle ci pût sans crainte assumer le rôle d’un dirigeant national ; mais cet antagonisme n’était pas encore assez fort pour permettre au prolétariat de se charger de ce rôle.

L’Autriche donna un exemple particulièrement significatif et tragique de cette situation, en montrant que les rapports politiques n’étaient pas encore suffisamment définis au moment de la période révolutionnaire.

Le prolétariat de Vienne manifesta, en 1848, un héroïsme sublime et une grande énergie révolutionnaire. Il marchait et retournait sans cesse au feu, poussé seulement par un obscur instinct de classe, sans se rendre compte du but final de la lutte, en tâtonnant et en adoptant mot d’ordre sur mot d’ordre. La direction du prolétariat fut prise d’une manière bien étonnante par les étudiants, le seul groupe démocratique qui ait joui alors, grâce à son activité, d’une grande influence sur les masses, et par conséquent sur les événements. Mais, bien que les étudiants fussent capables de se battre bravement sur les barricades et de fraterniser honnêtement avec les ouvriers, ils ne pouvaient pas assurer la direction générale de la révolution qui leur avait confié " la dictature de la rue ". Lorsque, le 26 mai, tous les ouvriers de Vienne se soulevèrent à l’appel des étudiants pour s’opposer au désarmement de la Légion académique, lorsque la population de la capitale s’empara de la ville, lorsque la monarchie en fuite perdit toute influence sur les événements, lorsque, sous la pression populaire, les dernières troupes furent évacuées et que le pouvoir gouvernemental de l’Autriche ne fut plus qu’un spectre, on ne trouva pas de force politique pour saisir le gouvernail. La bourgeoisie libérale se refusa consciemment à utiliser un pouvoir obtenu par des " moyens de brigandage ". Elle ne rêvait que le retour de l’empereur, qui s’était retiré dans le Tyrol, laissant Vienne orpheline. Les ouvriers furent assez courageux pour briser la réaction, mais insuffisamment organisés et conscients pour prendre en mains l’héritage. Incapable de servir de pilote, le prolétariat ne put contraindre la démocratie bourgeoise, qui, comme elle le fait souvent, se dérobait au moment où l’on avait le plus besoin d’elle, à jouer ce grand rôle historique. La situation qui résulta de tout cela a été fort bien caractérisée par un contemporain en ces termes : " La république est établie à Vienne, mais malheureusement personne ne s’en est aperçu... " Des événements de 1848 1849, Lassalle tira cette leçon irréfutable qu’aucune lutte en Europe ne peut obtenir de succès si, dès le début, elle ne s’est affirmée comme purement socialiste ; qu’on ne tirera jamais plus aucun avantage d’une lutte dans laquelle les questions sociales n’entreront que comme un obscur élément et resteront au second plan, d’une lutte conduite sous l’enseigne trompeuse d’une renaissance nationale ou d’un républicanisme bourgeois…

Dans la révolution dont l’histoire fixera le début à l’année 1905, le prolétariat s’est mis en marche pour la première fois sous un étendard qui lui appartenait en propre, vers un but qui était bien à lui. Et, en même temps, il est hors de doute qu’aucune des anciennes révolutions n’a absorbé autant d’énergie populaire et n’a donné aussi peu de conquêtes positives que la révolution russe jusqu’à l’heure présente. Nous sommes loin de vouloir prophétiser, nous ne croyons pas pouvoir annoncer les événements qui se produiront dans les semaines ou les mois qui vont suivre. Mais, pour nous, une chose est claire : la victoire n’est possible que sur la voie indiquée, formulée en 1849 par Lassalle. De la lutte de classe à l’unité de la nation bourgeoise, il n’y a pas de retour. Le " manque de résultats " de la révolution russe montre seulement un aspect passager de son caractère social le plus profond. Dans cette révolution " bourgeoise " sans bourgeoisie révolutionnaire, le prolétariat, par la logique même des événements, est conduit à prendre l’hégémonie sur la classe paysanne et à lutter pour la conquête du pouvoir souverain. Le premier flot de la révolution russe s’est brisé contre la grossière incapacité politique du moujik qui, dans son village, dévastait le domaine du seigneur pour mettre la main sur ses terres et qui ensuite, revêtu de l’uniforme des casernes, fusillait les ouvriers. Tous les événements de cette révolution peuvent être considérés comme une série d’impitoyables leçons de choses, au moyen desquelles l’histoire inculque violemment au paysan la conscience du lien qui existe indéfectiblement entre ses besoins locaux et le problème central du pouvoir. C’est à l’école des conflits violents et des défaites cruelles que s’élaborent les premiers principes dont l’adoption déterminera la victoire révolutionnaire.

" Les révolutions bourgeoises, écrivait Marx en 1852, se précipitent plus rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques sont plus imposants, les hommes et les événements sont comme éclairés par un feu de Bengale, l’extase est l’état d’âme dominant de chacune de leurs journées ; mais elles sont éphémères, elles atteignent bientôt leur point culminant et la longue apathie qui suit l’ivresse s’empare de la société avant qu’elle ait pu se ressaisir et s’assimiler les résultats de la période de tempête et d’attaque (Sturm und Drang). Tout au contraire, les révolutions prolétariennes se critiquent incessamment elles mêmes, elles interrompent à chaque instant leur marche, reviennent en arrière et recommencent ce qui paraissait accompli, elles raillent impitoyablement les maladresses, les faiblesses, les insuffisances de leurs premières tentatives, elles ne semblent renverser l’adversaire que pour lui donner l’occasion de reprendre des forces et de se redresser plus puissant encore ; sans cesse elles battent en retraite, effrayées par l’imprécision et l’immensité de leur tâche, jusqu’au moment où, enfin, seront réalisées les conditions qui leur interdiront tout recul, lorsque la vie elle même leur dira de sa maîtresse voix : Hic Rhodus, hic salta ! (Le Dix huit Brumaire de Louis Bonaparte.)

Note

[1] Cf., en annexe, " Le prolétariat et la révolution russe ".

1906

Bilan et Perspectives

Léon Trotsky

La révolution et le prolétariat

La révolution est une épreuve de force ouverte entre les forces sociales en lutte pour le pouvoir. L’Etat n’est pas une fin en soi. C’est seulement une machine entre les mains des forces sociales dominantes. Comme toute machine, il a ses mécanismes : un mécanisme moteur, un mécanisme de transmission et un mécanisme d’exécution. La force motrice de l’Etat est l’intérêt de classe ; son mécanisme moteur, c’est l’agitation, la presse, la propagande par l’Eglise et par l’École, les partis, les meetings dans la rue, les pétitions et les révoltes. Le mécanisme de transmission, c’est l’organisation législative des intérêts de caste, de dynastie, d’état ou de classe, qui se donnent comme la volonté de Dieu (absolutisme) ou la volonté de la nation (parlementarisme). Enfin, le mécanisme exécutif, c’est l’administration avec sa police, les tribunaux avec leurs prisons, et l’armée.

L’Etat n’est pas une fin en soi, mais un moyen extrêmement puissant d’organiser, de désorganiser et de réorganiser les rapports sociaux. Selon ceux qui le contrôlent, il peut être un puissant levier pour la révolution, ou un outil dont on se sert pour organiser la stagnation.

Tout parti politique digne de ce nom, lutte pour conquérir le pouvoir politique et mettre ainsi l’Etat au service de la classe dont il exprime les intérêts. La social-démocratie, parti du prolétariat, lutte naturellement pour la domination politique de la classe ouvrière.

Le prolétariat croît et se renforce avec la croissance du capitalisme. En ce sens, le développement du capitalisme est aussi le développement du prolétariat vers la dictature. Mais le jour et l’heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du niveau atteint par les forces productives, mais des rapports dans la lutte des classes, de la situation internationale et, enfin, d’un certain nombre de facteurs subjectifs - les traditions, l’initiative et la combativité des ouvriers.

Il est possible que les ouvriers arrivent au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant d’y arriver dans un pays capitaliste avancé. En 1871, les ouvriers prirent délibérément le pouvoir dans la ville petite-bourgeoise de Paris ; pour deux mois seulement, il est vrai, mais, dans les centres anglais ou américains du grand capitalisme, les travailleurs n’avaient jamais, même une heure, tenu le pouvoir entre leurs mains. Imaginer que la dictature du prolétariat dépende en quelque sorte automatiquement du développement et des ressources techniques d’un pays, c’est là le préjugé d’un matérialisme " économique " simplifié jusqu’à l’absurde. Ce point de vue n’a rien à voir avec le marxisme.

A notre avis, la révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers - et, si la révolution l’emporte, c’est ce qui se réalisera en effet - avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n’aient la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner.

Dressant le bilan de la révolution et de la contre-révolution de 1848-1849 pour le journal américain The Tribune, Marx [1] écrivait :

"Dans son développement social et politique, la classe ouvrière, en Allemagne, retarde autant sur celle de l’Angleterre et de la France que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L’évolution des conditions d’existence pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et consciente marche de pair avec le développement des conditions d’existence d’une classe bourgeoise nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement ouvrier n’est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie, et surtout sa fraction la plus progressiste, les grands industriels, n’aient conquis le pouvoir politique et transformé l’État conformément à leurs besoins. C’est alors que l’inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne peut plus être ajourné..."[K. Marx, Germanija v 1848-50, trad. russe, éd. Alexeïeva, 1905, p. 8-9]

Cette citation est probablement familière au lecteur, car les marxistes "à textes" en ont considérablement abusé ces derniers temps. Elle a été utilisée comme un argument irréfutable contre l’idée d’un gouvernement de la classe ouvrière en Russie. "Tel maître, tel valet." Si la bourgeoisie capitaliste n’est pas encore assez forte pour prendre le pouvoir, c’est donc, disent-ils, qu’il est encore moins possible d’établir une démocratie ouvrière, c’est-à-dire la domination politique du prolétariat.

Le marxisme est avant tout une méthode d’analyse, non des textes, mais des rapports sociaux. Est-il vrai qu’en Russie la faiblesse du libéralisme capitaliste signifie inévitablement la faiblesse du mouvement ouvrier ? Est-il vrai, pour la Russie, qu’il ne peut y avoir de mouvement ouvrier indépendant avant que la bourgeoisie ait conquis le pouvoir ? Il suffit de poser ces questions pour voir quel formalisme sans espoir se dissimule derrière les tentatives faites pour transformer une remarque historiquement relative de Marx en un axiome supra-historique.

Pendant la période du boom industriel, le développement de l’industrie avait pris en Russie un caractère "américain" ; mais, du point de vue de ses dimensions actuelles, l’industrie russe est dans l’enfance, si on la compare à celle des Etats-Unis. Cinq millions de personnes - 16,6 % de la population occupée dans l’économie - sont engagées dans l’industrie en Russie ; pour les États-Unis, les chiffres correspondants seraient six millions et 22,2%. Ces chiffres nous en disent encore relativement peu, mais ils deviennent éloquents si l’on se souvient que la population de la Russie est presque le double de celle des Etats-Unis ! Toutefois, pour apprécier les véritables dimensions des industries russe et américaine, il faut observer que, en 1900, les usines américaines ont produit des marchandises pour un montant de 25 milliards de roubles, cependant que, dans la même période, les usines russes en produisaient pour moins de deux milliards et demi de roubles [2] !

Il n’y a pas de doute que le nombre, la concentration, la culture et l’importance politique des ouvriers industriels dépendent du degré de développement de l’industrie capitaliste. Mais cette dépendance n’est pas directe. Entre les forces productives d’un pays et la puissance politique de ses classes viennent interférer à n’importe quel moment divers facteurs politiques et sociaux d’un caractère national ou international, qui modifient, ou même parfois altèrent complètement l’expression politique des rapports économiques. Bien que les forces productives des États-Unis soient dix fois supérieures à celles de la Russie, le rôle politique du prolétariat russe, son influence sur la politique de son pays et la possibilité pour lui d’influer sur la politique mondiale dans un proche avenir sont incomparablement plus grands que ce n’est le cas pour le prolétariat des États-Unis.

Dans un récent ouvrage sur le prolétariat américain, Kautsky souligne qu’il n’y a pas de rapport direct immédiat entre le pouvoir politique du prolétariat ou de la bourgeoisie, d’une part, et le niveau de développement du capitalisme, de l’autre.

"Il existe deux États, écrit-il, qui sont en contraste absolu l’un avec l’autre. Dans le premier, l’un des éléments du mode de production capitaliste s’est développé démesurément par rapport au développement d’ensemble de ce mode de production : dans le second, un autre élément s’est ainsi développé démesurément. En Amérique, cet élément est la classe capitaliste, en Russie, c’est le prolétariat. Il n’y a pas de pays où l’on soit plus fondé à parler d’une dictature du capital que l’Amérique ; cependant, le prolétariat n’a nulle part acquis autant d’importance qu’en Russie. Cette importance doit augmenter et augmentera sans aucun doute, car c’est seulement récemment que ce dernier pays a commencé à prendre part à la lutte des classes moderne et qu’il lui a laissé quelque champ libre."

Soulignant que, dans une certaine mesure, l’Allemagne peut s’instruire en Russie sur son propre avenir, Kautsky poursuit :

"Il est vraiment tout à fait extraordinaire que le prolétariat russe puisse nous montrer notre avenir, dans la mesure où, celui-ci trouve son expression, non dans le degré de développement du capital, mais dans la protestation de la classe ouvrière. Le fait que la Russie soit le plus arriéré des grands Etats du monde capitaliste pourrait paraître contredire la conception matérialiste de l’histoire selon laquelle le développement économique est la base du développement politique. Mais, en réalité, seule se trouve contredite la caricature de la conception matérialiste de l’histoire qu’en font ses adversaires et ses critiques, qui voient en elle un schéma stéréotypé et non une méthode de recherche." [K. Kautsky, Amerikanskij i russkij raboéiy, Saint-Pétersbourg, 1906,p. 4-5 (Cf. Kautsky, " Der Amerikanische Arbeiter ", Die Neue Zeit, t. XXIV, vol. I, Stuttgart, 1906, p.677. - N.d.T.]

Nous recommandons particulièrement l’étude de ces lignes à nos marxistes russes qui remplacent l’analyse indépendante des rapports sociaux par des déductions faites à partir de textes choisis pour pouvoir servir dans toutes les circonstances de la vie. Personne ne compromet davantage le marxisme que ces marxistes en titre.

Ainsi, selon Kautsky, du point de vue économique, la Russie se trouve à un niveau relativement bas de développement du capitalisme ; du point de vue politique, elle a une bourgeoisie capitaliste insignifiante et un puissant prolétariat révolutionnaire. Il en résulte que

"la lutte pour les intérêts de toute la Russie est devenue le lot de la seule forte classe actuellement existante dans le pays : le prolétariat industriel. C’est pourquoi le prolétariat industriel a une énorme importance politique ; c’est pourquoi la lutte pour délivrer la Russie du carcan de l’absolutisme qui l’étouffe s’est transformée en un combat singulier entre l’absolutisme et le prolétariat industriel, un combat singulier dans lequel les paysans peuvent apporter une aide considérable, mais ne peuvent jouer un rôle dirigeant. [3]"

Est-ce que tout cela ne nous autorise pas à conclure qu’en Russie, le "valet" prendra le pouvoir avant son "maître" ?

Il peut y avoir deux formes d’optimisme politique. Nous pouvons, dans une situation révolutionnaire, nous exagérer nos forces et nos avantages et entreprendre la réalisation de tâches qui ne correspondent pas au rapport des forces. D’un autre côté, il nous est possible de fixer, avec optimisme, des limites à nos tâches révolutionnaires, alors que nous serons inévitablement amenés, par la logique de notre position, à dépasser ces limites.

En affirmant que notre révolution est bourgeoise dans ses buts objectifs et par conséquent dans ses résultats inévitables, on fixe des limites à tous les problèmes que pose cette révolution ; et l’on peut, ce faisant, fermer les yeux devant le fait que, dans cette révolution bourgeoise, l’acteur principal est le prolétariat, que le cours tout entier de la révolution pousse au pouvoir.

On peut alors se rassurer en disant que, dans le cadre d’une révolution bourgeoise, la domination politique du prolétariat ne sera qu’un épisode passager ; c’est oublier qu’une fois que le prolétariat aura le pouvoir entre les mains il ne le rendra pas sans opposer une résistance désespérée ; ce pouvoir ne pourra lui être arraché que par la force des armes.

On peut se rassurer également en soutenant que les conditions sociales de la Russie ne sont pas encore mûres pour une économie socialiste ; il faut pourtant considérer que le prolétariat, une fois au pouvoir, sera inévitablement poussé par la logique même de sa position, à installer une gestion étatique de l’industrie. La formule sociologique générale "révolution bourgeoise" ne résout nullement les problèmes tactiques et politiques, les contradictions et les difficultés que pose le mécanisme d’une révolution bourgeoise déterminée.

A la fin du XVIII° siècle, dans le cadre d’une révolution bourgeoise dont la tâche objective était d’établir la domination du capital, la dictature des sans-culottes se révéla possible. Ce ne fut pas là un simple épisode passager ; cette dictature marqua de son empreinte tout le siècle suivant, bien qu’elle se soit rapidement fracassée contre les barrières de la révolution bourgeoise, qui la limitaient de toutes parts. Au début du XX° siècle, dans une révolution dont les tâches objectives directes sont également bourgeoises, émerge comme la perspective d’un avenir prochain, la domination politique inévitable, ou du moins vraisemblable, du prolétariat. Et celui-ci saura bien veiller lui-même à ce que sa domination ne soit pas, comme l’espèrent quelques philistins réalistes, un simple " épisode " passager. Mais nous pouvons dès maintenant poser la question : Est-il inévitable que la dictature prolétarienne aille se fracasser contre les barrières de la révolution bourgeoise, ou est-il possible que, dans les conditions historiques mondiales données, elle puisse découvrir une perspective de victoire en brisant ces barrières ? Ce sont alors des questions de tactique qui se posent devant nous : Devons-nous, à mesure que la révolution se rapproche de cette étape, préparer consciemment un gouvernement ouvrier, ou nous faut-il considérer, à ce stade, le pouvoir politique comme un malheur que la révolution bourgeoise est prête à imposer aux travailleurs, et qu’il leur vaudrait mieux éviter ?

Faudra-t-il que nous nous appliquions à nous-mêmes le mot du politicien "réaliste" Vollmar [4] sur les communards de 1871 : "Au lieu de prendre le pouvoir, il aurait mieux fait d’aller se coucher ".

Notes

[1] Comme l’on sait aujourd’hui, les articles parus dans le New York Daily Tribune, du 25 octobre 1851 au 22 décembre 1852, sous la signature de Karl Marx, et publiés plus tard en volume sous le titre Révolution et Contre-révolution en Allemagne, sont en réalité d’Engels. Mais il a fallu attendre la publication, en 1913, de la correspondance Marx-Engels pour le savoir. Nous citons ici le texte en français d’après la Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, par F. Engels, éditions Sociales, p. 208-209.

[2] D. Mendéléev, op. cit., p. 99.

[3] D. Mendéléev, op. cit., p. 10.

[4] Vollmar, social-démocrate réformiste allemand, le premier sans doute à avoir développé la théorie de " l’État socialiste isolé ". Voir L. Trotsky, De la Révolution, " La Révolution défigurée ", p. 180 et " La Révolution trahie ", p. 630-631, éd. de Minuit, 1963.

Le prolétariat au pouvoir et la paysannerie

Si la révolution remporte une victoire décisive, le pouvoir passera à la classe qui joue le rôle dirigeant dans la lutte, en d’autres termes, à la classe ouvrière. Disons tout de suite que cela n’exclut absolument pas l’entrée au gouvernement des représentants révolutionnaires des groupes sociaux non prolétariens. Ceux-ci peuvent et doivent être au gouvernement - une politique saine obligera le prolétariat à appeler au pouvoir les dirigeants influents de la petite bourgeoisie des villes, des intellectuels et de la paysannerie. Tout le problème réside en ceci : qui déterminera le contenu de la politique gouvernementale qui formera dans son sein une majorité homogène ?

C’est une chose quand les représentants des couches démocratiques du peuple entrent dans un gouvernement à majorité ouvrière, c’en est une tout autre quand les représentants du prolétariat participent à un gouvernement démocratique bourgeois caractérisé, dans lequel ils jouent un rôle d’otages plus ou moins honorifiques.

La politique de la bourgeoisie capitaliste libérale, avec toutes ses hésitations, retraites et trahisons, est parfaitement déterminée. La politique du prolétariat est encore mieux déterminée et achevée. Mais celle des intellectuels, eu égard à leur caractère social intermédiaire et à leur élasticité politique, celle de la paysannerie, eu égard à sa diversité sociale, à la position intermédiaire qu’elle occupe, et à son caractère primitif, celle de la petite bourgeoisie des villes, eu égard, encore une fois, à son manque de caractère, à la position intermédiaire qu’elle occupe, et à son absence complète de traditions politiques, la politique de ces trois groupes sociaux est tout à fait indéterminée, informe, riche de possibilités diverses, donc de surprises.

Un gouvernement démocratique révolutionnaire sans représentants du prolétariat est une conception dépourvue de sens. Il suffit que l’on essaie d’imaginer un tel gouvernement pour s’en apercevoir aussitôt. En refusant d’y participer, les sociaux-démocrates rendraient un gouvernement révolutionnaire tout à fait impossible ; aussi bien, une telle attitude de leur part équivaudrait à une trahison. Mais c’est seulement en tant que force dominante et dirigeante que la participation du prolétariat est hautement probable, et admissible en principe. On peut, naturellement, décrire un tel gouvernement comme étant la dictature du prolétariat et de la paysannerie [1] , ou la dictature du prolétariat, de la paysannerie et de l’intelligentsia, ou même un gouvernement de coalition de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie. La question n’en reste pas moins posée : Qui exercera l’hégémonie au sein du gouvernement lui-même, et, par son intermédiaire, dans le pays ? En parlant d’un gouvernement ouvrier, nous répondons par là même que l’hégémonie devra appartenir à la classe ouvrière.

La Convention nationale, organe de la dictature jacobine, n’était pas du tout composée exclusivement de jacobins. Bien plus, les jacobins y étaient en minorité ; mais l’influence des sans-culottes hors de l’enceinte de la Convention, et la nécessité d’adopter une politique résolue pour sauver le pays, firent tomber le pouvoir aux mains des jacobins. Ainsi donc, si la Convention, composée de jacobins, de girondins, et de ce vaste centre hésitant qu’on appelait le marais, représentait formellement la nation, dans son essence c’était une dictature des jacobins.

Lorsque nous parlons d’un gouvernement ouvrier, ce que nous avons en vue, c’est un gouvernement au sein duquel les représentants de la classe ouvrière dominent et dirigent. Le prolétariat ne peut consolider son pouvoir sans élargir les bases de la révolution. C’est seulement une fois que l’avant-garde de la révolution, le prolétariat des villes, sera au gouvernail de l’État que de nombreux secteurs des masses travailleuses, notamment à la campagne, seront entraînés dans la révolution et s’organiseront politiquement. L’agitation et l’organisation révolutionnaires pourront alors bénéficier de l’aide de l’État. Le pouvoir législatif deviendra lui-même un puissant levier pour révolutionner les masses. La nature de nos rapports sociaux historiques, qui fait retomber tout le poids de la révolution bourgeoise sur les épaules du prolétariat, ne placera pas seulement le gouvernement ouvrier devant de formidables difficultés, mais lui assurera aussi le bénéfice d’inestimables avantages, du moins pendant la première période de son existence. Tous les rapports entre le prolétariat et la paysannerie en seront affectés.

Dans les révolutions de 1789-1793 et de 1848, c’est, après la chute de l’absolutisme, aux éléments les plus modérés de la bourgeoisie qu’est échu le pouvoir, et c’est cette dernière classe qui émancipa la paysannerie (de quelle manière, c’est une autre question) avant que la démocratie révolutionnaire ne reçût le pouvoir, ou ne fût même prête à le recevoir. La paysannerie, une fois émancipée, perdit tout intérêt pour les affaires politiques des "gens des villes", autrement dit pour le développement ultérieur de la révolution, et, devenue la pierre angulaire de l’"ordre", elle trahit la révolution en faveur de la réaction, sous la forme du césarisme ou de l’ancien régime absolutiste.

La révolution russe ne peut (et, pour une longue période encore ne pourra) établir aucune sorte d’ordre constitutionnel bourgeois susceptible de résoudre les problèmes les plus élémentaires de la démocratie. Tous les efforts "éclairés" de bureaucrates réformateurs à la White ou à la Stolypine sont réduits à néant par la lutte qu’ils doivent mener pour leur propre existence. C’est pourquoi le destin des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie - même de la paysannerie prise comme un tout, en tant qu’état - dépend du destin de la révolution tout entière, donc du destin du prolétariat.

Le prolétariat au pouvoir sera, aux yeux des paysans, la classe qui les aura émancipés. La domination du prolétariat ne signifiera pas seulement l’égalité démocratique, le droit de se gouverner librement soi-même, le transfert de tout le fardeau des impôts sur les épaules des classes riches, la dissolution de l’armée permanente et l’armement du peuple, l’abolition des impôts du clergé, mais aussi la reconnaissance de toutes les transformations révolutionnaires (expropriations) accomplies par les paysans dans les rapports sociaux à la campagne. Le prolétariat fera de ces transformations le point de départ de nouvelles mesures de l’État dans l’agriculture.

Dans ces conditions, la paysannerie russe, au cours de la première phase, la plus difficile, de la révolution, ne sera en tout cas pas moins intéressée au maintien du régime prolétarien, de la démocratie ouvrière, que ne l’était la paysannerie française à celui du régime militaire de Napoléon Bonaparte, qui garantissait aux nouveaux propriétaires, par la force des baïonnettes, l’inviolabilité de leurs possessions. Et cela signifie que l’organisme représentatif de la nation, convoqué sous la direction d’un prolétariat qui se sera assuré le soutien de la paysannerie, ne sera rien d’autre qu’un vêtement démocratique pour le règne du prolétariat.

Mais n’est-il pas possible que la paysannerie se débarrasse du prolétariat et prenne sa place ? Non, cela est impossible. Toute l’expérience historique parle contre une telle hypothèse. L’expérience historique montre que la paysannerie est absolument incapable d’assumer un rôle politique indépendant [2] .

L’histoire du capitalisme est l’histoire de la subordination de la campagne à la ville. Le développement industriel des villes européennes, parvenu à un stade déterminé, a rendu impossible la persistance des rapports féodaux dans l’agriculture. Mais la campagne elle-même n’a jamais produit une classe susceptible d’entreprendre la tâche révolutionnaire d’abolir la féodalité. La même ville, qui subordonnait l’agriculture au capital, a engendré une force révolutionnaire qui a conquis l’hégémonie politique sur la campagne, et a étendu à la campagne la révolution dans l’état et dans les rapports de propriété. Et, l’histoire poursuivant son cours, la campagne est finalement tombée dans l’esclavage économique du capital, et la paysannerie dans l’esclavage politique des partis capitalistes. Ces partis ont ressuscité la féodalité dans le cadre de la politique parlementaire, en faisant de la paysannerie une chasse gardée pour leurs battues électorales. Avec ses impôts et son militarisme, l’État bourgeois moderne jette le paysan dans les griffes de l’usurier, et, avec ses prêtres d’État, ses écoles d’État et la corruption de la vie militaire, fait du paysan la victime d’une politique d’usuriers.

La bourgeoisie russe abandonnera au prolétariat la totalité des positions de la révolution. Elle devra aussi lui abandonner l’hégémonie révolutionnaire sur les paysans. Il ne restera à la paysannerie rien d’autre à faire, dans la situation qui résultera du transfert du pouvoir au prolétariat, que de se rallier au régime de la démocratie ouvrière. Et même si elle ne le fait pas avec un degré de conscience plus élevé que lorsqu’elle se rallie, comme elle en a l’habitude, aux partis bourgeois, cela n’aura que peu d’importance. Mais, alors qu’un parti bourgeois qui dispose des suffrages des paysans s’empresse d’user du pouvoir pour plumer les paysans et fouler aux pieds leurs aspirations et ses propres promesses, quitte, si les choses tournent mal, à céder la place à un autre parti capitaliste, le prolétariat, s’appuyant sur la paysannerie, mobilisera toutes ses forces pour élever le niveau culturel de la campagne et développer la conscience politique de la paysannerie. De ce que nous avons dit plus haut résulte clairement ce que nous pensons d’une "dictature du prolétariat et de la paysannerie". La question n’est pas de savoir si nous considérons qu’une telle forme de coopération politique est admissible en principe, "si nous la souhaitons ou ne la souhaitons pas". Nous pensons simplement qu’elle est irréalisable, au moins dans un sens direct et immédiat.

En fait, une telle coalition présuppose, ou bien que l’un des partis bourgeois existants tienne la paysannerie sous son influence, ou bien que la paysannerie ait créé un puissant parti indépendant ; mais nous nous sommes précisément efforcés de démontrer que ni l’une ni l’autre de ces éventualités n’est réalisable.

Notes

[1] Cf. Lénine, Zwei Taktiken der Sozialdemokratie in der demokratischen Revolution, juillet 1905, Werke, Berlin, 1907, vol. IX, p. 44, ouvrage où Lénine proclame la nécessité d’une "dictature révolutionnaire et démocratique du prolétariat et de la paysannerie".

[2] L’apparition et le développement, à la première Douma, d’abord de l’ "Union paysanne", puis du "Groupe du travail" (Troudoviki) contredisent-ils ces arguments et ceux qui suivent ? En aucune manière. Qu’est-ce que l’Union paysanne ? Une Union qui rassemble, sur la plate-forme d’une révolution démocratique et d’une réforme agraire, quelques éléments de la démocratie radicale à la recherche d’un appui dans les masses, et les éléments les plus conscients de la paysannerie, n’appartenant visiblement pas aux couches inférieures de celui-ci.

A propos du programme agraire de l’Union paysanne ("égalité dans l’usage de la terre"), qui est sa raison d’exister, il faut observer ceci plus largement et plus profondément se développera le mouvement agraire, plus tôt il en arrivera à la confiscation et à la distribution de la terre, et plus vite se développera le processus de désintégration de l’Union paysanne, sous l’effet de mille et une contradictions de classe, locales, quotidiennes et techniques. Ses membres auront leur part d’influence dans les comités paysans, organes de la révolution agraire au village mais il va sans dire que les comités paysans, institutions économico-administratives, ne pourront abolir la dépendance politique du pays à l’égard de la ville, dépendance qui constitue l’un des traits dominants de la société moderne. Le radicalisme et le caractère informel du Groupe du travail n’a fait que refléter le caractère contradictoire des aspirations révolutionnaires de la paysannerie. Pendant la période des illusions constitutionnelles, ce groupe suivait sans espoir les "cadets" (constitutionnels-démocrates). Lorsque la Douma fut dissoute, ils passèrent tout naturellement sous la direction du groupe social-démocrate. L’absence d’indépendance des représentants paysans apparaîtra avec une clarté particulière au moment où il faudra faire preuve d’initiative et de résolution, c’est-à-dire au moment où le pouvoir devra passer aux mains des révolutionnaires.

Le régime prolétarien

Le prolétariat ne peut accéder au pouvoir qu’en s’appuyant sur un soulèvement national et sur l’enthousiasme national. Le prolétariat entrera au gouvernement comme le représentant révolutionnaire de la nation, comme le dirigeant reconnu de la nation dans la lutte contre l’absolutisme et la barbarie féodale. En prenant le pouvoir, cependant, il ouvrira une nouvelle époque, une époque de législation révolutionnaire, de politique positive, et, à cet égard, il ne peut nullement être assuré de conserver le rôle de porte-parole reconnu de la volonté de la nation.

Certes, les premières mesures prises par le prolétariat pour nettoyer les écuries d’Augias de l’ancien régime et expulser leurs habitants rencontreront le soutien actif de la nation tout entière, en dépit de ce que peuvent dire, sur le caractère tenace de certains préjugés dans les masses, les eunuques libéraux.

Ce nettoyage politique sera complété par une réorganisation démocratique de tous les rapports sociaux et étatiques. Le gouvernement ouvrier sera obligé sous l’influence des pressions et des revendications immédiates d’intervenir de façon décisive en tout et partout...

Sa première tâche sera de chasser de l’armée et de l’administration tous ceux qui ont du sang sur les mains, et de licencier ou de disperser les régiments qui se sont le plus souillés de crimes contre le peuple. Cela devra être réglé dans les tout premiers jours de la révolution, bien avant qu’il soit possible d’introduire le système de l’éligibilité et de la responsabilité des fonctionnaires et d’organiser une milice nationale. Mais ce n’est pas tout. La démocratie ouvrière se trouvera immédiatement placée devant la question de la durée de la journée de travail, devant la question agraire, et devant le problème du chômage.

Une chose est claire. Avec chaque jour qui passera, la politique du prolétariat au pouvoir s’approfondira, et son caractère de classe s’affirmera de façon toujours plus résolue. En même temps se rompront les liens du prolétariat avec la nation, la désintégration de la paysannerie en tant que classe revêtira une forme politique, et l’antagonisme entre les divers secteurs qui la composent croîtra à mesure que la politique du gouvernement ouvrier se définira davantage, et cessera davantage d’être une politique démocratique au sens général du terme, pour devenir une politique de classe.

L’absence, chez les paysans comme chez les intellectuels, de traditions bourgeoises et individualistes accumulées, comme de préjugés contre le prolétariat, facilitera, certes, l’accession au pouvoir de ce dernier ; il ne faut cependant pas oublier que cette absence de préjugés n’est pas le fruit de la conscience politique, mais bien de la barbarie politique, du manque de maturité sociale et de caractère, et de l’arriération. Il n’y a là rien qui soit susceptible de fournir, pour une politique prolétarienne cohérente et active, une base à laquelle on puisse se fier.

La paysannerie tout entière soutiendra l’abolition de la féodalité, car c’est elle qui en supporte le fardeau. Dans sa grande majorité, elle appuiera l’instauration d’un impôt progressif sur le revenu. Mais une législation destinée à protéger les prolétaires agricoles ne jouira pas de la sympathie active de la majorité des paysans ; bien plus, elle rencontrera l’opposition active d’une minorité d’entre eux.

Le prolétariat sera contraint de porter la lutte de classe au village, et de détruire de la sorte cette communauté d’intérêts qui existe incontestablement, encore que dans des limites comparativement étroites, chez les paysans. Immédiatement après la prise du pouvoir, le prolétariat devra chercher à prendre appui sur les antagonismes entre paysans pauvres et paysans riches, entre le prolétariat agricole et la bourgeoisie agricole. L’hétérogénéité de la paysannerie créera des difficultés à l’application d’une politique prolétarienne, et en rétrécira la base ; mais le degré insuffisant atteint par la différenciation de classe de la paysannerie créera des obstacles à l’introduction en son sein d’une lutte de classe développée sur laquelle le prolétariat urbain puisse s’appuyer. Le caractère arriéré de la paysannerie sera désormais une source d’obstacles pour la classe ouvrière.

Le refroidissement de la paysannerie, sa passivité politique et, plus encore, l’opposition active de ses couches supérieures ne pourront pas ne pas influencer une partie des intellectuels et de la petite bourgeoisie des villes.

Ainsi, plus la politique du prolétariat au pouvoir se fera précise et résolue, et plus le terrain se rétrécira et deviendra périlleux sous ses pas. Tout cela est extrêmement probable et même inévitable...

Les deux principaux aspects de la politique du prolétariat qui susciteront l’opposition de ses alliés, ce sont le collectivisme et l’internationalisme.

Le caractère arriéré et petit-bourgeois de la paysannerie, l’étroitesse rurale de ses vues, son éloignement des liens de la politique mondiale seront la source de terribles difficultés dans la voie de la politique révolutionnaire du prolétariat au pouvoir.

Imaginer que le rôle des sociaux-démocrates consiste tout d’abord à entrer dans un gouvernement provisoire et à le diriger pendant la période des réformes démocratiques révolutionnaires, en luttant pour leur donner un caractère tout à fait radical, et en s’appuyant, à cette fin, sur le prolétariat organisé, puis, une fois le programme démocratique entièrement réalisé, à quitter l’édifice qu’ils auront construit pour y laisser la place aux partis bourgeois et passer dans l’opposition, ouvrant ainsi une période de parlementarisme, c’est envisager la chose d’une manière susceptible de compromettre l’idée même d’un gouvernement ouvrier. Cela, non pas parce qu’une telle attitude est inadmissible "en principe" - poser la question sous cette forme abstraite n’a pas de sens -, mais parce qu’elle est absolument irréelle, parce que c’est de l’utopisme de la pire espèce : de l’utopisme philistin-révolutionnaire. Voici pourquoi : Durant la période où le pouvoir appartient à la bourgeoisie, la division de notre programme en programme maximum et programme minimum revêt une signification de principe profonde et fondamentale. Ce fait même de la domination de la bourgeoisie élimine de notre programme minimum toutes les revendications qui sont incompatibles avec la propriété privée des moyens de production. Ces revendications forment le contenu d’une révolution socialiste ; elles présupposent la dictature du prolétariat.

Mais la division en programme maximum et programme minimum perd toute signification, tant principielle que pratique, dès que le pouvoir est entre les mains d’un gouvernement révolutionnaire à majorité socialiste. Un gouvernement prolétarien ne peut en aucun cas se fixer à lui-même de telles limitations. Prenons la question de la journée de huit heures. Comme on sait, cette revendication n’est nullement en contradiction avec l’existence de rapports capitalistes ; c’est pourquoi elle constitue l’un des points du programme minimum de la social-démocratie. Mais supposons que cette mesure entre effectivement en vigueur pendant une période révolutionnaire, donc une période où les passions de classe sont exacerbées : il est hors de doute qu’elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d’usines.

Des centaines de milliers de travailleurs se trouveraient jetés à la rue. Que devrait faire le gouvernement ? Si radical qu’il puisse être, un gouvernement bourgeois ne laisserait jamais les choses en venir là, car, devant la fermeture des usines, il serait impuissant. Il serait contraint à battre en retraite, la journée de huit heures ne serait pas appliquée et l’indignation des travailleurs serait réprimée.

Sous la domination du prolétariat, au contraire, l’entrée en vigueur de la journée de huit heures aurait de tout autres conséquences. Un gouvernement qui, contrairement aux libéraux, ne chercherait pas à jouer le rôle d’un intermédiaire "impartial" de la démocratie bourgeoise ; qui chercherait à s’appuyer, non sur le capital, mais sur le prolétariat, ne verrait pas, dans la fermeture des usines par les capitalistes, une excuse pour allonger la journée de travail. Pour un gouvernement ouvrier, il n’y aurait qu’une issue : exproprier les usines fermées, et organiser la production sur une base socialiste.

On peut naturellement raisonner de la manière suivante supposons que le gouvernement ouvrier, fidèle à son programme, décrète la journée de huit heures ; si la résistance qu’opposera le capital ne peut être surmontée dans le cadre d’un programme démocratique fondé sur la préservation de la propriété privée, les sociaux-démocrates démissionneront, et ils en appelleront au prolétariat. Une telle solution en serait peut-être une pour le groupe dont les membres formeraient le gouvernement ; elle n’en serait pas une pour le prolétariat, ni pour le développement de la révolution. La situation serait la même, après la démission des sociaux. démocrates, qu’au moment où, précédemment, ils auraient été contraints d’assumer le pouvoir. Et prendre la fuite devant l’opposition organisée du capital serait une trahison plus grave que de refuser de prendre le pouvoir à l’étape précédente. Il vaudrait réellement beaucoup mieux pour la classe ouvrière ne pas entrer au gouvernement que d’y entrer pour y démontrer sa propre faiblesse et partir ensuite.

Prenons un autre exemple. Le prolétariat au pouvoir ne pourra que recourir aux mesures les plus énergiques pour résoudre le problème du chômage, car il est évident que les représentants des ouvriers au gouvernement ne pourront répondre aux revendications des chômeurs en arguant du caractère bourgeois de la révolution.

Mais si le gouvernement entreprend de soutenir les chômeurs - et peu importe ici de quelle manière -, cela signifie une modification immédiate et substantielle du rapport des forces économiques en faveur du prolétariat. Les capitalistes qui, pour opprimer les ouvriers, s’appuient toujours sur l’existence d’une armée de réserve de travailleurs, se sentiraient réduits à l’impuissance économique au moment même où le gouvernement révolutionnaire les réduirait à l’impuissance politique.

En entreprenant de soutenir les chômeurs, le gouvernement entreprendra par là même de soutenir les grévistes. S’il manque à ce devoir, il minera immédiatement et irrévocablement sa propre existence.

Il ne restera plus alors aux capitalistes d’autre recours que le lock-out, c’est-à-dire la fermeture des usines. Il est tout à fait clair que les employeurs peuvent résister beaucoup plus longtemps que les ouvriers à l’arrêt de la production ; il n’y a donc, pour un gouvernement ouvrier, qu’une seule réponse possible à un lock-out général : l’expropriation des usines, et l’introduction, au moins dans les plus grandes, de la production étatique ou communale.

Des problèmes analogues se poseront dans l’agriculture, du seul fait de l’expropriation de la terre. Il est absolument impossible de concevoir qu’un gouvernement prolétarien, après avoir exproprié les propriétés où la production se fait sur une grande échelle, les divise en parcelles pour les mettre en vente et les faire exploiter par de petits producteurs. La seule voie, dans ce domaine, c’est l’organisation de la production coopérative, sous le contrôle des communes ou directement par l’État. Mais cette voie est celle qui conduit au socialisme.

Tout cela démontre sans ambiguïté qu’il serait impossible aux sociaux-démocrates d’entrer dans un gouvernement révolutionnaire en s’engageant à la fois, à l’égard des ouvriers, à ne pas abandonner le programme minimum, et, à l’égard des bourgeois, à ne pas le dépasser. Car un tel engagement bilatéral ne pourrait absolument pas être tenu. Du seul fait que les représentants du prolétariat entrent au gouvernement, non à titre d’otages impuissants, mais comme la force dirigeante, s’évanouit la frontière entre programme minimum et programme maximum ; c’est-à-dire que le collectivisme est mis à l’ordre du jour. Jusqu’où ira le prolétariat dans cette voie ? Cela dépend du rapport des forces, mais nullement des intentions primitives du parti prolétarien.

C’est pourquoi l’on ne peut parler de je ne sais quelle forme spéciale de la dictature du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d’une dictature "démocratique" du prolétariat - ou du prolétariat et de la paysannerie. La classe ouvrière ne pourrait préserver le caractère démocratique de sa dictature qu’en renonçant à dépasser les limites du programme démocratique. Toute illusion à cet égard serait fatale. Elle compromettrait dès le début la social-démocratie.

Une fois que le prolétariat aura pris le pouvoir, il se battra pour ce pouvoir jusqu’au bout. Et s’il est vrai que, dans cette lutte pour maintenir et consolider son pouvoir, il aura recours, surtout à la campagne, à l’arme de l’agitation et l’organisation, il utilisera comme autre moyen une politique collectiviste. Le collectivisme ne sera pas seulement la seule voie par laquelle le parti au pouvoir, dans la position qui sera la sienne, pourra avancer, mais aussi le moyen de défendre cette position avec l’appui du prolétariat.

Notre presse "progressiste" a poussé un cri unanime d’indignation lorsque fut formulée pour la première fois, dans la presse socialiste, l’idée de la révolution ininterrompue - une idée qui rattachait la liquidation de l’absolutisme et de la féodalité à une révolution socialiste, au travers des conflits sociaux croissants, de soulèvements dans de nouvelles couches des masses, d’attaques incessantes menées par le prolétariat contre les privilèges politiques et économiques des classes dirigeantes. "Oh, s’écrièrent-ils, nous avons souffert bien des choses, mais cela, nous ne le tolérerons pas. La révolution ne peut être "légalisée". C’est seulement dans des circonstances exceptionnelles qu’on peut recourir à des mesures exceptionnelles. L’objectif du mouvement d’émancipation n’est pas de rendre la révolution permanente, mais de conduire aussi vite que possible à une situation légale", etc.

Les représentants les plus radicaux de cette même démocratie ne se risquent pas, pour leur part, à prendre position contre la révolution, du point de vue de "succès" constitutionnels déjà acquis. Même pour eux, ce crétinisme parlementaire qui précède l’apparition même du parlementarisme ne constitue pas une arme suffisante dans la lutte contre la révolution prolétarienne. C’est une autre voie qu’ils choisissent. Ils prennent position en se fondant, non sur la loi, mais sur ce qu’ils prennent pour les faits - sur les "possibilités" historiques, sur le "réalisme" politique, et, en dernier ressort... sur le "marxisme". Et pourquoi pas ? Le pieux bourgeois de Venise, Antonio, l’a dit fort justement : "Le diable peut citer l’Écriture pour ses besoins. [1] " Ces démocrates radicaux ne regardent pas seulement comme fantastique l’idée même d’un gouvernement ouvrier en Russie, ils nient également qu’une révolution socialiste soit possible en Europe dans la toute prochaine période historique : "Les prémisses de la révolution, disent-ils, ne sont pas encore visibles." Est-ce vrai ? Certes, il n’est pas question de fixer un délai pour la révolution socialiste ; mais il est nécessaire de faire ressortir ses perspectives historiques véritables.

Notes

[1] Shakespeare, Le Marchand de Venise, acte I, scène III.

Un gouvernement ouvrier en russie et le socialisme

Nous avons montré ci-dessus que les prémisses objectives d’une révolution socialiste ont déjà été réalisées par le développement économique des pays capitalistes avancés. Mais que pouvons-nous dire, sous ce rapport, en ce qui concerne la Russie ?

Pouvons-nous nous attendre à ce que le passage du pouvoir aux mains du prolétariat russe soit le début de la transformation de notre économie nationale en une économie socialiste ? Nous avons répondu à cette question il y a un an, dans un article qui a été soumis, dans les organes des deux fractions de notre parti, aux feux croisés d’une sévère critique. Voici ce que nous y disions :

"Les ouvriers parisiens n’exigeaient pas de miracles de la Commune, nous dit Marx, [1]. Nous non plus ne devons pas, aujourd’hui, espérer de miracles immédiats de la dictature du prolétariat. Le pouvoir de l’État n’est pas tout-puissant. Il serait absurde de croire qu’il suffise au prolétariat, pour substituer le socialisme au capitalisme, de prendre le pouvoir et de passer ensuite quelques décrets. Un système économique n’est pas le produit des mesures prises par le gouvernement. Tout ce que le prolétariat peut faire, c’est d’utiliser avec toute l’énergie possible le pouvoir de l’État pour faciliter et raccourcir le chemin qui conduit l’évolution économique au collectivisme.
Le prolétariat commencera par les réformes qui figurent dans ce qu’on appelle le programme minimum ; et la logique même de sa position l’obligera à passer directement de là à des mesures collectivistes.
L’introduction de la journée de huit heures et d’un impôt sur le revenu rapidement progressif sera comparativement facile, encore que, même ici, le centre de gravité ne résidera pas dans la passation des " actes ", mais dans l’organisation de leur mise en pratique. Mais la principale difficulté - et c’est là que se situe le passage au collectivisme - résidera dans l’organisation, par l’État, de la production dans les usines qui auront été fermées par leurs propriétaires en guise de réponse à la passation de ces actes. Passer une loi pour l’abolition du droit d’héritage et mettre cette loi en application seront, comparativement, une tâche facile. Les legs sous forme de capital-argent n’embarrasseront pas le prolétariat, ni ne pèseront sur son économie. Mais, pour remplir la fonction d’héritier de la terre ou du capital industriel, l’État ouvrier doit être prêt à entreprendre l’organisation de la production sociale.
On peut dire la même chose, mais à un degré supérieur, de l’expropriation - avec ou sans indemnité. L’expropriation avec indemnité serait politiquement avantageuse, mais financièrement difficile, cependant que l’expropriation sans indemnité serait financièrement avantageuse mais politiquement difficile. Mais c’est dans l’organisation de la production que se rencontreront les plus grandes difficultés. Nous le répétons : un gouvernement du prolétariat n’est pas un gouvernement capable d’accomplir des miracles.
La socialisation de la production commencera dans les branches d’industrie où elle présente le moins de difficultés. Dans la première période, la production socialisée sera confinée dans un certain nombre d’oasis, reliées aux entreprises privées par les lois de la circulation des marchandises. Plus s’étendra le domaine de la production sociale et plus évidents deviendront ses avantages, plus solide se sentira le nouveau régime politique et plus hardies deviendront les mesures économiques ultérieures du prolétariat. Il pourra s’appuyer et s’appuiera, pour prendre ces mesures, non seulement sur les forces productives nationales, mais aussi sur la technique du monde entier, exactement comme, dans sa politique révolutionnaire, il ne s’appuiera pas seulement sur son expérience des rapports de classes dans son pays mais bien sur toute l’expérience historique du prolétariat international."

La domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique. Sous quelque drapeau politique que le prolétariat ait accédé au pouvoir, il sera obligé de prendre le chemin d’une politique socialiste. Il serait du plus grand utopisme de penser que le prolétariat, après avoir accédé à la domination politique par suite du mécanisme interne d’une révolution bourgeoise, puisse, même s’il le désirait, borner sa mission à créer les conditions démocratiques et républicaines de la domination sociale de la bourgeoisie. Même, si elle n’est que temporaire, la domination politique du prolétariat affaiblira à un degré extrême la résistance du capital, qui a constamment besoin du soutien de l’État, et fera prendre un essor gigantesque à la lutte économique du prolétariat. Les ouvriers ne pourront pas ne pas réclamer l’appui du gouvernement révolutionnaire pour les grévistes, et un gouvernement s’appuyant sur les ouvriers ne pourra pas le refuser. Mais cela aura pour conséquence d’annuler les effets de l’existence de l’armée de réserve du travail, d’engendrer la domination des ouvriers, non seulement sur le terrain politique, mais aussi sur le terrain économique, et de réduire à l’état de fiction la propriété privée des moyens de production. Ces conséquences sociales et économiques inévitables de la dictature du prolétariat se manifesteront très vite, bien avant que la démocratisation du système politique soit terminée. La barrière entre le programme minimum et le programme maximum tombe dès que le prolétariat accède au pouvoir.

Le premier problème que le régime prolétarien devra aborder en arrivant au pouvoir, c’est la question agraire, à laquelle est lié le sort des larges masses de la population russe. Dans la solution de cette question, comme dans celle de toutes les autres, le prolétariat prendra pour guide l’objectif fondamental de sa politique économique : disposer d’un domaine aussi vaste que possible pour organiser une économie socialiste. Cependant cette politique agricole, dans sa forme comme dans le rythme de sa mise en œuvre, devra être déterminée en fonction des ressources matérielles dont le prolétariat disposera, ainsi que du souci de ne pas jeter des alliés possibles dans les rangs de la contre-révolution.

La question agraire, c’est-à-dire la question du sort de l’agriculture telle qu’elle se pose en termes de rapports sociaux, ne se réduit pas, bien entendu, à la question de la terre, c’est-à-dire des formes de la propriété de la terre. Il n’y a pourtant aucun doute que la solution apportée au problème de la terre, même si elle ne décide pas de l’évolution de l’agriculture, décidera au moins de la politique agraire du prolétariat : autrement dit, ce que fera de la terre le régime prolétarien doit être étroitement lié à son attitude générale à l’égard du cours et des besoins du développement de l’agriculture. C’est pour cette raison que la question de la terre occupe la première place.

Une solution du problème de la terre à laquelle les socialistes révolutionnaires ont donné une popularité qui est loin d’être sans reproche, c’est la socialisation de toute la terre ; un terme qui, une fois débarrassé de son maquillage européen, ne signifie rien d’autre que l’ "égalité dans l’emploi de la terre" - ou le "partage noir" [2] . Le programme de la redistribution égale de la terre suppose donc l’expropriation de toute la terre, non seulement de la terre qui appartient à des propriétaires privés en général ou à des paysans propriétaires, mais aussi de la terre communale. Si nous considérons que cette expropriation devrait être l’un des premiers actes du nouveau régime, cependant que les rapports de l’économie marchande et capitaliste seraient encore complètement dominants, il nous faudra alors constater que les paysans seraient (ou plutôt, estimeraient qu’ils sont) les premières "victimes" de l’expropriation. Si nous considérons que, pendant plusieurs décennies, le paysan a payé l’argent du rachat [3] , qui aurait dû faire de la terre qui lui était assignée en partage sa propriété privée ; si nous considérons que certains des paysans les plus aisés, en faisant incontestablement des sacrifices considérables, sacrifices consentis par une génération qui est encore en vie, ont acquis de vastes étendues de terrain, nous pourrons facilement imaginer quelle résistance formidable provoquerait la tentative de transformer en propriété étatique les terres communales et celles qui appartiennent à de petits propriétaires. S’il agissait de la sorte, le nouveau régime commencerait par soulever dans la paysannerie une formidable opposition contre lui.

Et pourquoi les terres communales et celles des petits propriétaires devraient-elles être transformées en propriété d’État ? Afin de les rendre disponibles, de façon ou d’autre, pour leur exploitation économique "égale" par tous les agriculteurs, y compris les actuels paysans sans terre et travailleurs agricoles. Ainsi donc, du point de vue économique, le nouveau régime ne gagnerait rien à l’expropriation des petites propriétés et des terres communales, car, après la redistribution, les terres étatiques ou publiques seraient cultivées comme des terres privées. Du point de vue politique, le nouveau régime commettrait une erreur grossière, car il dresserait aussitôt la masse de la paysannerie contre le prolétariat des villes, tête de la politique révolutionnaire.

De plus, une distribution égale des terres suppose que l’emploi de main-d’œuvre salariée soit interdit par la loi. Or, l’abolition du travail salarié peut et doit être une conséquence des réformes économiques, mais non pas arrêtée d’avance par des interdits juridiques. Car il ne suffit pas d’interdire aux propriétaires terriens capitalistes l’emploi de main-d’œuvre salariée il faut d’abord assurer aux cultivateurs sans terre la possibilité de vivre, et de vivre une existence rationnelle du point de vue économique et social. Sous l’égide de l’égalité dans l’usage de la terre, interdire l’emploi de la main-d’œuvre salariée signifierait, d’une part, contraindre les cultivateurs sans terre à s’installer sur de minimes parcelles, de l’autre, obliger le gouvernement à leur fournir les outils et les fonds nécessaires à leur production, socialement irrationnelle.

Il est bien entendu que le prolétariat, lorsqu’il interviendra dans l’organisation de l’agriculture, ne commencera pas par attacher à leurs morceaux de terrain éparpillés des cultivateurs éparpillés, mais par faire exploiter les grandes propriétés par l’État ou les communes. C’est seulement lorsque la socialisation de la production aura été bien mise en selle que le processus de la socialisation pourra avancer davantage, vers l’interdiction du travail salarié. Le petit fermage capitaliste deviendra alors impossible ; mais il n’en sera pas de même des petites exploitations vivant en économie plus ou moins fermée, dont l’expropriation forcée n’entre absolument pas dans les plans du prolétariat socialiste.

En tout cas, le prolétariat ne peut sous aucune forme entreprendre l’application d’un programme de distribution égale qui, d’une part, comporte une expropriation sans objet, purement formelle, des petites propriétés, de l’autre nécessite l’émiettement tout à fait réel des grandes propriétés. Cette politique qui n’est, au point de vue économique, que du gaspillage, ne pourrait avoir comme fondement qu’une arrière-pensée utopique et réactionnaire ; par-dessus tout, elle affaiblirait politiquement le parti révolutionnaire.

Jusqu’à quel point la politique socialiste de la classe ouvrière peut-elle être appliquée dans les conditions économiques de la Russie ? Il y a une chose que l’on peut dire avec certitude : elle se heurtera à des obstacles politiques bien avant de buter sur l’arriération technique du pays. Sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne pourra rester au pouvoir et transformer sa domination temporaire en dictature socialiste durable. A ce sujet, aucun doute n’est permis. Mais il n’y a non plus aucun doute qu’une révolution socialiste à l’Ouest nous rendra directement capables de transformer la domination temporaire de la classe ouvrière en une dictature socialiste.

En 1904, Kautsky, discutant les perspectives du développement social et évaluant les chances d’une prochaine révolution en Russie, écrivait : "En Russie, la révolution ne pourrait aboutir immédiatement à un régime socialiste. Les conditions économiques du pays sont loin d’être mûres pour cela." Mais la révolution russe donnerait certainement un puissant élan au mouvement prolétarien dans le reste de l’Europe, et les luttes qui en résulteraient pourraient bien amener le prolétariat à accéder au pouvoir en Allemagne. " Un tel résultat, poursuivait Kautsky, devrait avoir une influence sur toute l’Europe. Il devrait conduire à la domination politique du prolétariat en Europe occidentale, et donner au prolétariat d’Europe orientale la possibilité de contracter les étapes de son développement et, en copiant l’exemple de l’Allemagne, d’instaurer artificiellement des institutions socialistes. La société dans sa totalité ne peut sauter artificiellement aucune des étapes de son développement, mais certaines de ses parties constituantes peuvent accélérer leur développement retardataire en imitant les pays avancés et, ainsi, parvenir même en tête du développement, parce qu’elles n’ont pas à supporter le fardeau de traditions que les pays plus anciens traînent avec eux... "Cela peut arriver", dit Kautsky, "mais, comme nous l’avons déjà dit, nous laissons ici le domaine de l’inévitable qui peut être étudié pour entrer dans celui du possible et il se peut donc aussi que les choses se passent autrement." [4] ; Ces lignes furent écrites par le théoricien social-démocrate allemand à un moment où il se demandait encore si une révolution éclaterait d’abord en Russie ou à l’Ouest. Depuis, le prolétariat russe a révélé une puissance colossale, dépassant les espoirs les plus optimistes des sociaux-démocrates russes. Le cours de la révolution russe a été déterminé, au moins dans ses traits fondamentaux. Ce qui, il y a deux ou trois ans, semblait du domaine du possible, s’est rapproché du probable et, tout l’indique, est tout près de devenir inévitable.

Notes

[1] La Guerre civile en France, éditions Sociales, 1952, p. 53.

[2] Tchornyi Peredel, partage spontané des terres par les paysans.

[3] Après leur affranchissement de 1861, les paysans avaient dû payer des sommes élevées pour le rachat de leurs terres.

[4] K. Kautsky, Revoljucionnyja perspektivy (Perspectives révolutionnaires), Kiev, 1906.

Comment Trotsky rapportait ensuite ce qu’avait été la révolution russe de 1917

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1932/11/321125.htm

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